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Revue Philosophique de Louvain

Âme spinoziste, Âme néo-platonicienne


Stanislas Breton

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Breton Stanislas. Âme spinoziste, Âme néo-platonicienne. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 71,
n°10, 1973. pp. 210-224;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1973.5734

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1973_num_71_10_5734

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Résumé
Dans cette étude sont reprises, à propos du livre de J. Trouillard l'Âme et l'Un selon Proclos, certaines
idées-maîtresses développées dans de récents travaux (Foi et raison logique et Du Principe).
S'étonnant du silence dont Kant et Heidegger, critiques de la métaphysique, entourent Plotin et
Spinoza, l'auteur tente au contraire de les interroger, dans leur contraste même, sur les possibilités
fondamentales de penser que recèle leur œuvre. L'âme, selon le plotinien Proclos, se constitue en
passant par le régime des négations; mais la négation se déploie en fonction constituante, dans une
autogénération de l'âme par elle-même, posant ses propres conditions de possibilité. L'âme toutefois
ne s'affirme dans la production de son être qu'à la faveur d'un préalable mystique. Pour Spinoza, par
contre, la négation ne peut être promouvante, elle est idée inadéquate. Sa philosophie exclut toute
possibilité d'hénologie et de théologie négative. Au risque d'une audacieuse transposition, on pourrait
affecter au néoplatonisme le plérôme des négations, au spinozisme la plénitude des affirmations. Il
faudrait alors restituer à l'histoire le plérôme des oppositions.

Abstract
This study takes up afresh, in regard to J. Trouillard's work L'âme et L'Un selon Proclos, certain
predominant ideas developed in recent works (Foi et raison logique and Du Principe). Amazed at the
silence in which Kant and Heidegger, both contemptful of metaphysics, envelop Plotinus and Spinoza,
the author attempts on the contrary to question them, by the very contrast which they present, on the
fundamental possibilities of thought revealed by their work. According to the Plotinist Proclus, the soul
becomes a reality by passing through the regime of negations ; but negation is used in a constitutive
manner, in a self-generation of the soul by itself, postulating its own conditions of possibility. However,
the soul affirms itself in the production of its being thanks only to a preexisting mystic way of thought.
For Spinoza, on the other hand, negation cannot promote, but is inadequate idea. His philosophy
excludes all possibility of henology and of negative theology. At the risk incurred by a daring
transposition, it would be possible to attribute to neoplatonism the fullness of the negations, and to
Spinozism the fullness of the affirmations. It would then be necessary to restore to history the fullness
of the oppositions. (Transl. by J. Dudley).
Âme spinoziste, Âme néo-platonicienne

qui ouvre
J'emprunte
l'une des
à études
Jean Trouillard
les plus suggestives
ce titre, dequelque
son dernier
peu ouvrage
étrange,:
U Un et l'Âme selon Proclos (1). Quel rapport pourrait-on déceler entre
Spinoza et Proclos, d'une manière plus générale, entre spinozisme
et néo-platonisme ? Les affinités ont été depuis longtemps signalées.
Il ne semble pas qu'on les ait approfondies. Or la méditation de ce
qui les rapproche, et de ce qui les oppose, jetterait peut-être une
lumière décisive sur le destin de la pensée philosophique. N'est-il pas
surprenant que, aux deux limites extrêmes de notre modernité, Kant
et Heidegger, la mise en question de la métaphysique passe sous
silence ou Plotin ou Spinoza ou les deux à la fois ? Omission d'autant
plus regrettable que les systèmes en présence, en s'éclairant de leur
contraste même, aideraient non seulement à la connaissance des
philosophies mais aussi et surtout à l'intelligence de leurs possibilités
fondamentales. Le mérite de ce livre, si dense sous son mince volume,
et qui nous donne tant à penser (ne fût-ce qu'en nous reposant la
question : Qu'est-ce que penser ?), est d'avoir contribué pour une large
part à l'élucidation d'un passé qui, sans jeu de mots germanique,
concerne notre essence.
Les métamorphoses du néo-platonisme sont bien connues. On
sait mieux aujourd'hui ce que lui doivent, du Pseudo-Denys à Hegel,
en passant par le Moyen Âge, les courants les plus divers (2). Cette
fécondité risque d'inquiéter ceux qui, par exigence de métier ou de
rigueur spéculative, conçoivent mal une pensée sans frontières ou
ployable en tout sens. Il importe dès lors de ressaisir, au plus près de
sa source et de sa logique interne, l'originalité d'une doctrine. Le

(x) Paris, Belles Lettres, 1972. Toutes nos citations, références ou allusions, sauf
indication contraire, renvoient à cet ouvrage (Op. cit.).
(2) On pourra consulter sur cette longue histoire l'ouvrage récent de Werner Beiee-
waltbs, Plaionismus und Idealismus, Klostermann, Frankfurt-Am-Main, 1972. Le
premier chapitre, consacré à S. Augustin et à Maître Eckhart, s'intitule Densest Esse-
Esse est Deus.
Âme spinoziste, Âme néo-platonicienne 211

thème de l'âme et de l'un bénéficie à cet égard d'une valeur privilégiée.


Il occupe la place centrale dans la méditation des néo-platoniciens,
en raison du socratique « Connais-toi toi-même ». Et de surcroît, sur
ce même point névralgique, spinozisme et néo-platonisme, malgré
d'évidentes ressemblances, trahissent une incontestable irréductibilité.
Plus que jamais il convient de se rappeler que l'analogie marque une
similitude dans le plus grand écart.
Proclos sollicite l'attention de l'historien de la philosophie, qui
« ne se résigne pas à passer parmi les idées comme un somnambule » (3),
à deux titres fort divers mais finalement convergents : la puissance
spéculative et l'élan mystique. Deux traits qui soulignent, parleur
intersection commune, la vigueur d'un tempérament platonicien.
On a pu croire, il est vrai, que le Lycien n'ajoutait à Plotin et à ses
fulgurations inspirées que l'infinie patience de la discursivité. C'est
ce jugement hâtif que J. Trouillard a voulu redresser. En réalité,
plutôt que le témoin d'une tradition sclérosée ou que le défenseur
d'un paganisme menacé, il faut voir en lui la conscience thématique
d'une aperception originelle, sans cesse reprise et développée qui,
aujourd'hui encore, nous frappe par sa hardiesse et par la vigueur
d'une dialectique qui entend épouser, dans la fluidité de ses méandres,
la complexité d'une ontogénie. Ce commentateur inlassable est aussi
le logicien intrépide qui, après avoir médité Euclide, a su offrir à
l'occident le premier modèle d'une philosophie more geometrico demon-
strata : YElementatio theologica. Contrairement aux affirmations rapides
d'un Eussell, logique et mystique, loin de se réfuter, se requièrent
réciproquement dans une connexion impérieuse que nous devrons
expliciter. Proclos logicien et mystique nous lance une sorte de défi.
Avant de le comprendre, nous poserons une question, naïve en
apparence, et cependant d'une grande portée. Qu'est-ce qu'un
néoplatonicien ? « Les néo-platoniciens sont des penseurs qui demandent
au Parménide le secret du platonisme »(4). On leur a parfois reproché
d'avoir converti des hypothèses en hypostases et d'avoir, par cette
inconsciente réification, ouvert la voie à une ontologie verbale. Ils
auraient oublié le sourire de Platon. Les caprices d'un cheminement
jamais pressé d'aboutir se seraient durcis dans la pesanteur d'un
appareil dont le cercle, figure prétendument parfaite, symboliserait

(8) L'Âme et VUn selon Proclos, p. 2,


(*) Op. cit. p. 111.
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la clôture. Critiques sommaires, et dogmatiques à souhait, qui négligent


l'essentiel. La méditation du Parménide a été pour ces philosophes
non pas le carcan qu'on imagine mais l'acte libérateur qui les a
précisément sauvés de l'impérialisme d'une ontologie, devenue stérile
lorsque la leçon parménidienne, depuis longtemps oubliée, sanctionnait
par son absence l'impossibilité de s'en passer.
Plus précisément, le grand jeu platonicien leur a permis de situer
l'âme en ce juste milieu où la première hypothèse, négative par excès
(l'un), et la seconde, affirmative (l'indivisible comme exemplaire),
s'équilibrent dans la troisième qui conjugue les extrêmes de l'indivisible
et du divisé. Les quatrième et cinquième hypothèses correspondent,
respectivement, au domaine des corps comme images et à la dispersion
de la matière, négative elle aussi mais par défaut (5). La nature médiane
de Psyché équivaut par là même à une copule d'univers. Elle implique
la récapitulation de tous les ordres, l'active connexion qui fait
communiquer les différents, le moyen terme où se compensent les contraires
dans une divine Mesotès. On s'aperçoit alors que « cette plénitude des
opposés », en laquelle les tensions se renforcent et s'harmonisent, est à
la fois ce qui résume un monde et ce qui le fait advenir. Mais elle ne le
produit qu'en se produisant elle-même. Il n'y a donc qu'un problème
là où nous en avions vu deux : la psychologie serait l'authentique
cosmologie. A parler plus strictement encore, cette psychologie doit
s'entendre comme psychogonie. Il ne s'agit plus, en conséquence,
d'entrechoquer des abstractions dans un exercice scolaire, mais de
suivre, dans la hiérarchie de ses dépressions, l'ordre d'une genèse.
L'ontologie intégrale, cosmologique et psychologique à la fois, a pour
tâche la restitution d'une ontogénie. C'est pourquoi le Parménide ne
saurait, pour nos auteurs, se dissocier du Timée. « Quand ils lisent le
second ils y retrouvent le premier. Ils projettent sur le calcul divin
des mixtes le conflit dialectique de l'Éléate»(6). Je ne crois pas mal
interpréter ce qu'en dit ici Trouillard si j'ajoute une réminiscence à
l'une de ses plus heureuses formules, en précisant que ce calcul des
mixtes est le «calcul des fluxions de l'un». Il n'en saurait être
autrement dans une perspective hénologique où l'être ne se pense que comme
trace de l'Un. Cette hénologie à son tour entraîne de nouvelles
conséquences. On sait en effet à quel point elle se meut dans la dimension

(5) Op. cit. p. 122.


(fi) id. p. ill.
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du négatif. Pour que l'âme se constitue, c'est-à-dire s'unifie, elle devra


passer par le régime des négations. Il faut donc examiner « comment
les négations de la première hypothèse sont constituantes et comment
elles forment un ordre efficace» (7).
Ce nouveau développement représente, à notre avis, la
contribution la plus originale du néo-platonisme et de Proclos en particulier.
Ce coup de génie revient, substantiellement, à lier désormais théologie
négative et psychogonie. Le plus souvent, on ne voit dans la théologie
négative que la litanie de l'ineffable; ou bien, une réflexion sur le
langage qui aboutit à un théorème fondamental de limitation. Cet aspect
n'est que la moitié de la vérité. On ne peut le séparer de sa dimension
ontologique, plus précisément, ontogénique. Il importe donc de voir
de plus près comment la négation se déploie en fonction constituante.
Que l'âme soit tout et rien, on l'avait pressenti et même dit avant
le néo-platonisme. S. Thomas prolonge Aristote, qui lui-même se
faisait l'écho d'une vieille pensée, lorsqu'il écrit : « Naturam intellectus
esse nullam idest nullam determinatam, sed hanc solam hahet quod est
possibilis omnium » (8). Traduisons : l'âme n'a pas de nature pour qu'elle
soit capable de les avoir toutes. Les modernes ont retrouvé, par leur
distinction de la nature et de la condition humaines, l'analogue de
cette connexion entre le rien et le tout. Il ne semble pas cependant
que, anciens ou modernes, les philosophes aient pensé, en dehors du
néo-platonisme, la radicalité ontogénique de cette liaison. En effet, on
visait, le plus habituellement, qu'il s'agît d'âme intellective ou de
conscience intentionnelle, l'ordre second, bien que non secondaire, de
la connaissance. Or ce n'est plus seulement dans la dimension de l'in-
tentionalité ou de la spécification des puissances par leurs objets formels
que joue ce rapport du tout et du néant. C'est dans l'autogénération
de l'âme par elle-même que nous devrions l'y surprendre. L'âme est
tout et rien, puisqu'elle est « l'un qui concentre et refuse affirmations
et négations. Pour en venir là il fallait préalablement former le tout.
Et c'était la tâche de la seconde hypothèse qui totalise les affirmations.
Mais pour réaliser le tout il fallait antérieurement dégager le rien,
puisque chaque position a pour cause la négation correspondante. Et
c'est ce que faisait la première hypothèse qui est intégralement négative.
Nous avons donc une sorte de procession qui est suspendue toute entière

(?) Op. cit. p. 133.


(8) In de Anima, Lib. 3, Lect. 7.
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au déroulement primordial des négations et qui est en quelque façon


enveloppée par lui. Or, ces négations c'est l'âme qui les pose. Et en
les posant elle se pose elle-même à travers toutes ses conditions »(9).
Une telle conception anticipe les plus audacieuses dialectiques qui
ont bien compris, elles aussi, la nécessité, pour que quelque chose
soit, d'un mystérieux contact avec le néant. L'itinéraire de l'âme vers
son essence emprunte le chemin de la nuit. Et cette nuit est condition
de la lumière. L'âme devient ce qu'elle est à travers ce qu'elle n'est
pas. Elle se fait être sur fond de non-être, dans l'indétermination
promouvante et prévenante de l'Un. L'exercice dialectique du Par-
ménide reproduit ainsi l'ascèse d'une psychogonie. Il s'agit bien d'un
jeu, puisque nous sommes en deçà de toute causalité ou finalité
pragmatiques, en deçà de ce que nous appelons « sujet » ou « conscience »,
en deçà même de toute téléologie au sens strict. Mais ce jeu n'en reste
pas moins, comme y insiste Proclos, un « jeu lourd de réalité » ; disons
plutôt de « réalisation ». Un jeu où la négation, qui climatise la première
hypothèse, et que certains ont jugée si décevante par ses résultats,
bénéficie d'une force créatrice. « Croire qu'elle débouche sur le vide
ou sur l'absurde, c'est confondre négation et privation » (10). La
négation parménidienne, qu'elle se réfère à l'Un ou à l'âme, n'a rien de
commun avec la délectation morose du privatif. De même on aurait
tort de l'imaginer, sur le modèle de certaines théogonies, comme le
tourment de l'Absolu pour se donner une forme ou encore une «
qualité». A vrai dire, elle est aussi bien négation de la négation puisque,
négation du tout et du rien, elle transcende la thèse et l'antithèse.
« La possession et la privation d'un attribut étant de même ordre, le
retranchement de la possession implique celui de son opposé » (u).
Les contraires, selon l'axiome classique, sont du même genre. Or, nous
sommes ici, sans que cet « avant » indique une priorité chronologique,
dans un avant qui précède les genres et le monde, qui exclut de surcroît
toute idée ou plan architectonique de l'univers. Les conditions de
possibilité de l'âme, si elles mettent en oeuvre un certain travail du négatif,
récusent toute projection dans un possible transcendant, qui
s'identifierait à la participabilité de l'essence, divine. Le possible, en son acception
la plus courante, ne pourrait être, ici comme chez Bergson, que
trompeuse retrospection. La pureté de l'origine ne saurait s'accommoder
(9) Op. cit. pp. 133-144.
(">) id. p. 135.
(") id. p. 135.
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d'un redoublement, si subtil qu'on le conçoive. L'existence de l'âme


ne s'appuie à aucune préexistence. C'est pourquoi, pour être rigoureux,
nous ajouterons que l'âme pose elle-même et doit poser ses propres
conditions de possibilité. Et les poser dans un milieu, si je puis dire,
de pure vacuité. Telle est la liberté créatrice de l'âme. Mais la négation
ne crée que dans et par une libération préalable, plus fondamentale
encore que sa puissance génératrice. La singularité de sa « nature »
ne saurait donc s'inscrire dans le sillage du Sophiste où le «rien», c'est-
à-dire Vautre, impose à chaque détermination l'inclusion de ses
exclusions. Elle déborde même l'infini du Philèbe « qui s'oppose non plus
à telle détermination mais à la détermination en tant que telle. Car
l'Un, et nous en dirons autant de l'âme en la cime de son origine, n'est
ni même ni autre, ni fini ni infini etc.. » (12). Dans le langage du logicien,
nous préciserions que toutes les propositions, affirmatives ou négatives,
ne sont, à ce niveau, ni vraies ni fausses, ni même contradictoires parce
que, destituées de toute pertinence, elles relèvent du non-sens. Elles
répondent en effet à des questions d'immanence; elles présupposent
l'aménagement du territoire. Or, dans le cas présent, nous sommes
au delà ou plutôt en deçà de ce qui est, puisqu'il s'agit de faire que
quelque chose soit. La distinction heideggérienne entre l'être et l'étant,
la différence ontologique, risque elle-même d'être insuffisante, bien
que la conception du néant qu'elle suggère, soit plus proche du Par-
ménide que le néant cosmologique des théologies de la création. Une
fois encore l'Un ne saurait se dire « être » fût-ce en un sens sublimé.
Porphyre, il. est vrai, en a jugé autrement en introduisant dans le
néoplatonisme ce glissement de l'Un vers l'être, dont les travaux de P.
Hadot, et de Beierwaltes après lui, ont montré l'impact décisif sur
l'ontologie et la mystique médiévales ainsi que sur l'idéalisme allemand.
Accident regrettable, ou nécessaire possibilité, peu importent sur ce
point les estimations des experts. Il reste que cette contamination de
l'hénologie par l'ontologie perturbe l'économie interne d'une doctrine.
Ce néo-platonisme enrichi, en perdant son intransigeance, devient en
quelque sorte boiteux. La pureté de l'Un requiert un voeu solennel
de pauvreté.
Si l'on se tient dans ce désert et cette « nuit si profonde », qui
déconcertent l'entendement autant que l'imagination, que peut-il
s'ensuivre ? La stérilité parfaite ou le mauvais infini \ Ni l'un ni l'autre,

(") Op. cit. p. 136.


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mais à une condition, à savoir que cette négation, libératrice et


transintelligible, soit une négation inspirée. Mais que veut dire ici «
inspiration » ? La négation est inspirée « dans la mesure où ce qui nie en nous
c'est cette non-pensée ou ce germe de non-être que Proclos appelle
souvent «l'un de l'âme» et qui en est le foyer générateur» (13). On
songe invinciblement à l'expression biblique :«le désert fleurira». Pour
que l'âme s'engendre, dans une auto-genèse radicale, il faut donc
qu'elle exerce l'Un dans la pureté de son non-être, Or cette « fleur de
l'âme », « ce germe de non-être », qui nous enracine dans l'Un « de telle
sorte que, même en procédant, nous ne nous écartons jamais de notre
cause» (14), constitue le point de coïncidence entre l'Un de la troisième
hypothèse et celui de la première. « Grâce à lui l'Un n'est pas seulement
la fin des négations mais leur principe. C'est l'Un qui nie en nous et
qui, comme valeur infiniment promouvante, suscite la distance
intérieure »(15). Les textes que cite et commente Trouillard sont d'une
admirable plénitude. On s'étonne qu'on ait pu si longtemps les ignorer.
Ce qu'on a écrit de plus fort et de plus dense sur l'idée de néant et sur
le problème de l'origine radicale — Bréhier s'en était déjà avisé —
se trouve là ramassé en quelques formules qui laissent au rêve et à la
pensée leur meilleure chance de radicale liberté.
On conclura de tout ceci que l'âme ne s'affirme dans la production
de son être qu'à la faveur d'un préalable mystique, ou encore en raison
d'une conversion qui rejoint une « manence » originelle. Nous retrouvons
ici, sous les vocables prestigieux de monè, proodos, epistrophè, ce que
j'ai proposé jadis d'appeler un groupe d'opérations fondamentales.
C'est à ce groupe d'opérations que nous voudrions maintenant
réserver notre effort, car elles articulent le jeu souverain par lequel
l'âme accède à son essence et à sa définition mais aussi se donne
«le pouvoir de surmonter sa propre définition »(16). La gymnastique
parménidienne, reprise de cette manière dans une lecture fontale, se
confond dès lors avec « la méthode par laquelle l'Un s'exprime dans
une âme et par laquelle cette âme, partant de l'Un comme puissance
de libération, se fait à la fois âme et Un»(17). La méthode, toutefois,
n'est pas extérieure au système. Plus exactement, elle propose la

(13) Op. dt. p. 138.


(14) id. p. 138.
(i«) id. p. 138.
(i«) id. p. 138.
(") id. p. 138.
Âme spinoziste, Âme néo-platonicienne 217

version logique du système, et le système, au lieu de s'immobiliser


en concepts dans un espace mort, s'identifie au mouvement formateur
par lequel l'âme se détermine en s'auto-réalisant. Pour plus de rigueur
et de clarté, en nous excusant d'une démarche un peu scolastique,
nous tenterons d'ordonner, d'un ordre total et strict, l'ensemble des
opérations transcendantales qui décident de la naissance de l'âme et
du monde. La forme quasi-axiomatique que nous donnons à cette
présentation aidera peut-être le lecteur à penser, en sa logique, en
ses difficultés aussi, le dynamisme de l'originel.
1. Nous poserons d'abord, au delà des déterminations et des négations,
l'Un comme source inspiratrice. Celui-ci ne possède rien. S'il donne,
il ne peut communiquer que lui-même, c'est-à-dire ce qu'il n'est pas
et ce qu'il n'a pas, dans l'excès même de son indétermination.
2. Si le principe n'est rien de ce qui procède de lui, il s'ensuit que l'âme,
pour se faire ce qu'elle est en partant de lui, doit épouser en sa cime
la nudité de l'Un. Le néant de l'Un et le néant de l'âme coïncident.
La genèse de l'âme par elle-même exclut donc toute participation à
des perfections ou idées préalables. Et c'est par cette exclusion qu'elle
se définit comme cause de soi, comme spontanéité auto-affirmative.
Il y a un rapport d'implication stricte entre la négation par excès,
qui est l'Un de la première hypothèse, et l'auto-détermination de
l'âme. L'impossibilité pour le premier d'être quoi que ce soit a pour
corrélatif la nécessité pour la seconde de se donner la totalité de ce
qu'elle est. En ce sens, l'être est toujours dérivé : il est la trace de l'Un.
Nous rencontrons à nouveau la connexion du néant et du tout.
3. L'âme ne se fait ce qu'elle est que dans l'unité avec son principe.
Nous appelons « manence » cette monè qui est moins l'immanence
du principe à lui-même que « l'immanence de l'autoconstituant dans
son principe ». On se souviendra que la « productivité du principe est
la communication du principe lui-même » (18).
4. C'est sur ce fond de « manence » que se produit la première « audace »,
le premier écart, on n'ose dire la première altérité. Sans cet écart,
indéductible parce que transintelligible, il n'y aurait point de
procession. Il faut cependant que ce premier écart soit contenu et maintenu
dans l'immanence au principe. En ce sens, la première opération de
« manence » est la plus radicale. Elle ne fait rien, mais c'est parce
qu'elle ne fait rien qu'elle est possibilité du tout. Tel est le fondement

(18) Op. cit. pp. 94, 98.


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métaphysique de ce qu'on a appelé depuis « contemplation », dont la


fécondité s'appuie à son enracinement mystique.
5. Parce qu'elle est contenue et maintenue par l'opération de manence,
l'opération processive implique nécessairement une conversion;
conversion qui rejoint l'opération originelle. La conversion ne supprime
point l'altérité mais elle en maîtrise la distance. C'est en elle et par
elle que peut proliférer l'altérité première dans le flux ordonné de ses
déterminations .
6. Dans cette conversion à l'Un qui n'est rien, l'âme « joue »
l'indétermination par excès de l'Un lui-même, elle exerce la puissance de
ses négations. Loin de supprimer sa fécondité, cette négation libératrice
la fait « cause de soi ».
7. Étant cause de soi, il revient à l'âme de constituer l'Un en principe.
En effet, l'Un échappe à toute détermination d'attributs ou de
puissances. La puissance de l'Un exprime donc la retrospection par laquelle
l'âme avoue et reconnaît son enracinement dans l'Un. Ou, si l'on
préfère une autre tournure, disons que l'Un se fait principe par la
médiation de l'âme. Scot Érigène, dans une formule énigmatique,
précise : « Si autem nil aliud est effectus nisi causa fada sequitur Deum
causant in effectibus suis fieri » (20).
8. En ce sens, nous dirons que l'âme ajoute l'être à l'Un, et qu'en
lui donnant l'être « elle le rend infiniment expansif ». Loin d'être originel,
l'être n'est que « la fluxion de l'ineffable » (21). L'ontogénie est héno-
phanie.
9. Par là même dérouler le cycle des négations c'est, du même
mouvement, retirer l'être à l'un «et intégrer l'être dans l'Un»(22).
10. Ce déroulement des négations n'est pas livré au hasard. Il y a un
ordre des négations auquel correspond, symétriquement, l'ordre caté-
gorial des affirmations. Cependant, en dépit de cette corrélation,
et parce que la négation est plus radicale, plus proche de l'Un que
l'affirmation ou que l'être qui en procède, « l'ordre des négations ne
peut coïncider en tous points avec celui des affirmations (...) C'est
pourquoi, selon Proclos, la première affirmation est l'être de l'Un,
alors que la première négation est celle du multiple » (23).

(20) De Divisone naturae, III, P.L. 122; col. 687, cité p. 164.
(21) Op. cit. p. 142.
(22) id. p. 142.
(23) id. p. 146.
Ame spinoziste, Ame néo-platonicienne 219

11. L'ordre des négations signifie qu'elles s'enchaînent de haut en


bas. Elles doivent d'abord retrancher les caractères les plus
fondamentaux ou les plus universels, si bien que la procession, Hegel s'en
souviendra, progresse du plus universel au plus particulier. Elle va
du multiple nié au multiple posé. La pluralité niée au départ s'inverse
en pluralité interne, constitutive de l'âme. Le multiple interne, comme
le montre le Parménide, se déploie ensuite en parties, en tout, en
commencement-milieu-fin, en en-soi etc....(24). L'âme ainsi substanti-
alisée récapitule tous les ordres et toutes les séries en les produisant
et en s'en affectant, à partir de ses négations génératrices. Elle se
fait être, vie, pensée, déterminant, infini etc.... Les genres que l'on
vient d'énumérer n'ont rien de commun avec les genres surprêmes
ou transcendantaux de la scolastique. Ce sont des genres générateurs,
des concepts si l'on veut mais dans l'acception hégélienne du terme.
En tant que genres générateurs, ils sont à la fois les éléments de l'âme
et ses lois de production et d'auto-production. Ils formalisent une
démiurgie (25).
12. La procession, en tant que causalité de soi par soi, s'arrête à l'âme.
Au dessous de ce point ou de cette ligne médiane, les degrés du «
sensible», des corps à la matière, divisent toujours plus l'ordre antérieur.
La matière serait pluralité ou dispersion pure : ta alla, affirmait
déjà Plotin. Nous dirons en ce sens que ces réalités ne sont plus
automotrices ou autoconstituantes. Privées de toute substantialité, elles
modalisent l'âme, la schématisent dans le surcroît nécessaire qui
surabonde de sa substantialité. L'axiome spinoziste « Omnia quae
sunt, vel in se sunt vel in alio sunt » exprimerait assez bien la division
fondamentale, la coupure hiérarchique dans l'univers proclusien. L'âme
unit l'en deçà et l'au delà de cette coupure. Lien substantiel, vinculum
substantiate, elle récapitule l'univers mais en le faisant et en se faisant
avec lui.
Ce résumé appellerait à son tour bien des commentaires. Peut-
être suffit-il à laisser entrevoir, par delà le détail des explications,
un peu scolaires parfois, ce qui nous paraît être l'essentiel : le rapport
d'une théologie négative et d'une ontogénie; la hiérarchie des plans
d'organisation à travers lesquels l'âme se constitue; les relations du
sensible et du rationnel, du rationnel et du noétique, du noétique et

(24) Op. cit. p. 150.


(25) id. p. 130.
220 Stanislas Breton

de l'inspiré, bref ce que, pour faire court, nous proposerions d'appeler


le rapport du logique en son sens le plus large et du mystique en son
acception la plus stricte. Le mystique, le divinement inspiré, est bien
le germe « méontologique » de ce que la philosophie a voulu nommer
sous le nom d'être. Trace de l'Un, l'être ne peut se produire qu'à
travers un agir substantiel et « substantialisant » qui transmute
l'économie des transcendantaux dans une généalogie transcendantale. Le
génie de Proclus, dans la connexion qu'il opère de la dialectique et de
l'inspiration, dans le report continu qu'il fait du logico-ontologique vers
le mystique comme dans le passage inverse, pratique en somme ce
que Kant avait souhaité lorsqu'il déplorait la double condition
misérable de l'intuition sans concept et du concept sans intuition.
Ce long détour nous aurait-il éloigné de Spinoza ? Oui et non.
Ce « oui mais » devrait être, cependant, parole de philosophe et non
point de normand. L'âme spinoziste, elle aussi, se définit par une
spontanéité auto-affirmative. Elle se constitue dans l'orbite de l'Absolu.
Elle « s'explique » comme mode de la substance qu'elle exprime.
Constitution, explication, expression, définition sont étroitement liées.
De plus, les genres de connaissance, la purification spinoziste, la
diététique des passions, le passage nécessaire par la géométrie, le salut
éternel qui prévient l'effort même de l'âme pour se libérer de
l'extériorité, le refus nominaliste du genre extensif au bénéfice des genres
générateurs c'est-à-dire des modes infinis, sans oublier Vamor intel-
lectualis Dei qui répond, à l'autre extrême de l'occident, à
l'aristotélicienne Pensée de la Pensée : autant de traits, pour ne retenir que
les plus significatifs, qui insèrent l'auteur de Y Éthique dans un certain
espace de gravitation. Et pourtant, si proche que soit Spinoza du
soleil platonicien, cette périhélie se détache sur une infinie distance.
Sur les accointances manifestes plane une différence qu'il faudrait
nommer « hénologique ». Il ne s'agit point ici de réfuter, de mesurer
des grandeurs ou des sommets, ou de soupeser les deux systèmes
essentiels de la métaphysique occidentale, pour décerner un prix
d'excellence ou bien pour ajouter au jeu du Parménide la joie sadique
d'un jeu de massacre. En réalité, l'enjeu de ce parallélisme déborde de
beaucoup la simple histoire de la philosophie. Car il y est question,
comme nous y avons insisté, des deux possibilités fondamentales de
la pensée. En gros, et pour reprendre une formule célèbre, mais en
nous méfiant de la formule, ce qui se joue dans ces grands jeux, c'est
l'alternative entre hénologie et ontologie, entre la participation à
Âme spinoziste, Âme néo-platonicienne 221

l'être et l'inspiration de l'Un, entre une onto-théologie et une « mé-


ontologie ».
A la lumière de cette différence, on comprend tout d'abord
pourquoi Spinoza ne peut être néo-platonicien au sens strict. Pour des
raisons, qui sont celles mêmes du Spinozisme, il est étranger à la
méditation du Parménide. L'eût-il, avec toute la force du génie, lu,
commenté et organisé axiomatiquement, comme il tenta de le faire
pour les principes de la philosophie cartésienne, il n'eût rien changé
à ses positions essentielles. Très délibérément, il eût récusé l'importance
excessive, et pour lui illusoire, que Proclos et les néo-platoniciens
accordent à la négation. Loin d'être promouvante, c'est-à-dire
libératrice et génératrice, elle lui serait apparue comme un nouvel « asile
de l'ignorance », compromise, séculairement, par ses liaisons
dangereuses avec l'idée de néant et la théologie de la création. La négation
rejoint, en conséquence, le groupe innombrable des idées inadéquates,
au même titre que la contingence et la possibilité, que le mal et
l'imperfection: conclusions sans prémisses, elles abritent et propagent en
philosophie, sous le couvert de l'imaginaire, les ruses et les
métamorphoses du désir, à moins que ce ne soit les tremblements de la crainte
ou de l'angoisse. Certes, c'est bien lui qui a proclamé : omnis determina-
tio negatio. La pensée de la limite émerge sur un fond d'infini ; nous ne
l'actualisons qu'à la condition de l'excéder en la transgressant, comme
si nous regardions déjà derrière nous. Mais on n'aurait point pour
autant retrouvé la négation parménidienne. Trouillard note, une fois
de plus, à ce propos, « qu'il y a trois sortes de négation chez Platon :
celle du Sophiste qui nie telle détermination ; celle du Philèbe qui nie
toute détermination ; celle du Parménide qui nie à la fois détermination
et indétermination. Les erreurs concernant la théologie négative
viennent souvent de ce qu'on retombe de cette troisième négation dans
une des deux autres qui appartiennent à l'intelligible »(26). Spinoza,
pour sa part, se serait arrêté à la seconde. Encore n'eût-il accepté
l'indétermination que comme synonyme de l'infini, c'est-à-dire comme
plénitude des déterminations-perfections ou attributs. Le Dieu de
Spinoza est et reste Celui qui est, Yens realissimum, dans l'infinité
des infinis qui peuplent son essence. Dût-on rapprocher pensée et
étendue du Peras et de YApeiron néo-platoniciens, ce qui, pour le
moins, ne paraît pas devoir s'imposer, nous serions encore bien en

(26) Op. cit. p. 97, n. 3.


222 Stanislas Breton

deçà de l'intransigeance de Plotin et de Proclos. Comme le remarque


quelque part Beierwaltes, si l'Un devait parler comme le Dieu de
l'Exode, tel du moins que S. Thomas et tant d'autres avec lui l'ont
entendu, il se révélerait comme « celui qui n'est pas » à l'âme-esprit
qui, au sens fort, serait « celui qui est ». Le refus spinoziste de la
négation permet dès lors, nous semble-t-il, de trancher définitivement
l'interminable controverse des interprètes sur la portée exacte des
attributs de la substance : l'impossibilité de l'hénologie et de la
théologie négative dans une telle philosophie a pour conséquence
nécessaire leur signification ou leur référence ontologiques. Que Spinoza
par ailleurs ait condamné l'anthropomorphisme résiduel des théologies,
rien de plus certain. Mais pour un néo-platonicien, cette différence
ne serait pas essentielle. Elle se situe, en effet, à l'intérieur d'un certain
genre; d'un genre qui, pour lui, compromet, avec la transcendance
de l'Un, la créativité même de l'esprit. Rappellerait-on la célèbre
définition qui, au début de YÉthique, abolit le hasard dans le coup
de dé de la causa sui, nous n'aurions pas pour autant supprimé l'écart ;
bien au contraire nous l'aurions renforcé. Ajouterait-on, pour corriger,
en un sens eckhartien ou hégélien, l'apparent immobilisme de la
substance, l'équivalence, dans le vocabulaire spinoziste, de Yessentia, de
la potentia et du conatus, nous aurions, par excès de malchance et
redoublement d'erreur, regagné tout au plus la seconde hypostase et
non point l'Un. L'Un, au delà de l'essence et de l'existence, ne saurait
être leur identité. Ni causa sui ni ens realissimum, il n'appartient et
ne peut appartenir à l'ordre ontologique ou ontothéologique. Ceux
qui, avec Heidegger, pensent encore que la métaphysique, par l'oubli
de l'être dans l'étant, ne saurait dépasser ou l'être suprême ou la cause
de soi, n'ont pensé qu'une « morne moitié » de la métaphysique
occidentale. On souhaite qu'une lecture plus attentive leur révèle l'autre
moitié. Mais la pesanteur des exégèses consacrées, et de surcroît
« oraculaires », est telle que notre espérance sera certainement déçue.
Spinozisme et néo-platonisme, âme spinoziste et âme
néo-platonicienne, dans leur distance et leur réciproque incompatibilité, n'ont
pas fini de se débattre en nous et de nous provoquer. S'il est vrai que
l'âme « se fait d'abord plérôme des négations, puis plénitude
des affirmations pour devenir plérôme des oppositions » (27), on a tout
lieu de croire que l'histoire de la métaphysique n'est point étrangère

(27) Op. Cit., p. 154.


Âme spinoziste, Âme néo-platonicienne 223

à cette étrange composition de l'âme. Définissant les systèmes par


leurs dominantes nous pourrions, par une audacieuse transposition,
affecter au néo -platonisme le plérôme des négations, au spinozisme
la plénitude des affirmations et restituer à l'histoire qui nous déchire
le plérôme des oppositions. Cette grille de lecture qui nous ramène
aux hypothèses du Parménide, plus particulièrement aux trois premières
leur fournirait une insolite et fort improbable vérification. Les historiens
positifs de la philosophie n'y verraient sans doute qu'un jeu puéril
ou qu'un exercice d'école. Il ne nous paraît pas évident que ce jeu
soit aussi vide de réalité qu'ils seraient, éventuellement, portes à le
croire. Certes, toute interprétation est un risque. Elle ne se justifie que
comme poussée d'un « imaginaire » qui prévient et doit prévenir les
raisons de l'entendement. Et je ne suis point sûr que J. Trouillard
lui-même puisse me suivre sur ce chemin. Aussi n'ai-je proposé cette
exégèse qu'avec les réticences qui s'imposent. Telle quelle, cependant,
elle me semble, en élargissant l'horizon, répondre à une question que
soulève L'Âme et l'Un selon Proclos. Cet ouvrage austère, et sans
complaisance pour l'actualité philosophique, nous aide à penser une
histoire qui nous concerne aujourd'hui même. Il nous rappelle que
l'inactuel est peut-être l'essentiel.
Stanislas Breton.

Résumé. — Dans cette étude sont reprises, à propos du livre


de J. Trouillard l'Âme et l'Un selon Proclos, certaines idées-maîtresses
développées dans de récents travaux (Foi et raison logique et Du
Principe). S'étonnant du silence dont Kant et Heidegger, critiques
de la métaphysique, entourent Plotin et Spinoza, Fauteur tente
au contraire de les interroger, dans leur contraste même, sur les
possibilités fondamentales de penser que recèle leur œuvre. L'âme, selon
le plotinien Proclos, se constitue en passant par le régime des
négations; mais la négation se déploie en fonction constituante, dans une
autogénération de l'âme par elle-même, posant ses propres conditions
de possibilité. L'âme toutefois ne s'affirme dans la production de son
être qu'à la faveur d'un préalable mystique. Pour Spinoza, par contre,
la négation ne peut être promouvante, elle est idée inadéquate. Sa
philosophie exclut toute possibilité d'hénologie et de théologie
négative. Au risque d'une audacieuse transposition, on pourrait affecter
au néoplatonisme le plérôme des négations, au spinozisme la plénitude
des affirmations. Il faudrait alors restituer à l'histoire le plérôme des
oppositions.
224 Stanislas Breton

Abstract. — This study takes up afresh, in regard to J. Trouil-


lard's work L'âme et VTJn selon Proclos, certain predominant ideas
developed in recent works (Foi et raison logique and Du Principe).
Amazed at the silence in which Kant and Heidegger, both contemptful
of metaphysics, envelop Plotinus and Spinoza, the author attempts
on the contrary to question them, by the very contrast which they
present, on the fundamental possibilities of thought revealed by their
work. According to the Plotinist Proclus, the soul becomes a reality
by passing through the régime of negations ; but negation is used in
a constitutive manner, in a self-generation of the soul by itself,
postulating its own conditions of possibility. However, the soul affirms
itself in the production of its being thanks only to a preexisting mystic
way of thought. For Spinoza, on the other hand, negation cannot
promote, but is inadequate idea. His philosophy excludes all
possibility of henology and of negative theology. At the risk incurred by
a daring transposition, it would be possible to attribute to neopla-
tonism the fullness of the negations, and to Spinozism the fullness
of the affirmations. It would then be necessary to restore to history
the fullness of the oppositions. (Transi, by J. Dudley).

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