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PREMIER CHAPITRE

Auteur : Elliot Perlman


Titre : 3 Dollars

ISBN : 9782264042941
N° 4043

Prix : 8,50

I
Tous les neuf ans et demi, je revois Amanda. Ce n’est pas une règle. Ce n’est pas
que ça doive arriver mais il se trouve que ça arrive. Quatre fois, je l’ai vue à neuf
ans et demi de distance – finalement, ça en fait une règle plutôt qu’une exception
mais, chaque fois, ça reste complètement exceptionnel. La dernière fois, c’était
aujourd’hui. J’avais en tout et pour tout trois dollars.

Enfants, à l’école, on nous avait mis dans la même classe. Pourtant, elle avait un
an de moins que moi, et ça n’a pas changé depuis. Mélanger les meilleurs élèves
de deux années différentes entrait dans le cadre d’un programme pilote pour
surdoués. Je ne sais pas comment j’ai atterri là, parce que je n’avais démontré
aucune aptitude particulière en rien. Ce n’était pas que je me désintéressais des
choses, mais plutôt que je m’intéressais à trop de choses. Cet intérêt demeurait
totalement intérieur. Il ne se manifestait pas et, du coup, il échappait à tous les
adultes, sauf à mes parents, qui s’en inquiétaient.
Je restais assis à ne rien faire, à réfléchir. En tout cas, dans mon souvenir. Peut-
être Amanda en conserve-t-elle un autre. Je n’avais aucune envie de gambader çà
et là ni même de chahuter. J’avais trop de sujets de méditation pour être attiré par
la perspective de rallier le plus vite possible le point A au point B dans le seul
but d’y arriver avant les autres. Pendant qu’on nous enseignait les trains ou les
mammifères, je pensais au professeur : comment s’y prenait-il pour sentir tous
les jours la même chose, pour laisser derrière lui cette odeur musquée qui
trahissait sa présence longtemps après son départ, et même à jamais ?

© Elliot Perlman, 1998


Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2006
Amanda avait une odeur à elle et de longs, longs cheveux plus clairs que
nécessaire pour être qualifiée de blonde. Elle souriait beaucoup et on aurait pu la
confondre avec la Heidi de la pub pour shampooing, n’était sa propension à se
salir.
Une propension qui préoccupait ses parents, en particulier sa mère, dont les
techniques de désinfection d’une rigueur calviniste livraient une lutte sans merci
aux taches rebelles dont Amanda avait le secret. Inéluctablement, pendant les
récrés, la boue des ballons de basket venait s’étaler sur ses vêtements. Il fallait
les plus violents des programmes de prélavage et les plus puissants des
détergents en vente libre pour en venir à bout. En fin de compte, le récurage et la
javellisation laissaient à leur tour des marques sur les lettres en feutrine qui
composaient le prénom Amanda inscrit au fronton de son tee-shirt.
Nous étions dans une école publique. La mère d’Amanda semblait penser que le
fait, bien plus que le comportement de sa fille, était à l’origine de cette
dégradation quotidienne de la figure angélique qui sortait le matin de chez elle
belle et propre comme la Heidi de la pub, bien encadrée par ses frères.
La famille habitait dans une grande maison de style géorgien. De l’autre côté de
la route, le long du canal, il y avait une entreprise, une pépinière de cultures
fruitières et maraîchères. Sa mère n’y mettait jamais les pieds. Elle préférait
pourvoir aux besoins de la famille en fruits et légumes dans la galerie marchande
autobaptisée « le Village ».
Le père d’Amanda était davantage une présence qu’une personne. Elle y faisait
rarement allusion et je crois l’avoir vu en tout et pour tout une seule fois. Il
portait un costume sombre avec une chemise blanche, raide, empesée – ce devait
être un vrai plaisir pour sa mère de laver son linge, à moins que le privilège en
fût revenu à la femme de ménage ? Il était le résultat d’un croisement entre le
Fred MacMurray d’ Assurance sur la mort et le Fred MacMurray vingt ans plus
âgé de la série télé Mes trois fils. Les sentences définitives qu’il énonçait, on ne
les entendait jamais de sa bouche, mais de la bouche de ceux qui se les
répétaient. Au sein de la famille, son statut était seigneurial. Et pas seulement au
sein de la famille ; il a été la première personne que j’aie croisée exerçant un
métier au nom composé. Il était ingénieur chimiste.
Ce nom composé, Amanda le prononçait de temps en temps, sans vantardise
aucune, de façon détachée, « un ingénieur chimiste ». Ça sonnait bien, et
pourtant nous ignorions ce que ça signifiait. Mon père, lui, travaillait pour la
municipalité, mais il ne s’étendait jamais sur le sujet, et moi je n’insistais pas.
Lui aussi, il portait une chemise blanche avec une cravate, plus fripée que celle
du père d’Amanda, détail qu’Amanda aura pu noter au cours d’une de ces après-

© Elliot Perlman, 1998


Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2006
midi qu’elle passait chez nous après l’école. Mais quelle est la probabilité pour
qu’une fillette de huit ans et demi remarque ce genre de chose ? Les faux plis et
les vrais, c’était le rayon de sa mère.
Il y en a eu pas mal, de ces après-midi... Notre petite bande jouait à cache-cache,
pas seulement Amanda et moi, mais aussi ses amis et les miens. Ma mère nous
préparait un goûter. Parfois, Amanda et moi, nous allions dans la penderie. En
matière de cache-cache, nous avions tous nos préférences, faites de
combinaisons et permutations diverses. Mais dans la penderie, je n’ai jamais
emmené personne d’autre qu’Amanda.
Nous ne disions pas un mot, nous attendions juste dans le noir, l’un près de
l’autre, genou contre genou, assis au milieu des chaussures de mon père et de ma
mère. Les mois les plus chauds, elle portait mon chapeau de plage, celui avec
mon nom brodé dessus, et, quand ses parents l’emmenaient en vacances avec ses
frères à Coff’s Harbour, elle m’appelait de la cabine publique, où elle insérait
son argent de poche pièce par pièce.
« Ici ça craint », me disait-elle, et moi qui n’y étais jamais allé, j’acquiesçais et
j’étais ravi de l’apprendre. Ma sœur Kirsten avait un album de David Bowie que
j’avais appris par cœur tout en les regardant se colorier la figure, ses amies et
elles. Une fois, alors qu’Amanda était à Coff’s Harbour, je lui en ai chanté un
vers puis je lui ai dit de le noter dès qu’elle aurait raccroché et de le garder tout
le temps sur elle. Fuis-moi mais pas trop loin.
Je n’avais aucune idée de ce que ça signifiait.
C’est par Amanda que j’ai appris pour la première fois la précarité des choses et
l’arrogance de certains souvenirs, l’attention disproportionnée qu’ils exigent de
nous. Quand sa mère a appelé à la maison pour la première fois, je m’attendais à
ce qu’elle veuille parler à la mienne ou du moins à ma sœur aînée, qui venait
d’entrer dans le secondaire et qui se maquillait déjà, même pour aller chercher le
pain ou le lait au bout de la rue. Mais la mère d’Amanda m’a signifié qu’elle se
contenterait de me parler à moi. Amanda ne retournerait pas à l’école à la rentrée
et nous ne jouerions plus ensemble. Je me souviens qu’elle m’a souhaité une
bonne journée. Ce fut la fin de ma première rencontre avec Amanda.
Aujourd’hui, quand je l’ai revue, j’avais trois dollars. Dans certains cas, ce n’est
pas si mal. Des cas que j’étais incapable d’imaginer mais qui, à coup sûr,
n’avaient rien à voir avec le mien.

© Elliot Perlman, 1998


Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2006

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