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PREMIER CHAPITRE

Auteur : Vonne van der Meer


Titre : Les invités de l’île

ISBN : 978-2-264-04306-1

N° 4036

Prix : 7.30

I
Une petite maison carrée, revêtue de planches goudronnées noires. Deux ailes, telles deux hanches larges
rapportées. S’agissait-il de chambres, d’une cuisine ou d’une remise, la photo ne le disait pas. Au rez-de-
chaussée, une grande porte-fenêtre donnant sur une terrasse entourée d’une palissade en bois blanc. Floris
pourrait jouer là, au soleil, sur une couverture. Juste sous le toit aux tuiles orange, il y avait une autre petite
fenêtre et, dans le triangle entre celle-ci et celui-là, un étroit panneau blanc portant une mention en lettres noires,
apparemment son nom : Duinroos. Un soir, il y avait de ça environ cinq semaines, Chiel était rentré avec un
guide des maisons de vacances ; il l’avait ouvert et le lui avait posé sur les genoux.
— Regarde, celle-là, je me suis arrangé pour la louer une semaine.
Elle avait tout de suite remarqué que cette maison, c’était du solide, du tangible, tout le contraire de ce qu’elle
était elle-même ces derniers temps. Elle espérait que les planches exhalaient encore l’odeur de goudron ; le
goudron la ramenait, en une goulée d’air, aux étés de son enfance, aux quais où elle allait voir avec son père les
embarcations des pêcheurs.
Dana avait gravé la photo de Duinroos dans sa mémoire, mais maintenant qu’ils s’en approchaient à bord du bus,
la pluie battante ne lui permettait de repérer que de vagues contours ; c’est à peine si elle distinguait quelque
chose à travers la vitre. À supposer que Chiel eût discuté avec elle au lieu de la prendre de court, elle aurait peut-
être, tout compte fait, opté pour des vacances dans un pays chaud, pour une île au nom exotique où l’on peut se
promener en maillot de bain dès le mois d’avril.
Le bus s’arrêta près d’un terrain de camping, le Stortemelk ; personne ne descendit, il faisait encore bien trop
froid pour planter la tente. Drôle de nom, Stortemelk, ça lui rappela le lait s’écoulant spontanément de ses seins
quand, au bout de six mois, elle avait arrêté d’allaiter. Elle n’était encore jamais venue sur l’île de Vlieland,
ignorait tout de la distance qui sépare Duinroos du port, s’ils étaient tout près, ou s’ils avaient déjà dépassé la
maison dans l’hypothèse où le chauffeur aurait oublié de les prévenir. Si tel était le cas, il ne leur resterait plus
qu’à faire demi-tour et à marcher un sacré bout de chemin sous les flots de pluie en portant Floris et tous leurs
bagages, dont un énorme sac rien que pour les draps. Comme s’ils n’avaient déjà pas assez de choses à trimballer
comme ça. Durant tout le voyage, deux heures de voiture et une heure et demie de bateau, Floris n’avait pas
fermé l’œil une seconde ; à présent, il dormait, la tête contre la poitrine de son père. Et quand il dormait, il était
deux fois plus lourd. Que n’avaient-ils pris un taxi, ils seraient déjà arrivés depuis un bail. Elle poussa Chiel du
coude.
— Tu sais où l’on doit descendre ?
— Non, mais le chauffeur nous préviendra.

© Vonne van der Meer, 1999.


© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
Était-ce à cause du bus – elle ne montait presque jamais à bord d’un bus – ou à force d’avoir le nez collé à la
vitre, elle n’aurait su le dire, toujours est-il qu’elle se revit tout à coup rentrant de ses voyages de classe :
l’inquiétude quand elle ne repérait pas tout de suite sa mère parmi les autres parents. Une inquiétude encore
accrue par le mal au cœur que provoquaient fatigue et abus de bonbons. Quand leurs regards se rencontraient, sa
mère l’avait en fait repérée depuis un bon moment au milieu de tous les enfants surexcités ; Dana le déduisait à la
manière dont elle la regardait, dont elle agitait la main. Parmi ces mamans, il y en avait qui papotaient sans faire
attention aux collégiens. Peut-être la maison va-t-elle nous reconnaître, se dit-elle, après tout, elle est perchée sur
une dune, peut-être nous a-t-elle repérés de loin.
Le bus ralentit, Dana essuya la buée de la vitre, ne quittant pas des yeux les maisons construites dans les dunes,
sur sa droite.
— Kiekendief, Rommelpot, Marianna, Suzanna, Veronica, annonça le chauffeur en immobilisant le bus sur le
bas-côté de la chaussée.
Involontairement, elle regarda Chiel pour voir s’il réagissait à l’un de ces prénoms féminins ; mais il n’avait pas
sourcillé, son menton reposait toujours sur la tête de Floris. Le bruit qu’émirent les portes en s’ouvrant
ressemblait à un profond soupir, à croire que le bus devinait ce à quoi elle pensait. Elle n’avait pas une seule fois
demandé à Chiel comment elle s’appelait, cette femme de Berlin. À dessein. Il lui avait dit qu’elle était originaire
de Berlin-Est, qu’elle avait grandi en RDA et qu’elle était interprète. Dana ne souhaitait pas en savoir plus. Si
cette infidélité venait à porter un prénom, il n’en serait que plus difficile de l’oublier. Il aurait suffi qu’il s’agisse
d’un prénom aussi courant que Maria ou Léa pour qu’elle soit amenée à y songer dès que quelqu’un le
prononcerait. Elle y songeait assez sans avoir besoin de ça. Quand quelqu’un disait par exemple : « Je vais à un
congrès. » Depuis Berlin, congrès était un mot pareil à bordel ou sauna.
Un couple et leurs jumeaux d’environ cinq ans descendirent. D’abord la femme et les enfants, le mari lui passant
ensuite à la hâte les valises tout en jetant quelques coups d’œil anxieux vers le chauffeur comme s’il avait craint
que le bus ne redémarre. Dana guettait pour voir s’ils ne prenaient pas par inadvertance un de leurs sacs. On ne
pouvait mettre Floris au lit sans son doudou, un torchon déchiré gris-bleu à carreaux ; perdre son sac était
impensable. Alors qu’elle repassait dans sa tête le contenu de chaque bagage, elle se souvint subitement de ce
qu’elle avait oublié : un roman bien épais qu’elle souhaitait lire depuis des semaines. Impossible de savoir où il
était resté.
Toutes les valises et tous les sacs du couple aux jumeaux étaient alignés au bord de la route. L’homme fit un
signe de la tête au chauffeur, essuya la sueur de son front et, soulagé, agita la main en direction des passagers, y
compris Chiel et Dana. L’air absent, Dana lui répondit d’un hochement de la tête. L’Histoire sans fin, c’était le
titre du livre. Un cadeau que lui avait fait son père pour ses trente ans. S’agissait-il d’un roman qui pouvait lui
plaire, elle l’ignorait, n’en ayant parcouru que deux ou trois pages, mais le geste l’avait beaucoup touchée. En
général, c’était sa mère qui achetait les cadeaux ; certes son père envoyait parfois sa secrétaire dans un magasin,
mais ce livre-là, il l’avait choisi lui-même.
— Il paraît que c’est un livre pour les petits et pour les grands, lui avait-il dit, et puisqu’elle était devenue
maman…
Le bus négocia un virage serré et le regard de Dana se porta de l’autre côté. Chiel n’avait pas attendu pour placer
sa main libre sur Floris. Depuis Berlin, il ne cessait de s’occuper de lui. Ça avait commencé dès qu’ils s’étaient
retrouvés à l’aéroport de Schiphol. À croire qu’il essayait de se rapprocher d’elle en passant par leur fils, qu’il
redeviendrait tout à fait son mari en s’obstinant à jouer son rôle de père. Le virage, la main, les regards qui
s’échangeaient au-dessus de sa tête, de tout cela Floris ne remarquait rien. Parfois, c’est à peine si on pouvait
étirer les jambes sans qu’il ne s’éveille en sursaut, à d’autres moments on aurait pu, façon de parler, monter avec
lui sur un grand huit sans craindre de le tirer de son sommeil. La moto qui rugissait sous la fenêtre de sa chambre,
il ne l’entendait pas ; en revanche, le soir où Dana, dans son bain, avait été submergée de larmes, celles de Floris
n’avaient pas mis longtemps à les répercuter comme en écho depuis son petit lit. Chiel avait pris l’enfant dans ses
bras et était venu s’asseoir avec lui, qui pleurait, sur le rebord de la baignoire près de sa femme qui, elle aussi,
pleurait, ne sachant plus qui il devait consoler en premier. Elle s’était empressée de porter un gant de toilette à sa
figure.
— Maman bobo ?
— Non, maman a le rhume.
Le bus ralentit.
— Merel, Torenzicht, Duinroos, annonça le chauffeur.
Une nouvelle fois, les portes s’ouvrirent dans un soupir. Ne plus y penser, se dit Dana, six semaines à patauger,
ça suffit. Il faut que ça cesse. Je refuse que la moindre chose soit prétexte à m’irriter contre lui. Si je m’y résous,
ça va marcher : c’est fini. La dernière fois que je pousse un soupir.
© Vonne van der Meer, 1999.
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
Elle se leva et respira profondément. Le sel, elle en perçut tout de suite l’odeur, il suffisait de franchir la dune
pour se retrouver devant la mer. Elle leva les yeux sur les dunes et son regard s’arrêta sur une maison aux tuiles
orange et en planches goudronnées noires. Elle sourit, le plus simplement du monde.
— Notre maison, là, dit-elle, plus pour elle-même qu’à l’intention de son mari ou de son fils.

C’était assez excitant de prendre, sous le paillasson, une clef qu’on n’avait pas soi-même déposée à cet endroit et
qui était celle d’une maison appartenant à quelqu’un d’autre. Alors même qu’elle n’arrivait pas à ouvrir la porte
du premier coup, Dana se rendit compte qu’elle était en train de jeter un regard anxieux autour d’elle. Sur ces
entrefaites, Floris se réveilla d’un coup en pleurnichant ; elle se précipita pour le calmer. Elle prit son fils dans ses
bras et donna la clef à Chiel qui trifouilla la serrure, les yeux fermés pour mieux se concentrer ; la porte s’ouvrit.
Chiel fit un pas de côté, un geste galant, je vous en prie, madame, et descendit en vitesse le sentier pour récupérer
la carriole et les bagages restés près de la palissade.
Dana avait devant elle un couloir étroit qui distribuait quatre pièces et un escalier. Portes au laqué brillant, vert de
mer, dans un encadrement d’un vert mat plus foncé. Lino gris-beige, couleur presque identique au sentier de
coquillages qui s’étirait derrière elle. La première chose qu’elle fit en entrant fut d’essuyer longuement ses pieds.
Floris avança la lèvre inférieure, hésitant entre rester pantois et recommencer à pleurer. Pour le mettre à l’aise,
Dana montra du doigt tout ce qu’elle voyait et accola un nom à chaque chose. Intimidée – n’est-ce pas être mal
élevée que d’ouvrir les portes d’une maison qui n’est pas à soi –, elle posa la main sur la clenche la plus proche.
— Regarde, les toilettes.
Enfant, quand ses parents l’emmenaient quelque part, chez des membres de la famille, au restaurant, ce qu’elle
voulait toujours voir en premier, c’étaient les toilettes. Étonnant le nombre de fois où elle avait repensé à son
enfance depuis qu’elle était maman, certains jours même sans discontinuer. Sur ces toilettes-là, il n’y avait rien à
redire. Peinture blanche et carreaux blancs rutilants. Lunette noire, cuvette propre, petit lavabo idem et ça sentait
le savon noir. Rouleau de papier tout neuf fixé à son support et, au-dessus, un papier portant la mention
manuscrite : « Pour délibérer à huis clos, n’attendez pas d’être au bout du rouleau. » Les boucles des l, b, h
étaient étonnamment grandes, semblables à des ailes.
Pouffant de rire, elle ouvrit un rideau en plastique à rayures puis le tira, ravalant au dernier moment le mot
douche. Ce mot suffisait à paniquer Floris. Trop de boucan, trop de flotte d’un coup. Il n’y avait pas de baignoire
dans cette maison, elle l’avait lu dans le guide, mais sans doute une bassine où elle pourrait le baigner.
S’apprêtant à entrer dans la pièce en vis-à-vis, elle eut de nouveau l’impulsion de frapper à la porte, se retint. La
maison était à eux, elle pouvait entrer dans toutes les pièces, s’asseoir, s’allonger, chanter à tue-tête, rire, pisser la
porte ouverte. Ils l’avaient louée, en avaient payé la location, la maison était à eux pour toute une semaine.
La porte desservait une petite chambre à coucher. Des chambres à coucher au rez-de-chaussée, il en allait
toujours ainsi dans ces maisons de vacances. Les rideaux étaient démodés, d’un vert rehaussé de petites fleurs
jaunes et rouges. Ils laissaient passer une lumière verdâtre dans laquelle Floris semblait avoir le mal de mer, petit
poisson souffrant du mal de mer dans un aquarium. Elle les ouvrit. Sur le chemin, un homme descendait de
bicyclette ; il ôta son poncho de pluie jaune et en secoua les gouttes. Dana posa Floris près du lit de façon à ce
qu’il ait un endroit où prendre appui.
— Lit. Pas le lit de Floris. Le lit de Floris, il est ailleurs.
La maison était en principe équipée d’un lit-cage ainsi que d’une chaise d’enfant.
Sur le matelas, un molleton, propre à première vue, un oreiller et deux couvertures à carreaux. Chez eux aussi, ils
avaient des couvertures. Être bordé dans son lit, c’est bien mieux que d’être sous une couette qu’une main se
contente de réajuster. Autrefois, sa maman la bordait toujours en tirant au maximum sur les couvertures.
L’immobilisme auquel elle était condamnée, Dana en faisait parfois un jeu : réussir à rester toute la nuit sans
bouger et, au matin, se glisser hors du lit sans défaire draps ni couvertures, comme l’on sort une lettre d’une
enveloppe non cachetée. Le matin, sa mère entrait dans la chambre et, feignant la stupéfaction, criait que Dana
n’avait pas dormi à la maison :
— Viens voir, Gérard, Dana n’a pas dormi ici cette nuit.
Ses parents riaient tout leur soûl, à chaque fois, puis se demandaient où elle avait bien pu passer la nuit, chez
qui ?
Quand elle avait téléphoné à huit heures du matin à l’hôtel et qu’il s’était avéré que Chiel n’était pas dans sa
chambre, elle aurait déjà pu s’en douter. Huit heures, c’est le meilleur moment pour m’appeler, lui avait-il dit, je
suis réveillé à coup sûr et pas encore parti. Au type de la réception qui venait de lui dire que son mari n’était pas
dans sa chambre, elle avait voulu demander avant de raccrocher si son Ehemann faisait par hasard un jogging,
mais elle avait eu un doute sur l’équivalent allemand du mot « jogging ».

© Vonne van der Meer, 1999.


© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
Essoufflé, Chiel posa le dernier sac dans le couloir ; du revers de la main, il essuya la pluie de son visage. Elle
avait un goût salé, la pluie, le goût de la mer ; il ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois où il avait
connu cette même sensation. Il s’était dépêché de rentrer tous les bagages avant qu’ils ne soient trop mouillés ; or
la pluie venait de s’arrêter, constata-t-il en refermant la porte sur lui : il s’était inutilement évertué à faire de son
mieux. Mais c’était plus fort que lui, faire de son mieux lui était devenu une seconde nature. Il vit Dana dans la
chambre près de l’entrée, penchée sur un lit au châssis métallique. Elle reniflait les couvertures. Le nez de Dana,
c’est cela qu’il avait craint le plus. Qu’elle le sente tout de suite. Qu’elle le sente et le goûte tout de suite, le sel
sur ses lèvres. De retour à l’hôtel, il s’était étuvé au moins une demi-heure dans la baignoire pour chasser la nuit
de ses pores.
Dana se retourna :
— Qu’est-ce que tu regardes ?
D’un rictus, il chassa le souvenir.
— Dana, le chien policier qui cherche du hasch.
Il se pencha et souleva Floris à bout de bras.
— Ça vous plaît, ça ira ?
Ensemble, ils visitèrent à leur rythme le reste de la maison. La cuisine était spacieuse ; il y avait un plan de travail
peu élevé en granit et un évier en carrelage à damier noir et blanc. Un passe-plat perçait le mur servant de
séparation avec le séjour. Sur le rebord de la fenêtre qui donnait sur les dunes, trônait un pot de Nescafé en verre
contenant à présent du sucre et, à côté, un paquet de café ainsi qu’une boîte de sachets de thé.
— L’héritage laissé par nos prédécesseurs ? demanda Chiel.
— Selon moi, on est les premiers de l’année.
— Comment tu le sais ?
— Les couvertures sentent encore le propre.
Après avoir compris à quoi servait le passe-plat, Floris refusa d’aller dans l’autre pièce autrement que par cette
ouverture ; Dana passa dans le séjour et Chiel lui tendit leur fils. Elle se remit à montrer du doigt ce qu’elle voyait
tout en disant les noms à voix haute : table, table ronde, fleurs, lampe en osier, chaises, télévision, cendrier en
verre – non, on ne touche pas – chaise d’enfant, canapé, table basse. Rideaux à fleurs ou à plantes carnivores –
qu’est-ce que c’est ? –, poêle au gaz, étagère. Elle posa l’enfant près de la table du salon et ouvrit une porte qui
donnait sur une chambre à coucher.
Un lit pour deux personnes occupait presque tout l’espace, laissant, près de la porte, juste assez de place à une
étroite armoire dans laquelle attendaient des cintres. Suspendus là depuis des années sans doute, car le fer était
rugueux au toucher comme si l’air salin s’était infiltré jusque dans le meuble. Au pied et à côté du lit, il y avait
des fenêtres aux rideaux abricot. Elle aimait cette couleur ; cela donnait l’impression qu’il faisait beau même les
jours de grisaille. Elle se coucha de tout son long sur le lit, remarqua qu’il n’y avait pas de lampe de chevet, mais
une prise au-dessus de la plinthe. Elle placerait un des lampadaires du séjour ici, car elle était bien décidée à lire
au lit ; et avant qu’elle ne l’oublie pour la énième fois, il lui fallait songer à demander à Chiel s’il avait vu
L’Histoire sans fin traîner quelque part. Elle se redressa et, au même moment, se souvint qu’il y avait dans la
pièce attenante un poêle dont Floris pouvait, à quatre pattes, s’approcher.
Avec précaution, elle effleura du bout des doigts le couvercle en fonte ; aucun risque, il était tiède. Pourtant, la
maison n’était ni humide ni glaciale ; sans doute, dans le courant de la journée, quelqu’un avait-il fait chauffer le
poêle plus fort pour chasser le froid. Floris tapait du plat de la main sur la table et regardait autour de lui. La
bouche ouverte, il bavait d’excitation. Que voyait-il ? Sûrement pas la même chose qu’elle ? Il voyait un canapé
et de gros coussins moelleux qu’il pourrait mettre par terre, tandis que pour sa part, quand elle regardait ce même
canapé, elle ne voyait que de la laideur. Une structure de bois brun aux accoudoirs fuyants, un dossier
étonnamment élevé ; la housse des coussins carrés était faite dans une matière inusable grossière couleur colique.
Ce canapé ressemblait plutôt à un fauteuil qui aurait voulu se faire plus grand qu’il n’était.
— Pourquoi tu ris ?
Chiel passa son bras autour de la taille de Dana.
— C’est cet intérieur, en particulier le canapé, ça date d’avant-guerre.
— On est là juste pour une semaine.
Dès le premier instant où il avait été question de ces vacances, où ils s’étaient penchés l’un et l’autre sur la photo
de Duinroos, Dana avait relevé combien Chiel tenait à ce que son choix, sa surprise, lui plaise aussi à elle.
— Ça n’a pas d’importance, dit-elle, les toilettes sont propres, le poêle chauffe, le matelas n’est pas défoncé.
C’est une maison impeccable, vraiment.
— Un peu trop de brun tout de même. Le canapé a une couleur qui rappelle celle du contenu des petits pots qu’on
donnait à Floris. C’est quoi comme style, en fait ? Ultra-rustique ?
© Vonne van der Meer, 1999.
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
— Est-allemand.
Ça lui avait échappé, ou même pas, car si cela avait été le cas, ces quelques syllabes auraient piaffé dans sa
bouche. Elle les avait prononcées comme ça, sans rien vouloir dire de particulier si ce n’est que le meuble faisait
plutôt Bloc de l’Est.
Le visage tout rouge, décidé à faire comme s’il n’avait rien entendu, Chiel détourna la tête. Si depuis environ six
semaines, congrès figurait sur la liste des mots contaminés, Allemagne de l’Est venait apparemment de s’y
ajouter. On n’avait pas fini de rigoler, il suffisait que le premier venu évoque une fois de plus la chute du Mur. Il
se redressa, le dos bien droit :
— T’as trouvé un lit-cage quelque part ?
— Non. Peut-être sous le lit de la chambre-aquarium.
— La chambre quoi ?
— En face des toilettes. Mais en haut aussi, qui sait, je n’y suis pas encore allée. Je vais jeter un œil…
— Laisse, je m’en charge.
Il s’empressa de quitter la pièce, ferma la porte de façon à disparaître aussi vite que possible du champ de vision
de sa femme. À pas lents, il monta l’escalier raide et étroit. Ce n’était quand même pas sa faute si elle avait
découvert le pot aux roses ? Si ça n’avait tenu qu’à lui, il aurait gardé le secret là-dessus. Secret, un mot pesant
pour une nuit, et une seule, passée avec une autre femme. Il fallait inventer un mot pour les choses qu’il est
préférable de garder pour soi, un mot moins austère, pas un mot fermé à double tour.
En haut des marches, son regard s’arrêta sur une porte où, dans un petit rectangle métallique, figurait en lettres
noires PRIVE. Ne pouvant réfréner son envie de l’ouvrir, il porta la main à la clenche ; la porte ne céda pas. Cette
nuit passée avec Helga aurait dû elle aussi rester une pièce fermée aux tiers, une pièce dont Dana n’aurait pas
même soupçonné l’existence. Helga vivait à Berlin dans un appartement au lino râpé qui s’effritait au bord des
plinthes ; un lit, dans la cuisine une table où elle prenait ses repas, travaillait, écrivait des lettres, et c’était tout.
Un appartement tellement vide qu’il avait cru qu’elle était sur le point de déménager. Qu’il lui avait même posé
la question. Elle avait éclaté de rire. Non, c’était son chez-elle, ç’avait toujours été comme ça. Grâce à son salaire
d’interprète, elle subvenait aux besoins de sa mère et de ses deux frères. Elle était déjà bien contente de disposer
d’un appartement pour elle toute seule ; le reste de son salaire lui payait son loyer, sa nourriture et ses habits.
Tout en lui parlant de ses problèmes, elle n’avait cessé de le fixer de ses grands yeux bruns ; Chiel s’était
demandé comment il aurait pu lui venir en aide. Ils s’étaient rencontrés trois jours plus tôt et faisaient en sorte
depuis d’être le plus possible l’un avec l’autre. Rien ne l’empêchait tout de même de lui offrir – à titre amical –
un peu d’argent : tiens, accepte s’il te plaît, pour t’acheter une robe, un bon fauteuil de bureau, ou une lampe de
meilleure qualité pour travailler, le soir. N’aie pas honte, moi aussi on m’a aidé, quand j’étais sans le sou. À
mesure que la soirée s’était écoulée et que la bouteille de vodka s’était vidée, il n’avait plus songé à l’aider mais à
l’avoir. Et le matin, après une nuit passée avec elle, il n’avait plus su comment s’y prendre pour sortir son
portefeuille de façon naturelle sans avoir l’air d’un client, d’un wessie, d’un frimeur. Helga était une femme
instruite qui parlait russe, anglais et néerlandais, il avait peur de l’offenser.
Un peu plus tard, il avait réglé le problème. De retour dans sa chambre d’hôtel, alors qu’il sortait tout dégoulinant
de son bain, il avait vu le livre sur la table de nuit. Un magnifique hardcover bien épais dont il n’avait pas encore
lu la moindre page, à croire qu’on venait tout juste de l’acheter en librairie. Un cadeau qu’ils avaient reçu à Noël,
Dana ou lui, offert à tous les deux sans doute par il ne savait plus qui, la famille de Dana n’ayant jamais lésiné sur
les bouquins pour cette fête. Au cours du lunch, le dernier jour du congrès, il avait donné le livre à Helga. Un
roman allemand, dans une traduction néerlandaise, cela lui avait fait plaisir, un cadeau approprié selon elle, même
si la nuit qu’ils venaient de passer ensemble n’aurait jamais rien d’une histoire sans fin ? Non, lui avait-il
répondu, peu probable, n’avait-il pas été sincère sur cette question dès le premier instant ? Il était marié et, « tout
bien considéré, ça ne se passe pas trop mal », il était même papa.
Il entendait Dana qui, en bas, parlait à Floris. Il distinguait chacun des mots qu’elle prononçait. Cette nuit-là
aussi, elle avait été tout près. Si son image ne s’était pas imposée à lui quand il avait déboutonné le chemisier
d’Helga, elle n’en avait pas moins été bien présente, à chaque seconde.
— Non, on n’allume pas la télé. On attend ce soir, comme à la maison. Touche pas ! Cendrier. Papa va d’abord
installer le lit de Floris, ensuite on va faire le lit… Oui, des pommes de pin. Tu sens, l’odeur des bois ? Pas dans
la bouche !
Le lit-cage, il l’avait repéré depuis un petit moment, sur le palier, plié contre la balustrade, à côté du matelas. Il
n’avait plus rien à faire là. Hormis la porte fermée à clef, il y avait celle d’une petite chambre en mansarde, pièce
peinte de haut en bas en bleu clair, y compris le faîte, et où une petite fenêtre donnait sur les dunes. Endroit idéal
pour écrire des lettres. La pièce n’était pas sans rappeler une cellule ou, si l’on faisait abstraction des meubles,
une chapelle.
© Vonne van der Meer, 1999.
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
Il n’avait pas demandé à Helga son adresse, pour ne pas être tenté de lui téléphoner, de lui écrire ou de lui fixer
un rendez-vous quelque part en Europe. Le métier d’interprète amenait la jeune femme à voyager souvent ; rien
n’aurait été plus simple, mais il n’y tenait pas. Ne pas aggraver le trouble qui le gagnait rien qu’à repenser à la
nuit en question. Éviter qu’elle le désire, qu’elle souhaite le revoir, une fois ici, une fois là. Il ne voulait pas
mener une double vie, avoir d’autres souvenirs à cacher à Dana. Il avait été présomptueux. Il ne supportait pas la
vodka, le savait très bien, il n’en avait pas moins bu deux verres pour oublier, au moins une fois, qui il était, de
qui il était l’époux, de qui il était le père. Ce qui était bizarre, c’est que depuis cette nuit-là, il était bien plus
époux et père qu’avant. Une mouette qui, poussant des cris stridents, veillait sur son nid.
Il posa les mains sur la table, se pencha près de la fenêtre pour voir d’où provenait le bruit. La maison s’élevait
sur une dune, au milieu d’autres dunes où s’élevaient d’autres maisons semblables à celle-ci, certaines plus
grandes, plus récentes. La distance entre chaque maison était convenable, on ne pouvait épier ce qui se passait
chez les voisins ni entendre, quand on était dehors, ce qui se disait devant les autres maisons.
Il regarda celle qui se dressait en face de la leur, entre deux dunes, de l’autre côté du Badweg. À chaque fois qu’il
se sentait oppressé, ça le réconfortait d’imaginer que, dans une autre maison, à côté ou en face, il y avait un
homme qui avait éprouvé les mêmes sentiments que lui au moins une fois dans sa vie, qui le comprenait et qui
aurait été à même de lui faire un signe paternel de la tête. Mais les volets verts de la maison en question étaient
fermés, ce n’était que le tout début de la saison. Le chemin qu’ils avaient emprunté pour venir était désert, de
grandes flaques parsemaient les accotements. C’est à ce moment-là seulement qu’il constata combien c’était
calme dehors et se souvint que les voitures n’étaient pas autorisées sur l’île, à l’exception de celles des insulaires,
des bus et des taxis. Au loin, on entendait le murmure de la mer. Il régnait un calme tel qu’il eut l’impression que
ses pensées étaient audibles, mot pour mot, comme s’il les avait chuchotées à l’oreille de quelqu’un.
Les mensonges avaient commencé dès Schiphol. Il avait atterri à seize heures trente et calculé que, pour être là,
Dana aurait à se mettre en route à quinze heures. Or, c’était l’heure de la sieste de Floris. Il était donc sûr et
certain qu’elle ne viendrait pas ; il prendrait le train. Mais elle était venue, il les avait aperçus de loin, à cause du
ballon rouge qu’elle avait fixé au poignet de Floris. Elle avait agité la main, avait aidé Floris à agiter la sienne, et
le ballon avait suivi le mouvement. Avec maladresse, il l’avait enlacée, évitant sa bouche, se prenant le cou dans
la ficelle du ballon. D’un geste hargneux, il avait repoussé la baudruche ; il était incapable d’embrasser Dana, pas
même furtivement comme ils avaient l’habitude de le faire quand ils n’étaient pas seuls. Malgré l’étuvage, un
brossage de dents à n’en plus finir, le petit déjeuner, le lunch et les multiples verres d’eau qui avaient rincé ses
lèvres, il craignait que Dana ne goûte sur elles, sur sa peau, la trahison. Il avait embrassé Helga moins de quatre
heures plus tôt. Pour dissimuler sa confusion, il s’était jeté sur Floris. Il avait les mains qui tremblaient, c’est ce
qu’il avait remarqué en tirant le bonnet à rayures bleues et blanches sur les oreilles de son fils.
Comment s’était terminée son otite, avait-il demandé, la fièvre était-elle entièrement tombée ? Je vais m’en tirer
en lui faisant la conversation, s’était-il dit ; une fois dans la voiture, je ferai celui qui ne doit pas quitter la route
des yeux et, à la maison, je pourrai disparaître dans la salle de bains, « une bonne douche pour oublier le
voyage », ensuite m’enfermer dans mon bureau, il est impératif que j’appelle mon patron, et demain j’aurai tout
oublié, je n’aurai plus rien à cacher, je serai redevenu un homme sans secrets.
On aurait dit que toutes les questions qu’elle posait étaient autant d’allusions à Helga, à croire que celle-ci était
l’aimant vers lequel obliquaient toutes les phrases de Dana.
— Tu n’étais pas parti depuis une heure que la fièvre baissait déjà, avait-elle dit tandis qu’ils gagnaient la sortie,
suivis du ballon pareil à un grand point d’interrogation rouge. À mon avis, il sentait qu’on avait projeté de partir
ensemble. J’aurais pu en fin de compte le laisser chez mes parents et prendre un vol peu après toi.
Il n’avait pas répondu : oui, c’est ce que tu aurais dû faire. Ces mots ne voulaient pas sortir de sa bouche. Peut-
être est-ce pour cela qu’elle avait répété, et répété encore, combien c’était dommage, oui combien c’était
dommage que Berlin, première occasion d’être tous les deux ensemble quelques jours depuis la naissance de
Floris, lui était passée sous le nez. Vite, que je prenne le volant, se disait-il.
Mais ça ne s’était pas déroulé comme il le souhaitait. Dana voulait conduire, elle y tenait.
— T’es fatigué, t’es tout pâlot, t’as les mains qui tremblent.
Bon Dieu ! Rien ne lui échappait donc ?
— Oui, je suis fatigué, j’ai mal dormi.
— Ça se voit. Je prends le volant.
Pour une fois, elle n’avait pas oublié où elle était garée et, faisant cliqueter les clefs, elle s’était dirigée droit sur la
voiture, d’un pas assuré, chaussée de ses bottines noires toutes neuves qui lui arrivaient à la cheville. Dès la
première question, il avait eu l’impression d’être attiré dans un piège. Non, pas attiré, il était déjà dedans,
prisonnier de la ceinture de sécurité, pas de volant auquel se cramponner, pas d’enfant sur lequel se jeter puisque
leur fils était assis à l’arrière, son ballon au poignet, dans son siège bébé, un hochet et d’autres jouets du même
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genre posés sur la tablette devant lui. C’était à croire que Dana, en posant ses questions, savait exactement où elle
voulait en venir, à croire qu’elle était désireuse de le voir gigoter et se débattre encore un petit peu.
— Alors, t’as eu le temps de faire un petit tour dans l’ancien Berlin-Est ?
— Oui, un peu.
— Y reste encore un bout du Mur debout, et les quartiers de l’autre côté ?
— Oui, quand même.
— Quoi ? Ils ne rénovent pas tout ?
— Quand on va chez les gens, on voit la différence.
— T’es allé chez des gens, c’est chouette. C’est bien que tu aies trouvé un peu de temps pour ça. Avec le
programme surchargé que tu avais ?
Elle l’avait regardé droit dans les yeux, curieuse. Il s’était empressé de détourner le regard, essayant de le diriger
sur un objet quelconque, avait fixé les bottines noires, des bottines en daim au bout en cuir qu’elle avait achetées
exprès pour aller à Berlin, détail dont il s’était souvenu tout à coup. À la seule pensée des nombreuses questions
que, dans toute sa candeur, elle allait encore lui poser, et auxquelles il n’allait pouvoir répondre qu’en décrivant
l’appartement d’Helga – le seul qu’il avait vu de l’intérieur, l’appartement d’Helga sans Helga, un peu comme si
elle avait été un cadavre dont il s’était débarrassé –, il avait perdu les pédales au point de ne plus dominer ses
émotions. Il s’était empressé de passer le dos de la main sur ses yeux, et avant que Dana n’ait enchaîné la
question suivante, il s’était mis à débagouler sur les problèmes que connaissent les habitants de l’ancien Berlin-
Est.
Dana gardait le silence.
— C’est autre chose quand on est chez les gens et qu’on voit le peu qu’ils ont. Et que ça les remplit de honte par
rapport à nous. C’était déconcertant.
— Oui, je le vois.
Durant le reste du trajet, elle n’avait plus rien dit, comme si c’était elle qui avait eu, dès lors, quelque chose à
cacher.
— Livre, oui, livre rouge. Donne-le-moi, l’entendit-il dire à Floris un étage plus bas.
— J’ai trouvé le lit-cage ! cria-t-il.
— C’est bien.
— Faut le descendre dans la chambre de devant, ou est-ce qu’on l’installe ici ?
— En bas, c’est mieux.
Il aurait préféré que Floris dorme en haut afin qu’il ne se réveille pas en sursaut au moindre pas de ses parents, au
moindre gémissement conjugal ; mais il ne souhaitait pas contredire Dana. Voilà six semaines déjà qu’il la
contredisait le moins possible. Il écouta, non ce qu’elle disait, mais le ton qu’elle avait adopté. Elle avait l’air
détendue. Probablement n’avait-elle rien voulu dire de particulier en parlant d’« Allemagne de l’Est », sinon que
ce massif canapé brun rappelait ce pays. Il ne lui avait pas raconté grand-chose sur Helga ; Dieu merci, Dana ne
lui avait presque rien demandé. Si ce n’est « les gens » chez qui il était allé, n’était-ce pas par hasard une
femme ? Et avait-il couché avec elle ? Comment s’étaient-ils connus ? Oh ! Au cours de l’un des dîners, dans le
cadre du congrès ? Oui, tout bien réfléchi, ces congrès, il conviendrait de les interdire. Et encore plus d’interdire
de danser avec des inconnues lors de ces congrès.
Du ton laconique de Dana, il avait déduit qu’elle était à même de se figurer une telle situation. C’était le genre de
choses qui pouvaient arriver quand on passait quelques jours à l’étranger. Puisqu’elle était à même de se les
figurer, elle pouvait lui pardonner. Elle l’avait dit d’ailleurs, plus tard : ç’aurait pu m’arriver à moi aussi, n’en
parlons plus. Je te pardonne. Il l’avait trouvée un peu solennelle, ce à quoi elle avait rétorqué qu’elle vivait ça
comme un moment solennel, à l’exemple du moment où elle avait découvert qu’elle voulait un enfant de lui. Elle
l’avait regardé avec calme, mais peu après elle s’était levée d’un bond. Il avait entendu l’eau couler dans la
baignoire et, en partie couvert par ce bruit, un autre bruit. Elle pleurait. Il avait attendu, mais elle ne s’arrêtait
plus. Quand il était entré dans la salle de bains avec Floris dans les bras, elle s’était empressée de porter un gant
de toilette à sa figure : elle ne voulait pas que leur fils la voie dans cet état. Si jusque-là son infidélité avait pu lui
procurer un léger sentiment donjuanesque, la voir entièrement nue derrière le gant vert et en même temps se
souvenir de ce qu’elle lui avait dit à propos du pardon avait fait disparaître cette gloriole d’aventurier.
Si elle lui pardonnait, qu’était-il dorénavant ? s’était-il demandé dans la salle de bains et se demandait-il à
présent. Maintenant qu’il lui avait tout confessé, il n’était plus un mari infidèle. Ce qu’il estimait peut-être le plus
grave, c’était de lui avoir ôté son ingénuité, plus grave encore que l’infidélité. Il ne trouvait pas le mot juste.
Pécheur, ça aussi, c’était un mot trop pesant, il ne voulait pas de ce qualificatif. N’y avait-il pas un mot ayant le
même sens, moins suranné, moins marécageux ? Il regarda les maisons au loin, distingua une lumière qui

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s’allumait quelque part, sans voir personne bouger à l’intérieur, pas le moindre homme pour se trouver par hasard
à la fenêtre et lui faire un signe de la tête.

Floris donna à sa mère le livre, posé jusque-là sur un coussin du canapé d’angle. Si le garçon se tenait déjà sur ses
jambes, il ne marchait pas encore ; en se tournant vers sa mère, il faillit perdre l’équilibre. D’une main, elle
s’empara du livre, de l’autre elle attrapa le bras de son fils en regardant autour pour voir s’il y avait d’autres
arêtes vives. Chez eux, elle avait appris à repérer les endroits où Floris aurait pu se cogner, se couper, se redresser
et ceux où il aurait été dans l’impossibilité de le faire, mais ici, Dana devait encore tout découvrir. S’habituer à un
lieu quand on est avec un enfant n’a rien à voir avec la passivité qu’on adopte quand on est seul, quand on
s’habitue en se laissant flotter sur le dos au gré des heures : c’est de la compétition de haut niveau. Si Floris
venait à sortir de son champ de vision, elle sursautait au moindre bruit et se précipitait sur lui pour voir les bêtises
qu’il était en train de faire. Restait-elle un moment sans l’entendre qu’elle l’imaginait à quatre pattes,
s’approchant, les doigts tendus, d’une prise électrique.
« Lis », lui intima-t-il du plat de la main en tapant sur le livre. Livre d’or, telle était la mention figurant à l’encre
noire sur la couverture de toile rouge. À le voir, on pouvait penser qu’il s’agissait d’un livre normal, du même
format que ceux à couverture cartonnée, mais en l’ouvrant, on découvrait des pages couvertes de différentes
écritures, au stylo plume de diverses couleurs d’encre, au crayon à papier. Entre deux pages vierges, était glissée
une petite plume d’oiseau grise, bleue et blanche. Elle la passa sur la joue de Floris. Il cria de plaisir et voulut lui
caresser sa joue à elle. Sachant que sa petite main était une sorte d’estomac qui ne laissait rien intact, elle lui
montra comment tenir la plume pour ne pas l’abîmer, délicatement, entre le pouce et l’index.
— Ouille, doucement !
Elle ne voulait pas qu’il y ait, au cours du premier quart d’heure qu’ils passaient dans cette maison, le moindre
objet cassé, écrasé, abîmé. Surtout pas une chose aussi fragile et inutile qu’une petite plume que quelqu’un avait
ramassée en faisant une promenade et placée entre deux pages du Livre d’or. Elle feuilleta plus avant, vit que ce
n’était pas un hasard si la plume se trouvait là, posée sur la première page laissée vierge. Un bon signe, se dit-
elle, la maison elle aussi veut que l’on fasse table rase.
En passant en revue les dates mentionnées par les locataires au-dessus de ce qu’ils avaient confié au papier, elle
constata que beaucoup n’avaient rien écrit. Il y avait par endroits des trous de plusieurs semaines. Ce n’était
d’ailleurs pas simple d’écrire à des gens que l’on ne connaissait pas, même si on avait vécu dans leur intérieur, si
on avait posé les fesses sur leur canapé, couché dans leur lit. Au milieu de la première page, il y avait, dans la
même écriture que les mots « Livre d’or » de la couverture, une simple phrase : Bienvenue à Duinroos, j’espère
de tout cœur que vous passerez un bon séjour dans cette maison, et dessous une signature illisible. La personne
qui avait écrit cela n’était pas celle qui avait disséminé des recommandations dans la maison. Dana essaya de
déchiffrer la signature ; elle se demandait si l’absence d’un nom et d’une adresse lisibles sous le mot de
bienvenue était délibérée. Évidemment, on pouvait toujours tomber sur des locataires qui téléphonaient et se
plaignaient pour le moindre petit rien.
— Qu’est-ce que tu lis ? demanda Chiel.
Elle leva les yeux.
— Un truc de la maison. Le Livre d’or.
— Ah oui, dans lequel on doit raconter avec le plus grand naturel qu’on a passé du bon temps ici ?
— Il y en a qui se contentent de dire « merci », d’autres qui papotent sur une demi-page.
— Je propose qu’on y indique le nombre de fois qu’on va le faire pendant ces vacances, et où…
Il y avait de la hardiesse dans sa voix, mais Dana vit dans son regard à quel point il était peu sûr de lui. Elle lui
sourit :
— En précisant entre quelles dunes…
— C’est à ça que tu as pensé en revoyant les dunes ?
Il s’agenouilla devant elle, passa les bras autour de ses cuisses, posa la tête contre ses genoux.
— À moi en train de t’embrasser dans le sable ?
— Les dunes, début avril, ce n’est pas ce qui me vient tout de suite à l’esprit, rétorqua Dana.
— Quoi, alors ? Dis-le.
— Tiens, lis. Il y a des gens qui taquinent la muse : Nous adressons nos plus sincères félicitations à cette île pour
la beauté et la diversité de ses paysages, ainsi qu’à leurs habitants qui nous ont permis de passer un si beau
séjour 1 .

1
En allemand dans le texte.
© Vonne van der Meer, 1999.
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
Elle le regarda en arborant un large sourire. Même si Chiel était irrité par ses mimiques dès qu’elle se mettait à
parler allemand, comme si les Allemands avaient tous été de gros ringards, il lui rendit son sourire :
— Il y a d’autres passages marrants ?
Elle referma le Livre d’or.
— Tu n’aurais pas vu le livre que mon père m’a offert pour mes trente ans ?
Il jeta un regard circulaire dans la pièce parsemée de vêtements, de cubes et de pièces de puzzles de Floris.
— Tu viens de le sortir de ton sac et tu l’as déjà perdu…
— Non, pas ici, chez nous. Ça fait des semaines que je le cherche, un livre épais, un hardcover.
— C’est quoi, le titre ?
— L’Histoire sans fin.
— Quelle histoire ?
— L’Histoire sans fin.
Il se releva, considéra, les yeux pleins d’effroi, le canapé brun, les fauteuils en osier, l’étagère près du poêle,
comme si le livre qu’elle ne retrouvait pas aurait dû se trouver quelque part dans cette maison.
— L’Histoire sans fin ?
— Oui, une traduction, un roman allemand. Hardcover, jaquette rouge foncé tape-à-l’œil, titre en lettres
blanches.
— On t’a offert ça pour tes trente ans ?
— Oui, mon père.
— Pas pour Noël ?
— Tu sais où il est, oui ou non ?
— Ne m’engueule pas comme ça, tu veux !
— Je te demande quelque chose de très simple.
Elle lui demandait quelque chose de très simple. Il se souvenait d’être sorti du bain tout dégoulinant et d’avoir vu
le livre sur la table de nuit. Il se souvenait du soulagement qu’il avait éprouvé : voilà, le problème allait être réglé.
Ça ferait un beau cadeau pour Helga, un bouquin bien cher, bien épais, tout à fait pour elle, de sa part à lui.
— Alors, tu sais où il est, oui ou non ?
Dana le scrutait. Comment pouvait-il s’en tirer ? Je l’ai oublié dans l’avion. Non, plutôt dans ma chambre d’hôtel.
Je me trompe, je ne l’ai oublié nulle part puisque je ne l’avais pas emporté. Quand je voyage, je n’ai jamais le
temps de lire, alors explique-moi pourquoi je l’aurais emporté. Comment en arrives-tu à penser que… ? Ça ne
servait à rien de lui mentir. Quand elle le regardait comme elle le faisait là, il était incapable de lui mentir, il se
retrouvait dans la voiture, prisonnier de la ceinture de sécurité, nu, encore dégoulinant du bain qu’il venait de
prendre. Il avait beau regarder à droite et à gauche, elle suivait ses yeux qui se portaient sur la table de nuit d’une
chambre d’hôtel de Berlin, où était posé le livre qu’elle cherchait depuis des semaines.
— Je l’ai donné.
Avant qu’elle ait pu lui demander à qui, il enchaîna :
— À cette fille de Berlin, l’interprète. Elle parle couramment hollandais.
— C’était à moi.
— Je l’ignorais.
— Pourtant, il y avait mon nom dessus.
— Je ne l’ai pas vu, vraiment… Tous les livres, tous les CD qu’on nous donne ou qu’on achète, c’est à nous
deux, non ? N’est-ce pas ce qu’on a convenu ? Ne pas faire comme tous les autres qui s’empressent d’écrire leur
nom dessus, au cas où.
— Ce n’est pas moi qui l’ai écrit, mon nom, cria-t-elle, la voix cassée par l’émotion, il y était déjà. « Pour Dana,
ma fille, qui m’a donné mon premier petit-fils, pour ses trente ans. »
Chiel jeta un regard sévère à Floris qui, la bouche en cul-de-poule, s’apprêtait une nouvelle fois à pleurer. Ne
pouvait-elle pas penser à leur fils et se contrôler un peu, baisser le ton ? Il lui arracha Floris des mains et, l’enfant
dans les bras, traversa la pièce à toute allure et lui montra un gros goéland argenté qui allait et venait dans les
oyats, sous la fenêtre.
— Regarde ! Un goéland !
Lui montra un groupe de cavaliers qui empruntaient le Badweg en direction de la mer.
— Floris veut faire du cheval, sur le dos de papa ? Ou passer à plat ventre par le passe-plat ?
Quand il fut à court d’idées, ne sachant plus comment distraire son fils, il l’assit devant la télévision ; il eut beau
appuyer sur tous les boutons, elle ne s’alluma pas.
— Ce n’est pas malin de le mettre en plein après-midi devant une télé qui ne marche pas. Et fais attention, il veut
attraper le cendrier.
© Vonne van der Meer, 1999.
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
— S’il pleure, ce n’est pas à cause de la télé, c’est parce que tu cries.
— Oh ! Et c’est ma faute, peut-être ?
— Je l’ignorais, j’ignorais que ce livre était à toi, répéta-t-il à plusieurs reprises.
S’il avait vu que c’était à elle, s’il avait vu son nom inscrit sur la page de titre ou l’une des pages de garde, jamais
bien sûr il ne l’aurait, jamais de la vie il n’aurait… mais il était pressé. Il se souvenait avoir, tout dégoulinant,
tendu les mains vers le livre pour vérifier qu’il était comme neuf, pas encore écorné, mais il s’était retenu de le
faire car il avait les mains mouillées. Il se souvenait s’être dit : je jetterai un coup d’œil tout à l’heure, mais par la
suite, il avait été encore plus pressé et il avait oublié.
— Tu veux que je le lui redemande ?
— Je croyais que tu n’avais pas son adresse ?
— Non, je ne l’ai pas.
— Tu m’as menti à ce sujet aussi ?
— Quoi, menti ? Je t’ai raconté tout de suite que j’avais…, non ?
— Oui, quand je te l’ai demandé.
— C’était tout de suite.
Après lui avoir avoué, il lui avait demandé comment il se faisait qu’elle le savait déjà, si vite, avant même qu’il
ait pu dire grand-chose. Le ton de sa voix l’avait trahi, lui avait-elle dit, le récit ému qu’il avait fait dans la voiture
sur l’appartement vide de Berlin-Est avait éveillé ses soupçons.
— Moi aussi, il m’est arrivé d’aller dans un appartement miteux, c’est pas pour ça que j’ai pleuré. Je n’ai pas
assez de compassion. Et toi non plus.
Il porta son regard sur le Livre d’or, resté sur les genoux de Dana, et se souvint de la joie d’Helga au moment où
il lui avait offert le livre. Que ne l’avait-elle ouvert, non pas en plein milieu, mais à la page de titre ou à la page
de garde sur laquelle le père de Dana avait écrit sa dédicace ! « Pour Dana, c’est qui Dana ? » lui aurait demandé
Helga, un sourire crispé aux lèvres. Une situation pénible, mais assurément moins que cette humiliation.
— Dès que je retourne au travail, j’appelle le Centre des congrès.
Dana ne broncha pas.
— Ils l’ont embauchée comme interprète, ils doivent bien savoir où elle habite.
— Astucieux ! T’as tout calculé, au cas où tu aurais envie de la revoir ?
— Je ne veux pas la revoir. Est-ce que je ne t’ai pas promis…
— Tu ne veux pas parce que tu ne le veux pas, ou uniquement parce que tu me l’as promis ? Comment elle
s’appelle, d’ailleurs ?
— Je croyais que tu préférais ne pas le savoir.
— À présent qu’elle sait comment je m’appelle…
Il ne savait pourquoi, mais il tenait à garder le prénom d’Helga pour lui seul ; aussi, il lui dit qu’elle s’appelait
Heidi.
— Heidi.
— Heidi ? Tu m’as fait cocue avec une Heidi ?
— Heidi, oui, elle s’appelle comme ça, mais je suis là avec toi. Je veux rester avec toi, et je ferai en sorte…
— Ne perds pas ton temps, je n’ai pas besoin qu’on me rende ce bouquin.
— Je t’en achèterai un autre, alors. Je veux dire : un autre exemplaire de la même histoire sans fin…

Un silence glacial avait succédé à sa proposition. C’est alors que Dana se rendit compte que, depuis un moment,
elle n’avait plus entendu Floris. L’enfant était dans un angle de la pièce, près de la table, sous le passe-plat ; il
était tout violet, à croire qu’il venait d’avaler une pomme de pin. Notre punition, se dit Dana en se précipitant
vers lui, mais avant même d’avoir posé ses mains sur l’enfant, son odorat lui dit qu’il était tout simplement en
train de faire caca. Il ne restait plus qu’une couche, il était déjà quatre heures et demie et demain, c’était
dimanche. D’un moment sur l’autre, il y avait des choses plus urgentes à régler.
Chiel entreprit de changer Floris et Dana de rassembler toutes les pommes de pin sur la cheminée, au-dessus du
poêle ; en même temps, ils réfléchirent à ce qu’il leur fallait, en plus des couches : du café et du thé, il y en avait
– un paquet de Blédine pour Floris, des cache-prise, des fruits, des spaghetti – et qu’allaient-ils manger demain ?
L’air grave, ils discutèrent de la quantité de pain dont ils avaient besoin pour le week-end, de la sauce qu’ils
allaient mettre sur les pâtes.
— Une bolognaise, c’est ce que tu préfères, non ? demanda Chiel, tu veux que j’achète de la viande hachée et une
boîte de tomates pelées, des oignons, de l’ail ?
— Tu n’as qu’à choisir, en fonction de ce qu’il y a.

© Vonne van der Meer, 1999.


© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
Le ton sur lequel elle lui avait répondu le tranquillisa. Comme si, en lui confiant le soin de fixer le menu, elle
avait voulu lui dire qu’elle n’allait pas se méfier tout le temps, pas à chaque seconde.
— Demain, on pourrait d’ailleurs manger au village. Il doit y avoir un bon restaurant de poisson, près du port.
— Dans la mesure où tu penses à la salade.
Il était tellement soulagé qu’elle ne s’emporte plus contre lui qu’il faillit crier : pas de diète salade-carottes râpées
pendant les vacances, je te trouve belle comme tu es. Il se retint, savait que c’était un peu prématuré, qu’elle
n’apprécierait pas ce genre de flatteries, pas en ce moment, pas encore. Aussi reporta-t-il son désir impérieux de
se réconcilier avec elle sur la liste des commissions – les boudoirs de Floris, le chocolat, les biscuits apéritifs au
fromage, la bouteille de porto rouge –, sur le butin qu’il allait rapporter à Duinroos.
Tandis que Chiel se rendait au village pour y louer un vélo et faire les courses, Dana déballa les affaires. Mais
d’abord, elle fit le lit de Floris dans la chambre-aquarium : quand leur fils avait les yeux qui brillaient comme ça,
il pouvait s’endormir d’une minute à l’autre. De fait, il s’endormit avant qu’elle ait terminé, entre les coussins
bruns du canapé qu’il avait tirés par terre, son doudou à la bouche.
Elle entra dans leur chambre, laissa la porte ouverte pour que la chaleur pénètre, et entreprit de faire leur lit. Ce
n’était pas pratique : le côté gauche du lit était poussé contre le mur, sous la fenêtre. Il lui fallut se mettre à quatre
pattes pour passer le drap-housse dans les coins.
Avant même d’en prendre conscience, un grand malaise l’avait traversée, envahie. Non seulement c’était de la
faute de Chiel, le bouquin, mais c’est lui qui était à l’origine de tout ce qui allait de travers. Elle lui reprochait
d’avoir loué une maison dont la chambre à coucher la plus spacieuse était exiguë au point que le lit était poussé
dans un angle. Comment allaient-ils s’y prendre, ce soir ou cette nuit, s’il leur fallait se lever pour rendormir
Floris ? Celui qui dormait près de la fenêtre ne pourrait le faire qu’en passant par le pied du lit ou en enjambant
l’autre. Et pourquoi avaient-ils trimballé leurs draps puisqu’on pouvait en louer sur l’île ? Ça figurait dans le
guide. Peut-être même, qui sait, préparait-on les lits. De la pingrerie, tout ça, cette même pingrerie qui avait
poussé Chiel à donner le livre à Heidi plutôt qu’à lui acheter un cadeau. Heidi, quel prénom ! Rien qu’à
l’entendre, on voyait déjà le tablier et les manches bouffantes. Elle l’avait gardé au pieu, son petit tablier blanc ?
Comment pouvait-il choisir une femme avec un prénom pareil ? Oh ! Heidi ! mein Schatzilein.
D’un coup sec, elle tira le drap-housse sur le matelas. On s’était promis : jamais, jamais personne d’autre que toi.
Et pour comble de malheur, tu lui donnes un livre qui m’appartient. Je n’aurai plus jamais trente ans. Plus jamais
mon père ne m’offrira un livre dédicacé avec la même tendresse. Peut-être est-elle en train de le lire à l’heure
qu’il est, tout en pensant à toi, Schatzilein, Schatzilein…
Elle s’étendit de tout son long sur le lit. Elle était épuisée, plus encore à cause du commérage dans sa tête que de
la gymnastique qu’elle venait de faire. Elle fixa les panneaux isolants jaune clair du plafond, repéra une tache
d’humidité juste au-dessus de sa tête. On pouvait y voir un pays irrigué de fleuves ou encore un visage.
— Aide-moi, s’entendit-elle marmonner.
Elle ne savait pas à qui elle s’adressait, mais elle le redit, cette fois à voix haute :
— Aide-moi, aide-moi.
Elle resta allongée, écoutant le murmure des vagues. Je lui ai pardonné cette femme. Oui ou non ? Quelle
importance peut encore avoir ce bouquin ? Il faut que ces radotages, cette mesquinerie cessent. Ce n’est pas moi,
ça. Elle resta allongée, elle écouta, jusqu’à ce que sa tête soit nettoyée, vidée, jusqu’à ne plus entendre que le
murmure de la mer. Elle écouta jusqu’à avoir l’impression d’être elle-même ce murmure, d’être elle-même un
coquillage rejeté par la mer, d’être elle-même la mer.

Le reste de la semaine, Chiel laissa chaque matin Dana faire la grasse matinée ; il allait chercher Floris dans son
lit, lui donnait le biberon, l’emmenait au village acheter du pain frais. Quand ils rentraient, Dana avait préparé le
petit déjeuner, allumé la radio, et ça sentait bon le café dans toute la maison. L’île était trop petite pour qu’on
puisse s’y perdre. Il y avait un village et un seul, une église réformée, un cimetière, un musée. Ils pouvaient
simplement longer la mer à vélo, donner au cheval blanc ses morceaux de sucre quotidiens ; ou encore faire de la
balançoire avec Floris, sur le terrain de jeux, devant Het Posthuis. Tous les jours, ils franchissaient la dune pour
voir la mer, faire une petite promenade au bord de l’eau, ramasser quelques coquillages qu’ils rinçaient dans la
bassine bleue, celle qui servait de baignoire à Floris. Les plus beaux, ils les déposaient sur la cheminée, au-dessus
du poêle, à côté des pommes de pin. Ils appelaient ça leur « musée insulaire ».
Un jour, Dana ajouta à la collection un bout de bois en forme de lance-pierres, trouvé sur la plage, un bout de
bois dans lequel on pouvait tout aussi bien voir les bois d’un cerf. Ce n’est pas sa forme qui l’avait attirée, mais
sa couleur, ainsi que la sensation qu’il procurait au toucher. Le sable et le sel avaient lessivé, raboté le lance-
pierres. Gris clair, presque blanc, lisse, il ne présentait plus aucune aspérité, plus le moindre nœud.

© Vonne van der Meer, 1999.


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Au bout de quelques jours, ils eurent l’impression d’être là depuis des semaines. Entre autres à cause de cette
femme qui passait tous les soirs à la même heure en jetant un œil curieux sur la maison. Quand elle voyait Chiel
ou Dana, elle leur adressait un signe amical de la tête. La reine, c’est ainsi que Dana l’avait baptisée, parce
qu’elle était majestueuse sur son vélo noir, un sac à main au guidon, ou peut-être parce qu’il ne leur était donné
de la voir que de loin.
Ils n’avaient plus fait la moindre allusion à Heidi. Mais la première fois que Dana remit les pieds dans une
librairie, Heidi refit son apparition. Qu’est-ce que je fais ici ? s’était demandé Dana. Est-ce que je cherche un
livre parce que mon mari a donné celui que je voulais lire, cadeau d’adieu à une femme avec qui il n’a pu se
retenir de coucher ? Le soir, en ouvrant le livre qu’elle avait acheté, elle vit Chiel fuir son regard. Mais il ne lui
demanda pas : « Qu’est-ce que tu lis ? » Et parce qu’il ne le lui demandait pas, Dana ne put s’empêcher de
repenser à L’Histoire sans fin qui se trouvait à présent dans un appartement berlinois, sur une table de nuit ou
sous l’oreiller de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas.
Un après-midi, alors qu’elle rentrait du village en portant Floris et un cabas, elle repensa à Heidi : Chiel était
invisible et pourtant son manteau était accroché au portemanteau. Il ne répondit qu’après qu’elle l’eut appelé à
deux reprises. Il était en haut, dans la mansarde bleu clair, assis sur une chaise Thonet peinte en blanc, devant une
petite table blanche sur laquelle il n’y avait rien. Il était assis, fixant les maisons d’en face par la fenêtre ; elle
s’était demandé à quoi il pouvait bien penser, à qui, si Heidi lui manquait. Est-il possible qu’une personne vous
manque alors que vous avez passé une nuit et une seule avec elle ? Quand elle lui demanda ce qu’il faisait là,
dans cette petite chambre bleu clair, il lui dit :
— C’est tellement calme ici.
En bas, aussi, non ? Non, ici, c’était plus calme.
Quand elle le vit un soir, alors qu’ils dînaient dans un restaurant de poisson, fixer une femme, elle se demanda si
cette dernière lui rappelait Heidi. Cela ne l’avait jamais gênée, qu’il regarde d’autres femmes. Qu’il observe leur
façon de rire, de se mouvoir, de se vêtir. Au contraire, au moins il la regardait, il n’avait jamais arrêté de la
regarder elle aussi, et de voir qu’elle avait bonne mine ou moins bonne mine ; à présent, ça la perturbait. Elle
faillit lui demander comment elle était, cette Heidi, mais se retint. Elle avait peur qu’il dise : gracile, garçonne, ce
qu’elle-même n’était pas et ne deviendrait jamais. Ou : elle a une crinière toute frisée, oui, c’est ce qu’elle a de
plus singulier, Heidi, ses cheveux… Et que, sans savoir au juste pourquoi, elle se mette elle-même à laisser
pousser ses cheveux, qu’elle avait courts, à faire une permanente, à les colorer, tout comme lorsqu’elle avait dix-
huit ans et que, chaque jour, elle voulait être quelqu’un d’autre.
— T’as l’air bien sérieuse ? lui demanda Chiel quand leurs regards se croisèrent.
Elle garda le silence. Dans sa tête, chaque question débouchait sur toujours plus d’Heidi. Elle regrettait déjà de
lui avoir demandé son prénom. « Une fille de Berlin-Est », c’était plus flou, plus facile à ignorer. Elle se pencha
sur le set de table, devant elle. Il y en avait un devant chacun d’eux trois ; chaque set représentait une vue
aérienne de l’île.
— Je me disais que l’île ressemble à une baleine, tu vois ? Ici, la tête ; là, ce banc de sable, c’est la queue, une
courbe…
De la pointe de son couteau, elle lui montra où ils s’étaient promenés l’après-midi même.
À chaque fois que Chiel se montrait trop zélé, trop flatteur, trop soumis, Dana repensait à Heidi. Alors qu’ils
étaient habitués à se faire part sans détour de leurs souhaits respectifs, Chiel ne pouvait dorénavant plus rien
formuler sans user de circonlocutions : est-ce que ça te va si, est-ce que tu es d’accord pour… Au début, par
facilité, elle ne s’y était pas opposée, car il s’occupait bien plus de Floris et des choses du ménage. Quand Floris
se réveillait en pleine nuit, il se glissait au-dessus d’elle pour aller donner à boire à leur fils. Peut-être était-ce
inévitable, peut-être en avait-il besoin – une sorte de pénitence –, lui fallait-il grimper une montagne sur les
genoux. Mais peu à peu, l’humilité de Chiel commença à exaspérer Dana. Elle refusait d’exercer ce pouvoir sur
lui. Le pouvoir de le renvoyer au village au cas où il avait oublié quelque chose, un truc insignifiant, dont ils
auraient très bien pu se passer. Un matin, elle lui cria à la figure :
— Arrête de vouloir te racheter !
Il la considéra d’un air abasourdi. Mais Dana ne regrettait pas sa sortie, si ce n’est que, dans sa colère, elle avait
employé le mot allemand Wiedergutmachung. À croire que sa tête était remplie de mots allemands et de rien
d’autre, de prénoms de femmes allemandes. Ce coup d’éclat éclaira le ciel et, peu après, elle put lui dire qu’il
n’avait plus à se racheter de quoi que ce soit. Que ça s’arrangerait, un jour. Que le temps ferait le reste, le temps,
le vent et le sel.

© Vonne van der Meer, 1999.


© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.

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