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ISBN : 978-2-264-04306-1
N° 4036
Prix : 7.30
I
Une petite maison carrée, revêtue de planches goudronnées noires. Deux ailes, telles deux hanches larges
rapportées. S’agissait-il de chambres, d’une cuisine ou d’une remise, la photo ne le disait pas. Au rez-de-
chaussée, une grande porte-fenêtre donnant sur une terrasse entourée d’une palissade en bois blanc. Floris
pourrait jouer là, au soleil, sur une couverture. Juste sous le toit aux tuiles orange, il y avait une autre petite
fenêtre et, dans le triangle entre celle-ci et celui-là, un étroit panneau blanc portant une mention en lettres noires,
apparemment son nom : Duinroos. Un soir, il y avait de ça environ cinq semaines, Chiel était rentré avec un
guide des maisons de vacances ; il l’avait ouvert et le lui avait posé sur les genoux.
— Regarde, celle-là, je me suis arrangé pour la louer une semaine.
Elle avait tout de suite remarqué que cette maison, c’était du solide, du tangible, tout le contraire de ce qu’elle
était elle-même ces derniers temps. Elle espérait que les planches exhalaient encore l’odeur de goudron ; le
goudron la ramenait, en une goulée d’air, aux étés de son enfance, aux quais où elle allait voir avec son père les
embarcations des pêcheurs.
Dana avait gravé la photo de Duinroos dans sa mémoire, mais maintenant qu’ils s’en approchaient à bord du bus,
la pluie battante ne lui permettait de repérer que de vagues contours ; c’est à peine si elle distinguait quelque
chose à travers la vitre. À supposer que Chiel eût discuté avec elle au lieu de la prendre de court, elle aurait peut-
être, tout compte fait, opté pour des vacances dans un pays chaud, pour une île au nom exotique où l’on peut se
promener en maillot de bain dès le mois d’avril.
Le bus s’arrêta près d’un terrain de camping, le Stortemelk ; personne ne descendit, il faisait encore bien trop
froid pour planter la tente. Drôle de nom, Stortemelk, ça lui rappela le lait s’écoulant spontanément de ses seins
quand, au bout de six mois, elle avait arrêté d’allaiter. Elle n’était encore jamais venue sur l’île de Vlieland,
ignorait tout de la distance qui sépare Duinroos du port, s’ils étaient tout près, ou s’ils avaient déjà dépassé la
maison dans l’hypothèse où le chauffeur aurait oublié de les prévenir. Si tel était le cas, il ne leur resterait plus
qu’à faire demi-tour et à marcher un sacré bout de chemin sous les flots de pluie en portant Floris et tous leurs
bagages, dont un énorme sac rien que pour les draps. Comme s’ils n’avaient déjà pas assez de choses à trimballer
comme ça. Durant tout le voyage, deux heures de voiture et une heure et demie de bateau, Floris n’avait pas
fermé l’œil une seconde ; à présent, il dormait, la tête contre la poitrine de son père. Et quand il dormait, il était
deux fois plus lourd. Que n’avaient-ils pris un taxi, ils seraient déjà arrivés depuis un bail. Elle poussa Chiel du
coude.
— Tu sais où l’on doit descendre ?
— Non, mais le chauffeur nous préviendra.
C’était assez excitant de prendre, sous le paillasson, une clef qu’on n’avait pas soi-même déposée à cet endroit et
qui était celle d’une maison appartenant à quelqu’un d’autre. Alors même qu’elle n’arrivait pas à ouvrir la porte
du premier coup, Dana se rendit compte qu’elle était en train de jeter un regard anxieux autour d’elle. Sur ces
entrefaites, Floris se réveilla d’un coup en pleurnichant ; elle se précipita pour le calmer. Elle prit son fils dans ses
bras et donna la clef à Chiel qui trifouilla la serrure, les yeux fermés pour mieux se concentrer ; la porte s’ouvrit.
Chiel fit un pas de côté, un geste galant, je vous en prie, madame, et descendit en vitesse le sentier pour récupérer
la carriole et les bagages restés près de la palissade.
Dana avait devant elle un couloir étroit qui distribuait quatre pièces et un escalier. Portes au laqué brillant, vert de
mer, dans un encadrement d’un vert mat plus foncé. Lino gris-beige, couleur presque identique au sentier de
coquillages qui s’étirait derrière elle. La première chose qu’elle fit en entrant fut d’essuyer longuement ses pieds.
Floris avança la lèvre inférieure, hésitant entre rester pantois et recommencer à pleurer. Pour le mettre à l’aise,
Dana montra du doigt tout ce qu’elle voyait et accola un nom à chaque chose. Intimidée – n’est-ce pas être mal
élevée que d’ouvrir les portes d’une maison qui n’est pas à soi –, elle posa la main sur la clenche la plus proche.
— Regarde, les toilettes.
Enfant, quand ses parents l’emmenaient quelque part, chez des membres de la famille, au restaurant, ce qu’elle
voulait toujours voir en premier, c’étaient les toilettes. Étonnant le nombre de fois où elle avait repensé à son
enfance depuis qu’elle était maman, certains jours même sans discontinuer. Sur ces toilettes-là, il n’y avait rien à
redire. Peinture blanche et carreaux blancs rutilants. Lunette noire, cuvette propre, petit lavabo idem et ça sentait
le savon noir. Rouleau de papier tout neuf fixé à son support et, au-dessus, un papier portant la mention
manuscrite : « Pour délibérer à huis clos, n’attendez pas d’être au bout du rouleau. » Les boucles des l, b, h
étaient étonnamment grandes, semblables à des ailes.
Pouffant de rire, elle ouvrit un rideau en plastique à rayures puis le tira, ravalant au dernier moment le mot
douche. Ce mot suffisait à paniquer Floris. Trop de boucan, trop de flotte d’un coup. Il n’y avait pas de baignoire
dans cette maison, elle l’avait lu dans le guide, mais sans doute une bassine où elle pourrait le baigner.
S’apprêtant à entrer dans la pièce en vis-à-vis, elle eut de nouveau l’impulsion de frapper à la porte, se retint. La
maison était à eux, elle pouvait entrer dans toutes les pièces, s’asseoir, s’allonger, chanter à tue-tête, rire, pisser la
porte ouverte. Ils l’avaient louée, en avaient payé la location, la maison était à eux pour toute une semaine.
La porte desservait une petite chambre à coucher. Des chambres à coucher au rez-de-chaussée, il en allait
toujours ainsi dans ces maisons de vacances. Les rideaux étaient démodés, d’un vert rehaussé de petites fleurs
jaunes et rouges. Ils laissaient passer une lumière verdâtre dans laquelle Floris semblait avoir le mal de mer, petit
poisson souffrant du mal de mer dans un aquarium. Elle les ouvrit. Sur le chemin, un homme descendait de
bicyclette ; il ôta son poncho de pluie jaune et en secoua les gouttes. Dana posa Floris près du lit de façon à ce
qu’il ait un endroit où prendre appui.
— Lit. Pas le lit de Floris. Le lit de Floris, il est ailleurs.
La maison était en principe équipée d’un lit-cage ainsi que d’une chaise d’enfant.
Sur le matelas, un molleton, propre à première vue, un oreiller et deux couvertures à carreaux. Chez eux aussi, ils
avaient des couvertures. Être bordé dans son lit, c’est bien mieux que d’être sous une couette qu’une main se
contente de réajuster. Autrefois, sa maman la bordait toujours en tirant au maximum sur les couvertures.
L’immobilisme auquel elle était condamnée, Dana en faisait parfois un jeu : réussir à rester toute la nuit sans
bouger et, au matin, se glisser hors du lit sans défaire draps ni couvertures, comme l’on sort une lettre d’une
enveloppe non cachetée. Le matin, sa mère entrait dans la chambre et, feignant la stupéfaction, criait que Dana
n’avait pas dormi à la maison :
— Viens voir, Gérard, Dana n’a pas dormi ici cette nuit.
Ses parents riaient tout leur soûl, à chaque fois, puis se demandaient où elle avait bien pu passer la nuit, chez
qui ?
Quand elle avait téléphoné à huit heures du matin à l’hôtel et qu’il s’était avéré que Chiel n’était pas dans sa
chambre, elle aurait déjà pu s’en douter. Huit heures, c’est le meilleur moment pour m’appeler, lui avait-il dit, je
suis réveillé à coup sûr et pas encore parti. Au type de la réception qui venait de lui dire que son mari n’était pas
dans sa chambre, elle avait voulu demander avant de raccrocher si son Ehemann faisait par hasard un jogging,
mais elle avait eu un doute sur l’équivalent allemand du mot « jogging ».
Floris donna à sa mère le livre, posé jusque-là sur un coussin du canapé d’angle. Si le garçon se tenait déjà sur ses
jambes, il ne marchait pas encore ; en se tournant vers sa mère, il faillit perdre l’équilibre. D’une main, elle
s’empara du livre, de l’autre elle attrapa le bras de son fils en regardant autour pour voir s’il y avait d’autres
arêtes vives. Chez eux, elle avait appris à repérer les endroits où Floris aurait pu se cogner, se couper, se redresser
et ceux où il aurait été dans l’impossibilité de le faire, mais ici, Dana devait encore tout découvrir. S’habituer à un
lieu quand on est avec un enfant n’a rien à voir avec la passivité qu’on adopte quand on est seul, quand on
s’habitue en se laissant flotter sur le dos au gré des heures : c’est de la compétition de haut niveau. Si Floris
venait à sortir de son champ de vision, elle sursautait au moindre bruit et se précipitait sur lui pour voir les bêtises
qu’il était en train de faire. Restait-elle un moment sans l’entendre qu’elle l’imaginait à quatre pattes,
s’approchant, les doigts tendus, d’une prise électrique.
« Lis », lui intima-t-il du plat de la main en tapant sur le livre. Livre d’or, telle était la mention figurant à l’encre
noire sur la couverture de toile rouge. À le voir, on pouvait penser qu’il s’agissait d’un livre normal, du même
format que ceux à couverture cartonnée, mais en l’ouvrant, on découvrait des pages couvertes de différentes
écritures, au stylo plume de diverses couleurs d’encre, au crayon à papier. Entre deux pages vierges, était glissée
une petite plume d’oiseau grise, bleue et blanche. Elle la passa sur la joue de Floris. Il cria de plaisir et voulut lui
caresser sa joue à elle. Sachant que sa petite main était une sorte d’estomac qui ne laissait rien intact, elle lui
montra comment tenir la plume pour ne pas l’abîmer, délicatement, entre le pouce et l’index.
— Ouille, doucement !
Elle ne voulait pas qu’il y ait, au cours du premier quart d’heure qu’ils passaient dans cette maison, le moindre
objet cassé, écrasé, abîmé. Surtout pas une chose aussi fragile et inutile qu’une petite plume que quelqu’un avait
ramassée en faisant une promenade et placée entre deux pages du Livre d’or. Elle feuilleta plus avant, vit que ce
n’était pas un hasard si la plume se trouvait là, posée sur la première page laissée vierge. Un bon signe, se dit-
elle, la maison elle aussi veut que l’on fasse table rase.
En passant en revue les dates mentionnées par les locataires au-dessus de ce qu’ils avaient confié au papier, elle
constata que beaucoup n’avaient rien écrit. Il y avait par endroits des trous de plusieurs semaines. Ce n’était
d’ailleurs pas simple d’écrire à des gens que l’on ne connaissait pas, même si on avait vécu dans leur intérieur, si
on avait posé les fesses sur leur canapé, couché dans leur lit. Au milieu de la première page, il y avait, dans la
même écriture que les mots « Livre d’or » de la couverture, une simple phrase : Bienvenue à Duinroos, j’espère
de tout cœur que vous passerez un bon séjour dans cette maison, et dessous une signature illisible. La personne
qui avait écrit cela n’était pas celle qui avait disséminé des recommandations dans la maison. Dana essaya de
déchiffrer la signature ; elle se demandait si l’absence d’un nom et d’une adresse lisibles sous le mot de
bienvenue était délibérée. Évidemment, on pouvait toujours tomber sur des locataires qui téléphonaient et se
plaignaient pour le moindre petit rien.
— Qu’est-ce que tu lis ? demanda Chiel.
Elle leva les yeux.
— Un truc de la maison. Le Livre d’or.
— Ah oui, dans lequel on doit raconter avec le plus grand naturel qu’on a passé du bon temps ici ?
— Il y en a qui se contentent de dire « merci », d’autres qui papotent sur une demi-page.
— Je propose qu’on y indique le nombre de fois qu’on va le faire pendant ces vacances, et où…
Il y avait de la hardiesse dans sa voix, mais Dana vit dans son regard à quel point il était peu sûr de lui. Elle lui
sourit :
— En précisant entre quelles dunes…
— C’est à ça que tu as pensé en revoyant les dunes ?
Il s’agenouilla devant elle, passa les bras autour de ses cuisses, posa la tête contre ses genoux.
— À moi en train de t’embrasser dans le sable ?
— Les dunes, début avril, ce n’est pas ce qui me vient tout de suite à l’esprit, rétorqua Dana.
— Quoi, alors ? Dis-le.
— Tiens, lis. Il y a des gens qui taquinent la muse : Nous adressons nos plus sincères félicitations à cette île pour
la beauté et la diversité de ses paysages, ainsi qu’à leurs habitants qui nous ont permis de passer un si beau
séjour 1 .
1
En allemand dans le texte.
© Vonne van der Meer, 1999.
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
Elle le regarda en arborant un large sourire. Même si Chiel était irrité par ses mimiques dès qu’elle se mettait à
parler allemand, comme si les Allemands avaient tous été de gros ringards, il lui rendit son sourire :
— Il y a d’autres passages marrants ?
Elle referma le Livre d’or.
— Tu n’aurais pas vu le livre que mon père m’a offert pour mes trente ans ?
Il jeta un regard circulaire dans la pièce parsemée de vêtements, de cubes et de pièces de puzzles de Floris.
— Tu viens de le sortir de ton sac et tu l’as déjà perdu…
— Non, pas ici, chez nous. Ça fait des semaines que je le cherche, un livre épais, un hardcover.
— C’est quoi, le titre ?
— L’Histoire sans fin.
— Quelle histoire ?
— L’Histoire sans fin.
Il se releva, considéra, les yeux pleins d’effroi, le canapé brun, les fauteuils en osier, l’étagère près du poêle,
comme si le livre qu’elle ne retrouvait pas aurait dû se trouver quelque part dans cette maison.
— L’Histoire sans fin ?
— Oui, une traduction, un roman allemand. Hardcover, jaquette rouge foncé tape-à-l’œil, titre en lettres
blanches.
— On t’a offert ça pour tes trente ans ?
— Oui, mon père.
— Pas pour Noël ?
— Tu sais où il est, oui ou non ?
— Ne m’engueule pas comme ça, tu veux !
— Je te demande quelque chose de très simple.
Elle lui demandait quelque chose de très simple. Il se souvenait d’être sorti du bain tout dégoulinant et d’avoir vu
le livre sur la table de nuit. Il se souvenait du soulagement qu’il avait éprouvé : voilà, le problème allait être réglé.
Ça ferait un beau cadeau pour Helga, un bouquin bien cher, bien épais, tout à fait pour elle, de sa part à lui.
— Alors, tu sais où il est, oui ou non ?
Dana le scrutait. Comment pouvait-il s’en tirer ? Je l’ai oublié dans l’avion. Non, plutôt dans ma chambre d’hôtel.
Je me trompe, je ne l’ai oublié nulle part puisque je ne l’avais pas emporté. Quand je voyage, je n’ai jamais le
temps de lire, alors explique-moi pourquoi je l’aurais emporté. Comment en arrives-tu à penser que… ? Ça ne
servait à rien de lui mentir. Quand elle le regardait comme elle le faisait là, il était incapable de lui mentir, il se
retrouvait dans la voiture, prisonnier de la ceinture de sécurité, nu, encore dégoulinant du bain qu’il venait de
prendre. Il avait beau regarder à droite et à gauche, elle suivait ses yeux qui se portaient sur la table de nuit d’une
chambre d’hôtel de Berlin, où était posé le livre qu’elle cherchait depuis des semaines.
— Je l’ai donné.
Avant qu’elle ait pu lui demander à qui, il enchaîna :
— À cette fille de Berlin, l’interprète. Elle parle couramment hollandais.
— C’était à moi.
— Je l’ignorais.
— Pourtant, il y avait mon nom dessus.
— Je ne l’ai pas vu, vraiment… Tous les livres, tous les CD qu’on nous donne ou qu’on achète, c’est à nous
deux, non ? N’est-ce pas ce qu’on a convenu ? Ne pas faire comme tous les autres qui s’empressent d’écrire leur
nom dessus, au cas où.
— Ce n’est pas moi qui l’ai écrit, mon nom, cria-t-elle, la voix cassée par l’émotion, il y était déjà. « Pour Dana,
ma fille, qui m’a donné mon premier petit-fils, pour ses trente ans. »
Chiel jeta un regard sévère à Floris qui, la bouche en cul-de-poule, s’apprêtait une nouvelle fois à pleurer. Ne
pouvait-elle pas penser à leur fils et se contrôler un peu, baisser le ton ? Il lui arracha Floris des mains et, l’enfant
dans les bras, traversa la pièce à toute allure et lui montra un gros goéland argenté qui allait et venait dans les
oyats, sous la fenêtre.
— Regarde ! Un goéland !
Lui montra un groupe de cavaliers qui empruntaient le Badweg en direction de la mer.
— Floris veut faire du cheval, sur le dos de papa ? Ou passer à plat ventre par le passe-plat ?
Quand il fut à court d’idées, ne sachant plus comment distraire son fils, il l’assit devant la télévision ; il eut beau
appuyer sur tous les boutons, elle ne s’alluma pas.
— Ce n’est pas malin de le mettre en plein après-midi devant une télé qui ne marche pas. Et fais attention, il veut
attraper le cendrier.
© Vonne van der Meer, 1999.
© Éditions Héloïse d’Ormesson, 2005,pour la traduction française.
— S’il pleure, ce n’est pas à cause de la télé, c’est parce que tu cries.
— Oh ! Et c’est ma faute, peut-être ?
— Je l’ignorais, j’ignorais que ce livre était à toi, répéta-t-il à plusieurs reprises.
S’il avait vu que c’était à elle, s’il avait vu son nom inscrit sur la page de titre ou l’une des pages de garde, jamais
bien sûr il ne l’aurait, jamais de la vie il n’aurait… mais il était pressé. Il se souvenait avoir, tout dégoulinant,
tendu les mains vers le livre pour vérifier qu’il était comme neuf, pas encore écorné, mais il s’était retenu de le
faire car il avait les mains mouillées. Il se souvenait s’être dit : je jetterai un coup d’œil tout à l’heure, mais par la
suite, il avait été encore plus pressé et il avait oublié.
— Tu veux que je le lui redemande ?
— Je croyais que tu n’avais pas son adresse ?
— Non, je ne l’ai pas.
— Tu m’as menti à ce sujet aussi ?
— Quoi, menti ? Je t’ai raconté tout de suite que j’avais…, non ?
— Oui, quand je te l’ai demandé.
— C’était tout de suite.
Après lui avoir avoué, il lui avait demandé comment il se faisait qu’elle le savait déjà, si vite, avant même qu’il
ait pu dire grand-chose. Le ton de sa voix l’avait trahi, lui avait-elle dit, le récit ému qu’il avait fait dans la voiture
sur l’appartement vide de Berlin-Est avait éveillé ses soupçons.
— Moi aussi, il m’est arrivé d’aller dans un appartement miteux, c’est pas pour ça que j’ai pleuré. Je n’ai pas
assez de compassion. Et toi non plus.
Il porta son regard sur le Livre d’or, resté sur les genoux de Dana, et se souvint de la joie d’Helga au moment où
il lui avait offert le livre. Que ne l’avait-elle ouvert, non pas en plein milieu, mais à la page de titre ou à la page
de garde sur laquelle le père de Dana avait écrit sa dédicace ! « Pour Dana, c’est qui Dana ? » lui aurait demandé
Helga, un sourire crispé aux lèvres. Une situation pénible, mais assurément moins que cette humiliation.
— Dès que je retourne au travail, j’appelle le Centre des congrès.
Dana ne broncha pas.
— Ils l’ont embauchée comme interprète, ils doivent bien savoir où elle habite.
— Astucieux ! T’as tout calculé, au cas où tu aurais envie de la revoir ?
— Je ne veux pas la revoir. Est-ce que je ne t’ai pas promis…
— Tu ne veux pas parce que tu ne le veux pas, ou uniquement parce que tu me l’as promis ? Comment elle
s’appelle, d’ailleurs ?
— Je croyais que tu préférais ne pas le savoir.
— À présent qu’elle sait comment je m’appelle…
Il ne savait pourquoi, mais il tenait à garder le prénom d’Helga pour lui seul ; aussi, il lui dit qu’elle s’appelait
Heidi.
— Heidi.
— Heidi ? Tu m’as fait cocue avec une Heidi ?
— Heidi, oui, elle s’appelle comme ça, mais je suis là avec toi. Je veux rester avec toi, et je ferai en sorte…
— Ne perds pas ton temps, je n’ai pas besoin qu’on me rende ce bouquin.
— Je t’en achèterai un autre, alors. Je veux dire : un autre exemplaire de la même histoire sans fin…
Un silence glacial avait succédé à sa proposition. C’est alors que Dana se rendit compte que, depuis un moment,
elle n’avait plus entendu Floris. L’enfant était dans un angle de la pièce, près de la table, sous le passe-plat ; il
était tout violet, à croire qu’il venait d’avaler une pomme de pin. Notre punition, se dit Dana en se précipitant
vers lui, mais avant même d’avoir posé ses mains sur l’enfant, son odorat lui dit qu’il était tout simplement en
train de faire caca. Il ne restait plus qu’une couche, il était déjà quatre heures et demie et demain, c’était
dimanche. D’un moment sur l’autre, il y avait des choses plus urgentes à régler.
Chiel entreprit de changer Floris et Dana de rassembler toutes les pommes de pin sur la cheminée, au-dessus du
poêle ; en même temps, ils réfléchirent à ce qu’il leur fallait, en plus des couches : du café et du thé, il y en avait
– un paquet de Blédine pour Floris, des cache-prise, des fruits, des spaghetti – et qu’allaient-ils manger demain ?
L’air grave, ils discutèrent de la quantité de pain dont ils avaient besoin pour le week-end, de la sauce qu’ils
allaient mettre sur les pâtes.
— Une bolognaise, c’est ce que tu préfères, non ? demanda Chiel, tu veux que j’achète de la viande hachée et une
boîte de tomates pelées, des oignons, de l’ail ?
— Tu n’as qu’à choisir, en fonction de ce qu’il y a.
Le reste de la semaine, Chiel laissa chaque matin Dana faire la grasse matinée ; il allait chercher Floris dans son
lit, lui donnait le biberon, l’emmenait au village acheter du pain frais. Quand ils rentraient, Dana avait préparé le
petit déjeuner, allumé la radio, et ça sentait bon le café dans toute la maison. L’île était trop petite pour qu’on
puisse s’y perdre. Il y avait un village et un seul, une église réformée, un cimetière, un musée. Ils pouvaient
simplement longer la mer à vélo, donner au cheval blanc ses morceaux de sucre quotidiens ; ou encore faire de la
balançoire avec Floris, sur le terrain de jeux, devant Het Posthuis. Tous les jours, ils franchissaient la dune pour
voir la mer, faire une petite promenade au bord de l’eau, ramasser quelques coquillages qu’ils rinçaient dans la
bassine bleue, celle qui servait de baignoire à Floris. Les plus beaux, ils les déposaient sur la cheminée, au-dessus
du poêle, à côté des pommes de pin. Ils appelaient ça leur « musée insulaire ».
Un jour, Dana ajouta à la collection un bout de bois en forme de lance-pierres, trouvé sur la plage, un bout de
bois dans lequel on pouvait tout aussi bien voir les bois d’un cerf. Ce n’est pas sa forme qui l’avait attirée, mais
sa couleur, ainsi que la sensation qu’il procurait au toucher. Le sable et le sel avaient lessivé, raboté le lance-
pierres. Gris clair, presque blanc, lisse, il ne présentait plus aucune aspérité, plus le moindre nœud.