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Honneur, Loyauté, Devoir

Par Mari Murdock

Yojiro fit glisser sa lame sur la surface lisse et charnue du bois. Un copeau recourbé, puis un
autre, apparaissaient puis tombaient, comme de petites langues de feu, dans un furoshiki qu’il
avait placé au sol pour les recueillir. Yojiro tapota son couteau sur le banc pour l’en débarrasser
des éclats de bois. Les saccades se confondirent avec le rythme de la pluie.
Tap tap. Tap. Tap tap tap.
Un jardinier portant de simples vêtements marron s’éclipsa derrière une porte, un parasol en
papier sur l’épaule.
L’improbable personnage le regarda à peine trop longtemps avant de commencer à ramasser
les feuilles mortes du sentier en gravier avec des pinces en laiton. Yojiro continua à sculpter, en
frappant par moments son couteau pour en faire tomber les éclats de bois.
Tap tap tap.
Des gloussements parvinrent de l’ambassade. Il s’agissait d’un groupe de femmes, qui se rap-
prochait d’une fenêtre du deuxième étage. La voix langoureuse de Dame Kachiko s’éleva au-des-
sus de celles des autres courtisanes. Le volet s’ouvrit et elles soupirèrent en découvrant le ciel.
« Ah, les doux orages estivaux », lança Kachiko, dans l’embrasure de la fenêtre. « Voulez-vous
admirer la vue pendant notre partie ? »
« Oui, jouons au hanafuda tout en observant les fleurs. C’est très approprié ! », répondit
une autre femme. Yojiro reconnut sa voix : il s’agissait de Shosuro Hatsuko, l’espionne geisha
favorite de Kachiko.
La partie commença. Les cartes de bois
laqué tombaient sur la table en un claque-
ment méthodique, qui reflétait, lui aussi, le
tambourinement de la pluie.
Clic clic. Clic. Clic clic.
Yojiro tapota de nouveau son couteau.
Tap tap.
La liaison était établie. Yojiro écouta les
claquements des cartes de hanafuda, au-des-
sus de lui, et les traduisit, se remémorant les
mots qu’on lui avait ordonné d’attendre.
Clic. Clic clic clic.

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Les sons s’échappaient de la fenêtre, presque étouffés par la pluie, mais Yojiro entendit claire-
ment chacun des mots.
Magistrat. Pouvoir. Tournoi.
Yojiro transposa les mots codés dans son esprit, les reliant entre eux pour comprendre le
sens de la phrase. Kachiko faisait référence à son statut de Magistrat d’Émeraude, un honneur
qui lui permettait d’influencer l’organisation du tournoi du Championnat d’Émeraude. Le frère
de Bayushi Shoju, Aramoro, le concurrent Scorpion, se préparait à participer à l’épreuve finale
quelques jours plus tard.
Il répondit, en tapotant son couteau sur le tronc de l’arbre, pour faire tomber les éclats de
bois au sol.
Oui, ma Dame.
« Mes Dames », dit Kachiko à voix haute. Ses mots n’étaient qu’un écran de fumée destiné à
dissimuler la vraie conversation. « J’ai bien peur que ma dernière visite aux courtisans de la Grue
n’ait été une déception. »
Le jardinier s’approcha. Sa tâche l’avait mené directement sous la fenêtre de Kachiko, où il
ramassait les feuilles tombées dans un bassin de koi grâce à un grand filet de bambou. Le jardi-
nier ne se rendrait compte de rien.
« Kakita Yuri manque cruellement de style », reprit Kachiko. « Qui aurait pu croire que l’effet
d’un kimono aussi raffiné pouvait être réduit à néant par la fierté de son porteur, lorsqu’elle se
transforme en obstination ? »
« Oui, les traits disgracieux d’une pareille tête de cochon rompent tout l’équilibre des motifs »,
enchérit Hatsuko. « Quelqu’un devrait vraiment dire à Yuri-san que l’habit ne fait pas le moine.
C’est le moine qui fait l’habit. »
Les cartes de hanufada continuaient
à claquer.
Clic. Clic clic. Clic clic.
Tournoi. Scorpion. Gagner.
Yojiro s’arrêta, la réponse au bout des
doigts. Une douleur étreignit son ventre
et l’immobilisa. Kachiko lui demandait de
truquer le tournoi, d’utiliser son art pour
s’assurer qu’Aramoro devienne Champion
d’Émeraude. Il fronça les sourcils.

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Il se représentait le visage de Kachiko, à l’étage. Ses lèvres pulpeuses et rouges contractées en
un sourire plein de sagacité, mais insondable, savourant les plaisirs de l’intrigue.
Son message n’était pas fini.
Vous. Intelligent. Vous. Gagner.
Il pouvait imaginer ses yeux, sombres et mystérieux, teintés d’une nuance de badinage.
Il voyait si souvent ces yeux aux côtés de l’Empereur. Assis là, il rayonnait de toute sa majesté,
le regard tourné vers le Paradis Céleste. Une sagesse candide mais confiante habitait ses paroles.
Sa main puissante reposait sur le Trône de Chrysanthème.
Truquer ainsi le tournoi serait un acte de trahison, se dit Yojiro. Voire pire. Une insulte person-
nelle à l’encontre de Empereur, un blasphème vis-à-vis des lois du Royaume Céleste.
Et pourtant, Yojiro n’arrivait pas à effacer totalement de son esprit le visage de Kachiko, son
regard ambitieux brillant de sa loyauté immuable envers le Clan du Scorpion, de cette allégeance
au nom de laquelle il avait élaboré un moyen de truquer le tournoi à l’instant même où elle le lui
avait demandé.
Il soupira. Il était avant tout un serviteur de son clan. Cela passait avant son honneur.
Avant son âme.
Il tapota de nouveau son couteau.
Je sers. Scorpion.
« Quel soulagement que les hostilités entre les Lions et les Grues doivent cesser pendant le
tournoi du Championnat d’Émeraude », affirma Kachiko, avec tous les accents de la sincérité.
« Nous aurons quelques jours de paix, c’est plus que ce que nous espérions. »
Agissez bien, Yojiro. Agissez prudemment.
« Une paix bien méritée », répondit Hatsuko. « La guerre est une chose terrible. »
Je sers. Ma Dame.
Le jardinier jeta un regard suspicieux à Yojiro, mais il l’ignora.
J’attends. Bonne chance.
Yojiro emballa soigneusement son tas de copeaux de bois dans son furoshiki et l’inséra dans
sa manche. Il croisa de nouveau le regard du jardinier, puis avança sous la pluie pour lui tendre
sa sculpture.
Une petite grue en bois pour un espion de la Grue.
Mortifié, le jardinier resta paralysé d’avoir été ainsi démasqué, Yojiro plaça donc la sculpture
dans le obi de l’homme avant de s’éloigner. Il devait commencer à travailler sur un autre projet.

Le haut col de Bayushi Yojiro lui serrait trop la gorge. Ses bords pointus lui piquaient les
joues, l’emprisonnant dans ses doutes.
Honneur. Déshonneur. Suis-je un traître ? Qui trahirais-je dans ce cas ?
« Yoji-kun. Qu’est-ce qui vous perturbe ? »
Yojiro avait oublié qu’il discutait avec sa sœur. « Rien, Mii-chan. »

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Otomo Mikuru le regarda d’un air exagérément suspicieux, caricaturant ses propres talents
d’actrice accomplie. « Votre anxiété se lit sur votre visage. Ce col raide ne suffit pas à vous dissi-
muler à moi, mon frère. »
Yojiro hésita. Sa sœur avait toujours été plus résolue que lui dans sa loyauté. Entraînée dès son
plus jeune âge à l’art de la comédie, elle était rapidement devenue une actrice exceptionnelle. À
l’âge de dix ans seulement, elle s’était portée volontaire pour participer à une intrigue impliquant
la trahison d’un représentant Otomo en visite à Kyūden Bayushi. Elle avait fait honneur à sa mis-
sion. Aujourd’hui, elle était une épouse Otomo. Ses manigances étaient permanentes, et elle en
savourait chaque instant.
« Même si je ne vous cache rien, Mii-chan, cela ne signifie pas que je peux toujours vous dire
ce qui traverse mon esprit. Nous ne sommes plus des enfants qui partagent tous leurs secrets. »
« Vous avez donc un secret ? » Son large sourire pénétrait profondément dans ses joues. Elle
observa le sentier recouvert de planches de bois, puis le terrain du tournoi. Le sentier menait à
plusieurs estrades peintes de couleurs vives et habillées de bannières représentant les teintes et
mon des sept Clans Majeurs. Elles délimitaient une spacieuse plateforme en marbre, de forme
octogonale, destinée aux démonstrations. Le dais de l’Empereur, enveloppé de soie émeraude et
de chrysanthèmes, constituait le huitième côté.
« Votre secret concerne-t-il le tournoi à venir ? » demanda Mikuru.
Yojiro hocha la tête.
« S’agit-il de la véritable raison pour laquelle le tournoi se tient dans la capitale ? Bayushi
Goshiu et moi nous sommes disputés à propos de rumeurs. Il semblerait que l’Empereur soit
mécontent de l’état du Palais du Champion d’Émeraude. J’ai entendu dire que Doji Satsume avait
laissé le château dans un piteux état. »
« Il n’y a pas de scandale », soupira Yojiro, las de devoir étouffer les rumeurs. « Notre bien-
aimé Empereur est juste trop âgé pour
voyager. Honnêtement, Mii-chan, avez-
vous déjà entendu les mots «piteux» et
«Doji Satsume» dans la même phrase
avant ce ragot ? »
Mikuru éclata de rire, ce qui était
inconvenant pour une jeune femme de la
cour. « Je suppose que vous avez raison.
Mais pour quelqu’un surnommé «le seul
Scorpion honnête», je vous trouve plu-
tôt silencieux. Quel est donc réellement
votre secret, Yoji-kun ? »

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Yojiro observa son visage doux, voyant à peine la nuance d’inquiétude aux commissures de
ses lèvres, habituellement si sereines.
Qui suis-je prêt à trahir ?
Il secoua la tête. « Je suis désolé. » Il sortit un long colis de soie de sa manche et lui offrit.
« C’est un cadeau. Je l’ai fait pour vous. »
Elle déroula la soie pour révéler un kanzashi dont l’éclat l’aveugla à la lumière du soleil. Elle toucha
les délicates perles, ornées d’éclats de miroir, qui tombèrent en décrivant un arc depuis leur extrémité.
L’une des perles était fixée dans un coin minuscule, cousue dans la soie, alors que les autres pendaient
librement. Le talent de Yojiro résidait justement dans ce qui ressemblait à un défaut.
« Dois-je le porter lors du tournoi, Yojiro ? »
Il acquiesça, en prenant soin de dissimuler à sa sœur tout mouvement nerveux de ses sour-
cils, grâce à son haut col.
« Vous et la famille de votre époux disposez de sièges sur le dais de l’Empereur. Vous devez
aider Aramoro à gagner en aveuglant son adversaire. Vous devriez être capable de maîtriser
l’orientation du miroir en quelques minutes. »
Elle toucha la manche de son frère. « Et ce qui vous tracasse ? Qu’est-ce qui étreint votre cœur
dans cette entreprise ? »
« Si le reflet du miroir est aperçu, vous devrez proposer de faire seppuku en raison du déshon-
neur qui vous incombera. »
Mikuru sourit, l’ordre ne semblait pas la troubler. « Pensez-vous que nous pourrions en arri-
ver là ? Que ma mort puisse devenir nécessaire ? »
Yojiro secoua la tête, chassant la pensée de la mort de son esprit. « Non, Mii-chan. Ce qui
m’inquiète est plus… subtil. Et d’autant plus insupportable. Trahir la confiance de l’Empereur
n’est pas une chose à prendre à la légère. »
« Non, vous avez raison. » Mikuru commença à marcher, ne s’arrêtant que lorsqu’elle se tenait
juste devant le dais de l’Empereur. Elle piqua doucement le kanzashi dans les boucles complexes
de ses cheveux, coiffées en torsades, puis s’inclina comme si elle se préparait à entrer en scène.
Lorsqu’elle releva la tête, ses yeux étaient emplis des mêmes flammes que celles que Yojiro avait
souvent vues dans ceux de Kachiko. La loyauté au-delà de la mort. L’ambition et la soif de pou-
voir. La présence de Kachiko l’avait intimidé au point qu’il se sentait consumé par ce feu, par cette
ferveur. Mais voir cette même lueur dans les yeux de sa propre sœur lui retourna l’estomac.
« Qu’est-ce que l’Empereur attend de vous ? »
Yojiro réfléchit avant de répondre. « En tant que Magistrat d’Émeraude, je dois remplir mes
devoirs au mieux de mes capacités et servir Rokugan avec dignité et équanimité. »
Mikuru se tourna pour regarder la bannière du Clan du Scorpion qui pendait au-dessus de
l’une des estrades. « L’Empereur attend aussi tout cela du Seigneur Shoju, Yojiro. » Elle se retourna
vers lui. « Et le Seigneur Shoju ne doute pas que je répondrai au même engagement, même si cela
doit me coûter la vie. »

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Mikuru s’inclina devant son frère, et fit se refléter le soleil couchant dans ses yeux grâce aux
perles ornées d’éclats de miroir de sa nouvelle parure. Elle sourit, amusée de maîtriser déjà ce
nouveau talent, et s’en alla.
Yojiro dut cligner plusieurs fois des yeux pour faire disparaître les taches blanches de sa vision,
tout en pensant à son insondable et ingénieux Champion. Le visage masqué de Shoju ne trahis-
sait rien, mais ses yeux savaient percer les hommes jusqu’au plus profond de leur âme, au-delà de
leurs désirs et de leurs faiblesses, pour déceler leur essence. Ses yeux étaient toujours emplis de
malice, peut-être de violence, mais jamais du feu de l’ambition, contrairement à ceux de Kachiko.
Soudainement, Yojiro réalisa que l’ambition de Kachiko entachait l’ensemble de ce complot
visant le Championnat d’Émeraude. Elle et Aramoro mettaient en jeu leur honneur pour que
leur clan bénéficie éventuellement de plus de pouvoir. Néanmoins, Shoju ne se risquerait pas à
perdre ainsi la confiance de l’Empereur en truquant le tournoi de manière si grossière, même
pour le pouvoir associé au poste de Champion d’Émeraude.
Le regard de Yojiro s’attarda longuement sur l’estrade de l’Empereur. Il croyait en la loyauté de
Shoju envers l’Empire, ses intentions avaient toujours été dans l’intérêt de Rokugan, et il y avait
un grand honneur à cela.
Votre intuition est juste, Mii-chan, pensa-t-il. Je dois être l’homme sur qui le Seigneur Shoju
peut compter pour protéger Rokugan, même si cela va à l’encontre des plans de mon propre clan. Si
je dois faire pencher la balance en faveur d’Aramoro, je dois en faire de même pour son adversaire,
afin de rétablir l’équilibre.

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