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Cristian Tiberiu Popescu

L'Église moldave entre les patriarcats de Moscou,


Constantinople et Bucarest
In: Revue d’études comparatives Est-Ouest. Volume 35, 2004, N°4. Religions, identités et territoires. pp. 191-198.

Abstract
In the Republic of Moldavia, two Orthodox churches, the one under the Moscow Patriarchate and the other under Bucharest, co-
exist but with difficulty nowadays. In 1992, a conflict broke out between these two local institutions and the two Patriarchates. The
intervention of Moldavian and then European political authorities made the issues in this conflict even more important and visible.
This conflict's roots in history are examined as well as the arguments used by various parties.

Résumé
Dans la République de Moldavie, deux Églises orthodoxes métropolitaines, l'une relevant du Patriarcat de Moscou et l'autre de
celui de Bucarest, cohabitent aujourd'hui difficilement. En 1992, un conflit a éclaté entre les deux institutions locales et les deux
Patriarcats. L'intervention des autorités politiques moldaves, puis européennes, a renforcé les enjeux de cette crise ainsi que sa
visibilité. Cet article expose les racines historiques du conflit et analyse les arguments des différents protagonistes.

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Tiberiu Popescu Cristian. L'Église moldave entre les patriarcats de Moscou, Constantinople et Bucarest. In: Revue d’études
comparatives Est-Ouest. Volume 35, 2004, N°4. Religions, identités et territoires. pp. 191-198.

doi : 10.3406/receo.2004.1684

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_2004_num_35_4_1684
Revue d'études comparatives Est-Ouest, 2004, vol. 35, n° 4, pp. 191-198

L'Église moldave entre les patriarcats de


Moscou, Constantinople et Bucarest

CristianTiberiu POPESCU *

Résumé : Dans la République de Moldavie, deux Églises orthodoxes métrop


olitaines, l'une relevant du Patriarcat de Moscou et l'autre de celui de Bucarest,
cohabitent aujourd'hui difficilement. En 1992, un conflit a éclaté entre les deux
institutions locales et les deux Patriarcats. L'intervention des autorités politiques
moldaves, puis européennes, a renforcé les enjeux de cette crise ainsi que sa visi
bilité. Cet article expose les racines historiques du conflit et analyse les arguments
des différents protagonistes.

Abstract: In the Republic of Moldavia, two Orthodox churches, the one


under the Moscow Patriarchate and the other under Bucharest, co-exist but with
difficulty nowadays. In 1992, a conflict broke out between these two local institu
tions and the two Patriarchates. The intervention of Moldavian and then
European political authorities made the issues in this conflict even more import
ant and visible. This conflict's roots in history are examined as well as the argu
ments used by various parties.

La République de Moldavie offre un éclairage intéressant sur la situa


tiondes Eglises dans les confins, marquée par les multiples déplacements
de frontières d'États pris dans le jeu des empires. Deux Eglises orthodoxes
métropolitaines, l'une relevant du Patriarcat de Moscou et l'autre de celui
de Bucarest, y cohabitent à présent difficilement. En 1992, un conflit
éclate entre les deux institutions locales et les deux Patriarcats.
L'intervention des autorités politiques moldaves, puis européennes,
renforcent les enjeux de cette crise ainsi que sa visibilité.

Territoires religieux et territoires étatiques


Ce conflit puise ses sources dans une rivalité qui oppose à partir de la
fin du XVIIIe siècle la puissance montante, la Russie, la puissance décli
nante, l'Empire ottoman, et l'Empire des Habsbourg autour du contrôle

* Docteur es lettres, ancien conseiller du ministre roumain de la Culture et des cultes (1997-
2000). Rédacteur à la revue Democratia, éditée par l'Institut des politiques publiques de
Chisinau (palladion@xnet.ro). Ce texte a été remanié par Antonela Capelle-Pogacean,
chargée de recherche au CERI-FNSP et Kathy Rousselet, chargée de recherche au CERI-
FNSP.
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de l'Europe du Sud-Est. Les principautés danubiennes, la Valachie et la


Moldavie, devenues respectivement à la fin du XVe et au milieu du XVIe
siècle vassales de l'Empire ottoman, entrent dans le jeu des puissances.
Les acteurs locaux - et notamment les élites de l'Église métropolitaine
moldave dont l'émergence date de la fin du XIVe siècle - tentent, quant à
eux, de défendre leurs intérêts en jouant des reconfigurations du rapport
de force entre les empires.
L'expansion de l'Empire tsariste vers les Balkans, la mer Noire et les
détroits du Bosphore et des Dardanelles s'accompagne de l'affirmation
par la Russie de son rôle protecteur à l'égard des populations chrétiennes
orthodoxes soumises à la domination ottomane. A cette époque, l'Église
métropolitaine de Moldavie dépend hiérarchiquement du Patriarcat de
Constantinople. À la faveur de l'avancée des troupes russes sur le terri
toire des principautés moldave et valaque lors de la guerre russo-turque
de 1788-1792, le Patriarcat de Moscou nomme l'ancien évêque
d'Ekaterinbourg exarque (fonction supérieure au métropolite, inférieure
au patriarche) de la Moldavie et de la Valachie. Le geste est dénoncé par
le patriarche de Constantinople qui réaffirme son autorité après le retrait
des troupes russes.
En 1812, la Russie occupe l'Est de la principauté moldave, plus exacte
mentle territoire compris entre le Dniestr et le Prout, baptisé désormais
Bessarabie. L'Église moldave est divisée en deux, selon une décision du
Saint-Synode russe : celle de Moldavie reste sous l'autorité de
Constantinople, celle de Bessarabie passe sous le contrôle de Moscou.
En 1856, la défaite de la Russie dans la Guerre de Crimée entraîne la
restitution à la Moldavie de trois districts méridionaux de la Bessarabie.
La frontière entre les deux Églises métropolitaines se déplace. Elle est
conservée après l'union des deux principautés roumaines, la Moldavie et
la Valachie, le 24 janvier 1859, date qui marque l'émergence d'un nouvel
État, la Roumanie. Mais elle est de nouveau remise en question moins de
vingt ans plus tard. Lors du Congrès de paix de Berlin en 1878, la Russie
obtient la restitution des trois districts bessarabiens qu'elle avait perdus
après la Guerre de Crimée. La frontière qui sépare les deux Églises métrop
olitaines (et, partant, la frontière qui sépare la juridiction de Moscou et
celle de Constantinople) se déplace de nouveau. En Bessarabie, l'Empire
engage une politique de russification qui vise à intégrer davantage la
province dans l'État. Elle s'exprime notamment par la promotion des
Russes aux dépens des Moldaves dans la hiérarchie de l'Eglise métropol
itainede la province, ce qui provoque frustrations et ressentiments.
L'écart séparant la population urbaine et son clergé, russophones en
majorité, et celle des campagnes s'approfondit. Dans le jeune État
roumain, le nationalisme comporte, quant à lui, une dimension irrédent
iste, dirigée notamment contre la Russie. La question de la Bessarabie
s'inscrit désormais dans le champ des relations russo-roumaines.
L'Eglise moldave entre Moscou, Constantinople et Bucarest 193

Après la Révolution d'Octobre et la chute de l'Empire, la Bessarabie


occupée par les troupes roumaines proclame, le 6 février 1918, son
indépendance et choisit le nom de République Moldave, reniant de la
sorte le nom que les Russes avaient donné en 1812 à leur nouvelle
province et, en conséquence, symboliquement, le fait même de l'annexion.
Le 27 mars 1918, le Conseil national vote le rattachement de la
République à la Roumanie au nom de la communauté ethnique et linguis
tiquequi existe entre les deux pays l. Les élites roumanophones locales
souhaitent la mise en place d'un Etat fédéral au sein duquel la province
constituerait une entité. Mais la Grande Roumanie, étendue à la
Bessarabie, à la Bukovine (territoire de la Moldavie historique rattaché à
l'empire des Habsbourg en 1775) et à la Transylvanie (incorporée dans la
Hongrie en 1867), renforce sa politique de centralisation et suit le modèle
de l'État-nation unitaire, ce qui n'est pas sans susciter des frustrations en
Bessarabie. L'Église métropolitaine de Bessarabie change de nouveau de
statut et d'appartenance. Elle dépend désormais de l'Église roumaine
élevée au rang de Patriarcat en 1925, affranchie du contrôle de
Constantinople.
La situation évolue une fois de plus lors de la Deuxième Guerre
mondiale. En juin 1940, à la suite du pacte Ribbentrop-Molotov, l'Union
soviétique obtient la cession de la Bessarabie et le contrôle de la Bukovine
du Nord. Un an plus tard, la Roumanie, alliée de l'Allemagne, profite de
la guerre pour récupérer les deux provinces perdues. Défaite en 1944, elle
perd de nouveau la Bessarabie ; celle-ci forme avec la Transnistrie,
jusqu'en 1991, la République socialiste soviétique de Moldavie. Son Église
métropolitaine est derechef subordonnée à Moscou. La frontière entre les
deux Patriarcats de Moscou et de Bucarest bouge ainsi au gré des événe
ments politiques et militaires : en 1940, 1941, 1944...
En 1991, au moment de l'effondrement de l'URSS, la République
socialiste soviétique de Moldavie proclame son indépendance. Mais les
frontières ecclésiastiques n'évoluent pas : le métropolite Vladimir de
Moldavie reste sous l'autorité du Patriarche russe. Un an plus tard, le 14
septembre 1992, une assemblée diocésaine réunie dans la capitale
moldave, Chisinau, présidée par l'évêque Petru de Bàlti, décide de recons
tituer l'Église métropolitaine de Bessarabie rattachée au Patriarcat

1. Selon un recensement russe de 1897,1a population de la Bessarabie s'élevait à 1 936 012


habitants, dont 47,6 % de Roumains, 19,6 % d'Ukrainiens, 11,8 % de Juifs, 8 % de Russes
(Cf. Irina Livezeanu, Cultural Politics in Greater Romania. Regionalism, National Building
and Ethnic Struggle, 1918-1930, Ithaca and London: Cornell University Press, 1995, p. 90).
D'autres sources donnent un pourcentage plus élevé de Roumains, 60 % selon Barbara
Jelavich, 66 % selon l'historien roumain Ion Nistor (Barbara Jelavich, History of Balkans,
Cambridge: Cambridge University Press, 1983, vol. 2, p. 158 ; Ion Nistor, Istoria Basarabiei
(Histoire de la Bessarabie), Bucarest : Éditions Humanitas, 1991, p. 215).
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roumain. Au même moment, une partie des élites politiques locales, dont
le poids sur la scène moldave diminuera par la suite, se prononcent en
faveur du rattachement de la Moldavie à la Roumanie. À Bucarest, l'idée
de l'union est également soutenue par une partie des acteurs politiques.
Mais elle devient de moins en moins une priorité au fur et à mesure que
la Roumanie oriente sa politique étrangère vers l'adhésion à l'Union
européenne et à l'Otan. Toutefois, en décembre 1992, le Patriarcat de
Bucarest accepte la demande de l'évêque Petru de Bàlti au motif qu'il n'a
jamais reconnu l'intégration de l'Église de Bessarabie dans l'Église ortho
doxe russe. Le mois suivant, le patriarche Théoctiste communique cette
décision aux autres patriarches orthodoxes, de même qu'au président et
au gouvernement de la nouvelle République de Moldavie.

Les querelles actuelles


Les querelles actuelles s'inscrivent dès lors dans un contexte marqué
par la difficile construction stato-nationale au sein d'une Moldavie
tiraillée entre la Russie et la Roumanie, membre de la Communauté
d'États Indépendants, qui se réoriente, au début des années 2000, vers
l'Union européenne 2. Elles opposent, d'un côté, l'Église métropolitaine
de Moldavie subordonnée au Patriarcat de Moscou et soutenue par le
gouvernement moldave et, de l'autre, l'Église métropolitaine de
Bessarabie alliée au Patriarcat roumain. Selon l'organisation humanitaire
"Aide à l'Église en détresse", cette dernière comprendrait actuellement
117 communautés avec près d'un million de fidèles et plus de 160 prêtres.
Elle est soutenue par l'"Assemblée diocésaine des clercs et des laïcs de
Moldavie" et se dit reconnue par tous les patriarcats orthodoxes, à l'e
xception de celui de Moscou.
Selon le Patriarcat roumain, la Russie puis l'Union soviétique ayant eu
recours à la force au cours des derniers siècles et ayant de la sorte trans
gressé le droit canon, l'invalidation de leurs actions respectives rendrait
enfin possible une normalisation des relations. Le Patriarcat de Moscou
invoque, en ce qui le concerne, l'obligation de consécration : le métropol
ite Vladimir de Moldavie serait le seul métropolite légitime en Moldavie
puisqu'il serait le seul à avoir été consacré par le patriarche de Moscou ;
Petru de Bàlti serait séditieux et le patriarche de Bucarest n'aurait pas le
droit de s'immiscer dans les affaires internes d'un autre patriarcat. Quant
à l'Église métropolitaine de Moldavie, elle considère que Petru de Bàlti et
ses adeptes ne représentent pas l'ensemble des fidèles moldaves mais une

2. Le dernier recensement date de 1989. Initialement prévu pour le mois d'avril 2004, un
nouveau recensement, faute de financements suffisants, a été reporté à l'automne. En 1989,
la Moldavie comptait environ 65 % de Moldaves, 14 % d'Ukrainiens, 13 % de Russes, 4 %
de Gagaouzes et 2 % de Bulgares.
L'ÉGLISE MOLDAVE ENTRE MOSCOU, CONSTANTINOPLE ET BUCAREST 195

minorité de nationalistes radicaux. Enfin, le Président et le gouvernement


moldaves (surtout au début de la crise) arguent de l'indépendance de la
jeune République : la loi sur les cultes stipule que le « destin de l'Église
orthodoxe de Moldavie » se décide à Chisinau ; or en ayant accepté la
reconstitution et le rattachement de l'Église métropolitaine de
Bessarabie, le patriarche de Bucarest serait intervenu dans les affaires
internes moldaves, « dans des affaires politiques susceptibles de troubler
sérieusement l'ordre public et la paix de l'âme des fidèles » 3.
Paradoxalement, dans la mesure où le gouvernement moldave est
soucieux de préserver son indépendance par rapport à Bucarest, il se
déclare prêt à accepter la tutelle de Moscou en matière religieuse.
La situation sur le terrain se détériore rapidement : l'Église métropolit
aine de Moldavie, dépendante du Patriarcat de Moscou, et le gouverne
ment déclenchent, entre 1992 et 1999, une campagne de persécution
contre les membres de la nouvelle Église métropolitaine, dépendante du
Patriarcat de Bucarest. Des prêtres sont démis de leurs fonctions, obligés
de payer des amendes ou même emprisonnés (comme, par exemple, le
curé de Sârbova qui s'est vu interdire, après sa remise en liberté, les visites
à domicile aux malades de sa paroisse), et des édifices à caractère religieux
sont investis par la police et par des clercs appartenant à l'Église métrop
olitaine de Moldavie (entre autres, l'église des Saints-Archanges de
Hâncesti et le monastère Veverita d'Ungheni) ou même dévastés (comme
le siège de l'évêché de Bàlti, d'où l'évêque Petru a lui aussi été expulsé).

Les conflits entre patriarcats


Les années 1992-1993 sont marquées par une querelle entre les patriar
cats de Moscou et de Bucarest autour du droit canon. Ainsi, afin de
condamner la reconstitution de l'Église métropolitaine de Bessarabie sous
l'autorité du Patriarcat roumain, Alexis II invoque 4 l'interdiction faite aux
évêques d'étendre leur juridiction aux dépens d'un autre évêché (Concile
oecuménique d'Ephèse, 8e canon ; Concile d'Antioche, 13e, 21e et 22e
canons ; Concile de Carthage, 59e canon), ce qui s'applique également aux
métropolites (Premier Concile oecuménique de Constantinople, 2e
canon ; Concile oecuménique d'Ephèse, 8e canon) et aux patriarches
(premier et deuxième Conciles oecuméniques de Constantinople, 15e
canon). Le patriarche Théoctiste réplique en soulignant que l'Église russe,
à partir de 1812, avait, précisément, transgressé ces canons puisqu'elle
avait pris sous son autorité des territoires qui relevaient de l'Église métrop
olitaine moldave et, partant, du Patriarcat de Constantinople. L'Église

3. Voir la lettre du Premier ministre moldave, André Sangheli, à Théoctiste, patriarche de la


Roumanie, datée du 1er mars 1993 - Adevarul despre Mitropolia Basarabiei (La vérité sur
l'Église métropolitaine de Bessarabie), 1993, p. 78.
4. Dans sa lettre à Théoctiste, patriarche de la Roumanie, datée du 24 décembre 1992 (ibid.,
p. 59).
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russe se justifie alors en déclarant qu'elle n'aurait pas, à proprement


parler, pris sous son autorité un territoire qui lui était étranger, dès lors
que le territoire en question était déjà annexé par l'Empire russe ; elle se
serait plutôt chargée de l'administration religieuse d'un territoire dont
l'État russe assurait la gestion politique.
Alexis II, toujours dans sa lettre à Théoctiste, dénonce, par ailleurs, la
consécration comme métropolite de Bessarabie, par le patriarche
roumain, de l'évêque Petru de Bàlti à un moment où Vladimir, métropol
ite de Moldavie consacré par le patriarche russe, était toujours en vie ; la
décision de Bucarest aurait transgressé le seizième canon du Concile de
Constantinople qui dit : « on ne peut pas consacrer de nouvel évêque à la
place d'un évêque qui vit toujours et qui est capable de remplir sa mission
pastorale ». Dans sa réponse, Théoctiste relève que l'Église russe aurait
fait la même chose en 1808 quand, alors que les armées russes occupaient
les deux principautés roumaines, leurs métropolites respectifs ont été
démis de leurs fonctions et remplacés par l'exarque Gabriel Banulescu-
Bodoni. À cet argument d'Alexis, Théoctiste oppose 5 que, si l'Église
métropolitaine de Bessarabie, sous l'autorité du Patriarcat roumain, a
pour mission de servir les Roumains ethniques de Moldavie, l'Église
métropolitaine de Moldavie, sous l'autorité du Patriarcat russe, a celle de
prendre en charge les Russes ethniques de Moldavie. Il n'y aurait pas là
d'atteinte aux droits de Moscou car cette pratique est plutôt courante dans
le monde orthodoxe où, par exemple, les fidèles d'origine russe, roumaine,
grecque, serbe ou bulgare qui habitent en Amérique du Nord, en Australie
ou dans des pays membres de l'Union européenne relèvent de leurs patri
arcats orthodoxes respectifs et ont, sur place, des évêques russes,
roumains, grecs, serbes ou bulgares selon les cas. Et cette pratique n'est
pas limitée aux orthodoxes qui habitent dans des pays à majorité non
orthodoxe : les Roumains de Serbie, par exemple, relèvent eux aussi du
Patriarcat roumain ; en revanche, les Serbes, Bulgares et Russes de
Roumanie relèvent de leurs patriarcats respectifs. Cet état des lieux est en
vérité fondé sur le canon du Concile oecuménique d'Ephèse : depuis 431,
les évêques exercent leur mission auprès des peuples (et non auprès des
États) et, malgré les invasions réitérées des "païens" (Arabes, Tatars et
Turcs, principalement), malgré les déplacements incessants des frontières,
ce principe a prévalu et conduit à la fondation des Églises métropolitaines,
puis des patriarcats nationaux (qu'ils soient bulgare, serbe, russe, grec ou
roumain).
Alexis II invoque un troisième argument à l'appui de sa position. Il
constate que l'Église roumaine n'est devenue autocéphale qu'en 1885 et

5. Dans sa lettre à Alexis H, patriarche de Moscou et de toutes les Russies, datée du 9 mai
1993 (ibid., pp. 97-98).
L'ÉGLISE MOLDAVE ENTRE MOSCOU, CONSTANTINOPLE ET BUCAREST 197

qu'à ce moment-là, la Bessarabie était annexée par la Russie et son Église


placée sous l'autorité de l'Église russe 6 ; l'Église roumaine demanderait
donc aujourd'hui une extension de sa juridiction par rapport à celle qui lui
avait été reconnue au moment où elle était devenue autocéphale. La
réponse de Théoctiste est que, d'une part, le patriarcat de Constantinople,
qui reconnaissait en 1885 l'Église roumaine comme autocéphale, avait
subi en 1812 des pertes territoriales suite à l'abus de pouvoir de l'Église
russe ; que, d'autre part, au moment où le patriarcat de Constantinople
avait reconnu en 1448 l'Église russe comme autocéphale, il n'avait pas non
plus placé sous la juridiction de celle-ci le territoire de la Bessarabie.
Enfin, dernier argument d'Alexis II : de 1944 à 1992, le Patriarcat
roumain n'a jamais remis en question l'autorité du Patriarcat russe sur le
territoire de l'actuelle République de Moldavie ; ce silence n'était-il pas de
l'ordre du consentement tacite 7 ? Mais le Patriarcat de Bucarest déclare
ne pas saisir cet argument des Russes car, sous le communisme, le souci
des Églises orthodoxes était, avant tout, de survivre à la persécution.
L'Église roumaine était-elle vraiment en position de formuler des reven
dications qui concernaient le territoire de l'Union soviétique ?
Un premier pas est franchi dans les négociations entre les patriarcats de
Moscou et de Bucarest, en 1997, à Genève et à Graz, lors de rencontres
informelles entre Cyrille, le métropolite russe de Smolensk et de
Kaliningrad, et Daniel, le métropolite roumain de Moldavie et de
Bukovine (il s'agit bien ici de la Moldavie occidentale - qui appartient
depuis 1859 à la Roumanie et qui a, elle aussi, une Église métropolitaine -
et non pas de la Moldavie orientale ou Bessarabie). Les Russes déclarent,
à cette occasion, ne plus dénoncer l'existence de l'Église métropolitaine
de Bessarabie mais plaident, en revanche, pour une revue à la baisse de
son statut, préférant qu'elle devienne soit une « agence représentative »,
soit une « succursale » du Patriarcat roumain en Moldavie 8. Les
Roumains donnent leur réponse en 1998, à Rome, sous la forme d'une
alternative : soit il y aurait une seule Église en Moldavie, qui devrait
relever de Bucarest, soit il y aurait deux Églises qui devraient avoir le
même statut - celui de succursale ou d'agence représentative - si tel était
le souhait de Moscou (ibid., note 9). La réponse russe, lors d'une dernière
rencontre, à Chisinau même, le 15 janvier 1999, est restée vague, le
Patriarcat de Moscou appelant simplement les deux Églises métropolit
aines moldaves à vivre dans le respect réciproque...

6. Dans ses lettres du 6 octobre et du 24 décembre 1992 à Théoctiste (ibid., pp. 38 et 60).
7. Voir la lettre du 6 octobre 1992 à Théoctiste (ibid., p. 40).
8. Archives du Patriarcat roumain, section Communautés étrangères, Fonds documentaire
"Bessarabie, le dialogue avec le Patriarcat de Moscou, 1994-1999".
198 Cristian Tiberiu Popescu

L'Eglise métropolitaine de Bessarabie et le gouvernement


MOLDAVE
Sur ce contentieux entre les patriarcats, se greffe un conflit entre le
gouvernement moldave et l'Eglise métropolitaine de Bessarabie.
Déclarée illégale par le pouvoir, celle-ci attaque le gouvernement en
justice le 8 octobre 1992. Le 12 septembre 1995, à Chisinau, l'Église métro
politaine obtient gain de cause en première instance, mais le procureur de
la République fait appel du jugement qui est cassé par la Cour Suprême
le 18 octobre. L'année suivante, l'Église métropolitaine intente un
nouveau procès mais le tribunal d'instance de Chisinau lui donne tort le
19 juillet ; elle attaque ce jugement et gagne le procès devant le Tribunal
municipal. L'affaire passe ensuite devant la Cour d'appel et la Cour
suprême, laquelle donne finalement raison au gouvernement le 9
décembre 1997.
Le contentieux n'est pas réglé pour autant car une seconde étape
s'amorce, au niveau non plus interne mais international. L'Église métro
politaine de Bessarabie saisit en effet la Cour européenne qui, le 26
janvier 1999, rouvre le dossier et invite en novembre le gouvernement à
vérifier qu'en déclarant l'Église illégale, il ne violait pas la Convention
européenne des droits de l'homme. Le procureur général de la
République constate, le 24 janvier 2000, que le gouvernement s'était,
effectivement, rendu coupable d'une violation de la Constitution et des
lois du pays, ainsi que de la Déclaration universelle des droits de l'homme
(l'article 18) et de la Convention européenne des droits de l'homme (les
articles 9 - relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion, 10 -
relatif à la liberté d'expression, 11 - relatif à la liberté de réunion et d'as
sociation - et 13 - relatif au droit à un recours effectif), signées par la
Moldavie. Par voie de conséquence, la Cour européenne statue à l'una
nimité, le 13 décembre 2001, en faveur de l'Église métropolitaine de
Bessarabie. Le 24 avril 2002, le Parlement européen assortit cet arrêt
d'une résolution qui oblige le gouvernement moldave à reconnaître, avant
le 31 juillet, la légalité de l'Église métropolitaine de Bessarabie, sous peine
de sanctions internationales. Le gouvernement s'y conforme, un jour avant
la date limite.

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