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- SIMONE WEIL .
C
onfié au père Perrin, au moment même où Simone
Weil q u i t t a i t la France pour les États-Unis,
c'est-à-dire le 14 mai 1942, ce texte ne f a i t que
développer les propos de la l e t t r e qu'elle l u i écrira
le 26 mai suivant, à Casablanca, où le bateau f a i t
escale. Simone Weil r e l i e la notion d ' « i m p l i c i t e » à
celle d'« uni versaii té » qui caractérise, selon e l l e ,
une «époque tout à f a i t sans précédent».
La l e t t r e est « e x p l i c i t e » , mais délicatement
respectueuse ; le manuscrit qu'elle l u i a f a i t parvenir
est plus précis, philosophiquement parlant. Quant à
cette première version du texte - non édulcorée - , elle
délivre un message novateur et audacieux, évoquant une
f o i au-delà des Églises, qui répond avec une rare
actualité à des préoccupations contemporaines.
Ce texte est destiné à pa/aître dans le prochain
volume des Œuvres complètes (Écrits de Marseille, I),
chez Gallimard.
Florence de Lussy
9 DÉVXMSfciES
INÉDITS
Amour implicite de Dieu
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Amour i m p l i c i t e de Dieu
souffrir, ou bien celui qui a été élevé dans un milieu tout impré-
gné de cet état d'esprit, est miséricordieusement dispensé par Dieu
de la première condition s'il remplit les deux autres. Dieu doit en
quelque sorte cette miséricorde en compensation des crimes et
des souillures de beaucoup de ceux qui se réclament de son nom.
L'amour de la religion instituée doit être au moins un certain
élan de l'âme vers les lieux de prière, la liturgie, les rites.
La religion qui doit être l'objet de cet amour est la religion
dominante du pays ou du milieu où on a été élevé. Elle est ce à
quoi on pense d'abord, par l'effet d'une habitude entrée dans l'âme
presque avec la vie, toutes les fois que l'on pense à un service de
Dieu.
Quand on aime cette religion natale, et cela d'un amour pur,
bien orienté, il est difficile de concevoir un motif légitime de l'aban-
donner, avant qu'un contact personnel avec Dieu ait permis une
connaissance directe de la volonté divine. Après ce contact, le
changement est légitime seulement s'il est ordonné par Dieu ; les
faits montrent que c'est rarement le cas. Le plus souvent l'ascen-
sion aux plus hautes régions spirituelles confirme l'âme dans sa
propre tradition.
Lorsque les circonstances ou bien la corruption du sentiment
religieux ont empêché de naître un tel amour, il est légitime et
bon que l'âme se porte, le cas échéant, vers une religion étrangère.
En quoi consiste la vertu de l'amour de la religion, on peut
en rendre compte par la notion bouddhiste de la récitation du
nom du Seigneur. Selon la tradition, le Bouddha aurait fait le vœu
d'élever jusqu'à lui, au Pays de la Pureté, quiconque récite son
nom avec le désir d'être sauvé par lui.
La religion n'est pas autre chose que cette promesse même
de Dieu. Toute pratique religieuse, toute liturgie, tout rite, est
métaphoriquement une récitation du nom du Seigneur, et Dieu
doit élever jusqu'à son royaume de pureté quiconque s'y livre
avec ce désir. La communion est plus que réciter, c'est manger le
nom même de Dieu, sa Parole.
Toutes les religions prononcent en leur langue le nom du
Seigneur. Le plus souvent, il vaut mieux pour un homme appeler
Dieu dans sa propre langue que dans une langue étrangère ; car,
sauf exception, l'âme ne s'abandonne pas au moment où elle s'im-
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Amour i m p l i c i t e de Dieu
Amour du prochain
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Amour i m p l i c i t e de Dieu
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Amour implicite de Dieu
Le Christ a dit : - Que celui qui est sans péché lui jette la
première pierre. » Celui qui est sans péché est le Christ. La fonc-
tion de bourreau lui revient en propre.
En fait, ce jour-là, il n'a pas puni. Mais on ne peut pas mal-
heureusement en conclure qu'il ait voulu supprimer tout châtiment
dans les sociétés humaines. Il a permis qu'on continuât à lapider.
C'est donc lui seul qui peut jeter la pierre. Partout où on punit, il
doit la jeter.
Quelle félicité ne serait-ce pas, de recevoir sur le front une
pierre lancée par la main du Christ !
D'après la tradition hindoue, Rama, qui était roi, et qui est
une incarnation de la seconde personne de la trinité hindoue, dut
un jour à son extrême regret, pour empêcher le scandale parmi
son peuple, punir de mort un homme de la dernière caste qui
contrairement à la loi se livrait à des exercices d'ascétisme. Il vou-
lut du moins le tuer lui-même. Il alla jusqu'à lui, et de son épée lui
trancha la tête. Aussitôt après il vit apparaître l'âme du mort, qui
tomba à ses pieds en le remerciant du degré de gloire que lui
avait conféré le contact avec cette bienheureuse épée. L'exécution
avait eu la vertu d'un sacrement.
Ainsi même un châtiment injuste est un bien, quand la main
qui tient l'instrument du supplice est celle du Christ.
Réciproquement si c'est une autre main, le châtiment même
extérieurement juste est un mal pour celui qui le souffre.
Le fer de l'épée n'est par lui-même ni bon ni mauvais, il est
vierge de bien et de mal. Il transmet tout indifféremment. Selon
que celui dont la main se trouve sur la poignée porte en lui Dieu,
ou le démon, ou simplement la chair, la vertu correspondante, si
l'on peut dire, entre dans l'âme unie à cette chair qui est percée
par la pointe. Il en est de même pour le pain de l'aumône (1).
Devant un être humain sur qui se combinent la dégradation
de l'impuissance et l'horreur du crime, qui a failli et qui est voué à
subir tout ce qu'on ordonnera de lui, devant un tel être, qu'on a
sous les yeux dans sa laideur, aucun homme ne peut, en songeant
à déterminer le châtiment, prendre son bien comme fin principale,
appliquer sur lui cette attention qui est faite d'amour. Seul le Christ
présent dans une âme peut le faire.
INEDITS
Amour implicite de Dieu