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L'INVENTION DE LA TABLE DE

MORTALITÉ (J. Dupâquier)


Fiche de lecture

Écrit par

Bernard VALADE : professeur à l'université de Paris-V-Sorbonne, secrétaire général de


L'Année sociologique

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L'histoire des sciences sociales est désormais à la mode ; la préhistoire des disciplines dont elles
sont formées l'est également. Le dernier livre de Jacques Dupâquier, L'Invention de la table de
mortalité (PUF, 1996), le montre bien. Mais il n'est pas seulement une bonne illustration de cette
curiosité nouvelle : en traitant de la progressive constitution, entre 1662 et 1776, d'une technique
qui devait faire envisager autrement le phénomène de la mort, il engage la réflexion dans les voies
d'une sociologie de la science. De quelle révolution mentale cette invention s'est-elle accompagnée ?
Comment les notions de probabilité et de fréquence se sont-elles imposées dans le domaine
concerné ? Par quels cheminements l'idée que la mort puisse obéir à des lois a-t-elle progressé ? À
ces différentes questions, le spécialiste de la démographie historique qu'est Jacques Dupâquier
entreprend de répondre au moyen d'un minutieux examen des œuvres pionnières qui ont permis une
« percée scientifique de tout premier ordre ».

« L'aventure intellectuelle » qui est ici présentée commence avec la publication, en 1662, des
Observations naturelles et politiques faites [...] sur les bulletins de mortalité de John Graunt, maître
drapier de Londres. Pour qu'elle fût tentée, il fallait d'abord rompre avec la conception chrétienne
de la mort qui exclut toute idée de spéculation – matérielle et intellectuelle – sur celle-ci. Il fallait
aussi ne pas s'arrêter à la croyance en des âges « climatériques », ces années critiques distribuées
de sept en sept ou de neuf en neuf dont on parlera encore aux siècles suivants. Il était surtout
nécessaire que fussent abandonnées les croyances astrologiques, activement entretenues par la
science des horoscopes. À la suite de Micheline Grenet (La Passion des astres au XVIIe siècle, 1994),
Jacques Dupâquier reprend le parcours qui a conduit de l'astrologie à l'astronomie. L'Église de la
Réforme catholique a diabolisé l'astrologie et ses rêveries scandaleuses ; l'absolutisme monarchique
de Louis XIV a criminalisé « ces vaines curiosités qui mènent aux superstitions, et des superstitions
aux sacrilèges [en mêlant] le maléfice et le poison » ; la science nouvelle a démythifié la voûte
céleste, ruiné la thèse des influences occultes, et montré que le savoir astrologique est contraire à la
vérité comme au bon sens. « Le terrain était donc déblayé ».

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Si l'idée de s'assurer sur la vie n'était pas concevable dans un monde où l'on devait entièrement s'en
remettre à la divine Providence, il n'en allait pas de même pour le système des rentes viagères qui
impliquait, pour bien fonctionner, une connaissance au moins approximative du nombre d'annuités à
payer. En 1653, Mazarin avait tenté d'introduire en France le système imaginé par son compatriote
Lorenzo Tonti : il s'agissait d'offrir aux souscripteurs potentiels la possibilité de constituer un fonds
commun dont les intérêts seraient répartis entre les survivants jusqu'au décès du dernier d'entre
eux, le capital demeurant la propriété de l'État gérant de cette « tontine ». Le Parlement s'y était
opposé. Il était de toute façon nécessaire de disposer d'observations sur la durée réelle de la vie
humaine, et donc de collecter des données dans les registres d'extinction des rentes viagères. C'est
précisément ce qu'entreprit de faire un des bourgmestres d'Amsterdam, Jean de Hudde.
Parallèlement, le Pensionnaire de Hollande – Jean de Witt – se préoccupait de calculer la valeur des
rentes viagères ; en 1671, il présentait sur cette question un mémoire que Jacques Dupâquier
résume et analyse (pp. 29-32).

Le recueil des données n'est cependant qu'une des conditions auxquelles l'invention de la table de
mortalité devait être subordonnée. Au dénombrement statistique, il fallait ajouter le raisonnement
mathématique ; de ce point de vue, le fait fondamental est bien le développement du calcul des
probabilités. On en connaît l'origine : le problème posé par le chevalier de Méré à Pascal, en 1652.
Comment répartir équitablement les mises entre les joueurs qui décident d'interrompre une partie,
compte tenu des gains ou des pertes antérieurs, et des chances qu'ils auraient eues aux coups
suivants ? La « géométrie du hasard » ouvre ainsi, à côté de la voie empirique, la voie mathématique
où devaient s'engager les frères Huygens et Leibniz, pour découvrir in abstracto la notion centrale
d'espérance de vie. Avec eux progresse le raisonnement sur la durée de la vie humaine, et
apparaissent les calculs fondamentaux (espérance de vie à un âge donné, taux brut de mortalité,
etc.), même si ne sont pas toujours distinguées durée de vie moyenne et durée de vie médiane ou
durée de vie probable. Mais il leur manqua – et d'ailleurs ils ne le cherchaient pas – de disposer
d'observations réelles pour construire la première table opérationnelle de mortalité.

Il revient à Edmund Halley d'avoir franchi l'étape décisive avec sa communication, en 1693, sur
Une estimation de la mortalité du genre humain, d'après les anciennes tables des naissances et des
sépultures de la ville de Breslau, suivie d'un essai pour l'établissement des rentes viagères. On
trouvera (pp. 59-73) la reproduction intégrale de ce texte accompagné de « considérations
ultérieures ». On y voit l'utilisation des logarithmes qui venaient d'être inventés par Neper, et l'étude
pionnière, prévue pour une population fermée (c'est-à-dire sans migrations) mais non stationnaire
(où naissances et décès s'équilibrent exactement) – notion qui manquait pour la construction d'une
table de mortalité correcte. Le grand mérite de Halley est donc « d'avoir fondé sa table sur des
observations réelles et de l'avoir rendue opérationnelle ». Après lui, Willem Kersseboomm et Nicolas
Struyck construisirent des tables de mortalité parfaitement correctes, mais représentatives
seulement d'un groupe social restreint – celui des rentiers –, dont la mortalité, observe Jacques
Dupâquier, était certainement inférieure à celle du reste de la population ; puis Antoine
Deparcieux établit la première table française de mortalité, en en précisant la théorie dans son
célèbre Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine (1746). Enfin, six ans après qu'Euler
eut posé les bases de la démographie mathématique, l'astronome suédois Pierre Wargentin
donnait, en 1766, la première table de mortalité nationale.

Le présent ouvrage ne retiendra pas seulement l'attention de ceux qu'intéressent les questions de
démographie. Son auteur s'est attaché à dessiner le milieu intellectuel au sein duquel l'invention de
la table de mortalité s'est produite. Il nous montre la formation d'une communauté de savants en

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Europe, à partir de réunions informelles jusqu'à l'institutionnalisation par des académies, Royal
Society (1662) en Angleterre, Académie des sciences (1666) en France, Académies de Berlin (1700),
de Saint-Pétersbourg (1725), de Stockholm (1739) ; et, dans le cas français, Frances A. Yates (Les
Académies en France au XVIe siècle, PUF, 1996) a bien mis en évidence la fonction de ces
institutions. Les filiations intellectuelles sont précisément repérées par Jacques Dupâquier, et une
périodisation de l'invention est aussi esquissée, Halley faisant le lien entre les concepteurs (vers
1670) et les réalisateurs (vers 1740). Une comparaison entre la rationalité des savants, pour qui
mesurer et comprendre ne sont qu'une seule et même opération, et celle des négociants est
judicieusement introduite. Finalement, la « demande sociale » est remise à sa juste place – qui est
seconde –, et le rôle des idées légitimement majoré dans ce qui a d'abord été une « aventure
intellectuelle ».

— Bernard VALADE

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Bernard VALADE, « L'INVENTION DE LA TABLE DE MORTALITÉ (J. Dupâquier) -


Fiche de lecture », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 16 août 2021. URL :
http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/l-invention-de-la-table-de-mortalite/

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