Pro 355 0006

Pleins feux
« LA LOGIQUE D’ACCÉLÉRATION S’EMPARE DE NOTRE ESPRIT ET

DE NOTRE CORPS »
Hartmut Rosa, propos recueillis par Jean Vettraino
C.E.R.A.S | « Revue Projet »
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2016/6 N° 355 | pages 6 à 16
ISSN 0033-0884
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-projet-2016-6-page-6.htm
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Pour citer cet article :

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Hartmut Rosa, Propos recueillis par Jean Vettraino« La logique d’accélération
s’empare de notre esprit et de notre corps » , Revue Projet 2016/6 (N° 355), p. 6-16.
DOI 10.3917/pro.355.0006
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JE SUIS DÉBORDÉ, DONC JE SUIS ? | PLEINS FEUX |
« La logique Comment en êtes-vous venu à

v o u s i n t é r e s s e r a u t h è m e  d e
d’accélération l’accélération ?
J’étais d’abord intrigué par le fait que
s’empare de nous soyons si efficaces pour gagner

du temps, grâce à la technologie sous
notre esprit toutes ses formes (jusqu’au four à
micro-ondes et au sèche-cheveux),
et de notre sans que nous en ayons pour autant.

Gagnant du temps dans tous les
corps »
domaines – étant plus rapide dans
mes déplacements, dans mes com-
munications, dans chacune de mes
Hartmut Rosa, sociologue et actions –, il m’en manquait toujours !
philosophe, est professeur à l’université Je me suis donc demandé : où va le
Friedrich Schiller de Iéna et directeur du temps ? Ensuite, je me suis interrogé
Max-Weber-Kolleg à Erfurt (Allemagne).
sur la manière dont nous menons nos
Il est notamment l’auteur de
vies. Quels sont les facteurs détermi-
« Accélération. Une critique sociale du
nants pour ce que l’on fait au quoti-
temps » (2010, 2013) à La Découverte.
dien ? Nous savons ce qui est vraiment
important. Mais, au quotidien, le plus
L’accélération n’épargne pressant l’emporte. Lorsque nous édu-
personne, ni aucune quons nos enfants, nous leur disons
sphère de nos vies, selon le de commencer par faire les choses les
philosophe Hartmut Rosa. Si plus importantes, mais nous agissons
elle affecte autant chacune différemment : nous parons au plus
et chacun de nous, c’est pressé. Beaucoup de choses impor-
tantes n’ayant pas d’échéance fixe ou de
qu’elle régit en profondeur
date limite, nous ne les faisons jamais.
les structures des sociétés
occidentales. Au point de Quand et comment ce phénomène
nous faire perdre de vue ce est-il apparu ?
qui constitue l’essentiel. Pendant des siècles, le monde était
plutôt stable et statique, même si par-
fois des gens y voyagaient sur de lon-
REVUE PROJET - N° 355 - DÉCEMBRE 2016 |6

gues distances, comme Marco Polo, et démultipliées : on attend de plus en
des populations migraient. À partir du plus de nous et chacun attend de plus
XVIIIe siècle, les hommes essayèrent de en plus de soi-même et des autres. Ces
se déplacer plus vite. Ils bâtirent des attentes ne se limitent pas au monde
routes sans aucun virage, changèrent du travail : prendre soin de sa famille,
plus souvent de chevaux, etc. La tech- entretenir sa forme, etc. Et nous les
nologie n’était pas première, mais il y nourrissons nous-mêmes : nous voulons
avait comme un appétit pour la vitesse. partir en week-end ou en vacances dans
Puis vint la machine à vapeur. À partir tel endroit, aller au cinéma, écouter des
de là, il y eut de plus en plus de bateaux, concerts, que sais-je encore.
naviguant nettement plus rapidement,
et en même temps le développement Quelle part imputer à la technique ?
du chemin de fer. Il y eut aussi le vélo, Dès que nous acquérons un smart-
évoquant la vélocité. Au sein des villes, phone, cela modifie notre manière
on observait ce double mouvement : d’être. Il transforme la manière dont

plus de déplacements, à un rythme nous communiquons, dont nous tra-
plus rapide. Les voitures arrivèrent qui vaillons et avec qui nous travaillons.
dynamisèrent énormément le monde Nous nous disons : « Je pourrais faire
et, finalement, l’avion… Aujourd’hui, ceci, vérifier cela »… Judy Wajcman
à chaque instant de la journée, un à explique dans Pressed for time 1 que
deux millions de personnes sont dans les technologies sont toujours sociale-
les airs. Cela ne concerne pas seulement façonnées. Les courriels sont un
ment les gens, mais aussi les biens et cas intéressant. Aujourd’hui, les gens y
les matières premières. Ce phénomène répondent dans un délai d’une dizaine
est redoublé par la vitesse du capital, de de minutes ou de quelques heures : ce
l’information et des communications. n’est pas la technologie qui force à être
L’accélération sociale est cette mise en si rapide. Nous vivons dans une société
mouvement du monde. Et ce change- qui ne peut se stabiliser, reproduire ses
ment s’accélère, car les gens réagissent : structures, qu’en mouvement. Il faut
ils cherchent à augmenter leur rythme toujours innover ! Cette logique globale
de vie pour ne pas être distancés. Or mène à une spirale de l’accélération.
cette rareté du temps, l’impression d’en Presque partout en Europe, respon-
manquer, n’a rien à voir avec la rapi- sables politiques et économistes
dité avec laquelle nous agissons. On insistent tous sur la nécessité de pour-
est pressé en raison de la somme des suivre la croissance économique. Ils
tâches à faire qui a explosé : le nombre craignent une récession, « slow-down »
d’entrées sur notre « to do list » (pense-
bête) surpasse le temps dont nous dis-
1. Pressed for time. The acceleration of life in digital capi-
posons. Les attentes légitimes se sont talism, University of Chicago Press, 2015.
7| « LA LOGIQUE D’ACCÉLÉRATION S’EMPARE DE NOTRE ESPRIT ET DE NOTRE CORPS »

Quand le temps est subi
L’expérience de la précarité installe dans un rapport au temps tout autre. Extraits du
livre Le croisement des savoirs et des pratiques. Quand des personnes en situation de pau-
vreté, des universitaires et des professionnels pensent et se forment ensemble (Les éd. de
l’Atelier/Éd. Quart Monde, 2008).
« Les conditions difficiles de logement, de ressources perturbent la vie quotidienne et donnent
l’image de familles dont la vie dans l’urgence peut sembler être un choix. Les conditions maté-
rielles créent l’urgence. »
« L’incertitude engendre l’attente d’événements indéterminés. Pour une mère de famille très
pauvre, surtout avec des enfants en bas âge, le travail se heurte à des obstacles supplémentaires.
Travailler n’est pas toujours possible, comme pour cette maman qui a dû arrêter son travail
parce que son fils n’était pas bien nourri là où il passait ses journées. Le temps des chefs de
famille, et surtout celui des femmes chefs de famille, est un temps en dépendance, un temps
haché, très souvent interrompu par de graves difficultés quotidiennes : maladie d’un enfant,
démarches imprévues mais indispensables, accident… »

Non choisi, le temps est souvent subi : « Le temps est subi à cause de la dureté extrême de
la vie contre laquelle il faut lutter – avec l’impression de boucher en hâte des trous dans une
barque pourrie – vie dans laquelle il faut attendre de l’aide. Temps subi, aussi, de la part des
services d’aide, qui souvent ont un temps différent : ils vous font attendre pour un logement ;
‘on va s’en occuper’ et ‘vous êtes sur une liste’, ou pour le retour d’un enfant placé : ‘Quand
vous aurez un logement convenable’. Ils vous pressent : pour les gens les plus pauvres, agir
dans l’urgence, c’est quelque chose qu’ils subissent, qu’ils ne choisissent pas… On voudrait que
les gens, en peu de mois, bâtissent un projet d’insertion. Nous avons connu une jeune mère
à qui le juge rendait à l’essai son bébé prématuré et qui n’avait que neuf jours pour prouver
qu’elle était capable de l’élever. Ainsi les pauvres sont soumis au temps des autres et le temps
des uns n’est pas le temps des autres. »
en anglais. L’économie capitaliste a être plus important encore. Il faut être

besoin de créer plus de valeur, chaque à la page dans ses compétences, son
année, et donc d’augmenter la produc- savoir. De même pour le capital social :
tivité, de produire plus en moins de il faut rester dans le jeu, connaître les
temps. C’est aussi lié à la dette et au bonnes personnes, être impliqué dans
retour sur investissement attendu de différents projets. Enfin, les gens se pré-
tout placement. Cette logique se trans- occupent énormément aujourd’hui de
fère au niveau individuel à travers la leur « capital corporel » : il faut rester en
compétition. Le moteur n’en est pas tant forme, être mince, créatif, dynamique…
la cupidité que la peur. Peur de perdre Alors on travaille sur son corps, on s’en-
son emploi, de ne pas avoir une couver- traîne, pour avoir le bon look, être en
ture sociale et une retraite suffisantes… bonne santé. Et, bien sûr, les premiers
Mais le capital économique n’est pas le implants électroniques mesurant toutes
seul en jeu. Le capital culturel est peut- les données sur votre état physique

ont été créés dans le but d’améliorer images des antipodes avec la télévision.
ce capital corporel. La logique de crois- Grâce à l’iPhone, tous nos amis sont joi-
sance et d’accélération s’empare de gnables, le savoir du monde tient dans
notre esprit et de notre corps. notre poche… Chaque fois que nous
étendons notre prise sur le monde,
« Mettre le monde à votre
nous éprouvons une sorte de liberté et
portée est le projet de la de bonheur. Mais le monde, mis à notre
modernité ; sa part d’ombre, portée, ne nous parle pas forcément3.
Prenons l’exemple de la musique (cela
c’est le risque d’aliénation. »
vaut également pour les livres). On
Vous relevez que « Nous n’en sommes peut acheter l’intégrale de Beethoven
pas les victimes. Nous […] aimons ou de Mozart pour quelques dizaines
aussi la dynamisation2 ». d’euros. Les gens se disent : maintenant,
C’est un paradoxe. Nous pourrions nous j’ai Beethoven sur mon étagère, je peux
décrire comme complètement libres : l’écouter quand je le souhaite. Mais les

nous pouvons croire ce que nous vou- 135 CD de Mozart vous frustrent car
lons, écouter ce que bon nous semble, l’on n’a jamais le temps de les écou-
vivre avec qui nous souhaitons… Mais ter. La probabilité d’écouter vraiment
nous pourrions aussi nous dire privés la musique et de vivre une expérience
de liberté. La plupart des gens agissent intense à travers elle décroît. La réso-
en se disant : « Je dois faire ceci de toute nance, c’est quand on est touché par un
urgence, je dois absolument faire cela. » morceau de musique, un lieu, un ami…
Peu importe leurs performances cette qui trouvent un écho en vous. Quand
année : l’année prochaine, il faudra aller vos yeux s’illuminent ou s’embuent.
encore un peu plus vite et travailler un Mettre le monde à votre portée est le
peu plus dur… Pourquoi ? On ressent du projet de la modernité ; sa part d’ombre,
plaisir et du désir à explorer le monde, c’est le risque d’aliénation.
à en élargir l’horizon de possibilités et
d’opportunités. Les enfants sont heu- Pourquoi parler d’accélération plutôt
reux d’avoir un vélo : ils peuvent aller un que d’une fragmentation de nos vies,
peu plus loin, disons au bout du village. d’une dispersion de nos activités ?
À 18 ans, avec la voiture, ils iront dans la L’idée de fragmentation ne capte pas
grande ville. Avec l’avion, celui qui en a l’aspect dynamique lié aux changements
les moyens peut aller en Angleterre ou sociaux constants. La désynchronisation
même au Japon. Ces pays sont désor- me paraît plus pertinente car, dans la
mais à notre portée, de même que les
3. C’est le point de départ d’un prochain livre. Cf.
H. Rosa, Resonanz. Eine Soziologie der Weltbeziehung,
Suhrkamp Verlag, 2016. Ce livre de plus de 800 p.
2. H. Rosa, [vidéo] « Why are we stuck behind the social en allemand sera traduit en français aux éditions La
acceleration ? », TEDx, mars 2015, notre traduction. Découverte.

mise en mouvement du monde, il y a passé ne présume pas du futur. Nous
certains domaines que vous ne pou- avons des limites physiques, jusque
vez accélérer sans les modifier ou les dans nos fonctions cérébrales. Certains
détruire. Il en va ainsi de la nature. Les cherchent d’ailleurs à les repousser.
arbres, par exemple, mettent toujours Paul Virilio a expliqué que la troisième
du temps à pousser : les couper trop révolution de la vitesse (après celle des
vite n’est pas sans conséquences. Il en transports et des télécommunications)
va de même pour la pêche. Il n’y a rien serait une révolution de la transplanta-
de mal dans cette activité, à partir du tion4. Nous y sommes déjà : nous avons
moment où on laisse le temps aux pois- commencé à fusionner ordinateur, tech-
sons de se reproduire… Le même rai- nologie, biotechnologie et corps humain
sonnement s’applique aux changements et, à l’aide d’implants, nous pouvons
climatiques. Mais la désynchronisation contrôler l’ensemble de nos fonctions
affecte aussi la démocratie. Cette der- corporelles. La prochaine étape pourrait
nière est un processus chronophage : il consister à implanter une puce directe-

ne s’agit pas simplement de prendre des ment dans le cerveau. Et, en pensant à
décisions, mais de parvenir à une com- quelque chose, elle nous permettrait,
préhension commune des problèmes et par exemple, d’accéder à une sorte de
de créer du consensus. Ce qui demande Wikipédia. C’est techniquement réa-
d’autant plus de temps que les socié- lisable. Mais la question n’est pas de
tés sont pluralistes et les questions savoir jusqu’à quel point nous pourrons
envisagées très complexes. Un troi- être rapide. Elle est plutôt : cela fait-il
sième domaine est celui du psychisme sens ? Est-ce une vie bonne ? Comment
humain. La dynamisation incessante adapter le système à nos vrais besoins ?
de la vie risque d’obérer notre capacité
à être attaché au monde, à entrer en Cette accélération touche-t-elle
résonance avec d’autres et de conduire toutes les catégories sociales ?
au burn out. Oui. Et tous les métiers. Prenons par
On pense souvent que nos difficultés exemple les serveurs des cafés et des
ne sont que transitoires : si nous souf- brasseries ou les personnes travaillant
frons, c’est que nous ne serions pas dans le domaine du soin : ils doivent
encore accoutumés aux nouvelles tech- s’occuper d’un nombre croissant de
nologies ! Mais la vitesse augmentera personnes et de tâches. La situation
encore et les changements arriveront est similaire dans le bâtiment ou pour
toujours plus vite. Ce n’est pas comme les conducteurs de camion. La pression
si l’on pouvait atteindre un nouveau temporelle a augmenté. Mais les cadres
plateau où se reposer. La pente sera ont tendance à intérioriser cette pres-
de plus en plus raide. Que nous ayons
pu nous adapter à l’accélération dans le 4. P. Virilio, Open sky, Verso, 1997.

sion et ce stress, là où les employés, les Mais ils éprouvent de grandes diffi-
ouvriers, etc., les ressentent en grande cultés à se représenter l’avenir et à s’y
partie comme extérieurs (venant de la projeter. Ils comprennent très bien ce
direction, du patron). Même les per- que signifie le problème du temps et
sonnes au chômage sont touchées : la ressentent fortement cette pression.
réinsertion sur le marché du travail est Et ils retournent l’argument, en disant :
de plus en plus difficile à mesure que vous avez grandi dans un monde dont
le temps passe, et la situation empire les sources d’information étaient relati-
d’année en année. Leur temps est com- vement stables, où vous aviez le temps
plètement dévalorisé : la société leur de définir ce que vous souhaitiez faire.
alloue un petite somme d’argent, mais Nous, nous devons grandir dans un
celle-ci est presque conçue comme de monde volatil et flexible où il est très
la charité pour des existences « parasi- dur de s’orienter et d’avoir des sources
taires ». Elles sont coupées de la recon- d’information fiables.
naissance sociale et de l’estime.

N’existe-t-il pas différentes façons
Mais n’y a-t-il pas des distinctions d’aborder le temps ?
géographiques au sein de cette Les religions avaient généralement
accélération ? une conception cyclique du temps,
Il y a plus d’un siècle, Georg Simmel mais le christianisme a introduit une
observait déjà que les grandes villes conception linéaire – de la Création à
avaient un rythme plus rapide que les la Résurrection jusqu’à l’Apocalypse. Il
villes moyennes. Il notait également que y a bien différentes façons d’être dans
l’accumulation du capital augmentait le temps et elles influencent encore
le rythme. Il se développe au cœur des notre manière de vivre. Mais les forces
grandes villes un espace relativement de l’accélération sont uniformes et
uniformisé, en termes de services (res- s’exercent partout. Le burn out menace
taurants, hôtels, activités touristiques, quasiment tout le monde. Aussi bien,
etc.) comme de fréquentation, lié à certains essaient de récréer des espaces
l’émergence d’une sorte de culture artificiels de « non-disponibilité ». Nous
d’une jet set mondialisée. La culture ori- cherchons toujours à étendre notre
ginelle de ces lieux tend à disparaître. horizon de possibilités et d’opportu-
Leur rythme s’accélère et ils se décon- nités, mais, parfois, nous le réduisons
nectent du reste du territoire. délibérément. Cela touche à la notion
d’otium, mot latin qui désigne une expé-
Constatez-vous des différences rience différente du temps. Appelons-la
générationnelles ? « temps libre ». C’est quelque chose que
On pourrait penser que les jeunes, les vous éprouvez quand votre journée de
« digital natives », n’en souffrent pas. travail est achevée, quand vous avez

terminé votre liste de tâches. Dans les disent éprouver aussi ce problème. Ils
sociétés anciennes, cet état était atteint se demandent comment concilier décé-
à la fin de la journée, pour les paysans lération et croissance. Or cette concilia-
par exemple, quand le bétail était nourri tion est impossible. On a des politiques
et à l’étable, et le soleil couché. Il n’y économiques, des politiques de trans-
avait pas de téléphone ou de télévision, port, des politiques éducatives, des
encore moins de smartphone ou d’or- politiques sociales et, à côté, une poli-
dinateur. On ne pensait pas alors : j’ai tique temporelle. Mais cette dimension
ceci à regarder, untel à appeler… Vous temporelle traverse toutes les politiques
éprouviez un temps libre. Cet état, nous publiques : on ne peut pas les laisser
ne l’atteignons plus. Bien sûr, vous pou- inchangées, chercher à les rendre plus
vez décider le soir d’arrêter de faire des efficaces, et en même temps dégager
choses, mais il en reste sur la liste et du temps. Ainsi, dans le domaine de la
vous aurez à les faire demain… Dès lors, santé, on demande au personnel plus
les gens vont au monastère ou font de de flexibilité encore, en supprimant

la haute montagne, pour une semaine tout temps mort afin qu’ils puissent
ou deux, et recréent artificiellement cet assumer l’ensemble de leurs tâches…
état. Là, il n’y a ni télévision, ni internet, Cela ne fera qu’aggraver leur situation.
ni aéroport, mais du silence. Aussi, en Allemagne, une organisation
vise-t-elle à ralentir le temps5, une autre
« Des hommes politiques
promeut des politiques temporelles. Il
se demandent comment y a bien une prise de conscience, d’où
concilier décélération je suis parti dans le premier livre : « La
question de la vie que nous voudrions
et croissance. Or cette
mener revient exactement à poser celle
conciliation est impossible. » de la manière dont nous voulons pas-
ser notre temps6. » Mais l’imagination
Comment percevez-vous la réception manque pour la formulation de solu-
de votre thèse ? tions concrètes. Surtout, la question
J’ai moi-même été surpris de l’écho à poser n’est pas celle de notre adap-
rencontré. Les enseignants m’ont dit : tation à une vitesse croissante, mais
c’est exactement le problème auquel celle d’une société bonne pour les êtres
nous sommes confrontés ; de même humains.
les gens travaillant dans les grandes
entreprises, dans les médias, les psy- Votre thèse a-t-elle suscité des réac-
chologues, et même dans la police et tions dans le monde de l’entreprise ?
l’armée ! Des hommes politiques, devant
prendre des décisions rapides sur des 5. La Verein zur Verzögerung der Zeit.
questions extrêmement complexes, 6. Accélération, p. 11, c’est l’auteur qui souligne.

Accélération : le MCC s’interroge
Patricia et Tristan Lormeau sont responsables nationaux
du Mouvement chrétien des cadres et dirigeants (MCC).
Les 12 et 13 novembre 2016, 2 000 responsables du monde du travail, pour la plupart membres
du Mouvement chrétien des cadres et dirigeants (MCC), se réunissent à La Plaine Saint-Denis
pour échanger sur le thème : « Accélérer, jusqu’où ? L’homme au cœur du mouvement ». À
l’issue d’une consultation des équipes MCC au printemps 2015, la question des rythmes de
vie est ressortie fortement, avec l’expression d’un sentiment de trop-plein, de quelque chose
qui débordait. Comme un besoin de ralentir, pour retrouver du sens.
Au même moment paraissait l’encyclique Laudato si’, dans laquelle le pape François parle de
« rapidación » (voir encadré page suivante). Tout en soulignant les risques de dérive, il rappelle
que le changement est une bonne chose, à condition de l’orienter vers le développement de
l’homme. Ce qui compte, finalement, c’est la direction plus que la vitesse.
Chrétiens et cadres, nous partageons la conviction que nous avons un rôle à jouer dans ce
monde qui accélère. Mais comment trouver la direction juste ? Nous avons besoin de prendre
du recul pour reconstruire du sens. C’est la proposition que fait le MCC à travers la vie d’équipe.
La parole, l’écoute et l’intelligence collective permettent d’aller plus loin pour mettre en cohé-
rence nos actions et notre foi. Le partenariat noué avec la Revue Projet enrichit cette approche
par le regard d’auteurs reconnus, dont on pourra apprécier la diversité des points de vue, sans
nécessairement tous les partager.
Le MCC rassemble 4 500 membres, dont plusieurs centaines de jeunes professionnels. Désireux de
mieux vivre l’Évangile au cœur de leurs responsabilités, ils se réunissent chaque mois en équipe
d’une dizaine de personnes pour éclairer leurs décisions et leurs comportements. www.mcc.asso.fr
La plupart du temps, quand on parle de personnes qui sont aux manettes. Les
justice sociale, le monde des affaires se grands cabinets de consultants eux
renferme. Ils pensent que vous voulez aussi se préoccupent de l’avenir des
détruire le capitalisme. Mais quand vous marchés boursiers. J’ai même été invité
abordez le problème sous l’angle tem- par le Dax7, mais je me suis heurté à un
porel, ils sont beaucoup plus ouverts. mur : « Vous êtes contre le progrès. » Ils
Bien sûr, le besoin constant de crois- admettent le problème et cherchent à
sance a des conséquences directes protéger leurs employés du burn out,
pour eux. Tous le reconnaissent, mais mais ils veulent concilier cela avec la
les solutions leur semblent introuvables. croissance la plus forte possible.
C’est pourquoi j’ai accepté l’invitation Les syndicats, eux, n’ont pas souhaité
du Mouvement Chrétien des Cadres prendre part à ce débat. Peut-être parce
et dirigeants [MCC] à leur congrès de qu’ils sont productivistes et contribuent
novembre (voir encadré). Il est facile
pour un universitaire de se montrer
7. Deutscher AktienindeX, principal indice boursier
critique ; mais il doit parler avec les allemand.

« L’accélération continuelle des chan- religion est toujours et sera peut-être
gements de l’humanité et de la planète toujours une force puissante dans nos
s’associe aujourd’hui à l’intensification des sociétés et nos cultures. Elle n’est pas
rythmes de vie et de travail, dans ce que seulement la promesse d’accéder à la
certains appellent ‘rapidación’. Bien que le
« réalité totale » (Karl Jaspers), elle est
changement fasse partie de la dynamique
aussi l’assurance que ce que nous fai-
des systèmes complexes, la rapidité que les
actions humaines lui imposent aujourd’hui sons a quelque part un sens, trouve
contraste avec la lenteur naturelle de l’évo- un écho dans un ordre supérieur. La
lution biologique. À cela, s’ajoute le fait que Bible est un texte de désir ardent, de
les objectifs de ce changement rapide et prières, de cris et de plaintes pour obte-
constant ne sont pas nécessairement orien-
nir une réponse. Le christianisme et les
tés vers le bien commun, ni vers le déve-
autres religions font cette promesse de
loppement humain, durable et intégral. Le
changement est quelque chose de désirable, reconnaissance et de réponse. Martin
Buber explique qu’à la base même de
mais il devient préoccupant quand il en vient

à détériorer le monde et la qualité de vie nos existences existe une sorte de rela-
d’une grande partie de l’humanité. » Pape tion « résonante » à un ordre supérieur.
François, Laudato si’, 2015, § 18. À l’opposé, pour Camus, Nietzsche ou
Sartre dans une certaine mesure, il n’y a,
au processus d’accélération ? À l’inverse, au fondement de notre existence, qu’un
l’Église protestante a montré beaucoup univers muet, qui ne répond pas. Un
d’intérêt. Les pasteurs et les prêtres univers indifférent, voire hostile, comme
sont confrontés au phénomène dans le dit Camus. On ne peut pas décider
leur quotidien. Présents autrement lors laquelle de ces versions est vraie. Mais
de la naissance et de la mort – deux toutes deux parlent de cette aspira-
événements qui créent une rupture tion humaine pour la résonance du
dans le temps ordinaire –, ils observent monde. Nul besoin d’être croyant pour
aujourd’hui comment les femmes le comprendre.
cherchent à optimiser la date de nais-
sance de leur enfant en fonction de leur Dans l’encyclique Laudato si’, le pape
agenda et, de même, quand les gens François évoque l’accélération à plu-
meurent et sont incinérés, leurs proches sieurs reprises.
choisissent de plus en plus la date d’en- Il est important que l’Église en parle.
terrement selon leur convenance… Ils Elle est l’un des grands acteurs sociaux
sont particulièrement sensibles au lien à même de proposer une vision, non
entre l’accélération et la « vie bonne ». opposée mais alternative, du temps. Le
Les sociologues me reprochent de temps cyclique de la liturgie ne com-
me tourner vers les théologiens, mais porte aucune accélération, ni innova-
en fait c’est l’inverse : la théorie de la tion. Année après année, le cycle annuel
résonance peut expliquer pourquoi la reprend : c’est une inscription dans le

temps, qui appelle à articuler diffé- la taxe Tobin. Je ne veux pas tomber
remment temps de la vie quotidienne dans la dichotomie vitesse = mal, len-
et temps sacral. C’est la même chose teur = bien. C’est ainsi que j’ai déve-
avec Noël : toujours le même événe- loppé le concept d’aliénation. Un état
ment, sans possibilité d’accélération dans lequel je ne suis plus attaché aux
ou d’innovation. Bien sûr, des gens le choses, où le monde est comme mort
tentent : ils vont en Australie ou dans le et muet. C’est d’ailleurs la définition du
désert, mais, en un sens, ils détruisent péché pour Luther : quand l’âme est
alors la logique de Noël. nouée sur elle-même et ne s’ouvre plus
à l’autre, Dieu en l’occurrence. Dans la
Dans vos propos, l’accélération tradition protestante, le péché est la
semble revêtir une forme inéluc- perte de la nécessité de contacts, de
table… Peut-on y résister ? liens et de réponses. C’est ce que j’ex-
On ne résoudra pas ce problème indi- prime à travers la notion d’aliénation :
viduellement. C’est un élément struc- les choses, la musique, ne vous parlent

turel de notre monde. Si la vitesse était plus. La vitesse crée cette forme de vie
produite par notre cupidité, alors nous aliénée : il y a tant de gens à qui je parle,
pourrions changer d’attitude. Mais c’est tant de villes où je passe, que je n’arrive
la peur qui nous mène, celle d’être plus à créer du lien.
dépassés. J’étais très pessimiste dans
Accélération. Je ne voyais pas de bonnes La résonance n’est-elle pas cepen-
solutions. Il y a en revanche deux mau- dant individualiste ?
vaises issues. La première serait un La résonance n’est pas un état émo-
désastre écologique ou financier mon- tionnel. C’est un mode de relation au
dial. La seconde, un désastre politique. monde. Elle a deux versants, intime-
L’État islamique est un cas d’école : ment liés, l’un subjectif et l’autre insti-
son idéologie est à l’exact opposé de tutionnel. Je prétends qu’une société
la stabilisation dynamique du monde qui ne peut se stabiliser que dynami-
occidental. Il veut figer la société : pas quement, à partir d’une accélération
d’innovation, pas d’accélération, bien permanente, crée un contexte où la
que, dans sa manière d’agir, il lui faille résonance est quasiment impossible.
de plus en plus d’attaques terroristes, Il existe aujourd’hui toute une industrie
de plus en plus spectaculaires, etc. Si de la « pleine conscience ». Tout comme
nous continuons sur les pentes de l’ac- le désir de lenteur – la « slow food »,
célération, il est possible que ce type « slow science », etc. –, elle exprime l’en-
d’idéologie gagne du terrain. vie d’une autre relation au monde, d’un
La solution ne peut pas passer unique- autre mode d’être dans le monde. Mais
ment par un ralentissement des choses, la plupart des tenants de ces mouve-
ni par une réforme magique, comme ments pensent que cela ne repose que

sur eux-mêmes. Or le versant politique de précariat se développe. En même
et institutionnel ne peut être éludé. La temps, ceux qui ont un emploi vivent
stabilisation dynamique nourrit un état avec la peur constante de le perdre. Un
d’esprit de croissance et de compétition revenu de base changerait notre mode
permanente. Cela crée, dans nos socié- d’être dans le monde : chacun aurait
tés, un mode de vie schizophrénique. une place juste et décente. L’argument
Dans la sphère économique, nous selon lequel personne ne travaillerait
sommes durs, ultra-efficaces, rapides, ne tient pas. Si comme le prétendent
pressés. Dans nos temps libres, le ven- les néolibéraux, nous avons des désirs
dredi soir au concert par exemple, le constants, alors nous travaillerons
samedi en forêt, prenant soin de nos pour les assouvir, pour nous procurer
animaux, ou le dimanche à l’église, le dernier iPhone par exemple. Surtout,
nous voulons être en résonance avec le travail est l’une des principales voies
le monde. Soit une vie polarisée – alié- de résonance de notre humanité. Il est
née d’un côté, attentive et consciente de ce qui transforme le monde et ce qui

l’autre – qui ne peut être une vie bonne. nous transforme.
Nous avons à créer les conditions de L’autre réforme serait un profond
possibilité de la résonance. renouvellement démocratique, pour
contrer le puissant sentiment d’aliéna-
Comment ? tion politique actuel. La démocratie est
Je ne prétends pas avoir trouvé les solu- la promesse que tous les citoyens aient
tions. Mais il faut être conscient du côté une voix, que celle-ci soit entendue et
insaisissable et imprévisible de la réso- reliée à celles des autres. La résonance
nance. Dans la prière par exemple, ou a une capacité de transformation : une
dans l’écoute de la musique, parfois, fois que nous élevons notre voix et
quelque chose vous émeut aux larmes. entendons celle des autres, nous créons
Mais ce moment n’est jamais garanti, du commun et un monde en partage.
même avec les meilleures conditions Nous l’avons oublié : nous ne nous éle-
possibles. On ne peut pas réellement vons qu’en rires cyniques contre les
instituer, contrôler ou instrumentaliser politiciens stupides ou en cris d’indi-
la résonance. Un changement de vie gnation. Nous avons perdu le sens de
fondamental est nécessaire. créer de la résonance à travers l’action
Je pense que le revenu universel de démocratique.
base peut y contribuer. Dans nos Propos recueillis par Jean Vettraino.
sociétés, si vous n’avez pas de travail,
ni d’éducation, vous risquez une forme
SUR REVUE-PROJET.COM
de mort sociale, tant la compétition est Retrouvez cet entretien avec Hartmut
rude. Les aides sociales tendent à être Rosa dans sa version intégrale.
assimilées à de la charité et une sorte

Pro 355 0006

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Pleins feux

« LA LOGIQUE D’ACCÉLÉRATION S’EMPARE DE NOTRE ESPRIT ET

C.E.R.A.S | « Revue Projet »

Pour citer cet article :

Distribution électronique Cairn.info pour C.E.R.A.S.

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« La logique Comment en êtes-vous venu à

s’empare de nous soyons si efficaces pour gagner

et de notre sans que nous en ayons pour autant.

REVUE PROJET - N° 355 - DÉCEMBRE 2016 |6

on observait ce double mouvement : d’être. Il transforme la manière dont

7| « LA LOGIQUE D’ACCÉLÉRATION S’EMPARE DE NOTRE ESPRIT ET DE NOTRE CORPS »

démarches imprévues mais indispensables, accident… »

en anglais. L’économie capitaliste a être plus important encore. Il faut être

REVUE PROJET - N° 355 - DÉCEMBRE 2016 |8

décrire comme complètement libres : l’écouter quand je le souhaite. Mais les

9| « LA LOGIQUE D’ACCÉLÉRATION S’EMPARE DE NOTRE ESPRIT ET DE NOTRE CORPS »

nière est un processus chronophage : il consister à implanter une puce directe-

REVUE PROJET - N° 355 - DÉCEMBRE 2016 |10

naissance sociale et de l’estime.

11| « LA LOGIQUE D’ACCÉLÉRATION S’EMPARE DE NOTRE ESPRIT ET DE NOTRE CORPS »

les gens vont au monastère ou font de de flexibilité encore, en supprimant

REVUE PROJET - N° 355 - DÉCEMBRE 2016 |12

13| « LA LOGIQUE D’ACCÉLÉRATION S’EMPARE DE NOTRE ESPRIT ET DE NOTRE CORPS »

mais il devient préoccupant quand il en vient

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viduellement. C’est un élément struc- les choses, la musique, ne vous parlent

15| « LA LOGIQUE D’ACCÉLÉRATION S’EMPARE DE NOTRE ESPRIT ET DE NOTRE CORPS »

née d’un côté, attentive et consciente de ce qui transforme le monde et ce qui

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