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cher, surtout pour l'édition qui connut le plus gros apport, la qua-
trième, un ordre nouveau. Si cette matière avait été prête dans son
ensemble avant cette quatrième édition, il paraît logique de penser
que La Bruyère, même s'il réservait la publication d'une partie,
aurait dès l'abord donné à ces chapitres leur ordonnance définitive x.
Une étude des remaniements apportés à ces deux sortes de chapi-
tres éclaire davantage encore ; nous ne prendrons que quelques
exemples : deux chapitres peu bouleversés, celui « Des Ouvrages
de l'esprit » et celui, très discuté, parce qu'il touche au problème
du plan général de l'ouvrage, « Des esprits forts », et deux chapitres
très remaniés, « De la Société et de la Conversation », et « De
l'Homme », le plus long du livre ; mais l'enquête peut être menée
sur l'ensemble sans que changent les conclusions.
1. Il faut songer aussi que certains cartons, ces feuilles qui remplacent au dernier mo-
ment d'autres feuilles dans l'ouvrage imprimé, introduisent des textes nouveaux : cf. La
Bruyère, Caractères, éd. Servois, 3* éd., 1922, IV, p. 318-338 ; La Bruyère aurait-il ainsi
procédé si les Caractères avaient été tout prêts en portefeuille?
2. Nous donnons les numéros de la numérotation définitive.
a. JLe Mercure est vise â cette place sans doute â cause de la mauvaise qualité et de
la méchanceté de sa critique ; faut-il remarquer que c'est La Bruyère qui a pris l'initiat
de l'attaque?
1. La Bruyère avait hésité dès la première édition, puisque les premiers exemplaires
apportaient comme un repentir au § 15 et insinuaient l'influence de l'hérédité (éd. Servois,
UI, p. 38, n. 4).
2. Faut-il comprendre que cette compassion est un signe de la presence du mal même
dans les grandes âmes ? ou bien cette compassion est-elle produite par la vue du mal ?
3. Sur les fourbes (§ 25, 2* al.), sur la mort, la mauvaise utilisation de la vie, les
regrets, les grands chagrins (§ 36, 33, 46), Du Cœur, 35), le rôle de l'imagination dans
le malheur et le bonheur (§ 30 et 29).
4. § 34, 39, 40 et 60, 61, Du cœur 69).
5. 11 s'agit des § 64, 78 2* al., 70, 154 ; Tune d'elles ne touche d'ailleurs à la vanité
que par un biais : § 78, 2' al.
6. $ 92, 93, 86 et 94, ce dernier étant une sorte d application des remarques qui l'ont
précédé.
7. Le lien pourrait être l'avarice des vieillards : le § 114 a en effet condamné l'avarice,
mais le $ 113 qui fait état de l'avarice des vieillards est séparé de 114 par quatre pa-
ragraphes qui ont porté sur autre chose.
aux défauts des vieillards (§ 111, 112, 113, 115, 116, 117,
Mais pourquoi ensuite cette réflexion sur les hommes bourr
hommes du § 127, dont le § 78, 1er al. semble fournir une sor
ple ? Peut-être est-ce par contraste qu'apparaissent ensui
de la philosophie (§ 132) et la réflexion sur le malheur
proie aux reproches de sa conscience (§ 136). Après un
retour du thème de l'inconséquence humaine (§ 137 et
celui de la petitesse des grands hommes (§ 97), le chapit
mine par une série de remarques isolées et jetées en désordr
mauvaise tactique à l'égard de ses ennemis (§ 150), du sec
Société, § 79), de la médiocrité (§ 152 et 153), contre cert
chants (§ 126), de la haine (§ 108), des pères qu'on ne reg
(§ 17), de l'affectation (§ 146), du fat qui s'ignore (§ 90).
Bien que la quatrième édition n'apporte pas la plus gran
des additions qui grossiront le chapitre ' ces additions e
rante-et-une transpositions opérées en même temps lui don
non tous les traits, du moins la structure et la plupart des
essentiels de sa physionomie définitive.
La Bruyère a pris conscience, semble-t-il, qu'outre le t
la nature humaine originellement viciée, celui de l'incurable
séquence de l'homme pouvait devenir le second motif co
du chapitre. Après avoir donné dans les § 1, 2 et 3 les thèm
rateurs du chapitre, La Bruyère développe quelque peu
sur le mal originel et ses sources : le défaut d'esprit, l'insta
malléabilité de l'homme en général2. Il va ensuite exam
aspects divers de ce mal originel : il passe sans trop insis
vanité de la recherche du bonheur (§ 19, 21 et 22) et l'ab
droiture et de justice de l'homme (§ 24, 25, 1er et 2e al., 27
il s'arrête davantage sur le rôle de l'imagination en y m
réflexions sur la mort 3. La pensée de la mort le conduit à co
les différents âges de la vie (§ 48 et 49) et à s'arrêter plus p
lièrement sur les enfants (§ 50 à 59). L'idée de faute et de c
envisagée à propos des enfants (§ 59) entraîne des réflexion
vanité, la modestie et la raillerie, et conduit à opposer la
ceté des railleurs à l'attitude pleine de pitié des âmes s
Mais les hommes ignorent les vraies valeurs, c'est-à-dire les valeurs
morales, et prisent trop des valeurs sujettes à bien des défaillances :
valeurs de l'esprit, grandeur, divertissement1. Un paragraphe de
transition (§ 102) constatant combien des hommes s'emploient à se
rendre misérables, introduit une série de défauts liés à la vieillesse
(§ 104 à 110), qui servent eux-mêmes d'introduction à la longue série
des § 111 à 125 2 consacrés à peindre les défauts des vieillards, spé-
cialement l'avarice et l'égoïsme 3. Après l'égoïsme, La Bruyère stig-
matise la malfaisance humaine4, dont le spectacle lui inspire par
contraste une série de méditations sur l'aide qu'apporte la philoso-
phie à supporter toutes les amertumes de la vie 5. Suit un ensemble
de réflexions qui pourrait s'intituler, d'après la première d'entre el-
les (§ 140), l'homme et le masque : masque de l'affectation (§ 144,
145 et 146), de l'inconséquence (§ 147 à 150), de l'impudence (§ 151),
de l'éducation (§ 152), du tempérament, des sens et de l'imagina-
tion (§ 153 et 154). Après une telle revue des défauts humains,
l'édition quatrième peut se permettre de conclure : le § 157 cons-
tate que l'homme est plus inconstant qu'opiniâtre, ce qui renvoie
au jugement que le moraliste avait posé au début de chapitre (§ 5,
6 et 7), tandis que le § 158, en affirmant que la satire morale ne
s'intéresse qu'aux vices généraux de l'humanité et non aux défauts
particuliers des individus, semble suggérer que le philosophe, parti
de l'intransigeante position du § 1, s'en excuse quelque peu au terme
de son enquête et mêle, à son acceptation résignée de la nature
humaine, des sentiments de pitié pour l'individu qui l'assume.
Bien que l'ordonnance des matières acquise dans cette quatrième
édition puisse encore laisser à désirer, surtout du fait de l'absence,
parfois cruellement ressentie, de transition d'un groupe de remar-
ques à l'autre, cette ordonnance n'est pas niable, mais il s'agit moins
d'un ordre intellectuel que d'un ordre affectif. Emporté, quoi qu'il
en dise dans le § 1, par son «humeur» pessimiste, le philosophe
veut prouver d'abord que l'état naturel de l'homme est le mal et
que rien ne peut l'en corriger, pas même les plus orgueilleuses philo-
1. Les § 86, 87, 89 à 93 montrent les défaillances de l'esprit ; et les § 94, 95, 97
et 98 celles de la grandeur, qui ont leur source en la grandeur même, parce qu'elle éloigne
de la retraite et de ses bienfaits (§ 99) ; mais la retraite elle-même est troublée par le
besoin de divertissement (§ 99, 2* al., 100 et 101).
2. Sauf 122, qui n'apparaîtra que sur l'édition cinquième.
3. La critique de l'égoïsme est un apport de l'édition quatrième, puisqu'elle introduit
la plus grande partie des portraits du chapitre: Phidippe, Gnathon, Ruf fin, N**, types
d'égoïstes tous vieillards ou en marche vers la vieillesse.
4. La première édition constatait que les hommes se font les bourreaux des hommes
(§ 126 et 127), la quatrième fournit des exemples de cette cruauté : victimes privilégiées
($ 128 sur les paysans), bourreaux particuliers (§ 129 et 130 sur les nobles de province),
et elle termine sur une méditation se demandant si les hommes ne pourraient pas cesser
de se mépriser et consentir à se bien traiter (5 131).
5. Le $ 132, sur l'aide de la philosophie, semble une conclusion aux remarques qui
ont précédé, puis les § 133 à 136 donnent quelques exemples d'attitude philosophique,
tandis que 137 et 139 montrent les inconséquences de ceux qui n'usent pas de philo-
sophie.
en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à
connaître, pour monter peu à peu et comme par degrés jusqu'à la
connaissance des plus composés, en supposant même de Tordre entre
ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres ».
Il semble possible de revenir alors sur le problème de la genèse des
Caractères. La Bruyère, croyons-nous, a donné à Michallet, dans
le courant de 1687, un ouvrage qui n'était qu'une ébauche, ce qui
explique toutes les précautions oratoires dont il entoure sa publica-
tion dans le premier chapitre ainsi que la déclaration du Discours
sur Théophraste : « ...il [son livre] ne tend qu'à rendre l'homme rai-
sonnable (...) en l'examinant indifféremment sans beaucoup de mé-
thode et selon les divers chapitres qui y conduisent... ». L'édition de
1688 n'était effectivement pas élaborée, mais devant le succès sans
doute, et désireux de devenir un véritable écrivain, un homme de
métier1, La Bruyère, en même temps qu'il augmenta son ouvrage,
y mit de l'ordre, en classique qu'il était. La genèse des Caractères
nous paraît donc s'être faite en deux temps : une première étape
avant 1687, qui aboutit à un ballon d'essai, un second stade, celui
de l'élaboration de l'œuvre littéraire, entre la première et la qua-
trième édition 2 ; et il semble que ce ne soit pas à partir de textes
déjà prêts que La Bruyère l'a opérée, mais avec des textes nés, si
l'on peut dire, de la considération du premier travail3. Il eût été
étonnant qu'un homme comme lui, qui paraît par ailleurs si désireux
de la perfection, et qui l'exige tant dans les œuvres d'autrui, n'ait
pas tenté lui-même d'y parvenir.
1. Cf. le § 27 du chapitre.
2. Don Juan le libertin sait aussi, au besoin, fort bien jouer le faux dévot.
3. Le § 8, 1" al., peut même entrer dans ce groupe.
4. JL.es § 1U, il et 12 cherchent quelles peuvent être les raisons de 1 athée, 13 essaie
de lui répondre en apportant une preuve de l'existence de Dieu ; 15 et 16 proposent
d'autres raisons de l'athéisme, et 19 est une réponse.
5. Si Ton peut se fier à l'indication du § 36 : a II y a quarante ans que je n'étais
point... », ce texte aurait été composé en 1685 ; la réflexion philosophique sur l'existence
de Dieu et le désir de l'utiliser contre les libertins seraient donc contemporains de l'éla-
boration du premier noyau des Caractères ; comment dès lors penser que l'intention apa*
logétique s'est greffée postérieurement et accidentellement sur l'intention morale ?
1. Le chapitre n'a connu qu'une transposition, celle du § 2, ajouté sur l'édition sixième
entre les § 35 et 36, où il était évidemment mal placé, et qui fut mis à sa place défi-
nitive sur l'édition septième.
2. Ph. A. Wodsworth, « La Bruyère against the libertines » (Romanic Review, octobre
1947) ; Ph. A. Wodsworth aurait peut-être dû pousser davantage sa recherche des rap-
ports chronologiques entre l'actualité et les ajoutés de la septième édition. Il a du moins
noté l'emploi nouveau du dialogue comme instrument de persuasion par l'introduction des
disputes avec le libertin Lucile, qui apparaît seulement dans cette septième édition ; La
Bruyère, dit-il, s'inspire sans doute de l'exemple de Fontenelle, dont au même moment il
emprunte aussi les préoccupations scientifiques. La Bruyère se plie, pour faire réussir son
dessein, même aux modes littéraires.
3. L'intention du chapitre étant déjà marquée dans la première édition, ne pourrait-on
penser qu'en 1688 La Bruyère avait déjà décidé de conclure son livre par une nette
déclaration de christianisme ? faut-il aussi remarquer que le chapitre a pris son aspect
définitif d'apologétique dans une édition qui est d'une année antérieure aux attaques du
Mercure contre la composition de l'ouvrage ? La Bruyère aurait donc attendu ces attaques
pour prendre conscience d'une intention déjà pleinement réalisée : hypothèse peu plausible
quand il s'agit d'un écrivain aussi lucide. Il faut donc ou bien admettre un dessein depuis
longtemps médité, ou considérer les déclarations de la Préface du Discours à l'Académie
comme une boutade.
et les conditions, et par les vices, les faibles et le ridicule qui y sont
attachés ».
En fait, ce texte n'est pas si opposé qu'on l'a prétendu à celui de
la Préface, du Discours à V Académie. Dans ce dernier, La Bruyère
déclare, on s'en souvient, que dans quinze chapitres il a voulu s'at-
taquer aux défauts et aux ridicules qui proviennent des passions et
des attachements humains : c'est bien ce qu'il a fait en dénonçant
le bel esprit, la jalousie, la paresse, l'égoïsme, la vanité, l'ambition,
l'hypocrisie, etc., tout ce qui empêche l'homme de pratiquer la
vertu et l'amour des autres, tout ce qui fausse le raisonnement en
y faisant intervenir des raisons spécieuses. Ces quinze chapitres, dit-
il encore, sont des « préparations » au dernier : sans doute, puisqu'ils
visent à montrer aux hommes comment ils sont, quand ils sont, com-
me les âmes du mythe platonicien, dépouillés de leurs ornements
extérieurs ; La Bruyère ne veut nullement signifier par là qu'il
existe, du premier au seizième chapitre, une gradation. Or c'est
ainsi qu'on a voulu interpréter sa pensée, abusivement. Quand
Sainte-Beuve disait que la composition des Caractères était « dissi-
mulée » ' il avait sans doute raison 2 : une préparation, surtout dans
ce domaine, n'est pas nécessairement ordonnée selon une logique
serrée ; mais quand il déclarait que le seizième chapitre était sura-
jouté à un livre qui n'avait rien autrement de chrétien3, il avait,
semble-t-il, tort. Les Caractères ne contenaient-ils pas dans les quinze
premiers chapitres, et dès la première édition, quelques pensées re-
ligieuses ? que signifiait alors cette réflexion de vi, 26 : « Cela ne
prouve-t-il pas un avenir ? », qu'expliqueront clairement plus tard
xvi, 47 et 48 ? pourquoi cette remarque de vi, 58 sur les partisans qui
ne sont pas jugés « chrétiens » parce qu'ils sont esclaves de l'argent ?
enfin le fameux texte de i, 65 : « Un homme né chrétien et français... »
ne montre-t-il pas chez La Bruyère l'intention à la fois de ne pas
dissimuler sa religion et de juger d'après elle ? Le ton assez sombre
des jugements sur l'homme en général révèle d'ailleurs suffisam-
ment que leur est sous-jacente l'idée de la corruption originelle de
la nature humaine 4 ; mais se manifestent aussi tout au long de l'ou-
vrage la délicatesse de cœur et la charité de celui qui croit cepen-
1. « La composition, pour être dissimulée, n'en est point absente ». (Nouveaux Lundis,
t I : « Les Caractères de La Bruyère »).
2. Mais Tordre qu'il proposait emporte moins l'adhésion.
3. « La Bruyère, qui couronna, par un très beau chapitre philosophique chrétien, un
livre qui s'était assez aisément passé de christianisme jusque-là... » (Port -Roy al, éd. R.-L.
Doyon et Ch. Marchesné, t. III, p. 20, n. 1). Tout en admettant que La Bruyère est
c religieux encore », Sainte-Beuve tient surtout au vrai à en faire un disciple de Montaigne.
4. Cf. x, 9 : o De l'injustice des premiers hommes, comme de son unique source, est
venue la guerre... » : position chrétienne plutôt que souvenir de Hobbes, Hobbes n'affec-
tant pas l'état de nature d'un coefficient moral ; La Bruyère est davantage dans la ligne
des premiers articles de la Politique tirée de l'Ecriture sainte. Cf. encore xi, 15 : a II y
a des vices que nous ne devons à personne, que nous apportons en naissant... ». N'écri-
vait-il pas dans le Discours sur Théophraste qu'il cherchait à découvrir a le principe de
la malice » des hommes, usant d'un terme aux résonances théologiques certaines ?
Pierre Laubriet.
1. a L'on cherche en vain à le corriger [le malhonnête homme] par des traits de satire
qui le désignent aux autres, et où il ne se reconnaît pas lui-même... » (xi, 14).
2. Un esprit « raisonnable », dit-il à xi, 28, « peut haïr les hommes en général », mais
excuser chacun en particulier, sachant a combien il est pénible aux hommes d'être cons-
tants, généreux, fidèles ».
3. Cf. xi, 15 : il y a des vices o que l'on contracte, et qui nous sont étrangers » ; cf.
encore xi, 18.