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LA PENSION DES OISEAUX


par Mme Rauzier-Fontayne
1954-1955

« Monsieur,

» Nous avons bien reçu votre lettre du 15 courant, nous


demandant s'il nous serait possible de vous procurer un appartement
dans notre ville.
» Vous n'ignorez pas les difficultés de logement que l'on
rencontre partout, et spécialement dans une région où les étrangers et
les touristes affluent. Aussi avons-nous le regret de vous informer
qu'il nous est impossible de vous donner satisfaction actuellement.

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» Si, par contre, vous envisagiez l'achat d'une maison, nous
serions en mesure de vous en proposer une, à un prix
exceptionnellement avantageux. Située dans la vieille ville, elle est
entourée d'un jardin et bien exposée, face à la mer. Mais nous devons
vous prévenir qu'elle est fort délabrée. Cependant, la partie la moins
abîmée paraît encore en assez bon état pour être habitée
immédiatement. La maison est une ancienne pension de famille,
appelée : « Pension des Oiseaux. »

La lettre, à l'entête d'une agence de logements, se terminait par


quelques renseignements supplémentaires concernant les conditions
de vente.
— Qu'en dites-vous ? demanda le père, après l'avoir lue à haute
voix : il nous reste tout juste de quoi payer cette maison. Nous
pouvons donc l'acquérir tout de suite. Pour ma part, j'ai une telle hâte
de fuir ce pays, que je suis tout décidé.
Mme Vincent tourna vers la fenêtre son visage fatigué et regarda
le beau jardin bien entretenu de la villa. Puis, son regard effleura le
salon élégant mais presque vide et, par la porte ouverte, une vaste salle
à manger, également dégarnie de ses meubles. Elle soupira :
— Tu feras ce que tu voudras, Jean, à moi, tout est indifférent.
— Eh bien, pas à moi ! s'écria Rosé, l'aînée des filles. Le nom
seul de cette maison m'enchante ! « Pension des Oiseaux », mais c'est
ravissant !
— Ton ravissement cessera peut-être quand tu la verras, dit
son frère Pierre, mais, à mon avis, il faut l'acheter, sans cela nous
ne trouverons pas, là-bas, un lieu où reposer notre tête.
Nicole secoua ses courts cheveux blonds :
— Rosé a raison, rien que son joli nom vaut le prix qu'on en
demande !
Malgré sa tristesse, M. Vincent ne put retenir un sourire :
— Vous êtes des filles incorrigiblement romanesques et, donc,
de véritables phénomènes à notre époque.
— Alors, papa, réjouis-toi : voilà au moins une chose qui te
reste : le plaisir d'avoir des enfants exceptionnels !
Michel et Anne-Marie, les deux petits, ne répondirent pas
directement à la question de leur père, mais on les entendit échanger
entre eux leurs opinions.

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-— Dis donc, on serait joliment contents d'avoir encore un
jardin!
-— Et puis, tu as entendu : « face à la mer »..., la mer toute
l'année ; autant dire des vacances continuelles !
— Allons, dit M. Vincent, je vois que tout le monde est
d'accord. La « Pension des Oiseaux » sera donc à nous.
Le soir même, sa réponse partait à l'adresse de l'agence de
logements. M. Vincent s'y disait acquéreur de la maison et annonçait
son arrivée et celle de sa famille pour la semaine suivante.
Il alla lui-même poster cette lettre et revint chez lui, la tête basse,
traînant le pas : il venait d'engager tout ce qui lui restait d'une grande
fortune perdue.
Les puissantes usines qu'il dirigeait dans cette grande ville du
centre de la France avaient fait faillite. Non seulement il perdait sa
situation de directeur, mais encore tous les fonds placés par lui dans
cette affaire.
Pour rien au monde, il n'eût voulu continuer à habiter ce pays où
un coup si dur venait de le frapper. On lui offrait, dans une fabrique de
parfums, sur la côte d'Azur, un modeste emploi... si modeste qu'il ne
suffirait pas à faire vivre sa grande famille. Mais on lui promettait un
poste plus important et mieux payé dans quelques mois. Il avait
accepté et, après la vente de presque tous les meubles et de tous les
objets précieux de la villa, parents et enfants se préparaient à partir
pour le Midi. Un toit leur était assuré maintenant et. dans leur
malheur, le fait de posséder la « Pension des Oiseaux » leur paraissait
une bénédiction dont ils se sentaient reconnaissants.
Arrivés la veille au soir, fatigués, tristes, dépaysés, les Vincent
avaient passé la nuit à l'hôtel. Mais les rayons dorés et doux d'un soleil
de septembre, filtrant à travers les persiennes les éveillèrent et, sitôt
les fenêtres ouvertes, les riantes maisons de la ville, la verdure, les
fleurs, la mer leur apparurent dans la radieuse clarté de ce matin
méditerranéen. Toute la mélancolie des enfants s'envola. Les parents
restèrent plus graves, mais, sur leurs visages détendus, on lisait la
fragile espérance d'une existence plus douce.
Laissant sa famille autour de la table du déjeuner, M. Vincent se
hâta de sortir pour se rendre à l'agence. Il y prendrait les clefs de la «
Pension des Oiseaux » et, si la vieille maison lui convenait, après
l'avoir visitée, il devait en devenir aussitôt acquéreur.

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Une heure après, entouré de tous les siens, il longeait, dans un
quartier tranquille de la vieille ville (la ville inconnue des étrangers et
des touristes), un mur de jardin d'où dépassait un fouillis de verdure, et
il s'arrêtait devant un portail dont le vieux bois délavé ne présentait
plus la moindre trace de peinture. Au-dessus de ce portail, sur le mur
écaillé, on distinguait encore ces mots : « Les Oiseaux, Pension de
Famille ». Mais les Vincent n'y portèrent pas grande attention, car
Pierre s'écriait, stupéfait, en désignant, fixée près de l'entrée, une
plaque de marbre, relativement neuve :
— Par exemple ! Regardez cela ! On lisait sur cette plaque :

« Ici le peintre Victor Daurin a vécu deux ans


mai 1907 - avril 1909 »

— Oh, papa ! s'écria Rosé, tu ne nous avais pas dit qu'un artiste
célèbre, dont nous adorons les tableaux, fut un des hôtes de la «
Pension des Oiseaux » !
— Comment vous l'aurais-je dit, ma fille ? Personne, à l'agence,
ne s'est soucié de m'en informer, répondit M. Vincent tout en
tournant la grosse clef dans une serrure rouillée et récalcitrante.
— Pauvre Daurin, murmura Pierre, il a dû être malheureux dans
« notre » maison, comme il l'a été toute sa vie... Malheureux, malade,
incompris... et très pauvre.
— C'est trop injuste de penser qu'aujourd'hui ses œuvres ont un
succès colossal et qu'on se les arrache ! La moindre de ses toiles vaut,
paraît-il, une fortune ! fit Nicole avec véhémence, oui, c'est trop
injuste qu'il soit mort avant d'avoir vu cela.
— Son triste sort fut celui de bien des artistes,
malheureusement, dit le père en secouant toujours le vieux portail.
Celui-ci s'ouvrit enfin et la famille Vincent pénétra dans son domaine.
— Oh ! dit Nicole dès l'entrée... c'est un royaume
enchanté!
— Plutôt minable, ton royaume, semble-t-il, remarqua Pierre :
si la maison est assortie à son jardin, elle doit être croulante !
On traversait en effet un vieux, très vieux jardin, où le lierre
rongeait les marronniers et les acacias, où les palmiers étiolés ne
montraient plus qu'un maigre bouquet de palmes, au sommet de leurs
troncs filandreux, où le buis, autrefois taillé, qui bordait les allées

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s'était transformé en buissons mêlés de ronces, où foisonnaient, dans
un désordre exubérant, les acanthes et les iris. Un énorme
chèvrefeuille barra soudain le passage, tandis que, plus loin, tréfolium,
laurier-tin, romarin se mêlaient en un inextricable fouillis. Mais, au-
dessus de cette forêt vierge, quelques pins magnifiques bruissaient et
poursuivaient avec le vent de la mer leur inlassable et harmonieux dia-
logue.
— « Pension des Oiseaux », la bien nommée... entendez-vous ?
demanda Rosé.
Des milliers d'oiseaux, en effet, s'égosillaient dans le jardin ; les
hirondelles le survolaient et filaient dans le ciel indigo, entrecroisant
leurs longs sifflements, tandis que, là-bas, du côté de la maison,
s'élevait le rauque et doux roucoulement d'invisibles pigeons.
— C'est merveilleux, murmura Nicole. Quelle paix ! Comme on
est loin de tout, ici !
— Loin de tout... tu peux le dire ! Loin de toute civilisation
surtout, répondit sa mère, dont la mélancolie semblait revenue.
— Ah ! voilà la maison, s'écria Michel qui ouvrait la marche.
Précédée d'une grande terrasse, envahie pour l'instant par les
herbes folles, la « Pension des Oiseaux » apparut.
Un seul étage ; un long bâtiment flanqué de deux ailes, une
façade lépreuse et décrépie, des fenêtres fermées par des volets aussi
vermoulus que la porte d'entrée et les deux portes latérales. Mais un
beau toit de tuiles rondes, d'un rosé fané, un joli pigeonnier, un
charmant perron demi-circulaire aux marches basses, légèrement
usées en leur milieu par tous les pas qui les avaient gravies.
— Une ruine ! dit Mme Vincent, consternée.
— C'est adorable ! répliqua Rosé.
- Ne dis pas de bêtises, ma fille, protesta la mère avec
impatience. Entrons ; j'ai idée que tu ne trouveras plus cette maison «
adorable » quand tu en verras l'intérieur.
Une forte odeur de moisissure et d'air confiné saisit tout le
monde à la gorge dès qu'on entra dans le vestibule pavé d'une
mosaïque couverte de poussière. On vit une vaste cuisine aux nom-
breux et profonds placards que les souris avaient jonchés de grenaille
noire, puis une grande pièce à cinq fenêtres, l'ancienne salle à manger,
sans doute, et enfin d'autres pièces plus petites et tout aussi délabrées,

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pavées de « tomettes » rouges branlantes, tapisseries décollées,
peintures écaillées.
— A qui sont ces quelques vieux meubles ? demanda Pierre.
M. Vincent haussa les épaules :
— A nous. La maison est vendue « avec tout ce qu'elle contient
». Ce « tout » se réduit à bien peu de chose, en vérité.
— Qu'importé ! Il nous reste, de l'ancien mobilier, de quoi
aménager les trois ou quatre pièces que nous habiterons.
-— Hélas, gémit Mme Vincent, tout ce qui avait une valeur
quelconque est perdue ; ce qui va nous arriver de là-bas, sont des
choses plus qu'ordinaires, celles que nous trouvions tout juste assez
bonnes pour l'office ou pour quelques chambres d'amis presque
toujours inhabitées.
— C'est toujours quelque chose ; il pourrait ne rien nous rester
du tout, rétorqua Rosé, résolument optimiste.
On monta au premier étage où l'on visita une dizaine de
chambres un peu moins délabrées que celles du rez-de-chaussée. De
leurs fenêtres, la vue était magnifique. On dominait la vieille ville
blanche et pittoresque et la mer d'un bleu invraisemblable, couverte de
plaques d'argent liquide qui étincelaient au soleil.
Au fond du corridor, un étroit escalier conduisait au grenier. Les
parents ne prirent pas la peine d'y monter. Les jeunes filles et Pierre y
jetèrent un coup d'œil, mais ils ne virent que quelques vieilles malles
abandonnées sans doute par d'anciens pensionnaires. Les unes étaient
vides, les autres ne contenaient que quelques vêtements usés et tout
mités.
La famille redescendit en silence. Personne n'osait émettre une
opinion.
— Eh bien ! demanda amèrement Mme Vincent quand on se
retrouva sur la terrasse, juges-tu toujours cet intérieur « adorable »,
Rosé ?
—Evidemment, il est un peu... abîmé, répondit la jeune fille.
Mais la vue est superbe et je persiste à dire qu'avec quelques
réparations et quelques nettoyages, la « Pension des Oiseaux » peut
devenir une agréable habitation.
— Rosé a raison, dirent les autres enfants.
— Elle n'a peut-être pas tout à fait tort, reconnut M. Vincent.
Mais sa femme ne désarmait pas :

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— Te représentes-tu les frais et le travail qu'exigeraient ces
réparations ?
- Hélas, oui ! Mais que faire ? Où aller, si nous ne prenons pas
cette maison ?
Pierre passa affectueusement son bras sous celui de sa mère :
— Ne t'inquiète pas, maman nous allons tous nous mettre à
l'œuvre, nous rendrons habitables trois ou quatre pièces,,, et nous
fermerons le reste, voilà tout. Je t'assure que je me sens capable
d'arracher les vieilles tapisseries, de peindre les murs et les boiseries.
— Et nous de faire de grands nettoyages, assurèrent les filles.
— Si mon travail me laisse un peu de temps, j'aimerais assez
m'occuper du jardin, dit M. Vincent. Anne-Marie et Michel
m'aideront.
Un silence...
— Alors ? Je termine l'affaire ? demanda le père.
Les jeunes Vincent n'hésitèrent pas. Certes, la « Pension des
Oiseaux » était bien misérable à côté de la somptueuse villa qu'ils
venaient de quitter, mais ils avaient, avec le sens de l'humour et de la
poésie, beaucoup de courage, d'imagination et d'optimisme.
— Oui, oui et oui ! On est tous d'accord, répondirent-ils.
— Fais ce que tu veux, Jean... tout m'est égal, fit une fois de
plus Mme Vincent, passive et résignée.
Quinze jours plus tard, la famille Vincent s'installait dans son
nouveau foyer.

De l'hôtel où l'on avait attendu la fin des réparations les plus


urgentes et l'arrivée des vestiges de l'ancien mobilier, les trois aînés,
laissant Anne-Marie et Michel à la garde de leur mère, s'étaient rendus
chaque matin à la « Pension des Oiseaux » où ils avaient travaillé avec
acharnement. Deux ouvriers les aidaient et prodiguaient leurs conseils
à Pierre qui se montrait le plus docile des manoeuvres.
On avait remis en état la cuisine, la vaste salle à manger-studio
et trois chambres à coucher. Une fois les plafonds blanchis, les pavés
réparés, les murs et les boiseries repeints, les nettoyages terminés, le
jour était venu où l'on put placer les meubles et suspendre les rideaux
devant des vitres claires. Il y eut alors, dans la grande maison délabrée

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et poussiéreuse, derrière la façade écaillée, un petit nid propre et
pimpant, malgré sa simplicité.
Le piano à queue avait été vendu, mais le vieux piano droit, sur
lequel Rosé et Nicole travaillaient autrefois, avait échappé à la débâcle
et résonnait de nouveau sous les doigts des jeunes filles. Ses sons,
légèrement voilés, s'envolaient par les fenêtres ouvertes et se mêlaient
au chant incessant des oiseaux.
Car les oiseaux chantaient toujours. Leurs pépiements éveillaient
tout le monde dès le matin, berçaient la sieste de l'après-midi et se
prolongeaient jusqu'au crépuscule. Alors, brusquement, un profond
silence tombait sur le jardin. On n'entendait plus que l'incessante
chanson du vent dans les pins et le bruissement lointain de la mer.
Mais, la nuit venue, les rossignols relayaient leurs petits camarades
diurnes et faisaient entendre leurs vocalises ravissantes.
A la fin de la journée, M. Vincent rentrait de l'usine ; il
commençait à défricher la « forêt vierge », avec l'aide de Michel et
d'Anne-Marie. Mais il ne travaillait pas avec la même gaieté que ses
enfants et son visage restait soucieux. C'est que sa situation, dans les
bureaux de cette grande fabrique de parfums, était si modeste qu'elle
ne suffisait pas à faire vivre sa famille. Aussi attendait-il avec
impatience le poste plus important qu'on lui avait promis... dans six
mois.
Six mois ! C'était bien long. En attendant, il fallait subsister et
les dernières ressources s'épuisaient rapidement.
Les trois aînés voyaient avec peine leurs parents écrasés de
soucis. Ensemble, ils chuchotaient longuement, cherchant une issue à
l'inquiétante situation de la famille. Un jour, ils bavardèrent plus
longuement encore. Rosé avait déclaré : « J'ai une idée ! »
L'idée dut plaire à Pierre et à Nicole, car elle fut adoptée avec
enthousiasme et le soir, en rentrant, M. Vincent les trouva tous les
trois devant le portail du jardin, attendant son retour avec impatience.
— Enfin, te voilà, papa ! Il nous tardait de te voir arriver, car
nous avons quelque chose à te dire, ainsi qu'à maman, dit Pierre.
— Vous m'intriguez, mes enfants : est-ce donc si pressé ?
— Ah, oui ! On aurait même dû trouver cette idée plus tôt !
Dès que la famille fut réunie autour de la table du dîner, Pierre
prit la parole :

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— Voilà : nous connaissons vos soucis, pauvres parents ! La
situation de papa est insuffisante. Eh bien, nous avons trouvé un
moyen de l'améliorer. Il faut ressusciter la « Pension des
Oiseaux ». Il y a une douzaine de chambres inhabitées dans la maison;
on peut y loger assez de gens pour être assurés, chaque mois, d'un gain
confortable.
— Mais c'est une idée de fous ! s'écria Mme Vincent. La ville
regorge de pensions de famille confortables: qui voudra loger dans
cette vieille baraque, au fond d'un quartier misérable ?
— Les gens qui n'ont pas la bourse aussi bien garnie que les
touristes et les riches étrangers ; ceux qui ne vivent pas sur la Côte
d'Azur pour s'amuser, mais pour travailler. Ceux-là seraient sûrement
bien aise de trouver ce qui manque ici : une pension décente dans sa
simplicité... et moins coûteuse. Je suis persuadé, maman, que nous ne
manquerons pas de pensionnaires.
M. Vincent secoua la tête :
— Votre idée serait à examiner, mes enfants, si nous avions les
moyens de réparer et de meubler le reste de la maison.
Malheureusement, cela n'est pas possible.
— Mais, papa, il ne faudrait de l'argent que pour « démarrer ».
Ne pourrais-tu emprunter, puisque tu es sûr de pouvoir rendre la
somme prêtée, lorsque tu auras ta nouvelle situation et que la pension
sera en plein rapport ?
— Je ne vois absolument pas à qui demander ce service, mon
garçon ; nous ne connaissons personne ici.
Le visage des trois aînés exprima un immense désappointement :
— Quel dommage ! Quel dommage ! Nous étions si
heureux d'avoir trouvé une solution !
M. Vincent ne répondit pas et le repas s'acheva
mélancoliquement dans le silence.

M. Vincent revint un soir de la semaine suivante, agité et


préoccupé. Il attendit que Michel et Anne-Marie fussent couchés, puis
il dit brusquement :
— Si nous reprenions la conversation de l'autre soir ?
Pierre et ses sœurs sursautèrent :

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— II y a du nouveau ? demandèrent-ils, fort intéressés.
— Peut-être...
— Tu m'inquiètes, mon ami, fit Mme Vincent : que peut-il nous
arriver de nouveau qui ne soit catastrophique ?
— Il n'y a rien de catastrophique dans ce que je vais vous dire,
reprit son mari. Voilà : je puis emprunter une somme suffisante pour
remettre la maison en état et rouvrir la « Pension des Oiseaux ».
— Pas possible ! s'écrièrent joyeusement les jeunes gens. Où
as-tu trouvé le particulier en or (c'est le cas de le dire !) disposé à
t'avancer des fonds ?
— A l'usine même. C'est un client important. J'ai eu l'occasion
de lui rendre service. Il m'a dit alors qu'il serait heureux, le cas
échéant, de m'être agréable à son tour. J'ai pris mon courage à deux
mains et je lui ai exposé mon affaire.
— Et il a « marché » ?
— Exactement. Il met à ma disposition une somme considérable,
à condition que je m'engage à la lui restituer le 2 avril, date à laquelle
il aura besoin de cet argent.
— Mais, objecta Mme Vincent, soucieuse, es-tu sûr que les
bénéfices d'une pension seront suffisants pour...
— Je l'espère. Dans tous les cas, n'oublie pas qu'avant l'échéance
j'aurai pris possession d'un poste bien rétribué, qui me permettra de
compléter ce qui pourrait manquer à la somme prêtée.
Mais Mme Vincent ne paraissait pas convaincue :
— Il ne suffit pas de remettre la maison en état, objecta-t-elle,
mais il faut faire face à bien d autres dépenses : avez-vous pensé, par
exemple, au personnel ? Deux domestiques suffiraient à peine à la
tâche.
— Voilà qui grèverait lourdement notre budget, en effet, dit M.
Vincent, de nouveau soucieux:
— Regardez-moi ! s'écria Rosé... Et regardez Pierre.
— Eh bien, qu'avez-vous d'extraordinaire ?
— Ceci, répondit la jeune fille : c'est que nous ne ressemblons
ni l'un ni l'autre aux autres membres de la famille. Vous êtes tous
blonds, colorés, vous avez tous des yeux clairs et le nez... assez
busqué, sans vous fâcher. Pierre et moi sommes noirs comme des
pruneaux. On m'a souvent dit que j'avais l'air d'une bohémienne et
j'ai souvent pleuré dans mon lit, quand j'étais enfant, me demandant si

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je ne serais pas quelque petite romanichelle abandonnée que papa
et maman auraient ramassée sur les marches d'une église, comme dans
les romans. De plus, mon nez est petit et...
Mme Vincent s'impatienta :
— Où veux-tu donc en venir, ma fille ?
— A vous démontrer que, puisque nous ne vous ressemblons
pas, nous pouvons très bien nous faire passer pour les domestiques.
Personne ne soupçonnera notre véritable identité.
— Y penses-tu ! protesta Mme Vincent, tu perds la tête, mon
enfant!
— Oui, j'y pense, maman... je pense qu'il me faudra quitter la
jolie chambre où je viens de m'installer avec mes sœurs, renoncer à
mon cher piano, me lever au point du jour, travailler dur, barboter
dans l'eau de vaisselle, éplucher des montagnes de légumes, te dire «
madame » et faire attention de ne jamais te sauter au cou pour
t'embrasser ! Tout cela n'est pas tellement agréable... et pourtant, je
trouverais cette expérience passionnante. Et toi, Pierre ? Qu'en penses-
tu ?
— Oh, moi, dit drôlement le jeune homme, pourvu qu'on me
donne un joli gilet rayé et un plumeau, je veux bien faire le valet de
chambre.
— Vous oubliez une chose, mes amis, dit le père : et vos
études? Il me semble que Rosé a une licence d'anglais à préparer et
que Pierre doit faire la deuxième année de droit.
— De toutes façons, papa, tu n'as pas les moyens d'entretenir
deux étudiants dans une ville universitaire. Je pensais préparer mon
examen par correspondance ; je puis le faire chaque soir, quand
personne n'aura plus besoin de l'« homme de peine ».
— Et moi, j'essaierai également de travailler seule. Si je ne
réussis pas, je serai licenciée un an plus tard, voilà tout !
— Vous avez réponse à tout, mes amis, dit M. Vincent,
hésitant. Cependant, il y a dans ce que vous proposez quelque chose
qui me gêne : cette sorte de tromperie... de mensonge...
— Ni tromperie ni mensonge, papa ! Mais amusante petite
comédie qui ne nous gêne nullement, puisque nous savons que, sitôt ta
dette acquittée et de « vrais » domestiques engagés, nous révélerons
aux gens que nous sommes tes enfants !

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— Nous rirons bien alors, dit Pierre gaiement; quelles têtes «
ils» vont faire !
— Tu me parais bien sûre, Rosé, de tes qualités ménagères !
Sais-tu seulement cuire un œuf ?
— Mais, maman, je travaillerai sous ta direction. N'as-tu pas
prétendu cent fois, au temps de notre splendeur, que si nous avions de
remarquables cuisinières, c'est que tu leur avais appris toi-même ce
que tu demandais d'elles ? En toute modestie, je me crois aussi
capable que Jeanne ou que Pauline de retenir tes leçons !
Mme Vincent semblait ébranlée. Pourtant, elle soupira :
— Qui m'eût dit que je deviendrais un jour marchande de
soupe!
— Oh ! maman, ne sois donc pas si bourbeoise ! D'abord, il
n'y a pas de sot métier, ensuite une dame distinguée, où qu'elle se
trouve, reste ce qu'elle est... et tu es une dame très distinguée !
La mère sourit de l'affectueuse vivacité que Rosé avait mise dans
sa protestation. Au surplus, l'expérience à tenter commençait à
l'intéresser ; une tâche difficile se présentait à elle, ne serait-elle pas
fière d'en venir à bout ?
— Essayons, fit-elle résolument. Et Dieu veuille que nous
réussissions.

Cette fois, toute une équipe d'ouvriers s'abattit sur la maison, car
il fallait se hâter et ouvrir la pension le plus tôt possible.
Pendant qu'ils finissaient de remettre en état le vieux bâtiment,
Mme Vincent et ses enfants s'occupaient du mobilier et couraient les
salles de ventes, recherchant des « occasions » pour meubler les
chambres à peu de frais.
Rosé, face au commissaire-priseur, se révéla douée d'un flair que
les autres lui enviaient. Ce fut elle qui acquit, pour une somme
dérisoire, huit fauteuils Directoire dédaignés par tous les acheteurs,
tant leur tissu en lambeaux les faisaient paraître mmables, mais qui se
révélèrent fort jolis, une fois recouverts d'une percale pékinée, fraîche
et gaie. Ce fut elle aussi qui dénicha dans de petites boutiques de la
vieille ville des cretonnes provençales aux teintes éclatantes, destinées
à confectionner les dessus de divans, trois fois moins coûteuses que

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les mêmes étoffes vendues aux touristes dans d'élégants magasins «
couleur locale ». Et ce fut Rosé encore qui eut l'idée d'acheter
directement en fabrique les charmantes et rustiques faïences de
Vallauris. Tasses, bols, pichets, vaisselle de table jaune d'or ou vert
émeraude remplirent les placards de la cuisine, en attendant d'entrer en
service.
Le jour vint où tous les travaux furent terminés et où la famille
Vincent put faire la dernière inspection de la « Pension des Oiseaux ».
Le grand studio était redevenu, comme autrefois, une salle à
manger, meublée de plusieurs tables, de deux crédences et de chaises
provençales à sièges de paille. Mme Vincent n'avait gardé pour elle et
les siens qu'un petit salon-bureau. Toutes les chambres étaient prêtes,
agréables et claires, sinon très confortables, car il avait fallu renoncer
à y faire placer l'eau courante et poser des lavabos, et Nicole déclarait
que « ces tables à toilette de grands-mères, avec leurs cuvettes et leurs
brocs l'empêchaient de dormir » ! (Ce qui était une image, car elle ne
faisait qu'un somme du soir au matin.)
Les pensionnaires pouvaient arriver. On mit une annonce dans
les journaux et l'on attendit... non sans une certaine anxiété.
Le portail du jardin pouvait s'ouvrir du dehors, mais le tintement
d'une clochette signalait l'arrivée des visiteurs. Avec quelle émotion
on l'entendait carillonner... En était-ce « un » ?
Mais non. Les premiers jours, on ne vit surgir que les ouvriers
qui venaient chercher des outils oubliés, ou une « caraque », offrant
des paniers et demandant des_ corbeilles à raccommoder, ou quelque
pitoyable mendiant.
Un matin, grande émotion ! Un monsieur, vêtu d'une gabardine
beige, remontait l'allée principale... Cette fois celui-là venait pour la
pension !
Hélas non ! De passage dans la région, M. Ostrowsky, marchand
de tableaux à Paris, venait demander si la « Pension des Oiseaux »,
habitée jadis par le peintre Daurin, ne conserverait pas quelques
vestiges du séjour de ce grand artiste : quelque toile oubliée...
quelques esquisses... quelque carnet de croquis qu'il serait disposé à
acheter très cher, car tout ce qui portait la signature du peintre était
d'une valeur inestimable.

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Malheureusement, la vieille maison venait d'être restaurée, on
avait exploré ses moindres recoins, sans trouver aucune trace du
passage de l'artiste.
Quel dommage ! M. Ostrowsky ne cacha pas sa déception. Il
avait espéré faire une découverte intéressante. Il ne lui restait plus qu'à
s'excuser... et à s'en aller ! Il laissa sa carte « à tout hasard ». Mme
Vincent la jeta dans un tiroir en haussant les épaules, et l'attente
recommença.
La clochette carillonna de nouveau, une heure plus tard. Cette
fois, c'était le facteur. Nicole se précipita au-devant de lui et revint
avec trois enveloppes. O joie ! Les trois lettres étaient des demandes
de renseignements concernant la « Pension des Oiseaux » !
- Une vieille demoiselle... une dame et sa fille... un ménage
russe, dit Mme Vincent après en avoir pris connaissance ; je leur
réponds immédiatement ! ajouta-t-elle, agitée et toute rosé d'émotion.
« Maman chérie ! pensa Rosé avec tendresse, comme elle se met
vaillamment à la tâche ! »
Les trois réponses partirent. Mais, dès le lendemain, un allègre
tintement se fit entendre au fond du jardin et l'on vit s'avancer, d'un
pas décidé, un jeune homme au visage ouvert et intelligent.
Rosé se précipita sur son tablier blanc qu'elle noua fébrilement
autour de sa taille, et l'accueillit en souriant. Puis elle l'introduisit
auprès de « madame », se retira discrètement et dit à Pierre en riant :
— J'aimerais bien savoir ce qu'il dit à maman... Tiens! Je
comprends maintenant les domestiques qui écoutent aux portes !
Sitôt le jeune homme parti, elle se précipita :
— Alors, maman ?
— Alors, ce monsieur est notre premier pensionnaire : il viendra
s'installer demain matin.
— Et il n'a même pas demandé à voir sa chambre ?
— Ma foi non. Le jardin et la maison l'enthousiasment... les
conditions aussi, car il n'a trouvé en arrivant ici que des pensions
hors de prix.
— Doù vient-il ? Que fait-il ?
— Il vient de Paris. Agrégé de lettres, il est professeur dans je
ne sais plus quel lycée. Mais, en congé pour un an, car il s'intéresse
aussi passionnément à la peinture, il est en train d'écrire une « Vie de
Daurin ». Il se documente en ce moment sur le séjour de l'artiste dans

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le Midi. La pensée d'habiter, à quarante ans de distance, dans la même
pension que le peintre, le ravit ; je crois que si je lui avais offert un
taudis, il l'eût accepté avec joie !
— Tiens, c'est sympathique, cela !
— Allons, Rosé, dit le frère aîné, préparons la chambre du
monsieur. Mets les draps au lit, pendant que je remplis ses brocs, en
attendant de cirer ses chaussures.
Mme Vincent s'assombrit :
— Mes pauvres enfants ! Vous voir faire ces besognes-là !
— Mais, maman, elles nous amusent, « ces besognes » ! Ne
nous plains pas, c'est bien inutile.
On adjugea à M. François Rébert une chambre au premier étage,
que les deux domestiques improvisés préparèrent avec sollicitude. La
jeune fille posa sur la table un vase de cristal plein de ces petites rosés
pourpres, revenues à l'état sauvage, qui foisonnaient au jardin, épingla
au mur une reproduction d'un célèbre tableau de Daurin et jeta un
dernier regard autour d'elle avant de se retirer.
« II sera bien ici, pensa-t-elle avec un léger soupir, en songeant à
sa propre chambre qu'elle venait de quitter pour s'installer dans une
étroite soupente, à côté du grenier.
Les jours suivants furent pleins de surprises et d'imprévu. Des
lettres, beaucoup de lettres arrivaient. Plus de lettres, certes, qu'on ne
pourrait prendre de pensionnaires. La clochette du portail semblait
enragée ! Elle carillonnait à chaque instant, annonçant des gens qui
venaient s'informer, et qui, souvent, réclamaient une chambre tout de
suite. Il fallut bientôt répondre avec regret que la pension était au
complet.
Alors commença dans la maison une vie animée et active. Ses
nouveaux habitants allaient, venaient, se rendaient à leur travail, se
retrouvaient tous à midi dans la grande salle à manger où Mme
Vincent présidait les repas, entourée de sa famille... réduite !
Rosé courait de tous côtés, sans se laisser submerger par tant de
besogne : « Oui madame..., tout de suite, monsieur..., mademoiselle
désire ? »... et de voler pour exécuter les ordres reçus.
Pierre transportait les bagages, montait l'eau au premier étage,
cirait les chaussures, servait à table, revêtu d'une impeccable veste
blanche. A la cuisine, Mme Vincent, aidée de ses filles, mettait

16
bravement la main à la pâte et le soir, quand le gère rentrait, il trouvait
encore le courage de continuer à défricher le jardin.
On ne se retrouvait en famille qu'à la veillée, dans le petit bureau
où chacun faisait part de ses impressions et de ses critiques sur les
événements de la journée.

JOURNAL DE ROSE

8 octobre. — Cette semaine s'est ouverte notre « Pension des


Oiseaux » et je commence à vivre une expérience « sensationnelle »,
comme dit Pierre. Tellement sensationnelle que l'idée me vient d'écrire
mes impressions dans ce cahier. Plus tard, quand je ne serai plus « la
petite bonne à tout faire », je pense que j'aurai du plaisir à relire les
souvenirs de ces temps héroïques !
J'ai quitté lundi dernier la jolie chambre que je partageais avec
mes sœurs et me voilà dans ma petite soupente. Un lit de fer, une
commode, une penderie, une table à toilette et le vieux guéridon sur
lequel j'écris... Le classique décor d'une chambre de domestique.
Pourtant, je n'ai pu m'empêcher de mettre aux murs quelques bonnes
reproductions de tableaux : « L'homme à la veste jaune », de Van
Gogh et ses « Barques aux Saintes-Maries ». Et aussi la « Fillette en
bleu » et la «Marine», de Daurin, que j'adore et dont je ne saurais me
passer.
A mon avis, il faut toujours considérer le bon côté de tout
événement. Eh bien ! somme toute, je trouve agréable de posséder une
chambre pour moi seule. J'y suis parfaitement tranquille et j'y fais ce
qu'il me plaît lorsque mon travail me laisse quelques minutes de répit,
ou le soir, une fois la journée finie.
Dans un mois, je me mettrai au travail pour tâcher de préparer ce
fameux certificat de licence auquel papa tient tellement. Il a placé lui-
même, au-dessus de ma table, des rayons sur lesquels j'ai déjà aligné
tous mes bouquins d'anglais et mes dictionnaires.
4 octobre. — L'effectif de la pension est au complet. Et voici la
liste de nos « hôtes payants », comme on dit aujourd'hui. Liste
accompagnée de mes impressions sur chacun. On verra « à l'usage » si
ces impressions étaient justes.

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M. François RËBERT. Le premier installé chez nous. Rien d'un
jeune premier de cinéma, mais physique agréable pourtant : taille
moyenne, cheveux bruns, beau sourire aux dents blanches, lunettes...
Air extrêmement intelligent, politesse parfaite, caractère
accommodant et peu exigeant, en ce qui concerne le service.
Je lui donne la note 9 sur dix.
M. et Mme MALOWSKY. Vieux ménage russe, qui a l'air de
vivre uniquement replié sur les souvenirs d'une ancienne splendeur.
En entrant chez ces vieillards aux yeux bleus, on respire im-
médiatement une bouffée d'un air étrangement confiné... l'air de la «
Sainte Russie » d'autrefois. Ils ont installé dans leur chambre une
icône aux ors ternis, devant laquelle brûle, jour et nuit, la flamme
menue d'un lumignon. Ils font leur thé eux-mêmes, au moyen d'un
vieux samovar de cuivre, ils sont doux, gentils, ils parlent avec le plus
savoureux accent slave, mais ils existent hors de notre temps, figures
poétiques et surannées que Dieu a dû oublier sur cette terre.
On peut bien leur donner 8 sur dix.
Mme Cbnstance DE LATOUR-MONFORT. Encore une
personne âgée. Encore une « ancienne riche ». Mais celle-là ne cesse
d'informer son entourage qu'elle se trouve fort déplacée dans notre
modeste pension ; « elle qui... (soupir) autrefois... » (resoupir)...
Suivent la description de son ex-château, de ses ex-toilettes ébourif-
fantes, de son ex-vie mondaine, et rénumération de ses nombreux
domestiques. Elle est suprêmement « distinguée » et tout, à ses yeux,
est « affreusement vulgaire ». Elle nous regarde tous comme des êtres
appartenant à une humanité inférieure... moi la première et elle
m'adresse la parole sur un ton qui me fait bouillir intérieurement.
Tout juste 3 sur dix... et encore avec beaucoup d'indulgence !
Mlle Janine TOUPET. Une jeune personne qui me paraît âgée de
vingt-cinq à vingt-huit ans. Secrétaire de je ne sais qui, je ne sais où.
Bruyante, voyante, agaçante, mais bonne fille, semble-t-il.
Disons : 6 sur dix.
Mme BRUNET, jeune veuve fine et un peu terne, qui vient
d'arriver dans notre ville. Elle est pourvue de deux « petites filles
modèles », tellement parfaites et bien élevées, qu'on a envie de leur
dire : « Non... n'exagérez pas ! » Cheveux bien lissés, vêtements
austères et impeccables, elles parlent comme des livres, ne cessent de
s'effondrer en petites révérences saccadées et jettent sur notre Michel

18
et sur notre Anne-Marie, beaucoup moins « saints » qu'elles-mêmes,
des regards effarés et réprobateurs. Leur maman est employée dans
une librairie. Je crois qu'elle a connu des jours meilleurs, mais elle est
discrète et ne fait jamais allusion à sa vie passée.
En somme, on peut lui accorder 7 sur dix.
M. Alfred ROGER, employé de banque. Horrible, épouvantable!
Je ne comprends pas comment maman a pu accepter de le recevoir ici.
Sans doute n'a-t-elle pas osé lui dire « non ». Vulgaire au possible
(cela, je l'accorde volontiers à Mme de Latour-Monfort !), avec une
voix de tonnerre, des rires à faire trembler les vitres, des plaisanteries
de mauvais goût, gaffeur comme on ne l'est pas, malpropre et
désordonné dans sa chambre qui me donne une peine inouïe à entre-
tenir (et un dégoût, alors !). De plus, l'individu me fait déjà les yeux
doux. Je me tiens sur mes gardes, je le fuis comme la peste, et je sens,
à l'intérieur de ma main droite, la bonne chaleur d'une gifle, prête à
s'envoler.
Zéro ! Zéro et zéro !
Le ménage DUBOIS. Tellement quelconque que je ne trouve
rien à en dire. Ni jeunes, ni vieux, ni beaux ni laids, ni désagréables ni
gentils... rien... ces gens sont inexistants.
Pas de note : on ne peut évaluer le néant !
Miss Grâce WEEBS. Sympathique demoiselle anglaise, entre
deux âges. Délicate de santé, elle ne peut supporter les brouillards de
son pays et elle erre sur toute la Côte, d'une pension à l'autre, sans se
fixer nulle part. Mais elle prétend que la « Pension des Oiseaux » la
retiendra, parce que la maison, le jardin... et ma famille sont « si mer-
veilleusement poétiques et tellement charmants ». Nous ne demandons
qu'à la garder.
9 sur dix.
Enfin les quatre dernières chambres sont occupées par une série
d'êtres encore plus falots que les Dubois : un ménage de retraités et
trois demoiselles, employées de commerce, je crois. Je n'ai encore
aucune opinion sur ces gens.
8 octobre. — Quelques jours se sont écoulés, bien remplis mais
assez monotones, en somme. Michel et Anne-Marie sont entrés à
l'école primaire du quartier... et leur accent lyonnais se colore déjà
d'intonations méridionales ! Nicole commence la « philo » au lycée de
jeunes filles.

19
La jeune fille posa sur la table un vase de cristal plein de ces petites roses pourpres
qui foisonnaient au jardin...

M. Rébert m'a l'air de travailler avec ardeur. Il sort à peine une


heure le matin, revient avec les journaux, fait les cent pas dans le
jardin, après déjeuner, et parfois, mais rarement, une petite promenade
de détente en ville, à la fin de l'après-midi. Le reste du temps, il écrit
sans désemparer.
Je ne puis m'empêcher, chaque jour, en époussetant sa table, de
jeter un coup d'œil sur les feuillets recouverts d'une écriture menue et
nerveuse. Son livre sur Daurin sera passionnant. Ah ! que j'aimerais
pouvoir causer avec lui de mon peintre préféré ! Hélas ! je dois rester
à ma place et bien me garder de laisser échapper une réflexion qui ne
manquerait pas de le surprendre, dans la bouche de la petite bonne à
tout faire !

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12 octobre. — Le sympathique M. Rébert a laissé passer une
erreur dans ses notes d'hier : une date fausse. J'enrage de ne pouvoir la
lui signaler.
Au fond, pourquoi ne pas poser, ouverte, sur son sous-main, la
petite biographie de Daurin que j'ai vue parmi ses livres... après avoir
souligné la bonne date au crayon rouge ? S'il m'interroge, je ferai
l'étonnée, voilà tout !
13 octobre. — Dialogue entre M. Rébert et moi, ce matin.
Lui : Rosé, quelqu'un est-il entré dans ma chambre, pendant mon
absence ?
Moi (l'air innocent) : Mais oui, monsieur, je suis entrée pour
faire le ménage comme d'habitude.
Lui : Cela va de soi. Mais je veux dire : quelqu'un d'autre que
vous ?
Moi : Sûrement non, monsieur. Jusqu'à votre retour, j'ai fait les
autres chambres de l'étage, toutes portes ouvertes, et je n'ai vu entrer
personne.
Lui (soucieux) : Pourtant, j'ai l'impression qu'on a changé
quelque chose sur ma table... Ce livre n'était pas là hier soir.
Moi (les sourcils relevés jusqu'en haut du front, en signe
d'étonnement) : Oh ! Vous croyez ? Mais qui donc aurait quelque
intérêt à toucher vos papiers ?
Lui : En effet, je ne vois pas... J'ai dû moi-même poser ce
bouquin où je l'ai trouvé... Mais
tout à fait inconsciemment, par exemple ! Je veille trop tard, je
finis par ne plus savoir ce que je fais ! a-t-il ajouté en passant la main
sur son front.
Je me suis éclipsée, pas très fière de ma petite supercherie. Mais
j'ai constaté qu'il a corrigé la date fausse ; cela me console.
18 octobre. — II y a des moments où je donnerais je ne sais quoi
pour reprendre ma véritable identité ! Ce matin, par exemple, où Mme
de Latour-Monfort m'a traitée comme ses aïeux devaient traiter les
serfs de leurs domaines. Il paraît que je ne suis pas accourue assez vite
quand cette princesse m'a sonnée. J'ai eu beaucoup de peine à écouter
dans un respectueux silence les : « qu'est-ce que vous vous croyez
donc, ma fille ? », les : « c'est inouï ce qu'il faut supporter des do-
mestiques de nos jours ! » et les : « que cela ne se renouvelle pas, ou
je vous fais chasser par Mme Vincent ».

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(Chasser ! J'imagine mal ma petite maman me chassant de la «
Pension des Oiseaux » et là, j'ai tout juste pu retenir un sourire.)
Cette algarade m'a mise de fort mauvaise humeur !
23 octobre. — Encore une petite scène désagréable !
Ce matin, l'affreux M. Roger m'a barré le passage dans le
corridor du premier étage, en disant finement :
— Il faut payer l'octroi, ma belle enfant i Un baiser, ou vous ne
passez pas !
— Otez-vous de là, monsieur, ai-je dit froidement ; vous êtes
ridicule.
Mais l'odieux personnage restait toujours les deux bras étendus
d'un mur à l'autre du couloir. Et, voyant que je faisais mine de
rebrousser chemin, il a saisi les brides de mon tablier pour me retenir.
Je me suis retournée, furieuse, et... Pan ! La gifle a claqué si fort qu'on
a pu l'entendre du rez-de-chaussée.
En tous cas, M. Rébert et Pierre l'ont entendue, eux ! Ils
débouchaient en haut de l'escalier juste au moment où le butor la
recevait. Les voyant surgir l'un derrière l'autre, l'horrible Roger est
rentré dans sa chambre, le dos rond et pas très fier. Les yeux de mon
frère lançaient des éclairs. Il se taisait à grand'peine.
M. Rébert a d'abord froncé les sourcils, puis il m'a dit en
souriant:
— A la bonne heure, Rosé, voilà ce qui s'appelle une belle gifle!
Vous n'avez pas manqué le monsieur !
— Je crois même que je suis allée un peu fort, ai-je répondu,
mais je n'ai pu retenir ma main : c'a été un réflexe instantané !
Comme je prononçais ces mots, j'ai vu Pierre « tiquer » et je me
suis mordu la langue : « réflexe instantané » n'est pas une expression
généralement employée par une petite bonne.
M. Rébert m'a regardée avec surprise, mais il n'a fait aucune
réflexion et il est rentré chez lui.
Toute cette scène me laisse un malaise indéfinissable...
10 novembre. — Mlle Toupet a jeté son dévolu sur M. Rébert.
Elle s'est arrangée pour être à la même table que lui aux repas, et là,
elle prodigue œillades, rires perlés, petites moues mutines, bref, tout
l'arsenal des grandes coquettes. Elle lui parle de son livre en simulant
un intérêt passionné. Il paraît qu'elle ne peut presque plus vivre, tant
son impatience de le lire est grande (en attendant, cette impatience ne

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lui coupe pas l'appétit ! Elle mange comme quatre). C'est inouï les
bêtises qu'elle peut dire, d'un ton péremptoire, sur ce pauvre Daurin !
J'enrage de ne pouvoir les relever ! Toutes ces simagrées
m'exaspèrent. Mais qu'y puis-je ? Je les supporte, pour l'amour de mes
parents.
Je dois dire d'ailleurs que, pour l'instant, M. Rébert ne paraît pas
particulièrement séduit par la demoiselle. Il se montre, vis-à-vis d'elle,
strictement poli. Mais elle est jolie et les hommes sont si nigauds...
12 novembre. — Je relis les lignes ci-dessus. Après tout, que
m'importent les faits et gestes de M. Rébert et de Mlle Toupet ? Cela
ne me regarde pas...

L'automne finissait. Les feuilles rousses ou jaune clair des


marronniers et des acacias jonchaient les allées. Blancs, crèmes, vieux
rouge, d'innombrables petits chrysanthèmes, redevenus sauvages,
comme les rosés de l'été, répandaient leur amère senteur. Mais, dans
ce pays privilégié, les pins, les buis, les romarins et bien d'autres
arbustes restaient verts. Le jasmin d'Espagne, les frêles iris de
Florence, les saxifrages roses fleuriraient tout l'hiver, jusqu'aux
premières violettes.
La vie, à la « Pension des Oiseaux », continuait, à la fois
monotone et animée. Rosé et Pierre travaillaient dur : domestiques le
jour, étudiants le soir. Tard dans la nuit, la lumière brillait dans leurs
mansardes, tandis que l'une se penchait sur ses livres d'anglais, l'autre
sur son cours de droit.
Rosé était une fille saine et robuste et, malgré ses journées
exténuantes, elle « tenait le coup » comme disait son frère. Pourtant,
de temps à autre, elle ressentait une subite fatigue et un grand
découragement s'emparait d'elle. Oh ! qu'il lui tardait de voir la dette
de son père acquittée et de redevenir enfin Rosé Vincent !
La dette ! On en parlait beaucoup, en famille et non sans
inquiétude ! La pension ne rapportait pas autant qu'on l'avait espéré.
Tous gens peu fortunés ou même gênés, les pensionnaires, à
l'exception de M. Rébert et de Mme Rrunet, payaient mal et
irrégulièrement. Au bout de deux mois, certains n'avaient encore rien
versé.

23
— Cela me préoccupe terriblement, soupirait souvent Mme
Vincent.
Ses enfants la réconfortaient de leur mieux :
— Mais, maman, n'oublie pas que papa aura bientôt sa nouvelle
situation, et alors tout ira mieux.
— Ah ! non, je ne l'oublie pas, répondit-elle, sans cela, ce ne
serait pas de l'inquiétude, ce serait de l'angoisse que j'éprouverais. Les
deux premiers mois du nouveau traitement seront mis entièrement de
côté, dussions-nous supporter de sévères privations. Nous n'y
toucherons pas, sinon, votre père ne pourrait s'acquitter au moment
voulu...
— ...Et nous ne pourrions pas redevenir Rosé et Pierre Vincent,
concluait le fils aîné. Ne te réjouis-tu pas, Rosé, de révéler ton vrai
nom à nos pensionnaires, et spécialement à Mme de Latour-
Monfort, qui te traite si mal ?
— Oh ! si, répondait Rosé.
Mais ce n'était pas à la vieille dame qu'elle pensait...

François Rébert posa son stylo.


- Assez travaillé pour ce soir, murmura-t-il ; je suis certainement
le seul à être encore debout dans la maison !
Comme il s'apprêtait à se coucher, il constata que sa chambre
était dans un désordre épouvantable. Des livres sur toutes les chaises,
des papiers épars sur le tapis, sur la cheminée, sur la commode, deux
valises à moitié vidées dans un coin.,. Non ! il ne dormirait pas avant
d'avoir procédé à quelques rangements. Pris par son passionnant
travail, il n'avait jamais tout à fait fini de s'installer. Mais, ce soir, il
allait faire un effort et se débarrasser de cette corvée.
Les papiers rangés dans les tiroirs, les livres alignés sur un
rayon, le linge et les vêtements transportés dans l'armoire, il regarda
autour de lui et soupira d'aise, la conscience satisfaite.
« Demain, pensa-t-il, je monterai ces bagages vides au grenier. »
Mais une petite voix ironique sembla lui chuchoter à l'oreille :
« Demain, ton beau zèle sera tombé... et tes valises resteront là!»
Ah ! Vraiment ? C'était bien possible. Soit ! Il grimperait donc
au grenier tout de suite et on ne parlerait plus de rangements.

24
Saisissant les poignées de ses valises, il longea sans bruit le
corridor, grâce aux semelles de feutre de ses pantoufles et s'engagea
dans l'escalier qui conduisait au galetas. Une maigre ampoule élec-
trique l'éclairait à peine, mais, quand il déboucha sur le palier, il
tressaillit en apercevant une raie de vive lumière sous la porte d'une
mansarde.
Stupéfait, il s'immobilisa. On parlait, derrière cette porte... et
c'était la voix de Rosé que l'on entendait, lisant doucement... lisant
quoi ?
François Rébert tendit l'oreille : c'était un texte anglais !
« Wilt thou be gone ? It is not yet near day » It was the
nightingale, and not the lark... » (Déjà partir, déjà ! Mais le jour est
encore loin de paraître ! Ton oreille a cru entendre l'alouette matinale :
c'était le rossignol qui chantait.) « Roméo et Juliette », reconnut
François Rébert. Avec un accent impeccable, la petite bonne lisait du
Shakespeare !
Profondément troublé, le jeune homme entra sans bruit dans le
grenier, déposa son fardeau n'importe où dans l'obscurité, et
redescendit chez lui, non sans s'arrêter encore une fois devant la
mansarde, pour écouter une douce voix qui disait : « Night's candies
are burnt out and jocund day » Stands tiptoe on the misty mountain-
tops. » (La nuit a brûlé ses derniers flambeaux, Le matin joyeux se
dresse et rayonne à la cime des monts.)
Que signifie cela ? Mais, que signifie donc cela ? se répétait M.
Rébert en refermant la porte de sa chambre. Depuis quelque temps,
cette petite Rose m'intrigue...

Rose n'avait pas fini d'intriguer le jeune professeur. Celui-ci, dès


le lendemain avant midi, retourna au grenier, se donnant pour prétexte
de voir si ses valises, déposées au hasard dans l'obscurité, étaient en
bonne place.
Il n'y avait personne dans la petite mansarde : Rosé travaillait à
la cuisine. Mais la porte n'était pas tout à fait fermée. François Rébert
la poussa légèrement et s'immobilisa sur le seuil, stupéfait.
Un pauvre mobilier, une modeste chambre de bonne, oui... mais,
aux murs, de magnifiques reproductions de van Gogh et de Daurin...

25
mais, sur la table, un sous-main de cuir et des feuilles de papier
couvertes d'une écriture nette et aisée... mais, au-dessus de cette table,
des rayons chargés de livres et de dictionnaires... et, sur la commode,
des brosses d'ivoire ornées d'un chiffre en argent !
« Ça, alors... murmura le jeune homme ; hier « Roméo et Juliette
», aujourd'hui tout cet attirail d'étudiante, ces tableaux, ces objets
élégants, l'autre jour, la gifle à Roger... son air de petite reine
outragée... son réflexe instantané... « Réflexe instantané !» Ces deux
mots me trottent dans la tête, depuis qu'ils sont sortis de sa jolie
bouche. Il y a là un mystère... »
Il hésita un instant, puis il entra dans la chambre, prit une brosse
sur la commode et la remit précipitamment en place, car il entendait
monter quelqu'un.
Mais il avait eu le temps, cependant, de jeter un coup d'œil sur le
chiffre d'argent, au dos de la brosse.
Deux lettres enlacées : H. V.

JOURNAL DE ROSE

2 janvier. — Je crains d'avoir commis une imprudence, cette


après-midi. Je croyais tous nos pensionnaires absents : les uns sortis
en ville, les autres, comme M. Rébert et Mme Brunet, qui sont allés
passer les vacances de Noël dans leurs familles, pas encore rentrés de
voyage. Alors, je n'ai pu résister à la tentation de me mettre au piano.
Après avoir exécuté quelques gammes pour dérouiller mes
pauvres doigts abîmés par les travaux de ménage, j'ai constaté avec
joie que je n'ai pas trop perdu de mon « mécanisme », et j'étais en train
de jouer « Arabesque », de Debussy, lorsque j'ai senti une présence
dans le corridor. Vivement, je me suis retournée : personne... Mais
quelqu'un montait l'escalier et venait de passer devant la porte
entr'ouverte du petit bureau familial, où se trouve le piano. J'ai bondi
dans le couloir et j'ai eu juste le temps d'apercevoir le dos de M.
Rébert, revenant des vacances, qui atteignait le palier du premier
étage.
Cette maudite Arabesque m'avait empêchée d'entendre la
sonnette du portail. Pourvu qu'il ne m'ait pas aperçue ! S'il est passé

26
sans regarder, il aura pu penser que Nicole jouait, comme d'habitude ;
mais s'il a jeté un coup d'œil dans le bureau, il ne risque pas de m'avoir
confondue avec ma blonde sœur ! Oh ! Qu'il est donc difficile de
tromper son monde ! Que je déteste cela ! Qu'il me tarde de voir finir
cette comédie ! Elle n'est pas du tout aussi amusante que je l'imagi-
nais. Pierre est de mon avis et déclare que lui aussi en a par-dessus la
tête.
5 janvier. — Je crains qu'il ne m'ait vue au piano. Pendant que
j'aide Pierre à servir à table, j'ai l'impression qu'il me regarde sans
cesse à la dérobée. Je suis horriblement gênée quand je lui parle. Me
trompe-je ? Il me semble gêné lui aussi.
Je voudrais bien ne pas tant penser à ce François Rébert... Mais
c'est plus fort que moi : je ne puis m'en empêcher.
8 janvier. — Hier soir, Mlle Toupet est arrivée à l'entraîner au
cinéma où l'on donnait « Juliet-ta». J'étais folle de rage ! Ce n'est pas
croyable ce qu'un agrégé peut être bête !
10 janvier. — Nous avons découvert que la vieille Mme
Malowsky est somnambule !
Maman l'a trouvée, cette nuit, dans la salle à manger, assise toute
seule à là plus grande table, une lampe électrique allumée posée à côté
d'elle.
Elle souriait, s'inclinait à droite et à gauche, remuait les lèvres,
comme si elle parlait (mais aucun son ne sortait de sa bouche). De
temps en temps, elle se retournait à demi, comme si elle donnait des
ordres à d'invisibles laquais ; bref, toute sa mimique était celle d'une
grande dame, recevant à dîner. Elle devait se croire revenue au temps
de son ancienne splendeur et voir devant elle des princesses, des
ambassadeurs et des généraux de la vieille Russie. Pauvre femme !
Maman s'est retirée sur la pointe des pieds, se gardant bien de
l'éveiller. Mais elle a parlé ce matin à M. Malowsky de sa découverte.
Il a hoché la tête en disant : « Vous ne m'apprenez rien, madame.
Depuis des années, ma femme est ainsi. Je vous remercie de l'avoir
laissé poursuivre en paix son rêve... un rêve inoffensif, n'est-ce pas ? »
Oui, la malheureuse somnambule est bien inoffensive. Pourtant,
la pensée de cette femme endormie qui circule, la nuit, dans la maison,
m'impressionne...
14 janvier. — Janine Toupet nous quitte ! Janine Toupet s'en est
allée ! Bon voyage !

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On lui a, paraît-il, offert une situation « sensationnelle » à
Marseille. Ce n'est pas moi qui la regretterai... et ce n'est pas François
Rébert non plus, finalement. J'étais en train d'épousseter la chambre de
ce dernier quand la demoiselle est partie. Il s'est arrêté un instant de
classer ses papiers pour la suivre des yeux, par la fenêtre, tandis
qu'elle descendait l'allée du jardin. Lorsque la sonnette s'est fait
entendre, indiquant qu'elle franchissait le portail pour la dernière fois,
il a poussé un tel soupir de soulagement que je n'ai pu m'empêcher de
lui jeter un regard ironique... et nous nous sommes mis à rire en même
temps. Aucun commentaire n'a suivi, mais je suis pleinement rassurée
quant aux sentiments inspirés par Mlle Toupet à M. Rébert !
J'étais de si bonne humeur, après cela, que j'ai supporté avec la
plus complète indifférence une sortie furibonde de Mme Latour-
Monfort. Cette dernière devient de plus en plus insupportable.
Heureusement, le mois prochain, papa doit être installé dans ses
nouvelles fonctions à l'usine, et le 31 mars, exactement, la dette
remboursée, je « rendrai mon tablier » et redeviendrai Mlle Vincent.
L'affreux Roger me laisse tranquille, depuis la magistrale gifle
qu'il a reçue. Mais je me suis fait un ennemi. Il ne manque pas une
occasion de m'humilier ou de m'exaspérer, se plaint de moi aux autres
pensionnaires, me harcèle d'ordres donnés sur un ton hargneux et
méprisant, me fait cent fois par jour monter et descendre l'escalier,
bref, il est odieux.
Heureusement, il y a l'exquise Miss Mary, si douce, si fine et si
distinguée. Mais j'ai fait la bêtise, hier, étant seule avec elle, de lui
répondre en anglais, ce qui a donné lieu à une petite scène qui ne
laisse pas de m'inquiéter. Elle a cru bon, au dîner, d'informer ses
voisins de table (dont M. Rébert), que je parlais sa langue maternelle
admirablement.
— N'est-ce pas étonnant, a-t-elle demandé, d'entendre cette
petite Rosé s'exprimer avec une telle perfection?
— Etonnant ? Ma foi non, a dit tranquillement François Rébert,
et je parie même que « mademoiselle » Rosé nous cache encore bien
d'autres talents.
Cette réflexion s'est perdue dans le brouhaha des conversations.
Mais je crains qu'il ne se doute de quelque chose...

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Stupéfait, il s'immobilisa. On parlait, derrière cette porte...

— Le directeur de l'usine ne m'a pas encore parlé de ma nouvelle


situation, dit un jour M,
Vincent. Pourtant, le 31 mars approche. Je vais demander à lui
parler et lui rafraîchir la mémoire !
Il partit le lendemain matin, tranquille et confiant. Mais, tout le
long de la journée, sa femme et ses enfants, à l'exception de Michel et
d'Anne-Marie, insouciants et trop jeunes, ne purent penser à autre
chose qu'à cette entrevue. Tous attendaient son retour avec
impatience.
Quand le gong annonçant le dîner retentit, il n'était pas encore
rentré. On ne pouvait faire attendre les pensionnaires qui arrivaient les
uns après les autres à la salle à manger, aussi Mme Vincent ordonna-t-
elle à haute et intelligible voix :
— Vous pouvez servir, Pierre.
Mais, en passant à table, elle glissa à l'oreille de son fils :

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— Que fait donc ton père ? Je suis bien en souci !
Le jeune homme tenta de la rassurer :
— Pourquoi cela ? murmura-t-il. Tu sais bien qu'il avait à parler
à son directeur. Sans doute l'entretien se prolonge-t-il.
Mais le dîner se passa entièrement sans que le maître de la
maison apparût. De plus en plus angoissée, Mme Vincent essayait
pourtant de faire bonne contenance. Nicole touchait à peine aux
aliments qu'on lui servait. La main de Rosé tremblait en posant les
assiettes et les plats sur les tables ; Pierre cassa deux verres. Personne,
cependant, ne parut remarquer leur trouble... sauf peut-être François
Rébert, qui regarda plusieurs fois Rosé à la dérobée et qui dut
remarquer sa pâleur et sa nervosité.
Quand tous les pensionnaires eurent regagné leurs chambres,
quand Michel et Anne-Marie furent couchés, Pierre et Rosé,
incapables de desservir, de laver la vaisselle et de monter reprendre
leur travail d'étudiants, comme les autres soirs, se glissèrent dans le
bureau, pour rejoindre leur mère et Nicole, toutes deux folles
d'inquiétude.
Une heure interminable s'écoula. Personne n'osait plus rien dire.
On n'entendait que le balancier de la pendule et les craquements du
bois dans le poêle.
Soudain, tout le monde tressaillit : là-bas, au fond du jardin, la
sonnette tintait faiblement. Quelqu'un venait d'entrer. On attendit en
silence. Un pas lent et lourd, le pas d'un homme harassé s'approchait,
entrait dans la maison, suivait le corridor.
— Le voilà... enfin ! murmura Nicole. Lentement, la porte
s'ouvrit.
— Mon Dieu ! balbutia Mme Vincent.
Son mari se tenait sur le seuil, pâle, défait, les chaussures
couvertes de poussière, l'air exténué et hagard. Il se dirigea vers un
fauteuil sur lequel il se laissa tomber lourdement.
— Jean... Qu'y a-t-il ? Dis-le nous ! supplia sa femme.
— Il y a que tout est perdu, fit-il sombrement ; on me refuse la
situation promise : elle est déjà donnée à un autre.
Un silence consterné suivit cette déclaration. Pierre le rompit en
disant avec véhémence :
— Et tu t'es laissé faire ! Et tu n'as pas rappelé les promesses
que...

30
- Bien sûr que si...
— Alors ? Qu'a-t-on trouvé à te répondre ?
— Que je n'avais rien à dire, puisqu'il s'agissait de « vagues
projets », tout à fait en l'air... «Qu'il n'existait aucun engagement
écrit»... Qu'au surplus, on ne pouvait refuser cette place à un ancien
employé de l'usine, revenu des colonies, auquel la fabrique doit
beaucoup. Alors, voilà... Dans deux mois, il faut rendre l'argent prêté :
je ne l'aurai pas et ne pourrai faire honneur à ma signature. Sans doute,
mon créancier, qui n'est pas un cœur tendre, fera-t-il faire une saisie
ici... Nous nous retrouverons à la rue.
Et, très bas, il ajouta, les yeux pleins de larmes :
— Pardon à vous tous...
— Qu'avons-nous à te pardonner, papa chéri ! s'écria Rosé en
sanglotant et en entourant son père de ses bras : tu n'as pas eu de
chance et on t'a dupé, voilà tout !
— Rose a raison, dit la mère en serrant dans les siennes la main
de son mari. Rien n'est perdu, mon ami, tant que nous avons nos bras
pour travailler et que nous restons tous ensemble, bien unis. Si l'on
nous jette sur le pavé, nous nous débrouillerons une fois de plus en
nous épaulant les uns les autres.
M. Vincent regarda sa femme avec tendresse : cette vaillante
créature était-elle bien la même que la riche bourgeoise ruinée,
pessimiste, sans courage et geignante de l'année précédente ?
L'épreuve lui avait permis de se révéler.
Cependant, Rosé qui s'était éclipsée, revenait avec un bol de
potage fumant et Nicole apportait des pantoufles en disant :
— Déchausse-toi, papa, tu as l'air tellement fatigué !
- J'ai marché plusieurs heures au hasard, après mon entrevue
avec cet homme, répondit-il ; je n'osais pas rentrer ici.
— Et tu avais grand tort ! Ne sommes-nous pas là, tous, pour
t'aider à supporter n'importe quoi ? fit Pierre avec chaleur.
Le visage du père se détendit légèrement :
— Tu as raison, mon garçon : quels que soient les coups qui me
frappent, il me restera toujours ma famille...
— ...Et c'est un fameux trésor, dirai-je en toute modestie,
conclut Rose en souriant.

31
Le mois de mars touchait à sa fin. Les Vincent cachaient de leur
mieux leur angoisse et leur tristesse, mais, à mesure que s'approchait
la date fatale, le père paraissait de plus en plus vieilli, de plus en plus
las. L'attente de ce qui allait se passer le minait.
Ce soir-là, Rosé était montée, comme d'habitude, dans sa
mansarde, pour essayer de travailler. Mais elle n'arrivait pas à fixer
son attention sur le texte qu'elle voulait étudier. Découragée, elle finit
par se coucher.
Le sommeil tardait à venir. De sombres pensées assaillaient la
jeune fille, une profonde tristesse lui serrait le cœur. Le visage ravagé
de son père, le regard désespéré de Mme Vincent la hantaient.
Onze heures sonnèrent à l'horloge du corridor et ces onze coups,
résonnant dans le silence de la maison endormie lui parurent
assourdissants. A peine leur dernière vibration se fut-elle éteinte, que
Rosé dressa l'oreille : quelqu'un montait l'escalier du grenier.
« Ce doit être Mme Malowski... C'est la première fois qu'elle
vient jusqu'ici. Je sais bien qu'elle est inoffensive, et pourtant, elle me
fait peur,», pensa-t-elle en frissonnant.
Le pas traînant et léger s'approcha. La faible lueur d'une lampe
électrique filtra sous la porte de la mansarde puis disparut, tandis que
la somnambule s'éloignait dans la direction du grenier.
Impressionnée, Rosé continua d'écouter, guettant le retour de la
vieille dame. Mais le temps passait et rien ne troublait plus le silence.
« Oh ! mais cela commence à devenir inquiétant, pensa la jeune
fille lorsqu'elle entendit sonner minuit. Se serait-elle trouvée mal ? Et
si elle s'était penchée à l'une des lucarnes basses, et qu'elle soit tombée
? Mon Dieu ! Il faut aller voir ! »
Elle passa rapidement une robe de chambre, sortit sans bruit et se
dirigea vers le grenier. En approchant, elle constata qu'une lumière
assez vive venait de la porte du galetas restée ouverte. Rasant les
murs, elle s'avança prudemment et s'immobilisa, stupéfaite, sur le
seuil.
La vieille dame avait allumé, outre sa lampe électrique, plusieurs
bougies plantées dans des bouteilles. Ces candélabres improvisés
éclairaient une scène étrange. Mme Malowsky se croyait sans doute à
quelque réception de la cour, dans le palais du tsar de toutes les
Russies. Elle allait et venait, plongeait en de grandes révérences,
s'éventait, esquissait un pas de mazurka ou de troïka, souriait... et rien

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n'était plus lugubre que cette vieille femme sautillant en silence, que
ce rire muet, que ces saluts à d'invisibles fantômes!
Et quel accoutrement ! Elle avait ouvert plusieurs malles
abandonnées jadis par des pensionnaires et sorti des loques toutes
mitées dont elle s'était « parée ». Un vieux « plaid » écossais lui
servait de traîne ; arrachées à un gigantesque chapeau, datant
probablement de l'an de grâce 1900, des pensées et des maguerites de
velours fané ornaient sa tête hérissée de bigoudis ; une étole de
fourrure pelée se drapait, en guise de vaporeuse écharpe, autour de ses
épaules.
« Inénarrable ! Pauvre créature ! » pensa Rosé, partagée entre
l'envie de rire et la pitié.
Elle s'apprêtait à se retirer, laissant la somnambule continuer son
étrange comédie, lorsqu'un détail attira son attention. D'une de ces
malles anciennes, longues, basses, au couvercle traversé par une bande
de cuir poilu, qui béait tout au fond du grenier, derrière les autres,
Mme Malowsky avait retiré et déployé sur le plancher des rouleaux
bigarrés qui lui servaient de tapis.
« Mais... sur quoi marche-t-elle ? » se demanda la jeune fille. Et
déjà, sans qu'elle sût pourquoi, son cœur se mit à battre plus vite.
La lueur mouvante des bougies ne lui permettait pas de
distinguer nettement les objets que la somnambule foulait aux pieds.
« On dirait... des toiles peintes. Oh ! si je pouvais courir les
regarder ! Mais il est dangereux, dit-on, de « les » réveiller,,, »
Bouillant d'impatience, Rosé attendit que la vieille darne quittât
le grenier. Un quart d'heure encore de révérences, de sautillements, de
sourires, un quart d'heure qui parut interminable ! Enfin, le bal du tsar
sembla prendre fin. Mme Malowsky remit ses atours dans les malles,
roula ses « tapis » et les enferma dans leur longue caisse, puis elle
éteignit les bougies et, munie de sa seule lampe électrique, elle quitta
le grenier.
Ecrasée contre le mur, Rosé la vit passer à quelques centimètres
d'elle et s'éloigner. Dès qu'elle l'entendit redescendre l'escalier, elle se
précipita dans sa chambre, prit des allumettes, courut rallumer une des
bougies abandonnées par la vieille dame, rouvrit fébrilement la malle
et prit le premier rouleau qui lui tomba sous la main. L'ayant déroulé,
elle poussa une exclamation étouffée : le rouleau était une toile peinte,
un tableau décloué de son cadre.

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— C'est un Daurin, j'en suis sûre ! cria-t-elle à haute voix.
Les barques représentées sur ce tableau semblaient, en effet, les
proches parentes de celles que l'on voyait sur la « Marine » dont elle
avait la reproduction dans sa mansarde. De plus, au coin de la toile,
malgré le mauvais éclairage, il lui sembla distinguer une signature...
un D !
Rosé tremblait de tous ses membres. Douze rouleaux ! Douze
tableaux de Daurin... une fortune ! Et qui appartenaient à ses parents,
puisqu'ils avaient acheté la « Pension des Oiseaux » avec tout ce
qu'elle contenait » !
Elle faillit descendre en courant, crier, éveiller son père et sa
mère, mais elle se retint. Non : il fallait d'abord être sûre de la chose ;
si les toiles n'étaient pas authentiques, ce serait une trop grande
déception pour eux.
Elle eut donc le courage de retourner dans sa chambre, de se
recoucher, d'essayer de dormir — vainement d'ailleurs ! — et celui de
se lever le matin venu et de préparer les petits déjeuners, comme
d'habitude, sans trahir son immense émotion. Mais, quand elle eut
déposé le plateau sur la table de François Rébert, ses forces l'abandon-
nèrent soudain. Tremblante, les jambes molles, elle dut s'asseoir en
balbutiant un faible « excusez-moi... »
— Rose ! Ma petite Rose ! s'écria le jeune homme
bouleversé, qu'avez-vous ? Etes-vous souffrante ?
L'instant d'après, Rosé sanglotait confortablement, la tête sur
l'épaule de M. Rébert.
— Si vous saviez... Si vous saviez... dit-elle enfin.
— Mais, je sais, répondit-il, je sais depuis quelque temps
que vous êtes Mlle Vincent. Seulement, la raison pour laquelle vous
vous faites passer pour la femme de chambre, je l'ignore com-
plètement !
En quelques mots, Rose lui confia son secret. Ah ! qu'il était
doux de parler avec abandon et confiance à l'homme qu'elle aimait ! Et
comme il lui sembla simple de lui demander enfin :
— Voulez-vous m'accompagner au grenier ? J'aurais besoin de
votre avis au sujet d'une chose si extraordinaire, que je ne puis y
croire!
Il la suivit, intrigué. Une fois dans le galetas, la jeune fille tira la
malle près d'une lucarne, souleva le couvercle et montra les rouleaux.

34
— Qu'est-ce que cela ? fit M. Rébert en tournant vers elle un
visage déjà bouleversé... Des toiles ?
— ...Qui me paraissent être de Daurin, dit-elle d'une voix
tremblante.
— Que dites-vous ?
Brusquement, François Rébert déploya un rouleau, puis un autre,
puis tout le contenu de la malle. Il ne proférait pas un mot, mais l'émo-
tion faisait trembler ses mains.
— Alors, qu'en pensez-vous ? interrogea Rosé.
— Je pense que vous avez mis la main sur urî trésor, car j'ai la
conviction que ces tableaux sont bien de Daurin. La signature me
paraît authentique... Et voyez... Voyez ces couleurs, ces verts
profonds, ces jaunes acides, ces rouges sourds qui ne sont qu'à lui ! Et
la facture de ces barques si semblables à celles de sa célèbre « Marine
» ! Et voilà, si je ne me trompe, cria-t-il triomphalement, le fameux «
Marché aux poissons », qu'il signale dans une lettre écrite lors de son
séjour dans le Midi et qu'on n'a jamais retrouvé ! Pauvre Daurin ! Il a
dû laisser ces merveilles pour payer sa pension, et ces toiles
dédaignées ont dormi quarante ans, reléguées au grenier, avec les
vieilles nippes !
— Est-ce possible ! Est-ce possible ! balbutiait Rosé. Ainsi,
vous croyez que je puis parler de ma découverte à mes parents ?
— Je le crois, bien que, par prudence, il sera bon de montrer
encore ces tableaux à un expert. Qu'ils télégraphient au marchand de
peintures dont vous m'avez parlé ; il reconnaîtra bien si ces toiles ne
sont pas des copies.
Rosé leva sur François Rébert un regard timide :
— Je vous remercie... Vous êtes très gentil de vous intéresser à
notre sort.
— Rien de ce qui vous touche ne m'est indifférent, ma petite
Rosé... et rien ne m'intéresse davantage que votre bonheur... ne l'avez-
vous pas encore deviné ? demanda-t-il doucement.

Ostrowsky, 15 rue Louis-Brun, Paris Ve. — Avons trouvé douze


toiles Daurin. Vous attendons. Vincent.

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Ce télégramme partit une heure plus tard. On avait eu beaucoup
de peine à retrouver la carte du marchand de tableaux, jetée dans un
tiroir, mais enfin, on l'avait retrouvée et, dès le lendemain matin, une
longue « Vedette » grise s'arrêtait devant le portail de la « Pension des
Oiseaux». Ostrowsky en descendait, accompagné d'un monsieur qu'il
présenta comme un expert. C'est à peine s'il prit le temps de saluer les
Vincent.
— Quelle aventure ! Racontez-moi cela, dit-il en s'installant
dans un fauteuil, ensuite, nous irons voir les toiles.
Les toiles ! Elles étaient déjà fixées par des punaises sur les murs
de la salle à manger, face aux cinq fenêtres. Loupe en main, l'expert
alla directement les examiner, pendant que Rosé narrait une fois de
plus l'étonnante découverte.
— Un conte de fées ! un véritable conte de fées ! répéta le
marchand lorsqu'elle se tut ; si vraiment ces tableaux sont de
Daurin, j'aurai l'honneur et la joie de présenter au public le fameux
« Marché aux poissons » qu'on cherche depuis des années sans le
trouver.
Après avoir longuement contemplé les toiles, il se tourna vers
l'expert :
— Qu'en dites-vous, Lacourt ? demanda-t-il avec anxiété.
— Je crois pouvoir assurer dès maintenant que ces œuvres
sont d'authentiques Daurin. Cependant, je veux encore les confronter
avec deux tableaux de ce peintre, qui sont au musée de la ville. Ce
soir, je pourrai donner une réponse définitive.

Deux jours plus tard, Ostrowsky repartait, ayant acheté onze


toiles, pour une somme qui tirait définitivement de la gêne la famille
Vincent. M. Vincent avait déjà décidé qu'une fois sa dette acquittée, il
fonderait une fabrique de parfums plus moderne et plus importante
que celle où il avait vécu, modeste employé, des heures cruelles. La «
Pension des Oiseaux » serait réaménagée en simple maison
d'habitation. Toute la famille s'était trop attachée à ce vieux logis pour
vouloir le quitter déjà.
Oui, Ostrowsky avait emporté onze toiles seulement. Rosé et
François Rébert avaient réclamé la douzième... Car Rosé et François

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venaient de se fiancer, et ils désiraient que le principal ornement de
leur futur foyer fût un tableau de leur peintre préféré.
La toile représentait un jardin inculte et poétique qui rappelait à
s'y méprendre celui de la « Pension des Oiseaux ». En la contemplant,
tout au long de leur vie, ils croiraient revoir les grands pins
murmurants, les buissons de rosés sauvages, les buis à l'odeur amère,
le foisonnement des nobles feuilles d'acanthe, et entendre encore le
petit peuple ailé qui remplissait de pépiements, de roulades et de
gazouillis les lieux témoins de leur rencontre et de leur bonheur.

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