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Roux Jean-Paul. Tängri. Essai sur le ciel-dieu des peuples altaïques (troisième article). In: Revue de l'histoire des religions,
tome 150, n°1, 1956. pp. 27-54;
doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1956.7142
https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1956_num_150_1_7142
Le Fils du Ciel .
Il est certain qu'en Asie centrale comme en Chine, un
souverain reçoit son investiture du Ciel :
« kangïm kaganïg ôgim katunïg kôturmis tângri el berigmâ
tângri ôzimin ol tângri kagan olurtdï àrinç »
« Tângri qui avait élevé mon père le Kaghan et ma mère la
Katun, Tângri qui donne. l'empire, ce Tângri m'établit moi-
même comme Kaghan »2,
dit l'inscription de l'Orkhon tandis que celle de Ton Yukuk
prononce :
« Tângri ança ternis ârinç kan bertim »
« Tângri a dit ainsi : je t'ai donné un khan3. »
et aussi :
« Tangritàg tângri yaratmïs»
« Semblable à Tângri, institué par Tangri »2
soi puisque nous savons très bien qu'il ne s'agit pas d'une généalogie réelle. Elle
prouve tout au plus une naïveté du rédacteur. Que la généalogie rende impossible
l'insertion primitive n'empêche pas qu'elle ne reflète la croyance fondamentale
acceptée alors. Rappelons encore à ce propos que les fils deDobun margin, Bàlgunûtâi
et Buguniitài, sont les ancêtres de deux tribus mongoles qui semblent marcher
ensemble mais qui n'ont aucune importance connue dans l'histoire mongole.
L'origine divine sert peu à ceux qui sont en droit de la revendiquer selon notre texte I
1 ) « Tangritàg, tângridâ bolmiç », dans les inscriptions de l'Orkhon, par exemple :
M. I sud, ligne 1 ; M. II, est, ligne 1 ; M. II, nord, ligne 1 ; M. Il; sud, ligne 1.
2) Inscription de l'Orkhon, M. II, est, ligne 1.
3) Blochet, Introduction à L'histoire des Mongols de Rachid ed din, Gibb
Memorial, t. XII, année 1910, p. 211 et 212. '
TÂNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 31
qu'il est prédestiné, envoyé par le Ciel même »*. Son succès
et sa prise de pouvoir sont une preuve indéniable de la
volonté de Tângri. Même idée chez les Tiirtik : un homme qui se
hisse au pouvoir en dépit du Ciel ne peut s'y maintenir
longtemps. S'il n'a été directement intronisé par Tàngri, il faut au
moins que Tàngri (et la Terre et l'Eau Sacrées) confirment son
élection. (Le texte dit plus exactement : son kut). Le récit nous
apprend que, depuis un certain temps, il n'y a plus de kaghan
sage et brave : il y a comme empereur un petit kaghan peureux
et pleutre ; il accumule les erreurs, et :
« iizá Tàngri asra ïduk yer sub ol kagan kutï taplamadï
ârinç »
« Le Ciel là-haut, la terre et l'eau sacrées en bas ne
confirmèrent pas le « kut » (Grâce, bonheur) du kaghan2. »
En ce qui concerne le Ciel (mais non pas la Terre et l'eau),
ce sont là des idées chinoises : « Le pouvoir de toute dynastie
résulte d'une vertu ou d'un prestige3 qui passe par un temps de
plénitude, puis décline et, après une résurrection éphémère,
s'épuise et s'éteint. La dynastie doit alors être éteinte,
supprimée, car elle n'a plus le Ciel pour elle : le Ciel cesse de traiter
ses rois comme ses fils. Une famille ne peut fournir à la Chine
des-rois Fils du Ciel (T'ien Tseu) que pour la période ou le Ciel
lui octroie une investiture (ming). Cette investiture, ce mandat
céleste est toujours temporaire4. » Libre aux princes de
s'imaginer qu'ils échapperont à la règle, que la volonté du Ciel,
pour eux, ne changera pas. Ils peuvent penser que la loi qu'ils
promulguent, reflétant à travers eux la volonté divine,
établissant un ordre harmonieux entre la Terre et le Ciel, sera le
gage de leur pérennité. « Après cela, jusqu'à cinq cents ans,
jusqu'à mille ans, jusqu'à dix mille ans, si les descendants
qui naîtront de lui (Gengis Khan) -et* occuperont sa place
Le Yarlïk
Nous avons dit que Tangri ne se manifestait pas en général
d'une manière directe, anthropomorphique5. Bien qu'il puisse
Le Dieu de la Guerre
Ainsi qu'il est habituel dans une civilisation militaire, Dieu
apparaît comme protecteur spécialement quand il accorde la
victoire ou déjoue les attaques des ennemis. On a très
fréquemment fait remarquer que les Turco-Mongols étaient incapables
de concevoir une guerre de religion. En effet, ils ne combattent
pas pour gagner à leur foi d'autres peuples. Mais certaines de
leurs guerres peuvent avoir un aspect religieux. C'est ce que
pense Vladimirtsov au sujet des campagnes gengiskhanides :
« Gengis Khan prétendit attribuer à la guerre un caractère en
quelque sorte religieux. L'Éternel Ciel Bleu doit lui venir en
aide car il protège son clan, car Gengis Khan est son élu. Le
Ciel conduira les troupes qui vengeront sa parentèle des
avanies et des injures, véritables offenses aussi envers le
Ciel2. » Ce serait donc sous le seul angle de la guerre juste, de la
guerre punitive, que Tangri ferait de sa religion une religion de
combats. On voit en effet les Mongols de Gengis Khan
combattre avec une certaine foi surnaturelle en la victoire.
Vladimirtsov se fait l'écho des invocations adressées par le
conquérant au moment de la guerre contre les Kin. Ce n'est pas le seul
exemple que nous trouvions dans L'histoire secrète.
« Si Tangri me conserve et me vient en aide vous serez,
ô mes vieux amis, les heureux compagnons de ma fortune3. »
dit Gengis Khan, et encore :
« Avec l'aide et la protection de l'Éternel Tangri, j'ai
vaincu les Keraït et atteint le rang suprême4. »
ou :
« Quand avec la protection de Tangri nous aurions pillé les
ennemis1. »
Rachid ed din fait dire à cet empereur : « О Éternel Dieu je
me suis armé pour venger le sang de mes oncles... si tu
m'approuves, prête-moi d'en haut le secours de ton bras2. »
(Nous avons, dans cette dernière phrase, une image anthropo-
morphique qui n'a aucune chance d'être sortie de la bouche
du grand chef mongol.) Les lettres écrites par les Mongols de
Perse aux princes occidentaux cherchent à combiner des
alliances militaires offensives et insistent sur la nécessité de
prier pour l'issue de la guerre :
« Priant le Ciel, la Grande œuvre (la guerre contre les
Mamluks) nous en ferons entièrement l'unique but (de nos
efforts)... Vous aussi, priant le Ciel, préparez vos troupes3. »
Dans les sources mongoles elles-mêmes, on trouve un écho
semblable. Par exemple, le Yuan-Ch 'ao-Pi-Shi (Histoire
secrète) , parlant de la querelle qui mit aux prises deux princes
mongols, raconte que Batu envoya un message à Ogodai,
disant :
« Par la faveur du Ciel, les 11 nations ont été subjuguées4. »
L'idée de Vladimirtsov se vérifie dans la civilisation
d'autres peuples altaïques. Mei-Tei, chan-yu des Hiong-nu, dans
une lettre écrite en 174 avant Jésus-Christ à l'empereur des
Han, annonce que les « Yue Tcheu et 26 petits peuples leurs
voisins ont été soumis aux Huns par la Grâce du Ciel »5.
La lecture des grandes inscriptions paléo-turques fait très
nettement ressortir le fait suivant : le nom de Tangri revient
à tous moments quand il s'agit de l'investiture qu'un kaghan
ou de la réorganisation du peuple Turiik. Par contre, il
n'apparaît presque jamais dans toute la partie épique des récits. Les
1) Barthold, Histoire des Turcs d'Asie centrale, p. 8, note, est bien d'avis que
« l'anéantissement est l'effet direct et naturel du péché. Il cite l'expression « yanïlïp
ôlmek » qui signifie « pécher » et « périr à cause du péché ».
2) Texte de Ho-Lou, cité dans Kieou T'ang Chou, ch. 194, traduction Cha-
vannes, Documents, p. 38.
3) Inscriptions de l'Orkhon, M. I. est, ligne 22, M. II, Est, ligne 19.
4) Notons que, bien entendu, la survie au ciel n'est pas le seul privilège des
hommes. Les animaux y participent puisque nous avons vu que les Altaïques en
enterraient avec leurs défunts pour qu'ils les servent dans l'au-delà. Nous verrons
aussi, en étudiant la cérémonie sacrifîcatoire, que l'âme du cheval immolé est censée
monter au ciel.
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