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Revue de l'histoire des religions

Tängri. Essai sur le ciel-dieu des peuples altaïques (troisième


article)
Jean-Paul Roux

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Roux Jean-Paul. Tängri. Essai sur le ciel-dieu des peuples altaïques (troisième article). In: Revue de l'histoire des religions,
tome 150, n°1, 1956. pp. 27-54;

doi : https://doi.org/10.3406/rhr.1956.7142

https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1956_num_150_1_7142

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Tângri

Essai sur le ciel=dieu

des peuples altaïques

Le Fils du Ciel .
Il est certain qu'en Asie centrale comme en Chine, un
souverain reçoit son investiture du Ciel :
« kangïm kaganïg ôgim katunïg kôturmis tângri el berigmâ
tângri ôzimin ol tângri kagan olurtdï àrinç »
« Tângri qui avait élevé mon père le Kaghan et ma mère la
Katun, Tângri qui donne. l'empire, ce Tângri m'établit moi-
même comme Kaghan »2,
dit l'inscription de l'Orkhon tandis que celle de Ton Yukuk
prononce :
« Tângri ança ternis ârinç kan bertim »
« Tângri a dit ainsi : je t'ai donné un khan3. »

La croyance est la même à l'époque mongole, puisque


Uhisloire secrèle dit :
« II fut Khan par le pouvoir et la force du Ciel éternel4. »
Remarquons, malgré le choix des exemples, que, Dieu
monarchique, Tângri ne donne pas leur pouvoir aux seuls
kaghan. Les hauts fonctionnaires dépendent aussi de lui :
« Tangri yarlïkkaduk tiçun tort yegirmi yasïmka tardus
bodun tizâ sad olurtïm. »
« Par décret de Tangri, à l'âge de 14 ans, je devins chad5 du
peuple Tardush6. »
1) Voir RHfí, GXLIX, p. 49-82 et p. 197-230.
2) Inscription de l'Orkhon, M. I et H, Est, lignes 21 et 25.
3) Inscription de Ton Yukuk, ligne 2.
4) Grousset, L'empire mongol, p. 182.
5) Chad, titre de haut fonctionnaire d'origine iranienne.
6) Inscription de l'Orkhon, M. I côté de l'Est, ligne 17.
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Cette investiture dépasse le stade du simple sacre. Nous en


verrons un exemple, certes unique, mais d'un fort relief, dans
les inscriptions de l'Orkhon :
« kangïm elteris. kagan ôgim elbilgâ katunïg tangri tôpâsinta
tutïp yôgàrii kôtïir ârinç »
« Mon père le Kaghan El terish et ma mère la Katun El
bilgà, le Ciel les saisit par le sommet de la tête et les éleva dans
les hauteurs1. »
Les princes et les fondateurs de dynasties ne remplissent
pas seulement une mission céleste ; ils font bien plus : ils sont
les véritables représentants du Ciel sur la terre ; ils n'existent
que par lui. Comme le rappelle Grousset, « on se représente le
destin individuel d'un homme comme une divinité
personnifiée et le dieu du destin du kaghan, c'est l'Éternel Ciel Bleu2 ».
Kotwicz, étudiant le mot su des formules des lettres mongoles,
le met en rapport avec le mot kut qui désigne aujourd'hui une
des trois âmes de l'homme et il pense que c'est le don spécial de
Tangri au kaghan que l'on a tort de traduire par « bonheur,
fortune, grâce ». Ce don lui assurerait des aptitudes
extraordinaires, l'éclat et la majesté3. F. W. K. Muller y avait vu
également la majesté qui prend sa source en Dieu et vient au
prince4.
Les inscriptions paléo-turques connaissent déjà fort bien le
mot « kut » (d'origine iranienne ?)5 et sa profonde signification
religieuse. Quand elles écrivent à plusieurs reprises :
« kutím iïlûgim bar iiçtin »
« Parce que j'ai bonheur (kut) et chance »6

elles distinguent déjà de tiliig = chance, le mot kul, plus fort.


Ce n'est pas un pléonasme. Le succès du kaghan arrive parce

1) Inscriptions de l'Orkhon, M. I et II, Est, ligne 11.


2) René Grousset, L'empire mongol, p. 182.
3) Kotwicz, Formules initiales des documents mongols aux xine et xive siècles,
Rocnik Orjentalistyczny, t. X, Lwow, 1934»
4) F. W. K. Muller, Uigurica I (1908), 56.
5) Schœder, ZDMG, VII, 1928 : moyen iranien *kôt > ancien iranien *kauta.
6) Inscriptions de l'Orkhon, M. I, est, ligne 29.
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qu'il a un « bonheur naturel » et parce qu'il possède (ou reçoit)


une certaine grâce divine.
Cette grâce du Ciel peut lui suffire. Ce n'est pourtant pas ce
« kut » seul qui émane de Dieu. Le kaghan devient un véritable
fils du ciel selon le modèle chinois. Il en a spirituellement la
valeur, sinon le titre, si l'on s'en tient à cette explication4
donnée par. un souverain de la Chine ancienne : « En temps
voulu, je me rends dans les • principautés. L'Auguste Ciel,
voilà qu'il me traite en fils1. » Mais, de même que la tradition
historique chinoise, soucieuse de légitimer cette parenté
adoptive, s'efforce de placer à l'origine de chaque dynastie un
héros né des œuvres célestes, les Turcs et les Mongols veulent
faire intervenir pour leurs grands et pour leur race un élément
surnaturel. On a vu deux exemples concrets du désir de
rattacher le souverain à la divinité suprême en personne : ce sont les
naissances miraculeuses des enfants d'Oguz et de l'ancêtre du
conquérant mongol, Gengis Khan. Le héros fondateur est
souvent le loup (par exemple mariage d'un loup et d'une femme
Hiong-nu pour l'origine des Turuk). Ce loup est conçu comme
un" messager de Dieu. Il est céleste ; kôk, chez les Turcs,
Bôrtâ chez les Mongols2 :
« Činggis qahan-u huja'ur dâ'ârà Tanggàri-âcà jaya'atu
tôrâksan Bôrtâ Čino aju'u. »
« L'origine de Gengis Khan est Bôrtâ Čino (le loup céleste,
gris; etc.) venu du Ciel, en .haut (suprême), par. mandat
céleste3. »

1) Granet, La civilisation chinoise, p. 445.


2) Cf. § Kôk, plus haut.
3) Début de L'histoire secrète des Mongols. Il y a lieu, à ce propos, de faire
remarquer une singularité de L'histoire secrète qui, à ma connaissance, n'a jamais
été signalée et qui, en tous les cas, est passée sous silence par la plupart des auteurs.
Le texte de L'histoire secrète se donne beaucoup de mal pour établir une généalogie
qui relie Bôrtà Čino, venu de Tjngri, au conquérant mongol Gengis Khan. Une
première liste nous conduit ainsi sans interruption jusqu'à Dobun màrgàn, époux
d'Alan qo'a. Cela prouve donc bien au lecteur que Dobun màrgàn descend du loup
ancêtre. Mais justement, ce n'est qu'après sa mort, sans intervention humaine,
que nait Bodončar d'Alan qo'a mystérieusement fécondée par un rayon lumineux
(cf. plus haut). Bodončar est l'aïeul de Gengis Khan — mais il n'est pas le fils de
Dobun màrgàn et par conséquent, il ne descend pas de Bôlâ Čino comme nous le
dit le début de L'histoire secrète* Bien entendu la chose n'a guère d'importance en
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Venant de Tângri, l'empereur ressemble à Tângri, il est


son semblable :
« Tângritâg tângrida bolmïs tïiruk bilgâ kagan1 »
« Moi qui ressemble à Tangri, qui suis venu de Tangri,
Bilge (Sage) Kaghan des Turtik. »

et aussi :
« Tangritàg tângri yaratmïs»
« Semblable à Tângri, institué par Tangri »2

comme l'avait déjà compris Thomsen malgré le sens actuel de


yaraimak (qui signifie créer).
Ces phrases des inscriptions de l'Orkhon se retrouvent assez
exactement traduites en chinois dans une lettre, écrite en 584,
par le souverain turtik, El Kul Sad Baga Ispara Kaghan, à
destination de l'empereur de Chine : « Moi, né du Ciel (qui
peut être égal au turc « Tângridâ bolmis ») le sage (équivalent
turc : bilgà) et saint fils du Ciel (forme chinoise pour Tân-
gritàg) de l'empire des grands Tou-Kiue ( = Tiiriik)3. » Blochet
pense que cette formule turque est d'origine iranienne plutôt
que , d'origine chinoise. Il avance la formule du protocole
sassanide qu'il cite ainsi : « Minoutchitri min yezdan » et il met
en parallèle « Minoutchitri » ( = qui est l'essence du Ciel) avec
« Tangritàg ( = semblable au ciel) et « Minyezdan » ( = venu
du Ciel) avec « Tângrida bolmis » (= venu du ciel). Il semble
cependant que la parenté de conception avec la Chine ne soit
pas à rejeter. Gengis Khan n'est sûr de lui qu'au moment où il
a « définitivement acquis l'idée que le Ciel Bleu le protège et

soi puisque nous savons très bien qu'il ne s'agit pas d'une généalogie réelle. Elle
prouve tout au plus une naïveté du rédacteur. Que la généalogie rende impossible
l'insertion primitive n'empêche pas qu'elle ne reflète la croyance fondamentale
acceptée alors. Rappelons encore à ce propos que les fils deDobun margin, Bàlgunûtâi
et Buguniitài, sont les ancêtres de deux tribus mongoles qui semblent marcher
ensemble mais qui n'ont aucune importance connue dans l'histoire mongole.
L'origine divine sert peu à ceux qui sont en droit de la revendiquer selon notre texte I
1 ) « Tangritàg, tângridâ bolmiç », dans les inscriptions de l'Orkhon, par exemple :
M. I sud, ligne 1 ; M. II, est, ligne 1 ; M. II, nord, ligne 1 ; M. Il; sud, ligne 1.
2) Inscription de l'Orkhon, M. II, est, ligne 1.
3) Blochet, Introduction à L'histoire des Mongols de Rachid ed din, Gibb
Memorial, t. XII, année 1910, p. 211 et 212. '
TÂNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 31

qu'il est prédestiné, envoyé par le Ciel même »*. Son succès
et sa prise de pouvoir sont une preuve indéniable de la
volonté de Tângri. Même idée chez les Tiirtik : un homme qui se
hisse au pouvoir en dépit du Ciel ne peut s'y maintenir
longtemps. S'il n'a été directement intronisé par Tàngri, il faut au
moins que Tàngri (et la Terre et l'Eau Sacrées) confirment son
élection. (Le texte dit plus exactement : son kut). Le récit nous
apprend que, depuis un certain temps, il n'y a plus de kaghan
sage et brave : il y a comme empereur un petit kaghan peureux
et pleutre ; il accumule les erreurs, et :
« iizá Tàngri asra ïduk yer sub ol kagan kutï taplamadï
ârinç »
« Le Ciel là-haut, la terre et l'eau sacrées en bas ne
confirmèrent pas le « kut » (Grâce, bonheur) du kaghan2. »
En ce qui concerne le Ciel (mais non pas la Terre et l'eau),
ce sont là des idées chinoises : « Le pouvoir de toute dynastie
résulte d'une vertu ou d'un prestige3 qui passe par un temps de
plénitude, puis décline et, après une résurrection éphémère,
s'épuise et s'éteint. La dynastie doit alors être éteinte,
supprimée, car elle n'a plus le Ciel pour elle : le Ciel cesse de traiter
ses rois comme ses fils. Une famille ne peut fournir à la Chine
des-rois Fils du Ciel (T'ien Tseu) que pour la période ou le Ciel
lui octroie une investiture (ming). Cette investiture, ce mandat
céleste est toujours temporaire4. » Libre aux princes de
s'imaginer qu'ils échapperont à la règle, que la volonté du Ciel,
pour eux, ne changera pas. Ils peuvent penser que la loi qu'ils
promulguent, reflétant à travers eux la volonté divine,
établissant un ordre harmonieux entre la Terre et le Ciel, sera le
gage de leur pérennité. « Après cela, jusqu'à cinq cents ans,
jusqu'à mille ans, jusqu'à dix mille ans, si les descendants
qui naîtront de lui (Gengis Khan) -et* occuperont sa place

1) Vladimirtsov, Gengis Khan,' trad. fr. de Michel Garsow, Paris, 1948,


p. 55.
2) Inscriptions de l'Orkhon, M. II, est, ligne 35.
3) C'est nous qui soulignons : ces deux mots nous font penser exactement au
Kut. ,
4) Marcel Granet, La civilisation chinoise, p. 15.
32 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

conservent et ne modifient pas cette loi et le Jasak de Gengis


Khan... il leur viendra du Ciel aide et prospérité1. » Ils se
bercent d'illusions. Inévitablement, la loi ne sera pas respectée
ou la volonté de Dieu par rapport à la loi fixée par lui, ainsi que
le pensent les religions sémitiques, se modifiera.
Les influences chinoises et iraniennes se mêlent donc ici
encore étroitement sans que nos connaissances actuelles nous
permettent de discerner exactement dans quelle mesure. Il est
à peu près certain cependant que si l'empereur des, Turcs et
des Mongols se considère véritablement comme un élu de Dieu,
un Fils du Ciel, il n'a que très rarement porté ce titre. Le
Chan-yu des Hiong-nu Га peut-être connu. Le T'sien Han
Chou (ch. 94) dit : « Le Chan yu des Hiong-nu apour nom de
famille Lien Ti. On l'appelle dans ce pays Tcheng li kou tu
chan yu. Dans la. langue des Hiong-nu, Tcheng li signifie
Ciel et Kou tu le Fils2. » Néanmoins, le fait que le souverain des
Hiong-nu soit généralement désigné seulement par Chan yu
indique que le titre de Fils du Ciel est peu répandu alors en
Asie centrale. Il le sera moins encore par la suite, sauf chez les
Kaghan ouigour qui porteront le titre de Kaghan célestes3.
C'est cette même expression* de kaghan célestes qui sera
employée par les. Altaïques quand ils voudront nommer
l'empereur de Chine (et non le titre de « Fils du Ciel ») : « Moi le
kaghan, je rends hommage au kaghan céleste comme je
rendrais hommage.au ciel4. »

Le Yarlïk
Nous avons dit que Tangri ne se manifestait pas en général
d'une manière directe, anthropomorphique5. Bien qu'il puisse

1) Vladimirtsov, op. cit., p. 63.


2) Shiratori, op. cit. De Groot, op. cit. Est-il nécessaire de rappeler que
Tcheng-li est la transcription de Tângri ? Kou-tu, glosé « fils », n'est-ce pas le kut
célèbre ? Pour F. W. K. Mûller, Uigurischeglossen, Feslchrift fur Hirth, contre
Shiratori, op. cit., à l'avis duquel nous nous rangeons.
3) Pelliot, art. cit., Journal asiatique, 1913.
4) Pelliot, id.
5) La seule action anthropomorphique de Tângri est celle de prendre le kaghan
par « le sommet de la tête » et de l'élever pour son intronisation ainsi que nous le
verrons dans les inscriptions de l'Orkhon (M. I et II, est, lignes 11 sq.).
TÁNGRT. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 33

employer d'autres moyens pour faire exécuter sa volonté, il se


sert le plus souvent du kaghan. Il faut donc distinguer dans
l'action divine trois parts : 1° Tangri agit par un intermédiaire
supra-terrestre, tel que la lumière ; c'est le plus rare ; 2° Tangri
règle la vie du monde par son existence (rapports du Ciel et de
la Terre, mouvements cosmiques) ; 3° Tângri donne un ordre
que le Kaghan (ou le chaman, ou le chef) doit faire exécuter.
Cet ordre de Tangri est exprimé dans les inscriptions de
l'Orkhon par le mot : yarlïk :
« Tangri yarlïkkaduk iiçun я1

La même expression se retrouve dans l'inscription de Ton


Yukuk :
« Tangri yarlïkkazu »

et dans celles de l'Iénissei2. Thomsen la traduit parfois :


'( Comme le Ciel lui était propice », parfois « Par la Grâce du
Ciel »3, et Hiiseyin Namik Orkun, en général : « Tanrï buyur-
duèu (için) », « par ordre de Tangri »4, ce qui est plus proche
du sens réel que la traduction de Thomsen trop imprécise.
Dans le Glossaire de son Altliirkische Grammatik, Anne-Marie
von Gabain donne comme sens au mot « yarlïk » : « précepte,
arrêt, ordre »5 et Kashgari, avant elle, donnait un sens
voisin6. Le Mongol connaît un mot jarlik (yarlik) qui est la loi
fondamentale ou l'ordre7. Remarquons encore qu'à l'époque
gengiskhanide le mot sera employé pour signifier les édits
impériaux et uniquement eux (on emploiera le mot iigd pour
les autres) ce qui souligne la force particulière du terme8.
Chez les Turcs musulmans, quand, appliqué à Dieu, le mot

1) Inscriptions de l'Orkhon, M. I et II, lignes 12 et 15 ; M. I et II, lignes 23


et 29 ; M. I. sud, ligne 9, etc.
2) Inscription de Ton Yukuk, 53 et pour l'Iénissei, inscription de Uybat III.
3) Thomsen, Inscriptions de VOrkhon, 1894.
4) H. N. Orkun, Eski Turk yazitlari.
5) A. von Gabain, Alturkische Grammatik.
6) Kashgari, Divan Lugat-it Tiirk, t. III, p. 42.
7) Louis Hambis, Grammaire de la langue mongole écrite, p. vi.
8) Mostaert et Cleaves, Trois documents mongols des Archives secrètes
vaticanes, Harvard Journal of Asiatic Studies, vol. XV, n08 3 et 4, december 1952.
34 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

yarlïk évoluera, il sera l'un des signes essentiels de la


transformation de la personnalité divine.
Le mot français rendant le mieux l'idée contenue par le
mot turc ancien, yarlïk, est « décret (divin) ». Les formes en
-duk tiçiin semblent toujours employées, non quand il s'agit
d'indiquer une simple raison (un « car » français) mais bien une
intervention nette qui influe sur l'acte ou l'objet. La
traduction la plus précise de la phrase des inscriptions de l'Orkhon
serait :
« Parce qu'il y a eu décret divin. »

Fait singulier, le yarlïk de Tângri n'est pas aussi autorita tif


qu'on pourrait l'attendre d'un dieu si puissant. Quelquefois, il
adjoint à son ordre celui de la Terre :
« iizâ Tàngri asra yagiz yer yarlïkkaduk iiçun a1
« Par décret de Tângri en haut ( = élevé) et de la Terre en bas »

D'autres fois, il faut que le kaghan participe par ses mérites


à l'action dont Tângri a décidé l'accomplissement. On voit à
plusieurs reprises à côté de :
« Tângri yarlïkkaduk iiçun »

diverses propositions ajoutées par le scripteur pour associer le


prince à l'œuvre divine :
« Tângri yarlïkkaduk iiçun kutïm tilugim bar ïiçïin »

« Par décret de Tângri et parce que j 'ai du « kut » (Bonheur)2


et de la chance3. »
Les documents mongols se font de la même façon l'écho
du yarlïk de Tângri. (Nous avons déjà vu avec quelle insistance
ils parlaient de la puissance de Dieu.) Toutes les lettres qui
parlent de la « force du Ciel » comme d'un élément constructif
ne font que présenter sous une forme un peu particulière
l'expression du décret divin. La lettre de Mangku au roi de

1) Inscriptions de l'Orkhon, M. II, nord, ligne 2.


2) Kut ; nous avons vu que c'était peut-être la Grâce de Dieu.
3) Inscriptions de l'Orkhon, M. I, est, ligne 29.
TÁNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 35

France, déjà citée, insiste plus sur le commandement précis


de Dieu :
« Les commandements du Ciel éternel sont tels... Tels sont
les commandements du Dieu Éternel... Les commandements
du Dieu éternel ont été faits à Gengis Khan et ne sont pas
encore parvenus jusqu'à vous1. »
Nous voyons aujourd'hui les chamans se faire les
récepteurs du message que les esprits communiquent de la part des
dieux. Il devait en être à peu près de même au Moyen Age.
L'histoire nous laisse entrevoir le rôle important tenu par des
chamans. On sait que le principal d'entre eux dressait sa tente
à proximité (en face) de la tente du kaghan. Son prestige
rivalisait avec celui du prince. L'histoire secrète nous en donne
une illustration claire : le Chaman Kôkôtchu (nommé aussi
Tab Tânggàri), après avoir joué un rôle prépondérant dans
l'élection de Gengis Khan en annonçant lui-même que Tangri
avait désigné ce chef pour être son envoyé sur terre, entre en
conflit avec le souverain qu'il a contribué à porter au pouvoir
et finalement y trouve la défaite et la mort. Cette anecdote est
très significative : ce n'est donc pas en Asie centrale comme en
Chine, où le prince a un rôle prépondérant et indiscuté au
point de vue religieux dans les rapports entre la communauté
et le Ciel. L'individu passé docteur en vie spirituelle, le
chaman, peut être son dangereux rival. Le souverain est un
pontife suprême quand il devient un souverain suprême. Ce n'est
pas seulement à titre fonctionnel, mais particulier, qu'il peut
jouir d'une intimité spéciale avec Dieu : cette intimité, jointe à
ses mérites propres d'homme politique et de guerrier, lui
assure le pouvoir. Les deux conditions sont indispensables :
c'est pourquoi nous voyons les Kaghan Ttirtik célébrer leurs
succès obtenus par le décret divin et par leurs capacités
personnelles.
Le processus de l'action de Tangri est illustré par
l'inscription de Ton Yukuk. Comme les Turcs, après avoir fourni
1) Rémusat, Mémoires sur les relations des princes chrétiens avec les empereurs
mongols.
36 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

un grand effort en traversant montagnes et fleuves, se


trouvaient en face d'ennemis très courageux, les beg proposèrent
de se replier. Ton Yukuk essaya de les en dissuader : « Ils ne
voulurent rien savoir. Mais Tângri fit pression (basmak) » et,
par cette suggestion interne, Ton Yukuk put persuader qu'ils
n'avaient plus rien à craindre et qu'il fallait attaquer1.
Le commandement de Tângri pourrait ainsi être
essentiellement d'ordre moral et, dans ce cas, l'homme aurait la
possibilité matérielle de lui résister : la volonté divine toute
puissante laisse la liberté à l'homme. L'histoire secrète des
Mongols nous le montre : le sorcier Kôkôtchii dit à Gengis
Khan que l'esprit lui a révélé l'ordre du Ciel éternel — Gengis
khan sera souverain et après lui ce sera Qasar — mais, malgré
cette décision, Gengis khan peut encore écarter Qasar. •
Que Tângri ne soit pas un deus ex machina et agisse par
pression interne sur la conscience des humains, c'est bien ce qui
ressort également de l'étude des techniques chamanistiques.
Malgré toute la dégradation de la religion et de la magie
contemporaines, on voit encore assez nettement ce moyen
d'action : de la façon dont le chaman part en quête de ses
pouvoirs, jusqu'à la façon dont il guérit ou entre en transe.
Si le Ciel est content du kaghan (si le kaghan accomplit
fidèlement la mission qui lui a été confiée par Dieu), il en
résultera toutes sortes de bienfaits. Gomme l'harmonie
cosmique naît des bons rapports — du bon parallélisme2 — de la
Terre et du Ciel, l'harmonie politique naît des bons rapports
du kaghan et du Ciel. Stanislas Julien traduit une lettre citée
par le « Pien-i-T'ien » :
« en haut, il est d'accord avec le Ciel ; en bas, il répond aux
espérances du peuple »3.

1) Nous nous sommes servi de l'interprétation que M. Giraud a faite de ce


passage dans une conférence du Centre d'Études turques de l'Université de Paris,
interprétation à laquelle nous souscrivons entièrement.
2) Le ciel est un disque rond parallèle à la Terre, mais il a pu être aussi bien
d'autres choses. Nous avons peut-être eu le tort d'employer trop souvent
l'expression « voûte céleste » habituelle en français, mais qui ne doit pas nous pousser à
croire pour autant que, chez les Altaïques, le Ciel est conçu comme une demi-sphère.
3) Stanislas Julien, Documents, p. 53.
TÁNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 37

L'intimité du souverain et de Dieu peut quitter le plan


politique ou social. Le prince est sous la protection directe de
Tângri à titre individuel : « Gengis Khan eut à plusieurs
reprises l'impression que Tângri veillait personnellement sur
lui. Comme on lui en demandait une preuve, il cita l'exemple
suivant : « Un jour, avant de monter sur le trône, je
chevauchais quand je fus assailli par six hommes placés en embuscade
au passage d'un pont. Je tirai mon sabre et les attaquai. Ils me
criblèrent de flèches mais aucune de leurs flèches ne porta1. »
« La biographie de Sanang Setchen est pleine de ces
présages envoyés par le Tangri pour sauver ou guider son
envoyé2. »
Les ordres ou les conseils que l'homme reçoit de Dieu ne
sont pas nécessairement du domaine public. C'est encore
.

L'histoire secrète qui nous en donne un des exemples les plus


caractéristiques : « Une nuit que Gengis Khan reposait auprès
de son épouse Ibaga, son sommeil fut troublé par un
cauchemar. A son réveil, il déclara à la jeune femme qu'il avait
toujours été content d'elle mais que, dans le songe qu'il venait de
faire, le Tângri lui avait ordonné de la céder à un autre3. »
II est impossible de préciser si chaque homme a, ou peut
avoir, avec Tangri des rapports semblables à ceux du chaman
ou du kaghan. Il y a certainement eu, à côté du culte officiel
qui était celui de Tângri, un culte particulier sur lequel nous
possédons quelques renseignements par les voyageurs du
Moyen Age. Ce culte domestique n'empêche pas le culte
national : Tângri est bien le Dieu de tous. A l'époque mongole
même, on le voit étendre à des particuliers la protection qu'il
accorde aux princes. Gengis Khan parlant d'un de ses
compagnons, Jâlmâ, qui avait risqué sa vie pour lui, se réjouit de
sa sauvegarde et dit : « C'est Tangri lui-même qui dut le
protéger4. » Quand il envoie Subutai en campagne, l'empereur

1) Grousset, L'empire mongol, p. 62, n. 1.


2} Ibid., p. 424.
3) Histoire secrète des Mongols, § 208, cité par R. Grousset, Vempire mongol,
p. 186.
4) Histoire secrète des Mongols, § 145.
38 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

lui déclare : « Bien que tu aies à t'éloigner de moi, c'est comme


si tu étais près de moi... en chemin Tângri, bien entendu, te
gardera et te viendra en aide1. »
C'est au moins par l'intermédiaire du kaghan que Tangri
étend sa protection à tous les hommes : « Tangri, bien entendu,
te protégera, comme si tu étais près de moi », veut dire Gengis
Khan. La vie de chacun dépend de lui. Si le peuple turc est
peu nombreux et doit s'accroître démographiquement, c'est
par l'heureuse initiative du kaghan que la prospérité amènera
cette augmentation de la population, mais, après décret divin,
c'est-à-dire parce que le kaghan aura agi conformément aux
vues de Dieu :
« Anta kisrâ Tangri yarlïkkazu kutím bar tiçun ultigim bar
tiçtin ôltâçi bodunïg tirgârii egittim yalïng bodunïg tonlïg
çïgari bodunïg bay kïlfïm az bodunïg ôkus kïltïm. »
« Après cela, Tangri ayant ordonné et parce que j'ai du
bonheur et de la chance, le peuple qui allait mourir je l'ai
soigné et fait revivre, le peuple nu je l'ai habillé, le- peuple
pauvre je l'ai fait riche, le peuple peu nombreux je l'ai fait
nombreux2. »
On doit aller jusqu'à dire que la raison d'être du souverain,
que la justification de la mission qui lui a été confiée par Dieu,
ne se trouvent que dans le service collectif :
« Tiiriik bodunïg âtï kiisi yoq bolmazun tiyin kangïm
kaganïg Ôgim katunïg kôtiïrmis Tangri el berigmâ Tangri
tïiruk bodun âtï kusi yok bolmazun [tiyin ôzimin ol Tângri]
kagan olurtdï aring. »
« Pour que le nom et la réputation du peuple turc ne fussent
pas anéantis, Tàngri qui avait élevé mon père le kaghan et ma
mère la Katun, Tangri qui donne l'empire, ce môme Tángri
m'établit moi-même comme Kaghan, pour que le nom et la
réputation du peuple turc ne fussent pas anéantis3. »

1) Vladimirtsov, Gengis Khan, p. 60.


2) Inscriptions de l'Orkhon, M. I, côté de l'Est, ligne 29.
3) Inscriptions de l'Orkhon, M. I, côté de l'Est, ligne 26, et M. II, pour la partie
entre crochets qui est effacée sur le monument I.
TÀNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 39

L'accord du kaghan avec Tàngri et le succès du souverain


comme guide de la communauté sont bien la louange la plus
parfaite qu'un kaghan s'adresse (dans une lettre envoyée à
l'empereur de Chine) : « En haut, il est d'accord avec le Ciel,
en bas il répond aux espérances du peuple1. »

Le Dieu de la Guerre
Ainsi qu'il est habituel dans une civilisation militaire, Dieu
apparaît comme protecteur spécialement quand il accorde la
victoire ou déjoue les attaques des ennemis. On a très
fréquemment fait remarquer que les Turco-Mongols étaient incapables
de concevoir une guerre de religion. En effet, ils ne combattent
pas pour gagner à leur foi d'autres peuples. Mais certaines de
leurs guerres peuvent avoir un aspect religieux. C'est ce que
pense Vladimirtsov au sujet des campagnes gengiskhanides :
« Gengis Khan prétendit attribuer à la guerre un caractère en
quelque sorte religieux. L'Éternel Ciel Bleu doit lui venir en
aide car il protège son clan, car Gengis Khan est son élu. Le
Ciel conduira les troupes qui vengeront sa parentèle des
avanies et des injures, véritables offenses aussi envers le
Ciel2. » Ce serait donc sous le seul angle de la guerre juste, de la
guerre punitive, que Tangri ferait de sa religion une religion de
combats. On voit en effet les Mongols de Gengis Khan
combattre avec une certaine foi surnaturelle en la victoire.
Vladimirtsov se fait l'écho des invocations adressées par le
conquérant au moment de la guerre contre les Kin. Ce n'est pas le seul
exemple que nous trouvions dans L'histoire secrète.
« Si Tangri me conserve et me vient en aide vous serez,
ô mes vieux amis, les heureux compagnons de ma fortune3. »
dit Gengis Khan, et encore :
« Avec l'aide et la protection de l'Éternel Tangri, j'ai
vaincu les Keraït et atteint le rang suprême4. »

1) Stanislas Julien, op. cit., p. 53.


2) Vladimirtsov, Gengis Khan, p. 76.
3) Cité par René Grousset, L'empire mongol, p. 79.
4) Histoire secrète des Mongols, cité par R. Grousset, Vempire mongol,
p. 181-182.
40 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

ou :
« Quand avec la protection de Tangri nous aurions pillé les
ennemis1. »
Rachid ed din fait dire à cet empereur : « О Éternel Dieu je
me suis armé pour venger le sang de mes oncles... si tu
m'approuves, prête-moi d'en haut le secours de ton bras2. »
(Nous avons, dans cette dernière phrase, une image anthropo-
morphique qui n'a aucune chance d'être sortie de la bouche
du grand chef mongol.) Les lettres écrites par les Mongols de
Perse aux princes occidentaux cherchent à combiner des
alliances militaires offensives et insistent sur la nécessité de
prier pour l'issue de la guerre :
« Priant le Ciel, la Grande œuvre (la guerre contre les
Mamluks) nous en ferons entièrement l'unique but (de nos
efforts)... Vous aussi, priant le Ciel, préparez vos troupes3. »
Dans les sources mongoles elles-mêmes, on trouve un écho
semblable. Par exemple, le Yuan-Ch 'ao-Pi-Shi (Histoire
secrète) , parlant de la querelle qui mit aux prises deux princes
mongols, raconte que Batu envoya un message à Ogodai,
disant :
« Par la faveur du Ciel, les 11 nations ont été subjuguées4. »
L'idée de Vladimirtsov se vérifie dans la civilisation
d'autres peuples altaïques. Mei-Tei, chan-yu des Hiong-nu, dans
une lettre écrite en 174 avant Jésus-Christ à l'empereur des
Han, annonce que les « Yue Tcheu et 26 petits peuples leurs
voisins ont été soumis aux Huns par la Grâce du Ciel »5.
La lecture des grandes inscriptions paléo-turques fait très
nettement ressortir le fait suivant : le nom de Tangri revient
à tous moments quand il s'agit de l'investiture qu'un kaghan
ou de la réorganisation du peuple Turiik. Par contre, il
n'apparaît presque jamais dans toute la partie épique des récits. Les

1) Histoire secrète, trad. Pelliot, VI, 179.


2) Berezin, p. 127, cité par Grousset, L'empire mongol, p. 217."
3) Mostaert et Cleaves, Trois documents mongols des Archives secrètes
vaticanes.
4) Bretschneider, I, 333.
5) Wieger, Textes historiques, t. I, p. 413.
TÂNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 41

narrations des expéditions armées et des batailles nous


donnent l'impression que Tángri se désintéresse totalement
de leur issue. Impression fallacieuse, il est vrai. Si Tangri
n'intervient pas directement, même avec ces formules
habituelles : « Parce que Dieu m'avait donné la force », « Parce que
Dieu l'avait ordonné », c'est qu'il est établi que le kaghan a été
investi par lui, a reçu sa force, est en quelque sorte son
représentant à la tête de l'armée. Il en est toujours ainsi quand les
choses se passent normalement et même si le combat est
sévère ou malchanceux. Pourtant, le nom de Tángri revient
— d'une manière très nette — quand les circonstances sont,
non seulement graves, mais anormales. Il en est ainsi nous
l'avons vu, dans l'inscription de Ton Yukuk, quand le chef de
l'armée est obligé de rappeler avec véhémence qu'il est
mandaté par Tângri : c'est une circonstance exceptionnelle ;
les Turcs ne veulent plus combattre ! Même circonstance
inhabituelle dans les inscriptions de l'Orkhon (M. II, est, ligne 33)
quand l'armée Ttirtik trouve en face d'elle trois autres armées.
Le retrait presque général de Tângri hors du combat dans
le texte des inscriptions anciennes de Mongolie n'empêche pas
de le trouver, dans ces mêmes inscriptions, comme le facteur
déterminant de la victoire. L'empire Ttirtik étant un empire
militaire, toute son organisation dépend du succès guerrier.
Or, Tangri organise l'Empire :
« Ttirtik bodun ôltirâyim orugsïratayïm ter ârmis yokadu
barur ârmis tizà ttirtik Tângrisi ttirtik ïduk yerisubï ança ternis
ttirtik bodun yok bolmazun teyin bodun bolçun teyin. »
« (Le kaghan chinois dit :) que je tue le peuple turc, que je le
prive de descendance. Il allait pour l'anéantir. Mais Tangri des
Turcs en haut ( = élevé), la terre et l'eau sacrées des Turcs en
bas dirent ainsi. Ils dirent « que le peuple turc ne devienne pas
rien, qu'il redevienne un peuple1. »
« Tángri ktiç berttik tiçtin kangïm kagan stisi bôritâg ârmis
yagïsï qon' tág àrmis. »

1) Inscriptions de l'Orkhon, monument I, côté de l'Est, lignes X et XI.


42 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

« Parce que Tângri lui avait donné la force, les soldats de


l'armée de mon père le kaghan étaient comme des loups, ses
ennemis étaient comme des moutons1. »
et encore :
« Tangri yarlïkkaduk iiçun elligig elsirâtmis kaganlïgïg
kagansïratmïs yagï baz kïlmïs. »
« Par décret de Tángri, mon père le kaghan priva de leur
empire ceux qui avaient un empire ; il priva de kaghan ceux
qui avaient un kaghan ; il soumit les ennemis2. »
Tous ces textes sont les mêmes qui soulignent que, dans le
domaine militaire comme ailleurs et plus encore qu'ailleurs,
rien ne se fait sans Tangri mais que le Ciel-Dieu qui préside au
destin ne se déguise pas en héros pour venir dans la mêlée.

Tángri et l'ordre institutionnel


Le jugement porté par les voisins des Altaïques à leur
égard est le plus souvent très sévère.
Les historiens occidentaux qui voyaient les Huns sous
l'aspect d'envahisseurs ne pouvaient évidemment leur accorder
les moindres vertus :
« Tels des animaux dénués de raison, ils ignorent
entièrement ce qui est bien ou ce qui est mal3. »
Les Chinois, qui nous répètent sans cesse que les Hiong-nu
ou les T'ou-Kiue ignorent les rites, ne pouvaient guère avoir à
leur sujet une opinion meilleure que celle des gréco-latins :
« Les Tou-Kiue ont peu d'intégrité et de honte du mal. Ils
ressemblent en cela aux anciens Hiong-nu1. »
Cependant, à la lecture des divers documents que nous leur
devons, on peut découvrir quelques rares indications qui
permettent de penser que Tângri était étroitement associé au
maintien de l'ordre institutionnel et social. En voici un
exemple : en 563, des Turcs qui ont commis une injustice en
gardant indûment un ambassadeur chinois comprennent la
1) Inscriptions de l'Orkhon, monument I, côté de l'Est, ligne XII.
2) Inscriptions de l'Orkhon, monument I, côté de l'Est, ligne XV.
3) Ammien Marcellin, Histoire, liv. XXXI.
4) Stanislas Julien, Documents historiques sur les Tou-Kiue, p. 8.
TA.NGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 43

colère du Ciel quand la foudre tombe sur la tente du kaghan1.


Comme nous ne possédons pas de textes indigènes
préturcs, les renseignements sur cette question font en grande
partie défaut. Ils sont plus abondants dès que nous pouvons les
trouver dans des documents de langue altaïque, c'est-à-dire
dès l'époque de la domination Tiiriik en Mongolie. Les
inscriptions de l'Orkhon nous donnent tout d'abord un
témoignage si précis qu'il est indiscutable : un kaghan et des beg
meurent parce qu'ils ont commis des fautes envers le peuple et
parce que le souverain « ne savait pas ». Mais, dans un grand
texte, gravé et sur le monument de Kôl Tegin et sur le
monument de Bilge Kaghan, nous voyons se développer, d'une
manière un peu obscure encore, une théorie sociale et une
théorie morale. Nous donnons in extenso la transcription et la
traduction de ce texte dont nous avons déjà deux fois cité des
extraits :
« Tiiriik kara kamïg bodun ança ternis ellig bodun àrtim
elim amfï kanï kâmkâ elig kazganur mán ter armis kaganlïg
bodun àrtim kaganïm kanï nà kaganka isig kuçig beriir màn
ter ârmis-s anca tep tabgaç kaganka yagï bolmïs yagï bolïp
etinu yaratïnu umaduk yana içikmis bun'oa isig ktiçig bertiik-
gâriï sakïnmafï tiiruk bodun ôluràyin urugsïrayïn ter ârmiç
yokadu barur ârmis iizâ tiiruk tangrisi tiiriik ïduk yeri subi
ança ternis ârinç tiiriik bodun yok bolmazun teyin bodun
bolçun teyin kangïm elteris kaganïg ogim elbilgà katunïg
tângri tôpâsintâ tutïp yôgârii kôtiirmis ârinç. »
« Les masses obscures du peuple Tiiriik dirent ainsi :
j'étais un peuple doté d'un empire. Où est maintenant mon
empire ? Pour qui est-ce que je gagne l'Empire ? disaient-elles.
J'étais un peuple doté d'un kaghan. Où est maintenant mon
kaghan ? A quel kaghan est-ce que je donne toute mon activité ?
disaient-elles. Ce disant, elles devinrent ennemies du kaghan
chinois. Devenues ennemies, elles ne purent se former et
s'organiser : elles retombèrent en sujétion. Il (le kaghan

1) Wieger, Textes historiques, t. II, p. 1463.


44 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

chinois) n'eut pas égard à ce qu'elles lui avaient tant donné de


leur activité. Je vais tuer le peuple Ttirtik ! Je vais le priver de
descendance ! disait-il et il partait pour l'anéantir. Mais le
Ciel des Tùrtik en haut, et la Terre et l'eau sacrées (des
Turtik) dirent ainsi : que le peuple Tùrtik n'aille pas au
néant í Qu'il (re)devienne un peuple ! et, pour cela, mon père le
kaghan El Terish et ma mère la katun El Bilgâ, le Ciel les
saisit par le sommet de la tête1 et les éleva dans les hauteurs2. »
Le récit se décompose en cinq temps successifs :
1° Le peuple ttirùk est vaincu, réduit en esclavage, vassal de la
Chine : Tângri n'intervient pas ; il le laisse sans kaghan
et dans la soumission ;
2° Le bas peuple, lassé de travailler pour l'empereur chinois,
se soulève, mais en vain, parce que son mouvement
d'insurrection est démocratique et inorganisé ;
3° Les Chinois, sans penser à ce qu'ils devaient au travail
humble des Turtik veulent les anéantir pour les châtier
de leur rébellion. L'injustice du procédé (aux yeux des
Turcs), son excès même est immoral : tandis que le
simple esclavage des Ttirtik pouvait être admis, leur
destruction passe les bornes, et :
4° Tângri dès lors intervient conjointement avec la Terre et
l'Eau. Ils ne veulent pas qu'un châtiment aussi sévère
soit réservé à leur peuple turc. Ils jugent même que sa
punition a assez duré ;
5° En conséquence, Tàngri, agissant seul cette fois, élève un
kaghan : le succès de la lutte contre les Chinois est dès
lors assuré.

1) Thomsen avait traduit « les élevèrent au plus haut du Ciel » en faisant un


contresens sur le mot « Tôpasintà » qu'il comprenait comme Tôpàsingà. « Tôpà »,
c'est le vertex, le sommet du crâne. Les Turcs d'Asie centrale portent encore une
houppe de cheveux sur le haut de la tête. Ils en ont islamisé la raison, mais il se
pourrait que ce soit en vertu d'une croyance ancienne qui apparaîtrait ici.
L'élévation dans les hauteurs, pour n'être pas une élévation au sommet du ciel, a tout de
même une valeur religieuse que nous retrouverons en son temps.
2) Inscriptions de l'Orkhon, M. I et II, lignes IX à XI. M. Bazin a bien voulu
nous autoriser à reproduire ici la traduction inédite qu'il a faite de cet important
passage.
TÀNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUE3 45

Ces cinq points différents mettent en valeur les deux


thèmes principaux suivants :
A) Le seul ordre social admis par le Ciel-Dieu et par
quent viable est la monarchie ;
B) Le Ciel-Dieu est en quelque sorte le garant d'un certain
ordre*moral (il rétablit la justice).

Il y a donc déjà là toute une théorie morale sous-jacente.


Plus tard, à l'époque mongole, des documents prouvent d'une
manière beaucoup plus nette encore que Tângri est à l'origine
de l'ordre moral. Dans la lettre écrite par Argun au pape
Nicolas IV, le souverain de Perse dit que ceux qui « obéissent
aux ordres de Tângri ont un cœur vraiment sincère et sont
purs ». Ceux qui lui désobéissent et l'oublient « font des
œuvres de mensonge et de vol m1.
Avant Argun, Mangku Khan confessait à Rubruck, « Dieu
par lequel il avait le cœur droit »2 et reconnaissait volontiers
que ce Dieu « donnait aux hommes les divers chemins ».
Gengis Khan, dans la lettre qu'il écrivit au moine taoiste
Tchang Chouen, citait la constance, l'humilité, la simplicité
de goût comme des qualités qui plaisent à Dieu : « Le Ciel a
abandonné la Chine à cause de sa fierté et de son extravagant
luxe. Mais moi vivant dans le nord sauvage je n'ai pas de
passions désordonnées. Je déteste le luxe et j'exerce la
modération... Le gouvernement des Kin est inconstant, c'est
pourquoi le Ciel m'a assisté pour obtenir le trône3. »
Le rituel du serment chez les Mongols est particulièrement
intéressant à ce propos. Kotwicz pense que les Mongols
connaissent deux manières de jurer : la première émanait
d'eux seuls et ils ne se faisaient alors pas faute de violer un

1) Mostaert et Cleaves, Trois documents mongols.


2) Rubruck, Récit des voyages, publié par Rockhill, London, 1900, p. 235.
3) Dans le Cho-keng-lu, ouvrage chinois écrit au milieu du xive siècle.
Traduction Bretschneider, Mediaeval Researches, t. I, p. 37 et ss. Cette lettre est-elle
authentique ? On peut nous reprocher de la citer alors qu'elle paraît suspecte par
sa forte teneur taoïste. Il se peut que Gengis-Khan l'ait écrite et qu'elle ait été
altérée. Les extraits que nous en donnons, quoique présentant selon nous
certaines garanties, ne sont donc pas à utiliser sans réserves.
46 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

serment. La seconde prenait Dieu à témoin et la parole


donnée était dès lors scrupuleusement respectée.
Ces derniers serments, d'après Kotwicz, n'étaient employés
que dans « des cas de gravité particulière », mais cependant
assez fréquemment pour que nous en ayons « nombre de
preuves я1. Ils devaient être connus dès l'époque Turtik car
Stanislas Julien traduit une déclaration d'un chef turc qui met
l'accent sur la garantie divine du serment :
« Le Ciel est témoin de mon serment, je ne le violerai pas2. »
Les documents plus récents donnent, à première vue, une
autre impression. Sieroszewski, qui a étudié la société Yakoute
contemporaine, pense que ces populations turques nordiques,
qui passent pour être assez conservatrices, ne considèrent pas
le péché comme une violation de la loi de Dieu et ne croient pas
que leur faute puisse être rachetée par la pénitence ou la
contrition. Il croit que c'est une violation de la loi tribale. Il est
d'autant plus affirmatif quand il pense que c'est une tradition
ancienne, qu'il sait pertinemment que les influences
chrétiennes, seules senties dans ces régions, auraient agi dans un
sens absolument opposé.
Nous pensons au contraire (contre Sieroszewski) que le fait
de racheter cette faute par des dons, des victuailles et aussi par
le sacrifice d'un bœuf est bien le signe que la faute sociale est
une perturbation de l'ordre général et par extension de l'ordre
cosmique3.
Déjà Plan Carpin, dans son chapitre IIP, donnait une
longue liste de choses que l'on ne devait pas faire sous peine

1) Kotwicz, Formules initiales des documents mongols, Rocznik orienlalis-


lyczny, t. X, 1934, Lwow.
2) Stanislas Julien, Documents historiques sur les Toukieu, p. vin.
3) Sieroszewski, Du Chamanisme d'après la croyance des Yakoutes, Revue
de V histoire des religions, t. XLVI, 1902.
4) Plan Garpin, Récit des voyages, chap. III. Dans le même chapitre, Plan
Carpin parle assez longuement de la purification par le feu qui ne semble pourtant
pas du tout en rapport avec la purification à la suite des fautes. « Ils croient que
chaque chose est purifiée par le feu ; aussi, quand il vient à eux des ambassadeurs
ou des princes ou d'autres personnes, eux et les présents qu'ils portent doivent
passer entre des feux ; ainsi ils seront purifiés. » (Suit toute la description de la
cérémonie de passage entre divers feux allumés).
TÁNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 4/

d'être mis à mort si on les faisait volontairement, ou sous peine


de payer une grosse amende au devin, pour se purifier, si on les
faisait accidentellement.
Nous verrons, ci-dessous, que Tângri châtie par la mort ou
par la défaite ceux qui ont failli à sa loi, c'est-à-dire apporté
une perturbation à l'ordre naturel et universel.

L'homme peut-il aller à Tàngri ?

Malgré sa grande transcendance, nous avons vu Tàngri


employer divers moyens pour aller vers l'homme : les ordres qu'il
lui donne, la protection qu'il lui accorde, les songes qu'il
lui envoie, la lumière qui descend sur la terre. La réciproque
est-elle vraie : l'homme peut-il aller vers Dieu ? Déjà la pratique
de la prière et les cérémonies sacrificatoires nous permettront
de répondre par l'affirmative. Mais c'est d'une manière
beaucoup plus concrète que l'être humain atteint son Dieu :
Tângri est, après la mort, le refuge même de l'homme ; dès la
vie terrestre, le Ciel (Tàngri) est accessible matériellement, et,
par conséquent, à plus forte raison mystiquement, l'accession
matérielle n'étant en fait rien d'autre que la représentation
d'une accession spirituelle.
1° L'au-delà. — II est fort difficile, au milieu des traditions
diverses, de savoir exactement comment les Altaïques anciens
se représentaient la survie, et surtout quelle était la partie
d'eux-mêmes qui survivait. Kotwicz, citant Banzarov et surtout
Sandzeiev, parle de trois âmes dont deux meurent et dont la
troisième seule survit1 : « Cette âme garde les facultés psychiques et
même physiques du défunt, mais elle change de nature et
continue son existence transformée en esprit. » Elle est peut-
être en rapport avec le sang puisque Vladimirtsov souligne
avec raison que lorsque Gengis Khan tua Jamuqa il le fit
mourir sans répandre son sang, qui contient l'âme, pour lui
assurer la survie, coutume fort connue par ailleurs2. L'exis-

1) Kotwicz, Formules initiales, op. cit., p. 147.


2) Vladimirtsov, Gengis Khan, p. 53.
48 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

tence de l'âme est centrale dans le Chamanisme, puisqu'une


des fonctions essentielles du chaman est la quête de l'âme, qui
quitte le corps humain lors des graves maladies.
C'est donc une âme, quels que soient sa forme, son siège
dans l'être humain (et peut-être la pluralité des âmes), qui
survit. Quelle qu'elle soit, cet âme est toujours conçue comme
étant semblable au corps. Elle mène dans l'au-delà une vie en
tous points similaire à celle d'ici-bas. C'est pourquoi on enterre
avec le défunt tous les objets qui peuvent lui être utiles :
armes, nourriture, chevaux, etc. Ce dont Rubruck, témoin
d'obsèques chez les Comans, s'étonne : « Je ne comprends pas
pourquoi ils enterrent des trésors avec leurs morts1. » Les
veuves d'un homme sont épousées par son fils (sa propre mère
exceptée) : Rubruck trouve cela honteux mais l'explique :
« Ils croient que tout ce qui les sert dans cette vie pourra les
servir dans la prochaine. En ce qui concerne les veuves, ils
croient qu'elles retourneront à leur premier mari après la
mort. De là cette coutume honteuse prévaut parmi eux que
quelquefois un fils prend comme femme toutes les épouses de
son père excepté sa propre mère2. »
Les coutumes funéraires sont assez bien connues pour les
différentes époques et les différents peuples altaïques : elles
présentent certaines variantes mais signalent toutes
l'ensevelissement d'objets d'utilité courante avec le trépassé.
Plan Carpin, à peu près au même moment que Rubruck,
dit avec beaucoup de netteté comment les Mongols se
représentent la survie : « Au sujet de la vie éternelle et de la
damnation perpétuelle ils ne connaissent rien. Ils croient toutefois
qu'après celui-là, ils vivront dans un autre monde et que, là,
ils augmenteront leurs troupeaux, mangeront et boiront et ne
feront rien d'autre que ce que font les vivants dans ce
monde3. »
Par « ils ne connaissent rien à la vie éternelle », il faut natu-

1) Rubruck, in Rockhill, p. 81-83.


2) Rubruck, in Rockhill, p. 78.
ГП Plan Carpin, chap. Ill, § 1.
TANGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 49

Tellement entendre « la vie éternelle selon la conception


chrétienne », car rien n'indique que la survie telle qu'elle est conçue
doive prendre fin; S'ils ne connaissent rien à la damnation,
c'est que Tângri n'est associé à aucune idée de rétribution ou
de châtiment post mortem.
C'est uniquement sur la terre que Dieu agit en rétributeur
ou en punisseur. Mais là toutes les plaies habituelles étaient des
punitions célestes1. Nous avons dit que la pire de toutes était la
mort. Les textes nous en donnent de nombreuses preuves :

A) Chez les Tiirtik :


« Bilmàdukin uçtin bizingâ yangïlukïn uçtin kaganï ôlti. »
« Parce qu'il ne savait' pas, parce qu'il avait commis des
erreurs envers nous, leur kaghan mourut2. »

B) Chez les Ouigour :


Vers 770 après Jésus-Christ, l'empereur des Ouigour,
arrivé aux frontières chinoises dans le but. de conquérir
l'Empire qu'il croyait sans maître, est pris à parti par l'Empereur
encore vivant. Il se justifie : « Yao Keue Louo, Kaghan des
ouigour, dit : « P'ou kou hoai kenn m'avait fait croire que vous
n'étiez plus et que la Chine était sans maître. C'est pour cela
que je suis venu. D'après ce que je vois, il m'a menti. Le Ciel
a occis ce mauvais drôle3. »

C) Chez les Mongols :


« II battait et calomniait mes frères. Aussi le Ciel a-t-il
retiré sa vie et son corps4. »
Ong Khan, à trois reprises, dans 'L'histoire secrète,
s'inquiétait : « Si nous avons de telles mauvaises pensées envers mon
fils.(Gengis Khan), nous ne serons pas aimés de Tângri6. »
II avait raison de craindre la colère divine. Elle se manifesta
par la main du kaghan privilégié, Gengis Khan ; Ong Khan,

1) HOLMBERG, Op. Cit.


2) Inscriptions de l'Orkhon, M. I, Est, lignes 18-19.
3) Wieger, Textes historiques, p. 1701. C'est nous qui soulignons.
4) Histoire secrète, § 209.
5) Histoire secrète, § 167.
50 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

renonçant à sa longue amitié pour le futur, empereur et


rompant avec lui, ne se conforma pas à la volonté. de Tângri et,
contre toute attente, il mourut1.
La défaite comme la mort était un sévère châtiment de
Dieu : « Je suis un captif battu et à bout de ressources... Si
aujourd'hui j'ai été vaincu, c'est que le Ciel est irrité contre
moi2. ,» La chute de la foudre, les sécheresses, les maladies
étaient considérées comme autant de punitions.
Ces diverses calamités représentent en quelque sorte la
forme « active » du mécontentement divin. Celui-ci peut se
manifester d'une manière « passive » par la non-intervention
de Dieu dans les affaires des hommes. Le monde livré à lui-
même devient ce qu'il' peut. Privé de l'aide toute-puissante, il
se châtie lui-même en se détruisant :
« (Si ce n'est Tângri ou yer (terre)) qui était capable de
détruire ton empire et tes institutions ? Ce fut toi, peuple
turc3. »
Notre mentalité moderne ne peut concevoir une survie
« dans le ciel » qui ne soit pas fonction d'une récompense
post mortem pour des mérites terrestres. Rien ne. nous permet
de croire qu'il en était ainsi chez les peuples altaïques : la
survie dans le ciel, que nous voyons bien attestée, ne semble
pas fonction du mode d'existence des humains4.
Quelques thèmes religieux contemporains, des récits
folkloriques, des chants et des cérémonies funéraires, mais que l'on
s'accorde généralement à voir de date récente, présentent un
au-delà infernal à côté d'un au-delà céleste. On trouve aussi
quelquefois, un au-delà sous-marin. Le ciel et Venjer se sont

1) Barthold, Histoire des Turcs d'Asie centrale, p. 8, note, est bien d'avis que
« l'anéantissement est l'effet direct et naturel du péché. Il cite l'expression « yanïlïp
ôlmek » qui signifie « pécher » et « périr à cause du péché ».
2) Texte de Ho-Lou, cité dans Kieou T'ang Chou, ch. 194, traduction Cha-
vannes, Documents, p. 38.
3) Inscriptions de l'Orkhon, M. I. est, ligne 22, M. II, Est, ligne 19.
4) Notons que, bien entendu, la survie au ciel n'est pas le seul privilège des
hommes. Les animaux y participent puisque nous avons vu que les Altaïques en
enterraient avec leurs défunts pour qu'ils les servent dans l'au-delà. Nous verrons
aussi, en étudiant la cérémonie sacrifîcatoire, que l'âme du cheval immolé est censée
monter au ciel.
TÁNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 51

spécialisés, l'un dans le séjour des récompensés, l'autre dans le


séjour des punis. Chez les Tatars de l'Altaï, on voit les mauvais
aller vers Erlik (divinité infernale)1 et les bons séjourner au
ciel. Les Yakoutes croient que les esprits malfaisants n'ont pas
le pouvoir d'accéder au ciel, mais que toutes les autres âmes
y habitent sous forme d'oiseaux2. Il est possible que toutes
ces croyances soient nées de l'influence des religions
occidentales. Elles n'existaient pas sous cette forme à date ancienne.
Les textes turco-mongolš donnent de nombreuses preuves
de la croyance, répandue chez les Altaïques, en la survie des
humains dans un séjour céleste. Ces faits infirment l'opinion
de Heissig3 qui prétend que le pur chamanisme n'a pas de
conception d'un autre monde ou d'un royaume de la mort.
Le monument I de l'Orkhon dit à Kol Tegin :
« uça bardïgïz tangridâ tirigdakiçâ boltaçïsïz »
« Vous vous êtes envolé. Dans le Ciel vous serez comme
parmi les vivants4. »
II avait dit auparavant :
« Kanïm kagan... uça barmïs»
« Mon père le Kaghan partit en s'envolant (mourut)5 »
et aussi :
« Kôl Tegin kon' yïlka yetti yegirmikâ uçdï »
« Kôl Tegin s'envola le 17e jour de l'année du mouton6 »

Les épitaphes de l'Ienisseï font souvent parler les défunts-


installés dans leur pays céleste7. L'inscription de Barlik III
chante les regrets d'un" mort qui n'a pas assez profité de son
pays terrestre — par opposition à son pays céleste ?

1) « Erlik », souverain de l'enfer, divinité infernale dirigeant les dieux


malfaisants. Ark-lik > Erlik = Le Puissant.
2) Radloff, Aus Sibirien, II, p. 12. Ëliade, Chamanisme. Sierozsewskip
op. cit. Harva-Holmbehg, ouvr. cit. Ghadwick, ouvr. cit., etc.
3) Heissig, A Mongolian Source to the Lamaist Suppression of Shamanism
in the XVI Ith century, Anthropos, 1953.
4) Inscriptions de l'Orkhon, VM. I, Sud-Est.
5) Inscriptions de l'Orkhon, M. I, Est, ligne XVI.
6) Inscriptions de l'Orkhon, M. I, Nord-Est, ligne I.
7) Inscriptions d'Uyug Turan, Uyug Tarlik, de Gakul 2 et 4.
52 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

« Bayopa sangun oglï ktilug çor


bungusuž ulgafïm bung bu àrmis.
tangridâki kunkâ yârdâki elimkà bôkmedim
koyda kunçuyumgaka ôzde oglïmka adrïldïm »

« Je suis le Tchor renommé, fils du général Bayopa1


J'ai grandi sans souci, le souci fut' ceci :
Je n'ai pas assez profité du soleil qui est dans le Ciel et de
mon pays terrestre.
J'ai quitté ma femme qui est dans un lieu sûr et mon fils
qui est dans la vallée. »
L'inscription d'Uyug Arkhan, faisant peut-être allusion à
quelque cérémonie magique,. fait dire à un esprit qui a rejoint
les vivants par évocation :
« Esim ôgim angïçdïm -
Elim ándim »

« Ma femme ! ma mère ! je vous ai rejointes par évocation !


Mes gens ! je suis descendu parmi vous2. »
La conception est la même chez les Mongols. Quand Gengis
Khan mourut, on dit qu'il monta au Ciel :
« Tchinggis kaghan Tenggeri-tiïx qarba»3

Trois jours après sa mort le chaman Teb Tenggeri (Kôkôt-


chti) sortit, aux yeux de plusieurs témoins, par l'ouverture du
toit de la tente et disparut dans les airs4, etc.
2° L'Ascension au Ciel. — Cette ascension de l'esprit vers
le Ciel n'a pas lieu seulement après la «mort. Dès leur vie
terrestre, certains privilégiés peuvent atteindre le Ciel, mais ils ne
le peuvent, semble-t-il, que provisoirement. Il y a, en Asie
centrale et surtout en Chine où, à ce propos, l'atmosphère est
assez semblable, des récits qui rapportent les souhaits ardents

1) Et non « Bayna ». Le fac-similé porte nettement le signe-ligature « op »,


•et non « n ».
2) Texte révisé, d'après la reproduction lithographique.
3) Histoire secrète, § 268.
4) Mostaert, Sur quelques passages de l'histoire secrète des Mongols, Harvard
Journal of Asiatic Studies, 1951-1952.
TÂNGRI. ESSAI SUR LE CIEL-DIEU DES PEUPLES ALTAÏQUES 53

des souverains qui désirent monter au Ciel de leur vivant (ou


qui y sont montés) pour y rester éternellement et sans avoir
connu la mort. Ce serait par une merveille de cette sorte que la
survie dans le Ciel prendrait peut-être une valeur de
récompense ; elle prend dans les rares cas où elle a pu s'obtenir
l'allure d'une grande apothéose. Dans la généralité des cas
cependant, l'ascension est fort difficile et n'a qu'une durée
limitée. Elle représente par son schéma une des marques les
plus spectaculaires de la possibilité que l'homme a d'atteindre
Tangri. On la connaît très bien dans les rites chamanistiques
où elle apparaît comme un élément important. Seuls parmi les
vivants, les chamans peuvent communément entreprendre le
voyage cosmique. Néanmoins, certains autres personnages en
ont aussi la possibilité. Gomme ils. le font à titre pour ainsi
dire « privé », on leur a moins prêté attention. Les chamans
reconnaissent que, dans le temps, l'accès du Ciel était plus facile.
On sait d'autre part que les souverains possédaient un pouvoir
ascensionnel similaire. Les inscriptions de l'Orkhon y font
allusion dans un passage qu'on n'a pas encore assez remarqué :
« Kangïm el-teris kaganïg ôgim el bilga katunïg tângri
tôpâsinta tufïp yôgâru kôtiirmis arinç. »
« Tangri ayant saisi par le sommet de la tête mon père le
Kaghan El Terish et ma mère la Katoun El Bilga, il les éleva
en haut1. »
Aujourd'hui encore, l'opinion populaire raconte ainsi
l'origine du phénomène : la communication, à l'aube du monde,
entre Ciel et Terre était aisée (peut-être parce que la Terre et le
Ciel se tenaient embrassés). « Le moyen de communication
ayant cessé d'exister à un certain moment (à la suite d'une
faute rituelle, etc.) le pouvoir de voler ou de monter au ciel
devint un privilège limité à certains individus, rois ou
magiciens2. »
« Les Chinois ont conservé quelque souvenir de cette
ascension triomphale ; de tout temps, chez eux, les préten-
.

1) Inscriptions de l'Orkhon, M. I et M. II, ligne XI.


2) Mircéa Éliade, Chamanisme, p. 51. Cf. à ce propos la cosmogonie, plus haut.
54 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

dants se sont appliqués à rêver qu'ils montaient au Ciel, ou


même qu'ils le tétaient et du reste, accéder au trône se dit
« monter au faîte w1.
Il semble que ce soit en esprit seulement que le chaman se
transporte au Ciel (par un procédé de dédoublement ?). Il a
perdu une part de son antique pouvoir. Le souvenir demeure
vivace d'une époque pas très ancienne encore où c'est
matériellement, avec son corps terrestre, qu'il accédait à Tàngri.Les
Yakoutes parlent souvent du phénomène de lévitation.
D'autres traditions racontent que tel ou tel chaman volait dans les
airs monté sur un cheval, etc.
La séparation moderne entre le Ciel matériel et les
divinités qui l'habitent, rend moins expressif le thème du voyage
cosmique. Certes, l'esprit reste le même quand on voit, à
.

l'issue de l'ascension, le sorcier s'entretenir avec Dieu et quand


insuffisamment puissant, il reconnaît ne pouvoir atteindre
que les étages inférieurs du Ciel et non son Faîte2. Mais
quand Tángri renfermait avec une forte concentration les
doubles caractéristiques. du spirituel et du matériel,
l'ambivalence du thème était plus vigoureusement mise en- relief.
Il ne faut pas s'y tromper, le pouvoir d'atteindre Tângri
n'est pas de la simple magie : c'est un exercice de (haute)
spiritualité ; c'est, à côté d'une technique/ une mystique.
C'est une technique, par la connaissance que le chaman
doit avoir des voies d'accès : montagnes, piliers, échelles,
arbres, ouvertures supérieures de la yourte ou de la tente ;
par l'habitude des mots ou des sons (tambour) nécessaires, des
attitudes pour s'élever, pour lutter contre les mauvais esprits,
pour se faire agréer. C'est une mystique par la manière dont
s'acquiert le don de voler : transes, extases, disciplines
psychomentales, ascèse stricte, prières.
(A suivre.)
Jean-Paul Roux.

(1) Marcel Granet, La pensée chinoise, p. 320, 321."


(2) Cf. Chadwick qui dit : « Peu d'hommes atteignent le plus haut du Ciel.
Des chamans eux-mêmes déclarent qu'il n'est accessible qu'aux grands chamans »,

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