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Anne ROLET
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— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —
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— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —
Georges Dumézil, a repéré dans les récits des premiers rois de Rome la survivance
d’une idéologie tri-fonctionnelle indo-européenne, commune à certaines légendes
grecques, romaines, scandinaves et hindoues1. Sous leur forme de narration
chronologique, qui met en scène des dieux, des héros ou des rois, pris dans
1
Voir Mythe et épopée I. II. III, Paris, Gallimard, coll. Quarto., 1995.
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couchée une vache noire annoncée par un oracle : l’animal est sacrifié, sa peau
étendue par terre, les parts de viande distribuées. Cette répartition des parts de
chair ritualise celle du territoire. Athènes, quant à elle, commémore sa fondation
lors des fêtes de Dipolies en sacrifiant un bœuf dont la peau (byrsa) est ensuite
bourrée de foin et remise sur pied. De même, pour tracer le sillon sacré qui
marque l’enceinte de la future Rome, Romulus attelle à une charrue un bœuf et
une vache de couleur blanche. Il faut dire que la peau d’un animal est un objet qui
comporte des qualités symboliques intéressantes : l’épiderme est en effet ce qui
fait la distinction entre l’intérieur et l’extérieur d’un corps, de la même manière
que les lanières découpées par Didon pour tracer une enceinte vont justement
marquer ce qui sera l’intérieur et ce qui sera l’extérieur de la ville2.
En ces bois habitaient les faunes et les nymphes indigènes, ainsi qu’une race d’hommes
nés du tronc de chênes durs, êtres sans coutumes ni culture, qui ne savaient ni atteler les
bœufs, ni amasser des réserves, ni épargner les biens acquis, mais qui vivaient des fruits
portés par les branches et d’une chasse pénible. Saturne fut le premier à venir de
l’Olympe céleste : il fuyait les armes de Jupiter et était exilé, privé de son trône. Il
rassembla cette race ignorante et dispersée sur de hautes montagnes, lui imposa des lois
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John Scheid, Jesper Svenbro, La Tortue et la lyre. Dans l’atelier du mythe antique, Paris, 2014, chapitre
1 : « Fondations de cités », p. 33-55 : « La ruse d’Élissa et la fondation de Carthage ».
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et lui choisit le nom de Latium car il avait réussit à se cacher (latuisset) en ces contrées.
L’âge d’or, comme on l’appelle, se déroula sous son règne […]. (Énéide, 8, 314-322).
Évandre ne les nomme pas, mais ces premiers habitants, mentionnés par de
nombreux autres auteurs, ne seraient autres que les Aborigènes, nom qui avait
justement pour (fausse) étymologie, selon les Anciens, ab origine, « ceux qui sont à
l’origine » (sous-entendu : des autres peuples). Ils sont présentés comme une
population autochtone encore sauvage, sans culture, proche de la nature, et vivant
au contact de divinités inférieures, étrangères elles aussi au monde civilisé : d’un
côté les faunes3, qui sont liés à la forêt et aux troupeaux, et les nymphes, créatures
divines qui habitent les sources4. Virgile, en précisant qu’ils ont un mode de vie
nomade fait de cueillette et de chasse, qu’ils fréquentent les montagnes et qu’ils
sont nés du tronc des chênes, fait sans doute implicitement allusion à trois autres
étymologies imaginaires qui expliquent le nom Aborigines : la première voit dans
le nom une ancienne forme Ab-err-igines (du latin erro, errer), et en fait donc des
êtres nomades non fixés sur un sol ; la seconde vient du grec oros, « la montagne »
(ab-oros, « ceux qui viennent des montagnes ») ; la troisième pose que les
Aborigènes seraient en réalité des A-R-borigènes (du latin arbor), c’est-à-dire nés
des arbres. Cette troisième explication est liée aux mythes d’autochtonie, où l’on
imagine que l’autochtone germe et pousse sur le sol de sa patrie, comme un arbre.
La venue du dieu Saturne5, père de Jupiter, correspond à une étape civilisatrice et
Virgile imagine que le dieu, chassé du trône par son fils, vient trouver refuge au
Latium (avec un jeu de mot entre Latium et lateo, se cacher), où il inaugure une
période de prospérité, liée au développement de la culture, à laquelle le poète
mantouan donne le nom hésiodique d’Âge d’or. À ce moment-là, les Aborigènes
civilisés deviennent les Latins (rattachés au mot Latium).
Ensuite (8, v. 324-332), la situation se détériore, avec un âge plus sombre, épris
de guerre : le sol est envahi par des Ausoniens et des Sicanes (très difficiles à
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Sorte de satyres composés d’un buste humain, de pieds ou de jambes de boucs, et dotés d’oreilles
pointues, de cornes et d’une queue animale.
4
Voir Dominique Briquel, « Les Aborigènes et l’ethnographie de l’Énéide », Mélanges de l'École
française de Rome - Antiquité [En ligne], 129-1 | 2017, mis en ligne le 27 septembre 2017, consulté le
15 janvier 2021.URL : http://journals.openedition.org/mefra/4140 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/mefra.4140
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Équivalent du dieu grec Cronos, qui dévorait ses enfants et qui fut castré et détrôné par son fils
Zeus, que sa mère Rhéa avait soustrait à la voracité de son père et fait élever en secret sur le Mont
Ida en Crète, où il fut nourri par la chèvre Amalthée et protégé par les Curètes.
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identifier), la terre perd son nom, puis des rois se succèdent, parmi lesquels un
certain Thybris.
Virgile d’ailleurs nous avait déjà donné des informations complémentaires sur
les rois aborigènes au chant 7 (v. 45-49), même si elles ne s’articulent pas
totalement avec celles qu’il donne au chant 8 : Saturne aurait eu pour fils Faunus,
Faunus aurait engendré Picus, qui aurait à son tour donné naissance à Latinus, qui
est précisément le roi qui accueille les Troyens au moment où ils mettent le pied
sur le sol italien, au terme de leur longue errance en Méditerranée.
Tout cela est évidemment imprécis et fantaisiste, mais idéologiquement orienté.
Nous verrons un peu plus loin dans le cours que l’âge de Saturne ou Âge d’or est
un motif politique très important à l’époque de Virgile puisque, selon une
conception cyclique du temps historique, c’est l’ère que prétendait rouvrir le
princeps Octave-Auguste, fondateur du régime impérial.
Enfin, un point intéressant est à noter. Après avoir présenté au chant 7 de
l’Énéide la généalogie de Latinus, qui remonte à Saturne, comme nous l’avons vu,
Virgile nous fait rentrer dans l’atrium du palais du roi où sont érigées des statues
de ses ancêtres, tous rois des Aborigènes (v. 170-181) : on y retrouve bien entendu
Picus et Saturne, déjà mentionnés, mais le lecteur découvre aussi une statue de
Janus (dieu à deux visages, symbole des ouvertures et des commencements, et qui
aurait régné sur le Latium avant Saturne), et surtout celle d’Italus (qui fait penser,
bien sûr, à l’Italie), et de Sabinus (qui fait penser aux Sabins, peuple voisin de
Rome). Si l’on associe ces indications avec la mention des invasions étrangères
ausoniennes et sicanes mentionnées par Évandre au chant 8, il devient clair que
Virgile ne cherche pas à caractériser les Aborigènes (Laurentes ou Latins) et leurs
rois comme une simple tribu locale, cantonnée au Latium. Il veut au contraire non
seulement leur donner une extension beaucoup plus large, qui se confond avec
l’Italie tout entière, mais aussi leur conférer une identité mêlée, résultat
d’invasions et de migrations successives. Là encore, les intentions sont politiques :
la puissance romaine se fonde sur l’unité de la péninsule italienne et sur la
capacité institutionnelle du régime à intégrer pleinement en son sein des
populations conquises et à y faire régner la paix. Nous sommes ici au rebours des
conceptions de la citoyenneté que les cités grecques promouvaient, et qui
privilégiaient l’autochtonie stricte.