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LES ORIGINES DE ROME

Littérature, mythe et histoire


(autour de l’Énéide de Virgile)

Anne ROLET

Licence 1 – UEF 3 – Littératures grecque et latine B41F231

SUP CED - Licence 1 - Littératures grecque et latine - (S2 - UEF 3) - TB4F231-


— Littérature latine L1 : Les Origines de Rome – © Anne Rolet 2021 —

1. Introduction : la frontière floue du mythe et de l’histoire

L’histoire de Rome commence officiellement avec la date de sa fondation par un


Albain du nom de Romulus en 753 av. J.-C. Après lui, six rois se seraient succédé
jusqu’à l’avènement de la République en 509 av. J.-C (voir Cursus/section 0/
fichier : repères chronologiques). Toutefois, les historiens s’accordent aujourd’hui
pour reconnaître que l’existence même de Romulus ou des rois qui l’ont suivi, tout
comme les dates de -753 ou -509, ne sont pas des données attestées, qui seraient
soutenues par des preuves matérielles incontestables. Le discours tenu par les
archéologues nous livrent en particulier des éléments qui ne correspondent pas
toujours aux récits que nous ont laissés les historiens et les poètes antiques. Voici
les cadres chronologiques sur lesquels les chercheurs actuels s’accordent à peu
près :
• aux Xe-VIIIe siècles av. J.-C., apparaissent sur le site de Rome les traces d’une
culture rudimentaire (dite « civilisation latiale » du nom de la région du Latium),
sans écriture, qui produit une vaisselle d’argile grossière, incinère ses morts et
habite dans de petits villages épars composés de huttes primitives. Rien à voir
avec la cité organisée tant d’un point de vue politico-juridique que religieux par
Romulus puis Numa Pompilius.
• à la fin du VII siècle, vers 630-620, la présence attestée des Étrusques sur le site
e

de Rome marque profondément le mode de vie des populations archaïques


présentes en les faisant radicalement évoluer : les villages s’unifient en une
authentique cité qui apprend à construire des bâtiments en pierre et à les décorer,
tandis que se répand l’usage de l’écriture. Dans la chronologie royale livrée par les
historiens antiques, on notera que c’est justement l’époque où entrent en scène des
rois étrusques, notamment Tarquin l’Ancien (616-679), Servius Tullius (578-535) et
Tarquin le Superbe (535-509).
• quant à la date de la chute de la royauté en 509, il n’y en a pas de traces
archéologiques ; toutefois, les historiens contemporains acceptent désormais qu’il
se serait effectivement déroulé à la fin du VIe s. et au début du Ve s. de profondes
modifications institutionnelles à Rome.
Les repères temporels de -753 et de -509, tout comme les figures souvent hautes
en couleur des différents rois de Rome étaient d’ailleurs déjà plus ou moins
considérés dans l’Antiquité comme des jalons commodes, insérés dans des récits
légendaires « fabriqués » par les écrivains romains, qu’ils soient historiens, poètes

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ou érudits polygraphes. Bien souvent, ces récits s’inspirent de sources grecques,


avec lesquelles les Romains sont en contact direct dès le début du III s. av. J.-C., et e

en contact indirect depuis plus longtemps encore, en particulier par l’entremise de


la civilisation étrusque. De même que des historiens grecs avaient tenté de dater la
guerre de Troie racontée par Homère et ses successeurs (proposant la date de 1193
av. J.-C. pour certains, ou de 1184 pour d’autres), de même, la date de 753 donnée
pour la fondation de Rome a une précision qui ne doit pas nous tromper : elle est
une pure convention et un savant du Ier s. av. J.-C., Varron, la propose parmi une
multitude d’autres dates possibles, au terme de calculs savants. Ces récits, qui
comportent visiblement une foule d’éléments qui n’ont que peu ou même rien à
voir avec le déroulement historique des faits, ne sont toutefois pas à rejeter comme
de simples affabulations poétiques sans consistance ni valeur historique.
Véritables touts organisés et structurés, ces ensembles narratifs sont révélateurs de
la nécessité ressentie comme impérieuse par les Romains de pouvoir rendre
compte de manière intelligible de leur passé et des traces qu’il a laissées. Il est
donc nécessaire, lorsqu’on lit Tite-Live par exemple, ou Virgile, d’avoir à l’idée
que ces sommes résultent d’une volonté délibérée de sélectionner et d’organiser
une matière selon des critères précis que chaque auteur définit explicitement (ou
non) à l’intention de son public.
Mais que s’est-il passé avant 753 ? Comment les Romains envisageaient-ils les
temps qui avaient préludé à la fondation de leur cité ? Pourquoi et à partir de
quand s’y sont-ils intéressés ?

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2. Les Romains, un peuple sans mythologie ?

On a constaté depuis longtemps qu’il n’existe pas de récits mythologiques


romains qui porteraient sur la naissance du monde (cosmogonie) et des dieux
(théogonie), alors qu’en Grèce, Hésiode avait rédigé au VII siècle une Théogonie qui e

racontait l’émergence puis la constitution de l’univers à partir des principes


primordiaux surgis du Chaos (Gaïa la terre, Ouranos le ciel, Éros l’amour, Nyx la
nuit, Éther le jour), puis il décrivait la succession des générations de dieux et de
héros (nés de l’union entre un ou une mortelle avec un dieu ou une déesse).
Certes, au fil d’un processus très ancien mais continu, les Romains ont adopté et
adapté en général le panthéon et la mythologie grecs, harmonisant leurs récits
religieux et leurs dieux avec ceux des Grecs. Mais pour penser la naissance de leur
cité à partir de 753, les Romains ont eu une manière très particulière de donner au
mythe la forme de l’Histoire, ou plutôt de penser l’Histoire sur le modèle du
mythe. Même si certains éléments ont une résonance historique évidente (ainsi,
l’alternance de rois sabins et étrusques traduirait par exemple des périodes de
domination de peuples voisins sur Rome), les récits proposés par les historiens
antiques romains sur les débuts de Rome rapporteraient en réalité, sous couvert
de narrations chronologiques, des données mythiques essentielles permettant de
définir la relation de l’homme au monde ou de penser l’apparition, le rôle et la
régulation des sociétés dans le développement de l’humanité. Par exemple,
l’épisode incontournable de la louve allaitant les jumeaux permet d’articuler le
passage du monde sauvage au monde civilisé, en mettant en scène un animal
totémique qui offre la force vitale de son lait pour conférer au héros promis à un
destin exceptionnel une force surhumaine. L’histoire du héros Télèphe, fondateur
de la cité de Pergame en Asie Mineure et nourri par une biche, relève du même
type de récit.
En se fondant sur les acquis de la méthode stucturaliste et de l’anthropologie
comparatiste, le grand linguiste, anthropologue et historien des religions du XX s., e

Georges Dumézil, a repéré dans les récits des premiers rois de Rome la survivance
d’une idéologie tri-fonctionnelle indo-européenne, commune à certaines légendes
grecques, romaines, scandinaves et hindoues1. Sous leur forme de narration
chronologique, qui met en scène des dieux, des héros ou des rois, pris dans

1
Voir Mythe et épopée I. II. III, Paris, Gallimard, coll. Quarto., 1995.

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diverses formes de péripéties et d’interactions qui se succèdent, les mythes


décriraient en réalité les différentes composantes d’un modèle social idéal,
structuré, selon Dumézil, autour de trois fonctions primordiales :
– une première fonction, dite souveraine, occupée d’une part par un roi
responsable de l’organisation politique et de la justice et, d’autre part, par des
prêtres s’occupant du domaine magico-religieux (royauté et prêtrise pouvant
parfois être assurées, dans certains mythes, par une seule et même personne) ;
– une seconde fonction, dite guerrière, liée à la défense des peuples et de la cité,
et assurée par les soldats et leurs chefs ;
– une troisième fonction, dite productrice, liée à la fécondité, et associant
agriculteurs, éleveurs, artisans et commerçants.
Or, la succession des quatre premiers rois de Rome, l’évocation de leur
personnalité et de la nature de certains de leurs exploits laissent effectivement
apparaître une forme de spécialisation : Romulus (créateur violent et autoritaire
des institutions juridico-politiques) et Numa Pompilius (maître pacifique de la
religion) seraient ainsi les représentants des deux aspects complémentaires de la
première fonction ; Tullius Hostilius, qui passe son temps à faire la guerre,
représenterait la seconde fonction ; Ancus Martius, manifestant dans sa politique
un intérêt soutenu pour la prospérité de Rome et pour la fluidité des échanges
économiques, incarnerait la troisième fonction.

Lorsqu’ils essaient de penser leurs origines avant la date « historique » de 753,


les Romains s’inspirent d’un schéma mythico-politique récurrent et bien connu
dans le monde grec, mais qui n’a rien à voir avec le modèle hésiodique des
généalogies divines émergeant du Chaos.

2. 1. LÉGENDES DE FONDATION : UN SCHÉMA GREC RÉCURRENT

En voici les étapes principales formant un canevas souple qui admet de


multiples variations :
– d’abord la longue migration, souvent entre plusieurs continents, d’un peuple,
généralement grec ou hellénophone, chassé de sa patrie originelle pour diverses
raisons et qui fuit sous la conduite d’un héros plus ou moins illustre ;
– puis la rencontre du peuple errant avec un ou des peuples autochtones vivant
sur un territoire spécifique, rencontre qui s’accompagne de guerres, de jeux

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d’alliance scellés ou non par des unions matrimoniales, et de périodes de paix et


d’échanges culturels ;
– enfin et surtout, la fondation d’une ou plusieurs villes par le héros exilé, ainsi
que la sédentarisation du peuple en migration.
Un mouvement d’« hellénocentrisme » avait poussé les Grecs à imaginer, pour
toutes les cités du bassin méditerranéen qui prenaient une importance
économique et politique, un héros fondateur grec. Cependant, loin de voir là une
forme d’impérialisme culturel insupportable, les cités non grecques concernées ont
au contraire accepté et intégré ces récits, considérant que la forme de la polis
grecque avec sa langue, sa constitution politique, ses lois et ses cultes représentait
un modèle civilisationnel indépassable pour penser la mise en forme de toute
société humaine viable. De fait, pour les Romains comme pour d’autres peuples de
l’Antiquité méditerranéenne, la fondation de leur cité a eu la portée d’un
événement cosmique qui a changé définitivement l’ordre du monde. Et pour
Rome comme pour d’autres cités, c’est fréquemment un héros venu d’ailleurs
(souvent d’une contrée grecque ou parlant grec) qui initie le processus.
La fondation de la cité phénicienne de Carthage (Qart Hadasht, « nouvelle
ville ») suit précisément ce schéma. Rappelons l’histoire. Didon (ou Élissa), fille du
roi de Tyr en Phénicie, quitte son pays car son frère Pygmalion a assassiné son
époux Sychée. Didon fait un détour par Chypre, où ses compagnons se trouvent
des épouses, puis elle accoste en Numidie, sur le site actuel de la Tunisie. Le roi
africain Hiarbas permet à ces nouveaux venus phéniciens d’acheter « autant de
territoire qu’ils pouvaient entourer (circumdare) d’une peau de bœuf, d’où le nom
de Byrsa » (Énéide, 1, 367-368). Didon, pleine d’ingéniosité, découpe la peau en
fines lanières pour pouvoir délimiter un périmètre capable d’accueillir une ville,
qui sera par conséquent nommée Byrsa (« cuir ») en grec. Ce motif de la ruse liée
au découpage de la peau (d’un bovin ou d’un cheval) est connu dans d’autres
civilisations, par exemple au Kirghizistan, en Scandinavie ou en Anatolie. Le
grand historien de la religion romaine John Scheid suggère d’ailleurs que c’est
probablement le nom de la cité elle-même (Byrsa) qui est à l’origine de la légende
de sa fondation dans laquelle se trouve impliqué un objet phonétiquement
adéquat, une peau animale (byrsa). Le récit de cette fondation n’est d’ailleurs ni
phénicien, ni numide : il est clairement grec. En effet, dans l’imaginaire gréco-
romain, la fondation d’une ville est presque systématiquement associée à un
bovin. Ainsi, le héros Cadmos fonde la ville de Thèbes à l’emplacement où s’est

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couchée une vache noire annoncée par un oracle : l’animal est sacrifié, sa peau
étendue par terre, les parts de viande distribuées. Cette répartition des parts de
chair ritualise celle du territoire. Athènes, quant à elle, commémore sa fondation
lors des fêtes de Dipolies en sacrifiant un bœuf dont la peau (byrsa) est ensuite
bourrée de foin et remise sur pied. De même, pour tracer le sillon sacré qui
marque l’enceinte de la future Rome, Romulus attelle à une charrue un bœuf et
une vache de couleur blanche. Il faut dire que la peau d’un animal est un objet qui
comporte des qualités symboliques intéressantes : l’épiderme est en effet ce qui
fait la distinction entre l’intérieur et l’extérieur d’un corps, de la même manière
que les lanières découpées par Didon pour tracer une enceinte vont justement
marquer ce qui sera l’intérieur et ce qui sera l’extérieur de la ville2.

2.2 RACONTER LES ORIGINES : UNE TÂCHE IMPOSSIBLE ?

Ces récits de fondation ne permettent cependant jamais de remonter vraiment à


l’origine des origines : avant la naissance d’une ville, il y en a systématiquement
une autre, plus ancienne, qui a déjà existé, de même que l’arrivée d’un peuple ou
d’un fondateur et civilisateur est toujours précédée d’une migration antérieure. Si
bien que le processus se perd dans la nuit des temps et finit par remonter aux
dieux eux-mêmes, ou à des créatures liés à la vie sauvage de la nature dont elles
font partie intégrante. C’est précisément ce qui se passe chez Virgile, au chant 8 de
l’Énéide. Énée, qui a abordé en Italie et qui cherche des renforts, remonte le cours
du Tibre et débarque sur le site de la future Rome, où vit un roi grec en exil, venu
d’Arcadie, Évandre. En racontant à Énée l’histoire du lieu où ils se trouvent, et
plus généralement celle du Latium, Évandre ouvre son récit par l’évocation des
origines et des curieuses créatures qui auraient été les premières à vivre là :

En ces bois habitaient les faunes et les nymphes indigènes, ainsi qu’une race d’hommes
nés du tronc de chênes durs, êtres sans coutumes ni culture, qui ne savaient ni atteler les
bœufs, ni amasser des réserves, ni épargner les biens acquis, mais qui vivaient des fruits
portés par les branches et d’une chasse pénible. Saturne fut le premier à venir de
l’Olympe céleste : il fuyait les armes de Jupiter et était exilé, privé de son trône. Il
rassembla cette race ignorante et dispersée sur de hautes montagnes, lui imposa des lois

2
John Scheid, Jesper Svenbro, La Tortue et la lyre. Dans l’atelier du mythe antique, Paris, 2014, chapitre
1 : « Fondations de cités », p. 33-55 : « La ruse d’Élissa et la fondation de Carthage ».

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et lui choisit le nom de Latium car il avait réussit à se cacher (latuisset) en ces contrées.
L’âge d’or, comme on l’appelle, se déroula sous son règne […]. (Énéide, 8, 314-322).

Évandre ne les nomme pas, mais ces premiers habitants, mentionnés par de
nombreux autres auteurs, ne seraient autres que les Aborigènes, nom qui avait
justement pour (fausse) étymologie, selon les Anciens, ab origine, « ceux qui sont à
l’origine » (sous-entendu : des autres peuples). Ils sont présentés comme une
population autochtone encore sauvage, sans culture, proche de la nature, et vivant
au contact de divinités inférieures, étrangères elles aussi au monde civilisé : d’un
côté les faunes3, qui sont liés à la forêt et aux troupeaux, et les nymphes, créatures
divines qui habitent les sources4. Virgile, en précisant qu’ils ont un mode de vie
nomade fait de cueillette et de chasse, qu’ils fréquentent les montagnes et qu’ils
sont nés du tronc des chênes, fait sans doute implicitement allusion à trois autres
étymologies imaginaires qui expliquent le nom Aborigines : la première voit dans
le nom une ancienne forme Ab-err-igines (du latin erro, errer), et en fait donc des
êtres nomades non fixés sur un sol ; la seconde vient du grec oros, « la montagne »
(ab-oros, « ceux qui viennent des montagnes ») ; la troisième pose que les
Aborigènes seraient en réalité des A-R-borigènes (du latin arbor), c’est-à-dire nés
des arbres. Cette troisième explication est liée aux mythes d’autochtonie, où l’on
imagine que l’autochtone germe et pousse sur le sol de sa patrie, comme un arbre.
La venue du dieu Saturne5, père de Jupiter, correspond à une étape civilisatrice et
Virgile imagine que le dieu, chassé du trône par son fils, vient trouver refuge au
Latium (avec un jeu de mot entre Latium et lateo, se cacher), où il inaugure une
période de prospérité, liée au développement de la culture, à laquelle le poète
mantouan donne le nom hésiodique d’Âge d’or. À ce moment-là, les Aborigènes
civilisés deviennent les Latins (rattachés au mot Latium).
Ensuite (8, v. 324-332), la situation se détériore, avec un âge plus sombre, épris
de guerre : le sol est envahi par des Ausoniens et des Sicanes (très difficiles à

3
Sorte de satyres composés d’un buste humain, de pieds ou de jambes de boucs, et dotés d’oreilles
pointues, de cornes et d’une queue animale.
4
Voir Dominique Briquel, « Les Aborigènes et l’ethnographie de l’Énéide », Mélanges de l'École
française de Rome - Antiquité [En ligne], 129-1 | 2017, mis en ligne le 27 septembre 2017, consulté le
15 janvier 2021.URL : http://journals.openedition.org/mefra/4140 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/mefra.4140
5
Équivalent du dieu grec Cronos, qui dévorait ses enfants et qui fut castré et détrôné par son fils
Zeus, que sa mère Rhéa avait soustrait à la voracité de son père et fait élever en secret sur le Mont
Ida en Crète, où il fut nourri par la chèvre Amalthée et protégé par les Curètes.

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identifier), la terre perd son nom, puis des rois se succèdent, parmi lesquels un
certain Thybris.
Virgile d’ailleurs nous avait déjà donné des informations complémentaires sur
les rois aborigènes au chant 7 (v. 45-49), même si elles ne s’articulent pas
totalement avec celles qu’il donne au chant 8 : Saturne aurait eu pour fils Faunus,
Faunus aurait engendré Picus, qui aurait à son tour donné naissance à Latinus, qui
est précisément le roi qui accueille les Troyens au moment où ils mettent le pied
sur le sol italien, au terme de leur longue errance en Méditerranée.
Tout cela est évidemment imprécis et fantaisiste, mais idéologiquement orienté.
Nous verrons un peu plus loin dans le cours que l’âge de Saturne ou Âge d’or est
un motif politique très important à l’époque de Virgile puisque, selon une
conception cyclique du temps historique, c’est l’ère que prétendait rouvrir le
princeps Octave-Auguste, fondateur du régime impérial.
Enfin, un point intéressant est à noter. Après avoir présenté au chant 7 de
l’Énéide la généalogie de Latinus, qui remonte à Saturne, comme nous l’avons vu,
Virgile nous fait rentrer dans l’atrium du palais du roi où sont érigées des statues
de ses ancêtres, tous rois des Aborigènes (v. 170-181) : on y retrouve bien entendu
Picus et Saturne, déjà mentionnés, mais le lecteur découvre aussi une statue de
Janus (dieu à deux visages, symbole des ouvertures et des commencements, et qui
aurait régné sur le Latium avant Saturne), et surtout celle d’Italus (qui fait penser,
bien sûr, à l’Italie), et de Sabinus (qui fait penser aux Sabins, peuple voisin de
Rome). Si l’on associe ces indications avec la mention des invasions étrangères
ausoniennes et sicanes mentionnées par Évandre au chant 8, il devient clair que
Virgile ne cherche pas à caractériser les Aborigènes (Laurentes ou Latins) et leurs
rois comme une simple tribu locale, cantonnée au Latium. Il veut au contraire non
seulement leur donner une extension beaucoup plus large, qui se confond avec
l’Italie tout entière, mais aussi leur conférer une identité mêlée, résultat
d’invasions et de migrations successives. Là encore, les intentions sont politiques :
la puissance romaine se fonde sur l’unité de la péninsule italienne et sur la
capacité institutionnelle du régime à intégrer pleinement en son sein des
populations conquises et à y faire régner la paix. Nous sommes ici au rebours des
conceptions de la citoyenneté que les cités grecques promouvaient, et qui
privilégiaient l’autochtonie stricte.

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