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GODARD ET MARKER ESSAYISTES

Bamchade Pourvali

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Editions de Minuit | « Critique »

2013/8 n° 795-796 | pages 710 à 719


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ISSN 0011-1600
ISBN 9782707323231
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-critique-2013-8-page-710.htm
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Pour citer cet article :


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Bamchade Pourvali, « Godard et Marker essayistes », Critique 2013/8 (n° 795-796), p. 710-719.
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Godard et Marker essayistes
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L’ intérêt pour la forme de l’essai au cinéma ne se dément


pas depuis quelques années. Que ce soit à travers des articles,
des actes de colloques 1, des rétrospectives, des festivals ou
des livres 2, de nombreux textes s’interrogent sur cette forme
cinématographique et sur ses antécédents. L’ essai cinéma-
tographique semble en effet avoir connu un développement
important depuis le début des années 1990, mais son ori-
gine est plus ancienne et les deux noms le plus souvent cités
lorsqu’on évoque cette forme sont ceux de Jean-Luc Godard
et Chris Marker.
Marker a été associé à l’essai documentaire depuis
ses débuts, avec Lettre de Sibérie notamment et les textes
qu’André Bazin a consacrés à ce film 3 ; quant à Godard, il a
toujours témoigné d’un intérêt pour la forme de l’essai égal
à celui qu’il porte au roman et cherché à concilier l’une et
l’autre. On peut reconnaître à Jean-Luc Godard l’invention
de l’essai de fiction, comme à Chris Marker le passage du
court métrage au long métrage d’essai documentaire. C’est
à partir de La Jetée (de Marker) et du Mépris (de Godard)
que les deux cinéastes commencent un dialogue qui s’enri-
chira dans l’après-Mai 68 et jusqu’aux années 2000. Étudier
leur parcours permet d’éclairer deux approches distinctes de
l’essai filmé : l’essai documentaire et l’essai de fiction. En
effet, si tout essai met en relation un sujet et un objet, ce
peut être sous deux formes : l’objet peut être au centre et le

1.  S. Liandrat-Guigues et M. Gagnebin (éd.), L’ Essai et le Cinéma,


Seyssel, Champ Vallon, coll. « L’ Or d’Atalante », 2004 ; S. Kramer et
T. Tode (éd.), Der Essayfilm, Constance, UVK Verlags, GmbH, 2011.
2.  L. Rascaroli, The Personal Camera. Subjective Cinema and the
Essay Film, Londres et New York, Wallflower Press, 2009 ; T. Corrigan,
The Essay Film. From Montaigne after Marker, Oxford, Oxford
University Press, 2011.
3.  André Bazin rédigea deux textes sur le film de Chris Marker :
« Chris Marker. Lettre de Sibérie », France-Observateur, 30 octobre
1958 et « Lettre de Sibérie. Un style nouveau : l’“Essai documenté” »,
Radio-cinéma, 16 novembre 1958.

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sujet, à la périphérie – ou l’inverse. Dans le premier cas, le
documentaire se déroule comme une fiction ; dans le second,
la fiction s’ouvre sur le documentaire. C’est ainsi que l’essai
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retrouve son étymologie qui renvoie à la « pesée », c’est-à-dire


à la recherche d’un équilibre et d’une harmonie. Cette double
réalité de l’essai filmé permet à Godard de parler d’« une pen-
sée qui forme » et d’« une forme qui pense ».

Les courts métrages d’après guerre


S’inspirant de la formule de Jean Vigo : « point de vue
documenté », qui servait de sous-titre au court métrage À
propos de Nice (1930), André Bazin en 1958 saluait en Lettre
de Sibérie la naissance d’« Un style nouveau : l’“Essai docu-
menté” » :
Abandonnons le mot « documentaire » chargé de trop d’habitudes
et d’équivoques. J’essaierai alors de définir le film de Chris Mar-
ker comme un « essai » de géographie humaine et politique sur la
réalité sibérienne. Mais le cinéma là-dedans ? Alors je préciserai :
« Un essai documenté par le cinéma » : le mot important n’étant pas
cinéma mais essai entendu non dans le sens d’expérience ou de ten-
tative mais dans l’acception littéraire : « Camus est un essayiste 4. »
Ce n’était pas la première apparition du mot « essai » dans
la critique cinématographique ; il avait déjà été utilisé en
1940 par Hans Richter pour désigner une nouvelle forme
documentaire permettant de rendre compte de la com-
­
plexité du monde : « […] je trouve approprié le terme d’essai
­concernant cette forme cinématographique », écrivait alors
Richter, « car en littérature “essai” signifie également le trai-
tement de thèmes difficiles d’une manière accessible  5
. »
Le mot reviendra quelques années plus tard dans le texte
d’Alexandre Astruc intitulé « Naissance d’une nouvelle avant-
garde : la caméra-stylo 6 ». Enfin, Jacques Rivette l’utilisera

4. A. Bazin, « Lettre de Sibérie. Un style nouveau : l’“Essai


documenté” », op. cit., p. 45 ; repris dans J. Gerber, Anatole Dauman.
Argos Films. Souvenir-écran, Paris, Éd. du Centre Pompidou, 1989,
p. 156.
5.  H. Richter, « Der Filmessay. Eine neue Form des Dokumentar-
films », National-Zeitung, n° 192, 25 avril 1940.
6. « Le cinéma est en train tout simplement de devenir un
moyen d’expression […], c’est-à-dire une forme dans laquelle et par

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dans sa « Lettre sur Rossellini 7 » lors de la sortie de Voyage
en Italie. Mais si le texte de Bazin revêt une telle importance,
c’est qu’il s’agit d’une des premières réflexions concrètes sur
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la forme de l’essai documentaire. Relisons donc :


« Un essai documenté ». Qu’est-ce à dire ? Ceci d’abord que chez
Chris Marker ce n’est pas l’image qui constitue la matière première
du film. Ce n’est pas non plus exactement le « commentaire » mais
l’idée. […] D’où une notion absolument neuve du montage. Non
plus d’image à image et dans la longueur de la pellicule, mais
en quelque sorte latéral par incidence et réflexion de l’idée sur
l’image 8.

Que Bazin cite Camus comme figure de l’essayiste mérite


d’être souligné. Cette référence rapproche en effet Chris Mar-
ker et Jean-Luc Godard. Évoquant son premier désir de
cinéaste, le réalisateur de Soigne ta droite ne déclare-t-il pas
à Marguerite Duras : « Le premier film que j’aurais voulu
faire, ce n’était pas La Peste de Camus mais Le Mythe de
Sisyphe. C’est ce que j’ai proposé aux producteurs 9 » ? Sous-
titré « Essai sur l’absurde », Le Mythe de Sisyphe paraît
en 1942 et aborde indirectement la question du bonheur,
chère à Godard comme à Marker. Un autre essai semble
avoir marqué Godard : L’ Expérience intérieure de Georges
Bataille (1943) qu’il associe à sa découverte de Terre sans
laquelle un artiste peut exprimer sa pensée, aussi abstraite soit-elle
[…], exactement comme il en est aujourd’hui de l’essai et du roman »,
A. Astruc, « Naissance d’une nouvelle avant-garde : la caméra-stylo »,
L’ Écran français, n° 144, 30 mars 1948 ; repris dans A. Astruc, Du
stylo à la caméra… et de la caméra au stylo. Écrits (1942-1984),
Paris, L’ Archipel, 1992, p. 324-328.
7. « L’ essai depuis plus de cinquante ans, est la langue de l’art
moderne, il est la liberté, l’inquiétude, la recherche, la spontanéité ; il
a peu à peu, Gide, Proust, Valéry, Chardonne, Audiberti, tué sous lui le
roman : depuis Manet et Degas il règne sur la peinture, et lui donne sa
démarche passionné, l’allure de la poursuite et de l’approche », J. Rivette,
« Lettre sur Rossellini », Cahiers du cinéma, n° 46, avril 1955, p. 20.
8. A. Bazin, « Lettre de Sibérie. Un style nouveau : l’“Essai
documenté” », op. cit., p. 45 ; repris dans J. Gerber, Anatole Dauman,
op. cit., p. 156.
9. « Marguerite Duras et Jean-Luc Godard : entretien télévisé »,
« Duras/Godard, 2 ou 3 choses qu’ils se sont dites », Texto, émission
« Océaniques », 28 décembre 1987 ; retranscrit dans Jean-Luc Godard
par Jean-Luc Godard, tome II, Paris, Éd. de l’Étoile, 1998, p. 144.

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pain (Las Hurdes, Luis Buñuel, 1933). Évoquant les livres
qui ont compté pour lui, dans sa jeunesse, Godard déclare :
« Je me souviens […] de L’ Expérience intérieure. À l’époque,
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je suivais les cours de Henri Agel, il avait passé Terre sans


pain de Buñuel et je lui avais dit : “C’est une bouleversante
expérience intérieure de l’histoire 10”. » En tant que critique,
le futur cinéaste se montrera attentif à des films comme
Moi, un noir (1959) de Jean Rouch, India (1959) de Roberto
Rossellini ou Les Rendez-vous du diable (1959) d’Haroun
Tazieff, films proches de l’essai documentaire, sans oublier
les courts métrages d’Alain Resnais et d’Agnès Varda comme
Le Chant du styrène (1959) ou Du côté de la côte (1959).
On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure ces films
ne l’ont pas influencé. À bout de souffle a ainsi été comparé
à Moi, un noir par Luc Moullet 11 et à en croire Anatole Dau-
man, le décor de Pierrot le fou (1965) a été choisi en souvenir
du film d’Agnès Varda 12.

Les premiers longs métrages essayistes


Dès 1962, Godard déclare : « Je me considère comme
un essayiste, je fais des essais en forme de roman ou des
romans en forme d’essais : simplement je les filme au lieu
de les écrire 13. » Cette affirmation demande à être nuancée.

10. J.-L. Godard, « J’ai toujours pensé que le cinéma était un


instrument de pensée », Conférence de presse à l’hôtel Raphaël,
15 février 1995 ; Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome II, op.
cit., p. 301.
11. « À bout de souffle, c’est un peu « Moi, un Blanc » […] »,
L. Moullet, « Jean-Luc Godard », Cahiers du cinéma, n° 106, avril 1960,
p. 26.
12.  « Je revois […], dans un flash, la silhouette du jeune Godard se
dirigeant vers moi pendant le festival de Tours. Il venait d’assister à la
projection du film d’Agnès Varda, Du côté de la côte, dont les derniers
plans montrent la plage d’Argent du paradis perdu. Je l’entends me dire
d’une voix émue : “Quel grand film !” », J. Gerber, Anatole Dauman, op.
cit., p. 177.
13.  J.-L. Godard « Entretien. Les Cahiers rencontrent Godard après
ses quatre premiers films », Cahiers du cinéma, n° 138, décembre 1962,
numéro spécial « Nouvelle Vague », entretien réalisé par J. Collet,
M. Delahaye, J.-A. Fieschi, A. S. Labarthe et B. Tavernier ; repris dans

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Car si le cinéaste a effectivement tourné à cette date Vivre
sa vie, qui cite Montaigne et annonce une veine sociologique
dans son œuvre, ses films restent encore attachés au cinéma
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de genre, autrement dit au romanesque. Cette inscription de


Godard dans la fiction est assez forte pour que Christian Metz
puisse encore écrire en 1966 : « Dans un film de Godard, il y
a toujours une histoire 14. » Dès ses premiers films, pourtant,
Godard multiplie les inserts sous forme de collages, comme
pour ouvrir la fiction sur le documentaire.
Si Godard n’est pas encore un essayiste en 1962, Marker
s’est déjà affirmé dans ce domaine. Il le déclare lui-même :
« Je suis un essayiste, je ne suis pas un romancier. […] le
cinéma c’est un système qui permet à Godard d’être roman-
cier, à Gatti de faire du théâtre et à moi des essais 15 […]. »
Cette même année 1962 marque un tournant dans son œuvre.
Le cinéaste tourne à la fois son unique film de fiction,
La Jetée, et son premier long métrage d’essai documentaire,
Le Joli Mai. Avec ce dernier, il propose un portrait de la
France au lendemain des accords d’Évian (qui mettent fin à
la guerre d’Algérie), en reprenant la technique du « cinéma-
vérité » inaugurée deux ans plus tôt par Jean Rouch et Edgar
Morin. Mais à la différence de Chronique d’un été, le film de
Marker assume sa subjectivité, symbolisée par la caméra de
Pierre Lhomme à l’affût des moindres détails. Ce qui per-
met de parler d’un véritable « ciné-ma vérité 16 ». Cette tech-
nique deviendra le nouveau centre du cinéma de Marker. La
Jetée confirme l’originalité du cinéaste. Ce photo-roman de
science-fiction présente un Paris postapocalyptique et pro-
pose un voyage dans le temps de part et d’autre de la Troi-
sième Guerre mondiale. Marker semble s’interroger sur le
fonctionnement même du cinéma, décomposant et recom-

Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome I, Paris, Éd. de l’Étoile,


1985, p. 215.
14.  C. Metz, « Le cinéma moderne et la narrativité », Cahiers du
cinéma, n° 182, décembre 1966, p. 52.
15.  C. Marker, Miroir du cinéma, n° 2, mai 1962, entretien réalisé
par J.-L. Pays ; repris dans J. Gerber, Anatole Dauman, op. cit., p. 157.
16. « Au cinéma-vérité des autres, il substitue le ciné-ma vérité,
donnant par ce simple déplacement d’un trait d’union la mesure de son
honnêteté et de sa modestie », R. Tailleur, « Parisiennes », Artsept, n° 2,
avril-juin 1963, p. 83.

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posant le mouvement, se référant à Feuillade, Eisenstein et
Hitchcock. Il s’agit de son œuvre la plus classique.
Se présentant également comme une œuvre classique,
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Le Mépris de Godard (1963) rappelle par certains aspects La


Jetée. En effet, les deux films commencent avec le mot « His-
toire » et se terminent sur une jetée-terrasse. L’ un comme
l’autre s’inscrivent dans une double filiation, renvoyant d’une
part au cinéma européen et d’autre part au cinéma hollywoo-
dien. La Jetée se réfère ainsi à Nuit et Brouillard (1956)
d’Alain Resnais et Le Mépris à Voyage en Italie (1953) de
Roberto Rossellini, tout en rendant hommage aux carrières
américaines d’Alfred Hitchcock et de Fritz Lang. Les deux
cinéastes sont ainsi les héritiers d’un passé tout en ayant
conscience de la nécessité d’une transformation du cinéma.
C’est dans ce double mouvement que se situe l’essai filmé.
Le film qui au milieu des années 1960 joue un rôle impor-
tant dans la naissance de l’essai de fiction est Pierrot le fou.
En effet, le dixième long métrage de Jean-Luc Godard pose la
question « Qu’est-ce que le cinéma ? ». À cette interrogation,
Samuel Fuller répond : « C’est comme une bataille, un film :
l’amour, la haine, l’action, la violence et la mort. En un mot,
c’est l’émotion. » Ce qui laisse Jean-Paul Belmondo dubitatif.
Comme si le cinéma pouvait être autre chose qu’« en un mot
l’émotion », soit la réflexion. Le film ne cesse d’osciller entre
ces deux pôles. C’est à partir du roman que Godard cherche
à redéfinir le cinéma. Ainsi au milieu du film, Ferdinand dit
avoir trouvé une « idée de roman » : « Ne plus décrire la
vie des gens mais la vie, seulement la vie, ce qu’il y a entre
les gens : l’espace, les sons, et les couleurs. » Cette nouvelle
conception du cinéma devient l’objectif de Godard dont les
efforts vont tenter de rapprocher la fiction du documentaire,
le sujet de l’objet, « la vie des gens » de ce qu’il y a « entre les
gens », autrement dit le roman de l’essai.
La première réussite de Godard dans cette nouvelle
forme cinématographique sera Deux ou trois choses que je
sais d’elle (1967), où le « elle » du titre renvoie aussi bien
à la région parisienne qu’à l’actrice Marina Vlady et à son
personnage, Juliette Jeanson. Le cinéaste suit le parcours
de la jeune femme pendant une journée tout en s’intéres-
sant à l’aménagement de la région parisienne. Godard inter-
vient lui-même sur la bande-son et le film est rythmé par les

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c­ouvertures de la collection « Idées » de Gallimard. Après
la séquence du bar avec le gros plan sur la tasse de café,
on entend un monologue de Marina Vlady parlant de ses
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liens avec le monde. Le texte est repris à la fin du film dans


un panoramique à 360° où l’actrice est cadrée au centre du
plan avec, autour d’elle, les bâtiments de La Courneuve. Ce
plan figure le dispositif du film ouvrant la fiction sur le docu-
mentaire. Dans son texte de présentation, « Ma démarche
en quatre mouvements », Godard insiste sur la « description
objective » et « subjective » des « objets » et des « sujets »
devant aboutir à une « recherche de structures » et à « la
vie ». Et de conclure : « En somme, si j’y réfléchis un peu, un
film dans ce genre, c’est un peu comme si je voulais écrire
un essai sociologique en forme de roman, et pour le faire je
n’ai à ma disposition que des notes de musique. Est-ce donc
cela le cinéma ? Et est-ce que j’ai raison de vouloir continuer
à en faire 17 ? » Deux ou trois choses que je sais d’elle peut
être vu comme l’équivalent du Joli Mai : il montre un autre
aspect de la France des années 1960, entre la fin de la guerre
d’Algérie et Mai 68.

L’ après après-Mai
Après 68, Godard et Marker s’engagent dans une voie
militante en se référant à deux réalisateurs soviétiques, Dziga
Vertov et Alexandre Medvedkine, connus pour leur pratique
de l’essai. C’est l’occasion de nouvelles expériences et le
début d’une nouvelle pratique : la vidéo, qui sera au centre
des essais à venir. Godard s’en empare pour une série de
films qu’il réalise avec Anne-Marie Miéville pour le cinéma
et la télévision. Marker, qui avait coordonné Loin du Viet­
nam (1967) et les « ciné-tracts » de 1968, lance en 1969 un
« magazine de contre-information » : On vous parle, dont
il réalise plusieurs numéros jusqu’en 1973. Mais le coup
d’État militaire au Chili, le 11 septembre, donne un coup
d’arrêt à cette série. Profondément frappé par l’événement,
Marker tourne alors successivement On vous parle du Chili :

17. J.-L. Godard, « Ma démarche en quatre mouvements »,


L’ Avant-scène cinéma, n° 70, mai 1967 ; repris dans Jean-Luc Godard
par Jean-Luc Godard, t. I, op. cit., p. 298.

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ce que disait Allende (1973), L’ Ambassade (1973), La Soli­
tude du chanteur de fond (1974) sur le récital donné par
Yves Montand en faveur des réfugiés chiliens et La Spirale
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(1976). Il livrera le film bilan de ces années avec Le fond de


l’air est rouge. Sous-titré « Scènes de la Troisième Guerre
mondiale », ce deuxième long métrage permet au cinéaste de
donner libre cours à sa pratique du montage en rassemblant
des documents et des témoignages dans une œuvre polypho-
nique qui offre une vue d’ensemble des années 1967-1977.
Au début des années 1980, Godard, renouant avec le
cinéma de fiction, tourne de nouveau avec des comédiens
professionnels ; il n’en oublie pas pour autant l’essai. En
effet, tous ces films sont précédés ou suivis par des scéna-
rios vidéo. Marker, de son côté, reprend le chemin des films
de voyage et remarque à propos de Godard et de sa relation
à l’essai :
Car lui l’a bien réinventée, cette catégorie, et même si ses films
fracassent allégrement les canons de la fiction, il y a dans son tra-
vail toute une ligne en marge de la dramaturgie, fût-elle marginale
elle-même, une marge de la marge qu’égoïstement j’aime encore
mieux que l’autre. Je préfère Scénario du film Passion à Passion,
et pourtant j’aime Passion18.
Tandis que Godard développe l’essai filmé en parallèle avec
ses fictions, Chris Marker livre son troisième long métrage
avec Sans soleil (1982). Le film se présente comme une
suite d’images prises au Japon, en Guinée-Bissau, en Île-de-
France ou à San Francisco au gré des lettres et des dépla-
cements d’un cameraman voyageur. Il y est question d’un
film de science-fiction dont parle Sandor Krasna, l’homme
à la caméra, ajoutant qu’il ne le tournera pas. Ce que nous
voyons ne serait que des repérages, « une liste de choses qui
font battre le cœur ». Le récit de « l’homme de l’an 4001 »,
qui a perdu non pas la mémoire mais l’oubli, permet à Mar-
ker de révéler le véritable sujet de son film : la mémoire. En
effet, Sans soleil enchaîne effacement et retour des images :
« Une mémoire totale est une mémoire anesthésiée », dit le
­commentaire. Il n’y a de souvenir qu’en passant par l’oubli.
Les images doivent disparaître pour pouvoir revenir. C’est à

18.  C. Marker, « Marker Mémoire », programme de la Cinémathèque


française, janv.-fév. 1998, p. 6.

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cet effacement que sert l’ordinateur d’Hayao Yamaneko qui
brûle les images, ne laissant plus subsister que leurs traces.
Par sa construction à la fois libre et maîtrisée, Sans soleil
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s’impose comme l’un des essais filmés les plus complexes


jamais réalisés. À partir de cette date, la mémoire et les nou-
velles technologies vont se trouver au cœur des préoccupa-
tions de Marker, rejoignant d’une autre manière le travail de
Godard.
C’est en 1988 que Godard inaugure la série Histoire(s)
du cinéma qui va l’occuper pendant dix ans et servir de
cadre à ses autres films. Sa première grande réalisation du
début des années 1990 est Allemagne neuf zéro (1991) qui
par son titre inscrit l’essai comme l’aboutissement du cinéma
moderne. En effet, l’appellation « neuf zéro » désigne l’année
du tournage qui correspond à la fin de la guerre froide en
référence à Allemagne année zéro (1947) de Roberto Ros-
sellini mais peut aussi être entendu comme le matricule du
« dernier espion » Lemmy Caution, interprété par Eddie
Constantine. On retrouve ainsi un sujet et un objet comme
dans Deux ou trois choses que je sais d’elle. Le film est com-
posé de six variations qui renvoient aussi bien à l’essai qu’au
roman : « Le dernier espion », « Charlotte à Weimar », « Alle
Drachen Unseres Leben », « Un sourire russe », « Le Mur
sans lamentation », « Le déclin de l’Occident ». De l’Est à
l’Ouest, Eddie Constantine rencontre les grandes figures du
roman et de la pensée allemands. Le film – écho de Berliner
Ballade (1990) de Chris Marker qui interrogeait des intel-
lectuels allemands après la chute du Mur – fait peu à peu se
rejoindre « l’état de solitude » d’un homme et « la solitude
d’un État » pour former une « Histoire seule ».
Réalisé en 1993, Les enfants jouent à la Russie est un
autre essai de fiction de Godard. Dans la langue russe, l’ex-
pression « film joué » sert à désigner le cinéma de fiction par
opposition au « film non joué » qui renvoie au documentaire.
Mais si Les enfants jouent à la Russie est une fiction, celle-
ci tend vers le documentaire. Le cinéaste insiste sur l’exis-
tence de deux mots pour dire image en Russe : « Obraz »
et « Isobrazenie », le premier renvoie à « la réalité » et le
second à « la fiction ». Par goût du paradoxe, Godard définit
le documentaire 79 printemps (1972) de Santiago Álvarez
comme une fiction et Full Metal Jacket (1987) de Stanley

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G ODA R D ET M A R K E R ESSAY IST ES 719

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Kubrick comme la réalité. Au terme de sa démonstration,
on lit « Essai d’investigation cinématographique » en lettres
rouges sur une main d’enfant tenant un morceau de pellicule.
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C’est cette même main que l’on retrouvera à la fin du film


avec la phrase qui ouvrait Le Mépris : « Le cinéma substitue
à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs. » Mais
ce monde que le cinéma substitue à notre regard est devenu
celui d’un cinéma réconciliant la fiction et le documentaire :
celui de l’essai filmé. Le film peut apparaître comme une
réponse au Tombeau d’Alexandre de Chris Marker, réalisé
un an plus tôt, qui retraçait le parcours d’Alexandre Medved­
kine. Ce long métrage était dédié à Jacques Ledoux par le
truchement d’une photo de celui-ci reprise de La Jetée où il
interprétait le rôle du savant du camp souterrain.
Ainsi, trente ans après La Jetée et Le Mépris, les deux
cinéastes marquent la fin de leurs parcours respectifs en pas-
sant de l’Ouest à l’Est, de Hollywood à Moscou, du 35 mm à
la vidéo, et du cinéma classique à l’essai filmé. Interrogé sur
Chris Marker, Jean-Luc Godard déclarait : « C’est un peu
l’inverse de moi. Chris était très littéraire. Il a dirigé une col-
lection au Seuil. Il est parti du mot pour arriver à l’image.
Moi, je suis parti de l’image pour arriver à ce qu’on m’avait
enseigné à l’école, c’est-à-dire le texte. En quelque sorte on
s’est rejoint, mais l’origine existe toujours, et Chris est quand
même plus littéraire et moins peintre 19. » Et en ce sens, du
texte à l’image et de l’image au texte, on pourrait parler chez
eux de deux formes de l’essai, renvoyant à deux héritages,
celui d’Orson Welles et celui de Roberto Rossellini.

Bamchade Pourvali

19. J.-L. Godard, « Des traces de cinéma », entretien avec


M. Ciment et S. Goudet, Positif, n° 456, février 1999, p. 53.

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