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Entreprises et société
Dès lors, où trouver les fameux 100 milliards d’euros d’économies ? Il suffit
de faire comme les Suédois, entend-on souvent, un exemple dont on nous rebat
les oreilles. Ce que les socio-démocrates suédois ont pu faire au milieu des
années 1990, tout en préservant leur modèle, pourquoi serions-nous incapables
de le réaliser ? En Suède, le poids des dépenses publiques n’a-t-il pas été
diminué drastiquement, avec « des coupes budgétaires représentant 12,5 % du
PIB », comme l’affirment Philippe Aghion, Gilbert Cette et Élie Cohen 2 ? Le
problème, c’est que, présenté ainsi, ce chiffre est biaisé. Il donne à penser que les
dépenses publiques ont franchement baissé, en Suède. En proportion du PIB,
c’est effectivement le cas, elles ont diminué de 12,5 points, passant de 70,5 % du
PIB en 1993 à 58,1 % en 1999. Mais les coupes budgétaires n’ont jamais atteint
ce montant. La thèse selon laquelle les Suédois ont amputé sévèrement leurs
dépenses publiques relève de la fable. L’examen des chiffres ramène tout de
suite à la réalité : les dépenses sont restées quasiment stables au cours de la
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période 1995-2000, en monnaie constante, une fois l’inflation déduite . Un gel
qui représente déjà une performance pour les gestionnaires publics, compte tenu
de la dérive naturelle du coût de nombreuses politiques publiques : il a fallu
revoir certaines d’entre elles, diminuer des subventions…, mais en aucun cas le
nombre de milliards de couronnes distribués aux Suédois n’a franchement
baissé.
En revanche, le PIB a, lui, sensiblement augmenté. S’ils ont effectivement
réformé leur secteur public, les Suédois ont surtout mené une politique
macroéconomique très active. En termes plus concrets, ils ont franchement
dévalué leur monnaie, tout en encourageant l’innovation dans l’industrie. Et le
résultat ne s’est pas fait attendre : une relance par les exportations, évidemment
bénéfique pour la croissance. Ainsi le PIB a-t-il augmenté de 20 % en volume,
au cours de la seconde moitié des années 1990. La chute de 12,5 points des
dépenses publiques, en pourcentage du PIB, s’explique non pas par une baisse
du numérateur (la dépense), mais par la forte hausse du dénominateur (le PIB).
Le scénario a été sensiblement le même au Canada. D’où une conclusion :
pour faire chuter le poids de la dépense publique, il faut de la croissance. En son
absence, cela relève de la mission impossible. Aucun pays industriel ne l’a fait.
Un exemple récent montre la difficulté de diminuer la dépense dans un contexte
économique dégradé, c’est celui de l’Espagne : durant la période 2010-2013, les
gouvernements, sous pression européenne, ont taillé dans les budgets –
notamment sociaux –, mais le poids de la dépense dans la richesse nationale n’a
guère diminué, puisque le PIB chutait lui aussi. Un seul pays fait exception, qui
est parvenu à réduire ses dépenses sans croissance : l’Allemagne, au cours des
années 2000. En trois ans, entre 2004 et 2006, sous l’effet de réformes drastiques
menées par Gerhard Schröder, et alors que l’économie allemande progressait très
mollement, l’État allemand a fait baisser sa dépense, mais de seulement 3 points
de PIB.
Un exemple allemand
Quelles économies ?
S’appuyer sur l’exemple de la Suède des années 1990 pour promettre une
chute de la dépense publique (en proportion du PIB), c’est se leurrer ou tromper
son auditoire. Pour une raison évidente : jamais l’économie française n’atteindra
les 3 % de croissance, condition première du rétablissement à la suédoise, durant
le prochain quinquennat. En dépit d’un foisonnement d’innovations, le monde
industriel est plongé dans une phase de quasi-stagnation durable, aux origines
multiples. À entendre l’économiste Daniel Cohen, il faut aller chercher les
origines de la stagnation du côté d’un faible progrès technique et,
paradoxalement, de la révolution numérique. « Il y avait auparavant une relation
de complémentarité entre le progrès technique et le travail, qui a permis à toute
la société de devenir productive » 4, explique-t-il. « Les agriculteurs quittaient les
champs en raison des progrès de la productivité agricole, et ils devenaient encore
plus productifs à l’aide des machines qu’ils faisaient tourner à l’usine. » La
situation est aujourd’hui radicalement différente. Pour au moins 50 % de la
population, le progrès technique fonctionne comme un substitut. « Les robots,
ordinateurs, remplacent l’homme, ils ne décuplent plus sa force », souligne
Daniel Cohen.
« Cet effet de substitution du numérique à l’emploi est fondamental », insiste-
t-il. « La distribution des bénéfices du progrès technique, en termes de capacité à
accroître la productivité des gens, est beaucoup plus faible qu’au XXe siècle. Il en
résulte une croissance atone et un pouvoir d’achat beaucoup moins dynamique.
Un double constat peut être fait : le numérique s’impose partout, et pourtant la
croissance ne décolle pas. Les gens qui nous annoncent des choses
extraordinaires font simplement l’impasse sur tout ce qui s’est déjà passé depuis
trente ans, c’est-à-dire un très faible progrès technique. »
Comment croire dans ces conditions au retour de la croissance ? Tout peut
arriver, mais sur quelle base peut-on établir un pronostic de retour à une
croissance forte ? De fait, depuis trente ans, le potentiel de croissance, mesuré à
partir du capital disponible – capital physique et humain –, n’a cessé de
diminuer… Au cœur des phénomènes actuels, il y a la substituabilité entre les
robots et le travail humain. « Ce n’est pas la même chose d’avoir des robots,
comme aujourd’hui, et des gens dont la capacité de production est augmentée
par le progrès technique, comme au XXe siècle », insiste Cohen. L’expansion
technologique actuelle rend beaucoup plus efficace, productif. Pouvait-on
imaginer il y a seulement quelques années pouvoir réserver un voyage depuis la
plage, sur son smartphone ? Mais ces progrès ne créent pas de revenu
supplémentaire, d’un point de vue monétaire.
Le rabot plutôt que la réforme
Tabler sur une croissance forte pour diminuer le poids de la dépense publique
relève donc de l’utopie. S’il est possible de couper franchement dans la dépense,
c’est en s’attaquant à la particularité française d’une protection sociale largement
publique – plus qu’ailleurs. C’est ce qu’a fait Gerhard Schröder en Allemagne,
en privatisant pour partie la protection sociale. C’est ce que préconisent en
France certains libéraux. « Il faut d’urgence privatiser la Sécurité sociale »,
affirme ainsi l’économiste Jean-Marc Daniel, dans un dialogue 5 avec l’ancien
président de BNP Paribas, Michel Pébereau, auteur d’un rapport en 2005 sur la
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dette publique, qui a largement inspiré Nicolas Sarkozy . Michel Pébereau
renvoie immédiatement l’économiste libéral à ses chères études : « Il faut raison
garder. Nous sommes attachés à notre modèle social. La Sécurité sociale en est
le pilier. » Un avis largement partagé : quel candidat à la magistrature suprême
tentera de proposer la suppression de la Sécu, à laquelle les Français tiennent
tant ? « Casser » la Sécu, ce serait pourtant être en cohérence avec la volonté de
réduire drastiquement la dépense publique. Mais les politiques se veulent les
artistes de la conciliation des contraires. À les entendre, il est possible à la fois
de tailler franchement dans les budgets publics et de préserver le modèle social.
Quitte à s’éloigner du langage de vérité auquel ils disent tenir. Si « tous les
candidats déclarent vouloir baisser les dépenses publiques, de 100 à
130 milliards d’euros au cours du quinquennat, […] aucun ne dit clairement où
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ces économies seront trouvées » , souligne Jean-Marc Daniel. « Ils se contentent
d’objectifs de baisse de dépenses publiques sans remettre en cause les missions
de l’État. Ils restent dans une logique de rabot. Pour eux, il s’agit de faire passer
la révision générale des politiques publiques de 10 à 100 milliards. En somme,
pour eux, c’est une simple question d’échelle. Or, l’expérience prouve que cela
n’est pas réaliste. Pour baisser les dépenses publiques, il faudra faire des choix,
pas seulement raboter. » Des choix douloureux, passant notamment par une
remise en cause de la protection sociale, ce qui risquerait de heurter une grande
majorité d’électeurs. Voilà pourquoi la dépense publique baissera peut-être, en
France, au cours du prochain quinquennat, mais pas autant que le prétendent les
responsables de droite. Du reste, vouloir réaliser à tout prix, et rapidement, les
100 milliards d’euros d’économies « pourrait faire courir un risque
macroéconomique au pays, celui d’annihiler la modeste croissance que nous
connaissons actuellement » 8, estime Agnès Audier, directrice associée au Boston
Consulting Group, à Paris. Il y a donc fort à parier que les impôts resteront
élevés, en France. À quelles conditions les Français sont-ils prêts à l’accepter ?
1. Source : Eurostat. Comme toutes les comparaisons européennes mentionnées ici.
2. Aghion (Philippe), Cette (Gilbert), Cohen (Élie), Changer de modèle, Paris, Odile Jacob, 2014.
3. Source : Eurostat (http://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/submitViewTableAction.do), OCDE.
4. Cf. interview de Daniel Cohen à la Tribune : http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-numerique-s-
impose-partout-mais-la-croissance-ne-decollera-pas-510227.html et son dernier livre, Le monde est clos et
le désir infini, Albin Michel, 2015.
5. In Sociétal, 2016, sous la direction de Daniel (Jean-Marc) et Monlouis-Félicité (Frédéric), Éditions
Eyrolles, 2016.
6. Pébereau (Michel) Rompre avec la facilité de la dette publique, La Documentation française, 2006.
7. Les Échos, 11 juillet 2016.
8. Entretien avec l’auteur.
Chapitre 2
C’est le ras-le-bol fiscal ! Seule une grosse moitié des Français (56 %)
considèrent encore que payer l’impôt relève du traditionnel devoir citoyen. Une
très petite minorité voit plutôt là une obligation dénuée de sens. Surtout, le plus
surprenant et inquiétant, c’est que 37 % considèrent l’impôt comme une…
« extorsion de fonds » 1. Comme si la France était revenue à la période pré-
révolutionnaire, quand les fermiers généraux prélevaient l’impôt au besoin par la
force.
Paradoxalement, les Français les moins concernés par la fiscalité galopante se
montrent les plus enclins à la révolte fiscale, au moins dans les mots : au sein de
la moitié de la population la plus modeste (les contribuables exonérés d’impôt
sur le revenu), c’est la moitié des personnes interrogées qui se rangent à cette
opinion extrême, selon laquelle payer l’impôt, c’est se faire extorquer.
Pour tenter d’expliquer cette perte de sens civique, évidemment préoccupante,
lourde de menaces pour la cohésion sociale, une hypothèse vient immédiatement
à l’esprit : c’est effectivement celle du ras-le-bol fiscal, expression qui a défrayé
la chronique depuis qu’elle a été lancée par le ministre des Finances lui-même,
Pierre Moscovici, à l’été 2013.
Les Français se sont sentis assommés par les hausses d’impôts intervenues
depuis quelques années. Il faut dire que les gouvernements ont eu la main
lourde. Pas seulement sous François Hollande. La frénésie fiscale commencée
dès la fin 2010, le Premier ministre François Fillon présidant alors à cette
ponction amère. Au total, entre le point bas de l’année 2010 et l’année 2013, les
prélèvements obligatoires ont augmenté de 60 milliards d’euros. En pourcentage
du PIB, la hausse a atteint 3,5 points en trois ans, les impôts, taxes et cotisations
en tous genres grimpant au total à 44,8 % de la richesse nationale en 2013, avant
d’être stabilisés par la suite. Du jamais-vu depuis que ce calcul est réalisé par
l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), en 1959. Et
surtout, une hausse aussi rapide n’avait jamais été enregistrée. Même le Premier
ministre Raymond Barre, qui n’avait pas hésité à taxer, encore et encore, à la fin
des années 1970, n’était pas allé aussi loin dans l’augmentation de la pression
fiscale à marche forcée. Les années 1970 ont été celles de la plus formidable
augmentation des prélèvements obligatoires au cours du XXe siècle, avec une
hausse totale de 6 points de PIB, destinée à colmater les brèches de la crise
naissante, mais jamais les impôts n’ont grimpé aussi vite qu’en 2011-2013.
Aurait-on pu éviter ce coup de massue fiscal au tournant des années 2010 ? La
crise de l’euro et les injonctions de Bruxelles contraignaient en tout cas à la
réduction du déficit public. Était-il possible de procéder autrement, en diminuant
plus sensiblement les dépenses, plutôt que d’augmenter les recettes fiscales ?
Sans doute. Mais, dans l’urgence, la hausse de la fiscalité est apparue plus facile.
Il a fallu de toute façon attendre 2014 pour que la situation se stabilise, tandis
qu’en 2015 c’est seulement un très léger reflux (− 0,1 point de prélèvement
obligatoire) qui a été enregistré.
Pas étonnant que les contribuables renâclent, tant ils ont été pressurés ces
dernières années. Entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, la responsabilité
est assez bien partagée. Un partage constaté y compris pour le plus visible des
impôts, le plus douloureux aux yeux des contribuables, l’impôt sur le revenu.
Entre 2011 et 2014, il a été augmenté d’une vingtaine de milliards d’euros, soit
une hausse de près de 30 % à structure constante…
Et le constat est identique pour les autres impôts payés par les particuliers. En
pourcentage du PIB, la facture fiscale des ménages a augmenté de 1,3 point de
PIB sous Sarkozy, entre 2007 et 2012, et tout autant de 2012 à 2015, sous
Hollande, a pu calculer la rapporteuse du Budget à l’Assemblée nationale, la
députée PS Valérie Rabault. Pour être précis, et peut-être… un peu moins
favorable au président socialiste, il faudrait réexaminer l’année charnière entre
les deux quinquennats, 2012, puisque les prélèvements supplémentaires ont été
alors imputables à la fois à Nicolas Sarkozy et à François Hollande. Ce dernier,
pressé de faire rentrer des recettes dans les caisses de l’État et de la Sécu dès son
arrivée au pouvoir, en mai 2012, a fait voter des hausses d’impôts pour
application immédiate. Une fois ce correctif effectué, Nicolas Sarkozy semble
moins atteint de taxophilie : il a augmenté de 1 point de PIB la pression fiscale
sur les particuliers, contre + 1,6 point pour François Hollande. Soit 21 milliards
d’euros sous Sarkozy, puis près de 35 milliards d’euros sous Hollande.
Tous deux l’ont fait sous pression européenne. Surtout, à comparer la situation
de 2015 à celle de 2007, force est de constater que les impôts payés par les
entreprises n’ont en fait pas changé (en proportion du PIB) : François Hollande
les avait d’abord accrus, en début de mandat, mais il les a ensuite diminués
sensiblement avec le pacte de responsabilité, et la mise en place du crédit
d’impôt compétitivité emploi (CICE), qui réduit la charge des employeurs de
plus de 1 point de PIB. Au total, selon les calculs de l’Observatoire français des
conjonctures économiques (OFCE), François Hollande aurait baissé de
16 milliards d’euros les prélèvements sur les entreprises, si l’on veut bien
admettre que les charges patronales en font partie. Une politique entamée fin
2012, avec l’instauration expresse du CICE, mais assumée seulement à compter
de janvier 2014, lorsque a été lancé le thème du pacte de responsabilité.
En tout état de cause, les particuliers, dont la facture fiscale est passée de
22,9 % du PIB à 25,5 % du PIB, n’ont pas tort de penser qu’ils ont payé le
redressement des comptes publics. Il y a là de quoi alimenter le sentiment d’une
surpression fiscale. A priori, la messe est dite : il y a désormais beaucoup trop
d’impôts, et l’économie ne peut plus fonctionner dans ces conditions, écrasée
qu’elle est par la charge fiscale. Il suffit de voir le poids des prélèvements
obligatoires chez nos voisins, sensiblement plus faible. Et tenter de s’aligner sur
eux.
En moyenne, dans les pays industrialisés (membres de l’OCDE), les impôts et
cotisations en tout genre représentent 34,2 % du PIB. Avec plus de 10 points de
PIB au-dessus de cette moyenne, la France s’écarte donc franchement de la
norme. Nos voisins allemands, si proches à bien des égards, affichent un taux
limité à 36,1 %. En Grande-Bretagne, il est encore plus faible (32,6 %), sans
parler des États-Unis (26 %).
Que signifient ces différences ? Que certains pays taxent beaucoup pour
mieux gaspiller, ce qui correspond à l’opinion de 80 % des Français concernant
leur État 2 ? D’où viennent de tels écarts ?
Logiquement, le poids élevé des dépenses de protection sociale en France,
déjà mentionné, doit être à l’origine d’un surcroît d’impôt, finançant toutes ces
allocations et pensions. C’est effectivement le cas. Le constat est simple : deux
tiers des prélèvements obligatoires perçus par les administrations publiques, au
sens large, servent à financer la protection sociale.
Mais comment comparer des systèmes fiscaux et sociaux très dissemblables,
sans tomber dans la caricature ? De rares études ont tenté d’évaluer les
différences de prélèvements entre pays, à structure comparable. Celle qui fait
référence est signée de François Bourguignon, directeur d’études à l’École des
hautes études en sciences sociales (EHESS), elle a été publiée pour le Conseil
d’analyse économique 3. Quelle est sa conclusion ? Elle est relativement simple :
si l’on considère les prélèvements obligatoires hors financement des assurances
sociales (maladie, retraite), leur niveau est en fait équivalent dans tous les grands
pays, autour de 20 % du PIB. Tous les États – au sens large, y compris les
collectivités locales – bénéficient donc peu ou prou de recettes fiscales
équivalentes, en proportion de la richesse du pays, pour assurer ce qu’on appelle
leur « train de vie ». Ce qui fait donc la différence entre la France et les États-
Unis, par exemple, c’est d’abord le niveau des assurances sociales (maladie,
retraite), et plus précisément, leur caractère public dans l’Hexagone, versus privé
outre-Atlantique. Croire que les Américains consacrent peu de ressources à la
santé parce que les dépenses publiques « maladie » y sont faibles (limitées à un
peu plus de 5 % du PIB), c’est évidemment se tromper lourdement. Bien au
contraire, la santé y est une des plus chères au monde, en proportion du PIB
(plus de 15 %). Mais l’essentiel des financements sont couverts par des
assurances privées.
Le banquier Jean Peyrelevade, ancien patron du Crédit lyonnais, mais aussi
ex-conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy, parvient à une conclusion
identique à celle de François Bourguignon, s’agissant des impôts dans les pays
industriels. Il distingue, lui, les impôts des prélèvements destinés à s’assurer
contre un risque bien déterminé : « En fait, seuls appartiennent vraiment à la
catégorie “impôts” les prélèvements obligatoires sans contrepartie directe », dit-
il. « Quand vous payez de la TVA, vous n’attendez pas une prestation bien
identifiée en échange de ce paiement. C’est un impôt. À l’inverse, quand votre
employeur vous prélève de la CSG, qui finance l’assurance maladie, ou des
cotisations pour les retraites, vous avez bien une contrepartie, un service offert
face à votre paiement. Cela s’apparente à une assurance. Si l’on considère les
impôts stricto sensu, ils représentent en France à peu près 20 % du PIB. Comme
partout ailleurs. » 4
L’affaire a fait du bruit. Mais pas tant que ça. Quand le Canard enchaîné
révèle en juin 2016 la liste des ultra-riches vivant en France et ne payant pas ou
très peu d’ISF, alors qu’ils devraient en être, en toute logique, les premiers
contributeurs, la classe politique tourne la tête ailleurs. La presse reprend
l’information, mais peu de responsables se sentent de la commenter. Pourtant,
cette liste dit beaucoup de choses, du système fiscal français, de la politique
menée par François Hollande. Avec lui, on allait voir : la justice fiscale enfin au
rendez-vous, la fin des passe-droits… Et pour quel résultat, finalement ? Des très
grandes fortunes largement exonérées d’impôt, à condition de s’en tenir à un
comportement de rentier.
On les croyait pourtant écœurés, lessivés, et finalement exilés, ces riches
assommés d’impôts depuis l’arrivée de François Hollande au pouvoir. Entre la
demande de nationalité belge de Bernard Arnault et un Gérard Depardieu
annonçant au Premier ministre Jean-Marc Ayrault son départ, après avoir « payé
85 % d’impôt » sur ses revenus en 2012, la messe semblait dite : les ultra-riches
n’avaient plus leur place au pays des prélèvements obligatoires record. Certes,
Hollande avait changé de discours en cours de route, défendant désormais les
entreprises, diminuant les charges des employeurs, mais cela ne l’avait pas
empêché de taxer à hauteur de 75 % les rémunérations supérieures à 1 million
d’euros. Et finalement, que découvre-t-on ? Que les plus riches des riches n’ont
pas quitté le pays, jouissant d’un sort fiscal finalement assez enviable.
Comment est-ce possible ? Un impôt peut-il à ce point manquer sa cible ?
L’histoire de l’impôt sur les grandes fortunes, créé par la gauche arrivant au
pouvoir en 1981, c’est celle d’un impôt mal conçu dès sa naissance, toujours
contesté par la droite, mais auquel les Français restent farouchement attachés,
tant ils tiennent à ce symbole de justice fiscale. Au printemps 2016, 66 % d’entre
eux se prononçaient contre sa suppression, soit 2 points de plus qu’en 2014 1.
« L’ISF apparaît sans doute à beaucoup comme l’impôt équitable qui ne touche
que les plus aisés », estime Christelle Craplet, de BVA Opinion.
Symbole de la demande d’égalité de la part d’électeurs qui ont sanctionné le
candidat à la présidentielle Jacques Chirac, au printemps 1988, notamment parce
qu’il l’avait fait disparaître un an auparavant, mais aussi symbole de l’hypocrisie
d’un système fiscal. Car l’impôt de solidarité sur la fortune, ainsi dénommé
depuis sa recréation par Michel Rocard, en 1989, a ceci de particulier qu’il
touche les millionnaires mais épargne les milliardaires, les premiers censés y
contribuer et surtout qu’il les encourage à adopter des comportements de rentier,
à limiter leur contribution à l’activité économique en France. Et pas seulement
parce qu’il favorise un exil fiscal difficile à mesurer.
Au départ, tout est simple, pourtant : la gauche, arrivant au pouvoir en 1981,
entend prendre l’argent là où il est, chez les riches, en taxant leur fortune. Et ce,
en appréhendant la totalité des richesses. Dans la première version de ce qui
s’appelait alors l’IGF (impôt sur les grandes fortunes), on voit la patte
d’économistes férus de théorie fiscale : ils savent qu’un bon impôt doit avoir une
base la plus large possible – on évite les échappatoires –, ce qui permet à l’État
d’engranger une recette suffisante tout en retenant un taux d’imposition
raisonnable. Pour dire les choses simplement : il est toujours préférable d’étaler
la confiture sur la tartine que de la concentrer au milieu. Ainsi, la première
mouture de l’impôt sur les grandes fortunes taxe tout, rien ne lui échappe : le
dentiste vivant bien doit déclarer son appartement, mais aussi éventuellement
son voilier, et surtout la valeur de son cabinet médical. Le patron-propriétaire
d’une PME doit intégrer dans sa fortune imposable la valeur exacte de son
entreprise.
De l’hypocrisie fiscale
Niches éternelles
Sauf que… ce plafonnement des niches tient du coup d’épée dans l’eau. Il n’a
en réalité fait rentrer que quelques dizaines de millions d’euros dans les caisses
de l’État. Les ministres des Finances qui se sont succédé depuis 2012 se sont
bien gardés de s’en vanter, mais c’est bien la preuve que cette mesure « niches »
n’a pas changé grand-chose : sinon, de nombreux contribuables auraient payé
plus d’impôts, et Bercy aurait encaissé des recettes supplémentaires
conséquentes. Ce qu’a mis en place le gouvernement socialiste, c’est un plafond
de papier… Le sujet reste entier.
Le nombre de niches ? Il diminue à peine. On en comptait 449 en 2012, ayant
un impact plus ou moins important sur les finances publiques (les autres ont un
impact budgétaire infinitésimal). Quatre ans plus tard, la loi de finances pour
2016 table sur… 430 niches. A-t-on réduit, au moins, leur poids financier, en
s’attaquant aux plus lourdes ? Absolument pas. Le seul objectif fixé – et atteint –
consiste dans une limitation de leur coût global, autrement dit la perte totale de
recettes pour les finances publiques, à 70,6 milliards d’euros par an. À comparer
à un déficit public, toutes administrations confondues, de 77,5 milliards d’euros
en 2015. Et encore, ce calcul officiel n’inclut pas le crédit d’impôt compétitivité
emploi (CICE), la plus grosse niche fiscale jamais créée, inventée par François
Hollande lui-même, qui représentera à terme, une fois sa montée en puissance
achevée, plus de 25 milliards d’euros. La plupart des impôts disposent de leurs
niches, mais l’impôt sur le revenu concentre à lui seul 46 % de leur coût global.
Les niches fiscales peuvent être utiles. Par leur rôle incitatif, en favorisant un
investissement au profit des PME, par exemple. Il s’agit là de remédier au
fonctionnement non optimal du marché. Les niches sont susceptibles, aussi, de
jouer un rôle de redistribution du revenu. En raison d’une situation qui
apparaissait alors comme défavorisée, les personnes âgées se sont vu attribuer
après guerre un abattement de 10 % sur leurs pensions, applicable lors de la
déclaration de leurs revenus.
Et les niches devenues inutiles, inefficaces ? Rien de plus facile que de créer
une nouvelle niche, qui fera des heureux. En revanche, la supprimer au nom de
la bonne tenue des finances publiques quand son efficacité n’est plus démontrée,
cela relève de la gageure. Ainsi, est-il encore justifié que les pensions soient
exonérées d’impôt à hauteur de 10 % ? Cette faveur avait été accordée en raison
d’un niveau de vie très faible des retraités, mais leur situation actuelle n’a plus
rien à voir. Et, par définition, ce soutien aux personnes âgées ne profite pas aux
moins aisées, exonérées d’impôt sur le revenu. Mais comment remettre en cause
un tel « avantage acquis », même quand il devient particulièrement coûteux pour
les finances publiques, puisqu’il s’agit là de la troisième plus grosse niche par le
manque à gagner qu’elle représente pour le budget (4,2 milliards d’euros) ? De
même pour la réduction d’impôt pour l’emploi à domicile, devenue absurde.
Alors que les cotisations sociales patronales sur les bas salaires ont quasiment
disparu, s’agissant des salariés d’une entreprise, les particuliers continuent de
payer plein pot ces cotisations, à hauteur de 80 % du salaire net, pour ensuite,
l’année suivante, déduire 50 % des sommes engagées de leur impôt à payer.
Pourquoi ne pas faire simple, en laissant aux particuliers le bénéfice de charges
réduites dès le bulletin de salaire, comme tout chef d’entreprise ? Mais ce serait
remettre en cause un avantage fiscal auquel nombre de contribuables sont
désormais attachés.
Pourquoi maintenir une fiscalité dérogatoire en faveur des DOM-TOM, qui
plus est, avec un système de plafond spécifique, permettant d’échapper au
plafonnement général des niches de 10 000 euros annuels par contribuable ?
Afin de soutenir ces territoires ? Les rapports s’accumulent qui dénoncent
l’inefficacité de ces mesures fiscales, les frais grandissants des intermédiaires,
qui, par définition, ne contribuent en rien à renforcer l’outre-mer. Comment
justifier le maintien de ces dispositifs ? Comme le note le fiscaliste Marc Wolf,
ancien directeur adjoint de la Direction générale des finances publiques, « les
gouvernements se heurtent à des lobbies puissants. Il serait parfaitement
envisageable, et préférable car plus efficace, de soutenir les DOM-TOM via des
dépenses budgétaires, en lieu et place de ces niches. Mais les élus d’outre-mer
n’en veulent pas, car cela serait synonyme de contrôle parlementaire et surtout,
ces aides seraient strictement limitées, plafonnées à un montant fixé chaque
année par le Budget de l’État, ce qui serait évidemment moins favorable » 1.
Avec le mécanisme de la niche fiscale que défendent les élus ultramarins, il
n’existe pas, à l’inverse, de plafond a priori : tout dépend du nombre de
contribuables appâtés par la défiscalisation, que le gouvernement ne peut
contrôler à l’avance. Il en va de même pour les Sofica, les sociétés de
financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel. Elles donnent
droit à une réduction d’impôt jusqu’à 36 % des sommes investies, dans la limite
annuelle de 18 000 euros. Surtout, cette réduction d’impôt échappe aussi, pour
des raisons non avouées – le poids du lobby du cinéma ? –, au plafonnement
général des avantages fiscaux de 10 000 euros par an. « Là aussi, il serait aussi
simple et plus efficace de transformer la niche fiscale en soutien budgétaire
direct, de la part de l’État », estime Marc Wolf.
Cesser de créer des niches fiscales aurait contribué de longue date à la
solution du problème. Mais pour les gouvernements de gauche comme de droite,
c’est comme si la tentation était trop forte… À quoi tient-elle ?
L’hypocrisie fiscale joue là aussi un rôle important. Souvent, un
gouvernement crée une niche quand il n’assume pas pleinement une politique.
C’est une façon détournée de favoriser telle ou telle population, sans l’afficher
pleinement. Certains ont le mérite de le reconnaître. Quand un ministre du
Budget nommé Sarkozy défend en 1994 l’exceptionnelle augmentation du
plafond pour la réduction d’impôt « emploi à domicile », il avoue au détour de
son intervention son objectif réel : « C’est une façon de diminuer le taux
maximum de l’impôt sur le revenu », lance-t-il à l’Assemblée nationale. De fait,
le gouvernement Balladur auquel il appartient n’assume pas, alors, l’affichage
simple et franc d’une baisse du taux maximal de l’impôt sur le revenu (fixé à
56,8 %). Il préfère réduire les impôts des ménages aisés de façon détournée, via
le dopage de cette niche fiscale qui leur profitera en premier lieu. Nicolas
Sarkozy le savait, et cela a été confirmé depuis par l’Inspection des finances,
dans son rapport de 2011 sur les niches fiscales : multiplier par 3,6 le plafond de
cette niche, pour le faire passer à 13 720 euros (90 000 francs à l’époque) n’était
pas créateur d’emploi et ne contribuait en rien à régulariser du travail au noir.
Même motivation en 2007, lorsque, n’osant pas supprimer franchement l’ISF,
Nicolas Sarkozy met en place la niche « ISF-PME », permettant de réduire
l’impôt sur la fortune en investissant dans une entreprise. Le dispositif donne
lieu à une ingénierie fiscale complexe, les intermédiaires qui sélectionnent les
PME s’en donnent à cœur joie, avec des frais de gestion représentant, au total, de
36 à 45 % de la souscription initiale versée par l’investisseur, selon les calculs de
la Cour des comptes 2. Du reste, l’Europe a contraint l’État à revoir cette niche,
assimilée par Bruxelles à une « aide d’État » prohibée. La logique est identique
concernant les 35 heures. Nicolas Sarkozy ne juge pas possible de les supprimer
franchement, il crée donc une niche « exonération des heures supplémentaires »
afin de contourner le problème. Une niche qui, on l’a vu, s’avérera inefficace, ne
poussant pas vraiment à travailler plus. Mais sa suppression par François
Hollande sera très mal perçue : on s’habitue très vite à un avantage fiscal…
Le même François Hollande, lui, était prêt à assumer une politique de baisse
du coût du travail. La raison pour laquelle il imagine dans son bureau, fin 2012,
la plus grosse niche fiscale jamais créée, le CICE (bientôt près de 25 milliards
d’euros), tient plutôt à des considérations de calendrier budgétaire. Chargé par le
gouvernement de réfléchir aux moyens de redresser la compétitivité de
l’industrie française, l’ancien patron d’Airbus, Louis Gallois, suggère à l’été
2012 des baisses de charges patronales massives, de l’ordre de 30 milliards
d’euros (soit 1,5 % du PIB, ce qui n’est pas rien), afin de diminuer le coût du
travail. Est-ce trop simple pour François Hollande ? Pour parvenir à un résultat
équivalent, il impose un mécanisme tortueux. Les baisses de charges ont lieu via
une réduction de l’impôt sur les bénéfices des sociétés ou de l’impôt sur le
revenu, pour les entreprises individuelles. Pourquoi faire simple ? Le principal
atout de cette usine à gaz est de repousser d’un an le manque à gagner pour les
finances publiques : dès 2013, les entreprises disposeront d’une créance sur
l’État, qu’elles pourront transformer immédiatement en cash auprès de leur
banque, mais le Budget ne paiera qu’en 2014. Bref, François Hollande veut
redonner de la compétitivité aux entreprises en baissant leurs charges sans que
l’État en assume le coût immédiatement. Rusé… Et les défenseurs du CICE
refusent de l’assimiler à une niche : il s’agit simplement d’alléger le poids des
cotisations sociales patronales, avancent-ils. En outre, ajoutent les mêmes, le
CICE a toutes les chances de se trouver à terme transformé en simple allégement
de charges. C’est possible, mais pas certain. Car, comme toutes les niches, le
CICE a ses ardents défenseurs, notamment du côté du patronat, qui apprécient
cette mécanique sophistiquée, pour des raisons de technique fiscale. Aussi est-il
à craindre que cette complication du système voulue par François Hollande ait la
vie dure…
Le succès luxembourgeois
Quel serait l’effet de la taxation par individu défendue par Piketty ? Un seul
exemple suffit à en montrer l’impact. Prenons le cas d’un couple composé d’un
salarié touchant 2 500 euros nets par mois et de son conjoint inactif.
Aujourd’hui, ce couple est exonéré d’impôt. Avec un calcul par individu, il
devrait s’acquitter au total de 2 455 euros d’impôt par an. Un exemple frappant,
bien sûr. Mais, en règle générale, l’impôt individuel ferait grimper la facture
pour tous les couples mariés ou pacsés dont les deux conjoints bénéficient de
revenus différents. Il s’agirait notamment des familles mono-actives qui ne
comptent pas, au total, parmi les plus aisées. Selon Henri Sterdyniak, cette
réforme serait « anti-redistributive », c’est-à-dire qu’elle augmenterait d’autant
plus fortement l’impôt d’un couple que son revenu est faible. Ce serait
notamment le cas pour les couples avec un seul conjoint actif. De la
redistribution à l’envers, en quelque sorte.
Ce seul changement, cette suppression du quotient conjugal pour passer à un
impôt individuel, aurait pour effet d’augmenter la facture fiscale de 60 % des
foyers… La hausse moyenne dépasserait les 1 800 euros, selon des calculs
6
officiels . Bien sûr, des correctifs pourraient être prévus, il serait possible
d’instaurer des abattements pour personnes à charge. Mais on comprend
pourquoi François Hollande n’a pas cédé devant la pression de son parti.
Et il ne s’agit là que des prémices de la réforme Piketty. Car un deuxième
bouleversement est au programme, celui que tout le monde a retenu : c’est la
fusion de l’impôt sur le revenu avec la CSG. Comment fusionner deux impôts
vraiment dissemblables ? Le premier est familialisé, le second individuel.
L’impôt sur le revenu comprend de nombreuses dérogations ou niches fiscales,
la CSG très peu. Quant aux recettes, elles sont dans le premier cas affectées à
l’État, dans le second à la Sécurité sociale.
Faisant œuvre de pédagogue, dans sa « révolution fiscale » Thomas Piketty
simplifie et ne s’embarrasse pas trop de détails techniques (alors que pourtant, le
diable se niche… dans les détails). Pour lui, c’est clair : la CSG doit absorber
l’impôt sur le revenu. Ce qui renforce bien sûr sa préférence pour l’impôt
individuel, puisque la CSG l’est déjà. Et comment traiter la question des niches
fiscales ? En trouvant un compromis entre les nombreuses niches de l’impôt sur
le revenu et les très rares exceptions dont est assortie la CSG ? Non pas. Les
niches, il suffit de les supprimer, estime Thomas Piketty.
Bien sûr, aucun économiste, voire aucun responsable politique ne défend
l’existence de ces niches. Mais à regarder de près, certaines d’entre elles jouent
un rôle social peu contestable. Qui s’oppose aujourd’hui à une déduction fiscale
pour frais de garde d’enfants ?
L’auteur de Pour une révolution fiscale ne s’arrête pas à ce genre de détail : il
faut une coupe claire, tel est son credo. Il irait donc jusqu’à mettre fin aux
déductions fiscales pour frais de garde d’enfants ou emploi à domicile, ferait
disparaître le système de quotient familial, destiné à alléger l’impôt des familles
(une déduction forfaitaire le remplacerait), tout comme la demi-part
supplémentaire pour parents isolés. Les allocations familiales, entre autres,
deviendraient imposables.
Enfin, une fois les niches supprimées, la réforme passe par un changement de
mode de calcul de l’impôt, permettant une taxation fortement accrue des plus
riches, sans trop l’afficher. C’en serait fini du barème actuel, avec le système de
tranches, permettant à tout contribuable de voir quel est son taux maximum de
taxation, correspondant à celui de la tranche supérieure.
S’imposerait un calcul en taux moyen : seul serait affiché l’impôt global en
pourcentage du revenu. Ce que propose Piketty, c’est de le faire grimper jusqu’à
60 % du revenu, y compris la CSG, fusionnée avec l’impôt sur le revenu.
Habitués à raisonner en taux marginal, correspondant à la taxation du dernier
euro de revenu perçu, beaucoup de contribuables pourraient voir là un niveau
d’imposition peu différent de l’actuel. Après tout, un cadre dirigeant est
aujourd’hui imposé à hauteur de 45 %, auxquels il faut ajouter les 8 % de CSG.
Si chaque euro de plus subit effectivement cette taxation, la ponction fiscale sur
l’ensemble du revenu s’avère bien inférieure. Elle ne dépasse pas les 38 %, y
compris la CSG. Le barème à 60 % préconisé par Piketty ferait donc grimper
sévèrement la facture. Et si l’on raisonne en taux marginal, « certains
contribuables verraient cette taxation dépasser les 80 % », estime Henri
Sterdyniak 7.
Études à l’appui, des économistes proches de Thomas Piketty jugent des taux
aussi élevés parfaitement acceptables, en tout cas aux États-Unis : ce serait un
retour aux années 1960, où, en Amérique du Nord, de tels niveaux de taxation
avaient cours. Mais peut-on croire qu’un cadre dirigeant français accepterait
aujourd’hui un niveau d’imposition aussi élevé ? Il voterait simplement avec ses
pieds et partirait s’installer hors de France. Les mêmes proches de Piketty le
reconnaissent, soulignant que plus le pays concerné est petit, plus les risques
sont élevés de départ à l’étranger, sous l’effet des impôts 8. La France n’est pas si
grande, en Europe… Et de nombreux dirigeants se sont déjà, discrètement,
exilés.
En outre, la fusion de la CSG avec l’impôt sur le revenu provoquerait des
transferts d’impôts très importants entre contribuables. Des transferts pas
nécessairement maîtrisés a priori, tant les situations fiscales sont diverses. C’est
ce que souligne un rapport commandé par la ministre du Budget en 2011,
Valérie Pécresse. Les obstacles techniques, pouvant déboucher très concrètement
sur des avis d’imposition en forte hausse, et le mécontentement légitime de
nombreux Français sont mis en évidence par les hauts fonctionnaires ayant
rédigé ce rapport. Quelles que soient les hypothèses retenues, plus de 13 millions
de contribuables (sur un total de 36 millions) verraient leur facture fiscale
augmenter. Ce seraient, logiquement, les couples sans enfants et les hauts
revenus. Et encore, Bercy n’est pas certain de ses calculs…
Cette incertitude technique sur les effets d’une telle réforme concerne
notamment les salaires. Comment fusionner un prélèvement basé sur le salaire
net (impôt sur le revenu) avec un autre assis sur le salaire brut (CSG), quand
l’Administration ne connaît pas la clé de transfert entre le net et le brut ? En
effet, chaque branche d’activité a ses propres taux de cotisation (de retraite
complémentaire, par exemple), qui font varier l’écart entre le salaire brut et le
salaire net de cotisations. Et Bercy n’a pas une vision précise de cet écart et se
trouverait donc bien en peine de prévoir l’impact d’une fusion de l’impôt sur le
revenu avec la CSG sur la facture de telle ou telle catégorie de salarié. En tout
cas, l’idée qu’il est possible d’améliorer en France le sort de 97 % des salariés,
notamment ceux de la classe moyenne, en taxant – fortement – quelques riches
contribuables, cette idée, au cœur de la révolution fiscale proposée par Piketty,
ne tient pas la route. Les militants PS ont du reste fini par l’admettre. Le miracle
Piketty n’aura pas lieu…
DEMANDER LE PROGRAMME ?
Y a-t-il dans ces programmes de quoi rétablir la confiance des Français dans
leur système fiscal ? L’observateur optimiste peut ne voir là que de simples
ébauches, sans doute complétées au cours des mois à venir pour prendre en
compte la défiance des électeurs à l’égard des impôts. Car à ce stade… Il est
permis de douter que le consentement à l’impôt des François soit vraiment
amélioré.
La baisse de l’impôt sur le revenu, sur laquelle Nicolas Sarkozy va s’appuyer,
est-elle impérative ? Les mesures d’allégements ont été nombreuses de 1997 à
2007, suivies au contraire d’une taxation en forte hausse de 2011 à 2014.
Jacques Chirac l’a diminué de 8,5 % avec son Premier ministre Alain Juppé en
1997, puis Lionel Jospin de 7 % en 2001. Après sa réélection en 2002, Jacques
Chirac l’a de nouveau allégé de 5 %, puis, aiguillonné par son Premier ministre
Dominique de Villepin, de 7 % en 2007. En sens inverse, Nicolas Sarkozy et
François Fillon l’ont alourdi de 17 % en l’espace de deux années, 2001 et 2012 –
la loi de finances pour 2012 ayant été bien sûr votée avant l’arrivée de François
Hollande au pouvoir. Ce dernier l’a, au total, stabilisé compte tenu des mesures
prises depuis le budget 2014 en faveur des contribuables les moins aisés. Effet
yoyo garanti !
Les Français sont-ils assommés par un impôt sur le revenu exorbitant, d’un
poids démesuré en regard de celui des autres pays européens ? Assurément non.
C’est en France qu’il est le plus faible, en proportion de la richesse nationale.
Dans les pays de l’OCDE, il représente en moyenne 8,8 % du PIB 1. Et en
France ? 3,2 %. Y compris en République tchèque, exemple européen de très
faible taxation, l’impôt sur le revenu dépasse le niveau français, atteignant 3,7 %
du PIB. Sans parler de l’Allemagne (9,5 %), de la Grande-Bretagne (9,1 %) ou
des États-Unis (9,8 %). Même si l’on ajoute à l’impôt progressif notre chère
CSG – le deuxième impôt français sur le revenu, mais essentiellement
proportionnel –, le total (8,4 % de la richesse nationale) reste inférieur à la
moyenne des grands pays industriels. L’argument d’un surpoids français ne tient
donc pas la route, même après l’alourdissement du début des années 2010.
Ces chiffres macroéconomiques inspirent en général un commentaire bien
senti : si notre impôt est globalement faible, en comparaison avec les
« standards » étrangers, c’est parce que trop de ménages en sont exonérés. Près
de 55 % des foyers fiscaux n’ont effectivement rien à payer. En revanche, les
autres, les « vrais » contribuables, prennent cher, pour reprendre une expression
aujourd’hui populaire. Certainement beaucoup plus qu’ailleurs, ajoute-t-on. Est-
ce exact ? Cette vision d’un impôt hyper-concentré, payé seulement par quelques
contribuables surimposés, beaucoup plus taxés qu’ailleurs en Europe, ne résiste
pas à l’examen des faits. En France, l’impôt est certes payé d’abord par les 10 %
de ménages les plus aisés : ils acquittent 70 % de la facture globale. Mais ces
foyers touchent 34 % de la masse totale des revenus distribués aux particuliers.
Et, surtout, leur sort apparaît en réalité très enviable, en regard des systèmes
fiscaux étrangers.
En France, le seuil d’entrée dans cette catégorie des 10 % les plus riches
surprend souvent par sa faiblesse. Ce seuil correspond à un revenu fiscal annuel
de 50 000 euros par foyer fiscal (soit un salaire total brut proche de 70 000 euros
par an ou 5 830 euros mensuels). C’est ce qu’on appelle, dans le débat actuel, la
classe moyenne, même si seuls 10 % des ménages, classés par revenu croissant,
se situent au-dessus. C’est celle qui a subi de plein fouet les hausses d’impôts
décidées ces dernières années par Nicolas Sarkozy et François Hollande. Qu’en
est-il de sa facture fiscale actuelle ? À ce niveau de rémunération, le poids de
l’impôt est très limité, contrairement aux idées reçues : il représente moins de
10 % des revenus. Il est précisément de 5,85 % pour un couple avec deux
enfants (impôt sur le revenu total/revenu fiscal de référence). Au Royaume-Uni,
un couple de salariés au même niveau de rémunération – au seuil des 10 % les
plus aisés – paie… 18 % d’impôt.
Et si l’on grimpe dans la hiérarchie salariale ? À 10 000 euros bruts mensuels,
l’impôt sur le revenu atteint en France 14,3 % (il ne s’agit pas de la tranche
d’imposition atteinte, bien sûr supérieure, mais du poids de l’impôt en
proportion du revenu). Est-ce beaucoup ? C’est en tout cas moins qu’en
Allemagne (22,4 %), Royaume-Uni (30,1 %) ou Belgique (35,7 %). Imaginons
deux cadres supérieurs touchant au total 25 000 euros par mois. L’impôt
représente alors 25,7 % de leurs revenus en France. Est-ce plus qu’à l’étranger,
compte tenu de la concentration française du prélèvement fiscal sur quelques
ménages aisés ? Pas vraiment. La taxation atteint 35,5 % en Allemagne, 39,6 %
au Royaume-Uni… sans parler de la Suède, où elle culmine à 43,5 % 2.
Et les très riches ? Même en ajoutant à l’impôt proprement dit les
prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine, qui pèsent lourd à ce niveau
de revenu, le taux de taxation culmine à 27 % pour les 3 700 ménages les plus
fortunés, dont le revenu annuel dépasse 1,38 million d’euros, selon les données
3
officielles fournies par Bercy . Pour les 370 foyers atteignant les sommets des
revenus déclarés (plus de 5,32 millions d’euros annuels), la taxation ne dépasse
pas 28 %. Ce chiffre peut paraître bien faible, eu égard au taux maximum
d’imposition prévu par le barème (45 %), sans compter les surtaxes Sarkozy, qui
frappent ces ménages. Mais à ce niveau de rémunération, les salaires ne
constituent pas l’essentiel des revenus. Les plus-values financières, moins taxées
dès lors qu’elles sont de long terme, ou les dividendes (bénéficiant d’un
abattement de 40 %), en représentent la majeure partie. D’où ce taux maximum
d’imposition de 28 %, effectivement constaté. Or, en Grande-Bretagne, au seuil
de la minorité des 1 % les plus riches, l’imposition est déjà de 32,7 %. Aux
États-Unis, ce même taux moyen est de 25,1 % pour la très petite minorité
(0,1 % des contribuables) la plus aisée, pas loin du taux français.
Bref, affirmer que l’impôt sur le revenu est élevé en France en comparaison
avec les autres pays ne correspond pas vraiment à la réalité, y compris pour les
hauts revenus. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les revenus du travail sont, au
total, moins imposés en France qu’ailleurs. Au contraire. Mais ce sont les
cotisations sociales qui posent problème. Quand les grandes entreprises
internationales, s’interrogent sur l’opportunité d’investir en France ou ailleurs,
elles regardent d’abord le coût global du travail. La question se pose de moins en
moins pour les bas salaires, à mesure que les exonérations de charges sociales au
niveau du SMIC et un peu au-dessus se multiplient. En revanche, la
rémunération des cadres supérieurs et dirigeants reste problématique. Pour un
salaire net de charges et d’impôt égal à celui que les cadres toucheraient au
Royaume-Uni ou même en Allemagne, leurs employeurs doivent assumer en
France un coût global bien plus élevé.
Cela tient effectivement au niveau très important des cotisations sociales,
aussi bien celles à la charge de l’employeur que celles acquittées par le salarié,
en déduction de sa rémunération brute. Dans la plupart des pays industriels, ces
charges sont plafonnées : elles disparaissent sur la partie du salaire dépassant un
certain plafond (70 000 euros annuels, par exemple, en Allemagne). En France,
au contraire, elles restent très élevées, y compris sur la partie haute des
rémunérations. Le total des cotisations (employeur plus salarié) représente près
de 70 % du salaire brut pour un cadre gagnant deux fois le SMIC. Pour un cadre
sup touchant 10 fois le salaire minimum, elles atteignent encore 65 % de la
rémunération brute. S’il y a une anomalie concernant la taxation des
rémunérations, dans notre système fiscalo-social, c’est bien celle-là. Mais, aux
yeux des responsables politiques, mettre en avant la baisse de l’impôt sur le
revenu apparaît sans doute plus payant et valorisant, électoralement parlant.
L’autre anomalie, qui peut elle aussi faire pencher la balance en défaveur de
l’investissement, c’est le système de taxation des entreprises. Un exemple de
cumul des inconvénients, ou de l’art bien français de se tirer une balle dans le
pied…
Aucun pays ne taxe autant la production. Qu’elles fassent des bénéfices ou
non, les entreprises françaises doivent s’acquitter d’une série impressionnante de
prélèvements obligatoires, s’échelonnant dans le processus de production. Ils
contribuent sensiblement à alourdir les coûts globaux. Il faut mentionner bien
sûr, en premier lieu, les cotisations sociales, qui alourdissent le coût du travail.
Mais s’y ajoutent divers prélèvements sur la main-d’œuvre : versement pour les
transports (subvention au transport des salariés), taxe au profit du fonds national
d’aide au logement (FNAL), taxe sur les salaires – acquittée principalement par
les banques –, forfait social. Ces « impôts sur les salaires et la main-d’œuvre »,
selon la terminologie Insee, représentent près de 35 milliards d’euros, soit 1,6 %
du PIB. Et ils n’épuisent pas le sujet.
S’y ajoute ce que l’Insee nomme les « impôts divers sur la production ». Les
principaux sont la cotisation foncière des entreprises – sur les bâtiments –, la
cotisation sur la valeur ajoutée, toutes deux finançant les collectivités locales.
N’oublions pas, en outre, la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S),
la taxe pour frais de chambres de commerce et d’industrie, la taxe sur les
surfaces commerciales, la taxe sur les véhicules à moteur… Le total représente
47 milliards d’euros ou 2,1 % du PIB. Les taxes sur la production atteignent
donc, globalement, 3,7 % du PIB. Peu mentionnées dans le débat public, « elles
jouent pourtant un rôle décisif dans le calcul de rentabilité d’un investissement,
et donc dans la décision d’investir ou non, surtout pour une entreprise
multinationale qui a le choix de ses localisations » 4, souligne l’économiste Jean-
Charles Simon, président de Facta Media. D’autant que ces taxes sont beaucoup
moins lourdes ailleurs en Europe. Reprenant un champ un peu plus large,
Eurostat les évalue à 4,5 % du PIB en France. Contre 0,7 % en Allemagne et
2,4 % en moyenne dans la zone euro !
Ces taxes constituent un handicap en elles-mêmes. Mais pas seulement. Ces
prélèvements à tous les étages conduisent à l’affichage d’un taux
particulièrement élevé d’impôt sur les bénéfices des sociétés, qui dissuade
l’investissement, alors même que cet impôt rapporte très peu à l’État. Par quelle
mécanique ? Avec un impôt sur les sociétés de près de 33,33 %, voire plus, selon
le niveau de distribution des bénéfices sous forme de dividendes, la France
affiche un niveau record d’IS, parmi les pays européens. C’est le seul ayant
refusé de diminuer franchement ce taux d’imposition des sociétés au cours des
dernières années. Or, ce taux élevé n’est même pas le gage de recettes fiscales
importantes. L’impôt sur les bénéfices représente en France 2,5 % du PIB,
contre 2,9 % en moyenne pour les pays de l’OCDE. Car ce qu’encaisse l’État
dépend de deux paramètres : le taux d’imposition, mais aussi et surtout ce qui est
effectivement taxé, l’assiette fiscale, pour reprendre le terme des fiscalistes. Or,
cette base apparaît particulièrement faible, pour deux raisons : l’existence de
tous ces impôts sur la production, qui viennent réduire en amont le bénéfice
taxable, et des règles assez favorables de calcul de ce bénéfice, par rapport aux
autres pays. Elles finissent par achever la rentabilité de cet impôt. Un taux de
taxation très élevé, des recettes au plus bas : un bel exemple de réussite fiscale…
« On est en présence d’une véritable taxe de complexité », estime
l’économiste Vincent Champain, coprésident de l’Observatoire du long terme.
« L’impôt est apparemment élevé, mais en raison d’un système complexe, il est
en fait plus faible qu’affiché. Le résultat, c’est que les investisseurs potentiels
surestiment a priori le niveau de taxation, ce qu’ils pensent devoir payer est
5
supérieur à ce qu’ils paieraient effectivement. » Et tout le monde se retrouve
perdant : découragés par un impôt qu’ils imaginent exorbitant, les chefs
d’entreprise manquent des opportunités, moins d’emplois sont créés, tandis que
l’État perd des recettes fiscales.
Ce dysfonctionnement majeur, cette fiscalité aberrante des sociétés, pas plus
Alain Juppé que Nicolas Sarkozy ne l’évoquent dans leur programme
économique, dont la priorité affichée est pourtant le développement des
entreprises. Sans doute trop technique ? Dans son livre-programme, Cinq ans
6
pour l’emploi , Alain Juppé se lance pourtant dans de longs développements sur
la baisse de l’impôt sur les sociétés, prévoyant un taux spécifique pour les PME
sous le niveau de droit commun fixé à 30 %. Mais il n’aborde pas ce sujet
essentiel.
Les particuliers ont droit, eux aussi, à leur lot d’aberrations. Les niches
fiscales (chapitre 5) ne sont pas les seules à alimenter le sentiment parfois
justifié d’un impôt injuste, auquel le voisin parvient à échapper. La taxe
d’habitation représente l’archétype de l’impôt que les gouvernements n’osent
pas réformer : la remettre d’aplomb, faire en sorte qu’elle soit un tant soit peu
équitable nécessiterait des transferts colossaux entre contribuables, provoquant
de trop nombreux mécontents.
Comment imaginer impôt plus injuste, complexe et inadapté à la situation
actuelle ? Dans les communes riches, où résident les plus aisés, son niveau est
particulièrement faible. Les habitants des villes pauvres paient au contraire très
cher. Tout simplement parce que les villes bien portantes sont dotées de
commerces, d’entreprises en tout genre, de sièges sociaux, qui apportent des
recettes à la collectivité. En revanche, les maires des cités-dortoirs ou les
communes résidentielles des grandes banlieues, où s’additionnent les pavillons,
ne peuvent taxer que les particuliers. Ils sont alors soumis à des taux très élevés
de taxe d’habitation et de taxe foncière. Exemple le plus caricatural : quand les
habitants de Sevran, au nord de la région parisienne, sont soumis à une taxe
d’habitation de 26,2 %, ceux de Puteaux, où se trouvent une bonne partie des
tours du quartier de la Défense, ne paient que 6,91 % de la valeur locative de
leur logement.
Cette valeur locative correspond, comme son nom l’indique, à ce que vaut
théoriquement le logement sur le marché de la location. Sauf qu’elle a été établie
en… 1970, et simplement révisée depuis, à raison de l’inflation. La valeur
locative d’un logement dépend de la surface habitable, bien sûr, mais d’autres
paramètres sont pris en compte, ô combien datés : en 1970, subsistaient
beaucoup de logements sans confort (toilettes, salle de bains…), ceux qui en
disposaient se trouvaient donc survalorisés.
Voilà pourquoi des HLM construits en 1970 sont encore aujourd’hui plus
imposés que des maisons individuelles anciennes, qui, à l’époque, n’étaient pas
encore équipées. Elles l’ont été bien sûr, depuis, mais la majorité des
propriétaires ne s’en sont pas vantés auprès des services fiscaux. C’est ainsi que,
selon les registres de l’Administration, 47 % des maisons individuelles sont
réputées ne disposer de presque aucun confort ou être dans un état délabré… Et
pour 45 % d’entre elles, le confort ne serait que très modeste. Qui peut le croire ?
Bien sûr, les fonctionnaires de Bercy ne sont pas dupes. Et ils n’ignorent rien de
l’ampleur de la fraude pour cet impôt, si l’on veut bien considérer l’écart entre
les caractéristiques déclarées de logements – principalement les maisons
individuelles – et la réalité.
Pour les habitants des HLM, l’augmentation continue des taux d’impôt dans
les communes pauvres, couplée avec une forte valeur locative de leur logement
ont été à l’origine d’une taxe d’habitation insoutenable. L’État a dû s’en mêler et
prendre en charge tout ou partie de l’impôt. Ainsi, un ménage sur cinq se trouve
exonéré de taxe d’habitation, tandis qu’un sur trois a droit à une ristourne 7. C’est
donc le contribuable national qui vient au secours du contribuable local, victime
d’un système défaillant.
Last but not least, la taxe d’habitation fait partie des rares – elle pourrait
même être le seul, le cas de la TVA faisant l’objet de discussions – impôts
régressifs. Autrement dit, le poids de l’impôt n’est pas proportionnel au revenu,
il diminue à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. Cette
configuration ne concerne pas les ménages modestes, exonérés totalement ou
partiellement, mais la moitié des foyers qui paient pleinement la taxe. Comment
justifier le maintien de cet impôt, qui ajouté à la taxe foncière, payée par les
propriétaires de logements et calculée selon le même principe, représente tout de
même 1,7 % du PIB ? En 1990, ces valeurs locatives ont été révisées, une taxe a
même été instaurée pour financer ces travaux, qui a même été pérennisée… mais
devant le nombre de foyers susceptibles de devoir payer plus d’impôt, le
gouvernement a reculé. Et depuis, les tentatives de modernisation de ces bases
de calcul ont toutes avorté. Pourquoi ne pas changer radicalement de mode de
taxation ? Un basculement progressif sur une taxation dépendant du revenu
aurait le mérite de faire progresser la justice fiscale. C’est ce que suggèrent
d’anciens hauts fonctionnaires de Bercy, tel Jean-Pierre Lieb, ex-numéro deux
8
de la Direction générale des finances publiques au ministère des Finances .
Mais ses collègues en place ne voient pas forcément les choses ainsi. « Un
bon impôt est un vieil impôt », disent-ils. Vieux comme le ministère des
Finances, cet adage sert toujours de ligne de conduite aux experts de Bercy,
quelle que soit leur ancienneté. Il mène tout droit à l’immobilisme le plus total,
selon le principe du « mieux vaut ne toucher à rien, tout le monde s’en portera
mieux ». Ce réflexe administratif peut se comprendre. À moins de disposer de
marge de manœuvres importantes, de pouvoir remodeler la fiscalité en
l’allégeant considérablement, toute réforme des impôts provoque des perdants.
« Dans la situation budgétaire actuelle, compte tenu des contraintes européennes,
une réforme fiscale revient le plus souvent à un transfert de charges entre
contribuables », souligne l’historien de la fiscalité Frédéric Tristram 9. Qui dit
transfert de charges dit gagnants et… perdants. Lesquels, c’est bien connu,
hurlent à la mort, quand les bénéficiaires du changement empochent au contraire
leur gain en silence. Ce sont alors les cadres de Bercy qui en prennent pour leur
grade, accusés d’avoir mal calibré le projet.
Voilà pourquoi la seule évocation d’une réforme fiscale les fait frémir. Le
rapport administratif rédigé en 2012 sur une hypothétique fusion entre la CSG et
l’impôt sur le revenu, qui écartait cette réforme et contestait même l’intérêt
d’une retenue à la source de l’impôt « est emblématique de ce parti pris de
l’Administration de ne surtout toucher à rien », souligne l’économiste Antoine
Bozio, directeur de l’Institut des politiques publiques 10. Or les candidats à la
présidentielle sont le plus souvent conseillés par des hauts fonctionnaires…
Il est vrai que ce fonctionnement ne date pas d’hier. Un journaliste du Monde
pouvait écrire ceci, le 23 mars 1954 : « La réforme fiscale fait partie du
programme de tous nos gouvernements depuis plusieurs années, mais jamais (ou
presque) les projets qui sont adoptés ne constituent de substantielles réformes,
cependant que les véritables réformes qui sembleraient nécessaires ne sont pas
adoptées par le législateur. » 11 Rien de bien nouveau aujourd’hui, donc. Mince
consolation…
1. Source : OCDE.
2. Source : Olivier Pietri, consultant, calculs réalisés pour l’hebdomadaire Challenges, 25 septembre 2015.
3. Source : Conseil des prélèvements obligatoires, 2015.
4. Interview aux Échos, 1er septembre 2016.
5. Entretien avec l’auteur.
6. Juppé (Alain), Cinq ans pour l’emploi, Lattès, 2016
7. Source : Conseil des prélèvements obligatoires.
8. Entretien avec l’auteur.
9. Idem.
10. Idem.
11. M.-C. Barrangé, Le Monde du 23 septembre 1954.
Chapitre 8
Le grand soir fiscal n’aura pas lieu. Les électeurs, encore susceptibles de
croire à cette fable de LA réforme qui change tout, d’un coup d’un seul, ont été
définitivement vaccinés par le Premier ministre socialiste Jean-Marc Ayrault. La
remise à plat des impôts qu’il avait promise sur un coup de tête – et pour sauver
la sienne – en novembre 2013 a débouché sur… rien. L’heure n’est donc plus à
la révolution, mais rien n’interdit la réforme. À condition de la mettre en
perspective, de l’expliquer, et d’en étaler la mise en œuvre sur plusieurs années.
À condition, aussi, de surmonter la pusillanimité des « technos », les hauts
fonctionnaires toujours prompts à démontrer que rien n’est possible. Une
réforme, dont l’objectif premier serait de rétablir une certaine confiance des
Français dans leur impôt. Ce pourrait être le cas avec un système fiscal plus
lisible, plus cohérent, mais aussi plus juste et efficace, donc adapté au
XXIe siècle.
Plus lisible ? Notre système fiscal – au sens large, c’est-à-dire y compris les
prélèvements sociaux – tient plus du bazar oriental que du jardin à la française.
Seuls les spécialistes y retrouvent leurs petits. Pourtant, un rangement selon
quelques principes de base aurait le mérite de clarifier la situation. Cette
exigence ne relève pas seulement de préoccupations esthétiques démangeant tout
à coup quelque technocrate de Bercy. Rendre visible le lien entre le niveau de
prélèvement et celui des prestations, voilà le meilleur moyen de faire en sorte
que le système soit acceptable et accepté.
Le financement de la protection sociale devrait être clarifié selon un principe
simple, une coupure franche : il faut distinguer les prestations dont le niveau est
étroitement dépendant de ce qui a été cotisé par le salarié, à savoir la retraite, les
indemnités chômage et indemnités journalières en cas d’arrêt maladie (c’est ce
qu’on appelle le pôle contributif), et les prestations sans lien avec les cotisations,
qui sont en fait versées universellement. Un salarié à la rémunération moyenne
touche une indemnité tout aussi moyenne en cas de chômage, un cadre a droit à
plus. Tout dépend de leur contribution antérieure, d’où le terme de prestations
« contributives ». En revanche, le montant de la prise en charge par la
collectivité, en cas de maladie, n’a aucun lien avec le niveau de salaire. De
même que les allocations familiales, qui ne dépendent évidemment pas de la
rémunération. C’est ce qu’on appelle le « non-contributif ».
Dans le premier cas, le contributif, le droit de recevoir une prestation, dépend
des cotisations payées. Dans le second cas, ce lien a disparu. Les cotisations
retraite, chômage… qui ouvrent des droits s’apparentent à un salaire différé :
elles sont assorties d’une contrepartie bien identifiée – une pension, une
indemnité en cas de recherche d’emploi… – à la différence des impôts, qui, par
définition, ne donnent pas lieu à compensation. Les premières diffèrent à ce
point des seconds, que, pour l’économiste Henri Sterdyniak, membre du Conseil
des prélèvements obligatoires, « ces vraies cotisations [pour la retraite, en cas de
chômage…] ne devraient pas figurer dans les prélèvements obligatoires, dont le
taux devrait être en conséquence baissé de 44,5 % du PIB à 29 % ».
Cette distinction entre deux grandes catégories au sein de la protection sociale
n’avait pas lieu d’être en 1945, quand la Sécu a été créée à destination des
salariés. La Sécurité sociale a été fondée sur des principes dits « bismarckiens »,
à savoir une protection conçue comme contrepartie à une activité
professionnelle. Il était alors logique que son financement repose seulement sur
les salaires. Aujourd’hui, l’assurance maladie, les allocations familiales – le pôle
non contributif – sont universelles, tout le monde y a droit, activité
professionnelle ou pas. D’où un financement de plus en plus universel, lui aussi :
l’impôt, payé par tous, remplace logiquement les cotisations reposant
uniquement sur le travail. C’est le cas de la CSG créée par Michel Rocard qui
s’est substituée aux cotisations à la charge des salariés. Pourquoi cette
clarification entre deux pôles, contributif et non contributif, est-elle si
importante ? Sans elle, le choix fait en France d’une protection sociale largement
socialisée, publique, ne pourra perdurer. Les salariés n’accepteront plus de payer
des cotisations pour leurs retraites si celles-ci sont en fait financées par une série
sans logique de prélèvements de toutes origines. Comme le note le Conseil
d’analyse économique, think tank placé auprès du Premier ministre, « dans le cas
français, remarquable pour la générosité de son système de retraite (de base plus
complémentaire), l’importance des prélèvements ne sera tenable à terme que si
le lien visible entre prélèvements et prestations est maintenu » 1.
Cette clarification permettrait en outre de rationaliser les prélèvements
sociaux. Si la protection sociale à vocation universelle, sans lien avec l’activité
professionnelle, est de plus en plus financée par l’impôt, le processus n’a pas été
mené à son terme. Il reste près de 100 milliards d’euros de cotisations – soit
27 % du montant total des cotisations sociales – payées par les employeurs et
destinées, pour plus des deux tiers, à financer l’assurance maladie, et pour un
tiers la politique familiale. Pourquoi ces politiques publiques, à vocation
universelle, restent-elles financées par des cotisations salariales, pour une grande
partie ? Rien ne justifie aujourd’hui cet état de fait. Ces prestations devraient être
intégrées dans le budget de l’État, dont les recettes sont constituées
principalement par des impôts, suggère le Conseil d’analyse économique 2. La
retraite, les indemnités chômage et journalières resteraient à part, au sein de la
Sécurité sociale et des régimes complémentaires de retraite, au financement
assuré par des cotisations.
Comment basculer 100 milliards d’euros, 5 points de PIB, correspondant à des
cotisations payées indûment par les employeurs vers un impôt payé par tous ?
Faut-il augmenter d’autant les taxes et sur qui ? En fait, la question ne se pose
pas tout à fait ainsi. Le financement de la Sécurité sociale est à ce point
complexe et peu cohérent qu’une réaffectation des recettes entre branches
suffirait pour une bonne part à clarifier la situation. Ainsi, la Caisse nationale
d’assurance vieillesse perçoit des recettes fiscales de façon non justifiée. Elles
devraient être redirigées vers le financement de la politique familiale. En sens
inverse, une partie des cotisations des employeurs finançant la santé et la famille
pourrait être attribuée à l’assurance vieillesse. En outre, le crédit d’impôt
compétitivité emploi, mécanisme complexe créé par François Hollande pour
alléger indirectement les cotisations patronales, pourrait venir simplement
diminuer d’un quart ce total de 100 milliards de charges « indues ». Le CICE
représentera bientôt, en effet, quelque 25 milliards d’euros.
Bref, il est possible de clarifier le lourd système de prélèvements sociaux,
l’ensemble des prestations à vocation universelle (famille, maladie, lutte contre
la pauvreté) relevant désormais du budget de l’État, avec un financement par
l’impôt. Les cotisations sociales paieraient uniquement les prestations du pôle
contributif (retraites, assurance chômage, indemnités journalières) dans le cadre
de la Sécu.
Après l’ISF
1. Bozio (Antoine), Dormont (Brigitte), Gouverner la protection sociale : transparence et efficacité, Paris,
Conseil d’Analyse Economique, 2016
http://www.cae-eco.fr/Gouverner-la-protection-sociale-transparence-et-efficacite.html.
2. Entretien avec l’auteur.
3. Idem.
4. Idem.
5. Idem.
6. Trannoy (Alain), Il faut une révolution fiscale – Qu’en pensent les économistes, Éditions Eyrolles, 2012
7. Kleven (Henrik), Knudsen (Martin), Kreiner (Klaus), Pedersen (Soren) et Saez (Emmanuel), « Unwilling
or Unable to Cheat ? Evidence from a Tax Audit Experiment in Denmark », Econometrica, Vol 79 No 3,
2011
8. Entretien avec l’auteur.
9. Idem.
10. http://www.liberation.fr/tribune/2005/07/22/l-isf-ou-comment-etre-juste_527295.
11. Entretien avec l’auteur.
12. Idem.
13. Idem.
Cette édition électronique du livre
Sortir du bazar fiscal de Yvan Best
a été réalisée le 14 novembre 2016
par Pixellence
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN (978-2-251-89024-1).