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Collection

Entreprises et société

Sous la direction de Bernard Deforge


Et Laurent Acharian
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réservés pour tous les pays.

© 2016, Société d’édition Les Belles Lettres,


95, boulevard Raspail, 75006 Paris.
ISBN : 978-2-251-90247-0
Introduction
L’élection présidentielle qui s’annonce se jouera d’abord sur le thème de la
sécurité, la capacité à rassurer les Français face à la menace terroriste. Mais, à
coup sûr, l’économie s’imposera aussi dans le débat électoral : si les candidats
l’oublient, les électeurs se feront fort de leur rappeler leurs préoccupations,
concernant le chômage, le pouvoir d’achat, la croissance. Et, évidemment, les
impôts. À l’heure où ces lignes sont écrites, le vainqueur des primaires de la
droite et du centre n’est pas encore connu, et à gauche, les programmes font
défaut, si ce n’est une ébauche de la part d’Arnaud Montebourg. Mais une chose
est sûre : des deux côtés de l’échiquier politique, plus personne ne semble
vouloir défendre les vertus de l’impôt. Que le très radical Arnaud Montebourg
prenne l’engagement d’effacer toutes les mesures fiscales qui, depuis 2011, ont
frappé les classes moyennes, est révélateur d’une défiance trans-partisane à
l’égard d’un instrument essentiel du vivre-ensemble et de la cohésion sociale.
Sans impôt, pas de bien collectif, pas de redistribution des revenus pour moins
d’inégalités. En surenchérissant à partir de 2012 sur les hausses d’impôts de
Nicolas Sarkozy, François Hollande aurait fini par faire déborder le vase de la
fiscalité. Et par tuer, même à gauche, l’idée pourtant bien ancrée d’un impôt
nécessaire.
Pour tenter de contenir la grogne fiscale, mise en sourdine depuis l’épisode
des « bonnets rouges » – ces Bretons opposés à l’écotaxe sur les poids lourds –,
mais toujours prête à s’exprimer, tout responsable politique s’avance, baisses
d’impôts en bandoulière. De façon homéopathique pour François Hollande, qui
entend respecter enfin ses engagements vis-à-vis de Bruxelles, et fait adopter par
le Parlement une troisième baisse de l’impôt sur le revenu ciblée sur les ménages
modestes : elle tient plus du gadget électoral que de la réforme fiscale. Et de
manière plus… énergique pour Nicolas Sarkozy qui pousse le plus loin le
bouchon de l’allégement fiscal, promettant plus de 40 milliards d’euros de
prélèvements obligatoires en moins, immédiatement, dès son arrivée au pouvoir.
40 milliards, c’est plus de la moitié de la recette de l’impôt sur le revenu… Est-il
permis de douter de telles promesses, dans un contexte de croissance faible, de
redressement fragile des comptes publics et d’endettement préoccupant ? De
s’interroger sur la réalité des 100 milliards d’euros d’économies sur des
dépenses publiques, annonce unanime de tous les candidats de droite, qui
promettent dans le même temps de conserver intégralement la protection sociale
à la française ? De penser qu’il y a là une surenchère électorale autour de
promesses fiscales faramineuses ? Le propos de ce livre n’est pas de dénoncer
toute perspective d’allégement des prélèvements obligatoires ni d’affirmer que
Nicolas Sarkozy et François Hollande ont eu raison de taxer les Français sans
mesure, de 2011 à 2013. Avec une mention spéciale pour le second, qui n’a pas
vu les conséquences de son choc fiscal sur une économie française déjà
fragilisée par un contexte d’austérité généralisée en Europe : les entreprises
françaises, qui trouvaient de moins en moins de débouchés dans l’Hexagone, ne
pouvaient que difficilement se tourner vers l’exportation à destination de pays de
la zone euro en récession.
Mais il est peut-être utile de déplacer légèrement le débat. La défiance des
Français à l’égard de leur système fiscal est immense. Un tiers d’entre eux
parlent, à propos du paiement des impôts, d’« extorsion de fonds ». Une attitude
évidemment inquiétante. La hausse de la pression fiscale au cours des dernières
années est-elle seule en cause ? Le problème ne tient-il pas tout autant à la
persistance d’un système peu lisible, criblé de niches et d’échappatoires, un
véritable « bazar fiscal » qui finit par persuader les Français qu’« ils se font
avoir », que leur voisin se débrouille certainement pour payer moins d’impôt
qu’eux, à revenu égal ? Comment expliquer que les Suédois, les Danois, qui
paient autant d’impôts que les Français, l’acceptent sans broncher ? Une
question de culture ? Plutôt une question de confiance. Les Nordiques savent que
l’impôt est peu fraudé, car déclaré par des tiers : les employeurs ou les
banquiers. Ils ne craignent donc pas de payer plus que leur voisin un brin
roublard. Ils n’ont pas le sentiment que les plus riches optimisent leur fiscalité à
tout va, puisque, dans leurs pays, les niches fiscales favorisant cette évasion ont
été quasiment éradiquées.
C’est là l’un des grands échecs de François Hollande. Ce spécialiste des
questions budgétaires avait beaucoup misé sur le thème de la justice fiscale, pour
se faire élire. Censé donner le sentiment que tous les Français étaient désormais
traités également, son alignement apparent de la fiscalité du capital sur celle du
travail n’a trompé personne. En dépit de la limitation théorique de leur usage,
jamais les niches fiscales n’ont autant prospéré. Jamais l’impôt de solidarité sur
la fortune (ISF) n’a été autant contourné par les milliardaires. Bref, jamais
l’hypocrisie fiscale, le décalage entre l’affichage d’un système chaque année
plus juste et la réalité d’une fiscalité tortueuse, qui frappe la classe moyenne
tandis que les plus aisés la contournent, faisant le bonheur des avocats fiscalistes
maîtres en montages sophistiqués, n’a paru aussi grande.
Or, cette question de la confiance des citoyens en leur système fiscal, les
candidats à la présidentielle n’en parlent pas. Pas plus qu’ils n’évoquent la
nécessaire clarification des prélèvements sociaux, contrepartie d’un système
généreux de retraite. Il est évidemment plus vendeur de promettre une baisse de
l’impôt sur le revenu de 10 % – après l’avoir relevé de plus de 15 % –, comme le
fait Nicolas Sarkozy. La fiscalité a souvent fait dérailler les responsables
politiques, tant le sujet leur apparaît sensible. D’errements en hésitations, ils ont
agi sans aucun cap, taraudés par la crainte d’une sanction électorale, de la part de
Français persuadés de l’existence d’un matraquage fiscal, même quand ils ne
sont pas concernés. Les politiques pourront-ils se ressaisir et retrouver les
moyens de redonner confiance aux Français ? Sortir de l’actuel « bazar fiscal »
en clarifiant et simplifiant le système, tout en le rendant à la fois plus juste et
plus efficace, c’est possible. C’est cette conviction que ce livre voudrait faire
partager.

I. B., 11 septembre 2016


Chapitre 1

100 MILLIARDS D’EUROS


DE DÉPENSES EN TROP ?

C’est le chiffre magique des programmes de politique économique à droite : il


faut tailler dans la dépense publique en France pour la ramener de 57 % du PIB
aujourd’hui, à 50 %, soit juste au-dessus de la moyenne européenne. Et, pour y
parvenir, réaliser au moins 100 milliards d’euros d’économies. À entendre Alain
Juppé, Nicolas Sarkozy et tous les autres responsables de droite, prétendant aux
plus hauts postes, ces 100 milliards de coupes dans les dépenses représentent un
minimum. Un minimum pour pouvoir, enfin, baisser franchement les impôts.
Mais si rien n’est plus facile que de lancer de grands chiffres dans le débat
public, reste à les crédibiliser. Où faudra-t-il couper ? Cette promesse survivra-t-
elle à la campagne électorale ?
Cela ne fait de mystère pour personne, le niveau des impôts, taxes et
cotisations sociales est directement lié à celui des dépenses publiques. Il existe
certes un écart entre les deux : les États perçoivent des recettes non fiscales –
dividendes versés par les entreprises publiques, amendes… – et peuvent financer
une partie de leurs dépenses par le déficit, comme c’est le cas en France depuis
trente-six ans.
Mais affirmer qu’il y a beaucoup d’impôts quand les dépenses publiques sont
lourdes, voilà qui relève de l’évidence. Il faut bien les financer. Finlande en crise
mise à part, la France détient le record européen des dépenses publiques (en
proportion du PIB). Il n’est donc pas étonnant que la France soit en tête des
prélèvements obligatoires.
Il faut en finir, lance-t-on à droite, et aussi à gauche, puisque Manuel Valls ou
même François Hollande, pourtant responsable de fortes hausses d’impôts, se
trouvent peu ou prou sur la même ligne : durant deux ans et demi, ils ont théorisé
la nécessité de coupes importantes dans le train de vie d’un État obèse, qui
seules permettraient, dans un second temps, d’alléger les impôts. François
Hollande a lâché du lest en fin de mandat, répondant positivement à des
revendications catégorielles et se résignant à augmenter les fonctionnaires à
l’approche du scrutin présidentiel.
A droite, l’idée sous-jacente reste bien que l’obésité de l’État, en comparaison
avec les autres pays européens, tient d’abord à la rémunération de fonctionnaires
– c’est tout juste si on ne parle pas de ronds-de-cuir – en surnombre et à une
mauvaise organisation des collectivités locales – le fameux mille-feuille
administratif. Une rhétorique vieille comme l’impôt direct, développée dès le
XIXe siècle. D’où les promesses de réduire drastiquement le nombre d’agents
publics. Fortement. Et le débat semble alors clos.

La France et les autres, en Europe

Peut-on réduire les dépenses publiques d’une centaine de milliards d’euros en


diminuant le poids de l’Administration ? Quelles sont les économies rendues
possibles par le non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant en
retraite, qu’il s’agisse des agents de l’État ou des collectivités locales ? Nicolas
Sarkozy a livré une estimation. Ce serait 7 milliards d’euros, affirme-t-il. Reste
alors une interrogation sur les 93 milliards d’euros d’économies restant en
suspens. D’où viendraient-elles ?
Sans doute serait-il utile de s’interroger sur l’origine de cette surcharge
pondérale de notre État obèse… Où dépense-t-on trop, dans quel secteur ? Le
plus simple est peut-être d’aller voir ce que font nos voisins européens, pour s’en
référer à une « norme » européenne. Effectivement, les pays de la zone euro
affichent en moyenne une dépense publique représentant près de 50 % de leur
PIB, soit 7 points de moins qu’en France. Cet écart représente en fait presque
150 milliards d’euros ! Le doit-on vraiment aux fameux ronds-de-cuir ? La
première différence qui saute aux yeux, si l’on veut bien se pencher sur les
statistiques européennes, c’est le poids beaucoup plus important de la protection
sociale en France. 34,4 % du PIB contre 29,4 % en moyenne européenne 1. Si le
système social français était aligné sur la moyenne de l’Europe, la dépense
publique française ne serait plus que de 52 % du PIB.
La protection sociale couvre à la fois l’assurance maladie, la politique
familiale, l’indemnisation du chômage, les allocations logement, les aides aux
personnes sans ressources, la retraite… Le sujet est vaste. Mais pour près des
deux tiers, le surcoût français, en regard de la « norme » zone euro, tient à un
secteur bien identifié : celui des retraites. Les administrations françaises et
assimilées – État, Sécu, retraites complémentaires – dépensent au total près de
15,5 % du PIB pour assurer un revenu aux retraités (en 1959, c’était… 5 % de ce
même PIB !). En moyenne, au sein de la zone euro, ce sont plutôt 12,5 % de la
richesse produite qui sont consacrés aux personnes âgées.
Les retraités français sont-ils à ce point favorisés ? Ou le système français est-
il particulièrement inefficace ? Les retraités ne sont pas mal lotis, en France.
Leur niveau de vie – compte tenu du nombre de personnes à charge – est
légèrement supérieur à celui des actifs, si on considère le revenu médian. C’est
ce qu’estiment les experts de la Commission européenne. Les mêmes calculent
que les retraités allemands, britanniques, suédois ou même danois disposent au
contraire d’un niveau de vie inférieur à celui des actifs de leurs pays respectifs
(l’écart est de l’ordre de 10 %). Est-ce là la principale explication au poids des
dépenses de pension en France, celle de retraités vivant grassement ? Pour une
petite partie.
Ce qui caractérise avant tout le système français, c’est le fait que les revenus
des seniors reposent presque exclusivement sur le système public de retraite.
Dans les autres pays, les systèmes privés (dont la retraite par capitalisation)
occupent une plus grande place. La retraite publique, en Grande-Bretagne, c’est
580 euros par mois. Et rien de plus. Pour avoir un niveau de vie décent, le
retraité devra pouvoir compter sur un fonds de pension – à condition d’y avoir
cotisé pendant toute sa vie de salarié. Et dès lors qu’elle a pour origine un acteur
du secteur privé – un assureur, par exemple – la pension de retraite d’un Anglais,
même si elle équivaut au total à celle d’un Français, échappe par nature à la
comptabilité de la dépense publique. On touche ici la limite des comparaisons
internationales concernant les dépenses publiques et les prélèvements
obligatoires qui les financent : ces comparaisons peuvent montrer la plus ou
moins grande efficacité d’un système, mais elles témoignent aussi et surtout de
choix de société entre des systèmes d’assurance publique ou privée…
Les différences des systèmes de retraite expliquent donc, à elles seules, plus
de 40 % de l’écart de dépense publique entre la France et la moyenne
européenne. Les dépenses de santé, elles aussi, sont plus souvent de nature
publique en France. D’où un écart de 1 point de PIB entre la France et la
moyenne européenne. Si l’on ajoute un effort de Défense supérieur, une dépense
un peu plus élevée en France pour le logement et l’éducation, se trouve expliqué
l’écart France-Europe. Peu à voir en fait avec les fonctionnaires, si l’on veut bien
se fier aux chiffres officiels européens. Le coût de l’Administration en tant que
telle n’est pas très différent de la moyenne.
Faire comme les Suédois ?

Dès lors, où trouver les fameux 100 milliards d’euros d’économies ? Il suffit
de faire comme les Suédois, entend-on souvent, un exemple dont on nous rebat
les oreilles. Ce que les socio-démocrates suédois ont pu faire au milieu des
années 1990, tout en préservant leur modèle, pourquoi serions-nous incapables
de le réaliser ? En Suède, le poids des dépenses publiques n’a-t-il pas été
diminué drastiquement, avec « des coupes budgétaires représentant 12,5 % du
PIB », comme l’affirment Philippe Aghion, Gilbert Cette et Élie Cohen 2 ? Le
problème, c’est que, présenté ainsi, ce chiffre est biaisé. Il donne à penser que les
dépenses publiques ont franchement baissé, en Suède. En proportion du PIB,
c’est effectivement le cas, elles ont diminué de 12,5 points, passant de 70,5 % du
PIB en 1993 à 58,1 % en 1999. Mais les coupes budgétaires n’ont jamais atteint
ce montant. La thèse selon laquelle les Suédois ont amputé sévèrement leurs
dépenses publiques relève de la fable. L’examen des chiffres ramène tout de
suite à la réalité : les dépenses sont restées quasiment stables au cours de la
3
période 1995-2000, en monnaie constante, une fois l’inflation déduite . Un gel
qui représente déjà une performance pour les gestionnaires publics, compte tenu
de la dérive naturelle du coût de nombreuses politiques publiques : il a fallu
revoir certaines d’entre elles, diminuer des subventions…, mais en aucun cas le
nombre de milliards de couronnes distribués aux Suédois n’a franchement
baissé.
En revanche, le PIB a, lui, sensiblement augmenté. S’ils ont effectivement
réformé leur secteur public, les Suédois ont surtout mené une politique
macroéconomique très active. En termes plus concrets, ils ont franchement
dévalué leur monnaie, tout en encourageant l’innovation dans l’industrie. Et le
résultat ne s’est pas fait attendre : une relance par les exportations, évidemment
bénéfique pour la croissance. Ainsi le PIB a-t-il augmenté de 20 % en volume,
au cours de la seconde moitié des années 1990. La chute de 12,5 points des
dépenses publiques, en pourcentage du PIB, s’explique non pas par une baisse
du numérateur (la dépense), mais par la forte hausse du dénominateur (le PIB).
Le scénario a été sensiblement le même au Canada. D’où une conclusion :
pour faire chuter le poids de la dépense publique, il faut de la croissance. En son
absence, cela relève de la mission impossible. Aucun pays industriel ne l’a fait.
Un exemple récent montre la difficulté de diminuer la dépense dans un contexte
économique dégradé, c’est celui de l’Espagne : durant la période 2010-2013, les
gouvernements, sous pression européenne, ont taillé dans les budgets –
notamment sociaux –, mais le poids de la dépense dans la richesse nationale n’a
guère diminué, puisque le PIB chutait lui aussi. Un seul pays fait exception, qui
est parvenu à réduire ses dépenses sans croissance : l’Allemagne, au cours des
années 2000. En trois ans, entre 2004 et 2006, sous l’effet de réformes drastiques
menées par Gerhard Schröder, et alors que l’économie allemande progressait très
mollement, l’État allemand a fait baisser sa dépense, mais de seulement 3 points
de PIB.
Un exemple allemand

Il n’est pas intéressant de comparer cette évolution allemande à celle de la


France, depuis le début des années 2000.
Et ce, pour deux raisons majeures. D’une part, en raison d’un mode
d’organisation sociale relativement proche. D’autre part, parce que la croissance
économique a été similaire dans les deux pays, en moyenne, entre 2000 et 2015.
Plus forte d’abord en France, jusqu’en 2006, puis plus élevée ensuite en
Allemagne. Quelle était la situation en 2002, avant les réformes allemandes, et
quelle est-elle aujourd’hui ?
En 2002, les dépenses publiques allemandes représentaient 47,3 % du PIB. En
France, elles étaient tout juste 5 points au-dessus. Treize ans plus tard,
changement de décor. Le poids de la dépense publique a baissé en Allemagne
jusqu’à 44,3 % du PIB. Côté français, les dépenses ont au contraire continué
d’enfler. L’écart entre les deux pays atteint non plus 5 points, mais presque
13 points de PIB !
Il peut être utile de s’interroger sur l’origine de cette « anomalie » française,
sur le décalage croissant avec nos voisins allemands.
Dans certains cas, la différence entre la France et l’Allemagne a toujours
existé, elle s’explique aisément, et n’a pas ou a peu changé en douze ans. Il y a
d’abord les dépenses concernant la Défense. Pour des raisons historiques
évidentes, elles ont toujours été plus élevées en France, depuis l’après-guerre. En
2002, elles représentaient 2 % du PIB en France, soit presque le double de
l’Allemagne (1,1 %). Douze ans plus tard, l’écart a diminué, sous l’effet des
restrictions budgétaires qui ont touché la Défense française, mais il subsiste.
De même pour l’éducation. Les Allemands dépensent moins, ne serait-ce
qu’en raison de l’inexistence d’écoles maternelles outre-Rhin, mais aussi parce
que l’apprentissage y est beaucoup plus développé : nombre de jeunes
Allemands quittent beaucoup plus vite le système scolaire. Résultat : les
dépenses d’éducation représentaient 5,8 % du PIB en France en 2002, contre
4,1 % de l’autre côté de la frontière. Douze ans plus tard, l’écart s’est érodé,
mais reste significatif (1,2 point de PIB de différence).
Contrairement à une idée reçue, les dépenses publiques, liées à la pure
Administration – « services généraux » dans le jargon européen, les fameux
ronds-de-cuir, les fonctionnaires de Bercy, par exemple –, ont vu leur poids
diminuer en France. Elles sont passées de 7,6 % à 6,7 % du PIB. En Allemagne,
elles n’ont quasiment pas bougé (6,3 % du PIB).
Comment s’est donc creusé l’écart entre les deux pays, compte tenu d’un
différentiel resté stable pour des pans majeurs de la dépense publique
(éducation…), ou de sa baisse dans certains cas ? Tout s’explique, ou presque,
par la protection sociale. En 2002, ces dépenses étaient très proches des deux
côtés du Rhin, à un peu plus de 27 % du PIB. Aujourd’hui, elles représentent
exactement 34 % du PIB en France, alors que leur poids a au contraire baissé en
Allemagne (26 % du PIB). Il y a évidemment matière à interrogation : le
système social allemand, certes organisé sur des bases différentes, n’en reste pas
moins assez protecteur. Il relève, comme le système français, de la fameuse
« économie sociale du marché », rien à voir avec la protection minimaliste en
vigueur aux États-Unis, réservée à certaines catégories de populations. Alors ?
Alors, il faut aller voir ce que recouvre cette protection sociale.
Ce qu’elle recouvre, ce sont des retraites, d’abord. En 2002, les retraites
publiques (y compris les pensions de réversion) étaient dans les deux pays d’un
poids très proche. Le paiement des pensions représentait 12,8 % du PIB en
France, et 12,5 % en Allemagne. Treize ans plus tard, le constat a été
littéralement bouleversé. En France, sous l’effet du vieillissement de la
population, ces dépenses ont fortement progressé, on l’a vu, atteignant au total
15,5 % du PIB. En Allemagne, alors que l’effet du vieillissement était tout aussi
majeur, les prestations destinées aux personnes âgées ont… baissé. Elles ont été
ramenées à 11 % de la richesse nationale. Comment ? Une gestion
particulièrement performante ?
Il n’y a là aucun mystère : les réformes Schröder, au milieu des années 2000,
ont considérablement réduit le niveau des pensions. Les salariés allemands ont
été vivement incités à souscrire à des fonds de pension pour compenser cette
baisse (plans Riester). Au total, il y a certes moins de prélèvements obligatoires
au profit des administrations, mais la facture globale des particuliers concernés
n’est en rien allégée : ce qu’ils auraient payé en cotisations sociales alourdies, si
le système était resté à l’identique, ils le paient au titre de leur retraite privée.
Et tous ne le peuvent pas. Seuls 30 % des Allemands ont souscrit à un plan
Riester. Résultat : une explosion du nombre de retraités pauvres (+ 50 % depuis
le milieu des années 2000, selon l’OCDE). En Allemagne, la proportion de
retraités pauvres dépasse les 16 %, soit deux fois plus qu’en France. Et la
situation risque de s’aggraver encore outre-Rhin, dans les années à venir. En
effet, selon l’OCDE, une fois les réformes déjà votées entrées en vigueur, le taux
de remplacement, c’est-à-dire le niveau de la pension en proportion du dernier
salaire, sera particulièrement faible en Allemagne. Il sera proche de 55 % – en
passant à la retraite, les salariés perdront donc 45 % de revenu – pour les bas
salaires, soit un des niveaux de retraite les plus faibles des pays industriels, en
regard de la rémunération d’activité. Pour 70 % de la population allemande, le
niveau de la retraite va donc aller en s’amenuisant. Et l’érosion sera d’autant
plus prononcée que le salaire est bas. La proportion de retraités sous le seuil de
pauvreté va donc continuer de croître fortement outre-Rhin.
Voilà pourquoi, entre 2002 et aujourd’hui, l’écart entre la France et
l’Allemagne s’est creusé de plus de 4 points de PIB sur ce seul poste retraite.
L’autre dossier sur lequel la différence avec l’Allemagne s’est accentuée est
celui de la santé. Les dépenses publiques de santé-invalidité ont progressé dans
les deux pays, mais plus vite en France. Elles étaient d’un niveau égal en 2002
(9,5 % du PIB), elles atteignent désormais 11,1 % du PIB en France, contre
10,2 % en Allemagne… On sait que le prix des médicaments est, notamment,
beaucoup moins élevé en Allemagne, de longue date. Cet écart a été encore
accentué par des réformes mises en place en 2009 et 2010, qui ont réduit les
marges des grossistes. En outre, s’agissant des consultations, une franchise de
10 euros par trimestre a été instituée. Et les ménages aisés peuvent désormais
opter pour un système privé d’assurance maladie : autant de dépense publique en
moins. Par ailleurs, s’agissant toujours de la protection sociale, les dépenses de
logement ont continué de progresser en France, représentant 1,4 % du PIB, au
lieu de… 0,4 % en Allemagne.
C’est donc en raison de réformes de la protection sociale que l’Allemagne a
pu creuser l’écart avec la France. Si les deux pays dépensaient autant à ce titre en
2002, ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. 33 % du PIB en France, contre
26 % en Allemagne, cet écart de 7 points creusé en un peu plus de dix ans est le
fruit des réformes allemandes, synonymes de large privatisation du système.
Elles ont un prix : une augmentation sensible de la pauvreté des retraités. Les
futurs gouvernements sont-ils prêts à l’assumer ? Ou faut-il économiser
ailleurs ?

Quelles économies ?

100 milliards d’euros d’économies en France, un objectif impossible ? Après


tout, cela représente moins de 8 % du total de la dépense publique en France, qui
a atteint 1 243 milliards d’euros en 2015… En apparence, il n’y a rien là
d’insurmontable. Seulement voilà, les recettes les plus évidentes, celles visant à
rationaliser les organisations, ont déjà commencé à être mises en œuvre par
Nicolas Sarkozy en 2007, à grand renfort de cabinets d’audits. La fameuse
RGPP (Révision générale des politiques publiques) a vite montré ses limites. Ne
pas remplacer un fonctionnaire sur deux partant en retraite, comme l’a mis en
œuvre Nicolas Sarkozy est parfois possible, mais la systématisation de cette
règle de gestion a aussi conduit à des impasses. Se souvient-on que c’est en
éliminant pour partie la formation des professeurs des écoles que le
gouvernement Fillon est parvenu à supprimer des postes dans l’Éducation ? Qui
s’est vanté de cette décision ?
Une meilleure gestion, notamment des collectivités locales, serait sans doute
synonyme d’économies. Ne serait-ce qu’en augmentant la durée du travail des
agents territoriaux. Mais gare à la surestimation des fruits de tels efforts de
gestion. Il faut cesser de croire, notamment, que la fusion d’administrations est
nécessairement le gage d’économies.
Exemple symbolique : Nicolas Sarkozy avait promis, en 2007, de réaliser la
fusion de deux grandes directions de Bercy, la Direction générale des impôts et
la Comptabilité publique. Ce qui fut fait. On ne trouvera nulle trace, pourtant,
d’un bilan chiffré de cette fusion. Celui-ci pourrait en effet réserver quelques
surprises… notamment en matière salariale. Car, pour réussir cette opération, le
chef de l’État, qui l’a surveillée de près depuis l’Élysée, a imposé le choix d’un
alignement des rémunérations des deux administrations… par le haut. Les
fonctionnaires auxquels on a promis plus de salaires ne se sont évidemment pas
fait prier. Le prix de l’affichage d’une fusion réussie…
N’existe-t-il pas, alors, d’autres modèles étrangers dont le futur gouvernement
pourrait s’inspirer ? Après tout, n’est-il pas envisageable de revenir à une
croissance soutenue, et de réussir comme les Suédois ?
Une croissance durablement faible

S’appuyer sur l’exemple de la Suède des années 1990 pour promettre une
chute de la dépense publique (en proportion du PIB), c’est se leurrer ou tromper
son auditoire. Pour une raison évidente : jamais l’économie française n’atteindra
les 3 % de croissance, condition première du rétablissement à la suédoise, durant
le prochain quinquennat. En dépit d’un foisonnement d’innovations, le monde
industriel est plongé dans une phase de quasi-stagnation durable, aux origines
multiples. À entendre l’économiste Daniel Cohen, il faut aller chercher les
origines de la stagnation du côté d’un faible progrès technique et,
paradoxalement, de la révolution numérique. « Il y avait auparavant une relation
de complémentarité entre le progrès technique et le travail, qui a permis à toute
la société de devenir productive » 4, explique-t-il. « Les agriculteurs quittaient les
champs en raison des progrès de la productivité agricole, et ils devenaient encore
plus productifs à l’aide des machines qu’ils faisaient tourner à l’usine. » La
situation est aujourd’hui radicalement différente. Pour au moins 50 % de la
population, le progrès technique fonctionne comme un substitut. « Les robots,
ordinateurs, remplacent l’homme, ils ne décuplent plus sa force », souligne
Daniel Cohen.
« Cet effet de substitution du numérique à l’emploi est fondamental », insiste-
t-il. « La distribution des bénéfices du progrès technique, en termes de capacité à
accroître la productivité des gens, est beaucoup plus faible qu’au XXe siècle. Il en
résulte une croissance atone et un pouvoir d’achat beaucoup moins dynamique.
Un double constat peut être fait : le numérique s’impose partout, et pourtant la
croissance ne décolle pas. Les gens qui nous annoncent des choses
extraordinaires font simplement l’impasse sur tout ce qui s’est déjà passé depuis
trente ans, c’est-à-dire un très faible progrès technique. »
Comment croire dans ces conditions au retour de la croissance ? Tout peut
arriver, mais sur quelle base peut-on établir un pronostic de retour à une
croissance forte ? De fait, depuis trente ans, le potentiel de croissance, mesuré à
partir du capital disponible – capital physique et humain –, n’a cessé de
diminuer… Au cœur des phénomènes actuels, il y a la substituabilité entre les
robots et le travail humain. « Ce n’est pas la même chose d’avoir des robots,
comme aujourd’hui, et des gens dont la capacité de production est augmentée
par le progrès technique, comme au XXe siècle », insiste Cohen. L’expansion
technologique actuelle rend beaucoup plus efficace, productif. Pouvait-on
imaginer il y a seulement quelques années pouvoir réserver un voyage depuis la
plage, sur son smartphone ? Mais ces progrès ne créent pas de revenu
supplémentaire, d’un point de vue monétaire.
Le rabot plutôt que la réforme

Tabler sur une croissance forte pour diminuer le poids de la dépense publique
relève donc de l’utopie. S’il est possible de couper franchement dans la dépense,
c’est en s’attaquant à la particularité française d’une protection sociale largement
publique – plus qu’ailleurs. C’est ce qu’a fait Gerhard Schröder en Allemagne,
en privatisant pour partie la protection sociale. C’est ce que préconisent en
France certains libéraux. « Il faut d’urgence privatiser la Sécurité sociale »,
affirme ainsi l’économiste Jean-Marc Daniel, dans un dialogue 5 avec l’ancien
président de BNP Paribas, Michel Pébereau, auteur d’un rapport en 2005 sur la
6
dette publique, qui a largement inspiré Nicolas Sarkozy . Michel Pébereau
renvoie immédiatement l’économiste libéral à ses chères études : « Il faut raison
garder. Nous sommes attachés à notre modèle social. La Sécurité sociale en est
le pilier. » Un avis largement partagé : quel candidat à la magistrature suprême
tentera de proposer la suppression de la Sécu, à laquelle les Français tiennent
tant ? « Casser » la Sécu, ce serait pourtant être en cohérence avec la volonté de
réduire drastiquement la dépense publique. Mais les politiques se veulent les
artistes de la conciliation des contraires. À les entendre, il est possible à la fois
de tailler franchement dans les budgets publics et de préserver le modèle social.
Quitte à s’éloigner du langage de vérité auquel ils disent tenir. Si « tous les
candidats déclarent vouloir baisser les dépenses publiques, de 100 à
130 milliards d’euros au cours du quinquennat, […] aucun ne dit clairement où
7
ces économies seront trouvées » , souligne Jean-Marc Daniel. « Ils se contentent
d’objectifs de baisse de dépenses publiques sans remettre en cause les missions
de l’État. Ils restent dans une logique de rabot. Pour eux, il s’agit de faire passer
la révision générale des politiques publiques de 10 à 100 milliards. En somme,
pour eux, c’est une simple question d’échelle. Or, l’expérience prouve que cela
n’est pas réaliste. Pour baisser les dépenses publiques, il faudra faire des choix,
pas seulement raboter. » Des choix douloureux, passant notamment par une
remise en cause de la protection sociale, ce qui risquerait de heurter une grande
majorité d’électeurs. Voilà pourquoi la dépense publique baissera peut-être, en
France, au cours du prochain quinquennat, mais pas autant que le prétendent les
responsables de droite. Du reste, vouloir réaliser à tout prix, et rapidement, les
100 milliards d’euros d’économies « pourrait faire courir un risque
macroéconomique au pays, celui d’annihiler la modeste croissance que nous
connaissons actuellement » 8, estime Agnès Audier, directrice associée au Boston
Consulting Group, à Paris. Il y a donc fort à parier que les impôts resteront
élevés, en France. À quelles conditions les Français sont-ils prêts à l’accepter ?
1. Source : Eurostat. Comme toutes les comparaisons européennes mentionnées ici.
2. Aghion (Philippe), Cette (Gilbert), Cohen (Élie), Changer de modèle, Paris, Odile Jacob, 2014.
3. Source : Eurostat (http://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/submitViewTableAction.do), OCDE.
4. Cf. interview de Daniel Cohen à la Tribune : http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-numerique-s-
impose-partout-mais-la-croissance-ne-decollera-pas-510227.html et son dernier livre, Le monde est clos et
le désir infini, Albin Michel, 2015.
5. In Sociétal, 2016, sous la direction de Daniel (Jean-Marc) et Monlouis-Félicité (Frédéric), Éditions
Eyrolles, 2016.
6. Pébereau (Michel) Rompre avec la facilité de la dette publique, La Documentation française, 2006.
7. Les Échos, 11 juillet 2016.
8. Entretien avec l’auteur.
Chapitre 2

L’IMPÔT, UNE QUESTION DE CONFIANCE

C’est le ras-le-bol fiscal ! Seule une grosse moitié des Français (56 %)
considèrent encore que payer l’impôt relève du traditionnel devoir citoyen. Une
très petite minorité voit plutôt là une obligation dénuée de sens. Surtout, le plus
surprenant et inquiétant, c’est que 37 % considèrent l’impôt comme une…
« extorsion de fonds » 1. Comme si la France était revenue à la période pré-
révolutionnaire, quand les fermiers généraux prélevaient l’impôt au besoin par la
force.
Paradoxalement, les Français les moins concernés par la fiscalité galopante se
montrent les plus enclins à la révolte fiscale, au moins dans les mots : au sein de
la moitié de la population la plus modeste (les contribuables exonérés d’impôt
sur le revenu), c’est la moitié des personnes interrogées qui se rangent à cette
opinion extrême, selon laquelle payer l’impôt, c’est se faire extorquer.
Pour tenter d’expliquer cette perte de sens civique, évidemment préoccupante,
lourde de menaces pour la cohésion sociale, une hypothèse vient immédiatement
à l’esprit : c’est effectivement celle du ras-le-bol fiscal, expression qui a défrayé
la chronique depuis qu’elle a été lancée par le ministre des Finances lui-même,
Pierre Moscovici, à l’été 2013.
Les Français se sont sentis assommés par les hausses d’impôts intervenues
depuis quelques années. Il faut dire que les gouvernements ont eu la main
lourde. Pas seulement sous François Hollande. La frénésie fiscale commencée
dès la fin 2010, le Premier ministre François Fillon présidant alors à cette
ponction amère. Au total, entre le point bas de l’année 2010 et l’année 2013, les
prélèvements obligatoires ont augmenté de 60 milliards d’euros. En pourcentage
du PIB, la hausse a atteint 3,5 points en trois ans, les impôts, taxes et cotisations
en tous genres grimpant au total à 44,8 % de la richesse nationale en 2013, avant
d’être stabilisés par la suite. Du jamais-vu depuis que ce calcul est réalisé par
l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), en 1959. Et
surtout, une hausse aussi rapide n’avait jamais été enregistrée. Même le Premier
ministre Raymond Barre, qui n’avait pas hésité à taxer, encore et encore, à la fin
des années 1970, n’était pas allé aussi loin dans l’augmentation de la pression
fiscale à marche forcée. Les années 1970 ont été celles de la plus formidable
augmentation des prélèvements obligatoires au cours du XXe siècle, avec une
hausse totale de 6 points de PIB, destinée à colmater les brèches de la crise
naissante, mais jamais les impôts n’ont grimpé aussi vite qu’en 2011-2013.
Aurait-on pu éviter ce coup de massue fiscal au tournant des années 2010 ? La
crise de l’euro et les injonctions de Bruxelles contraignaient en tout cas à la
réduction du déficit public. Était-il possible de procéder autrement, en diminuant
plus sensiblement les dépenses, plutôt que d’augmenter les recettes fiscales ?
Sans doute. Mais, dans l’urgence, la hausse de la fiscalité est apparue plus facile.
Il a fallu de toute façon attendre 2014 pour que la situation se stabilise, tandis
qu’en 2015 c’est seulement un très léger reflux (− 0,1 point de prélèvement
obligatoire) qui a été enregistré.
Pas étonnant que les contribuables renâclent, tant ils ont été pressurés ces
dernières années. Entre Nicolas Sarkozy et François Hollande, la responsabilité
est assez bien partagée. Un partage constaté y compris pour le plus visible des
impôts, le plus douloureux aux yeux des contribuables, l’impôt sur le revenu.
Entre 2011 et 2014, il a été augmenté d’une vingtaine de milliards d’euros, soit
une hausse de près de 30 % à structure constante…
Et le constat est identique pour les autres impôts payés par les particuliers. En
pourcentage du PIB, la facture fiscale des ménages a augmenté de 1,3 point de
PIB sous Sarkozy, entre 2007 et 2012, et tout autant de 2012 à 2015, sous
Hollande, a pu calculer la rapporteuse du Budget à l’Assemblée nationale, la
députée PS Valérie Rabault. Pour être précis, et peut-être… un peu moins
favorable au président socialiste, il faudrait réexaminer l’année charnière entre
les deux quinquennats, 2012, puisque les prélèvements supplémentaires ont été
alors imputables à la fois à Nicolas Sarkozy et à François Hollande. Ce dernier,
pressé de faire rentrer des recettes dans les caisses de l’État et de la Sécu dès son
arrivée au pouvoir, en mai 2012, a fait voter des hausses d’impôts pour
application immédiate. Une fois ce correctif effectué, Nicolas Sarkozy semble
moins atteint de taxophilie : il a augmenté de 1 point de PIB la pression fiscale
sur les particuliers, contre + 1,6 point pour François Hollande. Soit 21 milliards
d’euros sous Sarkozy, puis près de 35 milliards d’euros sous Hollande.
Tous deux l’ont fait sous pression européenne. Surtout, à comparer la situation
de 2015 à celle de 2007, force est de constater que les impôts payés par les
entreprises n’ont en fait pas changé (en proportion du PIB) : François Hollande
les avait d’abord accrus, en début de mandat, mais il les a ensuite diminués
sensiblement avec le pacte de responsabilité, et la mise en place du crédit
d’impôt compétitivité emploi (CICE), qui réduit la charge des employeurs de
plus de 1 point de PIB. Au total, selon les calculs de l’Observatoire français des
conjonctures économiques (OFCE), François Hollande aurait baissé de
16 milliards d’euros les prélèvements sur les entreprises, si l’on veut bien
admettre que les charges patronales en font partie. Une politique entamée fin
2012, avec l’instauration expresse du CICE, mais assumée seulement à compter
de janvier 2014, lorsque a été lancé le thème du pacte de responsabilité.
En tout état de cause, les particuliers, dont la facture fiscale est passée de
22,9 % du PIB à 25,5 % du PIB, n’ont pas tort de penser qu’ils ont payé le
redressement des comptes publics. Il y a là de quoi alimenter le sentiment d’une
surpression fiscale. A priori, la messe est dite : il y a désormais beaucoup trop
d’impôts, et l’économie ne peut plus fonctionner dans ces conditions, écrasée
qu’elle est par la charge fiscale. Il suffit de voir le poids des prélèvements
obligatoires chez nos voisins, sensiblement plus faible. Et tenter de s’aligner sur
eux.
En moyenne, dans les pays industrialisés (membres de l’OCDE), les impôts et
cotisations en tout genre représentent 34,2 % du PIB. Avec plus de 10 points de
PIB au-dessus de cette moyenne, la France s’écarte donc franchement de la
norme. Nos voisins allemands, si proches à bien des égards, affichent un taux
limité à 36,1 %. En Grande-Bretagne, il est encore plus faible (32,6 %), sans
parler des États-Unis (26 %).
Que signifient ces différences ? Que certains pays taxent beaucoup pour
mieux gaspiller, ce qui correspond à l’opinion de 80 % des Français concernant
leur État 2 ? D’où viennent de tels écarts ?
Logiquement, le poids élevé des dépenses de protection sociale en France,
déjà mentionné, doit être à l’origine d’un surcroît d’impôt, finançant toutes ces
allocations et pensions. C’est effectivement le cas. Le constat est simple : deux
tiers des prélèvements obligatoires perçus par les administrations publiques, au
sens large, servent à financer la protection sociale.
Mais comment comparer des systèmes fiscaux et sociaux très dissemblables,
sans tomber dans la caricature ? De rares études ont tenté d’évaluer les
différences de prélèvements entre pays, à structure comparable. Celle qui fait
référence est signée de François Bourguignon, directeur d’études à l’École des
hautes études en sciences sociales (EHESS), elle a été publiée pour le Conseil
d’analyse économique 3. Quelle est sa conclusion ? Elle est relativement simple :
si l’on considère les prélèvements obligatoires hors financement des assurances
sociales (maladie, retraite), leur niveau est en fait équivalent dans tous les grands
pays, autour de 20 % du PIB. Tous les États – au sens large, y compris les
collectivités locales – bénéficient donc peu ou prou de recettes fiscales
équivalentes, en proportion de la richesse du pays, pour assurer ce qu’on appelle
leur « train de vie ». Ce qui fait donc la différence entre la France et les États-
Unis, par exemple, c’est d’abord le niveau des assurances sociales (maladie,
retraite), et plus précisément, leur caractère public dans l’Hexagone, versus privé
outre-Atlantique. Croire que les Américains consacrent peu de ressources à la
santé parce que les dépenses publiques « maladie » y sont faibles (limitées à un
peu plus de 5 % du PIB), c’est évidemment se tromper lourdement. Bien au
contraire, la santé y est une des plus chères au monde, en proportion du PIB
(plus de 15 %). Mais l’essentiel des financements sont couverts par des
assurances privées.
Le banquier Jean Peyrelevade, ancien patron du Crédit lyonnais, mais aussi
ex-conseiller du Premier ministre Pierre Mauroy, parvient à une conclusion
identique à celle de François Bourguignon, s’agissant des impôts dans les pays
industriels. Il distingue, lui, les impôts des prélèvements destinés à s’assurer
contre un risque bien déterminé : « En fait, seuls appartiennent vraiment à la
catégorie “impôts” les prélèvements obligatoires sans contrepartie directe », dit-
il. « Quand vous payez de la TVA, vous n’attendez pas une prestation bien
identifiée en échange de ce paiement. C’est un impôt. À l’inverse, quand votre
employeur vous prélève de la CSG, qui finance l’assurance maladie, ou des
cotisations pour les retraites, vous avez bien une contrepartie, un service offert
face à votre paiement. Cela s’apparente à une assurance. Si l’on considère les
impôts stricto sensu, ils représentent en France à peu près 20 % du PIB. Comme
partout ailleurs. » 4

Des prélèvements obligatoires… ou non

Le choix d’un système d’assurance relevant du secteur privé fait en effet


baisser mécaniquement le taux de prélèvements obligatoires. Et inversement,
quand la retraite et l’assurance maladie sont essentiellement publiques, comme
en France, le niveau des impôts et charges grimpe immédiatement.
Cette notion de prélèvements obligatoires doit être d’ailleurs précisée. En
Allemagne, par exemple, les salariés sont la plupart du temps contraints de
cotiser à un système de retraite complémentaire géré paritairement par les
employeurs et les syndicats, mais ces cotisations ne sont pas comptabilisées au
titre des prélèvements obligatoires. Tout simplement parce qu’il ne s’agit pas
d’un système public, l’État n’y met pas son nez. Pour entrer dans la catégorie
« prélèvement obligatoire », une contribution doit être obligatoire ET versée au
profit d’une administration publique.
À l’inverse, en France, l’État a décidé de reconnaître et d’avaliser les retraites
complémentaires. C’est ainsi qu’en décidant, en 1973, de donner son imprimatur
à un système de retraites existant depuis l’après-guerre, géré par les partenaires
sociaux, et donc de lui conférer un caractère public, même si sa gestion restait
inchangée, le gouvernement Messmer a augmenté d’un coup les prélèvements
obligatoires ! Sans cette décision, qui ne changeait rien sur le fond – elle n’a eu
aucune influence sur la charge des salariés et de leurs employeurs – le total des
prélèvements serait aujourd’hui non pas de 44,7 % du PIB mais plus proche de
41 %. La différence correspond bien sûr au montant des cotisations payées au
titre des retraites complémentaires. On voit là le caractère très conventionnel du
calcul des prélèvements obligatoires.
Autre exemple : en France, la loi impose depuis le 1er janvier 2016 aux
employeurs de cotiser à une mutuelle ou assurance santé complémentaire, au
profit de tous leurs salariés (ces derniers assument la moitié du coût). Le chef
d’entreprise n’a pas le choix, il est soumis à cette obligation, mais il s’en acquitte
auprès d’organismes bien distincts des administrations, qui relèvent de la sphère
privée : les sommes payées ne sont donc pas comptées parmi les prélèvements
obligatoires. Hypothèse d’école : et si les mutuelles étaient, demain, étatisées ?
Du jour au lendemain, les primes d’assurance qui leur sont versées basculeraient
dans la catégorie « cotisations sociales », faisant grimper le taux de
prélèvements.
Aucun gouvernement ne se livrera à une telle opération. D’autant qu’avec un
niveau équivalent à 11,3 % du PIB la France détient déjà le record mondial des
cotisations sociales à la charge des employeurs. À celles-ci s’ajoutent en outre
les cotisations acquittées par les salariés, en déduction du salaire brut. Au total –
employeurs plus salariés – elles représentent en France 16 % du PIB. Un
deuxième record mondial ! À quoi servent-elles ? 60 % de cette manne financent
des retraites publiques d’un niveau élevé, un quart va à l’assurance maladie, le
reste est affecté à la branche accidents du travail et au financement, pour partie,
des allocations familiales.
Ce qui ne veut pas dire que les chefs d’entreprise britanniques ou américains
ne paient rien – ou presque – pour assurer la protection sociale de leurs salariés.
Bien au contraire. Ils participent le plus souvent au financement de plans de
retraite ou au paiement d’une très coûteuse assurance maladie (aux États-Unis).
Les salariés sont eux aussi mis à contribution, beaucoup plus qu’en France, sur
leur salaire net. Une fois leur rémunération mensuelle empochée, ils doivent en
retirer de quoi financer au moins une partie de leur assurance maladie et la
constitution d’une retraite, via un abondement au fonds de pension auquel ils
participent.
C’est ainsi que, contrairement aux idées reçues, à revenu et protection sociale
équivalents, le coût salarial total d’un cadre est plus élevé à New York qu’à
Paris. Mais, s’agissant de paiements à des organismes privés, les « benefits »,
selon la terminologie américaine, qui permettent d’assurer le salarié, ne sont pas
compris dans les prélèvements obligatoires. Ainsi, d’après les calculs du
ministère des Affaires sociales des Pays-Bas, le coût total (système public et
assurances privées) de la protection sociale aux États-Unis s’élève à 27 % du
PIB… Pas loin de la moyenne européenne !
D’où la conclusion de François Bourguignon : « Étant donnée la
substituabilité évidente entre systèmes privés et publics d’assurance, on peut dire
qu’une grande partie des différences du taux de prélèvement obligatoire entre
pays s’explique par les parts différentes des secteurs publics et privés dans
l’assurance vieillesse et l’assurance maladie. Aux États-Unis, par exemple, les
contributions des employeurs à des fonds de retraite privés représentent 7 % du
PIB, soit la moitié de la différence de taux de prélèvement obligatoire par
rapport à l’Allemagne et la France. L’écart diminue encore et tend à disparaître
lorsque l’on inclut les contributions des salariés et employeurs aux systèmes
privés d’assurance-maladie. » 5
En réalité, le niveau des prélèvements obligatoires reflète plus un choix de
société qu’il n’est un indicateur économique. Veut-on laisser les individus libres
de décider, éventuellement avec leur employeur, de la protection (contre la
maladie, en prévision de la vieillesse…) qu’ils veulent – ou peuvent – s’offrir ?
C’est le modèle américain, qui n’a été que partiellement amendé par la réforme
de l’assurance santé voulue par Barack Obama, laquelle pourrait du reste être
remise en cause. Ou alors, oblige-t-on salariés et patrons à contribuer à un
système national, censé couvrir, solidairement, toute la population ? On retrouve
là le modèle européen, et surtout français. Car, en Allemagne, une plus grande
place a été laissée à la négociation collective, dans le cadre des branches ou des
entreprises.
Quel serait, alors, le bon niveau de prélèvements obligatoires en France,
compte tenu de notre protection sociale, à laquelle une immense majorité de
citoyens sont attachés ? Interrogés sur ce sujet, les Français sont unanimes : les
impôts atteignent de toute façon un niveau insupportable. Les électeurs estiment
ne pas « en avoir pour leur argent ». La cause paraît entendue : les impôts et
taxes sont objectivement trop lourds, et les Français ne le supportent plus. Et si
les motifs de la grogne n’étaient pas un peu plus complexes, ne tenaient pas
seulement au niveau des prélèvements fiscaux, mais à leur nature et à leur
organisation ? Comment expliquer que ceux des Français qui sont exonérés
d’impôt sur le revenu soient les premiers à contester le poids de la charge
fiscale 6 ? Comment concevoir que des peuples d’Europe du Nord, attachés eux
aussi à un haut niveau de protection sociale, acceptent, sans contester, des
impôts, taxes et charges parfois encore plus élevés ? Et que leurs pays affichent
une réussite insolente, une croissance forte, un chômage réduit, et le tout avec
ces prélèvements si lourds ? Y a-t-il miracle danois ou suédois ?
Une demande de justice fiscale

En France, la première source de grogne, voire de révolte, contre les impôts,


c’est bien sûr leur niveau et leur augmentation récente, mais aussi et surtout le
sentiment d’injustice, l’impression que le voisin, pour une raison ou une autre,
paie moins, échappe peu ou prou au fisc. Déjà, en 2012, le candidat Hollande à
la présidence de la République avait voulu axer sa campagne sur ce thème,
percevant ce besoin de justice, insistant sur la lutte contre l’évasion fiscale. Mais
c’est peu dire qu’il n’a pas su convaincre les Français de l’efficacité de son
action en la matière. Une majorité (54 %) estime que l’impôt est mal collecté,
c’est-à-dire que Bercy laisse trop de contribuables passer à travers les mailles du
filet, au moyen de systèmes plus ou moins légaux 7. La rapporteuse du Budget,
Valérie Rabault résume bien le sentiment des électeurs : « Je pense que
beaucoup de Français sont prêts à contribuer à l’effort général… mais pas s’ils
ont l’impression que certains payent plus que d’autres. »
Pour qu’un haut niveau d’impôt soit accepté par la population, les pays
nordiques ont su mettre en place des systèmes fiscaux où les possibilités
8
d’évasion ou de fraude sont très limitées . Le principe général est celui du tiers
déclarant : ce n’est pas le contribuable qui déclare son revenu, mais son
employeur ou son banquier, s’agissant du fruit de ses placements. Une
mécanique vers laquelle se dirige le système français.
Mais là où la fiscalité diffère fortement entre la France et les pays du Nord,
c’est dans sa complexité et dans l’étendue des revenus taxés. Les législations des
pays nordiques laissent peu de place aux possibilités légales d’échapper à
l’impôt via le recours à des niches fiscales ou tout autre système dérogatoire. La
base de calcul est la plus large possible. En contrepartie, les niveaux de taxation
ont été fixés plus bas. Ainsi, en Suède, les revenus de l’épargne et du patrimoine
sont certes taxés à un taux plus faible que ceux du travail – il est fixe et limité à
30 % –, mais les niches fiscales autorisant des placements défiscalisés ont été
supprimées, dès le début des années 1990. Pas question d’assurance-vie à la
taxation privilégiée. D’où un consensus autour de ce système dual, de forte
taxation des revenus du travail – quand ils sont élevés –, et de moindre
imposition des fruits de l’épargne, dans la mesure où celle-ci provient le plus
souvent de revenus du travail déjà taxés.
En France, au contraire, si chaque gouvernement affirme vouloir mener avec
la plus grande fermeté le combat contre les niches, curieusement, leur nombre et
surtout leur impact financier ne cessent d’augmenter… Or ces dérogations,
source de complexité, alimentent le sentiment chaque jour plus grand – et les
faits ne sauraient le démentir – d’un véritable bazar fiscal, où s’accumulent les
possibilités, pour certains contribuables, de manipuler l’impôt. Alors que le
Français moyen, de toute façon, paie.

Le degré zéro de la confiance

Bref, François Hollande a beau avoir rehaussé le niveau de l’ISF –


sensiblement diminué auparavant par Nicolas Sarkozy –, il a beau avoir soumis
l’ensemble des revenus de placement et du patrimoine au barème de l’impôt sur
le revenu, toutes mesures visant à prouver que les « riches » allaient être plus
fortement taxés, le sentiment d’injustice n’a fait que s’accroître. Ce que ne
supportent plus les Français, c’est un système fiscal complexe, truffé de
dérogations en tout genre, ce qui le rend hautement hypocrite : en apparence, les
riches, les plus grandes fortunes, ont été surimposés sous François Hollande, en
réalité, les plus aisés d’entre eux trouvent de nombreuses échappatoires. Qui
imaginait que certaines des plus grandes fortunes échapperaient en 2015 à
l’ISF ?
Les économistes, même classés à gauche, soulignent à quel point il est inutile
de relever les taux de taxation – comme l’a fait François Hollande en rehaussant
l’imposition des plus-values boursières de 33,5 % à 62 %, pour les foyers les
plus aisés – si ces revenus du capital échappent finalement à ce barème. Cette
fuite dans le circuit fiscal explique pourquoi le taux global d’imposition diminue
quand on s’élève au plus haut dans la hiérarchie des revenus. Et il ne s’agit pas
là d’exil fiscal, nombre des organisateurs de ces fuites demeurent résidents
français !
En termes techniques, il vaut mieux élargir l’assiette – la base imposable –
qu’augmenter les taux d’imposition. Avant même l’arrivée au pouvoir de
François Hollande, l’Institut des politiques publiques, plutôt orienté à gauche, le
mettait en garde contre cet écueil : « Augmenter les taux d’imposition sur des
assiettes aussi percées ne peut avoir qu’un faible impact, tant du point de vue des
recettes fiscales que de la modification de la redistribution effective (des
revenus). Quels que soient les objectifs poursuivis en matière de redistribution
fiscale, il semble donc urgent que les responsables politiques français prennent
conscience de la nécessité de privilégier des assiettes larges et des taux faibles
plutôt que des assiettes étroites et des taux élevés. » 9 Cette recommandation,
beaucoup d’économistes l’ont formulée depuis des années. L’ancien ministre
Christian Sautter la résumait en une image : « Quand vous avez de la confiture,
mieux vaut l’étaler sur la tartine que la concentrer au milieu ! » Mais c’est peu
dire que les choses n’avancent pas en ce sens. « Effectivement, nous n’avons pas
été vraiment écoutés par François Hollande », résume Antoine Bozio, directeur
de l’Institut des politiques publiques 10.
Ces considérations techniques ne sont bien sûr pas intégrées telles quelles par
l’immense majorité des électeurs. Mais leur perception du système fiscal
correspond relativement bien, finalement, à cette réalité de trous béants dans la
raquette fiscale. Quand on leur demande « à qui le système fiscal aujourd’hui
demande surtout des efforts », 71 % d’entre eux citent les classes moyennes. Et
seuls 6 % des sondés pensent que les « Français les plus aisés » sont
11
véritablement contraints à des efforts . Ce sondage a pourtant été réalisé au
printemps 2016, avant la publication par le Canard enchaîné du palmarès des
ultra-riches échappant contre toute attente, étant donnés leur fortune et leur
revenu, à l’ISF…
La base d’un système fiscal approuvé par la population, le principe du
consentement à l’impôt, c’est-à-dire, tout simplement, le fait d’accepter de le
payer, c’est la confiance. Une confiance nécessaire à deux niveaux. D’une part,
s’agissant de la bonne utilisation des ressources collectées – sans gaspillage.
« Les individus acceptent de payer l’impôt s’ils font confiance à
l’Administration pour agir de manière vertueuse et équitable et utiliser les
deniers qu’elle prélève à des fins véritablement collectives », souligne l’historien
Nicolas Delalande 12. C’est ce que les spécialistes de l’impôt appellent
aujourd’hui « la confiance verticale ». D’autre part, c’est là le second niveau tout
aussi nécessaire, les citoyens-contribuables doivent avoir confiance entre eux.
Pour accepter l’impôt, ils doivent penser que tous les membres de la société
jouent le jeu, que leur voisin paie l’impôt aussi bien qu’eux-mêmes. Il s’agit là
de la confiance horizontale. « La croyance dans le fait que tous les contribuables
se soumettent à l’impôt est indispensable au fait même du consentement » 13,
relève Nicolas Delalande.
Si les Suédois acceptent des impôts importants, c’est parce qu’ils sont
convaincus que leur utilisation est efficace, et surtout que tout le monde paie
réellement à proportion de ses capacités.
De ces deux points de vue, l’échec en France est total. La confiance verticale,
la nécessaire croyance dans la bonne utilisation des ressources fiscales par les
gouvernants, de tous niveaux, n’existe pas. Les sondages le prouvent sans
ambiguïté : 84 % des Français estiment que les pouvoirs publics gaspillent
l’argent des impôts. Et 54 % déplorent que ces mêmes impôts servent pour une
trop grande part à assurer le train de vie des élus 14. Une critique souvent
entendue dans la bouche des électeurs penchant pour l’extrême droite, mais pas
seulement. 41 % des Français se disant proches du PS sont convaincus qu’une
trop grande part des recettes fiscales file directement dans la poche des
responsables politiques. Les élus locaux alimentent eux-mêmes ce sentiment
d’une gabegie au profit de quelques-uns, en dénonçant bruyamment les pratiques
de leurs opposants-prédécesseurs. Bien sûr, certains comportements méritent
l’opprobre, mais le risque existe d’entretenir la confusion sur la gestion des
deniers publics : quand le nouveau président de la région Auvergne-Rhône-
Alpes, Laurent Wauquiez, dénonce les notes de taxi abusives de la majorité
précédente, il est sans doute dans son droit, mais il conforte à tort l’idée déjà
bien établie de pratiques coûteuses, à l’origine de dérapages financiers, alors que
la question relève d’abord de la morale et non de l’état des comptes de la région.
Les impôts ne servent que marginalement à assurer le train de vie des élus. Un
seul exemple : le budget de l’Assemblée nationale (518 millions d’euros en
2016) peut être jugé trop élevé, les fonctionnaires du Palais-Bourbon grassement
rémunérés – ils toucheraient 8 000 euros par mois en moyenne –, cela mérite
sans doute réforme, mais l’ensemble ne représente que 0,5 % des prélèvements
obligatoires acquittés en France.
Quant à la confiance dite « horizontale », le jugement sur la répartition de la
charge fiscale entre les contribuables, le verdict des Français est tout aussi
impitoyable. 83 % des sondés estiment le système injuste, notamment parce qu’il
demande des efforts d’abord aux classes moyennes en oubliant les hauts
revenus 15 : autant dire que la confiance, à cet égard, tangente le zéro… La
logique ultime de cette défiance serait que « plus personne n’accepte de payer,
de peur de se retrouver parmi les poires du système », selon l’expression
popularisée dans les années 1920 par l’industriel et ministre Louis Loucheur 16
…. Le risque existe, en raison du véritable bazar fiscal régnant en France.

1. Sondage Opinion Way pour Finsquare, décembre 2015.


2. Sondage Opinion Way pour Finsquare, décembre 2015.
3. Bourguignon François, Fiscalité et redistribution, Conseil d’analyse économique, La Documentation
française.
4. Entretien avec l’auteur.
5. Fiscalité et redistribution, op. cit.
6. Sondage Opinion Way pour Finsquare, décembre 2015.
7. Idem.
8. Kleven (Henrik Jacobsen) « How Can Scandinavians Tax So Much ? », Journal of Economic
Perspectives, Vol 28, no. 4, 2014
9. « Fiscalité et redistribution », rapport IPP, mars 2012.
10. Entretien avec l’auteur.
11. Sondage BVA pour Orange, avril 2016.
12. Delalande (Nicolas), Les Batailles de l’impôt, Seuil, 2011.
13. Ibid.
14. Sondage Opinion Way pour Finsquare, décembre 2015.
15. Sondage BVA pour Orange, avril 2016.
16. Delalande (Nicolas), op. cit.
Chapitre 3

QUAND LES IMPÔTS


FONT DÉRAILLER LES POLITIQUES

Comment décide-t-on d’une baisse d’impôts ? En mars 2000, le Premier


ministre Lionel Jospin s’invite au journal télévisé du soir pour annoncer une
diminution du taux normal de TVA de 1 point, le faisant passer de 20,6 % à
19,6 %. Après des études préalables ? Et la consultation d’experts de Bercy,
appelés à se prononcer sur les effets économiques d’une telle baisse ?
Absolument pas. « La décision de principe de baisser la TVA, il l’a prise sans
vraiment nous consulter, la veille de son passage au 20 heures », raconte le
socialiste Christian Sautter, alors ministre des Finances. « Pour nous, ça a été la
surprise du chef. » Le politique est à la manœuvre, après des semaines de
« débat » sur une prétendue cagnotte – des recettes fiscales en surplus – que le
pouvoir socialiste aurait décidé de cacher. Pas de temps à perdre en réflexions
inutiles, il faut simplement montrer que l’argent va être rendu aux Français, les
impôts allégés, et sans délai.
La décision de diminuer la TVA est prise la veille de l’annonce, mais pas son
ampleur. Le jour J, quand approche l’heure du journal de 20 heures, il faut bien
trancher la question du quantum… « À 16 heures, c’était un demi-point de TVA
en moins (passage de 20,6 % à 20,1 %) », relate Christian Sautter. « À
17 heures, on était à trois quarts de points. Puis à 18 heures, allez, va pour un
point de baisse de la TVA ! » Et Lionel Jospin d’insister, devant les
téléspectateurs, comme heureux de pouvoir enfin terrasser l’hydre des
prélèvements obligatoires : « Cette mesure sera applicable immédiatement, dans
quelques jours… »
Une anecdote singulière ? Du jamais-vu sous la Ve République ? Inimaginable
pour le commun des mortels, estimant qu’au moins à Bercy la politique
économique relève des affaires sérieuses, cette improvisation, si elle n’est pas la
règle, a plus souvent cours qu’on ne le pense. On ne compte plus les exemples
de décisions à l’emporte-pièce, aux conséquences financières les plus lourdes sur
le long terme. Comment Lionel Jospin a-t-il pu ainsi, sur un coup de tête, baisser
de 1 point la TVA et amputer ainsi de 5,5 milliards d’euros par an les recettes
publiques, creusant d’autant les déficits ?
Les exemples abondent… dont certains beaucoup plus récents. L’écotaxe
poids lourds a été votée à l’unanimité par le Parlement en 2009, dans le cadre du
Grenelle de l’environnement. Comment a-t-elle pu passer finalement à la trappe,
après un tel soutien des élus du peuple ? Sur un coup de tête, face à la
contestation des « bonnets rouges » bretons, François Hollande en a pourtant
décidé ainsi. Quitte à jeter par la fenêtre un milliard d’euros, somme
correspondant à l’indemnisation du consortium ayant bâti les infrastructures
(portiques) de contrôle des camions, et à renoncer à une recette fiscale pérenne
de quelque 700 millions par an. Du coup, ce sont tous les automobilistes qui ont
payé pour boucher le trou, via un relèvement des taxes sur les carburants.
Comment, par ailleurs, François Hollande a-t-il pu, au nom de la justice fiscale
et de l’effort demandé aux riches, annoncer un régime fiscal plus strict pour les
plus-values en bourse – en les soumettant au barème de l’impôt sur le revenu –,
pour finalement, après des mois de polémique, instaurer un dispositif plus
favorable encore que le précédent ?

Une « cagnotte » qui rend fou

L’épisode de la « cagnotte » dont a été victime Lionel Jospin vaut d’être


raconté, tant il illustre les conséquences désastreuses sur la politique fiscale et
les finances publiques d’une faiblesse gouvernementale, face à l’opposition et à
l’opinion. Parvenu au pouvoir par surprise en juin 1997, à la suite d’une
dissolution hasardeuse de l’Assemblée nationale, voulue par un Jacques Chirac
mal conseillé, Lionel Jospin réussit sans trop de peine à ramener le déficit public
à 3 % du PIB, soit le niveau maximum fixé par le traité de Maastricht pour le
lancement de l’euro à l’échéance de 1999. La politique menée n’est pas pour rien
dans ce succès. Mais le retour de la croissance, que Jacques Chirac n’avait pas su
déceler, y contribue sans doute beaucoup plus. Due à un contexte international
plus favorable, à la hausse soudaine du dollar vis-à-vis des devises européennes,
qui dope alors les exportations des industriels français, cette croissance
économique, dont le rythme dépasse rapidement les 3 %, est synonyme de
recettes fiscales abondantes. Aucun économiste ne le conteste, quand la hausse
du PIB atteint un tel niveau, les recettes fiscales progressent encore plus vite que
l’activité. Et ce, de façon totalement spontanée. C’est ce que les experts
appellent une « élasticité fiscale » supérieure à 1 : pour 1 % de croissance, les
recettes fiscales augmentent d’elles-mêmes de plus de 1 %. De 1,5 %, par
exemple. Ce fut d’ailleurs le cas à la toute fin des années 1990 et au début des
années 2000. Ce phénomène s’explique notamment par l’imposition des
bénéfices des sociétés. Quand l’activité décolle, les profits des entreprises
grimpent encore plus vite, bien plus rapidement que le chiffre d’affaires.
Logiquement, les recettes fiscales issues de la taxation de ces profits s’envolent
aussi.
Le gouvernement Jospin avait de quoi se réjouir de cette situation de forte
croissance, gage de créations d’emplois (et donc de baisse du chômage) et
d’amélioration de la situation de finances publiques : les recettes fiscales
rentraient plus que bien dans les caisses de l’État, permettant de réduire le déficit
budgétaire. Mais, revers de la médaille, des rentrées d’impôts progressant à un
rythme plus rapide que le PIB ont une conséquence mécanique, en termes
d’affichage politico-économique : une hausse du taux de prélèvements
obligatoires, qu’aucun gouvernement n’a envie d’assumer.
Flairant là une thématique potentiellement déstabilisatrice pour le pouvoir
socialiste, Jacques Chirac, en situation de cohabitation, coincé à l’Élysée, mais
bien informé par ses conseillers aux nombreux relais dans l’Administration,
décide de l’exploiter pleinement. Le 14 juillet 1999, lors de son intervention
télévisée, il évoque « l’habileté du ministre des Finances Dominique Strauss-
Kahn », grâce à laquelle Bercy serait capable de dissimuler à l’opinion
l’abondance des recettes fiscales. En septembre, est lancé par la presse le thème
de la « cagnotte », alors même que la France est toujours en situation de déficit
public. C’est l’idée d’un magot fiscal caché, au motif de masquer l’envolée des
impôts. Ce thème alimentera la chronique tout l’automne, avec l’évocation
insistante d’un taux de prélèvements obligatoires record. Sous-entendu : ces
socialistes ne savent décidément que taxer. Surfant sur cette vague, toujours à
l’affût d’un mauvais tour susceptible d’affaiblir son éternel rival socialiste
Jospin, Laurent Fabius lance alors l’idée que la majorité PS, qui doit affronter les
électeurs au printemps 2002, pourrait être battue sur le thème « des impôts et des
charges ».
Lionel Jospin ne peut cacher une certaine fébrilité face à son frère ennemi
socialiste. Et, au lieu d’expliquer aux Français la fragilité de cette heureuse
situation fiscale, le risque toujours présent d’un retournement de conjoncture,
entraînant une baisse tout aussi mécanique des prélèvements obligatoires, il
commence à évoquer des baisses d’impôts. Jour après jour, il en rajoute, pour
être certain de l’effet sur ce maudit ratio des prélèvements. « Nous étions alors
en réaction, nous ne maîtrisions plus du tout la situation, face à l’Élysée, la
presse » 1, commente après coup Florence Parly, qui était alors secrétaire d’État
au Budget à Bercy.
Après l’annonce effective d’un taux record de prélèvements pour l’année
1999, Jospin lance donc des allégements fiscaux tous azimuts : baisse de l’impôt
sur le revenu, des droits de mutation sur les ventes d’immobilier, suppression de
la part régionale de la taxe d’habitation, et, pour couronner le tout, diminution de
la TVA.
Au total, la baisse d’impôts s’approchera des 15 milliards d’euros, soit le
quantum voulu par Nicolas Sarkozy à l’été 2007, avec sa loi TEPA (travail,
emploi, pouvoir d’achat). Les 15 milliards d’euros de baisses d’impôts décidées
par Jospin n’ont pas un effet majeur sur la conjoncture, alors au beau fixe. Mais
ces recettes manqueront cruellement par la suite.
Si, face à Jacques Chirac, il avait su expliquer à l’opinion les risques d’un
affaiblissement brutal de la croissance, et les limites d’un taux de prélèvements
obligatoires sujet à de brusques retournements, en lien avec la conjoncture,
Lionel Jospin n’aurait sans doute pas diminué les impôts dans un élan aussi
brouillon, aux conséquences lourdes à long terme pour les finances publiques. Et
la France aurait pu ainsi éviter d’afficher un déficit excessif, au-dessus des 3 %
du PIB, deux ans plus tard, la conjoncture s’étant effectivement retournée,
comme on pouvait le craindre…
Les zigzags chiraquiens

En matière d’improvisation, la droite n’est pas en reste. Jacques Chirac a ainsi


pu zigzaguer tout un automne autour de la taxation certes très symbolique, mais
d’une importance économique limitée, de quelques riches soumis à l’ISF. Cet
épisode montre que le contexte politique de la semaine et l’humeur du chef
tiennent souvent lieu de réflexion stratégique sur la politique fiscale à mener.
Soucieux de lutter alors contre « la fracture sociale », comme promis pendant sa
campagne électorale, Jacques Chirac décide en septembre 1995 de limiter les
manipulations de l’ISF, liées à l’ancêtre du bouclier fiscal, le système de
plafonnement mis en place au cours des années 1980. Un plafonnement de
l’impôt en proportion du revenu, conçu pour un public bien spécifique : les
contribuables soumis à l’ISF, mais disposant de peu de revenus. Il s’agissait par
exemple de limiter la facture fiscale de veuves, héritières d’un appartement
parisien, contraintes d’acquitter un impôt sur la fortune disproportionné en
regard de leurs faibles revenus. Des contribuables dotés au contraire de
ressources élevées détournaient l’esprit de ce dispositif pour échapper à l’ISF.
Pour faire court, ils avaient pris l’habitude de minorer artificiellement leur
revenu afin de payer moins ou même pas du tout d’impôt sur la fortune.
En septembre 1995, Jacques Chirac et Alain Juppé décident donc de limiter
ces échappatoires. Quel que soit l’état de leurs revenus, ils devront payer au
moins la moitié de l’impôt théoriquement exigible, décide le gouvernement. La
mesure est votée sans encombre à l’automne 1995, pour application en 1996.
Lorsque est venu le moment de payer l’ISF, au printemps suivant, les riches
concernés, contraints du coup de payer plus d’impôt, font savoir discrètement
mais fermement combien la situation qui leur est faite devient insoutenable.
Aussi l’Élysée décide-t-il un an plus tard, à l’automne 1996, de revenir sur ce
dispositif « anti-riches », en l’annulant purement et simplement. Sur cette
matière sensible, l’exécutif se veut tout aussi discret que les riches concernés :
pas question d’annonce tonitruante pour ce retour en arrière, le gouvernement
restera en retrait. À charge pour des députés amis de faire voter par l’Assemblée
nationale un amendement à la loi de finances permettant le retour à la situation
antérieure. Mais la presse a vent de la manœuvre, finie la discrétion. L’Élysée
prend le parti alors d’ajourner la décision. Jacques Chirac espère avoir une
seconde chance quelques semaines plus tard, au Sénat, qui examine à son tour le
projet de loi de finances. Quelques élus sont alors chargés de régler le dossier, en
toute discrétion, là aussi. Pas de chance, la presse met à nouveau le dossier en
avant, sur le thème du « cadeau aux riches ». Jacques Chirac prend alors le parti
de passer outre à ces polémiques et de donner le feu vert à l’amendement
favorable aux contribuables fortunés… pour au bout du compte, in extremis, en
toute fin de débat parlementaire, à l’approche de Noël, ordonner aux
parlementaires de n’en rien faire. Pas de « cadeau » de fin d’année pour les
riches ! Bilan : plusieurs semaines d’agitation pour rien…

Aux origines de l’incohérence

En 2001, les journalistes Érik Izraelewicz et Christine Mital dénonçaient 2 une


politique fiscale sans aucun cap pendant le quinquennat de Lionel Jospin (1997-
2002), où, Premier ministre socialiste en situation de cohabitation, il assumait
tous les pouvoirs en matière de politique intérieure. Mais ce constat vaut
largement pour la plupart des gouvernements des trente dernières années !
Cette incohérence dans la politique fiscale peut avoir plusieurs origines. Des
expériences récentes, on peut retenir une trop grande confiance du nouveau
président de la République dans son programme initial, forcément plus politique
que ciselé avec rigueur, une volonté de « casser la baraque » qui rencontre le
mur des réalités (Sarkozy, Hollande dans un premier temps). Ou la faiblesse de
l’équipe au pouvoir, incapable d’assumer ses choix (Jospin), de les défendre face
à une opposition en verve. Sans compter, surtout, le trop fameux cycle électoral :
lors de l’arrivée au pouvoir, on redresse la situation des finances publiques
laissée par le prédécesseur – jugée forcément « calamiteuse » –, à coup de
hausses d’impôts. Puis, en fin de mandat, il faut bien accorder quelques cadeaux
sous forme d’allégement de ces mêmes impôts préalablement augmentés…
histoire de favoriser la réélection de son camp. Comme un va-et-vient pour le
moins inconséquent…
Dans cette pratique du cadeau pré-électoral, à contresens de l’augmentation
des taxes décidée quelques années voire quelques mois avant par le même
exécutif, se sont illustrés notamment Édouard Balladur (1995), Jacques Chirac et
son Premier ministre Alain Juppé (1997), Lionel Jospin (2000-2001), Jacques
Chirac à nouveau et son Premier ministre Dominique de Villepin (2006),
François Hollande (2016-2017)…
La confiance dans son programme, Nicolas Sarkozy l’a assurément quand il
arrive en force au pouvoir, en 2007. Son programme économique, il l’a réfléchi,
bien calibré avec les nombreux experts qui l’accompagnent, entend-on. Il veut
« casser la baraque ». Lui qui a été ministre du Budget en 1993 – ce fut son
premier poste –, puis à la tête des Finances en 2004, il ne va pas se laisser dicter
sa politique par les technocrates de Bercy qu’il ne connaît que trop, toujours
prompts à brider les initiatives. Ils peuvent toujours renâcler, mettre en garde,
c’est l’Élysée qui décide !
Il faut relancer l’initiative, renforcer l’offre, inciter les exilés fiscaux à revenir
en France, tout en assurant la promotion d’une France de propriétaires. Pour les
« riches », il met en place le fameux bouclier fiscal, qui limite le total des impôts
d’un particulier à 50 % de ses revenus, et crée une nouvelle niche fiscale
permettant de réduire son ISF à hauteur de 75 % des sommes investies dans les
PME. Pour les futurs propriétaires de logements, il instaure une réduction
d’impôt permettant de déduire les intérêts d’emprunt. Et, afin de réhabiliter le
travail, il détaxe les heures supplémentaires. Quatre ans plus tard, au moment où
Nicolas Sarkozy sollicite un deuxième mandat à la tête de l’État, que reste-t-il de
ce programme « fondateur » ? Le bouclier fiscal a disparu, la mesure
d’allégement de l’ISF a été rabotée, et le crédit d’impôt pour investissement dans
l’immobilier est passé à la trappe. Comment expliquer de tels allers et retours ?
Le président de la République a alors tous les pouvoirs, il n’est pas un Premier
ministre en situation de cohabitation…
Nicolas Sarkozy a fait donc fi des avertissements des experts de Bercy qui le
mettaient en garde contre l’inefficacité de certaines mesures. Le crédit d’impôt
pour l’achat d’immobilier ? Déjà testé et sans effet positif. Il a fallu attendre que
le président Sarkozy fasse sa propre expérience, constate lui-même l’inefficacité
de ce dispositif coûteux (du point de vue des finances publiques) pour qu’il
accepte de l’abandonner. Le bouclier fiscal ? Imposé aux hauts fonctionnaires de
Bercy, ceux-ci ont-ils sciemment conçu un mécanisme défaillant ? En tout cas,
l’idée d’un chèque tiré sur le fisc au profit de riches contribuables était tout sauf
brillante. Évidemment, ces remises de chèques aux riches, pour un montant
atteignant parfois plusieurs millions d’euros, ont fait tiquer les électeurs de
gauche comme de droite. Chaque week-end, les députés de la majorité avaient
droit à des remontrances de leurs électeurs, dénonçant ces « cadeaux aux
riches », la situation devenant politiquement intenable. Quant au système de
réduction d’ISF pour investissement dans les PME, il a été jugé par Nicolas
Sarkozy lui-même finalement trop favorable, avant que Bruxelles n’impose
quelques années plus tard des restrictions encore plus fortes. Bref, du
programme initial de Nicolas Sarkozy, il ne restait, à la fin de son quinquennat,
que la baisse des droits de succession et la détaxation des heures
supplémentaires, que François Hollande a supprimée.
S’agissant des heures sup, un rapport de l’économiste libéral, peu suspect de
sympathie pour les idées de gauche en faveur de la réduction du temps de travail,
Pierre Cahuc, a montré l’inefficacité du dispositif Sarkozy 3. Selon Cahuc,
l’exonération d’impôt sur les heures supplémentaires a manqué sa cible, à savoir
augmenter le nombre d’heures travaillées. Elle n’a constitué qu’un effet
d’aubaine, et a donné lieu à l’optimisation fiscale : une partie du salaire de base a
été déclarée en heures supplémentaires, dans le seul but d’échapper à l’impôt. Le
résultat : un peu plus de pouvoir d’achat, bien loin de l’objectif annoncé de
« libération du travail ». Bref, beaucoup de bruit pour rien… Puisque de la
grande loi TEPA (travail, emploi, pouvoir d’achat) voulue par le dernier
président de la République étiqueté UMP, il ne reste effectivement… rien.

Quand Hollande voulait épargner les classes moyennes…

François Hollande, lui, n’a pas découvert la fiscalité avec sa candidature


inopinée à la présidentielle, qu’il doit aux fatals errements d’un des plus brillants
économistes présents en politique, Dominique Strauss-Kahn. Avec Pierre
Moscovici, Hollande donnait à Sciences-Po des cours d’économie et de finances
publiques, à la fin des années 1980, où se pressaient des étudiants flairant là de
futurs dirigeants. Surtout, au même moment, il rédigeait un rapport remarqué
consacré à la question toujours épineuse de la fiscalité du patrimoine. En 2010, il
décide de se lancer dans la course à la présidentielle. Alors que ses chances
d’accéder à la magistrature suprême apparaissent infimes, il commence à
élaborer un programme présidentiel où la fiscalité prend une grande place. Et il
annonce la couleur : des hausses d’impôts sont à venir. « La fiscalité sera au
cœur de la campagne, […] Nicolas Sarkozy cherchera à faire croire contre toute
évidence que le pays pourra échapper à des prélèvements supplémentaires après
2012. Je suggère à la gauche d’éviter le piège qui lui est tendu : il ne faut pas
dire impôts, impôts, mais dire lesquels et qui les paiera. » 4 Et d’insister sur la
nécessaire réforme : il faut « promouvoir l’idée d’une réforme fiscale, acte
préalable à tous les autres, […] il faut commencer par la réforme fiscale sans
laquelle il ne peut y avoir d’appel à l’effort ». Qui devra payer ? Pas les classes
moyennes, en tout cas. François Hollande veut les épargner et dénonce alors les
funestes projets qu’il prête à son adversaire Sarkozy, de vouloir les frapper de
plein fouet : « Le plus grave, c’est que ce seront les classes moyennes qui
supporteront la totalité de la charge », dit-il alors. Même la remise en cause des
niches fiscales par le couple Sarkozy-Fillon ne trouve pas grâce à ses yeux. « Il y
a de la part du gouvernement (Fillon) une forme de tromperie », affirme-t-il.
« Seule la peinture des niches est écornée mais les avantages fiscaux exorbitants
restent inchangés. Rien n’est clair, rien n’est durable, rien n’est juste. »
Le message est clair : pour redresser les finances publiques, il fera payer les
riches, contrairement à Sarkozy, et préservera les classes moyennes.
Ce redressement des comptes, il le veut à marche forcée : alors que
l’adversaire Sarkozy annonce vouloir ramener progressivement le déficit public
de 5,1 % du PIB (niveau 2011) à 3 %, soit la limite fixée par les traités
européens, Hollande promet que ce sera le cas dès 2013. Avant même d’être élu,
il se lance donc dans une véritable course à la rigueur, de crainte, sans doute,
d’un jugement négatif des marchés financiers à l’égard de son futur
gouvernement socialiste. « Pourquoi la gauche ne pourrait-elle pas être
sérieuse ? » 5, s’interroge alors le futur ministre des Finances, Michel Sapin. Le
programme présenté en février 2012 est celui d’un François Hollande, optimiste
invétéré, voulant croire que le coup de massue fiscal qu’il prépare n’aura pas
d’effet négatif sur la croissance de l’économie. Outre une série de mesures
taxant entreprises et ménages, à hauteur d’une trentaine de milliards d’euros, le
candidat PS annonce une réforme de l’impôt sur le revenu.
Dans un premier temps, précise-t-il, l’objectif sera de soumettre tous les
revenus au barème de l’impôt, en intégrant les gains issus des placements et du
patrimoine. Y compris ceux provenant de l’assurance-vie ? « Oui, sans
exception, y compris l’assurance-vie » 6, répond Michel Sapin, sans vraiment
anticiper l’émotion des épargnants devant une telle annonce, synonyme de
disparition à terme du placement favori des Français. En pleine campagne
électorale, elle est vive… et le candidat Hollande doit faire machine arrière en
quelques jours. L’assurance-vie conservera bien ses avantages.
Tout aussi improvisée a été la taxe à 75 % sur les revenus supérieurs à
1 million d’euros. Quand François Hollande l’annonce à la télévision, il est pour
ainsi dire le seul dans la confidence. Sommé de commenter cette annonce, sur
une autre chaîne, l’un de ses principaux conseillers économiques, Jérôme
Cahuzac, futur ministre du Budget, bredouille quelques mots, faute de connaître
les tenants et aboutissants de cette surtaxe destinée à frapper les esprits, dont il
n’a jamais entendu parler. Une taxe qui ne verra d’ailleurs jamais le jour dans sa
forme initialement annoncée, ayant été invalidée par le Conseil constitutionnel.
Pour autant, les riches ne vont pas être épargnés, surtout en 2012, quand ils
vont s’acquitter plein pot de l’ISF, sans aucun système de plafonnement.
Certains d’entre eux vont mener la fronde contre l’imposition des plus-values sur
actions. Le mouvement des « Pigeons » est l’exemple type du lobbying politique
efficace, sachant renverser la communication de François Hollande : il annonçait
vouloir taxer les riches, ils font comprendre que sa politique pénalise fortement
de sympathiques start-up, qui ne recevront plus les investissements nécessaires.
Sans résister plus que quelques jours, Hollande leur donne raison. Tout
l’automne 2012, Bercy cafouillera autour du sujet, avant l’annonce d’un
dispositif finalement favorable aux détenteurs d’actions, en tout cas ceux qui
investissent sur plusieurs années. Exit la « grande réforme fiscale », visant à tout
taxer au barème de l’impôt sur le revenu, dont se prévalaient les ministres
socialistes.
Et les classes moyennes que le candidat Hollande entendait protéger ?
Développée par l’ex-premier secrétaire du PS pendant la campagne électorale, la
thèse d’un redressement fiscal fondé sur la remise en cause de quelques niches
dont profitent les plus riches va rapidement voler en éclats. La moitié des
Français vont payer plus d’impôt et de cotisations, en réalité. Une hausse très
sensible pour le haut de la classe moyenne, les foyers appartenant aux 10 % les
plus aisés. En moyenne, ceux-ci paieront 800 euros d’impôt sur le revenu en plus
en 2013, puis leur pouvoir d’achat sera amputé de 500 euros en 2014 (toutes
hausses de prélèvements directs confondues) 7. Sans parler de l’annulation de la
hausse de TVA décidée par Sarkozy, suivie quatre mois plus tard par l’annonce
d’une hausse de cet impôt, destinée à financer les allégements de charges des
employeurs (CICE). De l’art du grand écart.

1. Entretien avec l’auteur.


2. In Monsieur Ni-Ni, l’économie selon Jospin, Robert Laffont, 2002.
3. Cahuc (Pierre), Carcillo (Stéphane), « La défiscalisation des heures supplémentaires : les enseignements
de l’expérience française », Institut des Politiques Publiques, 2012
http://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2012/04/n1-notes-IPP-mars2012.pdf.
4. Interview à la Tribune, 29 septembre 2010.
5. Entretien avec l’auteur.
6. Idem.
7. Cazenave (Marie-Cécile), Fontaine (Maëlle), Fourcot (Juliette), Sireyjol (Antoine) et André (Mathias)
« Les réformes des prestations et prélèvements intervenues en 2014 pénalisent 50 % des ménages les plus
aisés et épargnent les plus modestes », Insee, 2015
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=0&ref_id=FPORSOC15h_D4_fiscal
Chapitre 4

L’ISF OU L’IMMENSE SUPERCHERIE FRANÇAISE ?

L’affaire a fait du bruit. Mais pas tant que ça. Quand le Canard enchaîné
révèle en juin 2016 la liste des ultra-riches vivant en France et ne payant pas ou
très peu d’ISF, alors qu’ils devraient en être, en toute logique, les premiers
contributeurs, la classe politique tourne la tête ailleurs. La presse reprend
l’information, mais peu de responsables se sentent de la commenter. Pourtant,
cette liste dit beaucoup de choses, du système fiscal français, de la politique
menée par François Hollande. Avec lui, on allait voir : la justice fiscale enfin au
rendez-vous, la fin des passe-droits… Et pour quel résultat, finalement ? Des très
grandes fortunes largement exonérées d’impôt, à condition de s’en tenir à un
comportement de rentier.
On les croyait pourtant écœurés, lessivés, et finalement exilés, ces riches
assommés d’impôts depuis l’arrivée de François Hollande au pouvoir. Entre la
demande de nationalité belge de Bernard Arnault et un Gérard Depardieu
annonçant au Premier ministre Jean-Marc Ayrault son départ, après avoir « payé
85 % d’impôt » sur ses revenus en 2012, la messe semblait dite : les ultra-riches
n’avaient plus leur place au pays des prélèvements obligatoires record. Certes,
Hollande avait changé de discours en cours de route, défendant désormais les
entreprises, diminuant les charges des employeurs, mais cela ne l’avait pas
empêché de taxer à hauteur de 75 % les rémunérations supérieures à 1 million
d’euros. Et finalement, que découvre-t-on ? Que les plus riches des riches n’ont
pas quitté le pays, jouissant d’un sort fiscal finalement assez enviable.
Comment est-ce possible ? Un impôt peut-il à ce point manquer sa cible ?
L’histoire de l’impôt sur les grandes fortunes, créé par la gauche arrivant au
pouvoir en 1981, c’est celle d’un impôt mal conçu dès sa naissance, toujours
contesté par la droite, mais auquel les Français restent farouchement attachés,
tant ils tiennent à ce symbole de justice fiscale. Au printemps 2016, 66 % d’entre
eux se prononçaient contre sa suppression, soit 2 points de plus qu’en 2014 1.
« L’ISF apparaît sans doute à beaucoup comme l’impôt équitable qui ne touche
que les plus aisés », estime Christelle Craplet, de BVA Opinion.
Symbole de la demande d’égalité de la part d’électeurs qui ont sanctionné le
candidat à la présidentielle Jacques Chirac, au printemps 1988, notamment parce
qu’il l’avait fait disparaître un an auparavant, mais aussi symbole de l’hypocrisie
d’un système fiscal. Car l’impôt de solidarité sur la fortune, ainsi dénommé
depuis sa recréation par Michel Rocard, en 1989, a ceci de particulier qu’il
touche les millionnaires mais épargne les milliardaires, les premiers censés y
contribuer et surtout qu’il les encourage à adopter des comportements de rentier,
à limiter leur contribution à l’activité économique en France. Et pas seulement
parce qu’il favorise un exil fiscal difficile à mesurer.
Au départ, tout est simple, pourtant : la gauche, arrivant au pouvoir en 1981,
entend prendre l’argent là où il est, chez les riches, en taxant leur fortune. Et ce,
en appréhendant la totalité des richesses. Dans la première version de ce qui
s’appelait alors l’IGF (impôt sur les grandes fortunes), on voit la patte
d’économistes férus de théorie fiscale : ils savent qu’un bon impôt doit avoir une
base la plus large possible – on évite les échappatoires –, ce qui permet à l’État
d’engranger une recette suffisante tout en retenant un taux d’imposition
raisonnable. Pour dire les choses simplement : il est toujours préférable d’étaler
la confiture sur la tartine que de la concentrer au milieu. Ainsi, la première
mouture de l’impôt sur les grandes fortunes taxe tout, rien ne lui échappe : le
dentiste vivant bien doit déclarer son appartement, mais aussi éventuellement
son voilier, et surtout la valeur de son cabinet médical. Le patron-propriétaire
d’une PME doit intégrer dans sa fortune imposable la valeur exacte de son
entreprise.

Quand les amis de Mitterrand interviennent…

Les experts de gauche convainquent ainsi le Premier ministre, Pierre Mauroy,


d’instituer un impôt taxant toutes les fortunes – qu’elles soient professionnelles
ou personnelles. À l’automne 1981, le texte passe sans encombre l’épreuve
d’une Assemblée nationale chauffée à blanc, évidemment désireuse de « taxer
les riches ». Mais les quelques amis que compte François Mitterrand parmi les
patrons, d’autant plus influents que ce sont des proches de longue date et que le
nouveau président leur est redevable – André Rousselet, Roger-Patrice
Pelat… –, montent très vite au créneau. Taxer la propriété d’une entreprise,
même faiblement ? Vous n’y pensez pas !
Voilà pourquoi l’IGF première version, inspiré par les économistes, puis voté
par le Parlement, ne sera jamais appliqué. Une deuxième mouture voit le jour
dès le printemps 1982, qui limite l’imposition aux biens personnels : les
propriétaires d’entreprises – détenant au moins 25 % du capital et y exerçant une
fonction dirigeante – échappent à toute taxation, sur cette partie de leur
patrimoine, en tout cas. Pour justifier ce revirement, le gouvernement emprunte
alors à la phraséologie communiste, évoquant la nécessité de préserver « l’outil
de travail ». Façon de parler… Contre toute rationalité économique, les œuvres
d’art échappent aussi à l’IGF, sous la pression – entre autres – d’un jeune
ministre du Budget nommé Laurent Fabius, qui a su en convaincre François
Mitterrand. En revanche, tout le reste de la fortune personnelle, des biens
immobiliers aux couverts en argent, en passant par les bateaux et autos, doit être
déclaré au fisc, et évalué très précisément.
Dès lors, l’ISF devient un impôt bâtard, censé imposer l’ensemble du
patrimoine, mais en excluant l’essentiel, la propriété de l’entreprise. Pour que la
recette soit suffisante, les taux d’imposition sont relevés. Fortement. Le barème,
qui s’applique à la fortune nette de dettes, est progressif. Trois tranches
d’imposition sont prévues, de 0,5 % à 1,5 %, avec un seuil d’imposition
correspondant à un peu moins de 1 million d’euros actuels. En 1982, une
taxation de 1,5 % peut paraître relativement modeste. Pour être bien
appréhendée, elle doit se comparer au rendement du patrimoine, puisque c’est
avec le fruit des placements que pourra être payé l’impôt sur la fortune. Au
milieu des années 1980, un placement sans risque – une obligation émise par
l’État – rapporte 9 % l’an. Soit bien plus que l’inflation, tombée à 3 %. La
rémunération réelle – une fois l’inflation déduite – atteint donc 6 %. Un impôt
sur la fortune de l’ordre de 1 %, en moyenne, laisse 5 % de rendement de son
patrimoine au contribuable. Difficile de crier à l’étranglement fiscal…
Mais aujourd’hui, le paysage est tout autre. Les obligations d’État ne
rapportent pratiquement plus rien. Si l’on applique ce même taux de 1 % d’ISF,
la rémunération nette d’impôt tombe donc en dessous de zéro. Les impôts
frappant le patrimoine ont toutes les chances d’être, chaque année, supérieurs à
ce qu’il rapporte. Pour les payer, il faut donc céder une partie de sa fortune. Une
contrainte indéfendable, et surtout quasi insurmontable quand il s’agit par
exemple de veuves sans ressources importantes, propriétaires d’un appartement
parisien ayant pris de la valeur : elles n’ont pas les moyens de s’acquitter de leur
cotisation annuelle d’ISF.
Le plafonnement, un correctif aberrant

C’est au nom de ces veuves, riches seulement en apparence, et en tout cas


disposant d’un patrimoine peu liquide, que sera institué, au cours des années
1980, un plafonnement de l’impôt sur la fortune. Au nom, aussi, des fameux
agriculteurs de l’île de Ré, qu’on a vus dans maints reportages télévisés se
plaindre de leur étranglement par le fisc, qui leur réclamait le paiement d’un ISF
exorbitant, en tout cas en regard de leurs modestes revenus. Des agriculteurs qui
ont eu la fâcheuse tendance à vouloir le beurre et l’argent du beurre. Rien ne les
obligeait à déclarer leur terrain constructible, si ce n’est l’irrépressible envie
d’afficher une richesse inespérée. Dès lors que celui-ci passait du statut de terre
agricole à celui de terrain éventuellement à bâtir, sa valeur était bien sûr
démultipliée, dans une île où règne la spéculation foncière. Cette valorisation
soudaine n’a évidemment pas échappé aux inspecteurs des impôts… Pour les
veuves et les agriculteurs de l’île de Ré – entre autres, car certains fermiers des
Alpes se trouvent aussi confrontés à l’ISF –, il a fallu donc trouver un correctif,
afin de ne pas les laisser à leur pauvre sort.
Mais, à impôt aberrant, correctif aberrant, à l’origine d’une véritable échappée
fiscale. De quoi s’agissait-il ? De limiter le total de l’impôt sur le revenu et de
l’ISF à 70 % des revenus. A priori, rien là que de très normal, il paraît de bonne
politique que les impôts ne mangent pas plus de 70 % des revenus d’une année.
Ce plafond d’imposition sera même ramené à 50 % des revenus par Nicolas
Sarkozy en 2007, qui renommera ce système « bouclier fiscal », avec l’objectif
d’inciter les riches exilés fiscaux à revenir sur le sol français. Il y intégrera les
prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine.
Mais très vite, le bouclier, dont la logique pouvait être a priori admise, eut
mauvaise presse. Instauré par des technocrates sans aucun doute peu inspirés, le
système était devenu indéfendable. De retour dans sa circonscription le week-
end, chaque député de la majorité avait droit à son lot de remarques ironiques sur
les cadeaux aux riches. Pourquoi ? Le bouclier fiscal était ainsi conçu qu’il
aboutissait à ce que le fisc rembourse après coup le trop-perçu, quand les impôts
dépassaient 50 % de revenus, sous forme de chèque remis par l’administration
fiscale aux riches contribuables. Un remboursement censé bien sûr rester
confidentiel… mais quoi de plus parlant qu’un chèque de 34 millions d’euros
remis au nom de l’État à Mme Bettencourt ? Il suffit alors d’une fuite dans la
presse…
C’est ainsi que le bouclier fiscal est devenu un sujet politique majeur :
comment empêcher les électeurs de ne pas voir d’un mauvais œil ces cadeaux
répétés à l’héritière de L’Oréal ? Voilà pourquoi, sous la pression de sa majorité,
Nicolas Sarkozy a décidé, en 2011, de le supprimer. Mais il ne pouvait pas
laisser l’ISF avaler tous les revenus des riches contribuables : d’où en
contrepartie de cette suppression, un allégement considérable du barème de
l’ISF, alors passé poliment sous silence. Il eût été possible d’en rester là, avec un
impôt sur la fortune revu à la baisse, adapté à une rémunération affaiblie de bien
des actifs financiers. Mais c’eût été sans doute trop simple.
Élu en 2012, François Hollande a voulu immédiatement rétablir l’ancien
barème de l’ISF, celui qui frappe fort. Après avoir fait de la justice fiscale l’un
de ses principaux thèmes de campagne, il estimait ne pas pouvoir faire moins…
Le nouveau président n’avait évidemment pas prévu de rétablir un bouclier fiscal
qu’il s’était fait fort de dénoncer. Plus question de plafonnement, non plus : à
partir de 2012, les riches paieront plein pot, a décidé François Hollande.
Mais le principal détenteur du pouvoir fiscal en France, ou en tout cas le
censeur suprême, l’organe dont les décisions ne sont susceptibles d’aucun
recours, à savoir le Conseil constitutionnel, ne l’a pas entendu ainsi. Les Sages
du Palais-Royal peuvent, en effet, non seulement annuler tel ou tel article d’un
projet de loi – la Constitution l’a prévu dès l’origine, c’est là le rôle premier de
ce Conseil –, mais ils se sont aussi arrogé le droit de préconiser des mesures
fiscales. Et gare au gouvernement qui ne voudrait pas entendre le Conseil : la
censure sera implacable ! Voilà comment, au cours de l’été 2012, les sages, le
très chiraquien Jean-Louis Debré en tête, ont signifié au gouvernement leur
approbation sous condition d’un ISF 2012 sans bouclier ou plafonnement. Mais
pas question d’en rester là en 2013 : des correctifs devront intervenir, il faudra
limiter les impôts à 75 % du revenu. Au nom de quel article de la Constitution ?
Le Conseil s’appuie sur la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Son
article XIII écrit noir sur blanc l’œuvre de la Révolution en matière fiscale, à
savoir le paiement par tous de l’impôt : « Pour l’entretien de la force publique, et
pour les dépenses d’administration, une contribution commune est
indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison
de leurs facultés. » Rien de bien surprenant jusque-là, et le rapport avec l’ISF
apparaît bien lointain. Mais le Conseil constitutionnel, dans sa décision du
29 décembre 2005, estime « que cette exigence (d’égale répartition) ne serait pas
respectée si l’impôt revêtait un caractère confiscatoire ou faisait peser sur une
catégorie de contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés
contributives ».
Devant la pression des sages du Palais-Royal, le gouvernement s’est bien sûr
exécuté. François Hollande a ainsi rétabli le bouclier fiscal tant dénoncé sous
Sarkozy, sans trop le dire, bien sûr. Les mots sont lourds de sens, et l’exécutif
préfère évoquer pudiquement le terme de « plafonnement ». À tel point que
certains observateurs ont pu se laisser berner et affirmer que les très riches ne
pouvaient plus, sous Hollande, faire jouer le système du bouclier. Mais les
fiscalistes ne s’y trompent pas : le vocabulaire a beau changer, le bouclier fiscal
a bel et bien été rétabli.
Seule différence, l’actuel président s’est montré moins généreux avec les
riches, rehaussant le plafond des impôts non pas à 50 % des revenus mais à
75 %. Les impôts pris en compte sont l’impôt sur le revenu, qui s’ajoute à l’ISF
et aux prélèvements sociaux sur les revenus de l’épargne et du patrimoine.

De l’hypocrisie fiscale

Ce changement de curseur est-il si important ? Si défavorable aux grandes


fortunes ? De fait, les impôts peuvent absorber une plus grande partie des
revenus, jusqu’à 75 %. En fait, ce plafond moins favorable ne gêne nullement les
contribuables bien conseillés. Et c’est là qu’apparaît l’injustice d’un système qui
peut sembler a priori relever du bon sens. Où l’on repousse les limites de
l’hypocrisie, en donnant à penser que les grandes fortunes sont bien sûr soumises
à l’ISF, et ce, d’autant plus que leur patrimoine est important, alors que la
capacité à se soustraire à cet impôt croît avec le patrimoine. Comment est-ce
possible ?
Il est difficile de cacher sa fortune – à moins de se lancer dans l’exercice de
plus en plus périlleux de la fraude internationale. En revanche, les plus fortunés
des contribuables savent très bien « piloter » leurs revenus. Et les ramener à zéro
ou presque. Or, nul besoin de détenir la médaille Fields de mathématiques pour
comprendre que 75 % (le taux du fameux plafond d’impôt) de zéro (revenu)
égale… zéro. Bref, pas de revenus, pas d’ISF, même avec un patrimoine de
100 millions, 500 millions, voire plusieurs milliards d’euros. Et ce, en toute
légalité, sans s’exiler. Voilà comment Mme Bettencourt peut disposer d’une
fortune soumise à l’ISF de 2,4 milliards d’euros sans payer cet impôt. En théorie,
si l’on s’en tient à la seule application du barème, le fisc devrait lui réclamer
35,948 millions au titre de l’imposition de sa fortune. Mais ce sera bien zéro.
Un mécanisme que décrivait parfaitement un des meilleurs spécialistes de la
fiscalité à l’Assemblée nationale, le président de la Commission des finances,
Gilles Carrez (Les Républicains), quand François Hollande a décidé de rétablir
un ISF à taux élevé, en 2012. « On rapporte un impôt bien défini, l’ISF, à un
revenu que les contribuables riches sont parfaitement capables d’administrer. Ils
sont en mesure de dériver leurs revenus vers des personnes morales – système de
holding, utilisé notamment par Liliane Bettencourt – ou d’utiliser des niches
fiscales pour minorer artificiellement leurs revenus. Dès lors que ceux-ci sont
apparemment très faibles, ils peuvent obtenir le remboursement d’une grande
partie de leur ISF. Ce qui est, politiquement, intenable, c’est une véritable boîte à
claques politique, comme on l’a vu avec le bouclier fiscal. » 2
Réduire l’ISF en faisant jouer le système de plafonnement des impôts à 75 %
des revenus ? C’est devenu le nec plus ultra des contribuables vraiment fortunés,
surtout quand, fortune faite, ils n’ont plus besoin de travailler pour assurer leur
train de vie.
« Faire jouer le système de plafonnement de l’ISF, pour éviter de le payer,
c’est notre stratégie de base », explique Jean-François Lucq, ingénieur
patrimonial au sein de la banque privée KBL Richelieu. « Des clients viennent
me demander où ils doivent s’exiler pour payer moins d’impôts. Je leur réponds
simplement qu’ils peuvent aller en Suisse s’ils aiment la montagne, ou au
Portugal s’ils apprécient l’Océan, mais que ce n’est en aucun cas nécessaire ! Il
3
est possible de ne rien payer ou très peu tout en restant en France. » D’autant
moins que certains parviennent à zéro revenu. Oui, il est envisageable d’afficher
à l’attention du fisc un revenu égal à zéro… Avec un effet bénéfique sur la
facture fiscale : 75 % – le plafond des impôts – de zéro, cela fait bien… zéro.
Exit, alors, l’ISF.
Deux grandes catégories d’ultra-riches cohabitent : les patrons encore en
activité, et ceux qui vivent de leurs rentes. Les premiers ont des revenus
salariaux qu’ils peuvent difficilement masquer, les seconds ont une plus grande
marge de manœuvre, tout en respectant strictement la loi.
Compte tenu de revenus nécessairement déclarés, les patrons en activité ne
peuvent échapper totalement à l’ISF. Mais ils le réduisent fortement, au moyen
du système de plafonnement. Exemple : le patron-propriétaire d’un grand groupe
de luxe déclare près de 6 millions d’euros de revenus annuels, hors dividendes
logés dans sa société familiale (tant qu’ils ne sont pas retirés des comptes des
sociétés, ils ne sont pas assimilables à un revenu). Compte tenu de sa fortune
privée, hors patrimoine professionnel exonéré au titre de « l’outil de travail », il
devrait s’acquitter d’un ISF de 8 millions d’euros. Mais cela dépasserait ses
revenus déclarés. Finalement, son ISF est réduit à un peu plus de 2 millions,
grâce au mécanisme du plafonnement.
Certains ultra-riches vont plus loin. Pour eux, l’ISF est à ce point
insupportable qu’il doit être éliminé. Ils y parviennent d’autant plus facilement
que, rentiers, ils n’ont pas de salaires à déclarer.
L’exemple le plus emblématique est celui de la deuxième fortune française,
Liliane Bettencourt. Compte tenu de son patrimoine (non professionnel, donc sa
participation dans L’Oréal mise à part), elle aurait dû payer 61,3 millions d’euros
d’ISF en 2015. Or, elle a versé au fisc… zéro euro. En première analyse, on
pourrait croire qu’elle paie beaucoup d’impôts, hors ISF (impôt sur le revenu,
prélèvements sociaux…), qui, au total, représenteraient à eux seuls 75 % de ses
revenus. C’est ce qu’a cru comprendre le Canard enchaîné lui-même. Mais les
meilleurs experts fiscaux récusent cette analyse. « Pour ne plus payer du tout
d’ISF, la seule solution est de ne pas avoir de revenu », affirme Jean-Yves
Mercier, l’un des spécialistes les plus pointus de la fiscalité des riches, ex-avocat
au cabinet Francis Lefebvre. « Car l’impôt sur le revenu ne peut représenter à lui
seul 75 % des revenus, même si on lui ajoute les prélèvements sociaux. D’autant
moins que les dividendes, la principale ressource des plus riches, bénéficient
d’un abattement de 40 %… Il reste donc toujours un peu d’ISF à payer… à
moins de n’avoir rien à déclarer. » 4
Comment y parvenir ? En réalité, et c’est ce que ne voit pas le Conseil
constitutionnel quand il évoque des « prélèvements confiscatoires », il y a
revenus et revenus. Un salarié n’a pas le choix, il les déclare, et ils seront taxés.
Celui qui ne vit que de ses rentes dispose au contraire d’une grande marge de
manœuvre, pour passer sous les radars du fisc. Ses revenus n’en sont pas
forcément, en tout cas aux yeux de l’Administration, et c’est ce qui compte pour
échapper à l’impôt. Comment bien placer sa fortune, en tirer un rendement
suffisant, sans que cela apparaisse comme un revenu ? La réponse à la mode,
c’est l’assurance-vie. Oui, le placement préféré des Français moyens, délaissé il
n’y a pas si longtemps par les vraiment riches, est devenu leur instrument favori
de défiscalisation. Il offre désormais une liberté de gestion inégalée, notamment
quand les sommes sont placées au Luxembourg, en toute légalité (voir
chapitre 5). Et surtout, les revenus procurés par l’assurance-vie ne sont pas
considérés comme tels par le fisc, tant qu’ils ne sont pas retirés des contrats.
Une question reste pendante : échapper au fisc, en toute légalité, voilà qui peut
susciter de l’intérêt, mais par quel moyen assurer son train de vie sans la
possibilité de profiter de son patrimoine, resté bloqué chez son banquier-
assureur ? Rien de plus facile. Il suffit de lui demander un prêt. Aux taux
d’intérêt actuel, c’est pratiquement gratuit. Et les banques n’hésitent pas à prêter
aux grandes fortunes, qui présentent évidemment toutes les garanties…

Bercy empêché de contrer l’optimisation fiscale


Bien sûr, Bercy a voulu contrer, par deux fois, ces stratégies d’optimisation.
Seulement voilà, le ministère des Finances a toujours été battu en rase
campagne. La première fois à l’automne 1995, se glissant dans la brèche ouverte
par le mot d’ordre chiraquien de « lutte contre la fracture sociale ». Au nom de la
lutte contre les inégalités, le Premier ministre Alain Juppé décide alors, comme
déjà évoqué, de limiter la possibilité pour les très riches d’« optimiser », en
faisant jouer ce mécanisme du plafonnement. La réduction d’ISF autorisée via ce
mécanisme sera limitée à 50 %. Un plafonnement du plafonnement, en quelque
sorte. Mais il disparaît avec le bouclier fiscal de Sarkozy, et François Hollande
ne songe pas à réintroduire cette mesure anti-évasion fiscale.
En 2013, nouvelle tentative des Finances s’agissant de l’assurance-vie : la
rémunération attachée aux contrats en euros – ces contrats sans risque, au capital
garanti, dont la rémunération est acquise année après année – sera désormais
assimilée à un revenu, annonce le ministère. De quoi limiter un peu les stratégies
d’optimisation : le détenteur d’un tel contrat devra déclarer les rémunérations
versées par son assureur, il ne pourra plus afficher « zéro revenu » et échapper
ainsi, totalement, à l’ISF. Mais le Conseil constitutionnel censure sèchement
Bercy. Non, jugent les sages du Palais-Royal, les sommes versées par l’assureur
en rémunération du contrat ne peuvent être assimilées à un revenu. Et Bercy de
remballer ses velléités de lutte contre les stratégies de contournement de l’impôt
sur la fortune.
Le résultat ne se fait pas attendre. En 2014, les utilisateurs du bouclier fiscal
version Hollande ont provoqué une perte de recettes estimée à 900 millions
d’euros par Bercy (soit 17 % de la recette de l’ISF). Le paradoxe, c’est que ce
nouveau bouclier a priori moins favorable aux riches que celui de Sarkozy,
puisque les impôts peuvent désormais atteindre 75 % du revenu (contre 50 %
seulement auparavant), leur rapporte finalement plus qu’avant. Précisément
30 % de plus que la moyenne annuelle du « bouclier Sarkozy » tant vilipendé,
par les députés de la majorité UMP d’alors… Et pourtant, les électeurs n’en
disent rien…
Il est vrai que le système actuel frappe moins les imaginations. Aujourd’hui, le
bouclier intervient au moment de payer l’ISF, plus question de chèques remis
après coup aux contribuables concernés, qui pouvaient donner lieu à une
fâcheuse publicité. Les chiffres diffusés par Bercy confirment qu’il n’est pas
question, là – où seulement à la marge – de limiter la facture des agriculteurs de
l’île de Ré, dont la valeur des terrains atteindrait 2 à 3 millions d’euros. Le
mécanisme du plafonnement est bel et bien mis en jeu par des contribuables
nettement plus fortunés. 90 % du manque à gagner pour le fisc, lié au
plafonnement de l’impôt, provient de seulement 3 290 bénéficiaires de ce
système (sur 330 000 contribuables payant l’ISF). Ces quelque 3 000
« plafonnés » déclarent chacun au moins 10 millions d’euros de patrimoine et
échappent à l’ISF à hauteur de 246 674 euros (en moyenne, bien sûr).
Le résultat ? Ces riches ne sont guère incités, c’est peu dire, à entreprendre.
Pour échapper à l’ISF, plutôt que créer une activité, bien sûr source de revenus et
donc d’imposition, mieux vaut rester oisif et aller voir son banquier-assureur. La
stratégie est gagnante à tous coups. Était-ce là le but recherché par les
concepteurs de l’ISF, favoriser à ce point ceux « qui s’enrichissent en dormant »,
pour reprendre une expression de François Mitterrand ? Était-ce l’objectif de
François Hollande, quand il a rétabli sans le dire le bouclier fiscal ? Sans doute
pas. Mais c’est bien le résultat obtenu.
Et surtout, l’ISF frappe de moins en moins ceux qui étaient censés le payer :
soit ils quittent la France, soit ils trouvent le moyen d’y échapper. Mais les
apparences sont sauves : il existe bien en France un impôt sur les grandes
fortunes. Des économistes de gauche 5 peuvent continuer d’affirmer que « l’ISF
constitue un instrument de justice fiscale ». S’ils le disent, alors…

1. Sondage BVA Opinion, avril 2016.


2. Entretien avec l’auteur, La Tribune du 31 août 2012.
3. Entretien avec l’auteur.
4. Idem.
5. Philippe Légé, membre des Économistes Atterrés, in La Croix, 18 avril 2016.
Chapitre 5

NICHES FISCALES ET ASSURANCE-VIE :


LA GRANDE HYPOCRISIE

Ce soir-là, Jérôme Cahuzac est en forme. Le ministre du Budget vient d’être


accusé par le journal en ligne Mediapart de posséder un compte dissimulé en
Suisse ? Loin d’être abattu par cette mise en cause, il se montre au contraire
pugnace, sur le plateau de télévision où il fait face à un Jean-Luc Mélenchon qui
n’en peut mais. Le leader de la gauche de la gauche se laisse assommer de
chiffres par un Cahuzac hypermnésique, à l’assurance presque arrogante. En ce
début de 2013, le ministre socialiste assume totalement l’action du
gouvernement. Interrogé sur une hypothétique future réforme de la fiscalité, il
lâche, catégorique : « La réforme fiscale ? Mais elle est faite ! » Devant son
intervieweur abasourdi, il détaille : la taxation des revenus du capital est
désormais alignée sur celle du travail, tous les revenus des particuliers, y
compris ceux provenant des placements et du patrimoine sont désormais soumis
au barème de l’impôt sur le revenu, comme promis par François Hollande
pendant la campagne électorale. Le traitement est donc égal pour tous. Les
niches fiscales, dont profitaient les plus riches, diminuant ainsi leur impôt ? Elles
sont neutralisées, puisque sévèrement plafonnées, affirme Cahuzac… Bref, la
fiscalité est réformée, le graal de la justice fiscale n’est pas loin, les plus riches
paieront plus, quoi de plus normal ?
Près de quatre ans plus tard, Jérôme Cahuzac a grossi les rangs des stars
déchues de la politique, et nul ne croit à cette fable d’une réforme fiscale
aboutie. Cette incrédulité est plus que justifiée : ce qui a été mis en œuvre par
l’équipe Hollande 2013 tient, pour beaucoup, du leurre. Au nom de la justice
fiscale, il s’agissait donc d’aligner la taxation des revenus du capital sur ceux du
travail. Plus question de privilégier les premiers ! Plus question de se satisfaire
d’un impôt sur le revenu régressif, c’est-à-dire d’un taux de taxation qui diminue
dès lors que l’on s’élève vers les plus hautes rémunérations. Un phénomène
logique, dès lors que ces ménages très aisés touchent avant tout des revenus du
capital, moins taxés. Cette situation mise en lumière par Thomas Piketty en
2011, François Hollande affirme pendant la campagne électorale vouloir y
mettre fin. Et, en apparence, il tient sa promesse.
Les revenus du « capital » sont intégrés, comme les salaires, dans le revenu
imposable, pour être ensuite taxés selon le barème de l’impôt sur le revenu,
s’échelonnant désormais en cinq tranches, de 5,5 % à 45 %. Et même jusqu’à
49 % pour les plus hauts revenus, via une surtaxe instaurée par Nicolas Sarkozy.
À cet impôt, il faut ajouter, concernant ces revenus de placement, 15,5 % de
prélèvements sociaux – au profit de la Sécurité sociale, comme leur nom
l’indique – portés à ce niveau historique par Nicolas Sarkozy. Si François
Hollande recule pour partie face aux Pigeons, ce mouvement d’investisseurs en
capital-risque, qui obtiennent un régime plus favorable pour l’investissement en
actions sur le long terme, la facture reste lourde, surtout pour les épargnants les
plus aisés. Certes, mais ils peuvent toujours échapper à l’impôt grâce aux niches
fiscales, ces avantages fiscaux particuliers permettant de réduire la facture,
avance-t-on à gauche.
Les défenseurs du bilan de François Hollande répondent par la négative. Les
niches, c’est du passé affirment-ils. À gauche comme à droite, elles sont
contestées depuis des années. La plupart des grands pays ont réduit leur poids
financier, en proportion du PIB, comme l’ont montré les économistes de
l’OCDE. Pas la France. En 2012, François Hollande pense avoir trouvé la
solution. Il ne cherche pas à les éliminer une par une. C’est là mission
impossible : dans chaque niche, a-t-on coutume de dire à la suite de Jacques
Chirac, se cache un chien, qui aboie très fort dès que son abri est attaqué. Il
décide de limiter globalement leur utilisation, empêchant les « riches » d’en
profiter à plein. Apparemment, le gouvernement fait fort, en plafonnant à
10 000 euros par contribuable la réduction d’impôt autorisée par l’utilisation de
ces niches. Un plafond suffisamment bas pour être contraignant. Certes, il existe
des exceptions, accordées in extremis en faveur de l’investissement dans les
DOM-TOM ou les Sofica : elles ne rentrent pas dans ce cadre. Des exceptions
qui ne vont cependant pas très loin, défend l’exécutif. Sur le papier, c’est la fin
des niches pour les gros contribuables. Les classes moyennes supérieures ne
seront plus les seules à porter le fardeau de l’impôt.

Niches éternelles
Sauf que… ce plafonnement des niches tient du coup d’épée dans l’eau. Il n’a
en réalité fait rentrer que quelques dizaines de millions d’euros dans les caisses
de l’État. Les ministres des Finances qui se sont succédé depuis 2012 se sont
bien gardés de s’en vanter, mais c’est bien la preuve que cette mesure « niches »
n’a pas changé grand-chose : sinon, de nombreux contribuables auraient payé
plus d’impôts, et Bercy aurait encaissé des recettes supplémentaires
conséquentes. Ce qu’a mis en place le gouvernement socialiste, c’est un plafond
de papier… Le sujet reste entier.
Le nombre de niches ? Il diminue à peine. On en comptait 449 en 2012, ayant
un impact plus ou moins important sur les finances publiques (les autres ont un
impact budgétaire infinitésimal). Quatre ans plus tard, la loi de finances pour
2016 table sur… 430 niches. A-t-on réduit, au moins, leur poids financier, en
s’attaquant aux plus lourdes ? Absolument pas. Le seul objectif fixé – et atteint –
consiste dans une limitation de leur coût global, autrement dit la perte totale de
recettes pour les finances publiques, à 70,6 milliards d’euros par an. À comparer
à un déficit public, toutes administrations confondues, de 77,5 milliards d’euros
en 2015. Et encore, ce calcul officiel n’inclut pas le crédit d’impôt compétitivité
emploi (CICE), la plus grosse niche fiscale jamais créée, inventée par François
Hollande lui-même, qui représentera à terme, une fois sa montée en puissance
achevée, plus de 25 milliards d’euros. La plupart des impôts disposent de leurs
niches, mais l’impôt sur le revenu concentre à lui seul 46 % de leur coût global.
Les niches fiscales peuvent être utiles. Par leur rôle incitatif, en favorisant un
investissement au profit des PME, par exemple. Il s’agit là de remédier au
fonctionnement non optimal du marché. Les niches sont susceptibles, aussi, de
jouer un rôle de redistribution du revenu. En raison d’une situation qui
apparaissait alors comme défavorisée, les personnes âgées se sont vu attribuer
après guerre un abattement de 10 % sur leurs pensions, applicable lors de la
déclaration de leurs revenus.
Et les niches devenues inutiles, inefficaces ? Rien de plus facile que de créer
une nouvelle niche, qui fera des heureux. En revanche, la supprimer au nom de
la bonne tenue des finances publiques quand son efficacité n’est plus démontrée,
cela relève de la gageure. Ainsi, est-il encore justifié que les pensions soient
exonérées d’impôt à hauteur de 10 % ? Cette faveur avait été accordée en raison
d’un niveau de vie très faible des retraités, mais leur situation actuelle n’a plus
rien à voir. Et, par définition, ce soutien aux personnes âgées ne profite pas aux
moins aisées, exonérées d’impôt sur le revenu. Mais comment remettre en cause
un tel « avantage acquis », même quand il devient particulièrement coûteux pour
les finances publiques, puisqu’il s’agit là de la troisième plus grosse niche par le
manque à gagner qu’elle représente pour le budget (4,2 milliards d’euros) ? De
même pour la réduction d’impôt pour l’emploi à domicile, devenue absurde.
Alors que les cotisations sociales patronales sur les bas salaires ont quasiment
disparu, s’agissant des salariés d’une entreprise, les particuliers continuent de
payer plein pot ces cotisations, à hauteur de 80 % du salaire net, pour ensuite,
l’année suivante, déduire 50 % des sommes engagées de leur impôt à payer.
Pourquoi ne pas faire simple, en laissant aux particuliers le bénéfice de charges
réduites dès le bulletin de salaire, comme tout chef d’entreprise ? Mais ce serait
remettre en cause un avantage fiscal auquel nombre de contribuables sont
désormais attachés.
Pourquoi maintenir une fiscalité dérogatoire en faveur des DOM-TOM, qui
plus est, avec un système de plafond spécifique, permettant d’échapper au
plafonnement général des niches de 10 000 euros annuels par contribuable ?
Afin de soutenir ces territoires ? Les rapports s’accumulent qui dénoncent
l’inefficacité de ces mesures fiscales, les frais grandissants des intermédiaires,
qui, par définition, ne contribuent en rien à renforcer l’outre-mer. Comment
justifier le maintien de ces dispositifs ? Comme le note le fiscaliste Marc Wolf,
ancien directeur adjoint de la Direction générale des finances publiques, « les
gouvernements se heurtent à des lobbies puissants. Il serait parfaitement
envisageable, et préférable car plus efficace, de soutenir les DOM-TOM via des
dépenses budgétaires, en lieu et place de ces niches. Mais les élus d’outre-mer
n’en veulent pas, car cela serait synonyme de contrôle parlementaire et surtout,
ces aides seraient strictement limitées, plafonnées à un montant fixé chaque
année par le Budget de l’État, ce qui serait évidemment moins favorable » 1.
Avec le mécanisme de la niche fiscale que défendent les élus ultramarins, il
n’existe pas, à l’inverse, de plafond a priori : tout dépend du nombre de
contribuables appâtés par la défiscalisation, que le gouvernement ne peut
contrôler à l’avance. Il en va de même pour les Sofica, les sociétés de
financement de l’industrie cinématographique et de l’audiovisuel. Elles donnent
droit à une réduction d’impôt jusqu’à 36 % des sommes investies, dans la limite
annuelle de 18 000 euros. Surtout, cette réduction d’impôt échappe aussi, pour
des raisons non avouées – le poids du lobby du cinéma ? –, au plafonnement
général des avantages fiscaux de 10 000 euros par an. « Là aussi, il serait aussi
simple et plus efficace de transformer la niche fiscale en soutien budgétaire
direct, de la part de l’État », estime Marc Wolf.
Cesser de créer des niches fiscales aurait contribué de longue date à la
solution du problème. Mais pour les gouvernements de gauche comme de droite,
c’est comme si la tentation était trop forte… À quoi tient-elle ?
L’hypocrisie fiscale joue là aussi un rôle important. Souvent, un
gouvernement crée une niche quand il n’assume pas pleinement une politique.
C’est une façon détournée de favoriser telle ou telle population, sans l’afficher
pleinement. Certains ont le mérite de le reconnaître. Quand un ministre du
Budget nommé Sarkozy défend en 1994 l’exceptionnelle augmentation du
plafond pour la réduction d’impôt « emploi à domicile », il avoue au détour de
son intervention son objectif réel : « C’est une façon de diminuer le taux
maximum de l’impôt sur le revenu », lance-t-il à l’Assemblée nationale. De fait,
le gouvernement Balladur auquel il appartient n’assume pas, alors, l’affichage
simple et franc d’une baisse du taux maximal de l’impôt sur le revenu (fixé à
56,8 %). Il préfère réduire les impôts des ménages aisés de façon détournée, via
le dopage de cette niche fiscale qui leur profitera en premier lieu. Nicolas
Sarkozy le savait, et cela a été confirmé depuis par l’Inspection des finances,
dans son rapport de 2011 sur les niches fiscales : multiplier par 3,6 le plafond de
cette niche, pour le faire passer à 13 720 euros (90 000 francs à l’époque) n’était
pas créateur d’emploi et ne contribuait en rien à régulariser du travail au noir.
Même motivation en 2007, lorsque, n’osant pas supprimer franchement l’ISF,
Nicolas Sarkozy met en place la niche « ISF-PME », permettant de réduire
l’impôt sur la fortune en investissant dans une entreprise. Le dispositif donne
lieu à une ingénierie fiscale complexe, les intermédiaires qui sélectionnent les
PME s’en donnent à cœur joie, avec des frais de gestion représentant, au total, de
36 à 45 % de la souscription initiale versée par l’investisseur, selon les calculs de
la Cour des comptes 2. Du reste, l’Europe a contraint l’État à revoir cette niche,
assimilée par Bruxelles à une « aide d’État » prohibée. La logique est identique
concernant les 35 heures. Nicolas Sarkozy ne juge pas possible de les supprimer
franchement, il crée donc une niche « exonération des heures supplémentaires »
afin de contourner le problème. Une niche qui, on l’a vu, s’avérera inefficace, ne
poussant pas vraiment à travailler plus. Mais sa suppression par François
Hollande sera très mal perçue : on s’habitue très vite à un avantage fiscal…
Le même François Hollande, lui, était prêt à assumer une politique de baisse
du coût du travail. La raison pour laquelle il imagine dans son bureau, fin 2012,
la plus grosse niche fiscale jamais créée, le CICE (bientôt près de 25 milliards
d’euros), tient plutôt à des considérations de calendrier budgétaire. Chargé par le
gouvernement de réfléchir aux moyens de redresser la compétitivité de
l’industrie française, l’ancien patron d’Airbus, Louis Gallois, suggère à l’été
2012 des baisses de charges patronales massives, de l’ordre de 30 milliards
d’euros (soit 1,5 % du PIB, ce qui n’est pas rien), afin de diminuer le coût du
travail. Est-ce trop simple pour François Hollande ? Pour parvenir à un résultat
équivalent, il impose un mécanisme tortueux. Les baisses de charges ont lieu via
une réduction de l’impôt sur les bénéfices des sociétés ou de l’impôt sur le
revenu, pour les entreprises individuelles. Pourquoi faire simple ? Le principal
atout de cette usine à gaz est de repousser d’un an le manque à gagner pour les
finances publiques : dès 2013, les entreprises disposeront d’une créance sur
l’État, qu’elles pourront transformer immédiatement en cash auprès de leur
banque, mais le Budget ne paiera qu’en 2014. Bref, François Hollande veut
redonner de la compétitivité aux entreprises en baissant leurs charges sans que
l’État en assume le coût immédiatement. Rusé… Et les défenseurs du CICE
refusent de l’assimiler à une niche : il s’agit simplement d’alléger le poids des
cotisations sociales patronales, avancent-ils. En outre, ajoutent les mêmes, le
CICE a toutes les chances de se trouver à terme transformé en simple allégement
de charges. C’est possible, mais pas certain. Car, comme toutes les niches, le
CICE a ses ardents défenseurs, notamment du côté du patronat, qui apprécient
cette mécanique sophistiquée, pour des raisons de technique fiscale. Aussi est-il
à craindre que cette complication du système voulue par François Hollande ait la
vie dure…

L’assurance-vie qui monte, monte…

Certaines niches échappent à cette appellation presque infamante.


L’assurance-vie, par exemple, figure rarement dans le catalogue des « dépenses
fiscales » contestées. Peut-être parce que le système français d’assurance-vie n’a
jamais été conçu comme tel. Rien à voir initialement avec une niche. À l’origine,
son objectif était de permettre de faire face à ce que les assureurs appellent le
« risque vie » : pouvoir couvrir ses besoins en cas de vie prolongée, bien après le
départ en retraite. Il s’agissait bien d’un système d’assurance. Est-ce toujours le
cas ? Même les assureurs en doutent.
« Prenons conscience de l’“exception française” que constitue notre
assurance-vie à l’échelle européenne […] », a ainsi pu déclarer un des cadres
dirigeants de la compagnie Aviva, Patrick Dixneuf. « Nulle part ailleurs les
produits d’assurance-vie ne sont autant devenus des produits d’épargne et aussi
peu des produits d’assurance. Nulle part ailleurs, surtout, de telles incitations
fiscales ne viennent soutenir un double emploi de l’épargne ainsi collectée vers
le financement des retraites pour les adhérents et vers l’investissement dans les
entreprises pour l’économie. » 3
Effectivement, l’assurance-vie a de moins en moins à voir avec l’assurance :
elle est devenue simplement LA niche fiscale des épargnants. En toute logique :
quand la météo fiscale s’assombrit et que subsiste un coin de ciel bleu, le
contribuable s’y précipite. Surtout, c’est là une petite révolution, l’assurance-vie
rencontre désormais les faveurs des plus riches. Grâce à elle, ils ont pour une
grande part échappé à la taxation Hollande des revenus des placements et du
patrimoine, annulant dans les faits l’essentiel de la réforme fiscale de François
Hollande. « Elle n’a finalement touché qu’un cinquième des valeurs
mobilières », estime Marc Wolf, ancien directeur adjoint à la Direction générale
des finances publiques, à Bercy. « Mais l’essentiel est de faire semblant. » 4
Pourtant, jusqu’à une période récente, l’assurance-vie n’était pas l’apanage
des plus aisés. Quand Thomas Piketty publie en 2001 une véritable somme
consacrée aux hauts revenus en France au XXe siècle 5, à propos de ce placement
déjà favori de beaucoup de Français, il est catégorique. Elle « est nettement
moins populaire que les divers livrets et plans d’épargne, mais elle l’est
nettement plus que les valeurs mobilières et notamment que les actions »,
affirme-t-il. Par populaire, il entend « proche du peuple ». « Cela est
particulièrement vrai pour les très gros patrimoines : alors que l’importance des
actions et des dividendes connaît une progression extrêmement rapide lorsque
l’on pénètre les strates supérieures du décile supérieur de la hiérarchie des
revenus (les 10 % de ménages les plus aisés), l’importance de l’assurance-vie
[…] varie relativement peu au sein des déciles supérieurs et a même tendance à
décroître lorsque l’on pénètre dans le centile supérieur (1 % les plus riches). »
Autrement dit, l’assurance-vie est destinée aux classes moyennes ou à peine au-
delà. Car, explique Piketty, « ces contrats ne confèrent pas à leurs détenteurs le
pouvoir, la liberté et les rendements élevés que seule la détention directe
d’actions peut apporter aux très gros patrimoines ».
Ce qu’écrivait Thomas Piketty était alors certainement exact…, mais ne l’est
plus du tout aujourd’hui. L’assurance-vie est devenue le placement phare des
plus aisés des contribuables, qui voient en elle la niche fiscale absolue. Voilà
pourquoi, si elle est très répandue en France – 36 % des ménages possèdent un
contrat, elle représente 44 % du montant total des placements financiers ! –, une
grande partie du gâteau est détenue par les ménages les plus aisés. À eux seuls,
1 % des contribuables – les plus riches – détenaient un quart du montant global
de l’assurance-vie en 2010 6. La concentration s’est encore accélérée depuis : les
quelque 15 000 foyers les plus fortunés, qui ont accès à ce qu’on appelle la
« gestion privée » (une gestion personnalisée) ont représenté 32 % des sommes
collectées par les assureurs en 2015 7. Au cours des six dernières années, le
montant global des contrats de ces 15 000 épargnants particulièrement choyés
par les banquiers a plus que doublé, passant de 71 milliards d’euros en 2009 à
154 milliards en 2015 8. Soit une moyenne de plus de 10 millions d’euros par
épargnant !
Comment expliquer que Thomas Piketty ait pu avoir raison en 2001 et tort
aujourd’hui, que l’assurance-vie soit devenue le nec plus ultra des placements
financiers y compris des ultra-riches, les milliardaires ? Le principal obstacle
mentionné par l’auteur du Capital au XXIe siècle, à savoir la faible liberté de
gestion de son patrimoine placé en assurance-vie, a quasiment disparu. Le
mouvement a d’abord été lent, puis s’est fortement accéléré avec l’arrivée de
François Hollande au pouvoir. Pour des raisons fiscales assez aisément
identifiables.
Ce n’est pas tout à fait un hasard si, après un trou d’air en 2011-2012,
l’assurance-vie est revenue en force début 2013. C’est alors qu’est entrée en
vigueur la réforme Hollande de la fiscalité des particuliers. Les plus aisés d’entre
eux, qui possédaient des actions via un compte titres dans leur banque, ont été
littéralement abasourdis par l’annonce d’une taxation des plus-values réalisées
lors de la vente des titres pouvant grimper jusqu’à 62 % 9, dès lors que l’action
n’est pas conservée longtemps (moins de deux ans). S’agissant des dividendes,
l’imposition peut désormais atteindre 43,4 %.
Comment faire ? Comment échapper à cette imposition jugée confiscatoire ?
Les banquiers français, qui sont devenus aussi des assureurs, s’agissant des
grands réseaux, ont rapidement trouvé la solution. Pourquoi pas se tourner vers
l’assurance-vie, à l’imposition bien inférieure (7,5 % d’impôt, plus 15,5 % de
prélèvements sociaux) ? C’est ce qu’ont tout de suite imaginé les conseillers des
fameuses banques privées, qui accueillent les fortunes importantes. Pour elles,
les assureurs ont conçu des contrats d’assurance-vie offrant une liberté de
gestion de plus en plus grande.
Rien à voir avec le contrat basique sur lequel l’épargnant lambda place ces
économies et laisse l’assureur gérer, dans une optique de long terme.
« Désormais, avec ou sans son gestionnaire, le détenteur d’un tel contrat peut
arbitrer en permanence », explique un assureur spécialisé dans la gestion
« patrimoniale ». Autrement dit, le détenteur d’un tel contrat peut acheter des
actions PSA, les revendre le lendemain, quinze jours ou deux ans après, la plus-
value ne sera calculée que lors de la sortie du contrat, et elle ne sera imposée,
donc, qu’à hauteur de 23 % au total.
Il existe des produits d’épargne, largement défiscalisés, en faveur de
l’investissement en actions, tels que le plan d’épargne en actions (PEA), lancé
par la gauche au pouvoir, au début des années 1990. Il permet d’investir
librement dans tous les titres assimilés à des actions, et offre l’avantage d’une
fiscalité nulle (prélèvements sociaux mis à part), huit ans après l’ouverture du
plan. L’idée est, là aussi, de favoriser l’investissement à long terme. Mais, du
point de vue des plus riches, le PEA présente un gros défaut : les sommes
investies sont plafonnées à 150 000 euros. Même si l’on ajoute le nouveau PEA,
destiné à l’investissement dans des titres de PME, cumulable avec le premier, le
total est limité à 225 000 euros. Bien insuffisant, au regard de la clientèle dite
« patrimoniale ». L’assurance-vie présente, elle, l’immense avantage de n’être
assortie d’aucun plafond. Il est possible de placer plusieurs centaines de millions
tout en conservant le bénéfice d’une fiscalité douce.

Le succès luxembourgeois

Et pour ceux qui veulent échapper à la réglementation française, rien de plus


facile : il suffit d’investir au Luxembourg. Non pas pour profiter d’une fiscalité
encore plus favorable qu’en France, nulle question ici d’évasion fiscale : c’est la
législation fiscale française qui s’appliquera en la matière aux épargnants. Si les
grandes banques françaises et les assureurs spécialisés dans la clientèle la plus
aisée y possèdent des filiales, c’est pour proposer à leurs clients bien dotés des
contrats à la liberté de gestion incomparable. Il n’y a plus beaucoup de
différence entre un compte titres dans une banque en France, qui offre à ses
détenteurs, comme le soulignait Thomas Piketty, « le pouvoir, la liberté et les
rendements élevés » et une assurance-vie au Luxembourg.
Comment expliquer autrement la progression exceptionnelle des placements
dans les filiales luxembourgeoises d’établissements financiers français ? En
2011, Cardif Luxembourg Vie, filiale en joint venture de BNP Paribas Cardif et
d’un établissement luxembourgeois, avait encaissé pour 1,795 milliard d’euros
de primes (les fonds apportés par les épargnants). Trois ans plus tard, le flux
d’épargne a crû de 60 %, à 2,85 milliards. Le groupe Société générale a fait
mieux, avec une multiplication par 3,7 de l’épargne collectée, à 2,4 milliards
d’euros, toujours en l’espace de trois ans. Natixis est passée de 502 millions à
1,41 milliard, tandis que la Mondiale multipliait par 2,6 les sommes encaissées
dans l’année, à 2,81 milliards. Chez les autres assureurs, non français, implantés
au Luxembourg, règne au contraire un certain calme, loin de cette euphorie.
Preuve que le phénomène est vraiment français…
Ce ne sont pas de « petits » riches, dont le patrimoine vient ainsi s’abriter au
Luxembourg. Pour être traité sérieusement, le ticket d’entrée n’est pas loin d’un
million d’euros. L’objectif n’est pas de placer son épargne et de laisser
l’assureur s’occuper de tout. Pour cela, il existe le contrat en euros, à capital
garanti, plébiscité par l’épargnant moyen, en France. Les plus fortunés
apprécient aussi cette garantie du capital, fondée sur l’investissement en
obligations, dont le rendement s’amenuise d’année en année, sous l’effet de la
baisse des taux d’intérêt. Mais ils diversifient par ailleurs leurs placements et
espèrent trouver une rentabilité plus grande en prenant plus de risques via
l’investissement en actions. C’est ce que les assureurs appellent les contrats en
« unités de compte », qui ne prévoient pas de garantie du capital : si les cours des
actions chutent durablement, l’épargnant devra, seul, assumer de lourdes pertes
sur son investissement. A priori, sur le long terme, il est gagnant. Un contrat
luxembourgeois d’assurance-vie peut voir sa gestion confiée à plusieurs
gestionnaires, à plusieurs banquiers, avec des possibilités d’arbitrage infinies.
Bref, un placement géré par son banquier, mais avec la fiscalité avantageuse de
l’assurance.
Ne pousse-t-on pas un peu loin le bouchon de l’avantage fiscal ? « À terme,
l’assurance-vie devrait être réservée à la préparation de la retraite » 10, estime
Frédéric Lavenir, patron d’un des tout premiers assureurs français, la Caisse
nationale de prévoyance. Sous-entendu : mettre en place une épargne encadrée et
gérée par des assureurs, qui ne serait plus tout à fait cette grande niche fiscale
pour épargnant de tout poil. Et cesser de favoriser les rentiers par rapport aux
actifs : comment justifier qu’un patron de PME paie 41,1 % d’impôt au total sur
les dividendes qu’il retire de son entreprise, alors que son voisin ayant placé sa
fortune faite en assurance-vie verra sa facture limitée à 23 % ?
Mais quel gouvernement osera s’attaquer ainsi au placement préféré des
Français ?

1. Entretien avec l’auteur.


2. Cour des Comptes, « La dépense fiscale », 2016 https://www.ccomptes.fr/Publications/Publications/La-
depense-fiscale-ISF-PME.
3. In la revue Risk.
4. Entretien avec l’auteur.
5. Piketty (Thomas), Les Hauts Revenus en France au XXe siècle, Inégalités et redistributions, 1901-1998,
Grasset, 2001
6. Berger (Karine) et Lefebvre (Dominique), « Dynamiser l’épargne financière des ménages pour financer
l’investissement et la compétitivité », La Documentation française, 2013
7. Source : Facts & Figures, cabinet d’expertise en assurance.
8. Idem.
9. Le taux de 62 % est atteint pour les rémunérations les plus élevées, soumises à la surtaxe de 4 % sur les
hauts revenus instaurée par Nicolas Sarkozy. Sur tout revenu additionnel, ces contribuables sont taxés à
hauteur de 49 % (45 % d’impôt plus 4 % de surtaxe Sarkozy). Ce taux s’applique à 94,9 % de ces revenus,
compte tenu de la déductibilité d’une partie de la CSG. Soit un taux d’imposition réel de 46,5 %, auquel il
faut ajouter 15,5 % de prélèvements sociaux. D’où les 62 % mentionnés.
10. Entretien avec les journalistes de l’Association nationale des journalistes de l’assurance (Anja).
Chapitre 6

LE MIRACLE PIKETTY N’AURA PAS LIEU

En cette rentrée 2013, alors que la thématique du « ras-le-bol fiscal » envahit


les médias, c’est un responsable socialiste, aujourd’hui ministre qui s’exprime
sans détour : « Mais pourquoi Hollande n’engage-t-il pas la fusion de l’impôt sur
le revenu et de la CSG ? Enfin, vous voyez de quoi je parle, la réforme Piketty…
C’est vraiment ce qu’il devrait faire, pour redonner du pouvoir d’achat aux
classes moyennes mécontentes » 1 … Une prise de position singulière ? Pas le
moins du monde.
Thomas Piketty n’est pas encore, alors, l’économiste star, auteur d’un best-
seller mondial (Le Capital au XXIe siècle), proposant une taxation internationale
du capital, dont il dit lui-même qu’elle est utopique. Un best-seller dont la
conclusion principale, à savoir qu’un rendement du capital supérieur à la
croissance économique (le fameux r>g) est à l’origine de l’augmentation récente
des inégalités, se trouve contestée par les économistes les plus sérieux, qui ont
tenté de vérifier cette théorie. Piketty ne remplit pas encore les salles d’étudiants
et de lycéens accourant applaudir le seul économiste digne de ce nom à leurs
yeux, et n’a pas vendu plus de 2 millions d’exemplaires dans le monde de son
livre phare.
Mais, en 2013, cet économiste qui a apporté beaucoup à l’histoire des revenus,
des inégalités et de la fiscalité, a déjà acquis une certaine notoriété, à gauche. Et
il a beau ne pas aimer les responsables politiques, dénoncer à l’envi leur manque
de fiabilité, leur lâcheté, leur incapacité à réformer, il a su les séduire. En tout
cas les socialistes. Il les a convaincus avec leurs propres armes, celles de la
rhétorique politique. Fustiger les responsables politiques n’empêche pas
d’emprunter à ces « peu capables ». Que les prises de position du plus célèbre
des économistes français soient parfois empreintes de mauvaise foi, qu’il prenne
quelque liberté avec la rigueur scientifique, voilà qui ne le distingue pas
nécessairement de certains de ses collègues, chaque jour plus prompts à
s’engager sans trop de retenue dans le débat public. Comment faire avancer ses
idées, sans simplifier, caricaturer ? semblent-ils se dire in petto.
Mais là où Piketty va plus loin, surpasse ses semblables, c’est quand il prétend
emprunter la voie de tout candidat à l’élection présidentielle, proposant « sa
solution » clés en main, celle qui pourrait résoudre les problèmes du pays – en
tout cas de sa fiscalité. Avec un grand sens de l’à-propos, l’économiste s’est
invité dans la campagne présidentielle de 2012 avec son petit livre rouge, titré
Pour une Révolution fiscale. L’ouvrage tient à la fois du programme de politique
économique et de l’opération marketing. Le succès dépasse toutes les
espérances. En quelques mois, tout le Parti socialiste, ou presque, du militant de
base au plus haut responsable – à l’exception notable de quelques spécialistes de
la politique économique et fiscale – est convaincu par Piketty et sa réforme. Une
réforme à la fois nécessaire et politiquement payante, se disent les élus de
gauche. Même si, fort d’une maîtrise incomparable des sujets fiscaux, il fait
partie des récalcitrants, le candidat François Hollande à l’élection présidentielle
de 2012 est donc contraint de reprendre à son compte « la réforme Piketty » et de
l’intégrer à son programme. Pour l’essentiel, cela se traduit, dans les
propositions du candidat PS, par une fusion de l’impôt sur le revenu avec la
CSG. C’est, parmi les 60 engagements pris par François Hollande devant les
Français, le 14e : « Je veux engager une grande réforme fiscale. La contribution
de chacun sera rendue plus équitable par une grande réforme permettant la
fusion à terme de l’impôt sur le revenu et de la CSG dans le cadre d’un
prélèvement simplifié sur le revenu (PSR). Une part de cet impôt sera affectée
aux organismes de Sécurité sociale. »
Un engagement récusé le jour même de la présentation des promesses de
François Hollande, un matin de février 2012, par un Jérôme Cahuzac,
coresponsable du programme économique du candidat PS, passablement excité :
« Vous voyez, la fusion IR-CSG figure dans les propositions écrites, mais
Hollande ne l’a pas citée dans son discours, c’est formidable, hein, cela veut dire
qu’on ne la fera pas ! » 2
Le problème, c’est qu’aux yeux de l’immense majorité des électeurs de
gauche, cette promesse a d’autant plus de valeur qu’elle s’appuie sur les travaux
de Piketty, forcément incontestables. Comment ne pas vouloir réduire les
inégalités par la fiscalité, en augmentant le pouvoir d’achat de l’immense
majorité de la population ? Et ce, simplement, en taxant une petite minorité
riche, dont on a démontré que son taux d’imposition baissait à mesure que les
revenus s’élevaient ? La démonstration semble imparable. Comment refuser un
allégement des impôts de la classe moyenne, financé par le simple
rétablissement de la justice fiscale, à savoir le paiement d’un supplément
d’impôt par quelques riches ? Telle est alors la rhétorique socialiste. Quel
électeur de gauche ne serait pas « acheteur » d’une telle perspective ?
La réforme Piketty semble d’autant plus incontournable qu’après les hausses
d’impôts frappant notamment les couches modestes et moyennes de la
population, de 2011 à 2013, l’idée s’impose d’une nécessaire redistribution
fiscale. « Les couches moyennes et les classes populaires qui ont permis
l’élection de François Hollande attendent des résultats de la gauche sur le terrain
du pouvoir d’achat », résume ainsi un député PS sur son blog, en une formule
que tous ses collègues sont prêts à reprendre. François Hollande n’a-t-il pas
augmenté l’impôt sur le revenu d’une dizaine de milliards d’euros, ce qui n’est
pas rien pour un impôt rapportant alors un peu plus de 60 milliards ? Sans parler
des taxes en tous genres, de la hausse de la TVA, que le candidat socialiste avait
pourtant ardemment combattue début 2012, alors que Nicolas Sarkozy la faisait
voter par le Parlement.
Mais l’ex-maire de Tulle a abandonné sa promesse numéro 14 en rase
campagne. Il est resté sourd aux suppliques des militants, et ce refus de
l’évidente réforme Piketty pèse lourd dans le bilan « négatif » établi en cette fin
de quinquennat par ses électeurs de 2012.
Pourquoi avoir reculé devant l’obstacle ? Aux yeux de ses partisans, la fusion
de l’impôt sur le revenu avec la CSG, permettant d’améliorer la situation de
97 % des Français en ponctionnant seulement 3 % d’entre deux, selon le schéma
proposé par Thomas Piketty et ses coauteurs en 2011 tenait quasiment du
miracle.
Bien sûr, certains économistes se sont constamment montrés critiques. Mais
ne sont-ils pas estampillés « de droite » ? Bref, à entendre bon nombre de
socialistes, François Hollande a simplement manqué de courage, aurait reculé
devant les protestations anticipées du Medef et de la droite tout entière, refusant
d’assumer le chemin vers la justice fiscale. Il s’est contenté d’une baisse de
l’impôt sur le revenu, réservée aux couches moyennes – basses. Les Français les
plus modestes, qui ne paient pas l’impôt sur le revenu, n’ont eu droit à rien.
Alors qu’une CSG progressive aurait permis d’alléger la charge des salariés aux
plus faibles revenus, dit-on à gauche.

Pour un impôt individuel ?


Mais les enthousiastes thuriféraires de Thomas Piketty ont-ils regardé de près
ce que provoquerait « sa » réforme ?
Les auteurs de Pour une révolution fiscale proposent d’abord un changement
de la base de calcul de l’impôt, qui, pour paraître technique, n’en aurait pas
moins, à lui seul, des effets majeurs sur le niveau de taxation des Français.
Aujourd’hui, chacun le sait, l’impôt est calculé par foyer fiscal. Les revenus des
deux membres d’un couple de personnes mariées ou pacsées sont taxés de façon
conjointe. Le revenu est globalisé, puis divisé par le nombre de parts – deux, en
l’absence d’enfants – avant que ne soit appliqué le barème de l’impôt sur le
revenu. Ensuite, l’impôt calculé grâce au barème est remultiplié par deux.
Logiquement, ce système avantage les couples par rapport aux célibataires, dès
lors que les revenus des conjoints sont différents. Imaginons un célibataire
gagnant 4 000 euros par mois, et un autre 1 500. Le premier paiera 7 724 euros
d’impôt annuel sur le revenu, le second 522 euros. S’ils se marient, ils paieront,
à deux, 7 056 euros, soit près de 15 % de moins au total. Cela est dû au
mécanisme dit du quotient conjugal – le fait de diviser par deux le total des
revenus, pour un couple sans enfants. Ce mécanisme permet à celui des deux
conjoints disposant du revenu le plus élevé de monter moins haut dans les
tranches du barème.
La réforme Piketty supprimerait ce mode de calcul, l’impôt serait calculé par
individu. L’objectif est double : cesser d’avantager les couples par rapport aux
célibataires et éviter de nuire au travail féminin.
Pour les partisans de l’impôt individuel, les couples sont trop avantagés par le
système actuel. Vivre à deux, ce n’est pas consommer deux fois plus qu’en étant
célibataire. C’est évident, ne serait-ce que du point de vue du logement. Du
reste, l’échelle de l’OCDE permettant de comparer le pouvoir d’achat des foyers
de composition différente, en le ramenant à une unité de consommation, fait
consensus. Selon cette échelle, le premier adulte d’un ménage compte pour
1 unité, les autres pour 0,5, les enfants de moins de 14 ans pour 0,3. Un couple
sans enfants représente donc 1,5 unité de consommation. Pourquoi le système de
quotient conjugal prévoit-il alors deux parts pour un couple ? Retenir ce chiffre,
plutôt qu’une part et demie, comme l’estiment les statisticiens, revient donc à ne
pas respecter le principe même du calcul de l’impôt sur le revenu, « à capacité
égale, contribution égale ». Instaurer un impôt individuel mettrait fin à cette
inéquité, selon ses partisans.
Deuxième objectif de l’individualisation de l’impôt : cesser de dissuader le
travail féminin. Selon de nombreux économistes, dont les libéraux – Thomas
Piketty n’en fait pas partie, mais il les rejoint sur ce point –, le travail féminin
serait découragé par le système français d’imposition par foyer fiscal. Il serait
surtaxé, puisque le salaire de la femme est souvent considéré comme un
complément au revenu du mari. « L’imposition conjointe des couples aboutit en
pratique à traiter les femmes comme un revenu d’appoint », affirment Piketty et
ses coauteurs.
Les experts de l’OCDE approuvent 3 : « L’un des inconvénients majeurs de
l’imposition conjointe est qu’elle peut dissuader le deuxième apporteur de
revenu, souvent des femmes, de travailler si le premier relève d’une tranche
d’imposition supérieure et que le nombre de parts est trop élevé : le deuxième
apporteur qui entre dans la vie active est imposé à un taux marginal supérieur à
celui d’une personne célibataire. » Et de conclure : le système actuel décourage
de nombreuses femmes de travailler, « le gouvernement devrait encourager
l’activité féminine en optant pour l’imposition individuelle des revenus ».
Plus généralement, l’idée est que le fisc n’a pas à s’immiscer dans les choix de
mode de vie. « L’individualisation constitue un aspect fondamental de la
refondation de l’impôt sur le revenu que nous proposons », écrivent les auteurs
de Pour une révolution fiscale. « Elle donne une véritable dimension
émancipatrice à cette réforme fiscale. » Et d’ajouter : « L’individualisation
correspond historiquement à l’idéal républicain de non-intrusion du politique
dans la sphère individuelle. »
Derrière cette question d’apparence technique – taxer par foyer fiscal ou par
individu ? –, on trouve donc une véritable problématique de philosophie sociale,
un questionnement du modèle français. Si, dans le monde anglo-saxon,
l’individu est de longue date considéré comme la base de la société, en France,
c’est la cellule familiale qui prime. Voilà pourquoi, quand à la fin du XIXe siècle
la Grande-Bretagne ou l’Allemagne créent l’impôt sur le revenu sur une base
individuelle, les parlementaires français récusent, en 1914, cette base de calcul.
L’impôt doit être établi par famille, ce n’est pas négociable, affirment
notamment les sénateurs. Favoriser les familles, c’est l’une des conditions mises
par le Sénat pour accepter ce nouveau prélèvement. En 1920, des pénalités sont
même expressément prévues à l’encontre des célibataires, et, dans une moindre
mesure, des couples sans enfants. Aujourd’hui, tous les pays européens, à
l’exception du Luxembourg, du Portugal et de la France, ont choisi
l’individualisation de l’impôt, affirment les partisans de cette réforme. Mais ils
oublient au passage que l’option d’un calcul par couple, en fusionnant les
revenus, comme en France, est proposée quasiment partout.
C’est ce que ne manquent pas de souligner les défenseurs du système
familialiste et donc de l’actuel système de quotient conjugal, qui restent
nombreux en France. Une position prise souvent au nom de la promotion de la
politique familiale. Avec l’idée sous-jacente que favoriser le mariage – ou même
le pacs –, c’est contribuer à la natalité, dont on sait qu’elle se porte plutôt mieux
en France qu’ailleurs. C’est, sans surprise, à droite qu’on trouve les tenants de
cette position. À gauche, on se veut au contraire plus « moderne », et donc en
faveur d’un impôt individuel. Martine Aubry, et des think tanks comme Terra
Nova se sont prononcés en ce sens, reprenant les conclusions de l’OCDE. Tout
comme Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre chargée des Droits des femmes :
« L’emploi des femmes est encore vécu comme un travail et un salaire
d’appoint, et le système fiscal renforce cet état de fait, il est donc très coûteux de
travailler pour le deuxième apporteur de ressources du ménage qui est souvent la
femme », affirme-t-elle.
Mais cette distinction gauche/droite ne suffit pas à rendre compte du débat.
Des experts classés à gauche contestent la « modernité évidente » de l’impôt
individuel. Le premier d’entre eux, c’est François Hollande, qui a récusé cette
réforme dès son entrée en campagne électorale en 2011, alors même que le
programme du Parti socialiste en proclamait haut et fort la nécessité. « Je ne
veux pas surtaxer d’un coup des couples modestes », a déclaré en substance le
candidat Hollande.
L’économiste de gauche Henri Sterdyniak, chercheur à l’OFCE et membre du
Conseil des prélèvements obligatoires s’oppose aussi à cette thèse
« individualiste », au nom des grands principes républicains. Il place le débat sur
le terrain du quotient familial, qui permet aujourd’hui de prendre en compte les
charges de famille et qui disparaîtrait évidemment en cas d’instauration d’un
impôt individuel. « Remettre en cause le quotient familial serait contraire au
principe républicain qui veut que “chacun contribue aux dépenses publiques
selon ses capacités contributives” » 4, dit-il. De fait, à revenu égal, une famille
avec enfants dispose de moins de ressources en fin de mois qu’un couple sans
enfants : sa capacité contributive est moindre. Un impôt individuel pourrait se
concevoir « s’il était acté que les personnes mariées ne mettent pas en commun
leurs ressources et que les parents n’ont aucune obligation d’entretien vis-à-vis
des enfants » 5 (qui vivraient sur la seule base des allocations).

Quel effet de la « révolution fiscale » ?

Quel serait l’effet de la taxation par individu défendue par Piketty ? Un seul
exemple suffit à en montrer l’impact. Prenons le cas d’un couple composé d’un
salarié touchant 2 500 euros nets par mois et de son conjoint inactif.
Aujourd’hui, ce couple est exonéré d’impôt. Avec un calcul par individu, il
devrait s’acquitter au total de 2 455 euros d’impôt par an. Un exemple frappant,
bien sûr. Mais, en règle générale, l’impôt individuel ferait grimper la facture
pour tous les couples mariés ou pacsés dont les deux conjoints bénéficient de
revenus différents. Il s’agirait notamment des familles mono-actives qui ne
comptent pas, au total, parmi les plus aisées. Selon Henri Sterdyniak, cette
réforme serait « anti-redistributive », c’est-à-dire qu’elle augmenterait d’autant
plus fortement l’impôt d’un couple que son revenu est faible. Ce serait
notamment le cas pour les couples avec un seul conjoint actif. De la
redistribution à l’envers, en quelque sorte.
Ce seul changement, cette suppression du quotient conjugal pour passer à un
impôt individuel, aurait pour effet d’augmenter la facture fiscale de 60 % des
foyers… La hausse moyenne dépasserait les 1 800 euros, selon des calculs
6
officiels . Bien sûr, des correctifs pourraient être prévus, il serait possible
d’instaurer des abattements pour personnes à charge. Mais on comprend
pourquoi François Hollande n’a pas cédé devant la pression de son parti.
Et il ne s’agit là que des prémices de la réforme Piketty. Car un deuxième
bouleversement est au programme, celui que tout le monde a retenu : c’est la
fusion de l’impôt sur le revenu avec la CSG. Comment fusionner deux impôts
vraiment dissemblables ? Le premier est familialisé, le second individuel.
L’impôt sur le revenu comprend de nombreuses dérogations ou niches fiscales,
la CSG très peu. Quant aux recettes, elles sont dans le premier cas affectées à
l’État, dans le second à la Sécurité sociale.
Faisant œuvre de pédagogue, dans sa « révolution fiscale » Thomas Piketty
simplifie et ne s’embarrasse pas trop de détails techniques (alors que pourtant, le
diable se niche… dans les détails). Pour lui, c’est clair : la CSG doit absorber
l’impôt sur le revenu. Ce qui renforce bien sûr sa préférence pour l’impôt
individuel, puisque la CSG l’est déjà. Et comment traiter la question des niches
fiscales ? En trouvant un compromis entre les nombreuses niches de l’impôt sur
le revenu et les très rares exceptions dont est assortie la CSG ? Non pas. Les
niches, il suffit de les supprimer, estime Thomas Piketty.
Bien sûr, aucun économiste, voire aucun responsable politique ne défend
l’existence de ces niches. Mais à regarder de près, certaines d’entre elles jouent
un rôle social peu contestable. Qui s’oppose aujourd’hui à une déduction fiscale
pour frais de garde d’enfants ?
L’auteur de Pour une révolution fiscale ne s’arrête pas à ce genre de détail : il
faut une coupe claire, tel est son credo. Il irait donc jusqu’à mettre fin aux
déductions fiscales pour frais de garde d’enfants ou emploi à domicile, ferait
disparaître le système de quotient familial, destiné à alléger l’impôt des familles
(une déduction forfaitaire le remplacerait), tout comme la demi-part
supplémentaire pour parents isolés. Les allocations familiales, entre autres,
deviendraient imposables.
Enfin, une fois les niches supprimées, la réforme passe par un changement de
mode de calcul de l’impôt, permettant une taxation fortement accrue des plus
riches, sans trop l’afficher. C’en serait fini du barème actuel, avec le système de
tranches, permettant à tout contribuable de voir quel est son taux maximum de
taxation, correspondant à celui de la tranche supérieure.
S’imposerait un calcul en taux moyen : seul serait affiché l’impôt global en
pourcentage du revenu. Ce que propose Piketty, c’est de le faire grimper jusqu’à
60 % du revenu, y compris la CSG, fusionnée avec l’impôt sur le revenu.
Habitués à raisonner en taux marginal, correspondant à la taxation du dernier
euro de revenu perçu, beaucoup de contribuables pourraient voir là un niveau
d’imposition peu différent de l’actuel. Après tout, un cadre dirigeant est
aujourd’hui imposé à hauteur de 45 %, auxquels il faut ajouter les 8 % de CSG.
Si chaque euro de plus subit effectivement cette taxation, la ponction fiscale sur
l’ensemble du revenu s’avère bien inférieure. Elle ne dépasse pas les 38 %, y
compris la CSG. Le barème à 60 % préconisé par Piketty ferait donc grimper
sévèrement la facture. Et si l’on raisonne en taux marginal, « certains
contribuables verraient cette taxation dépasser les 80 % », estime Henri
Sterdyniak 7.
Études à l’appui, des économistes proches de Thomas Piketty jugent des taux
aussi élevés parfaitement acceptables, en tout cas aux États-Unis : ce serait un
retour aux années 1960, où, en Amérique du Nord, de tels niveaux de taxation
avaient cours. Mais peut-on croire qu’un cadre dirigeant français accepterait
aujourd’hui un niveau d’imposition aussi élevé ? Il voterait simplement avec ses
pieds et partirait s’installer hors de France. Les mêmes proches de Piketty le
reconnaissent, soulignant que plus le pays concerné est petit, plus les risques
sont élevés de départ à l’étranger, sous l’effet des impôts 8. La France n’est pas si
grande, en Europe… Et de nombreux dirigeants se sont déjà, discrètement,
exilés.
En outre, la fusion de la CSG avec l’impôt sur le revenu provoquerait des
transferts d’impôts très importants entre contribuables. Des transferts pas
nécessairement maîtrisés a priori, tant les situations fiscales sont diverses. C’est
ce que souligne un rapport commandé par la ministre du Budget en 2011,
Valérie Pécresse. Les obstacles techniques, pouvant déboucher très concrètement
sur des avis d’imposition en forte hausse, et le mécontentement légitime de
nombreux Français sont mis en évidence par les hauts fonctionnaires ayant
rédigé ce rapport. Quelles que soient les hypothèses retenues, plus de 13 millions
de contribuables (sur un total de 36 millions) verraient leur facture fiscale
augmenter. Ce seraient, logiquement, les couples sans enfants et les hauts
revenus. Et encore, Bercy n’est pas certain de ses calculs…
Cette incertitude technique sur les effets d’une telle réforme concerne
notamment les salaires. Comment fusionner un prélèvement basé sur le salaire
net (impôt sur le revenu) avec un autre assis sur le salaire brut (CSG), quand
l’Administration ne connaît pas la clé de transfert entre le net et le brut ? En
effet, chaque branche d’activité a ses propres taux de cotisation (de retraite
complémentaire, par exemple), qui font varier l’écart entre le salaire brut et le
salaire net de cotisations. Et Bercy n’a pas une vision précise de cet écart et se
trouverait donc bien en peine de prévoir l’impact d’une fusion de l’impôt sur le
revenu avec la CSG sur la facture de telle ou telle catégorie de salarié. En tout
cas, l’idée qu’il est possible d’améliorer en France le sort de 97 % des salariés,
notamment ceux de la classe moyenne, en taxant – fortement – quelques riches
contribuables, cette idée, au cœur de la révolution fiscale proposée par Piketty,
ne tient pas la route. Les militants PS ont du reste fini par l’admettre. Le miracle
Piketty n’aura pas lieu…

1. Entretien avec l’auteur.


2. Idem.
3. Égert (B.), « Efficacité et équité du système de prélèvements et de transferts en France », OCDE, 2013
http://dx.doi.org/10.1787/5k487n499bq6-fr.
4. Sterdyniak (Henri) « La grande réforme fiscale, un mythe français », revue de l’OFCE, 2015
http://www.cairn.info/revue-de-l-ofce-2015-3-page-327.htm.
5. Ibid.
6. Lemière (Séverine), L’accès à l’emploi des femmes, une question de politiques, rapport au gouvernement,
La Documentation française, octobre 2013
http://www.familles-enfance-droitsdesfemmes.gouv.fr/wp-content/uploads/2013/12/20131209-rapport-
emploi-femmes-Severine-Lemiere.pdf.
7. Sterdyniak (Henri), « L’impôt sur le revenu doit rester familial, une question de principe », La Tribune,
16 décembre 2013
http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20131216trib000801176/l-impot-sur-le-revenu-doit-rester-
familial-une-question-de-principe.html.
8. Kleven (Henrik Jacobsen), Landais (Camille), Saez (Emmanuel), Schultz, (Esben) « Migration and the
Wage Effects of Taxing top Earners : Evidence from the Foreigners’ Tax Scheme in Denmark », The
Quarterly Journal of Economics, 2014
https://eml.berkeley.edu/~saez/kleven-landais-saez-schultzQJE14danishscheme.pdf
Chapitre 7

DEMANDER LE PROGRAMME ?

Après le choc, le contre-choc. Comme dans un mouvement de va-et-vient


permanent, après avoir lourdement augmenté les impôts, il faudrait les baisser,
vite, tout aussi sensiblement. Nicolas Sarkozy, candidat à la primaire de la droite
et du centre, au moment où ces lignes sont écrites, s’inscrit dans cette logique,
additionnant les promesses d’allégements fiscaux, alors qu’il a présidé à une
ponction fiscale majeure, en 2011 et 2012, avant de passer le relais à François
Hollande. Bien sûr, pour l’ex-avocat Sarkozy, le procès en responsabilité fiscale
ne peut déboucher que sur l’accusation de son adversaire à la présidentielle de
2012. Le seul coupable, dit-il, c’est le président socialiste, qui a augmenté les
impôts et charges de 50 milliards d’euros (c’est plutôt 30 milliards, en réalité).
Un président socialiste coupable et responsable du sentiment de « ras-le-bol
fiscal » des Français, estime Nicolas Sarkozy. L’examen des comptes publics
amène à conclure qu’il en a fait tout autant, ou presque, en matière de hausses
d’impôts. Un partout, la balle au centre… C’est donc comme si l’ex-chef de
l’État voulait à la fois prendre le contre-pied de Hollande et expier ses « fautes ».
Il additionne en conséquence les promesses. Début 2016, il annonçait un
paquet fiscal de 25 milliards d’euros d’allégements fiscaux, qu’il s’engageait à
mettre en œuvre dès son arrivée au pouvoir. Les enchères sont montées depuis.
La baisse d’impôts atteindrait désormais 40 milliards d’euros, selon ses calculs.
Ce serait, de toute façon, un record. Que contiendrait ce véritable « paquet-
cadeau » ? Une baisse de 10 % de l’impôt sur le revenu pour tous les
contribuables, dès la rentrée suivant son élection, une forte diminution des droits
de succession, l’abattement par bénéficiaire étant quadruplé – passant de
100 000 à 400 000 euros –, la suppression de l’ISF… Les allégements d’impôts
ciblés ne s’arrêteraient pas là. Au lieu d’être intégrés au barème de l’impôt,
comme c’est le cas depuis 2013, les revenus du patrimoine et les plus-values sur
valeurs mobilières seraient imposés à un taux unique de 26 %, prélèvements
sociaux compris. Ainsi, le patron de PME se versant des dividendes ne serait
plus taxé à 41 %, mais à 26 %. Ainsi, le rentier ayant investi en assurance-vie, ne
serait plus avantagé a pu souligner Nicolas Sarkozy. Les revenus fonciers, issus
de la location de logements, verraient aussi leur imposition plafonnée (à 33 %).
Les foyers fiscaux se situant dans les plus hautes tranches seraient donc les
bénéficiaires de cette mesure.
Quelle serait la cohérence de cet ensemble de propositions ? Force est de
constater qu’elles profiteraient surtout à une petite minorité de la population, la
plus aisée. Avec une logique affichée identique à celle de son programme de
2007 : l’objectif est de renforcer l’offre en allégeant la facture fiscale des
Français fortunés, qui seraient ainsi incités à investir.
Seules deux mesures sont ciblées vers les salariés moyens et modestes : la
baisse de l’impôt sur le revenu, bien sûr, mais dont bénéficieraient surtout les
classes moyennes-supérieures, et le rétablissement de l’exonération d’impôt pour
les heures supplémentaires, déjà en vigueur de 2007 à 2012. Cette deuxième
promesse pourrait s’apparenter à une petite bombe pour les finances publiques,
provoquant des pertes de recettes fiscales insoupçonnées. Pourquoi ? Nicolas
Sarkozy veut supprimer non seulement les 35 heures, mais toute durée légale du
travail. Il reviendra aux entreprises de déterminer l’horaire hebdomadaire. Pour
donner du pouvoir d’achat à ses salariés sans bourse délier, aux frais de l’État, il
suffira à l’employeur de limiter le temps de travail officiel dans son entreprise à
20 heures hebdomadaires, par exemple. Et de rémunérer alors en heures
supplémentaires les 20 heures additionnelles effectuées par ses salariés. Ainsi, la
moitié du salaire échappera à l’impôt et pour partie aux charges sociales, sans
coup férir. Autant dire que la mise en œuvre du programme Sarkozy, qui
comprend en outre un doublement du crédit d’impôt compétitivité emploi
(CICE), afin d’alléger le coût du travail, représenterait un manque à gagner
important pour les finances publiques, sans doute bien au-delà des 40 milliards
d’euros par lui évoqués. Avec le risque d’accroître sensiblement le déficit public.
De quoi s’attirer les foudres de la Commission européenne, gardienne des traités,
et, au premier chef, du pacte de stabilité ?
À entendre Nicolas Sarkozy, cela ne fait aucun doute, Bruxelles avaliserait sa
stratégie, compte tenu des réformes structurelles engagées, et des 100 milliards
d’euros d’économies sur cinq ans, votées, dès l’été 2017. Encore faut-il que ces
coupes dans les dépenses se concrétisent, et qu’elles ne tirent pas trop la
conjoncture vers le bas, entraînant alors une chute supplémentaire des recettes
fiscales…
L’heure est en fait à l’insouciance budgétaire, pour Nicolas Sarkozy, qui
entend s’affranchir des règles européennes, tout comme Jean-Luc Mélenchon,
Marine Le Pen, et Arnaud Montebourg. Ce dernier veut effacer toutes les
hausses d’impôts intervenues depuis 2011, creusant le déficit mais assumant le
conflit avec les instances bruxelloises. Différence majeure avec Sarkozy : il
entend réserver les baisses d’impôts aux salariés modestes moyens.
Faut-il s’en étonner ? Alain Juppé fait montre d’une plus grande modération
dans son approche de la fiscalité. Pas question de baisser l’impôt sur le revenu
pour tous. Il le serait seulement pour les familles relativement aisées, via le
relèvement du plafond du quotient familial. Chaque demi-part de quotient peut
amener aujourd’hui une économie d’impôt jusqu’à 1 500 euros. Ce montant
maximum serait relevé à 2 500 euros. Comme le préconise Nicolas Sarkozy, les
revenus du patrimoine ne seraient plus soumis au barème de l’impôt, mais taxés
selon un taux fixe. Il atteindrait au total 35,5 %, compte tenu des prélèvements
sociaux, soit sensiblement plus que ne le promet l’ex-président (26 %). Les
charges sociales seraient allégées d’une dizaine de milliards d’euros, soit moins,
là aussi, que chez Sarkozy. Et l’impôt sur les bénéfices des sociétés ne pourrait
plus dépasser les 30 %, alors qu’il peut atteindre aujourd’hui jusqu’à 38 % pour
les grandes entreprises. Alain Juppé se préoccupe avant tout de la compétitivité
des entreprises, avec pour objectif affiché de relancer l’embauche. Son
programme économique est titré à dessein « Cinq ans pour l’emploi ». Nicolas
Sarkozy partage cette ambition, mais promet aussi d’effacer le coup de bambou
fiscal imposé par François Hollande aux ménages, qu’il a tant dénoncé depuis
près de cinq ans.

Impôt sur le revenu ou impôt croupion ?

Y a-t-il dans ces programmes de quoi rétablir la confiance des Français dans
leur système fiscal ? L’observateur optimiste peut ne voir là que de simples
ébauches, sans doute complétées au cours des mois à venir pour prendre en
compte la défiance des électeurs à l’égard des impôts. Car à ce stade… Il est
permis de douter que le consentement à l’impôt des François soit vraiment
amélioré.
La baisse de l’impôt sur le revenu, sur laquelle Nicolas Sarkozy va s’appuyer,
est-elle impérative ? Les mesures d’allégements ont été nombreuses de 1997 à
2007, suivies au contraire d’une taxation en forte hausse de 2011 à 2014.
Jacques Chirac l’a diminué de 8,5 % avec son Premier ministre Alain Juppé en
1997, puis Lionel Jospin de 7 % en 2001. Après sa réélection en 2002, Jacques
Chirac l’a de nouveau allégé de 5 %, puis, aiguillonné par son Premier ministre
Dominique de Villepin, de 7 % en 2007. En sens inverse, Nicolas Sarkozy et
François Fillon l’ont alourdi de 17 % en l’espace de deux années, 2001 et 2012 –
la loi de finances pour 2012 ayant été bien sûr votée avant l’arrivée de François
Hollande au pouvoir. Ce dernier l’a, au total, stabilisé compte tenu des mesures
prises depuis le budget 2014 en faveur des contribuables les moins aisés. Effet
yoyo garanti !
Les Français sont-ils assommés par un impôt sur le revenu exorbitant, d’un
poids démesuré en regard de celui des autres pays européens ? Assurément non.
C’est en France qu’il est le plus faible, en proportion de la richesse nationale.
Dans les pays de l’OCDE, il représente en moyenne 8,8 % du PIB 1. Et en
France ? 3,2 %. Y compris en République tchèque, exemple européen de très
faible taxation, l’impôt sur le revenu dépasse le niveau français, atteignant 3,7 %
du PIB. Sans parler de l’Allemagne (9,5 %), de la Grande-Bretagne (9,1 %) ou
des États-Unis (9,8 %). Même si l’on ajoute à l’impôt progressif notre chère
CSG – le deuxième impôt français sur le revenu, mais essentiellement
proportionnel –, le total (8,4 % de la richesse nationale) reste inférieur à la
moyenne des grands pays industriels. L’argument d’un surpoids français ne tient
donc pas la route, même après l’alourdissement du début des années 2010.
Ces chiffres macroéconomiques inspirent en général un commentaire bien
senti : si notre impôt est globalement faible, en comparaison avec les
« standards » étrangers, c’est parce que trop de ménages en sont exonérés. Près
de 55 % des foyers fiscaux n’ont effectivement rien à payer. En revanche, les
autres, les « vrais » contribuables, prennent cher, pour reprendre une expression
aujourd’hui populaire. Certainement beaucoup plus qu’ailleurs, ajoute-t-on. Est-
ce exact ? Cette vision d’un impôt hyper-concentré, payé seulement par quelques
contribuables surimposés, beaucoup plus taxés qu’ailleurs en Europe, ne résiste
pas à l’examen des faits. En France, l’impôt est certes payé d’abord par les 10 %
de ménages les plus aisés : ils acquittent 70 % de la facture globale. Mais ces
foyers touchent 34 % de la masse totale des revenus distribués aux particuliers.
Et, surtout, leur sort apparaît en réalité très enviable, en regard des systèmes
fiscaux étrangers.
En France, le seuil d’entrée dans cette catégorie des 10 % les plus riches
surprend souvent par sa faiblesse. Ce seuil correspond à un revenu fiscal annuel
de 50 000 euros par foyer fiscal (soit un salaire total brut proche de 70 000 euros
par an ou 5 830 euros mensuels). C’est ce qu’on appelle, dans le débat actuel, la
classe moyenne, même si seuls 10 % des ménages, classés par revenu croissant,
se situent au-dessus. C’est celle qui a subi de plein fouet les hausses d’impôts
décidées ces dernières années par Nicolas Sarkozy et François Hollande. Qu’en
est-il de sa facture fiscale actuelle ? À ce niveau de rémunération, le poids de
l’impôt est très limité, contrairement aux idées reçues : il représente moins de
10 % des revenus. Il est précisément de 5,85 % pour un couple avec deux
enfants (impôt sur le revenu total/revenu fiscal de référence). Au Royaume-Uni,
un couple de salariés au même niveau de rémunération – au seuil des 10 % les
plus aisés – paie… 18 % d’impôt.
Et si l’on grimpe dans la hiérarchie salariale ? À 10 000 euros bruts mensuels,
l’impôt sur le revenu atteint en France 14,3 % (il ne s’agit pas de la tranche
d’imposition atteinte, bien sûr supérieure, mais du poids de l’impôt en
proportion du revenu). Est-ce beaucoup ? C’est en tout cas moins qu’en
Allemagne (22,4 %), Royaume-Uni (30,1 %) ou Belgique (35,7 %). Imaginons
deux cadres supérieurs touchant au total 25 000 euros par mois. L’impôt
représente alors 25,7 % de leurs revenus en France. Est-ce plus qu’à l’étranger,
compte tenu de la concentration française du prélèvement fiscal sur quelques
ménages aisés ? Pas vraiment. La taxation atteint 35,5 % en Allemagne, 39,6 %
au Royaume-Uni… sans parler de la Suède, où elle culmine à 43,5 % 2.
Et les très riches ? Même en ajoutant à l’impôt proprement dit les
prélèvements sociaux sur les revenus du patrimoine, qui pèsent lourd à ce niveau
de revenu, le taux de taxation culmine à 27 % pour les 3 700 ménages les plus
fortunés, dont le revenu annuel dépasse 1,38 million d’euros, selon les données
3
officielles fournies par Bercy . Pour les 370 foyers atteignant les sommets des
revenus déclarés (plus de 5,32 millions d’euros annuels), la taxation ne dépasse
pas 28 %. Ce chiffre peut paraître bien faible, eu égard au taux maximum
d’imposition prévu par le barème (45 %), sans compter les surtaxes Sarkozy, qui
frappent ces ménages. Mais à ce niveau de rémunération, les salaires ne
constituent pas l’essentiel des revenus. Les plus-values financières, moins taxées
dès lors qu’elles sont de long terme, ou les dividendes (bénéficiant d’un
abattement de 40 %), en représentent la majeure partie. D’où ce taux maximum
d’imposition de 28 %, effectivement constaté. Or, en Grande-Bretagne, au seuil
de la minorité des 1 % les plus riches, l’imposition est déjà de 32,7 %. Aux
États-Unis, ce même taux moyen est de 25,1 % pour la très petite minorité
(0,1 % des contribuables) la plus aisée, pas loin du taux français.
Bref, affirmer que l’impôt sur le revenu est élevé en France en comparaison
avec les autres pays ne correspond pas vraiment à la réalité, y compris pour les
hauts revenus. Cela ne signifie pas, bien sûr, que les revenus du travail sont, au
total, moins imposés en France qu’ailleurs. Au contraire. Mais ce sont les
cotisations sociales qui posent problème. Quand les grandes entreprises
internationales, s’interrogent sur l’opportunité d’investir en France ou ailleurs,
elles regardent d’abord le coût global du travail. La question se pose de moins en
moins pour les bas salaires, à mesure que les exonérations de charges sociales au
niveau du SMIC et un peu au-dessus se multiplient. En revanche, la
rémunération des cadres supérieurs et dirigeants reste problématique. Pour un
salaire net de charges et d’impôt égal à celui que les cadres toucheraient au
Royaume-Uni ou même en Allemagne, leurs employeurs doivent assumer en
France un coût global bien plus élevé.
Cela tient effectivement au niveau très important des cotisations sociales,
aussi bien celles à la charge de l’employeur que celles acquittées par le salarié,
en déduction de sa rémunération brute. Dans la plupart des pays industriels, ces
charges sont plafonnées : elles disparaissent sur la partie du salaire dépassant un
certain plafond (70 000 euros annuels, par exemple, en Allemagne). En France,
au contraire, elles restent très élevées, y compris sur la partie haute des
rémunérations. Le total des cotisations (employeur plus salarié) représente près
de 70 % du salaire brut pour un cadre gagnant deux fois le SMIC. Pour un cadre
sup touchant 10 fois le salaire minimum, elles atteignent encore 65 % de la
rémunération brute. S’il y a une anomalie concernant la taxation des
rémunérations, dans notre système fiscalo-social, c’est bien celle-là. Mais, aux
yeux des responsables politiques, mettre en avant la baisse de l’impôt sur le
revenu apparaît sans doute plus payant et valorisant, électoralement parlant.

Un système aberrant de taxation des entreprises

L’autre anomalie, qui peut elle aussi faire pencher la balance en défaveur de
l’investissement, c’est le système de taxation des entreprises. Un exemple de
cumul des inconvénients, ou de l’art bien français de se tirer une balle dans le
pied…
Aucun pays ne taxe autant la production. Qu’elles fassent des bénéfices ou
non, les entreprises françaises doivent s’acquitter d’une série impressionnante de
prélèvements obligatoires, s’échelonnant dans le processus de production. Ils
contribuent sensiblement à alourdir les coûts globaux. Il faut mentionner bien
sûr, en premier lieu, les cotisations sociales, qui alourdissent le coût du travail.
Mais s’y ajoutent divers prélèvements sur la main-d’œuvre : versement pour les
transports (subvention au transport des salariés), taxe au profit du fonds national
d’aide au logement (FNAL), taxe sur les salaires – acquittée principalement par
les banques –, forfait social. Ces « impôts sur les salaires et la main-d’œuvre »,
selon la terminologie Insee, représentent près de 35 milliards d’euros, soit 1,6 %
du PIB. Et ils n’épuisent pas le sujet.
S’y ajoute ce que l’Insee nomme les « impôts divers sur la production ». Les
principaux sont la cotisation foncière des entreprises – sur les bâtiments –, la
cotisation sur la valeur ajoutée, toutes deux finançant les collectivités locales.
N’oublions pas, en outre, la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S),
la taxe pour frais de chambres de commerce et d’industrie, la taxe sur les
surfaces commerciales, la taxe sur les véhicules à moteur… Le total représente
47 milliards d’euros ou 2,1 % du PIB. Les taxes sur la production atteignent
donc, globalement, 3,7 % du PIB. Peu mentionnées dans le débat public, « elles
jouent pourtant un rôle décisif dans le calcul de rentabilité d’un investissement,
et donc dans la décision d’investir ou non, surtout pour une entreprise
multinationale qui a le choix de ses localisations » 4, souligne l’économiste Jean-
Charles Simon, président de Facta Media. D’autant que ces taxes sont beaucoup
moins lourdes ailleurs en Europe. Reprenant un champ un peu plus large,
Eurostat les évalue à 4,5 % du PIB en France. Contre 0,7 % en Allemagne et
2,4 % en moyenne dans la zone euro !
Ces taxes constituent un handicap en elles-mêmes. Mais pas seulement. Ces
prélèvements à tous les étages conduisent à l’affichage d’un taux
particulièrement élevé d’impôt sur les bénéfices des sociétés, qui dissuade
l’investissement, alors même que cet impôt rapporte très peu à l’État. Par quelle
mécanique ? Avec un impôt sur les sociétés de près de 33,33 %, voire plus, selon
le niveau de distribution des bénéfices sous forme de dividendes, la France
affiche un niveau record d’IS, parmi les pays européens. C’est le seul ayant
refusé de diminuer franchement ce taux d’imposition des sociétés au cours des
dernières années. Or, ce taux élevé n’est même pas le gage de recettes fiscales
importantes. L’impôt sur les bénéfices représente en France 2,5 % du PIB,
contre 2,9 % en moyenne pour les pays de l’OCDE. Car ce qu’encaisse l’État
dépend de deux paramètres : le taux d’imposition, mais aussi et surtout ce qui est
effectivement taxé, l’assiette fiscale, pour reprendre le terme des fiscalistes. Or,
cette base apparaît particulièrement faible, pour deux raisons : l’existence de
tous ces impôts sur la production, qui viennent réduire en amont le bénéfice
taxable, et des règles assez favorables de calcul de ce bénéfice, par rapport aux
autres pays. Elles finissent par achever la rentabilité de cet impôt. Un taux de
taxation très élevé, des recettes au plus bas : un bel exemple de réussite fiscale…
« On est en présence d’une véritable taxe de complexité », estime
l’économiste Vincent Champain, coprésident de l’Observatoire du long terme.
« L’impôt est apparemment élevé, mais en raison d’un système complexe, il est
en fait plus faible qu’affiché. Le résultat, c’est que les investisseurs potentiels
surestiment a priori le niveau de taxation, ce qu’ils pensent devoir payer est
5
supérieur à ce qu’ils paieraient effectivement. » Et tout le monde se retrouve
perdant : découragés par un impôt qu’ils imaginent exorbitant, les chefs
d’entreprise manquent des opportunités, moins d’emplois sont créés, tandis que
l’État perd des recettes fiscales.
Ce dysfonctionnement majeur, cette fiscalité aberrante des sociétés, pas plus
Alain Juppé que Nicolas Sarkozy ne l’évoquent dans leur programme
économique, dont la priorité affichée est pourtant le développement des
entreprises. Sans doute trop technique ? Dans son livre-programme, Cinq ans
6
pour l’emploi , Alain Juppé se lance pourtant dans de longs développements sur
la baisse de l’impôt sur les sociétés, prévoyant un taux spécifique pour les PME
sous le niveau de droit commun fixé à 30 %. Mais il n’aborde pas ce sujet
essentiel.

Folle fiscalité locale

Les particuliers ont droit, eux aussi, à leur lot d’aberrations. Les niches
fiscales (chapitre 5) ne sont pas les seules à alimenter le sentiment parfois
justifié d’un impôt injuste, auquel le voisin parvient à échapper. La taxe
d’habitation représente l’archétype de l’impôt que les gouvernements n’osent
pas réformer : la remettre d’aplomb, faire en sorte qu’elle soit un tant soit peu
équitable nécessiterait des transferts colossaux entre contribuables, provoquant
de trop nombreux mécontents.
Comment imaginer impôt plus injuste, complexe et inadapté à la situation
actuelle ? Dans les communes riches, où résident les plus aisés, son niveau est
particulièrement faible. Les habitants des villes pauvres paient au contraire très
cher. Tout simplement parce que les villes bien portantes sont dotées de
commerces, d’entreprises en tout genre, de sièges sociaux, qui apportent des
recettes à la collectivité. En revanche, les maires des cités-dortoirs ou les
communes résidentielles des grandes banlieues, où s’additionnent les pavillons,
ne peuvent taxer que les particuliers. Ils sont alors soumis à des taux très élevés
de taxe d’habitation et de taxe foncière. Exemple le plus caricatural : quand les
habitants de Sevran, au nord de la région parisienne, sont soumis à une taxe
d’habitation de 26,2 %, ceux de Puteaux, où se trouvent une bonne partie des
tours du quartier de la Défense, ne paient que 6,91 % de la valeur locative de
leur logement.
Cette valeur locative correspond, comme son nom l’indique, à ce que vaut
théoriquement le logement sur le marché de la location. Sauf qu’elle a été établie
en… 1970, et simplement révisée depuis, à raison de l’inflation. La valeur
locative d’un logement dépend de la surface habitable, bien sûr, mais d’autres
paramètres sont pris en compte, ô combien datés : en 1970, subsistaient
beaucoup de logements sans confort (toilettes, salle de bains…), ceux qui en
disposaient se trouvaient donc survalorisés.
Voilà pourquoi des HLM construits en 1970 sont encore aujourd’hui plus
imposés que des maisons individuelles anciennes, qui, à l’époque, n’étaient pas
encore équipées. Elles l’ont été bien sûr, depuis, mais la majorité des
propriétaires ne s’en sont pas vantés auprès des services fiscaux. C’est ainsi que,
selon les registres de l’Administration, 47 % des maisons individuelles sont
réputées ne disposer de presque aucun confort ou être dans un état délabré… Et
pour 45 % d’entre elles, le confort ne serait que très modeste. Qui peut le croire ?
Bien sûr, les fonctionnaires de Bercy ne sont pas dupes. Et ils n’ignorent rien de
l’ampleur de la fraude pour cet impôt, si l’on veut bien considérer l’écart entre
les caractéristiques déclarées de logements – principalement les maisons
individuelles – et la réalité.
Pour les habitants des HLM, l’augmentation continue des taux d’impôt dans
les communes pauvres, couplée avec une forte valeur locative de leur logement
ont été à l’origine d’une taxe d’habitation insoutenable. L’État a dû s’en mêler et
prendre en charge tout ou partie de l’impôt. Ainsi, un ménage sur cinq se trouve
exonéré de taxe d’habitation, tandis qu’un sur trois a droit à une ristourne 7. C’est
donc le contribuable national qui vient au secours du contribuable local, victime
d’un système défaillant.
Last but not least, la taxe d’habitation fait partie des rares – elle pourrait
même être le seul, le cas de la TVA faisant l’objet de discussions – impôts
régressifs. Autrement dit, le poids de l’impôt n’est pas proportionnel au revenu,
il diminue à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. Cette
configuration ne concerne pas les ménages modestes, exonérés totalement ou
partiellement, mais la moitié des foyers qui paient pleinement la taxe. Comment
justifier le maintien de cet impôt, qui ajouté à la taxe foncière, payée par les
propriétaires de logements et calculée selon le même principe, représente tout de
même 1,7 % du PIB ? En 1990, ces valeurs locatives ont été révisées, une taxe a
même été instaurée pour financer ces travaux, qui a même été pérennisée… mais
devant le nombre de foyers susceptibles de devoir payer plus d’impôt, le
gouvernement a reculé. Et depuis, les tentatives de modernisation de ces bases
de calcul ont toutes avorté. Pourquoi ne pas changer radicalement de mode de
taxation ? Un basculement progressif sur une taxation dépendant du revenu
aurait le mérite de faire progresser la justice fiscale. C’est ce que suggèrent
d’anciens hauts fonctionnaires de Bercy, tel Jean-Pierre Lieb, ex-numéro deux
8
de la Direction générale des finances publiques au ministère des Finances .
Mais ses collègues en place ne voient pas forcément les choses ainsi. « Un
bon impôt est un vieil impôt », disent-ils. Vieux comme le ministère des
Finances, cet adage sert toujours de ligne de conduite aux experts de Bercy,
quelle que soit leur ancienneté. Il mène tout droit à l’immobilisme le plus total,
selon le principe du « mieux vaut ne toucher à rien, tout le monde s’en portera
mieux ». Ce réflexe administratif peut se comprendre. À moins de disposer de
marge de manœuvres importantes, de pouvoir remodeler la fiscalité en
l’allégeant considérablement, toute réforme des impôts provoque des perdants.
« Dans la situation budgétaire actuelle, compte tenu des contraintes européennes,
une réforme fiscale revient le plus souvent à un transfert de charges entre
contribuables », souligne l’historien de la fiscalité Frédéric Tristram 9. Qui dit
transfert de charges dit gagnants et… perdants. Lesquels, c’est bien connu,
hurlent à la mort, quand les bénéficiaires du changement empochent au contraire
leur gain en silence. Ce sont alors les cadres de Bercy qui en prennent pour leur
grade, accusés d’avoir mal calibré le projet.
Voilà pourquoi la seule évocation d’une réforme fiscale les fait frémir. Le
rapport administratif rédigé en 2012 sur une hypothétique fusion entre la CSG et
l’impôt sur le revenu, qui écartait cette réforme et contestait même l’intérêt
d’une retenue à la source de l’impôt « est emblématique de ce parti pris de
l’Administration de ne surtout toucher à rien », souligne l’économiste Antoine
Bozio, directeur de l’Institut des politiques publiques 10. Or les candidats à la
présidentielle sont le plus souvent conseillés par des hauts fonctionnaires…
Il est vrai que ce fonctionnement ne date pas d’hier. Un journaliste du Monde
pouvait écrire ceci, le 23 mars 1954 : « La réforme fiscale fait partie du
programme de tous nos gouvernements depuis plusieurs années, mais jamais (ou
presque) les projets qui sont adoptés ne constituent de substantielles réformes,
cependant que les véritables réformes qui sembleraient nécessaires ne sont pas
adoptées par le législateur. » 11 Rien de bien nouveau aujourd’hui, donc. Mince
consolation…

1. Source : OCDE.
2. Source : Olivier Pietri, consultant, calculs réalisés pour l’hebdomadaire Challenges, 25 septembre 2015.
3. Source : Conseil des prélèvements obligatoires, 2015.
4. Interview aux Échos, 1er septembre 2016.
5. Entretien avec l’auteur.
6. Juppé (Alain), Cinq ans pour l’emploi, Lattès, 2016
7. Source : Conseil des prélèvements obligatoires.
8. Entretien avec l’auteur.
9. Idem.
10. Idem.
11. M.-C. Barrangé, Le Monde du 23 septembre 1954.
Chapitre 8

UN IMPÔT POUR LE XXIE SIÈCLE

Le grand soir fiscal n’aura pas lieu. Les électeurs, encore susceptibles de
croire à cette fable de LA réforme qui change tout, d’un coup d’un seul, ont été
définitivement vaccinés par le Premier ministre socialiste Jean-Marc Ayrault. La
remise à plat des impôts qu’il avait promise sur un coup de tête – et pour sauver
la sienne – en novembre 2013 a débouché sur… rien. L’heure n’est donc plus à
la révolution, mais rien n’interdit la réforme. À condition de la mettre en
perspective, de l’expliquer, et d’en étaler la mise en œuvre sur plusieurs années.
À condition, aussi, de surmonter la pusillanimité des « technos », les hauts
fonctionnaires toujours prompts à démontrer que rien n’est possible. Une
réforme, dont l’objectif premier serait de rétablir une certaine confiance des
Français dans leur impôt. Ce pourrait être le cas avec un système fiscal plus
lisible, plus cohérent, mais aussi plus juste et efficace, donc adapté au
XXIe siècle.
Plus lisible ? Notre système fiscal – au sens large, c’est-à-dire y compris les
prélèvements sociaux – tient plus du bazar oriental que du jardin à la française.
Seuls les spécialistes y retrouvent leurs petits. Pourtant, un rangement selon
quelques principes de base aurait le mérite de clarifier la situation. Cette
exigence ne relève pas seulement de préoccupations esthétiques démangeant tout
à coup quelque technocrate de Bercy. Rendre visible le lien entre le niveau de
prélèvement et celui des prestations, voilà le meilleur moyen de faire en sorte
que le système soit acceptable et accepté.
Le financement de la protection sociale devrait être clarifié selon un principe
simple, une coupure franche : il faut distinguer les prestations dont le niveau est
étroitement dépendant de ce qui a été cotisé par le salarié, à savoir la retraite, les
indemnités chômage et indemnités journalières en cas d’arrêt maladie (c’est ce
qu’on appelle le pôle contributif), et les prestations sans lien avec les cotisations,
qui sont en fait versées universellement. Un salarié à la rémunération moyenne
touche une indemnité tout aussi moyenne en cas de chômage, un cadre a droit à
plus. Tout dépend de leur contribution antérieure, d’où le terme de prestations
« contributives ». En revanche, le montant de la prise en charge par la
collectivité, en cas de maladie, n’a aucun lien avec le niveau de salaire. De
même que les allocations familiales, qui ne dépendent évidemment pas de la
rémunération. C’est ce qu’on appelle le « non-contributif ».
Dans le premier cas, le contributif, le droit de recevoir une prestation, dépend
des cotisations payées. Dans le second cas, ce lien a disparu. Les cotisations
retraite, chômage… qui ouvrent des droits s’apparentent à un salaire différé :
elles sont assorties d’une contrepartie bien identifiée – une pension, une
indemnité en cas de recherche d’emploi… – à la différence des impôts, qui, par
définition, ne donnent pas lieu à compensation. Les premières diffèrent à ce
point des seconds, que, pour l’économiste Henri Sterdyniak, membre du Conseil
des prélèvements obligatoires, « ces vraies cotisations [pour la retraite, en cas de
chômage…] ne devraient pas figurer dans les prélèvements obligatoires, dont le
taux devrait être en conséquence baissé de 44,5 % du PIB à 29 % ».
Cette distinction entre deux grandes catégories au sein de la protection sociale
n’avait pas lieu d’être en 1945, quand la Sécu a été créée à destination des
salariés. La Sécurité sociale a été fondée sur des principes dits « bismarckiens »,
à savoir une protection conçue comme contrepartie à une activité
professionnelle. Il était alors logique que son financement repose seulement sur
les salaires. Aujourd’hui, l’assurance maladie, les allocations familiales – le pôle
non contributif – sont universelles, tout le monde y a droit, activité
professionnelle ou pas. D’où un financement de plus en plus universel, lui aussi :
l’impôt, payé par tous, remplace logiquement les cotisations reposant
uniquement sur le travail. C’est le cas de la CSG créée par Michel Rocard qui
s’est substituée aux cotisations à la charge des salariés. Pourquoi cette
clarification entre deux pôles, contributif et non contributif, est-elle si
importante ? Sans elle, le choix fait en France d’une protection sociale largement
socialisée, publique, ne pourra perdurer. Les salariés n’accepteront plus de payer
des cotisations pour leurs retraites si celles-ci sont en fait financées par une série
sans logique de prélèvements de toutes origines. Comme le note le Conseil
d’analyse économique, think tank placé auprès du Premier ministre, « dans le cas
français, remarquable pour la générosité de son système de retraite (de base plus
complémentaire), l’importance des prélèvements ne sera tenable à terme que si
le lien visible entre prélèvements et prestations est maintenu » 1.
Cette clarification permettrait en outre de rationaliser les prélèvements
sociaux. Si la protection sociale à vocation universelle, sans lien avec l’activité
professionnelle, est de plus en plus financée par l’impôt, le processus n’a pas été
mené à son terme. Il reste près de 100 milliards d’euros de cotisations – soit
27 % du montant total des cotisations sociales – payées par les employeurs et
destinées, pour plus des deux tiers, à financer l’assurance maladie, et pour un
tiers la politique familiale. Pourquoi ces politiques publiques, à vocation
universelle, restent-elles financées par des cotisations salariales, pour une grande
partie ? Rien ne justifie aujourd’hui cet état de fait. Ces prestations devraient être
intégrées dans le budget de l’État, dont les recettes sont constituées
principalement par des impôts, suggère le Conseil d’analyse économique 2. La
retraite, les indemnités chômage et journalières resteraient à part, au sein de la
Sécurité sociale et des régimes complémentaires de retraite, au financement
assuré par des cotisations.
Comment basculer 100 milliards d’euros, 5 points de PIB, correspondant à des
cotisations payées indûment par les employeurs vers un impôt payé par tous ?
Faut-il augmenter d’autant les taxes et sur qui ? En fait, la question ne se pose
pas tout à fait ainsi. Le financement de la Sécurité sociale est à ce point
complexe et peu cohérent qu’une réaffectation des recettes entre branches
suffirait pour une bonne part à clarifier la situation. Ainsi, la Caisse nationale
d’assurance vieillesse perçoit des recettes fiscales de façon non justifiée. Elles
devraient être redirigées vers le financement de la politique familiale. En sens
inverse, une partie des cotisations des employeurs finançant la santé et la famille
pourrait être attribuée à l’assurance vieillesse. En outre, le crédit d’impôt
compétitivité emploi, mécanisme complexe créé par François Hollande pour
alléger indirectement les cotisations patronales, pourrait venir simplement
diminuer d’un quart ce total de 100 milliards de charges « indues ». Le CICE
représentera bientôt, en effet, quelque 25 milliards d’euros.
Bref, il est possible de clarifier le lourd système de prélèvements sociaux,
l’ensemble des prestations à vocation universelle (famille, maladie, lutte contre
la pauvreté) relevant désormais du budget de l’État, avec un financement par
l’impôt. Les cotisations sociales paieraient uniquement les prestations du pôle
contributif (retraites, assurance chômage, indemnités journalières) dans le cadre
de la Sécu.

Deux impôts sur le revenu : une exception française à revoir

La clarification de notre système fiscal, œuvre de longue haleine, passerait


aussi par la fin d’une exception française, une de plus : la présence de deux
impôts sur le revenu, à savoir celui qui est bien connu de tous les contribuables,
donnant lieu à déclaration chaque année, et la CSG. La contribution sociale
généralisée finance des dépenses sociales – dont, au premier chef, l’assurance
maladie –, mais c’est bien un impôt sur le revenu, défini comme tel par le
Conseil constitutionnel et par les organisations internationales, comme l’OCDE,
qui l’a rangé dans cette catégorie pour établir ses comparaisons internationales.
La CSG ressemble furieusement à une « flat tax » – impôt strictement
proportionnel –, défendue par les économistes libéraux. « On nous parle souvent
des “flat taxes” instaurées dans les pays de l’Est, dont il faudrait s’inspirer, mais
avec la CSG, nous l’avons ! », souligne l’économiste Jean-Charles Simon 3.
Est-ce si gênant d’avoir ainsi deux impôts sur le revenu, tout comme nous
disposons de deux systèmes d’enseignement supérieur – les grandes écoles et les
universités –, de deux agences de recherche – le CNRS et l’Agence nationale de
la recherche ? « Oui, ça l’est pour des raisons de lisibilité du système, comme de
coût de gestion », estime l’économiste Antoine Bozio, directeur de l’Institut des
politiques publiques 4. Outre la charge supplémentaire pour celui qui le paie,
« tout impôt représente un coût économique », ajoute-t-il.
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Alain
Trannoy abonde dans ce sens d’une critique de cette exception fiscale très
française : « L’impôt sur le revenu a pour fonction première de redistribuer les
revenus, d’assurer à l’ensemble du système fiscal une certaine progressivité [le
poids de l’impôt augmente à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des
revenus], alors que d’autres prélèvements obligatoires peuvent ne pas être
progressifs, voire contribuer au contraire à augmenter les inégalités. Si cette
fonction de redistribution n’est assurée que par un impôt sur le revenu au poids
très limité, la marge de manœuvre de la politique fiscale s’en trouve fortement
réduite. Au contraire, avec la fusion de la CSG et de l’IR, les gouvernements
disposeraient d’un impôt important, d’un vrai levier. » 5
Cette perspective d’un impôt progressif important apparaît essentielle, à
l’heure où même les organisations internationales d’obédience libérale, comme
l’OCDE, font de la lutte contre les inégalités une priorité. Un combat qui passe
nécessairement par la redistribution des revenus, comme c’est le cas en France :
c’est un des pays où la répartition des revenus via le marché est parmi les plus
inégalitaires, tandis que les inégalités se situent plutôt dans la moyenne basse
après redistribution – via les impôts, prestations. Diminuer l’impôt progressif
revient donc à renoncer à lutter contres les inégalités.
Pour autant, l’opération de fusion impôt sur le revenu-CSG reste
techniquement complexe, comme mentionné à propos des solutions radicales de
Thomas Piketty (chapitre 6). Rapports après rapports, les hauts fonctionnaires de
Bercy mettent en avant les risques d’une telle réforme, craignant bien sûr la
grogne des nombreux contribuables qui se trouveraient finalement perdants.
Dans une perspective de moyen-long terme, cette fusion est-elle tout de même
envisageable ? Ce serait effectivement le cas une fois les bases de calcul
rapprochées, et le choix sans doute fait d’un impôt individuel, comme la CSG,
bien sûr assorti de réductions pour charges de famille.
Pour faire bonne mesure, il serait possible de lui adjoindre la taxe
d’habitation. Ce prélèvement absurde, calculé sur des bases datant de 1970
(chapitre 7), serait avantageusement remplacé par un complément d’impôt sur le
revenu. Économistes et hauts fonctionnaires, souvent en désaccord, semblent
pour le coup converger vers cette solution d’une modernisation radicale de
l’impôt local. Au total, comme le souligne Alain Trannoy, « nous disposerions
ainsi d’un grand impôt moderne sur le revenu dont le produit pourrait être réparti
entre les différentes collectivités publiques, État, administrations de la Sécurité
sociale et collectivités territoriales. L’instauration de ce mastodonte éclaircirait
le paysage fiscal permettant de concentrer le débat relatif aux autres impôts sur
la question de leur efficacité économique, à l’instar des taxes sur les activités
polluantes, par exemple » 6. Qui dit mastodonte ne dit pas nécessairement impôt
plus lourd pour chacun des contribuables. Tout dépend du barème adopté. En
tout état de cause, il ne serait pas absurde de le revoir à la hausse pour les
quelques milliers de foyers les plus fortunés, dont la facture fiscale ne dépasse
jamais 28 % de leurs revenus (chapitre 7).

Du ménage dans les niches

La retenue à la source de l’impôt sur le revenu, que prépare le gouvernement


Valls, faciliterait bien sûr la fusion de l’impôt sur le revenu avec la CSG,
puisque cette dernière est déjà prélevée à la source. Ce mode de prélèvement
renforce le principe d’une déclaration des revenus par des tiers, gage de respect
des obligations fiscales. Et donc, in fine, de plus grande confiance de la majorité
des contribuables dans l’impôt (chapitre 2). Ce respect des obligations fiscales a
peu à voir avec la moralité. Au Danemark, où les prélèvements sont aussi élevés
qu’en France, les impôts déclarés par des tiers le sont parfaitement, sans aucune
évasion fiscale. En revanche, en cas d’autodéclaration, sans intervention d’un
tiers, la tendance à la sous-estimation se révèle aussi élevée qu’ailleurs 7.
Mais surtout, pour fusionner l’IR avec la CSG, il faudra, au préalable, faire le
ménage dans les niches fiscales qui minent le premier. Sinon, la CSG, à la base
très large – sans niches – serait contaminée par l’assiette trouée de l’impôt sur le
revenu. Comme déjà évoqué (chapitre 5), les niches en faveur des DOM-TOM
ou du financement du cinéma (Sofica) disparaîtraient, pour être remplacées par
des subventions budgétaires. Les finances publiques seraient gagnantes, et sans
léser les secteurs considérés comme devant être soutenus. S’agissant des Sofica,
un rapport gouvernemental, non publié, fait état d’une perte en ligne
astronomique, au profit des intermédiaires et des investisseurs dans les sociétés
de financement du cinéma, qui bénéficient de réductions d’impôt. Pour résumer,
c’est comme si l’État finançait directement la création cinématographique et
audiovisuelle en empruntant avec un taux d’intérêt de 15 %, au lieu de moins de
1 % actuellement auprès des marchés financiers ! De quoi se poser des questions
sur l’efficacité d’un tel dispositif, qui ressemble furieusement à un système de
réduction d’impôt réservé aux professionnels du cinéma et de l’audiovisuel,
principaux investisseurs dans ces Sofica. Et ce, parfois sans aucun risque : quand
les cadres d’une grande chaîne de télévision prennent des parts dans une société
finançant une série télévisée diffusée sur leur propre chaîne, la probabilité d’un
échec financier est nulle. Alors même que la carotte fiscale se justifie
théoriquement par la prise de risque…
D’autres niches pourraient être transformées en subventions budgétaires,
mieux contrôlées. Ce serait le cas des avantages fiscaux en faveur des familles.
Évidemment, nul ne songe à rayer d’un trait de plume le crédit d’impôt pour
frais de garde d’enfant ou la demi-part de quotient familial attribuée aux parents
isolés. D’où leur transformation en aide directe, en versement d’une allocation.
De même pour le crédit d’impôt attribué aux particuliers réalisant des travaux
destinés à économiser de l’énergie.
Cette substitution de dépenses budgétaires à des niches fiscales n’aurait pas
d’impact sur le déficit des comptes publics : les crédits budgétaires
augmenteraient, mais les recettes progresseraient tout autant, puisque le manque
à gagner correspondant à ces niches serait comblé. Cela conduirait le
gouvernement à afficher une dépense publique un peu plus élevée. Mais, en sens
inverse, la suppression du crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE),
transformé en baisse directe de cotisations sociales à la charge des employeurs,
allégerait le montant des dépenses publiques (pour d’obscures raisons de
comptabilité bruxelloise, il en fait partie).
Quant à la réduction d’impôt pour emploi à domicile, elle pourrait être
avantageusement remplacée par des exonérations directes de cotisations sociales,
dont bénéficient tous les employeurs, sauf les particuliers…
Certaines niches devraient, en revanche, simplement disparaître, sans
compensation budgétaire. L’abattement de 10 % sur les pensions, à la
justification contestable, et qui représente à lui seul un manque à gagner de
4,2 milliards d’euros pour l’État, ne serait pas remplacé par une dépense, et
pourrait s’éteindre progressivement.
Et les niches fiscales en faveur de l’épargne ? Voulu par François Hollande,
défendu comme un élément essentiel de justice fiscale, l’alignement de
l’imposition des revenus du patrimoine sur celle du travail fait partie des échecs
de ce quinquennat. Sur le papier, soumettre tous les revenus au barème de
l’impôt pouvait se comprendre. Sauf qu’une vision plus globale de la fiscalité
aurait mis en lumière la taxation devenue exorbitante des dividendes, par
exemple. Compte tenu d’une imposition en amont dans le cadre de l’entreprise,
via l’impôt sur les bénéfices des sociétés (IS), leur taxation atteint au total des
sommets, en France. Sur la base d’un dividende correspondant à 4 % de la valeur
de l’action et d’une hausse des prix de 2 %, l’OCDE a estimé le niveau de
prélèvement à 148 %, pour un actionnaire se situant dans la tranche haute du
barème de l’impôt sur le revenu. Record mondial ! Et ce, sans compter l’ISF.
Comment s’étonner, alors, de l’afflux soudain d’épargne vers l’assurance-vie, à
la fiscalité infiniment plus douce (chapitre 6) ?
Faut-il donc supprimer cette grande niche fiscale qu’est devenue l’assurance-
vie ? Bercy estime à 1,8 milliard d’euros par an son coût pour le budget de
l’État, en forte hausse ces dernières années. La réalité est certainement au-
dessus. Mais avant même d’être élu, François Hollande avait renoncé à cette
perspective d’une mise au pas de l’assurance-vie. On ne touche pas facilement
au placement préféré des Français… Quelle serait alors la solution ? À l’aune de
prélèvements obligatoires équivalents à ceux du Danemark, proches de ceux de
la Suède, la France ressemble fortement aux pays nordiques. N’aurait-elle pas
intérêt à mettre en œuvre les recettes qui y ont fait leurs preuves en la matière ?
Les Suédois ont adopté un principe simple, concernant les revenus du patrimoine
et de l’épargne : tout est taxé à hauteur de 30 %. Aucune différence ne subsiste
entre les placements, aucune niche ne subsiste. Cette simplicité absolue n’est-
elle pas transposable en France ? Le taux proposé par Alain Juppé (20 %
d’impôts plus 15,5 % de prélèvements sociaux) pourrait être un compromis entre
les niveaux actuels de taxation de l’assurance-vie (23 % au total) et ceux des
dividendes pour un patron de PME, à hauteur de 42 %.

Après l’ISF

Faut-il supprimer l’ISF ? Puisque cet impôt relève de la supercherie


(chapitre 4), la voie la plus simple consisterait à suivre les préconisations
d’Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, et donc de le faire disparaître. Cependant, un
impôt sur le capital n’est pas inutile, à entendre le consensus des économistes. Il
contraint les « riches », les biens dotés en patrimoine à l’utiliser au mieux, afin
qu’il rapporte un minimum, ne serait-ce que pour s’acquitter de l’impôt. Cette
contrainte contribue à une bonne allocation du capital, vers des placements utiles
plutôt que stériles, ce qui profite à toute la société. Notre ISF ne tient plus la
route, qui fait payer les millionnaires, mais épargne les milliardaires. Mais ne
peut-on donc pas le remplacer, afin de favoriser des placements judicieux ?
L’exemple hollandais fascine de nombreux fiscalistes. Jusqu’en 2001, les
Pays-Bas étaient dotés d’un impôt sur la fortune touchant un grand nombre de
foyers, puisque tout patrimoine supérieur à 90 000 euros par personne était taxé
à hauteur de 0,7 %. Ce prélèvement a disparu, mais a été remplacé par une
nouvelle taxe, originale : elle ne porte pas sur la valeur du patrimoine ni sur les
revenus, mais sur le rendement attendu de l’actif des ménages. Exemple : le
gouvernement estime en début d’année que le rendement du patrimoine peut
atteindre 2 %. Ce rendement est l’objet d’une taxe forfaitaire de 30 %.
Autrement dit, les contribuables doivent, quoi qu’il arrive, verser au fisc 30 % de
ce qu’est censé leur rapporter leur patrimoine (2 %). Soit un impôt représentant
0,6 % de la valeur de leur patrimoine (30 % ponctionnés sur une rentabilité de
2 %). Si leurs placements rapportent plus de 2 %, ils paieront toujours 0,6 % de
leur patrimoine. Imaginons qu’un contribuable obtient une rentabilité de 4 % : la
taxation réelle ne sera plus, alors, que de 15 % des revenus (0,6 %/4 %). Si au
contraire le patrimoine rapporte moins, l’impôt pèsera plus lourd, il représentera
une plus grande part des gains.
Un tel système incite évidemment les particuliers à placer au mieux leur
épargne, il est donc théoriquement gage d’efficacité pour l’ensemble de
l’économie. En dépit des apparences, il a le mérite de la simplicité. Et de la
neutralité. Aucune distinction n’est faite entre les divers placements, aucun
investissement n’est privilégié par l’État, via une fiscalité différenciée selon qu’il
s’agit de dividendes, d’intérêts ou de plus-values. Et nul besoin d’un système de
plafonnement en fonction du revenu, comme celui attaché à l’ISF. Un
abattement à la base est prévu. Ainsi, les ménages modestes sont épargnés, et
cela assure une certaine progressivité au système.
L’autre option, destinée à éviter toute imposition supplémentaire d’une
épargne destinée à renforcer l’industrie et les PME, consiste à taxer surtout le
capital foncier et immobilier : de fait, il n’est pas productif. L’économiste
Jacques Delpla, qui a conseillé Nicolas Sarkozy à Bercy, la défend. « Quand le
TGV est arrivé à proximité d’Aix-en-Provence, l’immobilier et le foncier se sont
soudainement valorisés, cela relève de l’enrichissement sans cause, il devrait être
imposé » 8, explique-t-il. Alain Trannoy abonde en ce sens : « Il faut stopper la
désindustrialisation de la France, qui va beaucoup trop loin, même si nous
sommes dans des sociétés de services, en réorientant l’épargne vers l’industrie.
Un des moyens d’y parvenir, c’est de cesser d’encourager l’immobilier, qui
bénéficie d’une fiscalité trop favorable. » 9
Jacques Delpla préconise un impôt important sur la propriété immobilière,
comme il en existe en Grande-Bretagne et surtout aux États-Unis. Outre-
Atlantique, ces « property taxes » sont perçues et décidées par les collectivités
locales. Elles reviennent pour une part aux États. En Californie, elles
représentent environ 1 % de la valeur de marché des logements. Mais dans
certains États de l’est des États-Unis, elles peuvent grimper jusqu’à 3 %. Un
véritable impôt sur la fortune immobilière ! Bien plus lourd que notre ISF,
d’ailleurs, dont le taux maximum culmine à 1,5 %, et ce, au-delà de 10 millions
d’euros de patrimoine net. De longue date, l’OCDE défend également une
imposition plus lourde de l’immobilier en France. Les économistes de
l’organisation internationale ont classé les différents prélèvements obligatoires
selon une échelle de nocivité pour l’économie, de l’impôt le moins défavorable
au plus nuisible. Leur conclusion ? Ce qu’il faut taxer d’abord, pour éviter
d’affecter l’économie et afin au contraire de favoriser la croissance, c’est le
capital non productif et non délocalisable, l’immobilier. Comme beaucoup
d’économistes, ceux de l’OCDE estiment nécessaire de taxer les loyers fictifs
que procure la libre disposition d’un logement. De quoi s’agit-il ? Les
propriétaires de leur résidence principale occupent leur logement gratuitement,
alors que les locataires doivent s’acquitter d’un loyer. Les premiers se trouvent
donc plus riches chaque fin de mois, ils disposent d’une capacité contributive
supérieure aux seconds, pour reprendre les termes des fiscalistes. Or, en dépit de
cette capacité plus grande à contribuer aux charges publiques, les propriétaires
occupants paient le même impôt que les locataires, à revenu égal. La justice
fiscale n’est donc pas respectée. En bonne logique, les propriétaires devraient
payer de l’impôt sur ce service gratuit que représente l’occupation de leur
logement. C’était du reste le cas en France jusqu’en 1965.
La seule évocation de ce principe, dans un rapport récent, a fait bondir tous les
professionnels de l’immobilier, et a fortement inquiété les quelque 60 % de
ménages propriétaires de leur résidence principale. Alors que la propriété
immobilière est devenue le graal de l’immense majorité des Français, qui
s’endettent lourdement pour l’achat de leur logement, la logique fiscale heurte de
plein fouet les capacités d’acceptation du corps social. Aucun responsable
politique ne prendrait le risque d’annoncer une telle réforme.
Exit, donc, la taxation de l’immobilier ? Une voie de passage existe, pourtant.
Sans créer de nouvel impôt, la rénovation de la taxe foncière pourrait être le
gage de nouvelles recettes. Ses bases de calcul, qui datent de 1970, ne
correspondent plus à rien (chapitre 7). Pourquoi ne pas adopter,
progressivement, une taxation selon la valeur de marché des logements, option
retenue de longue date par les Anglo-Saxons ? Serait alors évitée la fraude
massive aux impôts locaux que pratiquent – souvent sans le savoir – les
propriétaires de maisons individuelles, enregistrées par le fisc comme des
bicoques sans confort. À côté de la part de cette taxe foncière reversée comme
aujourd’hui aux collectivités locales, une autre tranche, complémentaire, pourrait
aller dans les caisses de l’État. Et quid des fameux agriculteurs de l’île de Ré, à
la richesse foncière importante – leurs terrains valent de l’or –, mais aux revenus
limités, et qui auraient donc toutes les peines à la payer ? Cette taxe
supplémentaire pourrait parfaitement être acquittée lors de la revente des terrains
ou au moment de la succession. C’est la solution que préconise l’économiste
Vincent Champain, coprésident de l’Observatoire du long terme, s’agissant de
l’ISF, mais qui est bien sûr transposable à une taxe frappant seulement le
patrimoine immobilier. Il faudrait « capitaliser l’ISF dû au titre d’actifs non
productifs de revenus, sous la forme d’une hypothèque qui ne serait acquittée
qu’au moment de la succession ou de la cession du bien. Le paysan de l’île de
Ré serait sauf, tant qu’il ne vend pas son terrain, et il ne subirait aucune pression
pour vendre son bien. La justice fiscale serait également sauve, puisque le
principe d’une taxation progressive des richesses serait appliqué de façon
uniforme, sans créer une de ces niches qui font que chacun finit par avoir
l’impression d’être le seul à payer réellement l’impôt théoriquement dû par
tous » 10.
Quel serait l’usage de cette taxation supplémentaire de l’immobilier ? Pour
favoriser la croissance, il faut diminuer les impôts pesant sur les facteurs de
production, à l’origine des plus grandes distorsions. Les taxes en tout genre qui
grèvent les coûts quelle que soit la profitabilité de l’entreprise représentent un
frein à l’investissement (chapitre 7). Tout comme les charges sociales.

Le numérique, ou le grand saut dans le vide

Le numérique bouleverse l’économie, il ne peut que bouleverser la fiscalité.


C’est peu dire que les économistes tout comme les responsables des politiques
publiques – ministres, parlementaires, hauts fonctionnaires – restent désarmés
face au déferlement de cette vague. Les questions sont nombreuses, mais l’une
d’elles concerne en réalité la fiscalité de toutes les grandes entreprises,
aujourd’hui : comment localiser son profit ? Dans la vieille économie, les choses
sont pourtant simples. Une entreprise est taxée sur ses bénéfices dans un pays
quand elle y dispose d’un « établissement stable », c’est-à-dire jouissant d’une
certaine autonomie. Cet établissement réalise des bénéfices, le fisc les taxe, et
voilà… Comme les choses seraient simples, si elles se conformaient aux
manuels de droit fiscal. La réalité s’avère être évidemment plus complexe.
Comme le souligne Henri Sterdyniak, « le problème, c’est qu’il est très
difficile de déterminer où une entreprise multinationale réalise des profits, quel
que soit le secteur. Quand une chemise est fabriquée pour 4 euros en Chine et
vendue 40 euros en France, où se situe le bénéfice ? En Chine, parce qu’elle est
fabriquée là-bas, ou en France, parce qu’elle y est vendue ? Personne n’a de
réponse précise et convaincante » 11.
Les multinationales du numérique ont apporté leur propre réponse à cette
question, à l’instar d’Apple : le profit, c’est aux Bermudes ! pourrait-on dire en
caricaturant à peine leur position. D’où la condamnation d’Apple par la
Commission européenne à 13 milliards d’euros d’amende, pour concurrence
déloyale. Aux yeux de Bruxelles, l’accord conclu entre l’État irlandais et le
géant californien, l’autorisant à payer en Irlande un impôt infinitésimal sur ces
bénéfices, s’apparente à une « aide d’État » faussant la concurrence, et donc
prohibée par les traités européens.
Comment faire cesser cette situation ? En fait, la commission vise une
pratique qui ne devrait plus avoir cours. « Elle s’attaque au passé », estime
Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d’administration fiscales
de l’OCDE. À l’initiative de cette organisation, les principaux pays industriels
sont en passe d’adopter un code de bonne conduite dit BEPS (Base Erosion and
Profit Shifting), visant à mettre fin à l’évasion fiscale de la part des
multinationales. Aurait-il empêché les pratiques d’Apple s’il avait été mis en
place avant qu’elles ne commencent ? « Oui », répond-il sans hésiter. « Avec
BEPS, le “ruling” [montage fiscal] qu’a accordé l’État irlandais à Apple n’est
plus vraiment possible. » Ce montage repose sur la constitution par Apple, avec
l’agrément de l’État irlandais, d’une société hybride, relevant pour partie de
l’Irlande et des Bahamas. Un paradis fiscal où atterrissait la majeure partie des
profits d’Apple. « Or ces sociétés hybrides ne sont plus autorisées », affirme
Pascal Saint-Amans. « L’Irlande a déjà changé sa législation, à cet égard. » 12 Si
l’État irlandais tentait tout de même un autre « ruling », il serait vite rattrapé par
le deuxième volet de BEPS, à savoir le « reporting » pays par pays. Bientôt, les
administrations fiscales de tous les pays vont échanger entre elles les
informations sur les comptes des grandes entreprises ayant une quelconque
activité sur leur territoire. Plus question pour les multinationales de jouer la carte
de la dissimulation, d’autant que les banques seront contraintes de communiquer
les données.
Enfin, « il y a un troisième volet, avec les dispositifs anti-abus, en voie
d’application », souligne Pascal Saint-Amans. « Ainsi, à l’avenir, dans une
situation comme celle d’Apple, les Américains seraient en droit de dire : si le
profit n’est localisé nulle part, ou plus exactement dans un paradis fiscal, nous le
taxons chez nous, puisque c’est en Californie que la valeur des terminaux Apple
est créée. »
Bref, avec la mise en œuvre de BEPS, le schéma adopté par Apple en Irlande
« ne serait peut-être pas complètement détruit, mais en tout cas très
endommagé », estime Pascal Saint-Amans. S’agissant aussi bien des particuliers
– avec la fin du secret bancaire – que des entreprises, les paradis fiscaux ont
donc des soucis à se faire. Ils resteront utiles à ceux qui pratiquent non pas
l’évasion fiscale, légale, mais la fraude, illégale, bien sûr.
De quoi régler définitivement la question de la taxation des profits des
multinationales et du numérique ? Malheureusement non. S’ils pourront plus
difficilement être localisés dans les paradis fiscaux, les bénéfices vont faire
l’objet d’une âpre lutte entre les pays où se trouvent les clients des Gafa
(Google, Apple, Facebook, Amazon) pour leur appropriation. La Commission
européenne avance une solution : les entreprises calculeraient un bénéfice au
niveau européen, suivant une norme commune à tous les pays de l’Union. Plus
question d’instaurer une législation laxiste, laissant libre cours aux échappatoires
à l’irlandaise. Dans une deuxième étape, le bénéfice serait même établi au niveau
européen, au moyen d’une déclaration fiscale unique. Les entreprises
procéderaient à une consolidation de leurs profits en Europe : ce qu’elles
gagnent dans un pays pourrait être compensé par d’éventuelles pertes dans un
autre. Ensuite, l’impôt sur ces bénéfices serait réparti entre les États membres,
selon leur nombre de consommateurs et leur taux d’impôt sur les bénéfices des
sociétés. Un véritable projet fédéral, qui risque de ne pas accoucher avant de
longues années, tant les dissensions sont grandes entre pays européens. En outre,
le mode de répartition des profits entre pays resterait problématique : « Les
profits, ce n’est pas de la TVA, pourquoi répartir ainsi l’impôt sur les bénéfices
selon la consommation ? », s’interroge Henri Sterdyniak. « Il faudra redistribuer
les impôts aux pays européens selon une norme nécessairement arbitraire, basée
sur un mix entre l’activité de l’entreprise, le nombre de consommateurs… » Et
les pays hors Union européenne pourront la contester. Prenons l’exemple d’Euro
Disney. À entendre les autorités françaises, l’entreprise devrait déclarer des
bénéfices en France, puisque c’est là qu’a lieu la consommation, l’activité. Mais
la maison mère, aux États-Unis, a un argument massue : sans l’invention de
Mickey, bien américaine, le parc Disneyland Paris n’attirerait aucun visiteur…
Ce qui justifie l’énorme redevance remontant chaque année aux États-Unis,
privant Euro Disney de tout bénéfice.
La taxation des profits n’est pas la seule en cause. Comment appréhender la
publicité en ligne que pratiquent Google ou Facebook ou l’exploitation des
données des utilisateurs ? Une taxe peut être envisagée, à un niveau modéré.
Autre désordre fiscal provoqué par l’économie numérique, le paiement de la
TVA. Rien n’était plus facile pour un fournisseur d’application ou un autre
produit téléchargeable que de s’installer au Luxembourg pour payer une TVA
réduite. A priori, la question est réglée, les Européens se sont mis d’accord : la
TVA doit être facturée sur le lieu de consommation. À moins de fraudes,
toujours possibles.
Enfin, last but not least, l’économie collaborative, de BlaBlaCar à Uber en
passant par Airbnb et le crowdfunding (littéralement, « financement par la
foule »), bouleverse encore les schémas traditionnels. Une activité marginale ?
Son chiffre d’affaires pourrait être multiplié par 20 d’ici à 2025 et atteindre
570 milliards d’euros rien qu’en Europe, selon PwC. Là aussi, les fiscalistes
s’arrachent les cheveux, les concurrents de l’économie traditionnelle sont
atterrés.
Techniquement, la solution n’est pourtant pas hors de portée. Par définition,
l’activité de ces plateformes est traçable. Pour les particuliers résidant en France,
le fisc n’a même pas besoin de faire appel à Uber ou Airbnb : « Il peut désormais
aller pêcher les informations sur les comptes en banque de tous les particuliers,
et constater immédiatement s’ils ont reçu des transferts provenant de ces
13
plateformes » , relève Marc Wolf, ancien directeur adjoint à la Direction
générale des finances publiques. Une location à un particulier via Airbnb
constitue bel et bien un revenu, à déclarer… Pour ce qui est de la rémunération
de la plateforme et de ces profits réalisés en France, il faudra sans doute faire
appel au fisc américain. Bref, la fiscalité va tenter de s’adapter tant bien que mal
à cette nouvelle économie. Au XXIe siècle comme avant, l’Administration taxera
les revenus – au sens large – et la consommation. Comme elle l’a toujours fait…
La simplification du système fiscal français – clarification des prélèvements
sociaux, constitution d’un seul impôt sur le revenu digne de ce nom, fiscalité des
revenus de l’épargne et du capital rationalisée – contribuerait à le rendre plus
juste, mieux accepté. Dans un contexte de faible croissance, qui interdit en
réalité une baisse massive des prélèvements obligatoires, elle ne serait
évidemment pas la panacée. Mais une telle sortie du « bazar fiscal », si elle
n’effacerait pas tous les maux de l’économie française, contribuerait à son
redressement.

1. Bozio (Antoine), Dormont (Brigitte), Gouverner la protection sociale : transparence et efficacité, Paris,
Conseil d’Analyse Economique, 2016
http://www.cae-eco.fr/Gouverner-la-protection-sociale-transparence-et-efficacite.html.
2. Entretien avec l’auteur.
3. Idem.
4. Idem.
5. Idem.
6. Trannoy (Alain), Il faut une révolution fiscale – Qu’en pensent les économistes, Éditions Eyrolles, 2012
7. Kleven (Henrik), Knudsen (Martin), Kreiner (Klaus), Pedersen (Soren) et Saez (Emmanuel), « Unwilling
or Unable to Cheat ? Evidence from a Tax Audit Experiment in Denmark », Econometrica, Vol 79 No 3,
2011
8. Entretien avec l’auteur.
9. Idem.
10. http://www.liberation.fr/tribune/2005/07/22/l-isf-ou-comment-etre-juste_527295.
11. Entretien avec l’auteur.
12. Idem.
13. Idem.
Cette édition électronique du livre
Sortir du bazar fiscal de Yvan Best
a été réalisée le 14 novembre 2016
par Pixellence
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN (978-2-251-89024-1).

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