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CONSIDÉRATIONS SUR L'IDÉE DE NORME

Eirick Prairat

ADRESE/CIRNEF | « Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle »

2012/1 Vol. 45 | pages 33 à 50


ISSN 0755-9593
ISBN 9782918337119
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-les-sciences-de-l-education-pour-l-ere-
nouvelle-2012-1-page-33.htm
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Considérations sur l’idée de norme

Eirick PRAIRAT*
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Résumé : La question de la norme norme. Finalement, la véritable énigme
connaît ces dernières années un vif intellectuelle -que l’on ne saurait
regain d’intérêt dans les champs de la confondre avec le problème sociopoli-
sociologie et de la philosophie. Le tique- n’est pas le problème de la
présent article est structuré comme une transgression mais celui de l’accepta-
enquête, c’est-à-dire comme un travail tion. Pourquoi acceptons-nous aussi
d’élucidation méthodique d’une série facilement les normes ? Résoudre cette
de points successifs qui, in fine, permet énigme, c’est sans aucun doute saisir le
de mettre au jour une conception de la sens ultime de la norme.

Mots-clés : Acceptation. Normativité. Norme. Pratiques humaines. Régularité.


Régulisme. Transgression. Valeurs.

* Professeur des Universités, Université de Lorraine, Institut universitaire de France (IUF).


Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012

Introduction
Il est vrai que le problème social est celui de la transgression et plus encore
celui de la gestion des transgressions des différentes normes (sociales, juridiques
ou encore morales) qui permettent la cohabitation et la reconnaissance entre les
hommes. L’actualité politique, par un jeu de prismes et de miroirs grossissants,
en fait même un problème majeur. Nous aurions tort d’assimiler le problème
socio-politique à l’énigme intellectuelle car la véritable énigme au sujet de la
norme est moins le problème de la transgression, appréhendée comme un fait
social et qui reste qu’on le veuille ou non finalement un phénomène relative-
ment marginal, que celui de l’acceptation. Pourquoi acceptons-nous aussi
facilement les normes ? Il va non seulement falloir que nous proposions une
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explication mais que nous montrions que cette explication peut être tenue pour
la bonne1.
Vincent Descombes dans les premières pages de sa grande enquête sur « Le fait
d’agir par soi-même » soulignait que si la réponse est souvent triviale, le chemin
vers celle-ci ne l’est jamais, nous encourageant à pratiquer « les voies de l’éclair-
cissement syntaxique ». « Ce qui fait l’intérêt et, dans certains cas, la profondeur
du travail philosophique (…), écrit-il, n’est (…) pas la teneur de la réponse, mais
c’est d’arriver à accepter que cette réponse triviale est en effet la bonne, donc à
déjouer les charmes des sirènes spéculatives ». « Pour cela, ajoute-t-il, il a fallu
surmonter une tendance à pratiquer la philosophie sur le mode eidétique, comme
nous étions tentés de le faire en cherchant à fixer notre attention sur le temps pour
déterminer ce qui fait que le temps est le temps. Il a fallu accepter de procéder par
la voie grammaticale » (Descombes, 2004, p. 12). Nous suivons, dans les premiers
moments de notre enquête, les conseils de Vincent Descombes.

1. Énoncés
Commençons notre travail d’enquête en examinant la forme linguistique des
énoncés normatifs. Nous pouvons raisonnablement penser qu’en mettant au jour
la spécificité de ce type d’énoncé, nous aurons déjà quelques informations

1. Ce texte doit beaucoup à la lecture croisée des travaux de Ruwen Ogien et de Pierre Livet. Ce
dossier est donc une heureuse manière de poursuivre le débat avec ces deux auteurs.

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sérieuses sur la réalité normative. Les énoncés normatifs ou déontiques2 utili-


sent le plus souvent des formes verbales à l’impératif ou des opérateurs modaux
dits déontiques, comme par exemple « il faut », « il est obligatoire » ou encore « il
est demandé ». Les critères linguistiques ont cependant leurs limites car il est
toujours possible de formuler des énoncés normatifs sans recourir à des opéra-
teurs déontiques ou à des formes verbales impératives. Pensons aux formes
infinitives (« ne pas se pencher », « ne pas courir ») ou aux formes nominales
(« Pelouse interdite », « défense d’entrer »). Dans le corpus juridique, la dimen-
sion normative est parfois indiquée par l’usage de verbes conjugués au présent
ou au futur de l’indicatif. Des expressions telles que « le contrat est signé » ou
« la pièce d’identité sera présentée » doivent être comprises comme des injonc-
tions même si elles sont dépourvues d’opérateur déontique ou de verbe à
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l’impératif.
À l’inverse, note Ruwen Ogien, « des énoncés qui contiennent des verbes
déontiques n’expriment pas nécessairement des prescriptions. L’énoncé : « Pour
faire bouillir de l’eau, il faut porter sa température à 100 degrés » contient un verbe
déontique mais n’a pas la signification d’une prescription. Il exprime seulement
le fait que l’eau bout à 100 degrés. Par ailleurs, le mode impératif ne suffit pas, à
lui seul, à indiquer la prescription ou l’obligation. L’impératif de Jacques Brel : « Ne
me quitte pas » peut servir à exprimer une recommandation, un conseil, une
menace, un avertissement, une requête, une supplique, une simple demande (…)
autant qu’une obligation. Bref, il convient de distinguer le jugement normatif de
sa formulation » (Ogien, 2003, p. 99). Retenons deux choses de ce premier
développement : premièrement, une norme peut se formuler de plusieurs
manières, même si l’on peut repérer des modalités d’énonciation dominantes ;
l’examen linguistique n’épuise pas l’analyse conceptuelle. Secondement, une
norme exprime toujours une recommandation ou une obligation à faire ou à ne
pas faire.

2. Nous utiliserons de manière indifférenciée les adjectifs « normatif » (du latin norma : la règle,
l’équerre) et « déontique » (du grec deon : le devoir, l’obligation), on peut également parler d’énoncé
prescriptif ou directif.

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2. Distinguer Normes et valeurs


En effet, dès lors que l’on caractérise le normatif par l’idée de recommandation,
on est en droit de se demander si le domaine des valeurs n’est pas un sous-ensemble
du monde des normes. « … Le simple repérage de la question de la normativité
(…), remarque Pierre Demeulenaere, donne lieu à un certain nombre de difficultés
préliminaires fondamentales : la première et la plus évidente tient à la localisation
même de ce qui est (ou doit être) considéré comme normatif par rapport à ce qui
ne le sera pas » (Demeulenaere, 2001, p. 187). Faut-il rapprocher la valeur de la
norme ou faut-il, au contraire, considérer ces deux domaines comme des domaines
distincts ? Le jugement de valeur n’enferme-t-il pas une incitation, une exigence
à faire, n’est-il pas finalement, lui aussi, de l’ordre du normatif ? Affirmer par
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exemple que « la mer est belle » n’est-ce pas aussi dire que l’on doit s’engager à la
préserver. Cette la thèse qui consiste à subsumer le domaine de la valeur sous
celui de la norme, en raison d’une caractéristique contraignante commune, est
notamment défendue par Pierre Livet. « En fait, écrit Pierre Livet, les valeurs sont
aussi du domaine du normatif, sinon des normes. Toute valeur, en effet, nous
donne un conseil et nous suggère une orientation puisqu’elle nous indique dans
quel sens nous pourrions souhaiter que le monde évolue ou dans quel état nous
souhaitons qu’il se maintienne » (Livet, 2006, p. 30). Cette affirmation nous
semble difficilement défendable.
Un jugement de valeur -ou jugement axiologique- n’appelle pas nécessaire-
ment un engagement, il peut simplement être de l’ordre de l’expression et donc
être inerte du point de vue pratique3. « Quelle étrange situation ! » s’exclame
l’explorateur débarquant en terre inconnue et qui, ce faisant, énonce bien un
jugement de valeur mais qui n’appelle ni engagement, ni désengagement. Il semble
que lorsqu’un énoncé axiologique est plus expressif (c’est-à-dire référé aux émotions
et aux impressions du sujet) qu’évaluatif (c’est-à-dire référé aux qualités du monde),
qu’il perde sa dimension de recommandation. En conséquence, nous partageons
la position « déflationniste » de Ruwen Ogien qui réserve l’adjectif « normatif » aux
seuls énoncés explicitement prescriptifs ou directifs et nous demande de ne pas
mettre dans le même « sac métaphysique » normes et valeurs (Ogien, 2003, p. 98).
Nous pouvons confirmer cette thèse en examinant les domaines auxquels s’appli-

3. Jugement de valeur, jugement appréciatif, on peut également parler de jugement axiologique


(du grec axios : ce qui vaut).

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quent respectivement la valeur et la norme et nous verrons que le premier domaine


(axiologique, celui de la valeur) excède toujours le second (déontologique, celui
de la norme) en ampleur.
Les valeurs peuvent en effet s’appliquer à des actions, à des émotions, à des
croyances, à des conduites, à des situations et, plus largement, à des états de chose
qui existent indépendamment de l’ordre des hommes. On peut par exemple dire
que la vie du monde animal dans la jungle est cruel ou encore que tel paysage est
admirable. Il ne semble pas y avoir de limite à la qualification axiologique Le
domaine des normes est en revanche beaucoup plus restreint. Si l’évaluation
touche tout ce que l’on peut évoquer, on ne peut à l’inverse tout soumettre à
notre volonté normative. Il y a toute sorte de phénomènes qui, par leur nature
même, échappent à l’emprise des hommes et donc de leurs normes. Les normes
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s’adressent uniquement aux actions et aux pratiques humaines. Et encore, nous
ne saurions normer l’ensemble des activités humaines. « L’action ne doit être ni
nécessaire ni impossible, écrit Ruwen Ogien. Il est inutile d’obliger des agents
humains à respirer (ils le font de toute façon) ou leur interdire de voler de leurs
propres ailes (ils n’en ont pas) » (Ogien, 2003, p. 96). Les normes portent sur les
conduites et les pratiques intentionnelles alors que les jugements de valeur peuvent
porter sur l’inévitable ou l’impossible. Il est tout à fait recevable et acceptable de
trouver admirable ou, à l’inverse, triste le fait que chacun d’entre nous soit un jour
appelé à mourir.
Le champ de l’évaluation est donc toujours beaucoup plus vaste (actions, situa-
tions, états de chose) que celui de l’injonction normative car celle-ci vise à éliminer
ou à modifier certaines conduites ou pratiques. La norme opère des tris, arrête des
choix, affirme des comportements à suivre ou recommande des pratiques à mettre
en œuvre ; a contrario elle interdit des attitudes ou des manières de faire. Le respect
d’une norme peut toujours être posé comme un objectif à atteindre. En revanche
les valeurs, appliquées au monde des activités humaines, si l’on s’en tient au seul
domaine des activités humaines, semblent plutôt indiquer des idéaux et des préfé-
rences. Elles fonctionnent donc moins comme des objectifs que comme des
orientations ou des horizons régulateurs. Si les normes visent à supprimer, à
modifier ou à conforter certaines pratiques, les valeurs, relatives au domaine des
pratiques et des comportements humains tendent, elles, à les apprécier, à les
évaluer voire à les hiérarchiser.

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3. Les trois caractéristiques de la norme


Risquons-nous maintenant à préciser le concept de norme. Quels critères retenir ?
Il y a déjà, dans le concept de norme, l’idée de régularité mais cette caractéristique
ne saurait suffire. Car si la régularité passe par la répétition, elle peut très bien faire
l’économie de toute intentionnalité. Il y a effectivement des régularités qui ne sont
que des réitérations mécaniques, des rituels névrotiques, des répétitions plus ou
moins conscientes et que l’on ne saurait tenir pour des normes sauf à dissoudre
le concept dans une définition très ample. Une norme est une régularité qui
enferme de surcroît une injonction à faire ou à ne pas faire, comme nous l’avons
déjà souligné. Elle contraint au sens étymologique du terme, constringere signifiant
en latin littéralement serrer. Une norme resserre l’espace des possibles. La norme
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ne se réduit donc pas à la question de la normalité (régularité), elle est aussi et
surtout l’affirmation d’une normativité (d’une capacité de contrainte). Elle a enfin
une dimension collective, telle est sa troisième caractéristique. « Ce que nous
appelons suivre une règle, est-ce quelque chose qu’un seul homme pourrait faire
une seule fois dans sa vie ? », se demande Wittgenstein. Et de répondre : « Il n’est
pas possible qu’une règle ait été suivie par un seul homme, une fois seulement (…).
Suivre une règle, transmettre une information, donner un ordre, faire une partie
d’échecs sont des coutumes (des usages, des institutions) » (Wittgenstein, 2001,
p. 126, §199). Un usage ne saurait se réduire à une occurrence, il requiert une
reprise, mieux une reprise plurielle, un usage concerne toujours une pluralité
humaine. Ce troisième attribut permet de distinguer la norme du précepte
personnel, de l’habitude ou de la simple manie qui sont certes caractérisés par l’idée
de répétition et de contrainte mais qui dérogent, tous trois, au caractère collectif.
Les comportements répétitifs qui n’ont aucune dimension collective ne sauraient
être considérés comme des normes. Il n’y a pas de normes privées.
Régularité contraignante, la norme est aussi une régularité partagée. C’est pour
cette raison entre autre mais pas uniquement -comme nous le verrons un peu plus
loin- que la transgression publique d’une norme déclenche toujours une vive
réaction, pour ne pas dire une sanction. Il ne faut pas restreindre ici le concept
de sanction à son acception juridique, c’est-à-dire comme punition infligée par
un tribunal et obéissant à une procédure préalable codifiée, mais plus largement
au sens durkheimmien c’est-à-dire comme attitude de réprobation plus ou moins
diffuse émanant de la société ou d’une partie de celle-ci. « Si je ne me soumets pas
aux conventions du monde, écrit le sociologue dans les toutes premières pages des

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Règles de la méthode sociologique, si en m’habillant, je ne tiens aucun compte des


usages suivis dans mon pays et dans ma classe, le rire que je provoque, l’éloigne-
ment où l’on me tient, produisent, quoique d’une manière plus atténuée, les
mêmes effets qu’une peine proprement dite » (Durkheim, 1986, pp. 4-5). Mais
ne croyons pas cependant que la stabilité de la norme soit à imputer à ces réactions
sociales hostiles qui accompagnent les transgressions, une norme est stable parce
qu’elle est une instance opératoire, organisatrice de nos comportements et de
notre monde.
Si l’on admet maintenant que ces trois attributs (régularité, contrainte, pratique
partagée) participent à la définition du concept de norme, nous pouvons
comprendre une convention de langage qui s’est lentement imposée. Lorsque
l’on entend insister sur l’idée de régularité (la dimension descriptive) au détriment
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des deux autres idées qu’enferme le concept (celles de contrainte et de pratique
partagée), alors on recourt volontiers au terme de norme. Lorsque c’est l’idée de
contrainte (la dimension prescriptive) que l’on souhaite mettre en lumière, le
mot qui tend à s’imposer semble être celui de règle. Enfin, quand on veut souli-
gner l’idée de comportement partagé (la dimension collective et appréciative), c’est
le terme d’usage qui tend à prévaloir4. Si ces différents termes (norme, règle et
usage) apparaissent au plan sémantique proches et en même temps sensiblement
distincts, c’est moins parce qu’ils désignent des réalités différentes que parce qu’ils
priorisent un aspect du concept. En ce qui nous concerne, nous continuerons à
utiliser le terme norme tout simplement parce qu’il est aujourd’hui le plus
commun (et non pour marquer notre intention d’accentuer l’idée de régularité).

4. Norme et efficace social


En quel sens peut-on dire qu’une norme est une instance opératoire et organisa-
trice ? Une norme vise à éliminer, à modifier ou à promouvoir certaines conduites
ou pratiques, avons-nous dit. Plus précisément, comme le suggère Pierre Livet dans
ce dossier, elle règle un conflit entre plusieurs manières de procéder qui sont en
suspens, elle arbitre entre plusieurs possibles, elle fixe un usage là où plusieurs

4. Nous nous inspirons ici des propos développés par Jean Baechler dans son article L’acceptation
des normes dans : Boudon R., Demeulenaere P. & Viale R. L’explication des normes sociales. Paris : PUF,
2001, pp. 129-140 (« collection Sociologies »).

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usages sont en concurrence. En venant élire une manière de faire ou d’être parmi
un ensemble ouvert de possibles, la norme travaille à organiser et à stabiliser le
monde. « Les normes qui contribuent à la structuration de la vie sociale, à travers
la capacité de réguler des interactions productives et à la mise au point de dispo-
sitifs de coordination, prennent aussi du poids parce qu’elles offrent des critères
d’identification et de démarquage au plan de la communication sociale » (Rémy,
1997, I, p. 56). La norme permet d’ajuster les conduites et de coordonner les inter-
actions. En proposant un balisage concret et simple de la vie quotidienne, elle libère
chacun d’entre nous de l’anxiété d’avoir toujours à choisir. La norme sécurise par
son travail de prédéfinition des rôles et des usages. Non seulement elle donne forme
à la matière sociale en fixant les modalités de l’être-ensemble, mais elle gage aussi
l’avenir en le faisant échapper tendanciellement au règne de l’aléa et de l’imprévu.
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D’où il appert qu’il ne faut pas disjoindre la norme de son effet sur le monde car
elle est la marque d’un souci d’emprise pour rendre ce dernier moins chaotique
et donc plus habitable.
Pour revenir sur la question de la réprobation déclenchée par la transgression,
il faut alors dire qu’elle est certes liée à la dimension collective de la norme
mais aussi, et plus fondamentalement, au sentiment anxiogène que génère la
transgression. « Une transgression, écrit justement Pierre Livet, porte en elle
même une menace : celle de proposer un autre usage comme règle. (…). La
réprobation devant la transgression des normes pourrait bien être la manifesta-
tion d’une sensibilité sociale, d’une inquiétude devant un retour à l’état de
conflit antérieur au choix de la norme qui l’avait tranché » (Livet, 2006, p. 52).
La transgression d’une norme soulève l’inquiétude du retour à un monde fonda-
mentalement imprévisible. Au-delà de la norme transgressée, l’acte déviant
porte toujours en lui le germe du désordre et le phantasme mortifère de la vie
à nouveau impossible.
Il s’agit moins, nous semble-t-il, de penser le lien de la valeur et de la norme
qu’une triangulation norme, valeur, intérêt ; un jeu à trois composantes où le
monde des valeurs et celui des intérêts sociaux apparaissent, selon la suggestion
de Max Weber, comme des sources distinctes de l’action sociale. Dans la mesure
où la norme fixe un usage, elle répond toujours à un problème, à une question,
à une attente sociale, c’est ce que nous avons appelé la dimension opératoire de
la norme. Elle exprime aussi une valeur ou un ensemble de valeurs. Elle n’est pas
cependant une simple traduction, elle a sa consistance propre. On peut dès lors,
dans une perspective plus sociologique, engager deux types de travail.

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On peut, tout d’abord, mener une approche descriptive, morphologique ; privi-


légier la saisie de ce qui, par sa régularité, se donne souvent comme une instance
repérable et donc identifiable. Souvent mais pas toujours, loin s’en faut. Patrick
Pharo, pour illustrer la difficulté à repérer certaines normes, donne l’exemple
suivant : « Lorsqu’un étranger se promène dans la ville sainte de Gardaïa dans le
sud algérien, il peut avoir une très grande impression de liberté car personne ne
semble faire attention à lui, il peut aller où bon lui semble dans les rues et faire
ses courses en toute tranquillité. Mais s’il arrive par exemple, qu’il allume une
cigarette ou se dévêtisse un peu trop, il est certain qu’un habitant viendra aimable-
ment le rappeler à l’ordre. S’il demande une explication sur ces interdictions, on
lui répondra simplement : c’est la loi » (Pharo, 2001, p. 148). Ici, l’ordre normatif
qui soutient l’interdiction est invisible tant qu’on ne le transgresse pas. C’est toute
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la difficulté du repérage des régularités négatives, c’est-à-dire des normes qui
n’appellent pas un comportement à faire mais une abstention, c’est-à-dire un
comportement à ne pas faire.
Le second chantier peut se polariser sur l’interprétation et donc la mise au jour
du sens et des enjeux sociaux. De quelle(s) valeur(s) se réclame la norme ? Quel
intérêt social vient-elle garantir ou maintenir ? Une norme peut toujours s’affai-
blir, se routiniser lorsque la valeur qu’elle exprime ou la garantie sociale quelle
apporte viennent à s’étioler tout comme un rituel devient une coquille vide
lorsqu’il n’est plus irrigué par le sens et la valeur qu’il entendait magnifier. La
norme dévitalisée ne disparaît pas toujours, elle peut perdurer. Nous pourrions
alors parler de rémanence normative pour qualifier la persistance d’une norme qui
a perdu toute pertinence sociale.

5. L’émergence de la norme
On peut aussi se demander comment apparaît une norme? Il y a, pour dire les choses
de manière un peu schématique, deux approches, deux perspectives explicatives. La
première pense l’émergence de la norme comme pur arrachement par rapport à la
normativité socio-morale ambiante. Cette lecture insiste sur la césure, la rupture, la
discontinuité. Nous pouvons parler de problématique discontinuiste pour la quali-
fier. La seconde perspective estompe ce moment d’arrachement, estimant plus
raisonnable de penser que toute nouvelle norme s’appuie sur des régularités déjà à
l’œuvre au sein du tissu social. Il existe en quelque sorte une présence de la norme
antérieurement à sa formulation ou, tout au moins, une norme en puissance, une

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virtualité normative. Le débat sur l’apparition de la norme présuppose de distinguer


norme et virtualité normative -ou normativité- et de donner à cette dernière le sens
de régularité, de répétition ou encore de tendance. La norme, pour ad-venir, requiert
une reconnaissance (dimension d’appréciation) et une énonciation (dimension
d’explicitation) qui est, en même temps, le moment où l’on assigne à la régularité son
statut de norme. En ce sens, il n’y a pas de norme implicite. D’où cette formule de
Canguilhem qui, à première vue, peut sembler absconse mais se révèle d’une grande
justesse : «Une règle ne commence à être une règle qu’en faisant règle» (Canguilhem,
2009, p. 178)5. Mais cette part de décisionnisme, dans l’émergence de la norme, ne
signifie pas, on l’aura compris, son arbitrarité.
Ce débat sur l’émergence de la norme en télescope un autre : celui de la stabi-
lité. Comment en effet une norme peut-elle s’imposer et surtout au-delà de ce
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moment premier, se maintenir ? La thèse discontinuiste, en dissociant trop nette-
ment la norme à venir de la normativité ambiante, souffre, à nos yeux, d’une
faiblesse rédhibitoire. Même si l’on se réfère à la norme de droit qui, comme
chacun sait, est accompagnée d’une menace de sanction explicite en cas de trans-
gression, il est illusoire de penser que, seule, la menace de sanction soit à même
de garantir le respect et l’emprise de la norme de manière durable. « Il semble
relever, écrit Isabelle Pariente-Butterlin dans son livre sur la norme juridique,
d’un plus grand réalisme de penser que le droit peut valider ou interdire des
conduites humaines, mais que, pour les valider ou les interdire, il faut que de telles
conduites soient peu ou prou présentes dans la société en question » (Pariente-
Butterlin, 2005, p. 90). Une norme n’est donc l’objet ni d’une création, ni d’une
construction au sens où elle adviendrait comme pure nouveauté. Une norme
n’advient qu’adossée à une normativité socio-morale toujours déjà-là de sorte que
le pouvoir (Potestas) de la norme s’appuie sur la force (potentia) de la normativité
qui la sous-tend. Elle ne résulte pas d’une simple opération d’enregistrement mais
procède d’un processus d’institution qui consiste à choisir et à expliciter un
possible dans le champ des possibles lui donnant, dans le moment même de
l’élection, un sens nouveau. Cette thèse de l’institution est la seule qui concilie les
réquisits de la validité -comment une tendance devient une norme- et ceux de l’effi-
cace normative -ce qui est requis pour que la norme soit stable-.

5. On peut aussi se reporter à Jean-Pierre Cometti : Qu’est-ce que le pragmatisme ? Paris : Galli-
mard, 2010, pp. 175-180 et pp. 338-342 ainsi qu’au dernier ouvrage de Giorgio Agamben : De la
très haute pauvreté. Règles et forme de vie, 2011, 3e partie.

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6. La norme et la régularité
Insistons sur le point que nous venons d’évoquer, il est essentiel. La norme n’est
l’objet ni d’une construction (au sens d’une fabrication d’une réalité nouvelle),
ni l’objet d’une constitution (au sens de l’identification et de l’organisation d’un
jeu de relations entre éléments existants), la norme est l’objet d’une institution,
c’est-à-dire assignation d’un sens nouveau à une réalité déjà-là. Nous sommes
finalement moins dans une problématique de la création que dans une problé-
matique de la validation. Penser l’émergence de la norme de la sorte c’est éviter
le reproche dit de « régulisme » énoncé par le philosophe américain Robert
Brandom dans son ouvrage Making it explicit (1994). Brandom appelle régulisme
la conception qui fait de la règle (ou de la norme) une instance qui serait première,
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de l’ordre de l’intériorité, du langage et qui aurait le pouvoir de commander, d’un
pur dehors, les pratiques sociales. La règle (ou la norme), dans une telle perspec-
tive, est donc antérieure et indépendante de ses applications. Le problème que
pose une telle approche, outre qu’elle reproduit toute une série de distinctions
chères à la philosophie classique (esprit/corps, intelligible/sensible, forme/matière,
etc.) est celui de l’hétérogénéité, de ce que l’on a pu appeler, dans la métaphy-
sique rationaliste du siècle classique, « le problème de la communication des
substances ».
Car comment ce qui appartient à l’ordre du langage, du langage et du symbo-
lique, pourrait-il déterminer ce qui se déploie dans la matérialité d’une action ou
dans l’ordre empirique d’une opération observable et évaluable ? (Cometti, 2011,
pp. 52-53)6. Nous sommes là devant une difficulté redoutable et quasi-insur-
montable. Pour éviter cette aporie, Robert Brandom, fidèle à l’enseignement
wittgensteinien des Recherches philosophiques, pose que la règle est toujours
déjà inscrite dans les pratiques publiques ; en d’autres termes, la règle existe
toujours implicitement avant d’exister explicitement. La pratique précède la
norme. Nous souscrivons à cette thèse selon laquelle la règle a déjà une existence
implicite (à titre de régularité) avant d’exister explicitement (à titre de règle ou de
norme dès que la régularité à été choisie et explicitée, c’est-à-dire instituée). Au

6. Agamben montre, de manière particulièrement éclairante, comment le franciscanisme, dans


un mouvement d’un extrême radicalité, s’est pensé comme invention d’une « forme-de-vie » (forma
vitae) ou « forme-du-vivre » (forma vivendi) devant rester étrangère à toute règle qui viendrait du dehors
organiser cette vie, devant rester étrangère finalement à l’idée même du droit.

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plan ontologique, on peut donc parler de réalisme normatif, réalisme dit faible ou
modeste, puisque la norme existe, au moins partiellement, indépendamment de
nous.

6.1. Conséquence
Il convient, au point où nous en sommes, de tirer les conséquences de ce qui
vient d’être dit et de ce qui nous oppose à certaines lectures sociologiques quelque
peu sommaires. Le travail sociologique, d’inspiration vaguement ethnométho-
dologique ou interactionniste, qui se donne pour tâche de décrire, dans différents
segments de la vie sociale, les règles du jeu et les procédures que mettent en œuvre
les acteurs dans une sorte de bricolage, quasi continu et plus ou moins conflic-
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tuel, ne saurait être tenu pour un travail de mise au jour des normes sociales.
Nous ne saurions, en effet, assimiler ces arrangements, ces accords et autres ajuste-
ments, souvent négociés, toujours mobiles et évanescents, avec des normes sociales
au sens où nous avons tenté de définir ce terme.
Que la vie sociale soit constituée, pour partie, par ces jeux d’accommodements
provisoires, par ces phases de négociation et de coordination qui se font et se
défont presque au jour le jour, mobilisant parfois un nombre très restreint d’agents,
nul ne le contestera ; mais que l’on réduise la vie sociale à ces modalités interac-
tives incessantes, à cette conception héraclitéenne du lien social est une thèse très
difficilement défendable. Car elle semble accréditer l’idée naïve que l’ensemble du
social nous est contemporain, comme si rien ne nous pré-existait. Cette interac-
tivité sociale, à y regarder de plus près, n’est que l’écume toujours changeante de
la vie sociale. Cette dernière, dans son statut de trame, c’est-à-dire au sens de ce
qui nous fait tenir, a une épaisseur, elle est constituée par des régularités qui trans-
cendent les agents et par des rythmes à la temporalité lente, qui confèrent
précisément à la vie humaine « une stabilité sans laquelle les hommes n’y trouve-
raient point de patrie » ( Arendt, 1994, p. 222)7.

7. Sur ce thème d’une durabilité du monde qui doit excéder le rythme de succession des généra-
tions pour que le monde soit vivable, la lecture d’Hannah Arendt est essentielle. Précisons que notre
position ne s’oppose pas, loin s’en faut, à l’interactionnisme symbolique mais à une vulgate simpli-
fiée de l’interactionniste.
On peut sur ce point et, dans une perspective sensiblement différente, également mobiliser les
analyses de Vincent Descombes montrant que nous ne saurions réduire des liens sociaux à de simples
liens intersubjectifs.

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6.2. Précision
Depuis le début de notre texte nous n’avons pas fait de distinction entre norme
et règle (ou loi) ? Nous avons seulement montré qu’en certaines occasion (quand on
veut accentuer la dimension contraignante du concept), on préfère user du mot règle,
mais cet usage ne recouvre pas à strictement parler une différence conceptuelle.
Faut-il vraiment faire une distinction ? Et si oui, laquelle ? « On a tendance à éviter
de substituer le terme norme aux termes lois, règlements, devoirs. On sait distinguer
les règlements d’une prison et les normes de la vie carcérale, les lois d’une puissance
militaire occupante des normes qui règlent les relations entre occupants et occupés».
Et Ogien de poursuivre : « il semble bien que lorsqu’on utilise le terme norme de
préférence à règles, lois, etc., c’est parce qu’on a souhaité ajouter une nuance appré-
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ciative à l’impératif. La norme, ce n’est pas seulement ce qui s’impose, c’est aussi ce
qui, d’une certaine façon, est apprécié, subjectivement désiré ou jugé légitime »
(Ogien, 1997, p. 1055). Ce raisonnement semble difficile à endosser car il est aisé
de trouver des lois (l’interdiction de l’homicide volontaire par exemple) qui sont
désirées, ou tout au moins voulues et tenues pour légitimes. Une loi enferme souvent,
contrairement à ce que dit Ogien, une dimension appréciative.
Le juriste Michel Troper examinant les raisons que l’on a d’obéir aux lois
remarque que l’on obéit pour toute une série de considérations finalement très
éloignées de la simple contrainte. « D’abord, note-t-il, le sujet peut aussi accom-
plir l’action (…) pour des raisons affectives ou morales. C’est même le plus
fréquent. Le code pénal ordonne de porter secours à une personne en danger. Celui
qui se jette à l’eau pour sauver une personne qui se noie peut certes le faire pour
éviter la peine, mais aussi parce qu’il estime avoir une obligation morale ou
religieuse, parce qu’il a des liens personnels avec celui qui est en danger. Il peut
même ignorer que la non-assistance à personne en danger constitue un délit »
(Troper, 2007, p. 22). Le critère appréciatif pour faire le départ entre le concept
de norme et celui de règle est pour le moins fragile. Cela étant, il est vrai qu’il a
existé, dans notre langue, un usage qui a marqué la distinction entre norme et règle.
Nous parlions volontiers de règle de droit ou de règle de grammaire. Le terme de

« Le point décisif est que les sociétés trouvent une identité collective dans une culture particulière,
laquelle présente, au moins idéologiquement, une cohérence qu’aucune intersubjectivité ne pourrait
produire. Toute l’anthropologie moderne montre qu’une culture est un système réel, et non pas la résul-
tante momentanée d’une myriade d’interactions individuelles entre des « sujets » ayant chacun leur style
de vie personnel » (Philosophie par gros temps, p. 153, c’est nous qui soulignons).

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« règle » désignait une norme qui avait la propriété d’être explicite, précise et
hautement codifiée, alors que le terme de « norme » était employé pour signifier
un usage social moins formalisé (les normes de la mode vestimentaire, les normes
de consommation alimentaire, les normes de la vie carcérale, etc.). La prudence
langagière qui présidait à la distinction norme/règle s’est aujourd’hui dissipée et
nous utilisons les mots de « règle » et « norme » de manière indifférenciée, nous
disons règle de droit ou norme juridique, règle grammaticale ou norme ortho-
graphique. Le terme de « norme » s’est imposé comme terme générique. Le plus
pertinent est moins de maintenir une distinction affaiblie règle/norme que de
spécifier le substantif norme par un adjectif (et de parler de norme juridique,
sociale, morale, technique, procédurale, etc.) ; en d’autres termes, de préférer au
schème de la césure (norme/règle) une pensée de la déclinaison qui d’introduit des
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distinctions au sein du normatif.

6.3. Transgression
Nous souhaitons terminer ce bref texte en reprenant la question de la transgression.
Au plan sociologique, nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, toute trans-
gression (repérée, cela va sans dire) déclenche une sanction (qui va de la sanction
juridique qui se caractérise par son formalisme jusqu’aux formes diffuses de répro-
bation sociale qui accompagnent la transgression des normes morales et sociales).
Notre attachement à la norme n’est nullement motivée, loin s’en faut, par l’éven-
tualité de la sanction. Cela ne signifie pas a contrario que la sanction est inutile mais
qu’elle ne fonctionne, comme l’a bien vu Hart, que si une majorité de sujets
consentent déjà à obéir (Hart, 1961, p. 196). Elle est donc l’indice et non la raison
de notre attachement. Ce dernier est motivé par le fait que la norme répond à un
problème, qu’elle règle une attente sociale. Elle est opératoire, avons-nous dit, elle
a une utilité, et la transgression fait toujours resurgir le spectre d’un monde désor-
donné et imprévisible, sorte de double objectivé de l’impuissance humaine. Elle
enferme également une ou plusieurs valeurs, c’est d’ailleurs parce que la valeur fait
signe et sens au sein de la norme que l’on peut expliquer ce que l’on appelle, dans
le domaine moral, les attitudes surérogatoires8. La norme a donc une dimension

8. Un acte surérogatoire est un acte librement initié, qui va au-delà de ce à quoi nous sommes
moralement et habituellement tenus. Un acte surérogatoire va au-delà du devoir, au-delà de ce qui
nous est moralement demandé de faire (du latin rogatio, la demande). L’attitude sacrificielle est une

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Eirick PRAIRAT

attractive. Tel est le paradoxe de la norme, être une instance qui est à la fois
contraignante et attractive.
Si la perspective de la transgression est toujours possible, finalement, à bien y
réfléchir, elle est assez rare en regard de nos attitudes souvent consentantes. Cela
étant, la question de l’acceptation exige pour être définitivement tirée au clair
d’ouvrir, à titre complémentaire, en regard de l’élucidation ontologique que nous
venons de proposer, une analyse anthropologique. Analyse qui doit postuler que
non seulement l’homme est un animal normatif mais qu’il s’appréhende fonda-
mentalement comme tel au bénéfice d’une expérience première qui est toujours
une expérience de l’angoisse et de l’incertitude. « L’expérience des règles, écrit
Canguilhem, c’est la mise à l’épreuve, dans une situation d’irrégularité, de la
fonction régulatrice des règles ». C’est l’infraction, non plus comme acte social
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banal mais comme moment anthropologique, qui donne à la règle « l’occasion de
faire règle ». En ce sens, l’infraction n’est pas l’origine de la règle, mais plus fonda-
mentalement l’origine de la régulation (Canguilhem, 2009, p. 179)9.
Il faut, sur ce point, relire la postface de Canguilhem, relire attentivement ce
petit texte, ajouté vingt ans après, à son maître ouvrage Le normal et le patholo-
gique et qui fait de la transgression un moment inaugural et structurant. « Une
norme, dans l’expérience anthropologique, écrit encore Canguilhem ne peut être
originelle » (Canguilhem, 2009, p. 178). Elle est toujours une expérience seconde,
dérivée. Si la réflexion sur la transgression a une pertinence, ce n’est nullement en
tant que phénomène sociologique, mais comme expérience anthropologique qui
antécède et rend possible la conscience que l’homme prend de lui-même comme
être fondamentalement normatif, « capable d’entrer dans un ordre symbolique
pratique, c’est-à-dire de reconnaître dans les normes une prétention légitime à
régler les conduites » (Ricœur, 2001, p. 58). C’est ce moment de l’infraction avant
la règle, ou plus précisément de l’infraction avant que la règle ne fasse règle, qui
permet de comprendre notre étonnante propension à consentir, ensuite, dans
l’après-coup, à un monde normé.

attitude surérogatoire car elle dépasse l’obligation morale commune. La transgression « positive » de
la norme, dans les situations de désobéissance civile, n’est explicable que parce que la valeur fait signe
en elle.
9. On peut lire avec fruit le commentaire de Pierre Macherey sur la question de la norme dans
l’œuvre de Canguilhem : « Normes vitales et normes sociales dans l’essai sur quelques problèmes
concernant le normal et le pathologique » dans De Canguilhem à Foucault la force des normes. Paris :
La fabrique éditions, 2009, pp. 124-138.

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Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012

Considerations on the idea of norm

Abstract: The question of norm has in recent years experienced renewed interest
in the fields of sociology and philosophy. This article is structured like an inves-
tigation, that is, a methodical work elucidating a series of successive points which,
in fine, allow us to bring to light a conception of norm. Finally, the veritable
intellectual enigma – not to be confused with the sociopolitical problem – is not
the problem of transgression but that of acceptance. Why do we accept norms so
easily ? Resolving this puzzle is without a doubt the way to capture the ultimate
meaning of the norm.
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Key words: Acceptance. Normativity. Norm. Human practice. Regularity.
Régulisme. Transgression. Values.

Consideraciones sobre la norma

Resumen : La cuestión de la norma conoce estos últimos años un nuevo interés


en los ámbitos de la sociología y de la filosofía. El presente artículo está estruc-
turado como una encuesta, es decir como un trabajo de elucidación metódica de
una serie de puntos sucesivos que, in fine, permite actualizar una concepción de
la norma. Finalmente el verdadero enigma intelectual – que no hay que confundir
con el problema sociopolítico- no es el problema de la transgresión sino el de la
aceptación.. ¿Por qué aceptamos tan facilmente las normas ? Resolver este enigma
es sin duda alguna entender el sentido último de la norma.

Palabras claves : Aceptación. Normativa. Norma. Prácticas humanas. Regula-


ridad. Regulismo. Transgresión. Valores.

Eirick PRAIRAT. Considérations sur l’idée de norme. Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle,
vol. 45, n° 1-2, 2012, pp. 33-50. ISSN 0755-9593. ISBN 978-2-918337-11-9.

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