Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Eirick Prairat
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Eirick PRAIRAT*
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
Introduction
Il est vrai que le problème social est celui de la transgression et plus encore
celui de la gestion des transgressions des différentes normes (sociales, juridiques
ou encore morales) qui permettent la cohabitation et la reconnaissance entre les
hommes. L’actualité politique, par un jeu de prismes et de miroirs grossissants,
en fait même un problème majeur. Nous aurions tort d’assimiler le problème
socio-politique à l’énigme intellectuelle car la véritable énigme au sujet de la
norme est moins le problème de la transgression, appréhendée comme un fait
social et qui reste qu’on le veuille ou non finalement un phénomène relative-
ment marginal, que celui de l’acceptation. Pourquoi acceptons-nous aussi
facilement les normes ? Il va non seulement falloir que nous proposions une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
1. Énoncés
Commençons notre travail d’enquête en examinant la forme linguistique des
énoncés normatifs. Nous pouvons raisonnablement penser qu’en mettant au jour
la spécificité de ce type d’énoncé, nous aurons déjà quelques informations
1. Ce texte doit beaucoup à la lecture croisée des travaux de Ruwen Ogien et de Pierre Livet. Ce
dossier est donc une heureuse manière de poursuivre le débat avec ces deux auteurs.
34
Eirick PRAIRAT
2. Nous utiliserons de manière indifférenciée les adjectifs « normatif » (du latin norma : la règle,
l’équerre) et « déontique » (du grec deon : le devoir, l’obligation), on peut également parler d’énoncé
prescriptif ou directif.
35
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012
36
Eirick PRAIRAT
37
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012
38
Eirick PRAIRAT
4. Nous nous inspirons ici des propos développés par Jean Baechler dans son article L’acceptation
des normes dans : Boudon R., Demeulenaere P. & Viale R. L’explication des normes sociales. Paris : PUF,
2001, pp. 129-140 (« collection Sociologies »).
39
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012
usages sont en concurrence. En venant élire une manière de faire ou d’être parmi
un ensemble ouvert de possibles, la norme travaille à organiser et à stabiliser le
monde. « Les normes qui contribuent à la structuration de la vie sociale, à travers
la capacité de réguler des interactions productives et à la mise au point de dispo-
sitifs de coordination, prennent aussi du poids parce qu’elles offrent des critères
d’identification et de démarquage au plan de la communication sociale » (Rémy,
1997, I, p. 56). La norme permet d’ajuster les conduites et de coordonner les inter-
actions. En proposant un balisage concret et simple de la vie quotidienne, elle libère
chacun d’entre nous de l’anxiété d’avoir toujours à choisir. La norme sécurise par
son travail de prédéfinition des rôles et des usages. Non seulement elle donne forme
à la matière sociale en fixant les modalités de l’être-ensemble, mais elle gage aussi
l’avenir en le faisant échapper tendanciellement au règne de l’aléa et de l’imprévu.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
40
Eirick PRAIRAT
5. L’émergence de la norme
On peut aussi se demander comment apparaît une norme? Il y a, pour dire les choses
de manière un peu schématique, deux approches, deux perspectives explicatives. La
première pense l’émergence de la norme comme pur arrachement par rapport à la
normativité socio-morale ambiante. Cette lecture insiste sur la césure, la rupture, la
discontinuité. Nous pouvons parler de problématique discontinuiste pour la quali-
fier. La seconde perspective estompe ce moment d’arrachement, estimant plus
raisonnable de penser que toute nouvelle norme s’appuie sur des régularités déjà à
l’œuvre au sein du tissu social. Il existe en quelque sorte une présence de la norme
antérieurement à sa formulation ou, tout au moins, une norme en puissance, une
41
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012
5. On peut aussi se reporter à Jean-Pierre Cometti : Qu’est-ce que le pragmatisme ? Paris : Galli-
mard, 2010, pp. 175-180 et pp. 338-342 ainsi qu’au dernier ouvrage de Giorgio Agamben : De la
très haute pauvreté. Règles et forme de vie, 2011, 3e partie.
42
Eirick PRAIRAT
6. La norme et la régularité
Insistons sur le point que nous venons d’évoquer, il est essentiel. La norme n’est
l’objet ni d’une construction (au sens d’une fabrication d’une réalité nouvelle),
ni l’objet d’une constitution (au sens de l’identification et de l’organisation d’un
jeu de relations entre éléments existants), la norme est l’objet d’une institution,
c’est-à-dire assignation d’un sens nouveau à une réalité déjà-là. Nous sommes
finalement moins dans une problématique de la création que dans une problé-
matique de la validation. Penser l’émergence de la norme de la sorte c’est éviter
le reproche dit de « régulisme » énoncé par le philosophe américain Robert
Brandom dans son ouvrage Making it explicit (1994). Brandom appelle régulisme
la conception qui fait de la règle (ou de la norme) une instance qui serait première,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
43
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012
plan ontologique, on peut donc parler de réalisme normatif, réalisme dit faible ou
modeste, puisque la norme existe, au moins partiellement, indépendamment de
nous.
6.1. Conséquence
Il convient, au point où nous en sommes, de tirer les conséquences de ce qui
vient d’être dit et de ce qui nous oppose à certaines lectures sociologiques quelque
peu sommaires. Le travail sociologique, d’inspiration vaguement ethnométho-
dologique ou interactionniste, qui se donne pour tâche de décrire, dans différents
segments de la vie sociale, les règles du jeu et les procédures que mettent en œuvre
les acteurs dans une sorte de bricolage, quasi continu et plus ou moins conflic-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
7. Sur ce thème d’une durabilité du monde qui doit excéder le rythme de succession des généra-
tions pour que le monde soit vivable, la lecture d’Hannah Arendt est essentielle. Précisons que notre
position ne s’oppose pas, loin s’en faut, à l’interactionnisme symbolique mais à une vulgate simpli-
fiée de l’interactionniste.
On peut sur ce point et, dans une perspective sensiblement différente, également mobiliser les
analyses de Vincent Descombes montrant que nous ne saurions réduire des liens sociaux à de simples
liens intersubjectifs.
44
Eirick PRAIRAT
6.2. Précision
Depuis le début de notre texte nous n’avons pas fait de distinction entre norme
et règle (ou loi) ? Nous avons seulement montré qu’en certaines occasion (quand on
veut accentuer la dimension contraignante du concept), on préfère user du mot règle,
mais cet usage ne recouvre pas à strictement parler une différence conceptuelle.
Faut-il vraiment faire une distinction ? Et si oui, laquelle ? « On a tendance à éviter
de substituer le terme norme aux termes lois, règlements, devoirs. On sait distinguer
les règlements d’une prison et les normes de la vie carcérale, les lois d’une puissance
militaire occupante des normes qui règlent les relations entre occupants et occupés».
Et Ogien de poursuivre : « il semble bien que lorsqu’on utilise le terme norme de
préférence à règles, lois, etc., c’est parce qu’on a souhaité ajouter une nuance appré-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
« Le point décisif est que les sociétés trouvent une identité collective dans une culture particulière,
laquelle présente, au moins idéologiquement, une cohérence qu’aucune intersubjectivité ne pourrait
produire. Toute l’anthropologie moderne montre qu’une culture est un système réel, et non pas la résul-
tante momentanée d’une myriade d’interactions individuelles entre des « sujets » ayant chacun leur style
de vie personnel » (Philosophie par gros temps, p. 153, c’est nous qui soulignons).
45
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012
« règle » désignait une norme qui avait la propriété d’être explicite, précise et
hautement codifiée, alors que le terme de « norme » était employé pour signifier
un usage social moins formalisé (les normes de la mode vestimentaire, les normes
de consommation alimentaire, les normes de la vie carcérale, etc.). La prudence
langagière qui présidait à la distinction norme/règle s’est aujourd’hui dissipée et
nous utilisons les mots de « règle » et « norme » de manière indifférenciée, nous
disons règle de droit ou norme juridique, règle grammaticale ou norme ortho-
graphique. Le terme de « norme » s’est imposé comme terme générique. Le plus
pertinent est moins de maintenir une distinction affaiblie règle/norme que de
spécifier le substantif norme par un adjectif (et de parler de norme juridique,
sociale, morale, technique, procédurale, etc.) ; en d’autres termes, de préférer au
schème de la césure (norme/règle) une pensée de la déclinaison qui d’introduit des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
6.3. Transgression
Nous souhaitons terminer ce bref texte en reprenant la question de la transgression.
Au plan sociologique, nous avons déjà eu l’occasion de le signaler, toute trans-
gression (repérée, cela va sans dire) déclenche une sanction (qui va de la sanction
juridique qui se caractérise par son formalisme jusqu’aux formes diffuses de répro-
bation sociale qui accompagnent la transgression des normes morales et sociales).
Notre attachement à la norme n’est nullement motivée, loin s’en faut, par l’éven-
tualité de la sanction. Cela ne signifie pas a contrario que la sanction est inutile mais
qu’elle ne fonctionne, comme l’a bien vu Hart, que si une majorité de sujets
consentent déjà à obéir (Hart, 1961, p. 196). Elle est donc l’indice et non la raison
de notre attachement. Ce dernier est motivé par le fait que la norme répond à un
problème, qu’elle règle une attente sociale. Elle est opératoire, avons-nous dit, elle
a une utilité, et la transgression fait toujours resurgir le spectre d’un monde désor-
donné et imprévisible, sorte de double objectivé de l’impuissance humaine. Elle
enferme également une ou plusieurs valeurs, c’est d’ailleurs parce que la valeur fait
signe et sens au sein de la norme que l’on peut expliquer ce que l’on appelle, dans
le domaine moral, les attitudes surérogatoires8. La norme a donc une dimension
8. Un acte surérogatoire est un acte librement initié, qui va au-delà de ce à quoi nous sommes
moralement et habituellement tenus. Un acte surérogatoire va au-delà du devoir, au-delà de ce qui
nous est moralement demandé de faire (du latin rogatio, la demande). L’attitude sacrificielle est une
46
Eirick PRAIRAT
attractive. Tel est le paradoxe de la norme, être une instance qui est à la fois
contraignante et attractive.
Si la perspective de la transgression est toujours possible, finalement, à bien y
réfléchir, elle est assez rare en regard de nos attitudes souvent consentantes. Cela
étant, la question de l’acceptation exige pour être définitivement tirée au clair
d’ouvrir, à titre complémentaire, en regard de l’élucidation ontologique que nous
venons de proposer, une analyse anthropologique. Analyse qui doit postuler que
non seulement l’homme est un animal normatif mais qu’il s’appréhende fonda-
mentalement comme tel au bénéfice d’une expérience première qui est toujours
une expérience de l’angoisse et de l’incertitude. « L’expérience des règles, écrit
Canguilhem, c’est la mise à l’épreuve, dans une situation d’irrégularité, de la
fonction régulatrice des règles ». C’est l’infraction, non plus comme acte social
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
attitude surérogatoire car elle dépasse l’obligation morale commune. La transgression « positive » de
la norme, dans les situations de désobéissance civile, n’est explicable que parce que la valeur fait signe
en elle.
9. On peut lire avec fruit le commentaire de Pierre Macherey sur la question de la norme dans
l’œuvre de Canguilhem : « Normes vitales et normes sociales dans l’essai sur quelques problèmes
concernant le normal et le pathologique » dans De Canguilhem à Foucault la force des normes. Paris :
La fabrique éditions, 2009, pp. 124-138.
47
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012
Bibliographie
AGAMBEN G. De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie (Homo sacer, IV, 1).
Paris : Edition Payot & Rivages, 2011.
ARENDT H. Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy, 1994 (collec-
tion « Agora »).
BRANDOM R. Making It Explicit, Reasoning, Representing, and Discursive Commit-
ment. Cambridge : Harvard University Press, 1994.
CANGUILHEM G. Le normal et le pathologique. Paris : PUF, 2009 (collection
« Quadrige »).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
LIVET P. Les normes. Paris : Colin, 2006 (collection « Vocation Philosophique »).
PARIENTE-BUTTERLIN I. Le droit, la norme et le réel. Paris : PUF, 2005 (collection
« Quadrige »).
PHARO P. Normes de culture et normes de raison. In : BOUDON R., DEMEULE-
NAERE P. & VIALE R. L’explication des normes sociales. Paris : PUF, 2001,
pp. 143-157 (collection « Sociologies »).
TROPER M. La force de la contrainte et la causalité juridique : obligation, obéis-
sance, argumentation. Actes de savoirs, revue interdisciplinaire de l’Institut
universitaire de France, 2007, n° 3, pp. 17-30.
REMY J. Valeurs-intérêts-normes : mode d’interdépendance réciproque. In :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
49
Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle, vol. 45, n° 1-2, 2012
Abstract: The question of norm has in recent years experienced renewed interest
in the fields of sociology and philosophy. This article is structured like an inves-
tigation, that is, a methodical work elucidating a series of successive points which,
in fine, allow us to bring to light a conception of norm. Finally, the veritable
intellectual enigma – not to be confused with the sociopolitical problem – is not
the problem of transgression but that of acceptance. Why do we accept norms so
easily ? Resolving this puzzle is without a doubt the way to capture the ultimate
meaning of the norm.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.123.208.211 - 23/03/2020 08:14 - © ADRESE/CIRNEF
Eirick PRAIRAT. Considérations sur l’idée de norme. Les Sciences de l’éducation - Pour l’Ère nouvelle,
vol. 45, n° 1-2, 2012, pp. 33-50. ISSN 0755-9593. ISBN 978-2-918337-11-9.
50