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Outre-mers

Une construction identitaire dans l’Afrique postcoloniale : le


projet d’États-Unis d’Afrique chez Diop et Nkrumah
Patrick Dramé

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Dramé Patrick. Une construction identitaire dans l’Afrique postcoloniale : le projet d’États-Unis d’Afrique chez Diop et
Nkrumah. In: Outre-mers, tome 100, n°378-379,2013. Les territoires de l’histoire antillaise. pp. 295-312;

doi : https://doi.org/10.3406/outre.2013.5017

https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2013_num_100_378_5017

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Une construction identitaire
dans l’Afrique postcoloniale :
le projet d’États-Unis d’Afrique
chez Diop et Nkrumah

Patrick DRAMÉ

« Qu’est-ce qu’une identité ? Qu’est-ce que l’identité


d’une collectivité humaine ? Identifier, c’est d’abord nommer
comme étant spécifique ; c’est aussi situer dans le temps et
l’espace. L’identité d’une collectivité humaine suppose donc
un acte politique et culturel conscient (nommer), un discours
(le discours qui situe la collectivité dans le temps et dans
l’espace, donc l’histoire) et des rapports vécus par l’ensemble
des membres de cette communauté (des institutions sociales
et/ou politiques) pour que celle-ci ait sens et spécificité. La
prise en compte de deux éléments majeurs de l’identité (les
dimensions affective et évaluative) permet l’élaboration d’une
typologie des profils identitaires. »
Pierre Kipré 1

La question de l’unité africaine reste une thématique d’actualité et


un projet politique majeur dans l’Afrique postcoloniale. Elle suscite en
effet passion, intérêt et/ou engouement dans les débats de l’Union
Africaine, dans les opinions publiques, comme chez les intellectuels et
les leaders politiques africains. Conçu à l’origine comme une idéologie
d’émancipation des Noirs d’ascendance africaine des Amériques, le
panafricanisme s’est par la suite imposé comme la voie indispensable et
incontournable pour la libération et l’unification du continent africain.
La marche vers la fin du colonialisme puis l’accession à l’indépendance
s’accompagnent en effet d’un bouillonnement intellectuel et idéologi-
que sans précédent, sur fond de revendications nationalistes et identi-
taires 2. L’objectif affirmé par les pères de l’indépendance est alors
*Université de Sherbrooke, Canada.
1. Pierre Kipré, « Frontières africaines et intégration régionale : au sujet de la crise
d’identité nationale en Afrique de l’Ouest à la fin du xxe siècle », dans UNESCO, Des
frontières en Afrique, XIIe au XXe siècle, Paris, Unesco et Comité international des sciences
historiques, 2005, p. 93.
2. Yves Bénot, Idéologie des indépendances africaines, Paris, Maspero, 1979.

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d’exorciser les méfaits du colonialisme, de rebâtir une identité propre et


d’atteindre le développement économique et social.
Dans cette optique, les réflexions et les conceptions du sénégalais
Cheikh Anta Diop et du ghanéen Kwame Nkrumah se singularisent par
la lecture qu’ils font du passé, des civilisations et du présent africains
modelés par le poids des dominations européennes (esclavage, colo-
nialisme et néo-colonialisme). Le retour d’une Afrique « déniée »,
« dépersonnalisée » et « spoliée » sur la scène internationale passe inévi-
tablement, selon Diop et Nkrumah, par l’édification des « États-Unis
d’Afrique » fondée sur la re-construction d’une identité socio-politico-
culturelle propre. Bien que le passé politique et culturel des sociétés
négro-africaines soit idéalisé à travers les récits de ces deux hérauts du
panafricanisme, il n’était cependant pas question de les reconstituer.
L’ambition était plutôt de construire une réalité nouvelle plus
conforme aux aspirations politiques d’un continent affaibli par les
dominations coloniales. En fait, si le projet nationaliste et panafricain
défendu par Diop 3 et Nkrumah 4 prétend bâtir une « Afrique nou-
velle », elle n’échappe pas aux influences occidentales (socialisme,
non-alignement, modèle de développement industriel des grandes
puissances), aux réalités du contexte politico-économique international
(Guerre froide) et aux héritages coloniaux (frontières, néocolonia-
lisme). Ce projet ne fit d’ailleurs pas l’unanimité parmi les pères des
indépendances, dont la majorité s’accommoda volontiers des héritages
coloniaux, tout en s’alliant à l’étranger afin de relever le défi du déve-
loppement socio-économique.
Il conviendra donc de dégager des écrits de Diop et de Nkrumah les
bases théoriques et pratiques du projet d’unification africaine. Leurs
études majeures posent des lignes directrices et originales censées
reformuler le passé africain, déchiffrer son présent et donner un sens et
corps à un futur qui s’inscrirait autour d’une communauté unie et
d’une identité collective susceptibles de redonner à l’Afrique une place
significative dans le concert mondial 5. Cet article tentera, dans un
premier temps, d’étudier la place de l’histoire africaine et de sa restau-
ration dans l’édification d’une identité collective centrée sur l’unifica-
tion totale de l’Afrique postcoloniale. Il s’agira par la suite d’analyser le
contenu programmatique de ce projet identitaire à la lumière de ses
objectifs, de ses emprunts, influences et reconstructions 6. Finalement,
3. Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, Paris, Présence africaine, 1955,
2 volumes, et Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire, Paris,
Présence africaine 1974 (1re édition 1960).
4. Kwame Nkrumah, Towards colonial freedom, Africa in the struggle against world impe-
rialism, London, Heinemann, 1962 et Africa Must Unite, London, Heinemann, 1963,
229 p. (ou L’Afrique doit s’unir, Paris, Présence africaine, 2009, 256 p).
5. Jean-François Havard, « Histoire(s), mémoires(s) collectives(s) et construction
des identités nationales dans l’Afrique subsaharienne », Cités, no 29/2007, p. 71-79, ici
p. 71.
6. Ibid., p. 72.
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il s’agira d’évaluer les limites du projet d’États-Unis d’Afrique, les


raisons de son ajournement de même que la signification du principe
d’intangibilité des frontières défini par l’Organisation de l’unité afri-
caine (OUA) au moment de sa création.

1. Conscience historique et restauration du soi

Diop et Nkrumah, deux itinéraires un même idéal


La conscience nationaliste et panafricaniste chez Diop et Nkrumah
prend racine dans leurs années d’engagement militant, à Paris pour le
premier, à Londres puis aux États-Unis pour le second. Après des
études à l’école coranique et à l’école française, Diop poursuit à partir
de 1946 une formation en philosophie puis en linguistique à Paris 7.
Dans un contexte d’après-guerre marqué par un important bouillonne-
ment culturel et révolutionnaire, Paris, la capitale métropolitaine,
devient le lieu de ralliement d’activistes et de militants noirs, anticolo-
niaux et anti-impérialistes originaires des territoires coloniaux français
d’Afrique et des Caraïbes 8.
En dépit des difficultés rencontrées pour obtenir son doctorat d’une
part puis pour entreprendre une carrière académique et politique, les
travaux et la réflexion panafricaine de Diop occupent une place pré-
pondérante dans l’historiographie africaine contemporaine. Rédigée
entre 1948 et 1953, puis publiée en 1954, sa thèse, qui est sa première
œuvre majeure, s’inscrit dans ce contexte de lutte pour l’indépendance
et s’adresse avant tout aux étudiants et intellectuels d’Afrique noire
vivant à Paris 9. Elle se veut, comme l’affirme François-Xavier Fauvelle,
« une sorte de vade-mecum de l’Africain éclairé, lui fournissant les
lumières suffisantes sur son histoire, sa langue, sa culture et devant
lui permettre de revendiquer et d’assumer sa prochaine liberté » 10.
Diop fait en effet de l’Égypte pharaonique l’épicentre de l’histoire
africaine et le fondement de son identité. La « vraie connaissance » du
passé est ainsi posée comme un préalable, ou du moins une étape
cruciale à la solution des problèmes auxquels l’Afrique postcoloniale
est confrontée.
C’est dans cette optique que s’inscrit la publication, dès le début des
indépendances, de son ouvrage-programme, Les fondements culturels,
7. Hakim Adi and Marika Sherwood, Pan-African History: political figures from Africa
and the Diaspora since 1787, London, Routledge, 2003, p. 40.
8. Diop fut très impliqué dans les associations étudiantes dont la Fédération des
étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) qui milite alors pour l’indépendance et
l’unification de l’Afrique.
9. Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, Paris, Présence africaine, 1955,
2 volumes.
10. François-Xavier Fauvelle. L’Afrique de Cheikh Anta Diop, Paris, Karthala, 1996,
p. 36.

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techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique noire 11, dans
lequel la restauration de la conscience historique africaine (chapitre 1),
son unité culturelle (chapitre 2) et ses nombreuses potentialités indus-
trielles (deuxième et troisième parties) autorisent et rendent indispen-
sable l’édification d’un État fédéral africain 12. Avec le constat de
l’échec des politiques de développement, Diop réaffirme ses concep-
tions historiques et panafricaines précédemment développées 13.
La trajectoire et la contribution de Kwame Nkrumah, premier
président du Ghana indépendant (1957-1966) et l’un des pères fonda-
teurs de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), ressemblent par
certains aspects à celles de Diop. Après avoir fréquenté l’école des
missionnaires, puis le fameux Achimota College en 1927, Nkrumah
poursuit sa formation entre les États-Unis et Londres 14. Ce séjour
outre-mer fut le lieu d’une imprégnation du syndicalisme étudiant, de
la théorie marxiste et des idéaux panafricains et anticoloniaux. Dans
l’introduction et le premier chapitre de son étude maîtresse, Africa
Must Unite, Nkrumah se propose d’abord de revisiter le passé africain,
glorieux mais entaché et bafoué par l’esclavage et le colonialisme.
Reprenant un argumentaire déjà exposé dans sa réflexion intitulée
Towards Colonial Freedom, publiée en 1947, Nkrumah brosse un tableau
plutôt négatif des impacts et des legs socio-politico-culturels du colo-
nialisme en Afrique (chapitres 2 à 5) 15. Il s’attèle finalement dans les
sept derniers chapitres à promouvoir les voies et les moyens indispensa-
bles à l’édification d’une identité supranationale africaine par le biais de
l’unification du continent. Dans Neo-colonialism, the last stage of colonia-
lism publié en 1965, soit cinq ans après la grande vague des indépendan-
ces, Nkrumah appelle à la lutte contre le danger du néocolonialisme et
le système de domination qu’il induit et auxquels l’intégration africaine
serait le seul remède 16.
En définitive, Diop et Nkrumah se rapprochent par leur engagement
nationaliste, anti-impérialiste et panafricain et par leur attachement au
socialisme et au non-alignement. Cependant, si Nkrumah offre une
lecture exhaustive du fait colonial et du néocolonialisme, Diop, sans
11. Cheikh Anta Diop, Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État
fédéral d’Afrique noire, Paris, Présence africaine 1960.
12. Diop a consacré d’autres travaux à l’étude du passé et des civilisations africains :
L’Unité culturelle de l’Afrique noire, Paris, Présence africaine, 1959 ; L’Afrique noire précolo-
niale, Paris, Présence africaine, 1960 ; Antériorité des civilisations négro-africaines, Paris,
Présence africaine, 1967.
13. Cheikh Anta Diop, Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique
noire, Paris, Présence africaine 1974 et Civilisation ou barbarie : anthropologie sans complai-
sance, Paris, Présence africaine, 1981.
14. Nkrumah fut étudiant et enseignant à Lincoln University et à l’Université de
Pennsylvanie. Il prit aussi part à l’organisation du congrès panafricain de Manchester en
1945.
15. Kwame Nkrumah, Towards Colonial Freedom. Africa in the struggle against World
Imperialism, London: Heinemann, 1962.
16. Kwame Nkrumah, Neocolonialism, the last stage of colonialism, London: Heinemann,
1965.
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pour autant les ignorer, apparaît plus laconique. Il met davantage


l’accent sur la connaissance du passé précolonial africain et sur sa
reconstitution, qui forment selon lui les bases de l’unité culturelle des
populations d’Afrique noire. Si l’itinéraire et la formation politique de
ces deux leaders nationalistes présentent des similitudes évidentes, il
faudrait toutefois relever que leurs parcours politiques et personnels
divergent nettement au lendemain des décolonisations. En effet, Diop,
opposant politique au père de l’indépendance sénégalaise Senghor, fut
de ce fait ostracisé et vécut plutôt en marge des circuits diplomatiques
panafricains. Nkrumah, pour sa part, profita de sa position de président
du Ghana indépendant pour se faire le porte-parole de la mystique de
l’unité panafricaine à laquelle il se consacra avec passion et ferveur 17.
Leurs approches de l’histoire des civilisations africaines et des modali-
tés de l’intégration du continent présentent de nombreuses similitudes,
en dépit de quelques différences quant à l’espace géographique
concerné et quant à la forme que devait revêtir l’unité 18.

Le colonisé entre dépersonnalisation et dépossession


La réflexion sur le passé africain et sa restauration est à la base de la
pensée panafricaine de Diop et de Nkrumah.Tous deux considèrent en
effet les colonialismes comme le lieu de la dépersonnalisation et de la
dépossession de l’Africain. Autrement dit, les logiques d’asservissement
et de domination esclavagiste et coloniale européennes ont induit un
déni d’identité, une perte de liberté et d’initiative, de même qu’une
spoliation des richesses africaines. Par voie de conséquence, la défini-
tion d’une identité supranationale supposerait pour Diop de démargi-
naliser l’Afrique et de décoloniser son histoire afin de montrer :
« qu’en prenant au sérieux les dépositions unanimes de toute l’antiquité
savante et philosophique qui témoignent que les Éthiopiens et les Égyptiens
étaient des Nègres, comme tous les naturels de l’Afrique, on rétablit la clarté
sur un point d’histoire qui n’est d’ailleurs réellement obscur que depuis un
siècle, avec l’apogée de l’impérialisme. » 19

La ré-historisation du passé africain, qu’opèrent ainsi aussi bien


Diop que Nkrumah, entend s’inscrire en faux par rapport à l’africa-
nisme européen classique. La volonté de dé-construction/restauration
qu’induit cette ré-historisation confère un caractère positif, original et
unique à l’histoire et aux civilisations africaines. En affirmant la thèse
d’une Égypte peuplée et gouvernée par des Noirs, Diop fixe d’abord un
17. Elikia M’Bokolo, « Le Panafricanisme au xxie siècle », Première conférence des
intellectuels d’Afrique et de la diaspora, Dakar, CODESRIA, octobre 2004, p. 20.
18. Par exemple, les États-Unis d’Afrique, tels que conçus par Nkrumah, englobent
l’ensemble des pays africains alors que dans la perception de Diop ceux-ci excluent le
Maghreb.
19. Cheikh Anta Diop, Nations nègres..., op. cit., p. 28.

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point de départ à l’histoire et à l’identité africaines qu’il considère


comme foncièrement optimistes. Il dépeint par la suite la civilisation
gréco-latine comme un réceptacle du modèle égyptien marqué par
le pessimisme et la dégénérescence 20. Cette ré-historisation afrocen-
triste et nationaliste considère par ailleurs le phénomène colonial du
xixe siècle comme une parenthèse, mais aussi comme un facteur mar-
quant, face auquel la reconstruction identitaire africaine doit se poser
tout en s’y opposant radicalement. Dans cette perspective, la période
postérieure au xve siècle devient l’âge d’or d’une Afrique mythique aux
« villes belles et florissantes » 21 et à l’organisation sociale, politique et
morale « perfectionnée » en dépit d’un état de « désintérêt par rapport
au progrès matériel » 22. Le phénomène esclavagiste qui débute à partir
du xve siècle est perçu en conséquence comme l’épicentre de la propa-
gation de représentations négatives du Noir 23, en particulier celui de la
« naissance du mythe du Nègre » primitif et inférieur :
« Les Européens avaient, a priori un mépris pour tout le monde nègre dont ils
ne daignaient toucher que les richesses. L’ignorance de l’histoire antique des
Nègres, les différences de mœurs et de coutumes, les préjugés ethniques
entre deux races qui croient s’affronter pour la première fois, jointes aux
nécessités économiques d’exploitation, tant de facteurs prédisposaient
l’esprit de l’Européen à fausser complètement la personnalité morale du
Nègre et ses aptitudes intellectuelles. ‘Nègre’ devient synonyme d’être primi-
tif, inférieur, doué d’une mentalité pré-logique » 24.

Il convient de relever le fait que Diop aborde les méfaits des colonia-
lismes dans le but de replacer l’Afrique dans le cours d’une histoire
universelle qu’il juge « falsifiée » et « stoppée » par l’intrusion coloniale.
Diop propose à cet effet un changement de paradigme : il ne s’agit plus
de traiter de la « stratification des civilisations successives » mais de
chercher à rétablir la continuité par le biais du rattachement d’une
histoire africaine a priori disparate à une origine commune qui est la
vallée du Nil et la civilisation pharaonique. Le colonialisme qui occupe
d’ailleurs une place infime dans la réflexion de Diop est conçu « comme
une suspension du temps qui a tout bloqué (évolutions/échanges), tout
figé (institutions) ... » 25.
Les mécanismes de dépersonnalisation et de dépossession sont abor-
dés par ailleurs de façon plus pertinente par Nkrumah. L’esclavage, qui
a fait de l’Africain « une marchandise vivante » et vidé le continent de
20. François-Xavier Fauvelle, op. cit., p. 38-39.
21. Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 21.
22. Cheikh Anta Diop, Nations nègres..., op. cit., Volume 1, p. 52. Diop considère que la
rencontre avec l’Europe intervient dans un contexte de vulnérabilité et d’infériorité
technique de l’Afrique.
23. Diop et NKrumah stigmatisent la part jouée par l’historiographie africaniste
européenne dans la représentation négative de l’Africain.
24. Cheikh Anta Diop, Nations nègres ..., op. cit., p. 53-54.
25. François-Xavier Fauvelle, op. cit., p. 42.
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ses forces vives, est tenu pour responsable de l’évolution désastreuse de


l’Afrique par ses effets jugés brutalisants et paralysants sur les plans
économique et social. Pour Nkrumah, la domination coloniale euro-
péenne qui débute à partir du milieu du xixe siècle constitue une autre
épreuve autrement traumatisante pour l’Afrique, en ce sens qu’elle
induit la prise de possession et l’exploitation des ressources économi-
ques au profit des métropoles. L’assujettissement des masses « indigè-
nes » et l’usage du travail forcé et de la ségrégation s’accompagnent
d’une assimilation qui a pour effet d’empêcher l’accès à la connaissance
de ses propres valeurs culturelles et de son identité propre, comme le
note Nkrumah à propos de la Gold Coast (Ghana actuel) :
« Nous n’étions ni chair ni poisson. On nous empêchait de connaître notre
passé africain et on nous apprenait qu’on n’avait pas de présent [...] nos
manuels étaient des manuels anglais, traitant de l’histoire d’Angleterre, de la
géographie de l’Angleterre, du genre de vie anglais, des coutumes anglaises,
des idées anglaises, du temps qu’il fait en Angleterre. Beaucoup de ces
manuels n’avaient pas été modifiés depuis 1895. » 26

En mettant l’accent sur la représentation et l’image d’une Afrique


spoliée et dénaturée, à l’identité incertaine, Nkrumah tente de valider
l’idée selon laquelle la lourdeur de la tâche de reconstruction inhé-
rente à l’ampleur des héritages sociaux, économiques et culturels colo-
niaux nécessite la restauration de la culture et de l’histoire propres
des Africains. Cette reconstitution/restauration du passé est d’ailleurs
conçue comme le préalable à la création de la personnalité afri-
caine « qui doit être la base intellectuelle de notre avenir pan-afri-
cain » 27.
Nkrumah propose par conséquent une méthode de libération cultu-
relle et de décolonisation totale centrée sur le concept de « conscien-
cisme » défini comme une philosophie et une idéologie devant permet-
tre à la société africaine« d’assimiler les éléments occidentaux, musul-
mans et euro-chrétiens présents en Afrique et les transformer de façon
qu’ils s’insèrent dans la personnalité traditionnelle africaine » 28. Si la
relecture du passé apparaît comme un préalable à la construction des
États-Unis d’Afrique, le constat des réalités d’un présent dans lequel
l’Afrique est balkanisée et sujette au néocolonialisme appelle plus que
jamais Diop et Nkrumah à poser les voies de l’intégration.

26. Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 70.


27. Ibid.
28. Kwame Nkrumah, Le consciencisme, Philosophie et idéologie pour la décolonisation et le
développement, avec une référence particulière à la Révolution africaine, Paris, Présence
africaine, 2010.

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2. Le contenu programmatique de l’intégration : construction


et/ou reconstruction

L’unité contre la balkanisation et le néocolonialisme


Dans les conceptions de Diop et de Nkrumah, le projet d’unification
continentale est une nécessité vitale dans une Afrique indépendante
mais en butte aux avatars du colonialisme, en particulier à la « balkani-
sation », ainsi qu’à la nouvelle forme de domination qui se structure
autour du néocolonialisme. Cette lecture de la situation postcoloniale
africaine constitue sans aucun doute la somme des différentes appro-
ches de l’émancipation africaine parmi les panafricanistes. En effet, le
nationalisme de Diop et de Nkrumah s’appuie sur un anticolonialisme
et un anti-impérialisme qui les conduisent à mettre en garde les « pères
des indépendances » contre les dangers d’une Afrique incapable de
peser sur les affaires du monde compte tenu de son extrême fragmen-
tation territoriale, qui l’expose de surcroît au spectre d’une nouvelle
domination étrangère 29.
Le néocolonialisme qui se structure dès la période de marche vers la
décolonisation se marque d’ailleurs par le démantèlement de certains
grands ensembles sous-régionaux coloniaux. Diop et Nkrumah consi-
dèrent en effet que les ex-puissances coloniales ont favorisé le maintien
de la balkanisation en vue d’instaurer un nouveau rapport d’assujettis-
sement et de domination avec l’Afrique. Nkrumah note en effet que le
néocolonialisme :
« agit à couvert, manœuvrant les hommes et les gouvernements, sans être
stigmatisé comme une domination politique. Il crée des États-clients, indé-
pendants sur le papier mais en réalité sujets de la puissance même qui est
censée leur avoir donné l’indépendance. [...] La puissance européenne
impose aux pays qu’elle a balkanisés un pacte qui lui assure le contrôle de
leur politique étrangère. Souvent, aussi, il lui garantit des bases militaires
permanentes sur leur territoire. L’indépendance de ces États n’est qu’un
mot, car ils ont perdu leur liberté d’action. » 30

Au sortir de la première décennie de l’indépendance, aussi appelée


celle du développement économique et social, Diop constate le retard
et les difficultés rencontrés par le projet d’unification politique de
l’Afrique. Il stigmatise les méfaits de l’impérialisme occidental et l’iner-
tie des équipes dirigeantes, tous deux considérés comme les obstacles
majeurs à l’intégration. Selon Diop, les leaders africains, dans leur
quasi-totalité sont :
29. Cheikh Anta Diop, Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État
fédéral d’Afrique, Paris, Présence africaine, 1960, p. 28-29.
30. Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, op. cit., voir le chapitre XVIII, « Le néocolonialisme
en Afrique », p. 203-204.
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« [...]des instruments de freinage des peuples, entre les mains de l’impéria-


lisme, et rien de plus [...] L’action des équipes dirigeantes aidant, des
stratifications s’amorcent avec le temps ; de nouvelles habitudes et des plis
sont acquis et seront de plus en plus difficile à réduire. Ces facteurs consti-
tueront les premiers obstacles internes réels à une unification politique du
continent. Or, ils se développent sous la protection des équipes dirigeantes
qui sont en dernier ressort l’unique obstacle interne à l’unification » 31.

Le projet d’États-Unis d’Afrique centré sur la définition d’une iden-


tité collective serait donc en mesure d’exorciser la logique des États-
nations et du micro-nationalisme qui prévalent encore. Cette dynami-
que intégratrice et fédérale permettrait du même coup à l’Afrique de
s’affirmer sur une scène internationale où seuls les grands ensembles
fédéraux seraient viables. Or, si l’approche de Diop procède d’une
reconstitution unifiée de l’histoire et de la civilisation africaine, Nkru-
mah admet pour sa part l’idée d’une Afrique culturellement et religieu-
sement diverse du fait des vicissitudes de l’histoire. Selon le leader
ghanéen, cette diversité façonne ainsi « la vision des choses tout en
déterminant le développement politique » 32. Le constat de l’hétérogé-
néité n’exclut cependant pas, pour Nkrumah, l’idée de la création
d’une communauté africaine :
« Les forces qui [nous] unissent font plus que contrebalancer celles qui
[nous] divisent. Quand je rencontre d’autres Africains, je suis toujours
impressionné par tout ce que nous avons en commun. Ce n’est pas seule-
ment notre passé colonial, ou les buts que nous partageons : cela va beau-
coup plus profond. Le mieux est de dire que j’ai le sentiment de notre unité
en tant qu’Africains » 33.

On peut ici souligner que Nkrumah rend le colonialisme responsable


des divisions raciales et linguistiques qui marquent l’Afrique, alors que
l’hétérogénéité est un phénomène antérieur à l’intrusion coloniale,
mais aussi et surtout que celle-ci n’exclut pas des parentés linguistiques
et ethniques. En choisissant de mettre l’accent sur le partage colonial
comme la cause fondamentale de divisions au sein de l’Afrique, Nkru-
mah tente de susciter une réaction commune, considérant que, si les
frontières sont source de différenciation entre Africains, elles induisent
aussi une réalité postcoloniale partagée : « les problèmes dus à ce
morcelage [...] cynique de l’Afrique sont toujours actuels, et ne peuvent
être résolus que par l’unification du continent » 34.
L’idée d’affirmation de la « personnalité africaine » suppose pour
Nkrumah, non seulement la libération totale du continent, mais encore
31. Cheikh Anta Diop, « L’unité africaine, condition de survie des peuples africains »,
dans Actes du colloque d’Alger Problèmes actuels de l’unité africaine, SNED, Alger, 1973,
p. 414.
32. Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 159.
33. Ibid., p. 159.
34. Ibid., p. 24.

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et surtout la formation d’une solidarité et d’une coopération interafri-


caines. Pour Diop, la formation d’une entité fédérale devient une
question de survie en ce qu’elle permettrait d’opérer une rupture
radicale par rapport aux idéologies « non socialistes » et aux institutions
jugées néocoloniales telles que le Commonwealth britannique, la Com-
munauté puis la coopération d’obédience française 35.
Faisant référence aux raisons de l’échec du projet d’unification
latino-américaine de Bolivar au xixe siècle, Diop fustige, d’une part, la
prolifération d’États-nations jugés vulnérables à la domination écono-
mique et à l’influence de l’Occident, d’autre part la faillite des élites
politiques, « instruments de l’impérialisme », dont les intérêts sont tota-
lement divergents de ceux des populations. Aussi pose-t-il la mystique
fédérale comme seule voie pouvant sauver l’Afrique de l’isolement, de
l’immobilité et des tiraillements idéologiques qui ont accompagné les
premiers pas de l’Organisation de l’unité africaine à Addis-Abeba en
1963.
En bref, la recherche de l’unité se justifierait :
« parce qu’il faut choisir entre l’existence et la disparition. Au siècle de la
conquête de la lune et du système solaire, en dehors du continent européen,
la seule forme d’existence viable, sans faiblesse et anarchie endémique est le
Macro-État fédéral multinational formant un ensemble politique et écono-
mique solide et capable de résister à la pression des monstres extérieurs. On
doit rejoindre le peloton de tête de l’humanité ou disparaître. L’État nain du
xixe siècle menant une existence végétative avec une inefficacité politico-
économique totale est mort à jamais » 36.

En définitive, le projet d’États-Unis d’Afrique tel que conçu par


Diop et Nkrumah appelle au rejet de la balkanisation et du néocolonia-
lisme. De même, l’édification d’un état continental africain devrait se
faire autour d’un socle idéologique et institutionnel centré sur le tripty-
que non-alignement, socialisme et fédéralisme.

Le socle idéologique et institutionnel de l’intégration : socialisme et fédéralisme


À la lumière d’un passé restauré et reconstitué et d’un présent
marqué par la balkanisation et les dangers du néocolonialisme et de
l’impérialisme, Diop et Nkrumah préconisent la constitution, sur la
base de l’idéologie socialiste et du fédéralisme, d’un État africain unifié
à l’image des grands ensembles territoriaux que sont alors les États-
Unis et l’URSS. Les modalités de l’expansion économique et indus-
trielle des deux supergrands devaient, dans l’esprit de Diop et de
Nkrumah, servir de cadre d’inspiration à la création de l’État continen-
tal africain. Il est à relever que, dans leur volonté de donner du sens au
35. Cheikh Anta Diop, Les fondements culturels, techniques..., op. cit., p. 29 et Cheikh
Anta Diop, « L’unité africaine, condition... », art. cit., p. 412.
36. Ibid., p. 415.
projet d’états-unis d’afrique chez diop et nkrumah 305

futur africain, Diop comme Nkrumah ne font pas référence à des


institutions ou à des idéologies intrinsèquement africaines. En ce sens,
la conception du présent et du futur africain n’échappe pas à la dyna-
mique d’actualisation et de création de sens inhérente aux phénomènes
identitaires.
Si Diop reste laconique sur son approche du socialisme, à laquelle il
fait très peu référence, Nkrumah l’aborde, lui, à profusion dans L’Afri-
que doit s’unir. Il justifie ainsi le choix du socialisme scientifique comme
idéologie sous-jacente au futur État fédéral africain par sa capacité à
« abolir la pauvreté, l’ignorance, l’analphabétisme et perfectionner le
service de santé » 37. En ce sens, le choix du socialisme comme sou-
bassement institutionnel, économique et social apparaît comme la
« route du progrès » devant permettre d’exorciser le sous-déve-
loppement inhérent à l’Africain dépersonnalisé et dépossédé. Ce choix
peut être lu en filigrane de l’analyse que Nkrumah propose des rapports
entre valeurs traditionnelles africaines et édification socialiste. D’une
part, rejetant toute approche idéalisée des structures des sociétés tradi-
tionnelles africaines, le leader ghanéen fustige les coutumes qui, selon
lui, « encouragent l’indolence et la corruption et freinent le développe-
ment des capacités, s’opposent à ce sens profond de la responsabilité
individuelle dont on a besoin dans une période de reconstruction
nationale [...]. Surtout, elles empêchent les progrès de la productivité et
font obstacle à l’épargne, ces facteurs essentiels de la croissance. La
polygamie ajoute sa part dans ces influences retardatrices, tandis que
nos lois sur l’héritage mettent le boisseau sur l’instinct de création » 38.
D’autre part, l’adoption du socialisme scientifique en Afrique serait
d’autant plus pertinente, selon Nkrumah, que la structure de nombreu-
ses sociétés traditionnelles recèle un certain substrat communaliste.
Ainsi, « ce que la pensée socialiste en Afrique devrait ressaisir, ce n’est
pas la structure de la société traditionnelle africaine mais cet esprit
communaliste qui s’exprime dans son humanisme et son identification
du bonheur personnel avec celui du groupe entier » 39. Comme la
plupart des pères des indépendances africaines, Nkrumah et Diop
pensent que l’élaboration d’un « socialisme africain », idéologie élabo-
rée par et pour les Africains, est susceptible de contribuer, d’une part, à
parachever l’indépendance et, de l’autre, à forger une identité collective
centrée sur la « personnalité africaine » 40. En ce sens, le capitalisme qui
a sous-tendu la domination économique coloniale et qui structure le
néocolonialisme est rejeté au nom de l’intérêt de la majorité. De fait, il
devait être de la responsabilité de l’État africain « de jouer le rôle
37. Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 145.
38. Ibid., p. 129-130.
39. Kwame Nkrumah, Le consciencisme, op. cit., Paris, Présence africaine, 2009.
40. Constantin Katsakioris, « L’Union soviétique et les intellectuels africains : interna-
tionalisme, panafricanisme et négritude pendant les années de décolonisation, 1954-
1964 », Cahiers du monde russe, 2006/ 1, vol 47, p. 15-32.

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306 p. dramé

d’initiateur en posant les fondements du progrès économique et social


de la nation » et de procéder ainsi à la « nationalisation des moyens de
production, de la terre et des ressources et de l’emploi de ces moyens
pour la satisfaction des besoins du peuple » 41.
En somme, si une grande partie des leaders africains des premières
décennies de l’indépendance se prononce en faveur du « socialisme
africain » comme soubassement à leur développement économique et
social, tous n’en ont pas cependant la même conception. Alors que
Diop et Nkrumah font plutôt référence au socialisme scientifique
« acclimaté aux réalités et aux besoins africains », d’autres, comme le
Sénégalais Senghor et l’Ivoirien Houphouët-Boigny, rejettent systéma-
tiquement le socialisme scientifique et le communisme et avalisent par
la même occasion le choix du capitalisme 42. Un tel antagonisme des
approches idéologiques à promouvoir en vue de créer un futur État
unitaire devait avoir de lourdes conséquences sur l’ajournement du
projet d’édification d’un État fédéral.
La construction d’une identité postcoloniale, unitaire et communau-
taire s’inscrit dans l’optique de la quête du développement économi-
que, jugé crucial et urgent. Dans cette optique, les processus histori-
ques de développement et de réussite économique et industrielle des
États continentaux sont posés en modèles. Postulant la vulnérabilité
des États-nations voués à être des « satellites en puissance » et pris en
étau entre les orbites des deux superpuissances, Nkrumah estime que
les réalités économiques de la seconde moitié du xxe siècle exigent des
unités territoriales de grande dimension, recélant de surcroît des res-
sources naturelles variées et une population dense dont il serait possible
de tirer le plus grand bénéfice dans la perspective d’une industrialisa-
tion 43.
À la lumière des modèles d’expansion territoriale et industrielle
américain et soviétique, Diop préconise la formation d’un espace éco-
nomique et d’un marché commun spécifiquement africains. Aussi
recense-t-il les ressources énergétiques et les matières premières du
continent, et dégage un schéma d’industrialisation à travers huit zones
continentales identifiées 44. Il est ici étonnant de constater la similarité
des approches nkrumaiste et diopiste qui dressent toutes les deux un
inventaire des richesses naturelles du continent tout en tentant de fixer
la voie vers le développement par le biais de l’industrialisation à marche
forcée. Si Nkrumah et Diop préconisent une industrialisation com-
mune de l’Afrique, ils n’en rejettent pas moins toute subordination de
celle-ci à l’Occident. À ce titre, tous deux récusent l’idée d’une associa-
tion de pays africains au Marché commun européen, considérant
41. Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir, op. cit., p. 145-146.
42. Yves Bénot, Idéologies des indépendances africaines, Paris, Maspero, 1979.
43. Kwame Nkrumah, L’Afrique doit s’unir..., op. cit., p. 192.
44. Cheikh Anta Diop, Les fondements économiques et culturels..., op. cit., voir deuxième
et troisième partie.
projet d’états-unis d’afrique chez diop et nkrumah 307

qu’elle contribuerait à les cantonner au rôle de fournisseurs de matières


premières.
L’idée d’une Afrique unie, que Nkrumah conçoit pour la totalité du
continent, prend par contre une dimension restreinte à la seule zone
subsaharienne dans la vision de Diop. Autrement dit, ce dernier pense
l’intégration dans une optique territoriale et culturelle ne concer-
nant que le monde négro-africain, excluant ainsi de facto le Maghreb.
Par ailleurs, le choix du « socialisme africain », qui sous-tendrait
l’entité continentale destinée à être créée, a une double signification.
Diop et Nkrumah admettent en effet explicitement que les pays afri-
cains doivent régler l’urgente question du sous-développement, non
pas en produisant une solution inédite, mais par « l’acquisition d’une
infrastructure économique et sociale du xxe siècle industriel », qui
leur permettrait de « rattraper leur retard du point de vue du dévelop-
pement des forces productrices ». Du constat de l’extrême partition
territoriale du continent et de la nécessité du développement par
l’industrialisation découlent l’idée de la création d’une fédération
d’États socialistes.
En dépit de leur volonté de créer un sens commun pouvant servir de
soubassement à la création d’une identité supranationale, les choix
idéologiques et institutionnels de Diop et de Nkrumah ne vont pas sans
poser problème. La création d’un ensemble fédéral africain devrait se
faire, selon Diop, non pas sur la base des États-nations et d’une concep-
tion gradualiste de l’intégration mais plutôt dans le cadre d’une addi-
tion des potentialités et des spécialisations économiques et industrielles
des différentes régions africaines. En ce sens, Diop jette les bases de la
création d’un grand marché commun à l’échelle continentale et envi-
sage la dynamisation de l’activité économique et industrielle par le
recensement et l’édification de zones de spécialisation en fonction des
potentialités locales 45. Enfin, l’intégration africaine devait être sous-
tendue par la définition d’une langue de gouvernement à l’échelle
locale et continentale susceptible de faciliter la gestion étatique et les
échanges entre les différentes régions africaines. Concevant la réalisa-
tion de l’unification linguistique de l’Afrique sur la base du français ou
de l’anglais comme « un avortement culturel », Diop préconise « le
choix approprié de l’une des principales langues africaines afin de
l’élever au niveau de langue unique de gouvernement et de culture à
l’échelle du continent ; elle couvrira ainsi toutes les langues territoriales
de la même façon que le russe se superpose à la langue de chaque
république soviétique » 46. En définitive, le cadre politique, culturel
et institutionnel socialiste proposé par Diop et Nkrumah comme sou-
bassement de l’intégration panafricaine ne semble pas avoir trouvé un
45. Cheikh Anta Diop propose notamment la création d’un marché commun africain,
de zones de spécialisation économique et la mise sur pied d’une langue continentale.
46. Cheikh Anta Diop, Les fondements économiques et culturels..., op. cit., p. 23.

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écho favorable auprès de la majorité des chefs d’états africains, car il en


remettait en cause de facto les identités en construction au sein même
des nouveaux États-nations en émergence.

3. L’intégration fédérale en pratique : un idéal introuvable

Le temps de la discorde idéologique


Les conceptions de Diop et de Nkrumah en vue de forger une
Afrique nouvelle sur une base unitaire intégrale ne firent pas l’unani-
mité. En effet, l’accession à l’indépendance d’un grand nombre de
colonies africaines en 1960 revitalisa certes la question de l’unité afri-
caine, mais elle rendit par la même occasion son édification probléma-
tique et malaisée. La formation de blocs antagonistes dès 1961 souligne
déjà la pluralité et l’antagonisme des visions quant au choix, d’une part,
d’un modèle idéologique approprié, d’autre part, de la nature des
rapports à entretenir avec les anciennes puissances coloniales, et enfin
de la périodisation à envisager afin d’édifier le projet d’intégration
panafricaine. La théorie et les principes du projet d’États-Unis d’Afri-
que élaborés par Diop et Nkrumah, portés par les États dits « radicaux »
du groupe de Casablanca, furent en effet battus en brèche par le
contre-discours de nature identitaire promu par les États « modérés »
du bloc de Monrovia 47.
Ce clivage de l’Afrique qui survient au lendemain des indépendances
est de nature politique, idéologique et psychologique. Il porte en effet
sur la nature, la forme de l’intégration mais aussi sur sa périodisation.
Ainsi, les États du bloc de Monrovia, généralement pro-occidentaux
rejettent le projet d’intégration politique totale et immédiate. La décla-
ration finale de la première rencontre de ces États, en 1959, met en
l’avant l’idée de coopération et de solidarité entre eux et non pas celle
d’intégration 48. La divergence de vues quant à l’identité collective à
promouvoir dans l’Afrique indépendante porte en grande partie sur la
survivance des frontières, que la formation d’une entité supranationale
visait d’ailleurs à abolir. Pour la majorité des dirigeants africains, les
frontières héritées du colonialisme devaient rester « sacrées » et donc
intangibles 49. Autrement dit, l’intégration africaine devait se faire sur
une base sous-régionale et en respectant les nationalités qui s’étaient
forgées sous la domination coloniale.
47. Le groupe de Casablanca est formé en mai 1961. Il est constitué de pays comme
l’Égypte, le Ghana, le Maroc, etc. Il s’inscrit en réaction à la création du bloc de
Monrovia en janvier 1961. Ce dernier bloc et est constitué par une vingtaine d’États
africains dont l’Éthiopie, la Côte-d’Ivoire, le Nigeria ou le Sénégal, etc.
48. Jean Mfoulou, L’OUA, triomphe de l’unité ou des nationalités ?, Paris, L’Harmattan,
1985, p. 23-24.
49. Rupert Emerson, ‘‘The Problem of Identity, Selfhood and Image in the New
Nations: the situation in Africa’’, Comparative Politics, vol. 1, no 3, April 1969, p. 297-
312.
projet d’états-unis d’afrique chez diop et nkrumah 309

Il est à relever que le micro-nationalisme territorial qui se développe


en Afrique dès la fin de la Seconde Guerre mondiale fut parfois encou-
ragé par les puissances coloniales. Autrement dit, si l’objectif de s’assu-
rer une gestion efficace des espaces coloniaux a poussé certaines métro-
poles à mettre sur pied de grands ensembles fédéraux (AOF, AEF,
Fédération britannique de Rhodésie et de Nyassaland, etc.), il apparaît
que celles-ci ne pouvaient concevoir la pérennisation de ces fédérations
en dehors de leur giron. Aussi, l’idée de préserver les États-nations au
détriment du projet d’intégration totale fut adoptée puis portée à bras
le corps par une majorité des pères de l’indépendance, « au fur et à
mesure que les espoirs panafricains se heurt[èr]ent à la réalité des
divergences idéologiques et des conflits interétatiques » 50. Cet « égoï-
sme territorial » accompagnait en définitive la détermination d’une
majorité de dirigeants africains à délimiter leur espace de pouvoir et à y
renforcer leur contrôle 51. Par ailleurs, les partisans de l’Afrique des
États-nations considéraient que leur développement économique et
social reposait en grande partie sur leur coopération avec l’Occident
industrialisé. En conséquence, le socialisme et le non-alignement pré-
conisés par Diop et Nkrumah, comme par les autres thuriféraires du
panafricanisme intégral, apparaissait en contradiction avec les aspira-
tions des pays du bloc de Monrovia. Finalement, à l’idée d’unifier
l’Afrique sans délai, ce dernier groupe de pays opposa une conception
gradualiste. Pour ces derniers, l’intégration ne pourrait intervenir qu’à
l’issue d’un long processus.
Le premier sommet de l’OUA en 1963 à Addis-Abeba constitue sans
nul doute le point culminant de l’antagonisme des approches du pana-
fricanisme. Nkrumah y avait distribué son ouvrage programmatique
Africa must unite qui présentait de façon systématique ses aspirations à
l’unité. Or, en dépit de ses talents de persuasion, son projet fut rapide-
ment battu par le poids du nombre, du fait de l’opposition de l’écra-
sante majorité des États africains. La charte de l’organisation entérine
en effet le principe de l’intangibilité des frontières héritées du colonia-
lisme. Une telle prise de position dénotait une volonté, d’une part, de
conforter le statu quo quant aux frontières héritées de l’impérialisme
colonial et, d’autre part, de promouvoir une coopération et une solida-
rité, et non pas une union fédérale immédiate.

Sens et signification du principe d’intangibilité


L’affirmation du principe de l’intangibilité des frontières africaines
par la résolution de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement
50. Yacouba Zerbo, « Genèse et évolution du nationalisme africain », in Thierno
Bah, (dir.), Intellectuels, nationalisme et idéal panafricain : perspective historique, Dakar,
CODESRIA, 2005, p. 13-28, ici p. 20.
51. Élikia M’Bokolo, « Histoire et pouvoir d’État en Afrique noire », Relations interna-
tionales, no 34, p. 197-213.

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de l’OUA du 21 juillet 1964 ajourne durablement le projet d’États-


Unis d’Afrique 52. En effet, relève Kipré, la doctrine de l’intangibi-
lité qui accompagne l’avènement de l’organisation panafricaine,
conforte :
« l’acte de naissance de nouveaux États appelés à s’organiser en identités
nationales nouvelles à l’intérieur de ces frontières ; c’est pourquoi elles sont
des traces concrètes de la souveraineté du jeune État et le cadre obligatoire
de l’indépendance des peuples dont elles dessinent le territoire définitif ; elles
ne peuvent donc être effacées sauf à nier cette souveraineté et le ‘‘ droit
inaliénable à une existence indépendante ’’ ; même si, paradoxalement, on
évoque le rêve d’unité africaine. » 53

Cette posture politique et idéologique énoncée dans le cadre de


l’OUA peut se comprendre à la lumière des divisions et des identités
nationales induites par la domination coloniale. Dans cette optique, si
les idéaux unitaires font l’unanimité à l’échelle continentale, les princi-
pes qu’impose le projet d’unification continentale, en l’occurrence
l’abandon de la souveraineté des États-nations, le choix du socialisme
comme idéologie institutionnelle et politique, de même que la périodi-
sation de cette intégration, constituent des sources majeures de diver-
gence de vues et de rejet pour l’écrasante majorité des États africains
décolonisés.
Le choix de l’intangibilité s’inscrit pour l’OUA dans une logique de
réalisme et de prudence devant les risques de tensions que la remise en
cause des frontières pourrait amener. Il traduit également la volonté des
nouveaux leaders africains d’exercer leur leadership à l’intérieur du
cadre territorial hérité du colonialisme, ce que l’abandon partiel ou
total de souveraineté interdirait. Par ailleurs, loin de produire un effet
de persuasion pouvant inciter l’opinion et la majorité des chefs d’États
africains à ses idéaux, il semblerait que la personnalité et l’activisme de
Nkrumah en Afrique et au sein de l’OUA aient été jugés plutôt sus-
pects 54. D’aucuns pouvaient en effet craindre que l’intense lobbying de
Nkrumah ne soit mû que par sa volonté de gouverner un ensemble
continental qu’il tenait tant à mettre sur pied. L’empressement qui
sous-tend l’activisme politique et intellectuel de Nkrumah pourrait
cependant être lu comme une volonté de lutter contre « l’ossification
des identités » autour des États-nations 55. On comprendra ainsi que
lors du IIIe sommet panafricain d’Accra en 1965, le leader ghanéen ait

52. Pierre Kipré, « Frontières africaines et intégration régionale : au sujet de la crise


d’identité nationale en Afrique de l’Ouest à la fin du xxe siècle », dans Des frontières en
Afrique, XIIe au XXe siècle, UNESCO, 2005, p. 91-114.
53. Ibid., p. 92.
54. Élikia M’Bokolo, « Le Panafricanisme au xxie siècle », art. cit., p. 20-21.
55. Joachim E. Goma-Thethet, « Cheikh Anta Diop et l’avenir de l’Afrique (une
relecture des fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire) »,
dans Thierno Bah, Intellectuels, nationalisme et idéal panafricain ..., op. cit., p. 122.
projet d’états-unis d’afrique chez diop et nkrumah 311

à nouveau tenté de relancer le projet d’unité avec le mot d’ordre :


« l’Afrique doit s’unir maintenant ! » 56.
L’édification d’une identité collective que Diop et Nkrumah appe-
laient de tous leurs vœux apparaît ainsi comme incertaine et idéaliste en
ce sens qu’elle semble, d’une part, exagérer les facteurs d’unité cultu-
relle au sein des populations africaines, d’autre part, minimiser l’impact
profond de la domination coloniale dans la formation d’identités loca-
les, et enfin ignorer ou minorer des différences de situations économi-
ques qui pouvaient conduire certains États postcoloniaux mieux nantis
que d’autres à rejeter l’unification comme solution au sous-déve-
loppement à laquelle l’Afrique devait faire face. Ce rejet du projet
d’États-Unis d’Afrique s’expliquerait, d’après Nkrumah, par le fait que
la majorité des nouveaux États-nations étaient liés par des accords de
coopération à des ex-puissances coloniales et alignés à l’Occident dans
le contexte de Guerre froide. Une telle posture limitait grandement leur
indépendance d’action et expliquerait en partie le peu d’enthousiasme
suscité chez eux par le projet d’unification continentale.

Conclusion

La construction de l’idéal panafricain et d’une Afrique intégrée


s’inscrivent dans le cadre du renouveau du phénomène nationaliste au
lendemain des décolonisations. En dépit de trajectoires différentes et
d’approches panafricanistes présentant à plusieurs égards des différen-
ces, Diop et Nkrumah ont véritablement ambitionné de définir pour
l’Afrique une identité politique propre, devant se poser tout en s’oppo-
sant aux héritages du colonialisme et en s’adaptant à la dynamique
économique, politique et idéologique qui structurait la vie internatio-
nale. C’est dans cette perspective que s’inscrit la convocation des passés
précolonial, esclavagiste et colonialiste. Si le récit et la mémoire des
colonialismes s’inscrivaient dans une approche victimaire et de décons-
truction, l’évocation de l’histoire des royaumes traditionnels dans une
perspective afrocentriste visait à faire de l’Afrique noire la mère de la
civilisation pharaonique et le siège de civilisations florissantes dont le
cours aurait été suspendu par les dominations coloniales européennes.
La relecture idéalisée du passé que proposent Diop et Nkrumah
s’inscrit dans une optique de restauration d’une identité et d’une
personnalité africaine bafouées. En ce sens, cette relecture cherche à
faire sens en jouant sur le positif, l’affectif, bref sur l’expérience com-
mune partagée dans le passé. Ainsi, si l’évocation d’un passé commun
restitué rendait possible l’unité et exorcisait l’idée d’une hétérogénéité
56. Durant ce sommet qui se tient dans la capitale ghanéenne, le projet de mise sur
pied d’un exécutif panafricain présenté par Nkrumah ne fit pas l’unanimité au sein des
délégations présentes.

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régionale, religieuse, ethnique ou psychologique, elle n’en identifiait


pas moins des forces centrifuges et centripètes qui pouvaient hypothé-
quer l’intégration africaine. L’édification de cette dernière se trouvait
en effet justifiée par l’impact du néo-colonialisme et de l’impérialisme,
dont les corollaires étaient la persistance des frontières coloniales sym-
bolisée par les États-nations, et finalement par l’incapacité des Africains
à exorciser ce rapport de subordination qui menaçait leur futur dans un
contexte de Guerre froide qui appelait la formation de grands ensem-
bles étatiques.
La nouvelle Afrique préconisée par les deux leaders panafricains à
travers une identité politique commune se trouve fortement influencée
par le socialisme, le principe de non-alignement et l’idée d’une indus-
trialisation à la lumière des modèles de développement américain et
soviétique. Cette voie de la modernité tracée par Diop et Nkrumah ne
fit toutefois pas l’unanimité parmi les leaders africains pour cette raison
que, beaucoup, alignés sur l’Occident, adeptes du capitalisme ou au
contraire du « socialisme africain » s’arcboutaient sur le principe de
l’intangibilité des frontières et sur le renforcement de leur identité
propre au sein d’États-nations nouvellement formés. En définitive,
alors que sa dimension affective semble avoir recueilli l’unanimité au
sein du continent africain, la construction du projet d’États-Unis
d’Afrique a achoppé dans son versant évaluatif et programmatique.

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