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Autres Temps.

Cahiers d'éthique
sociale et politique

Royaume de Dieu, Église et Société


Klauspeter Blaser

Citer ce document / Cite this document :

Blaser Klauspeter. Royaume de Dieu, Église et Société. In: Autres Temps. Cahiers d'éthique sociale et politique. N°55, 1997.
pp. 33-53;

doi : https://doi.org/10.3406/chris.1997.1982

https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1997_num_55_1_1982

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OUVERTURES

Royaume de Dieu,

Église et Société

Klauspeter Blaser

LA DEMARCHE

Le thème et ses enjeux

Les termes autour desquels notre réflexion doit se nouer sont


ordonnés d'un certaine manière : Royaume - Église - Société. On peut se
poser la question suivante : cette séquence exprime-t-elle une vision
dogmatique ou plutôt pragmatique, est-elle réversible, permutable ?
Théologiquement parlant, l'ensemble des questions et du champ
désigné par « Église et Société » est à placer dans la perspective globale de
l'avenir absolu, perspective pour laquelle le « Royaume de Dieu »
(RdD) se fait symbole. Cela implique que ni l'Église ni la société ne
constituent des réalités absolues. Je m'efforcerai de déployer et de
développer cette thèse.
Quelles que soient sa grandeur ou sa misère, l'Église est en effet toute
relative ; elle n'a ni le premier ni le dernier mot à dire dans le dessein de
Dieu. Comme nous le constaterons, dans le meilleur des cas, elle est le
signe, l'instrument du RdD, en jouant son jeu, en chantant sa mélodie,
en y correspondant, en s'y conformant. Constituée par le Christ et sa
présence actuelle, l'Église ne représente qu'un tout petit secteur du RdD
qui, lui, la limite et lui donne son cadre. Le RdD ne se conçoit donc pas
comme une vision rehaussée ou glorifiée de l'Église ou de la société,
comme une extrapolation de telles réalités humaines. Au contraire, il les
définit et les détermine à son tour.

Klauspeter Blaser est professeur de théologie systématique à la Faculté de théologie


protestante de l'Université de Lausanne (Suisse). La publication de ce texte se poursuivra dans
notre prochain numéro.

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Mais dans la séquence des trois concepts, l'Église semble occuper une
position médiane, voire « médiatrice ». On dit volontiers que l'Église
n'est pas du monde, mais dans le monde, pour corriger une lecture spiri-
tualisante du verset johannique (18.36: Ma royauté n'est pas de ce
monde) et pour justifier précisément cette position particulière. Mais
l'affaire n'est-elle pas plus complexe que la version corrigée de la
lecture traditionnelle ne le suggère ? En effet, même en tenant compte de
son être et de sa vocation spécifiques, force nous est de constater que
l'Église porte, de bout en bout, les marques de son appartenance au
monde, plus précisément au système social, politique et idéologique
d'un lieu donné - chose que les doctrines de l'Église (les ecclésiologies)
négligent presque systématiquement.
En ce sens, il serait donc plus adéquat de dire que le RdD a comme
concept corollaire la société (le royaume de la terre, du monde) dont
l'Église ne forme qu'une petite partie (Casalis). On formulerait dès lors
notre problématique en termes de RdD - Société - Église.
Toujours est-il que, théologiquement, l'Église représente
effectivement cette partie du monde qui confesse déjà le Christ, qui se comprend
déjà comme avant-garde de son règne, alors que la société se présente
très souvent comme un ensemble amorphe ou, au contraire, est d'une
complexité telle qu'il sera impossible d'en donner une définition simple.
C'est peut-être précisément l'identité théologique de l'Église qui
permet de placer celle-ci entre le RdD et la société. Elle y est comme une
sorte de réalité théologique médiatisée, un point de rencontre entre
l'avenir promis de l'histoire et l'histoire réelle, tant il est vrai que la
société ne peut être envisagée que comme processus, donc comme
histoire. La foi chrétienne porte sur le monde et les réalités terrestres un
regard eschatologique ; elle place les représentations religieuses commes
les représentations politiques dans la lumière de son espérance. C'est
pourquoi il est important de préciser d'emblée les articulations à
l'intérieur de cette perspective systématique et ecclésiologique. S'il est
légitime de traiter séparément l'ecclésiologie sous son aspect dogmatique et
fondamental, le thème « Église et Société » et donc l'éthique fait autant
partie d'elle ; la doctrine de l'Église ne peut se soustraire à sa réalité
foncièrement terrestre. C'est pourquoi l'être spécifique de l'Église, objet
de foi uniquement et non de spéculation ontologique, se manifeste dans
sa vocation, dans l'exercice de sa mission et de son rôle modeste dans la
société. « La société » désigne donc ce lieu où l'Église acquiert sa
concrétude, sa positivité, son épaisseur, où elle passe le test de sa
crédibilité - et l'ecclésiologie avec elle.

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Pour conclure :
RdD-Église-Société : ce n'est pas simplement formuler une actualité
brûlante ni une séquence pour la soumettre à un exercise
méthodologique. C'est tout un « programme » (sic), à savoir celui d'exposer au
jugement d'une utopie transfigurante la réalité fausse et traversée du mal
radical de nos sociétés ; c'est une utopie permettant de critiquer cette
réalité et d' œuvrer en vue de sa libération. En avons-nous la force ?
C'est peu probable. C'est pourquoi toute la réflexion et tout le travail ne
peut que commencer par la prière : Que ton règne vienne...

Langage symbolique et discours eschatologique

Dans la thèse de départ, nous avons dit : « Le RdD se fait symbole de


l'avenir absolu de Dieu ». L'expression peut surprendre et il faut
l'expliquer. L'eschatologie traditionnelle est en effet chargée d'images, de
représentations, de symboles, de métaphores et de conceptions «
mythiques » ; ils sont tous censés parler de l'avenir individuel et collectif
des humains et du monde comme tel. Pour surprenant qu'il soit, ce
langage de l'eschatologie ne doit pas trop nous étonner puisque ce dont il
parle se soustrait à toute vérification, comme p. ex. le jugement dernier.
Mais que faisons-nous lorsque nous nous servons de telles
représentations, « symboliques » comme diraient certains ? Le RdD en fait
également partie. Mais peut-on sans autre lui appliquer la notion de
symbole ? Ne la dépasse-t-il pas ? Quelle est la nature du symbolisme, si
symbolisme il y a, en matière d'eschatologie chrétienne ? C'est la
question qu'il s'agit d'aborder afin de bien comprendre notre démarche.

Symboles, paroles et gestes symboliques


Qu'entendons-nous donc quand nous disons que le RdD est un
symbole, que le discours eschatologique en général est d'ordre symbolique ?
L'Encyclopédie du protestantisme (p. 1505) définit le symbole
comme suit :
« Le mot désigne dans son sens étymologique et son acception la plus
large tout signe représentatif verbal ou non verbal liant (littéralement
"jetant un pont entre") un signifiant et un signifié. De façon plus
technique et rigoureuse, en théologie classique et jusque dans la théologie de
Paul Tillich, est dénommé symbole un signifiant qui possède un lien
ontologique avec son signifié (drapeau < patrie ; pain et vin < corps du
Christ). Le symbole participe en quelque sorte à la réalité qu'il désigne
ou signifie ».
Or, les théories du symbole qui s'ensuivent ressemblent à un laby-

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rinthe. Elles sont extrêmement nombreuses, variées, complexes et
compliquées. Du point de vue philosophique, il faut le souligner, la
valorisation de l'ordre symbolique permet d'éviter autant le rationalisme plat
que le fidéisme naïf et quelque peu sentimental. Le langage symbolique
s'oppose en effet à ce que le langage eschatologique soit purement et
simplement réduit à des réalités humaines ; mais il s'oppose autant à une
compréhension positiviste de la parole écrite ou orale (comme si tout
était à prendre à la lettre). Nous allons d'abord clarifier la notion de
symbole, ensuite articuler langage symbolique et langage
eschatologique et enfin clarifier le statut de ce dernier.
Procédons à quelques distinctions simples :
II faut distinguer entre deux sortes de symboles, le symbole gestuel et
le symbole langagier.
a) Quant au premier, on nous dit à juste titre que, traditionnellement,
la théologie protestante ne le prend pas suffisamment en compte. Il y a
un logocentrisme dans la tradition occidentale. Or la médiation est
inéluctable :
« On ne saurait en effet prétendre avoir un accès direct et immédiat à
la Parole ou s'imaginer être directement "branché" sur le Saint Esprit
sans se faire beaucoup d'illusions et s'exposer à de nombreuses
déconvenues. La Parole n'est jamais pure, au sens où elle se livrerait à notre
perception sans une symbolique, et le Saint Esprit ne se manifeste
jamais hors de l'historicité, du corps, de la socialite » (Mottu, p. 299).
La médiation mise en jeu ici est avant tout celle des gestes et des
actions (comme les actions sacramentaires p. ex.). Les gestes symboliques
sont commandés par la consigne : « Ne dites pas ce que vous faites,
faites ce que vous dites » (L.-M Chauvet, p. 334).
b) Quant au symbole langagier, à son statut philosophique et
théologique, il faut souligner que le langage n'est pas un instrument qui
manipule des mots, des paroles, mais un milieu, une médiation, le lieu
incontournable de la manifestation de l'Être. Et Chauvet de préciser :
« Impossible donc de se passer du langage. Mais l'on y consent qu'à
contre-cœur, puisqu'il fait obstacle à cet idéal de transparence de soi à
soi, à autrui, à Dieu qui semble bien constituer l'un des présupposés
fondamentaux de la tradition métaphysique. Et par-delà ce ressentiment à
l'égard de la médiation sensible du langage, se profile une suspicion qui
porte sur la corporéité et l'historicité même de l'homme (p. 38).
Il faut au contraire valoriser positivement le langage et le corps
comme le milieu où advient le sujet et où se fait la vérité ».

La parabole
Or, la tradition des évangiles possède un langage symbolique qui lui

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est propre lorsqu'elle aborde la question du RdD, à savoir la parabole
(souvent considérée d'ailleurs dans la théorie actuelle comme synonyme
de métaphore). Je me réfère ici à un chapitre de D. Marguerat, Le Dieu
des premiers chrétiens (p. 17-33).
Une quarantaine de paraboles nous sont rapportées par les évangiles ;
un plus grand nombre encore s'est sûrement perdu en cours de route
puisque Jésus fut un conteur d'histoires. Il n'en est cependant pas
l'inventeur mais s'inscrit lui-même dans une tradition, celle des rabbins. Or
« ce qui fait la parabole est l'image déployée en récit. La parabole
développe toujours une intrigue, même courte : comment une femme prend
du levain, l'enfouit dans la farine, et toute la pâte lève (Le 13, 21) ».
Une foule de figures populaires font le charme des paraboles : « un
semeur dans son champ, des pêcheurs sur le rivage, une femme à son
pétrin, un père et son fils, un contremaître et des ouvriers, un berger qui
perd une brebis ». Ensemble, ces histoires recomposent le monde
quotidien des auditeurs.
On sait bien que parabole n'équivaut pas à allégorie dont chaque
élément réclame une transposition sur un plan non figuré et qui par là
démontre, enseigne. Les rabbins usent de la parabole dans une visée
didactique, la rhétorique ancienne à laquelle on attribuait pendant longtemps
la parabole fait de même. La parabole instituerait une comparaison qui
procède d'un transfert d'évidence, allant du signifiant (semailles et
moisson) au signifié (RdD). Une analyse serrée permet cependant de
montrer qu'à l'exception de cinq textes, avec introduction comparative
explicite, la parabole s'inscrit dans la poétique plutôt que dans la
rhétorique. Elle est métaphore plutôt que comparaison. Alors que la
comparaison juxtapose deux réalités : « Soyez rusés comme les serpents »
(Mt 10,16), la métaphore, elle, enjambe la comparaison et procède par
voie de substitution : « Ne jetez pas des perles aux pourceaux »
(Mt 7,6). La métaphore crée une tension dans le discours.
Mais que vise la parabole au juste ?
1. La parabole ne fonctionne pas par analogie, mais par dissonance.
La parabole est en effet un langage voilé qui parle de Dieu, sans le
nommer. Tout en empruntant un cadre quotidien, une chose étrange, un
comportement insolite survient : « L'extravagance du récit » (Ricœur) tant
dans la formulation que dans les associations provoquées ne manquera
pas de surprendre. Par là, un monde nouveau est proposé comme un
monde possible. Recomposé par la parabole, le monde quotidien est
transfiguré par elle. « La parabole est une fenêtre, par laquelle nous
pouvons regarder à neuf le monde » (Dan Via). Ainsi, la parabole dit le RdD
comme un nouveau regard porté sur la réalité - et qui la change.

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2. La parabole dispose d'un pouvoir de choc qui stimule l'imaginaire.
Elle porte au langage un événement dont Jésus se savait participant : la
proximité du Règne. Mais il faut aller plus loin. Il ne s'agit pas d'un
langage sur le Royaume, la parabole est langage du Royaume. Elle
l'instaure au moment où elle le dévoile, déployant un espace qui pose les
conditions d'un authentique changement. Il faut ou bien comprendre la
parabole et faire comme elle ou la rejeter et se fermer au Règne de Dieu.
Voici ce que le théoricien américain Funk en dit : « Les paraboles sont
ainsi des événements de langage où l'auditeur doit choisir entre des
mondes ».
Et comme langages, les paraboles s'inscrivent dans une stratégie de
communication et ont la faculté de surmonter les impasses du dialogue.
Luc 7, 41-43 est un exemple. La parabole n'a pas communiqué un
nouveau savoir sur le RdD, elle a ouvert la possibilité d'y entrer. La fiction
narrative permet à Jésus de renouer un dialogue menacé de se figer.

Le discours eschatologique : un langage de changement


Le langage du Royaume est celui de la parabole. Les paraboles - et
c'est extensible au discours symbolique de l'eschatologie chrétienne -
correspondent à un langage de changement ; elles recadrent la réalité
pour que le système des valeurs de l'interlocuteur change. La parabole
du festin fait surgir l'inouïe liberté de Dieu ; la parabole du semeur
instaure la possibilité d'espérer ; la parabole du salaire égal bouscule la
justice comptable par l'événement de l'amour. Selon Watzlawick, un tel
langage, pour être performant, doit être plus émotionnel qu'argumenta-
tif, plus analogique que purement informatif. L'aphorisme, la
plaisanterie et la métaphore entrent en jeu. « La tension métaphorique, par la
concurrence qu'elle installe à l'intérieur de la parabole entre deux
regards sur le monde, devient le ressort d'un langage de changement.
Fracturant l'image du monde ancien, elle fait éclore un monde nouveau,
créateur de nouveaux possibles et d'alternatives insoupçonnées » (Mar-
guerat, p. 28).
Or en confessant que « Jésus est le Christ », les premiers chrétiens ont
précisément parlé de cette possibilité-là. Ils confessaient aussi que Jésus
était la Parabole de Dieu par excellence, car l'appeler Christ (Messie),
c'était dire qu'en lui s'est manifestée, proche et cachée, mais de manière
décisive, la présence transformante de Dieu, une nouveauté incroyable
dans ces conditions terrestres (cf. ib. p. 33). La théologie ultérieure ira
plus loin encore en postulant que Jésus est lui-même le Royaume.
A partir de là, il nous paraît possible de rejoindre, à propos de
l'eschatologie, la notion de symbole si elle est investie de ce pouvoir de chan-

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gement que la parabole véhicule. Dans le discours eschatologique, il
s'agit en effet d'une représentation parabolique concernant une réalité
différente de la nôtre. Selon Ricoeur, le langage travaille fortement avec
la symbolique dans trois domaines, à savoir le religieux, le poétique et le
psychanalytique.
Mais est-on sûr que « Royaume de Dieu » obéisse au même cadre ?
Ce symbole ne pourrait-il pas se soustraire à tout essai de joindre les
faces sémantique et non sémantique ?
En effet, se joignent ici deux réalités, réalité politique et réalité
indicible, dans un processus de symbolisation unique. D'emblée, ce discours
est comme arraché à l'horizon des références qui le constituent. La
symbolique eschatologique possède une structure intentionnelle et
particulière qu'on peut caractériser de la manière suivante : l'espace partiel,
fragmentaire et limité dont l'expérience et la perception du monde
s'aperçoivent, renvoie à un espace englobant illimité et intégré qui
s'empare de ce monde perçu dans son manque. C'est pourquoi le
langage de Y irruption et de V avènement lui est lié, de sorte que le RdD
conquiert le monde et s'instaure de manière signifiante. Mais l'ensemble
s'opère sur le mode de la promesse, ce qui l'articule à un jeu
d'anticipation et de non-achèvement, jeu dont ce langage particulier se pourvoit.
Ceci est très précisément aussi le propre du langage symbolique tout
court. Il faut se souvenir ici du philosophe allemand Ernst Bloch qui a
parlé d'un « surplus de l'utopique » ou de « l'utopie en excès » contenus
dans les choses de par leur existence dans le temps même.
Ainsi donc, la tâche du discours théologique, conceptuel et spéculatif,
mais participant à la genèse du sens (à l'ordre symbolique donc) serait
celui de se placer sur un « trajet de sens », dans la mouvance de
l'interprétation. Il est d'ailleurs parallèle à celui qui va de la parole au geste.
Ce faisant, nous constaterons également qu'au-delà de la structure du
langage symbolique, le RdD est en effet un symbole très spécifique et
non permutable. Il apparaît comme déconstruction d'une bonne partie de
l'imagerie apocalyptique en la réduisant à sa portion congrue, au
changement radical du temps, cette révolution silencieuse et clandestine à
laquelle les paraboles de Jésus renvoient ; elles renoncent à toute
spéculation sur le quand et le comment.

Conclusion

En essayant de fixer les règles du jeu d'un discours symbolique mais


spécifique, nous avons vu qu'il s'agissait de mettre en relation des
concepts qui relèvent à chaque fois d'un ordre différent, ordre de l'expé-

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rience, ordre de l'attente. « Ce qui est porté au langage par le
symbolisme, sans toutefois passer complètement dans le langage, est toujours
quelque chose de fort, d'efficace, de puissant », remarque Paul Ricoeur.
L'homme, semble-t-il, y est désigné lui-même comme puissance
d'exister, comme désir d'être (in Initiation à la pratique de la théologie I,
p. 56). Le RdD « canalise » cette puissance, ordonne ce désir en les
inscrivant tous les deux dans une dynamique visant une finalité : du chaos
à la création et de la création à la délivrance. Plus : la symbolisation
doublée (« Royaume - de Dieu ») fait que puissance et désir relèvent
d'un Autre qui, à lui seul, initie et accomplit ce processus dynamique.
Le symbole fait ce qu'il dit, et il entend ce qu'il dit tout en l'inscrivant
dans un ordre pensé et articulé. Il ne faut pas disposer de son réalisme,
et du réalisme biblique en particulier. Nous nous efforcerons de le
mettre en évidence.
Mais que peut évoquer le RdD et, partant, l'imagerie eschatologique ?
- l'eschatologie maintient la dynamique du renouveau du monde et de
l'homme par Dieu. Les mouvements de réformation et de protestation
de veine parfaitement différente, voire opposée, ont toujours puisé dans
les grandes visions bibliques pour y trouver leur force. C'est en fait la
tension qui est mobilisante, tension entre le provisoire et le définitif, le
non achevé et l'achèvement.
- l'eschatologie ouvre sur un horizon large et global permettant de
comprendre l'universalité de l'envoi chrétien dans le monde et de
postuler l'unité de l'Église en vue d'un meilleur témoignage. C'est pourquoi
p. ex. le mouvement œcuménique - universel et consacré à l'unité -
représente un des lieux où la destinée eschatologique et l'avenir de
l'homme ainsi que l'effort de croître dans l'unité de l'humanité
coïncident le plus manifestement.
- l'eschatologie formule de manière radicale l'alternative entre vie et
mort, jugement et croix, salut et perdition en tant qu'avenir de l'espèce.
A cet égard la symbolique biblique est aujourd'hui d'une actualité
bouleversante : autoextermination atomique depuis Hiroshima et
Tchernobyl, collapse du système écologique suite à une série de données en
rapport avec la société moderne et technologique. Y a-t-il une espérance
face à cette situation véritablement apocalyptique ? L'histoire a-t-elle un
sens, une finalité, un accomplissement ? Où se trouvent les forces de
guérison, de réconciliation qui renversent le processus de dé-création ?
L'héritage juif avec ses symboles a toujours empêché la religion
chrétienne de devenir une religion d'attestation ; la protestation qui s'y est
toujours fait remarquer, vient incontestablement de l'espérance du
Royaume, accompagnée de la critique des dieux anonymes et terrestres

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au nom du Dieu qui se révèle, du Dieu de l'Exode. Une histoire de la
liberté est ainsi inscrite dans cette tradition judéo-chrétienne alors que
l'héritage grec qui a tout autant marqué l'histoire occidentale, fait
triompher la soumission au destin et aux forces établies.
C'est poser tout le problème de RdD-Église-Société, à reprendre plus
en détail dans les chapitres qui suivent et à l'enseigne du cadre
brièvement dressé ci-dessus.

LE ROYAUME DE DIEU1

L'utopie du Royaume de Dieu

La tradition biblique et chrétienne se sert de plusieurs langages pour


indiquer un au-delà du connu, une réalité autre, mais dernière et
définitive : nouvelle création, résurrection, vie éternelle, cieux nouveaux et
terre nouvelle. Un terme essentiellement synoptique s'est imposé
comme symbole central de l'eschatologie chrétienne : le RdD. Si ce
dernier a un contenu spécifique, il partage néanmoins avec les autres
expressions un fonds commun. Il s'agit d'un symbole de l'altérité
définitive et absolue, de rupture et de recréation, d'accomplissement et
d'achèvement subvertissants. De même que la réalité ecclésiale suscite
l'usage d'une série de métaphores (temple, cep, épouse, corps, et dans
un ordre différent, peuple de Dieu), de même l'utopie du Royaume (de
'outopos' : ce qui n'a pas de lieu) s'exprime, elle aussi, par un langage
de type métaphorique ou symbolique, plus ou moins massif
(représentations apocalyptiques !). L'u-topie se faisant topie, elle devient objet
« d'une grande joie pour tout le peuple » (Luc 2,10 ;). Mais quel en est
le sens spécifique, notamment par rapport à d'autres symboles
structurant l'eschatologie, voire la théologie dans son ensemble (telle la
résurrection, cf. Sobrino, p. 465) ?
Le langage judéo-chrétien est empreint d'un désir inouï et d'une
espérance non comblée, comme Ernst Bloch, le philosophe athée, nous l'a
fait découvrir à nouveau. L'idée religieuse du Royaume ne coïncide
totalement avec aucune des idées du Royaume développées par l'utopie
sociale. Les symboles juifs eschatologiques parlent d'une espérance
radicale, et ce sur le mode de la promesse. On n'y est en effet pas dans le
monde idéal, transcendental par rapport à un monde qui n'existerait
qu'en apparence ou qui ne serait que pur reflet, voire même antinomie
radicale. Différents, ces symboles - celui du RdD tout particulièrement
- confrontent l'histoire avec une dynamique qui introduit une brisure :
son déroulement évolutif s'en trouve mis en question et subverti.

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Des généralités (p. ex. l'amour, l'ouverture à Dieu, l'évolution de
l'histoire, etc.), repérables un peu partout, n'auraient aucune puissance
de persuasion et de mobilisation. Il faut donc relever les spécificités de
l'eschatologie biblique dont l'attente du RdD forme évidemment une
composante essentielle. Nous l'avons vu : la vision du dernier et du
définitif ne peut qu'emprunter au connu, au provisoire. Du point de vue de
l'expression langagière, cela lui donne précisément le statut de symbole.
Lié à une espérance que la théologie moderne a permis de valoriser, le
RdD se déploie sur le plan métaphysique comme dimension de l'avenir,
sur le plan anthropologique comme espérance et sur le plan théologique
comme promesse (Sobrino, p. 492).
Voici ce qu'une synthèse pourrait en dire :
Le RdD, nouvelle création divine, figure un monde de relations justes
et non perturbées entre Dieu et les humains, entre les sexes, les
générations, les classes et les peuples ainsi qu'entre l'homme et la nature créée.
Ce monde du « shalom », de la paix et de la justice est l'œuvre de Dieu
qui rétablit ainsi son droit sur sa création. Dans les nouveaux cieux et la
nouvelle terre, la royauté de Dieu est reconnue pleinement. C'est
pourquoi le RdD a valeur de synonyme du salut global : « En effet, voici que
je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ; ainsi le passé ne
sera plus rappelé, il ne remontera plus jusqu'au secret du cœur »
(Es 65,17). Vivre (zoe) en vérité (aletheia), justice (dikaiosunè) et paix
(eirene) - voilà ce que Dieu projette pour l'homme et la nature et qu'il
défend contre les multiples traditions mortifères dans lesquelles
l'humanité s'est fourvoyée, à savoir l'opposition, de fait, à la vie, la
participation aux structures génératrices de mort, l'apathie du désespoir, la
révolte contre la finitude.
Avec Sobrino (p. 481 s.), nous pouvons dire que le RdD signifie
délivrance ou libération de détresses concrètes et multiples telles que
maladies, faim, possessions démoniaques, désespoir du pécheur marginalisé,
etc. Ces détresses ont leurs causes dans des conditions historiques. De
plus et comme symbole d'une totalité, le RdD fournit l'anti-type au
royaume du réel. C'est la raison pour laquelle il n'est pas contenu dans
les possibilités d'un moment de l'histoire tout en y figurant une réalité
sociale et politique alternative. Comme tel, le RdD vient précisément de
Dieu, à l'enseigne de Jésus qui s'en faisait le héraut et le serviteur
radical dans la mesure où, pour lui, le Royaume constituait la volonté de
Dieu pour ce monde. « Le RdD est un monde, une société qui permet
aux pauvres de vivre en dignité », étant donné qu'ils sont objets des
promesses de Jésus dans les béatitudes (ib. p. 484). D'où cette définition :
« Le RdD est un royaume de la vie, une réalité historique, à savoir la vie

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des pauvres en justice, et une réalité qui en elle-même pousse à un plus,
en définitive à l'utopie » (ib. p. 497). Il faut en déduire que le royaume
de la vie ne fournit que des fragments d'une réalité qui la dépasse en
même temps. Ce qui appelle maintenant un certain nombre de précisions
quant aux présupposés exégétiques et systématiques dont ce bref
sommaire est l'expression.

Le discours biblique

Proximité et présence
Le règne de Dieu (le Royaume des deux) s'est approché (Me 1,15).
Le Royaume ne vient pas comme une chose observable. On ne dira
pas :« la voici », ou « la voilà ». Car voici que le Royaume de Dieu est
parmi vous (Luc 17, 20-21).
Une série de paroles évoquent la venue imminente du RdD. Dans
d'autres, la royauté de Dieu est déjà présente. La contradiction n'est
qu'apparente. Le présent est plutôt considéré comme l'extrême pointe
de la proximité. « L'avenir de Dieu est proche, pour Jésus, et il presse à
tel point le présent qu'il l'envahit déjà. L'histoire basculera. Elle bascule
déjà. Dieu est à la porte » (Marguerat, L'homme qui venait de Nazareth,
p. 31). Jésus ne définit pas ce règne ; il constate simplement qu'il est
proche et déjà là. Comment comprendre cela ?
Le terme de « basileia » peut être rendu par un vocabulaire
différencié. Les textes hésitent ou invitent à le traduire tantôt par : RdD, tantôt
par règne (ou royauté) de Dieu (Gottesreich - Gottesherrschaft).
L'expression désigne en araméen à la fois un territoire et une autorité, double
sens géographique et dynamique qui a passé au grec. Mais la réalité est
la même, à savoir la royauté de Dieu mise en action (ib. p. 21). Tension
inhérente au terme et message du royaume, donc. Pour l'interpréter, une
page, à mon avis éclairante, de J. Moltmann (L'Eglise dans la force de
l'Esprit, p. 251 s.) peut nous être utile.
« Par l'expression, "le Royaume de Dieu", nous désignons l'achèvement es-
chatologique du Règne de Dieu historiquement libérateur. Le mot grec basileia
peut signifier aussi bien le règne actuel de Dieu dans le monde que le but
universel de ce règne divin. (...) Dieu règne dans l'histoire d'une manière
contestée et cachée. C'est pourquoi son règne historiquement libérateur est ordonné à
son achèvement propre dans le Royaume qui vient, de même qu'inversement
le Royaume qui vient projette sa lumière sur les conflits de l'histoire. Le règne
libérateur de Dieu peut donc être compris comme l'immanence du Royaume
eschatologique, et le Royaume qui vient comme la transcendance du règne de
Dieu actuellement objet de foi et d'expérience. Cette conception interdit de
chasser le règne de Dieu dans l'au-delà d'une totale absence de relations avec
la vie terrestre, historique. Mais elle interdit aussi d'identifier le Royaume de
Dieu avec les états présents ou voulus de l'histoire. »

43
Si tel est le cas, « la pratique, l'obéissance qui change le monde
conformément à la volonté de Dieu et la prière pour la venue du
Royaume sont inséparables. L'anticipation doxologique de la beauté du
Royaume et la résistance vivante contre les conditions impies et
inhumaines dans l'histoire sont relatives l'une à l'autre et s'affermissent
mutuellement » (ib. p. 252).
« Une anticipation n'est pas encore un achèvement », précise Molt-
mann, « mais elle est un fragment du tout qui vient » (ib. p. 255). Et ce
n'est précisément pas le futur qui définit l'avenir, mais l'avent qui nous
met, dans le passé, en marche vers un avenir et qui fonde ainsi
l'existence messianique : « L'espérance devient réaliste et la réalité pleine
d'espoir » (ib. p. 254).
C'est le rapport entre histoire et eschatologie qui est ici enjeu. Or
certaines dérives abandonnant la tension dans un sens ou dans l'autre (So-
brino, p. 489) viendront toujours se présenter. On n'aura jamais expulsé
le danger du dualisme et le scheme de la succession qui pense en termes
d'un temps remplacé par l'éternité ou du terrestre échangé contre le
céleste.

Paraboles et miracles
« Pourquoi tu leur parles en paraboles ? » (Mt 13,10)
Jésus ne définit pas ce règne ; il constate simplement qu'il est proche
et déjà là. C'est avec lui que le règne de Dieu commence. Il vient
allumer le feu (Luc 12,49). Cet événement est si fort et si neuf qu'il requiert
un abandon des anciennes habitudes. A vin nouveau, il faut des outres
neuves (Me 2,22). Et c'est aux paraboles et aux gestes de miracles qu'il
échoit de le faire savoir (Marguerat, p. 32).
Jésus parle du RdD en paraboles et en accomplissant des miracles.
Allant même plus loin que de dresser simplement des signes anticipant la
nouvelle réalité, ses paroles et ses gestes l'instituent : Le Royaume
commence à changer la vie. Il ne s'agit pas non plus d'un discours sur le
RdD, la parabole est justement son langage même.
Par le truchement de la parabole du créancier et des deux débiteurs, p.
ex. s'opère un point d'accord entre Simon le pharisien et Jésus (Luc 7,
40-43) : l'amour le plus fort vient de la plus grande dette remise.
L'histoire du bon Samaritain qui relance le dialogue avec un légiste (Luc 10,
25-37), celle des deux fils (Mt 21, 28-32) comme celle des vignerons
révoltés (Mt 21, 33-41) servent à débattre avec les autorités religieuses. La
parabole vise à maintenir une communication en train de se perdre
(ib. p. 37). Pour ce faire, Jésus appelle au « mécanisme de l'évidence »
(ib.). N'importe qui aurait répondu, comme Simon, que la remise de la

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plus grosse dette entraîne le plus grand amour. Il est évident pour tous
qu'un minuscule grain de moutarde finit par donner une immense plante
(Me 4,30-32) ou qu'une infime quantité de levain suffit à faire lever
beaucoup de pâte (Mt 13,33). A chaque fois, l'évidence sert à changer le
regard, la compréhension fermée de la réalité, les comportements
rigides.
Dans d'autres paraboles, c'est « le mécanisme de l'extravagance »
(Ricœur) qui joue. Si l'intrigue s'appuie encore une fois sur des
situations vécues tous les jours, une initiative surprenante casse le
développement prévu : le père, le patron, le propriétaire font l'inverse de ce
qu'on attendrait. La justice voudrait que les ouvriers de la onzième
heure soient payés au pro-rata du temps de travail. Le droit voudrait que
le fils prodigue soit expulsé de la maison familiale. Mais au nom du
Royaume proche, Jésus annonce que le Dieu proche bouleverse les
données du quotidien. La parabole ne dit pas seulement le RdD, elle le fait
advenir, elle l'effectue, parce qu'elle fait partie du jeu de la
communication (ib. p. 39). « Ce n'est pas que Jésus préfère choisir des images
simples pour expliquer des choses compliquées. Le Royaume n'est pas
pour Jésus une rêverie apocalyptique. Il est proche. Si proche qu'il
touche le quotidien. Si proche qu'il pénètre déjà, et se donne à lire dans
les initiatives de Jésus » (ib. p. 41).
Si la parabole « fait », le miracle « parle ». Que dit-il ?
« Mais si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les démons, alors le
règne de Dieu vient de vous atteindre (est arrivé en vous surprenant) »
Mt 12,28). Les forces du monde nouveau sont en lutte avec le monde
ancien comme le démontre la vie même de Jésus. Les signes en sont les
expulsions des démons, les miracles, le commerce avec les pécheurs, les
repas (« Le Fils de l'homme est venu, il mange, il boit, et l'on dit : Voilà
un glouton et un ivrogne, un ami des collecteurs d'impôts et des
pécheurs ! » Mt 11, 19). Chez les synoptiques, il n'y a au fond que des
guérisons, des détresses concrètes surmontées et non « le salut »,
formule globalisante et abstraite du reste du NT. Par rapport au RdD, le
monde constitue un anti-royaume.
Or aucun des types de miracles que Jésus accomplit n'est inconnu
dans le monde gréco-romain ou juif. Mais jamais aucun rabbi guérisseur
n'a osé ce qu'a osé Jésus, faire de ses miracles les signes du Royaume
déjà là. Il ouvre une brèche dans le mur du fatalisme. Le miracle de
Jésus inscrit un avenir au creux de vies défaites par la mort de
l'espérance. Tout miracle est l'histoire d'une impuissance et de son
dépassement (Marguerat, p. 48).
Tel est le cas pour Jésus. Dans le registre paulinien, la parole de par-

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don permet à l'homme de changer de seigneur (Rm 6, Col 1,13 : « II
nous a arraché au pouvoir des ténèbres et nous a transférés dans le
royaume du Fils de son amour, en qui nous avons la délivrance, le
pardon des péchés »). La guérison de toute personne peut commencer dès
le moment où les mauvais esprits ont lâché le terrain. Dieu revendique
son droit royal contre Moloch, contre les faux rois qui tuent et favorisent
les structures de l'injustice (Ps 82). Si l'issue du combat est en fait
décidée, celui-ci détermine tout de même le temps du règne, encore caché
(1 Co 15, 24 s.), accessible uniquement dans le témoignage des
disciples, témoignage qui peut cependant entraîner le martyre. Vulnérable,
faible, contesté par tout ce qui se prétend fondateur du monde, le roi
encore caché fonde inversement l'espérance des faibles. La délivrance ne
signifie donc pas évasion dans un au-delà, mais libération pour le
Royaume de la justice de Dieu à partir de laquelle l'amour humain se
constitue. Dans ses signes, une autre représentation symbolique du RdD
se fait jour ; dans un certain sens le langage se transforme en geste.
Parabole et miracle : tous les deux parlent, et tous les deux agissent.
La parabole propose un monde où les valeurs sont renversées ; elle
invite à « agir comme » dans le récit. Le miracle libère la personne
souffrante et lui rend la maîtrise de sa vie. Pour être efficaces, tous les deux
requièrent la foi en Dieu, dont la parole et le geste du Nazaréen portent
la présence puissante. Dans cette logique, Origène forgera plus tard
l'expression de 1' ' autobasileia : Le RdD serait là en la personne même de
Jésus. En tout état de cause, on peut parler de la gratuité du Royaume
qui marque notamment le message de Jésus dans ses paraboles, gratuité
qui demeure son donné fondamental.

Les destinataires

« Heureux les pauvres de cœur, les doux, ceux qui pleurent, qui ont faim
et soif de la justice, les miséricordieux, les cœurs purs, les faiseurs de paix,
les persécutés pour la justice : le royaume des deux est à eux » (Mt 5, 3 ss).
Selon le NT, le RdD se manifeste de manière définitive dans la
résurrection du juif crucifié, dans l'installation du fils de l'homme comme
seigneur du monde qui a mis en cause la société religieuse et ses institutions
(le temple) et qui n'aurait pas été tué s'il n'avait prêché qu'un royaume
transcendental (Sobrino, p. 480 s.). Dernière conséquence de
l'incarnation, la mort en croix apporte à l'existence obéissante du chrétien une
coloration sociale, dans la mesure précisément où le Jésus terrestre,
prédicateur et représentant du RdD, ne vit pas au centre du pouvoir religieux,
économique, culturel et social. « Pour sanctifier le peuple par son propre
sang, Jésus a souffert en dehors de la porte. Sortons donc à sa rencontre

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en dehors du camp... Car nous n'avons pas ici-bas de cité permanente,
mais nous sommes à la recherche de la cité future » (He 13,12 s.)
Mort hors les murs, il en est expulsé, il vit en périphérie, en solidarité
avec les déclassés, les petits gens (le « ochlos » de l'Évangile de Marc,
« minjung » dans la théologie coréenne). Cela va avoir des
conséquences pour l'approche de la société. En effet, depuis les textes de l' AT
jusqu'à ceux de la théologie de la libération, le RdD et sa justice va de
pair avec le souci pour les pauvres, destinataires privilégiés. Volonté de
justice, expulsion des démons, praxis de l'amour, renoncement à la
puissance et à la domination, voilà ce qui alimente ce souci.
Dans la mesure où le concept du RdD désigne à la fois la seigneurie
divine dans la création et dans l'histoire et leur but, à savoir le monde
nouveau, il ne peut être dissocié de l'élection. De sa propre initiative,
Dieu se lie avec le peuple qu'il libère (Israël d'abord). L'exode et
l'alliance font apparaître l'identité royale de Dieu qui est celle d'un
libérateur et défenseur, autrement dit des esclaves, des pauvres et des petits.
« Vous circoncirez votre cœur, vous ne raidirez plus votre nuque, car c'est
le Seigneur votre Dieu qui est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs, le
Dieu grand puissant et redoutable, l'impartial et l'incorruptible, qui rend
justice à l'orphelin et à la veuve, et qui aime l'émigré en lui donnant du pain et un
manteau. Vous aimerez l'émigré, car au pays d'Egypte vous étiez des
émigrés » (Dt 10, 16-19).
Et le Ps 146 de dire :
O mon âme, loue le Seigneur !
Toute ma vie je louerai le Seigneur,
le reste de mes jours, je jouerai pour mon Dieu.
Ne comptez pas sur les princes,
ni sur les hommes incapables de sauver :
leur souffle partira, ils retourneront à leur poussière,
et ce jour-là, c'est la ruine de leurs plans.
Heureux qui a pour aide le Dieu de Jacob,
et pour espoir le Seigneur, son Dieu !
Auteur de la terre et des cieux,
de la mer, de tout ce qui s'y trouve,
il est l'éternel gardien de la vérité :
il fait droit aux opprimés,
il donne du pain aux affamés ;
le Seigneur délie les prisonniers,
le Seigneur ouvre les yeux aux aveugles,
le Seigneur redresse ceux qui fléchissent,
le Seigneur aime les justes,
le Seigneur protège les émigrés,
il soutient l'orphelin et la veuve,
mais déroute les pas des méchants.
Le Seigneur régnera toujours,
il est ton Dieu, Sion, d'âge en âge !

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La fidélité de Jahwé envers son peuple, sa défense des droits des
pauvres le révèlent juste, seul créateur et seigneur du monde.
L'espérance en ce Dieu va se renouveler par l'expérience de l'exil et conduit à
l'attente apocalyptique qui prévoit que cette histoire-ci prend fin à la
fois par le rétablissement de l'intégrité nationale d'Israël et de la royauté
de Dieu. Jésus modifiera ensuite cette attente par sa prédication du règne
qui s'est approché, sous-entendu: en sa personne même (voir
Luc 4).C'est en tout cas une nouveauté qui surprend et se soustrait au
calcul, qui provoque la joie ou un investissement total.
Voilà donc quelques dimensions du discours biblique au sujet du
Royaume. Discours de type symbolique et métaphorique, mais
spécifique en ce sens qu'il comprend l'histoire, à l'enseigne des prophètes et
des apôtres, comme procès eschatologique auquel cette histoire est
soumise (hébreu : rib). Mais ne nous trompons pas : cette particularité ne
rend pas la symbolique eschatologique plus accessible pour autant. « La
royauté » peut faire problème dans des sociétés républicaines et
démocratiques qui ne la connaissent qu'à travers les histoires scandaleuses
des cours royales ! Et la conception d'un Dieu en lutte pour son honneur
et contre le mal n'est-elle pas répugnante, peut-être plus que le Dieu-
sans-passions grec, plus que celle d'une transcendance insensible ?
On ne peut en effet taire les questions dites herméneutiques qui
hantent l'eschatologie, questions particulièrement controversées ; mais ce
faisant on n'aura pas contribué à une meilleure compréhension du RdD.
J'énumère juste une ou deux de ces questions.
Que faire de la dimension spatiale : nous oblige-elle à prendre les
dimensions cosmiques au sérieux ? Une telle continuité entre ce monde-ci
et le monde promis par Dieu n'occulte-t-elle pas justement le RdD en
tant que « grande nouveauté » (expression de Barth) ?
Que faire de la dimension temporelle ensuite : Ne trouve-t-on pas
deux possibilités dans le message du christianisme primitif déjà où deux
conceptions de l'eschaton se disputent, à savoir : la ligne prophétique
qui dit l'histoire sur le mode de la promesse (Moltmann), et
l'enthousiasme pour lequel tout est déjà accompli (voir 1 Co, conception
populaire, néolibéralisme) ? Faut-il privilégier l'une à la place de l'autre ? Et
comment enfin régler le difficile problème du retard de la parousie,
c.à.d. le fait que Jésus et les siens, pensant que la fin était imminente, se
sont manifestement trompés dans le « timing » de la venue du
Royaume ?
Enfin, la question existentielle. A supposer que la prédication
chrétienne du RdD ait un sens, concerne-t-elle alors l'individu avant tout ou
le collectif avant tout, le personnel ou le cosmique, le destin de l'exis-

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tence humaine ou le déroulement de l'histoire tout entière ? Si l'un
n'exclut pas l'autre, sur quel aspect faut-il porter l'accent afin de ne pas
trahir la spécificité du symbole ?
L'eschatologie du RdD se trouve donc confrontée tantôt à la nécessité
de se défaire de ses vêtements démodés, « mythiques » - mais alors,
qu'est-ce qui en reste hormis le prétendu sens existentiel, ce qui aboutit
de nouveau à une généralité ? - tantôt à l'exigence d'affirmer une réalité
à laquelle le langage symbolique renvoie et participe - mais alors
comment la vérification se fera-t-elle pour ne pas s'exposer aux illusions, au
ridicule ?
Il n'y a aucune réponse simple qui puisse éviter les tensions. Mais si
de telles interrogations sont inscrites dans la condition historique du
message chrétien même, il y a aujourd'hui une contestation bien plus
radicale encore. Celle de l'accomplissement politique du Royaume. Nous
voulons en parler en contraste avec l'analyse biblique que nous venons
de faire.

Le Royaume accompli dans la démocratie libérale ?

Quelques mois avant la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama,


alors conseiller au Département d'État américain, publia dans la revue
The National Interest un article intitulé : « La fin de l'Histoire ? » II y
suggéra que « la démocratie libérale pourrait bien constituer le point
final de l'évolution idéologique de l'humanité et la forme finale de tout
gouvernement humain, donc être en tant que telle la fin de l'Histoire ».
Si les problèmes existants venaient d'une réalisation incomplète ou
insatisfaisante des principes de liberté et d'égalité, l'idéal de la démocratie
libérale ne pouvait s'améliorer sur le plan des principes. Cet article
connut un extraordinaire retentissement. Entretemps, le point
d'interrogation de l'article initial est tombé ; le livre, paru en 1992, diagnostique
simplement « la fin de l'histoire et le dernier homme »2.
Levons d'abord un malentendu. Fukuyama ne nie pas, bien sûr, la
succession des événements qui continuent de survenir. Il entend «
histoire » dans le sens hégélien et marxien, c.à.d. comme un processus
simple et cohérent d'évolution, prenant « en compte l'expérience de
tous les peuples en même temps » (p. 12). Hegel et Marx prévoyaient un
achèvement de la société qui satisferait un jour ses besoins à la fois
fondamentaux et profonds. Pour Hegel, la fin de l'histoire et l'incarnation
de la liberté humaine était l'État constitutionnel, la démocratie libérale
(p. 86 s), pour Marx la société communiste. De la sorte, les institutions
fondamentales et les principes sous-jacents ne se développeraient plus ;

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les grandes questions seraient résolues. Enfin, l'histoire aurait dévoilé
son mystère. Or, après les expériences terrifiantes de la première moitié
de notre siècle, la grande question serait aujourd'hui de savoir si une
vision de l'histoire universelle à la Hegel ne s'impose pas à nouveau, si la
démocratie ne constitue pas le modèle pour l'humanité entière. Fu-
kuyama répond par l'affirmative. Pour vérifier sa thèse, il invoque deux
sortes d'arguments, économique d'une part, philosophico-psychologique
d'autre part.
Les arguments économiques d'abord. Les gouvernements autoritaires
« forts » se sont effondrés. Le marché libre s'est répandu et a produit
une prospérité matérielle sans précédent. Liberté politique et liberté
économique vont toujours de pair. Mais l'évolution générale en direction du
capitalisme repose en fait sur le développement des sciences physiques
modernes qui ont eu sur toutes les sociétés un effet uniformisant dans le
domaine de la technologie militaire et celui de la production
économique. « Ce processus garantit ainsi une homogénéisation croissante de
toutes les sociétés humaines ». Centralisées, urbanisées, organisées
fonctionnellement, « ces sociétés se sont trouvées liées entre elles de
manière croissante par les marchés mondiaux et par la diffusion d'une
culture de consommation universelle » (p. 15).
Les arguments de type philosophique et psychologique expliquent
ensuite « pourquoi nous sommes des démocrates ». Ici encore, Hegel
donne la clé avec ce qu'il appelait « la lutte pour la reconnaissance ». Le
désir d'être reconnu comme humain distingue l'humain des animaux.
« L'homme cherche la reconnaissance de sa propre dignité ou du peuple
ou des objets ou des principes que l'on investit de dignité » (p. 17).
Colère, honte, fierté correspondent au désir de reconnaissance sur le plan
des émotions.
Des luttes résultant du désir d'être reconnu proviennent alors la
division de la société humaine en maîtres et esclaves. Le désir débouche de
part et d'autre sur un dépassement de la contradiction maître-esclave par
les Révolutions américaine et française. C'est le désir de reconnaissance
de l'esclave qui faisait avancer l'Histoire, non pas la complaisance par
rapport à l'identité immuable du maître. Le désir et la raison suffisent
pour expliquer le processus d'industrialisation ; mais l'aspiration à la
démocratie libérale naît du thumos platonicien, esprit de vie qui fait
naître l'estime de soi. « Si le communisme est actuellement supplanté
par la démocratie libérale, c'est parce que l'on a compris qu'il ne
procurait qu'une forme très imparfaite de reconnaissance » (p. 19).
La démocratie libérale accomplit le désir rationnel d'être reconnu
comme égal (p. 21). Les guerres devraient donc progressivement dimi-

50
nuer et elles auraient effectivement diminué depuis deux cents ans déjà,
confirmant ainsi le caractère fondamentalement non belliqueux des
sociétés libérales. Le relent de nationalisme qu'on observe ici et là relève
d'un phénomène de rattrapage chez certains peuples privés pendant
longtemps d'identité nationale. Résurgence tardive sous forme extrême
et pathologique de la « megalothymia ». Tout est orienté vers le progrès,
en dépit de tels phénomènes.
Fin de l'histoire donc, et, partant, apparition du « dernier homme ».
On doit revenir sur la thèse de départ. La question n'est pas seulement
de savoir si la démocratie libérale triomphera de toutes ses rivales
actuelles, mais si, au-delà de tous les problèmes internes avec lesquels elle
se bat (drogue, environnement, vagabondage, etc.), elle permet de
résoudre tous les problèmes en raison de la bonté intrinsèque de ses
principes. La reconnaissance « est le problème central de la politique parce
qu'elle est à l'origine de la tyrannie, de l'impérialisme et du désir de
domination. Pourtant, même si elle a une face obscure, elle ne saurait être
simplement éradiquée de la vie politique, car elle est en même temps le
fondement psychologique de qualités et de vertus comme le courage,
l'esprit du bien public et la justice. Toutes les communautés politiques
doivent faire appel au désir de reconnaissance, tout en se protégeant
elles-mêmes de ses effets destructeurs. » (p. 22).
On peut en effet imaginer que dans un monde « rempli » de
démocratie libérale, les hommes commencent à se battre contre l'ennui de la
paix et de la prospérité, contre la démocratie (ex. les événements
français de 1968). Surtout, le relativisme de la pensée moderne pour lequel
rien n'est absolument vrai, déclarera le principe de l'égalité comme cul-
turellement déterminé, donc relatif (p. 373). Mais ce qui va éliminer les
guerres, c'est la généralisation de leurs conséquences effrayantes. De
plus, le renouveau de la « megalothymia » déstabiliserait le monde
économique et le développement technologique ; la sécurité serait donc plus
facilement accessible par le marché libre que par la guerre. Quant au
relativisme culturel, source de nouvelles attaques contre la démocratie
libérale, il deviendrait désuet au gré de l'homogénéisation de l'humanité.
Les différences apparaîtront « comme des éléments artificiels propres à
leur stade particulier de développement » (p. 379). « Comme Hegel
nous l'enseigne, le libéralisme moderne n'est pas tant fondé sur
l'abolition du désir de reconnaissance que sur la transformation en une forme
plus rationnelle » (p. 378). Fukuyama n'est ni inconscient ni insensible
aux menaces planant sur son propre projet.
Mais que dire de ce traité sur la fin du monde qui n'en est pas une ?
On pourrait qualifier de cynique (ou de « naïve », B. H. Lévy) cette

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vision eschatologique qui nous présente le RdD sous forme de
démocratie libérale. Il suffît d'écouter les nouvelles et de se souvenir de
Auschwitz et Hiroshima. L'argumentation est cependant trop subtile et trop
documentée pour être reléguée à l'arsenal des idées bizarres. Il faut se
garder des conclusions hâtives. Avant de s'attaquer à des affirmations
particulières de Fukuyama, il faut s'interroger sur ses bases. Quelles
sont-elles ?
- Il y a d'abord la question de l'histoire universelle dotée d'une
orientation et d'une cohérence. Question de Kant, de Hegel - et une question
fondamentalement théologique. Selon Fukuyama, l'histoire ne prend pas
revanche sur les occasions manquées ; elle ne démasque pas les
constructions humaines comme illusoires ; elle prend au contraire un
tournant heureux qui se pourvoit d'une heureuse issue. Sommes-nous
autorisés à percer le mystère de la fin de l'histoire de cette manière ?
- Fukuyama part d'une idée du libéralisme plutôt que de la pratique
libérale (70). On peut épiloguer longtemps sur ce plan-là. Un retour au
totalitarisme est toujours possible et ce n'est pas parce que le
communisme a disparu que la menace totalitaire s'est également évaporée. Une
analyse comme celle que soulignent Adorno et Horkheimer dans la
dialectique de l'Aufklarung n'expliquerait-elle pas mieux le déroulement de
l'histoire que la pensée hégélienne, source de totalitarismes dont la
démocratie libérale pourrait également être une forme ?
- Ne met-on pas le pied sur un terrain extrêmement glissant en
déclarant que le désir de reconnaissance est non seulement une composante
anthropologique, mais le « premier moteur » (p. 194) de l'évolution
historique ? En souscrivant au biologique et à l'instinct animal plutôt qu'à
la « démarche droite » et au facteur culturel (cf. p. 254 s.), ne donne-t-on
pas d'emblée le petit doigt au surhomme de Nietzsche et à son mépris
du petit, à tel point que l'on aura de la peine ensuite à chasser les esprits
auxquels on a fait appel ?
- Le fossé toujours grandissant entre le Nord et le Sud contredit les
constats et les espoirs de Fukuyama. L'effet individualisant et nivelant
de la technologie et de l'économie humaines ne vaut que pour un tiers
de l'humanité ; l'inégalité croît au gré de cette homogénéisation somme
toute idéaliste et contredite par le choc des cultures. Le simple désir de
reconnaissance ne suffit pas pour avancer ; il faut en avoir les moyens,
qui font précisément défaut au Tiers Monde. La société divisée en
maîtres et esclaves perdure et s'aggrave encore. L'homogénéisation
croissante est un leurre.
Théologiquement, le dernier homme - en référence au premier chez
Hegel - est un fantasme. La foi chrétienne rétorquera que le Christ est

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l'Alpha et l'Oméga. L'humain est certes image de Dieu, image
pervertie, mais appelée au renouveau. L'homme nouveau au sens théologique
n'est « le dernier homme » que parce qu'il est destiné à la disparition et
non à la permanence. Théologiquement toujours, postuler la fin de
l'histoire signifie attribuer à la démocratie libérale un rôle messianique ou en
faire le messie lui-même, voire l'identifier au RdD. Ou bien devrait-on
dire que la démocratie libérale réalise en fait bien des traits que
l'analyse biblique et théologique du concept de RdD a mis en évidence ? A
nous déjuger si les deux visions de l'histoire sont compatibles et quelles
conséquences émergent de leur écart.
K.B.

NOTES

1. Voir notamment D. Marguerat, L'Homme qui venait de Nazareth, Aubonne,


Moulin, 1990, 3e éd. 1995, J. Moltmann, L'Église dans la force de l'Esprit, Paris, Cerf,
1980, 251 ss. et J. Sobrino, « Die zentrale Stellung des Reiches Gottes in der
Théologie der Befreiung », in: Mysterium Liberationis, Exodus 1995, pp. 461-504.
2. Francis Fukuyama, La fin de l'Histoire et le dernier Homme, Paris, Flammarion,
1992.

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