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GUILLAUME
ARTOUS-BOUVET
Ricœur et la littérature:
une critique de la raison
narrative
La thèse générale de Temps et Récit nous est familière ; fondée sur l'intuition que seule la
pratique narrative peut mettre un terme à la «rumination inconclusive», et décisivement
aporétique à quoi nous voue toute philosophie du temps, elle consiste à affirmer ceci, à savoir
« que le temps devient humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif, et que le
récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l'existence
temporelle» *. La forme circulaire de l'assertion est obvie ; par sa syntaxe même, elle assume
l'articulation herméneutiquement réversible qui doit conduire de la compréhension du fait
narratif à celle de l'être-temporel de l'homme. Articulation qui n'est rien d'autre qu'une
circulation herméneutique entre les problématiques du temps et du récit, «inventée» par
Ricœur puisqu'elle ne se trouve, nous dit-il, ni chez Augustin, ni chez Aristote.
Temps et Récit, comme discours philosophique, assume donc la forme classique — depuis Gadamer
en particulier — du cercle herméneutique; je cite Vérité et méthode: «Le cercle du comprendre
n'est [...] absolument pas un cercle «méthodique»: il représente au contraire un élément
structurel ontologique de la compréhension2.» Ricœur est parfaitement conscient de la
circularité irréductible qui donne son essor à la problématique de toute la trilogie : «À l'horizon
de l'investigation se pose l'objection de cercle vicieux entre l'acte de raconter et l'être temporel.
[...] Je n'entends pas nier le caractère circulaire de la thèse selon laquelle la temporalité est portée
au langage dans la mesure où celui-ci configure et refigure l'expérience temporelle3. » Dessinant

1. Temps et Récitl, Points-Seuil, Paris, 1983, p.105. \2. Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une her-
méneutique philosophique, édition intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Girondin et
GilbertMerlio, Éditions du Seuil, Paris, 1996, p.315. |3. Temps et Récitl, op. cit., p.108.
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l'espace d'un savoir commun au temps et au récit, Ricœur propose en somme une authentique
critique philosophique, au sens kantien, sous la forme de la double question : « Que peut-on savoir
des récits?» et «Qu'est-ce que le récit donne à savoir?»; ce moment critique précède et
commande en droit la fondation d'une narratologie, quelle qu'elle soit.
Or c'est précisément la figure de ce circum herméneutique, conçu comme circulation spirale du
savoir, que l'intervention de la littérature — «récit de fiction», selon les termes de Ricœur, — me
paraît devoir mettre en crise. Ce n'est pas un hasard si le chapitre du premier tome de la trilogie
dans lequel trouve à se fonder le socle théorique et méthodologique de l'ensemble, je cite, «ne
prend pas en charge la bifurcation fondamentale entre récit historique et récit de fiction4».
Cette absence initiale de «prise en charge» ne relève ni de l'accident, ni du provisoire: le
concept de raison narrative, qui intitule le rapport circulaire entre le savoir sur le temps et le
savoir du récit (selon la double motivation du génitif), ne suffira pas à assumer l'événement de la
bifurcation littéraire. Il faudra attendre le tome 3 de Temps et Récit pour qu'un concept plus
extensif que celui de raison narrative prenne en charge la différence entre l'histoire et la fiction :
il s'agira de Y identité narrative. Nous verrons cependant que cette prise en charge n'est possible
qu'en tant qu'affirmation de la ressemblance entre histoire et fiction. Je cite la reprise résomptive
de cette problématique, telle que Ricœur l'explicite dans Soi-même comme un autre : «La notion
d'identité narrative, introduite dans Temps et Récit 3, répondait à une autre problématique : au
terme d'un long voyage à travers le récit historique et le récit de fiction, je me suis demandé
s'il"existait une structure de l'expérience capable d'intégrer les deux grandes classes de récits.
J'ai formé alors l'hypothèse selon laquelle l'identité narrative [...] serait le lieu recherché de
ce chiasme entre histoire et fiction5. »

Généalogie de la raison narrative


L'usage que je vais faire du syntagme raison narrative est partagé entre un sens large (la raison
narrative, n'est-ce pas tout simplement le concept désignant la « capacité humaine du récit» ?),
et un sens restreint, technique, dont l'extension est déterminée par la logique des concepts
ricœuriens.
L'entrée «raison narrative» n'est pas présente telle quelle dans le lexique du tome 3 de Temps
et Récit, qui rassemble la plupart des concepts nodaux de la trilogie. On y trouve cependant
l'entrée rationalité narrative. Elle conduit au tome II. Je m'y suis donc rendu. Ce tome
comporte un second chapitre intitulé «Les contraintes sémiotiques de la narrativité» et qui

4. Op. cit., p. 106. |5. Soi-même comme un autre, Points-Seuil, Paris, 1990, p. 138, notel.
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concerne, en somme, la possibilité même du raconter ; il va s'y agir d'arbitrer «la querelle de
priorité entre intelligence narrative et rationalité sémiotique»6. L'intelligence narrative, c'est, écrit
Ricœur, cette capacité du comprendre qui a été « forgée par la fréquentation des récits transmis
par notre culture» : elle articule la possibilité d'une précompréhension de l'ordre de l'action
(mimesis 1), selon la formule de Ricœur, à celle d'une post-compréhension du récit, dite lecture
refigurante ou mimesis 3. La rationalité sémiotique, quant à elle, ressortit à cette rationalisation
«mise en œuvre de nos jours par la narratologie et singulièrement», poursuit Ricœur, par «la
sémiotique narrative caractéristique de l'approche structurale»7: il s'agit cette fois d'une
puissance de description analytique, consistant à faire rendre raison structuralement aux
évidences de surface des récits ; son objet n'est et ne peut être que la dimension de mimesis 2.
Quel sera le résultat de la confrontation de ces deux conceptions ou «raisons» du récit?
Ricœur l'affirme à la page 62 de ce tome, la rationalité sémiotique «ne peut se substituer à
l'intelligence narrative» parce que, souligne l'auteur de Temps et Récit, «elle ne cesse
d'emprunter à cette intelligence pour se constituer elle-même». Ce qui fonde la rationalité
sémiotique, c'est-à-dire, en somme, la possibilité d'une narratologie structurale conçue comme
science du récit, c'est Y intelligence narrative en tant qu'elle est enracinée dans la profondeur
culturelle, c'est le mot de Ricœur, de l'acte et du résultat du narrer. Le problème de priorité
est ainsi réglé, dans le texte ricœurien, par le geste d'une décision.
A vouloir convoquer ici le concept de rationalité narrative, nous aurons donc à nous souvenir
qu'il s'agit d'un concept construit à la faveur d'une confrontation entre, d'une part, la
dimension indivisible du précomprendre en quoi se fonde l'exercice du narrer et, d'autre
part, la dimension d'analyticité structurale en quoi s'est constituée la narratologie moderne.
C'est de ce point de vue qu'il nous est permis de soutenir ceci, à savoir que le concept de
raison narrative est un concept critique, au double sens, littéraire et philosophique du terme :
la raison narrative, dès lors que son essence conceptuelle résulte de l'articulation
philosophiquement construite entre intelligence narrative et rationalité sémiotique, constitue
le socle théorique sur quoi fonder une narratologie (c'est-à-dire une branche de la critique
littéraire) qui ne fasse pas seulement fonds des instruments théoriques d'une sémiotique
structurale ; et si le concept de raison narrative ressortit d'une critique philosophique au sens
kantien, c'est qu'il limite le champ de pertinence de la rationalité sémiotique. Or, pour
Ricœur^ limiter le champ de pertinence de la rationalité sémiotique revient à la situer sur le
parcours d'un arc rassemblant sur son trajet la totalité du procès de la narration. Je cite Temps

6. Temps et Récit 2, Éditions du Seuil, Paris, 1984, p.13. Je souligne. |7. Ibid.
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et Récit 1: «Pour une sémiotique, le seul concept opératoire reste celui du texte littéraire.
Une herméneutique, en revanche, est soucieuse de reconstruire l'arc entier des opérations par
lesquelles l'expérience pratique se donne des œuvres, des auteurs et des lecteurs8. » Tout
texte narratif est donc conçu par Ricœur comme l'instance d'une médiation entre l'agir
préfiguré et l'agir refiguré ; le texte narratif est toujours déjà anticipé par l'action, et l'action
est encore et toujours projetée par et dans le texte. C'est la loi circulaire et continue de cette
prestance herméneutique que je voudrais pouvoir à présent commencer de questionner.
Un critique comme Gérard Genette, qu'il ne me semble pas injuste de considérer comme l'un
des fondateurs de la narratologie structurale française, est pour sa part tout à fait conscient de la
limitation épistémologique de son champ d'investigation : lorsqu'il propose, dans Figures 3, «de
nommer histoire le signifié ou contenu narratif [...], récit proprement dit le signifiant, énoncé,
discours ou texte narratif lui-même, et narration l'acte narratif producteur et, par extension,
l'ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place»9, il conclut en déclarant
que la narratologie «porte essentiellement sur le récit au sens le plus courant, c'est-à-dire le
discours narratif, qui se trouve être en littérature, et particulièrement dans le cas qui nous
intéresse, un texte narratif»10. Où l'on assiste, malgré les précautions méthodologiques de
Genette, à la réduction du discours du récit — dans sa triplicité principielle, articulant l'acte de
narrer, le contenu narré (faisant appel tous deux aux mimesis 1 et 3), et la forme narrante
(mimesis2) — à un texte, réduction dont, me semble-t-il, Ricœur cherche à se prémunir tout au
long de l'analyse qu'il conduit pour distinguer intelligence narrative et rationalité sémiotique. C'est,
comme l'indique peut-être de manière impensée ce texte de Genette, principalement «en
littérature» que le discours du récit au sens le plus large risque d'être confondu avec le texte du
récit ; et si l'on s'avise de ce que le syntagme discours du récit n'est rien d'autre que la glose
francisée du mot narratologie, on voit qu'une telle réduction «textualiste» interdit précisément
la fondation d'une narrato-logie bien comprise, si la narratologie est la science Jormalisée où se
déploierait la puissance d'intelligibilité de la raison narrative elle-même.
Je voudrais me demander à présent quel est le sens de cette interdiction. Qu'il nous suffise de
prêter attention à la réversibilité de la formule discours du récit : le discours du récit, c'est le
récit, le récit en tant qu'il est toujours aussi un discours (on peut dire de la Recherche, qu'elle
est, comme récit, un exemple de discours du récit), mais le discours du récit, c'est aussi, pour
m'autoriser d'une telle tautologie, le discours du discours du récit, le discours qui porte sur le
récit, et qui délivre le savoir du récit (le chapitre genettien peut alors s'intituler «Discours du

S. Op. cit., p.107. |9. Gérard Genette. «Discours du récit. Essai de méthode», dans Figures^, Éditions
du Seuil, Paris, 1972, p.72. |1O. Ibid.
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récit»). Si une narratologie comme discours du récit est possible, c'est peut-être seulement
parce que le récit est déjà pré-compris comme discours, et non comme texte : la prévention de
Ricœur contre toute réduction sémiotique est peut-être, nous pouvons l'annoncer dès à
présent, l'avers d'une autre réduction (présentée pourtant par Ricœur comme le geste d'une
extension) : celle de tout récit à l'univers du discours au sens philosophique de logos.
L'enracinement de la raison narrative dans une profondeur herméneutique implique donc la
précompréhension du récit comme discours et non comme texte. Souvenons-nous, à cet égard,
du mouvement problématique sous-tendant l'argument général de La Métaphore vive : le passage
du mot à la phrase, puis de la phrase au discours, en quoi consiste tout l'enjeu de l'ouvrage, ne
renvoie pas seulement à la profonde rénovation linguistique de Benveniste. Discours ne s'entend
pas chez Ricœur, comme chez le linguiste, au seul sens d'unité la plus extensive — c'est-à-dire
compréhensive — pour penser le fait de langage; discours doit s'entendre au sens-de logos,
désignant, comme c'est le cas chez Heidegger, la dimension même de la parole et de la
compréhension philosophiques. Ricœur, dans La Métaphore vive, fait porter le soupçon sur une
science du texte narratif conçue comme sémiotique séparée ; telle science ne serait rien de plus
qu'une théorie de la discursivité vide. Son objet, en effet, n'est pas le discours, mais le signe
pur, cette entité, comme nous le rappelle Ricœur, «négative», «différentielle», «oppositive»,
« dont toutes les relations avec les autres unités homologues sont immanentes au langage lui-
même » ". Or la pensée du signe disloque la pensée du discours : « Alors que le signe ne renvoie
qu'à d'autres signes dans l'immanence d'un système, le discours est au sujet des choses. Le
signe diffère du signe, le discours se réfère au monde. La différence est sémiotique12. » C'est la
raison de la sévérité avec laquelle Ricœur traite la Nouvelle rhétorique, qui hérite de la
conception saussurienne selon laquelle «les unités caractéristiques des divers niveaux
d'organisation du langage sont homogènes et relèvent d'une unique science, la science des
signes ou sémiotique»13. Dans cette perspective, le «langage» ne serait alors plus un discours,
mais la prestation marquée de gratuité d'une technologie autotélique.
J'ai donc quelque peu laissé jouer le sens de la formule «critique de la raison narrative». Une
telle «critique» peut s'entendre, chez Ricœur, comme la réduction des prétentions de la
rationalité sémiotique pure dès lors qu'elle s'applique à la compréhension du fait narratif,
réduction par quoi la fondation d'une narratologie véritable — enracinée dans l'herméneutique,
c'est-à-dire dans la science du précomprendre — est seulement possible. En ce sens, la critique
de la raison narrative est plus précisément une critique de la rationalité sémiotique en tant

11. La Métaphore vive, Points-Seuil, Paris, 1975, p.174. |1S. Ibid., p.273. |13. Ibid., p.130.
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qu'elle ne serait qu'une pure technologie du comprendre ; le concept de raison narrative,


quant à lui, résulte d'une telle critique. Nous allons voir cependant que la raison narrative elle-
même, débarrassée des prétentions de la rationalité sémiotique, peut encore faire l'objet
d'une critique. Ricœur lui-même la met en œuvre dès le tome II de Temps et Récit.

Critique de la raison narrative


Je viens de le montrer, la raison narrative consiste en la coopération de deux facultés, dont
l'une (la rationalité sémiotique qui est à l'œuvre dans la narratologie du texte littéraire) est
subordonnée à l'autre (Yintelligence narrative). Cette subordination est aussi celle d'une science
du texte à une science du discours ; c'est comme discours du récit qu'une narratologie doit trouver
à se fonder, constituant par là même son objet (le texte narratif) en discours. C'est donc une
première fois, comme texte et comme écriture, que la littérature est intervenue au cours du
procès de conceptualisation de la raison narrative. Elle s'est trouvée décisivement
déterminée, dans le jeu réglé du comprendre, comme discours plutôt que comme texte.
Poursuivons. Nous verrons que l'instrument conceptuel adéquat pour penser le récit dans sa
généralité aura trouvé, chez Ricœur, à s'élaborer en deux temps : le premier, que nous venons
de traverser, est consacré à la construction du concept de raison narrative, insistant sur la
référentialité irréductible de tout texte narratif. Ainsi, Ricœur peut-il écrire dans Temps et
Récit II, au début du chapitre que nous évoquons: «Cette ouverture [de l'œuvre sur un
monde] consiste dans la pro-position d'un monde susceptible d'être habité14. » C'est précisément
pour sauvegarder l'évidence de cet enracinement que la rationalité sémiotique pure voyait sa
pertinence limitée. Reste qu'à postuler l'appartenance de tout récit au monde, la différence
entre le récit historique et le récit de fiction demeure impensée. Le concept de raison
narrative va donc devoir s'affronter avec un triple geste de lecture, adressé, à la fin du tome II
(c'est le chapitre4, intitulé «L'expérience temporelle fictive»), à Mrs. Dalloway de Virginia
Woolf, à Der Zauberberg de Thomas Mann, enfin à A la recherche du temps perdu de Marcel
Proust.
C'est précisément — deuxième temps évoqué — à cette occasion que le concept de raison
narrative va se trouver mis en crise, et finalement suppléé (au sens derridien de complété et
remplacé) par celui d'identité narrative. En effet, dès lors que le concept de raison narrative se
trouve confronté à l'œuvre littéraire, il va lui falloir tenir compte de la bifurcation entre récit
historique et récit de fiction, qu'il n'a pas été conçu pour intégrer. Tout se passe alors comme

14. Temps et Récit 2, op. cit., p.150. Je m'attarderai plus bas sur ce passage.
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si ce concept était soumis à une réélaboration conduisant à celui d'identité narrative, qui, quant
à lui, prétendra prendre en charge la division du champ narratif entre récit de fiction et récit
historique.
Je vais procéder ici de manière régressive, en commençant par reprendre brièvement la fin de
Temps et Récit 3, où Y identité narrative se trouve conceptuellement produite, avant de revenir à
la lecture proposée par Ricœur, à la fin du Tome 2, de Der Zauberberg. Je voudrais pouvoir, à
cette occasion, expliciter deux points problématiques : 1) que dès la tentative d'interprétation
du roman mannien, le concept d'identité narrative se trouve requis, et utilisé thématiquement
sans avoir atteint le niveau de réflexivité d'un concept opératoire ; 2) qu'au delà même de la
puissance exégétique et problématique qu'un tel concept recèle, il ne constitue qu'une
réponse partielle à la question de la différence entre l'histoire et la fiction.
Je me contenterai ici de citer le beau passage où Ricœur rassemble les deux espèces de récit,
dans un rapport qu'il renonce d'ailleurs finalement à dire de confluence, pour l'appeler
« circulaire »15 : « Si [mon] hypothèse tient, écrit Ricœur, on peut dire que la fiction est quasi
historique, tout autant que l'histoire est quasi fictive16. » C'est donc — le terme apparaît dans le
texte ricceurien — sous le signe de la ressemblance que s'effectue la confluence problématique
entre l'histoire et la fiction; ressemblance qui, si elle peut paraître uniquement liée aux
contraintes formelles et temporelles de la narrativité, trouve à s'accomplir par «fécondation»,
dit Ricœur, fécondation par quoi vient au jour quelque chose comme une identité : « Cette
dialectique de l'entrecroisement [entre histoire et fiction] serait en elle-même un signe
d'inadéquation de la poétique à l'aporétique, s'il ne naissait de cette fécondation mutuelle un
rejeton, dont j'introduis ici le concept et qui témoigne d'une certaine unification des divers sens
du récit17. » II s'agit, on l'aura compris, du concept d'identité narrative, qui prend la relève de
celui de raison narrative au moment où il s'agit d'assumer pleinement le destin de la
ressemblance entre histoire et fiction — assomption de la ressemblance sur le plan de ce qu'on
pourrait nommer les «grands genres» du récit qui se confond avec la production d'une identité
sur le plan conceptuel où ils trouvent à dialoguer.

Steigerungel Aufhebung
Comme je l'avais annoncé, je reviens à présent en arrière, à la fin du tome 2 de Temps et Récit ;
je vais tâcher de démontrer que c'est dans le geste même de l'interprétation de Der Zauberberg
que Ricœur est forcé de faire appel à l'intuition conceptuelle, non encore formalisée, de

15. Temps et Récït3, Points-Seuil, Paris, 1985, p.345. |16. Op. cit., p.344. |17. Op. cit., p.442.
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l'identité narrative. Tout se joue, me semble-t-il, autour de cette déclaration ouvrant les
quelques pages d'exégèse : « Si l'on demande maintenant quelles ressources Der Zauberberg est
susceptible d'apporter à la refiguration du temps, il apparaît tout à fait clairement que ce n'est
pas une solution spéculative aux apories du temps qu'il faut attendre du roman [« solution
spéculative», la formule indique qu'une telle solution s'élabore et s'éprouve dans l'élément
de la philosophie, et je parlerai alors d'Aufhebung au sens hégélien] mais, d'une certaine façon,
leur Steigerung, leur élévation d'un degré18.» Nulle «relève» dialectique de l'aporie du
temps, donc, n'est proposée par La Montagne magique, mais bien une élévation, une
«intensification» de l'aporéticité elle-même. En ce qui concerne le concept de Steigerung
(«élévation»), Ricœur l'emprunte directement au roman ; il s'y applique, restrictivement, au
personnage principal (Hans Castorp), et non à la totalité narrative elle-même. Le concept de
Steigerung, venu du roman et re-produit dans le discours philosophique pour nommer ce que
le récit littéraire est en mesure d'apporter à l'aporie spéculative, est, dès son origine
romanesque, inséparable de la problématique identitaire.
Je rappelle, reprenant un instant la lecture de Temps et Récit 3, que c'est une «structure
dialectique» qui permettra à Ricœur d'articuler les trois positions d'intelligibilité
philosophique du récit historique. Ces trois positions s'enchaînant comme suit (je cite ici les
trois sous-titres du chapitre du tome 3 intitulé « La réalité du passé historique ») : 1. Sous le
signe du Même : la « réeffectuation » du passé dans le présent ; 2. Sous le signe de l'Autre : une
ontologie négative du passé ? ; 3. Sous le signe de l'Analogue : une approche tropologique ? Il y
a là proprement, en direction de la «solution spéculative» tropologique, un mouvement
d'Aufhebung d'une certaine forme d'aporie liée à la temporalité historique. Tout se passe
comme si, là où récit historique et philosophie pouvaient se rapporter l'un à l'autre sous la
forme d'une dialectique, le récit de fiction appelait le supplément d'un concept non-
dialectique (et j'entends par là que viendrait s'y briser le cercle de la compréhension
dialectico-herméneutique) : celui de Steigerung.
Je vais essayer de justifier cette hypothèse, en revenant sur une autre déclaration fondamentale,
située cette fois dans Temps et Récit 2 : «Cette ouverture [de l'œuvre sur un monde, valant
comme telle aussi bien pour le récit de fiction que pour le récit historique] consiste dans la pro-
position d'un monde susceptible d'être habité. À cet égard, un monde inhospitalier, tel que de
nombreuses œuvres modernes le projettent, n'est tel qu'à l'intérieur de la même problématique du
monde habitable. Ce que nous appelons ici expérience fictive du temps est seulement l'aspect

18. Temps et Récit 2, op. cit., p.192.


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temporel d'une expérience virtuelle de l'être au monde proposée par le texte19. » Or, indique
dans le même temps Ricœur, la fiction moderne mime précisément du monde «inhospitalier».
Je vais essayer, peut-être tout à la fois avec et contre le texte de Ricœur, d'approfondir la
distinction qui s'esquisse ici entre histoire et fiction. Je m'appuie à cette occasion sur une
formule profonde de Gilles Deleuze, issue de Critique et clinique: écrire, dit-il, «est un
processus, c'est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu»20. Spéculons donc
un peu. Là où le récit historique nous suggérerait, par sa force de configuration, le contenu de
sens d'un monde déjà-habité («contenu» d'expérience que Deleuze, dans Critique et clinique,
appelle le vécu) et comme tel, toujours encore éthiquement habitable (d'où le rapprochement
deleuzien du vécu et du vivable), le récit de fiction nous confronterait à de l'inhabitable
(inhabitable de la Vie pure), et ce, indique peut-être pour sa part Ricœur dans Temps et 'Récit 2,
parce qu'il entretient un rapport secret avec la double thématique de l'éternité et de la mort.
Mort, éternité, constituent pour Ricœur la différence «thématique», même si le mot ne
convient pas, entre le récit de fiction et le récit historique ; mort et éternité seraient les deuxjbrmes
d'un temps devenu soudain humainement inhabitable.
C'est en ce point précis de l'élaboration ricœurienne que le concept de raison narrative (qui ne
renvoie à rien d'autre qu'à l'articulation dialectico-herméneutique des trois mimesis), trop
faible sans doute pour penser l'inhabitable mimé par la fiction littéraire, s'efface devant celui
d'identité narrative, qui le sursume. Et c'est sans doute en tant qu'il ouvre le rapport du récit
avec l'inhumain du temps — la mort, l'éternité — que La Montagne magique constitue non pas la
«solution» ou la «relève» au sens hégélien (Aufhebung) de l'aporie philosophique du temps,
mais bien ce que Ricœur nomme, en reprenant le mot de Mann, son «élévation d'un degré»
(Steigerung). Mais, le geste de lecture venant contredire la déclaration d'intention ricœurienne,
nous allons voir comment ce concept (reformulé sous le nom d'identité narrative) finit par
désigner une forme de la conjonction, et, en tant que tel, par s'apparenter à celui de Âufhebung.
L'identité narrative ne pourra peut-être pas dès lors, assumer la différence vive qui sépare le
récit littéraire du récit historique.
Je vais donc essayer de suivre la progression exégétique ricœurienne. La question essentielle
que soulève sa lecture est celle de la possibilité d'une conjonction entre les trois grandes
thématiques de Der Zauberberg : le roman de la maladie (où s'annonce un rapport essentiel à la
mort), le roman du temps (et là, dans l'in-différence temporelle de Der Zauberberg, quelque
chose de l'éternité trouve à se dire), et le roman de la culture (Bildung) enfin. Je voudrais

19. Ibid., p. 150. |ao. Éditions de M i n u i t , Paris, 1993, p. 11.


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montrer comment, confronté à l'inefficacité d'une raison narrative mise en crise par la
disjonction «pathologique» et non-dialectique du temps figurée par le roman mannien,
l'auteur de Temps et Récit va recourir — avant même de l'avoir élaboré — au concept d'identité
narrative. «Mann, semble-t-il, a résolu le problème en incorporant ces trois grandeurs —
temps, maladie et culture — dans l'expérience singulière — à tous les sens du mot — du
personnage central, Hans Castorp21. » Le personnage principal de Der Zauberberg, en tant que
point de vue conjonctif, apparaît donc comme le lieu d'ajointement des trois perspectives non
conciliables du roman. Tout se passe comme si l'analyse de Ricceur, située à niveau
d'élucidation philosophique provisoirement insuffisant22, et se trouvant de ce fait aux prises
avec l'aporie encore impensée de la «polysémie de l'ipséité», convoquait avant son heure
l'efficience du concept d'identité narrative : l'unité du roman repose en effet pour Ricceur sur
la puissance d'unification que le personnage recèle en tant qu'il est porteur d'une seule et
même expérience. Mais je crois que l'aporie du «fait littéraire» (où se produit l'an-identique
d'une Vie inhabitable) excède même la puissance d'intelligibilité promue par cet ultime
concept intitulé identité narrative.
Et l'on retrouve ici la question de Y élévation. Je l'ai rappelé, la notion d'élévation (Steigerung)
est empruntée par Ricceur au texte même du roman, à l'approche de la finis operis de
l'œuvre : «Des aventures de la chair et de l'esprit qui ont élevé (steigerten) ta simplicité t'ont
permis de surmonter dans l'esprit ce à quoi tu ne survivras sans doute pas dans ta chair23. » La
question de l'élévation peut donc se formuler comme suit: Der Zauberberg est-il un roman
d'apprentissage? L'expérience temporelle de Hans Castorp est-elle l'apprentissage de la
mortalité, de la temporalité et de l'apprentissage lui-même? Comme je viens de le rappeler,
pour Ricceur, s'il y a bien « élévation » de Hans Castorp, elle participe de la mise en conjonction,
au creux de l'instance narrative du héros, des trois dimensions de Der Zauberberg. Mise en
conjonction pourtant hautement problématique, je crois, non seulement du fait de la
substruction ironique permanente qui caractérise la narration — division inlassable de l'énoncé
et de renonciation —, mais aussi du fait de l'incommensurabilité des «grandeurs» qui sont en
jeu dans un tel récit. Ces grandeurs ne sont pas, en effet, génériquement similaires, c'est-à-
dire incorporables dans l'unité d'une seule et même expérience : la maladie relève d'une
grandeur d'altérité (le corps comme absolument autre) ; le temps, d'une grandeur de
disjonction (je cite à nouveau Deleuze, dans Proust et les signes: «Peut-être est-ce cela, le
temps : l'existence ultime de parties de tailles et de formes différentes qui ne se laissent pas

2l. Temps et Récit 2, op. cit., p.173. \22. Elle se trouvera en effet approfondie dans Soi-même comme un
autre, dont nous tirons la formule «polysémie de l'ipséité» (op. cit., p.318). |23. Cité par Ri cœur dans
Temps et Récit 2, op. cit., p. 177.
70 I

adapter, qui ne se développent pas au même rythme, et que le fleuve du style n'entraîne pas à
la même vitesse24») ; la culture, d'une grandeur cumulative. L'«incorporation» conjonctive
de ces grandeurs radicalement dissimilaires ne peut se faire, me semble-t-il, que si l'on a déjà
pré-déterminé le roman comme Bildungsroman, c'est-à-dire roman de la culture, de la
grandeur cumulative de l'apprentissage — j e pense ici, bien sûr, à ce «roman de la culture»,
selon la formule désormais consacrée, que serait La Phénoménologie de l'esprit.
Si c'est la fonction du récit en général que de promouvoir l'ascription d'un caractère (identité
narrative) à partir de la diversité de «son» ipse, le récit littéraire que constitue La Montagne
magique fonde sans doute toute une part de sa puissante originalité sur l'impossibilité de
réaliser par le récit une telle identification narrative ; à cet égard, comme nombre de fictions
modernes présentant des «cas déroutants de la narrativité» qui «se laissent réinterpréter
comme mise à nu de l'ipséité par perte de support de la mêmeté », il risque bien de mettre en
crise le concept même d'identité narrative. Ricœur ajoute, à propos de ces cas, «qu'ils
constituent le pôle opposé à celui du héros identifiable par superposition de l'ipséité et de la
mêmeté» et qu'avec eux «ce qui est maintenant perdu, sous le titre de «propriété», c'est ce
qui permettait d'égaler le personnage à son caractère»35. Mais je crois que précisément, ce
qui est maintenant perdu est la possibilité d'un roman du temps conçu comme roman
d'apprentissage, dans lequel le personnagefinirait par s'égaler à son caractère dans le temps. Il n'y
a peut-être pas d'identité narrative à l'horizon de l'expérience de Hans Castorp, c'est-à-dire :
ni savoir pour le personnage, ni savoir pour nous ; et si cela est juste, «Hans Castorp» n'est pas
seulement le nom d'un actant qui assure, fonctionnellement, la cohérence des trois
perspectives du roman : «Hans Castorp» est aussi le nom de l'impossible réunion de ces trois
perspectives. «Hans Castorp » indique seulement le mouvement c/'élévation infinie d'une ipséité qui
n'atteindra jamais à la conjonction d'une identité narrative.

Critique de l'identité narrative


La généalogie du concept d'identité narrative doit, j'ai essayé de le montrer, passer par une
recomposition de la problématique ricœurienne du récit de fiction. Confronté à la mise en
rapport de trois grandeurs incommensurables dans l'élément d'une seule forme narrative,
Ricœur est conduit à «inventer», à partir du texte mannien, l'instance incorporante de
l'identité narrative. Dans le jeu dialectique entre ipséité et identité, par quoi se constitue la
figure actancielle de Hans Castorp, «le narrateur» parvient selon Ricœur à introduire « ce qui

24. PUF, Paris, 1998, p.137. |25. Soi-même comme un autre, op. cit., p.177-178.
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est étranger au sens (sinnfremd) dans la sphère du sens ; lors même que le récit vise à « rendre »
l'insensé (sinnlos), il met celui-ci en rapport avec la sphère de l'explicitation du sens
(Sinndeutung)»26. Là où, dès lors que le récit de fiction cherche à mimer «ce qui est
étranger au sens», le champ de pertinence de la raison narrative s'arrête, c'est Y identité
narrative qui prend la relève : l'identité narrative est le concept tout à la fois capable d'intégrer
l'insensé à la sphère du sens, et d'articuler sur le mode de la ressemblance les rapports entre
récit historique et récit de fiction. Dans la perspective de Ricœur, l'intensité romanesque de
la Steigerung produit certes quelque chose comme un excès sur le sens qui met en crise la
raison narrative classique du temps anthropologique et historique ; mais cet excès sur « le
sens» n'est qu'un moment dans la problématique du récit littéraire : la Steigerung se définit
comme le mouvement même de l'apprentissage au travers duquel le personnage romanesque
s'auto-constitue. L'identité narrative relève donc, au sens du aufheben, du même coup l'excès
sur le sens (Steigerung) qui donne son prix à l'expérience de Hans Castorp, et l'insuffisance du
concept (raison narrative) destiné à rendre compte d'un tel excès. Le narrateur trouve la
ressource d'intégrer les trois grandeurs que le personnage de roman a vécues comme, pour
citer encore Deleuze, «trop grandes pour lui», dans l'unité d'une seule et même expérience.
Tout se passe donc comme si dès la fin du tome 2 de Temps et Récit s'annonçait la
problématique égologique de Soi-même comme un autre.

Les deux cercles


II me reste, en guise de conclusion, à esquisser les deux figures de «critiques de la raison
narrative» qui m'ont semblé concurremment à l'œuvre dans le texte de Temps et Récit.
La première se laisserait définir comme un mouvement d'auto-limitation de la philosophie,
mouvement dessinant la forme de continuité suivante : en premier lieu, articuler
circulairement le temps au récit en général ; en second lieu, articuler dialectiquement le récit
historique au discours philosophique ; en troisième lieu, articuler «identiquement» (au sens de
Y identité narrative) le récit historique et le récit de fiction. Le geste de l'herméneutique se
comprend alors comme l'accompagnement de la circularité spirale, sans doute asymptotique,
caractérisant le connaître ; son destin est de réduire sans cesse — interminablement — la marge
d'aporéticité qui entame le savoir humain.
La seconde, quant à elle, consisterait en une hétéro-limitation du discours philosophique ; un
tel discours assumerait alors l'irréductible discontinuité qui s'inscrit entre, d'une part, sa

26. Temps et Récit 2, op. cit., p. 118.


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propre sphère de sens et les objets qu'il se donne, comme, d'autre part, entre ces différents
objets eux-mêmes. C'est, je crois, au contact de la narrativité fictionnelle que la continuité de
la circularité herméneutique doit trouver à s'abolir, dès lors que la littérature ne produit plus
la simple relève (Aufhebung) de l'expérience du temps, mais bien quelque chose comme sa
Steigerung radicale, Steigerung excédant même la force de conjonction recelée par le concept
d'identité narrative.
La narrativité littéraire assume quant à elle, sur le mode irréfléchi qui lui est propre, la
discontinuité de l'expérience, liée à l'irréductible hyperbole du Temps (démesure du temps
naturel et extases du temps égologique), tout comme la discontinuité du sens, liée à
l'excessivité technologique du signe écrit (l'espace différentiel du texte37). La critique de la
raison narrative devrait donc pouvoir se penser selon le sens philosophique et herméneutique
du terme «critique», et selon un autre sens rigoureusement — pour autant qu'une telle
rigueur soit possible — non-philosophique.

27. «Différence» ou «différence» de l'espace inscrit que l'œuvre de Jacques Derrida n'a cessé d'inter-
roger. Confronter avec la patience nécessaire ses théories du discours et du texte à celles de Ri cœur
excède malheureusement le cadre de cet article.

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