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L'état de nature est considéré à la moitié du XVIIème siècle comme une nécessité

théorique pour la majeure partie des philosophes politiques. Nécessité dans le sens que presque
tous les philosophes politiques, pour asseoir leur pensée, s’y référaient. Il est généralement décrit
comme étant l'état dans lequel se trouvent les humains avant la mise en place de toute forme de
gouvernement civil. Autrement dit, c'est la situation dans laquelle où il n'y avait encore
l'émergence d'aucune autorité politique. C'est ce qui amène certains philosophes 1 à appeler cet
état, un état d'indépendance. Généralement opposé à l'état civil, cela ne veut pas dire pour autant
que l'état de nature soit un état isolé ou du moins un état d'isolement, encore moins un état de
solitude. Si pour certain, les hommes y étaient en tant que solitaire, pour d’autres ils s’y
mettaient déjà ensemble. Cet état caractérisé par une liberté et une égalité naturelle, c'est-à-dire
une condition qui ne favorise pas la supériorité d'un individu sur un autre. Une condition où nul
n'est naturellement obligé de se soumettre à l'autorité d'un autre car tous les humains naissent
dans la liberté et l'égalité.

Néanmoins l'état de nature est devenu, à partir du XVIIème siècle, le point originaire
pour penser la philosophie politique par le fait que presque tous les philosophes politiques de
l'époque moderne s'y référaient, cela ne fait pas pour autant qu'il y avait unanimité autour de la
façon de le concevoir. Il y avait beaucoup de divergence dans la façon de le concevoir. Cette
divergence peut s'expliquer par la diversité des théories du contrat qu'on a connu durant cette
période. C'est presque sans contester qu'on peut dire qu'il y a un rapport de réciprocité et même
d'inséparabilité entre la théorie contractualisme développée par Hobbes, Locke, Rousseau et
l'idée de l'état de nature. Tous ces philosophes politiques sont d'accord sur le principe de l'égalité
naturelle qui caractérise l'état de nature. Alors, ce qui explique la divergence c'est la condition
naturelle de l'homme, s'agit-il d'une condition de paix ou une condition de guerre? Les
différentes théories du contrat découlent de l'idée que se font les philosophes de la condition de
l'homme à l'état de nature.

La théorie du contrat qui était venue préalablement pour résoudre un problème, le problème de la
soumission, connaitra à son tour des difficultés considérables. Naturellement, personne n’a aucun
droit sur personne, nous dit les jurisconsultes. Tout le problème d'après Dérathé est donc de

1
ROBERT Dérathé...
savoir comment l’on est passé de cet état d’indépendance, d'égalité et de liberté naturelle à l’état
de soumission où les hommes sont soumis à une autorité commune? La solution à ce problème
devrait nécessairement venir de la théorie du contrat social. Et c'est ce que les penseurs du droit
naturel nous ont montré en disant, du passage de l'état de nature à l'état civil, qu'il a donné la
possibilité à un accord qui a pour fondement, la volonté des individus. La nature du contrat
dépend nécessairement de la condition qui a précédé l'institution du contrat. En ce sens, la façon
dont le philosophe envisage la condition de l'homme à l'état de nature aura de grande influence
sur sa conception de l’état civil.

L'état de nature est un état hypothétique ce n'est pas un état historique qu'on peut repérer dans le
temps et dans l'espace. Il est une construction de l'esprit, c'est un produit de la raison.
Globalement, cet état est présenté chez les principaux tenants du courant contractualisme, à
savoir Hobbes, Locke et Rousseau, comme une fiction. Pufendorf, repris par Dérathé, l'a si bien
souligné « Le genre humain ne s'est jamais trouvé tout entier dans l'état de nature »2. Tout en
admettant, d'une part, le côté fictionnel de l'état de nature, il souligne toutefois ce qu'on pourrait
appeler le réalisme de l'état de nature, car, nous dit Dérathé, « il y a encore dans le monde des
contrées où les hommes mènent une existence sauvage, sans avoir des lois, ni de
gouvernement. »3 Locke ne nie pas cet aspect réaliste de l'état de nature en se référant
constamment aux sociétés aborigènes d'Amérique.

Yves Charles Zarka 4rend compte de ce réalisme en disant que dans la notion de l'état de nature,
nature ne désigne pas l'ordre naturel des choses telles qu'elles existent en soi indépendamment de
l'homme, mais qualifie un état, c'est-à-dire une condition où les hommes exercent un certain
genre d'actions et établissent un type spécifique de relation entre eux. On est d'accord que ce
réalisme n'est pas facilement traduisible chez tous les philosophes du contractualisme. Et cela est
lié directement à la complexité de l'état nature comme posture théorique. L'état de nature tel que
pensé par Locke est différent de l'état de nature de Rousseau, de même que celui de Rousseau est
différent de celui Hobbes.

2
ROBERT D...
3
Ibid.p.127
4
ZARKA Yves Charles, La décision métaphysique de Hobbes
Dans le cadre de ce chapitre, nous nous intéresserons dans un premier temps à ce qui fait la
singularité de l'état de nature chez les trois principales figures du contractualisme
respectivement, Locke, Rousseau et Hobbes. Dans un second temps, on parlera de l'état de nature
vu principalement comme état de guerre : état de guerre interindividuelle et internationale.
Finalement, nous essayerons de traduire le réalisme de l'état de nature chez Hobbes. Un état qui
n'est pas exclusivement un état hypothétique, mais également un état ayant une existence réelle.

1. État de nature chez Locke


Pour introduire cette partie, il est important pour nous de contextualiser la pensée politique de
Locke. La philosophie politique de Locke s'inscrit dès son début dans un dialogue avec le
philosophe anglais Robert Filmer. Ce dernier était également un théologien, d'ailleurs il prônait
une théocratie. Il a défendu fermement, dans son texte intitulé Le Patriarcat, l'idée que Dieu est
le créateur de tout l'univers et que c'est Dieu lui-même qui a légué à Adam et ses héritiers le plein
droit pour le gouverrner presque comme c'est mentionner dans la bible, plus précisément dans le
livre de genèse. Globalement, tout l'essentiel du Patriarchat tourne autour de ces deux processus
qui, à l'avis de Locke, comme nous allons le voir, causent pas mal de problème du point de vue
logique ainsi que politique. Dans un premier temps, nous avons la donation faite par Dieu à
Adam qui implique dans un second temps le transfert de droit. Toute la première partie du
premier traité du gouvernement civil, celle qu'on peut considérer comme une relecture
commentée des idées fondamentales du Patriarchat, va à l'encontre de cette conception
théologique de Filmer. Locke a non seulement critiqué, mais aussi contesté avec beaucoup
rigueur le fait que Filmer, une voix écoutée à l'époque, a attribué à Dieu l'origine du pouvoir
politique.

En effet, presque tout le problème de Locke dans le domaine de la philosophie politique se


tournait autour de l'origine du pouvoir politique. Faudrait-il que nous précisons que ce n'est pas
un problème qui est nécessairement lié à Locke, à Rousseau ou à Hobbes en particulier. La
question de « l'origine », l'origine du pouvoir politique c'était le problème de toute une époque,
le 17ème et le 18ème siècle. Tout en critiquant hargneusement Robert Filmer, Locke, pour
mettre en place son point de vue, allait partir du même point de départ que Robert Filmer. Il
s'agit de l'idée de la donation. Dans le cinquième chapitre du second traité intitulé, De la
propriété des choses, Locke nous dit ce qui suit: « Dieu, qui a donné la terre aux hommes en
commun, leur a donné pareillement la raison, pour faire de l'un et de l'autre l'usage le plus
avantageux à la vie et le plus commode. La terre, avec tout ce qui y est contenu, est donnée aux
hommes pour leur subsistance et pour leur satisfaction5 ». Il admet que la terre a été donnée par
Dieu aux hommes, contrairement à Filmer qui stipule que ce don a été fait à un seul homme et
ses héritiers, Locke nous dit que c'était une donation commune à tous les hommes. Il y a dans un
ce premier point, la question de l'égalité qui n'était pas présente chez Filmer. Dieu n'avait pas
seulement donné la terre aux hommes en commun, il leur a aussi donné la raison, plus
précisément, la raison naturelle qui est une sorte de lumière pour chacun d'eux dans le processus
du vivre ensemble. À partir de ces points susmentionnés, Locke refuse de manière catégorique
les différentes thèses retenues par l'auteur du Patriarchat. De cette réfutation, va s'installer une
nouvelle controverse sur l'origine et la nature du pouvoir et la liberté des individus. Alors, pour
repenser l'origine du pouvoir politique, Locke a conjecturé un État, différent de celui de Robert
Filmer. Pour penser cet État, Locke part de l’état de nature, idée largement utilisée à l’époque où
les voyages vers des univers étrangers fascinent, et c'est pourquoi on l'en avait présenté au
commencement du chapitre comme une nécessité théorique; on croit en effet y trouver l’homme
à l’état sauvage, tel qu’il l’était avant que toute civilisation ne vienne le briser.

Dans le deuxième chapitre du second Traité du gouvernement, « l'état de nature » est conçu par
Locke comme étant: « un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de
permission à personne, et sans dépendre de la volonté d'aucun autre homme, ils peuvent faire ce
qu'il leur plait, et disposer de ce qu'ils possèdent et de leurs personnes, comme ils jugent à
propos, pourvu qu'ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature »6. Dans ce dit état, les
hommes sont libres et égaux, ils jouissent tous d'une liberté et égalité naturelle. En plus de ces
deux principes régulateurs, Les hommes sont dotés de raison, et bénéficient d’une relative
liberté. Nous parlons d'une liberté relative parce que cette dernière n'est pas totale, ce qui ferait
d'elle ce que Locke appelle la licence. C'est dans cette perspective que Locke dit que : « quoique
l'état de nature soit un état de liberté, ce n'est nullement un état de licence. Certainement, un
homme, en cet état, a une liberté incontestable, par laquelle il peut disposer comme il veut, de sa
personne ou de ce qu'il possède : mais il n'a pas la liberté et le droit de se détruire lui-même,
5
LOCKE John (1728). Traité du gouvernement civil trad par, David Mazel, GF-Flammarion, Paris. p.35
6
Ibid, p.14
non plus que de faire tort à aucune autre personne, ou de la troubler dans ce dont elle jouit, il
doit faire de sa liberté le meilleur et le plus noble usage 7 ». Cette liberté vient de l’existence, à
l’état de nature, de lois naturelles. Ces lois doivent permettre à l’homme d’assurer sa sureté ;
elles reposent sur la volonté de conservation de soi et d’autrui. L’homme doit ainsi se conserver
(Locke refuse ainsi toute idée du suicide) et conserver les autres. Tout cela nous amène à dire
que chez Locke, en plus d'être un état de liberté et d'égalité, l'état de nature est un état de paix,
d'impunité et d'injustice.
Locke, dans sa manière de concevoir l'état de nature, a une double singularité par rapport aux
deux autres philosophes du contractualisme de son temps, à savoir Hobbes et Rousseau. Chez les
trois philosophes, l'état de nature sert de base théorique, cependant ils ne l'ont pas abordé de la
même façon. La singularité de Locke par rapport à Hobbes est que cette vision, à savoir celle de
Locke est toute différente : au contraire d’un état de guerre permanent et violent de chacun
contre tous, l’état de nature est heureux et prospère chez Locke, c'est un état de raison. Si aucune
organisation formelle n’existe encore, la raison oblige à chacun de veiller à sa propre
conservation et à la conservation d'autrui. On pourrait nous objecter qu'à l'état de nature chez
Locke chacun a le droit sur chacun. Bien sûr que oui, ce droit est incontestable, bien entendu,
mais pas absolu. En ce sens, Locke nous dit que, « ce pouvoir néanmoins n'est pas absolu et
arbitraire, en sorte que lorsqu'on a entre ses mains un coupable, l'on ait droit de le punir par
passion et de s'abandonner à tous les mouvements, à toutes les fureurs d'un cœur irrité et
vindicatif. »8C'est comme si Locke nous laisserait comprendre que par la raison qui amène
l'homme à faire un bon usage de ses droits, à savoir: Le droit à la vie, le droit à la propriété et le
droit à la liberté, serait un élément suffisant pour la régulation du vivre ensemble dans la
communauté politique.

Par la raison, chacun aurait le droit d'agir sur chacun en cas d'injustice. Considérant que chez
Locke, il n'y a pas encore l'institution d'un souverain symbolisant le pouvoir politique et si
toutefois il y aurait un souverain, il ne serait autre que la raison naturelle, dans la mesure où c'est
elle qui dicte les rapports entre les individus. L'homme n'est pas toujours rationnel à l'état, sinon
il n'y aurait pas d'injustice. Cette raison naturelle chez peut être à la fois une remède en
permettant de combattre l'injustice, mais également de nuire à autrui. Car si chacun peut punir
7
Ibid, p. 15
8
Ibid ,p 17
chacun, chacun peut nuire chacun également. Néanmoins l'originalité de la thèse de Locke au
sujet de l'état de nature comme état de paix, cette thèse donne lieu à des problèmes
fondamentaux. Nous pouvons nous demander comment cette situation de paix va-t-elle tenir
quand chacun a le droit sur chacun? L'état de nature chez Locke, n'est-il pas un état de guerre
potentiel? Lorsque Locke nous dit que:
[...]chacun, par le droit qu'il a de conserver le genre humain, peut réprimer, ou, s'il est nécessaire,
détruire ce qui lui est nuisible; en un mot, chacun peut infliger à une personne qui a enfreint ces lois, des
peines qui soient capables de produire en lui du repentir et lui inspirer une crainte, qui l'empêchent d'agir
une autre fois de la même manière, et qui même fassent voir aux autres un exemple qui les détourne d'une
conduite pareille à celle qui les lui a attirées9.

Venons à la deuxième singularité de Locke dans sa façon de penser l'état de nature par rapport à
la conception de Rousseau. A la différence de Rousseau, Locke croit en la sociabilité naturelle
des hommes, l’homme étant bien cet « animal social » dont parlait déjà Aristote. Par sa nature-
même, l’homme est sociable. Avec Rousseau, à l'état de nature nous avons des individus
solitaires vivant de manière éloignée l'un de l'autre. Tout en étant éloigné l'un de l'autre, les
individus chez Roussseau sont dotés de ce que Rousseau appelle la pitié naturelle envers tous les
êtres vivant qui souffrent, tous les êtres dotés de sensibilité. Il ne faut pas confondre la pitié
naturelle avec la sociabilité naturelle. La sociabilité est l'aptitude à vivre en société, à vivre en
groupe. Pour Locke la société, c'est-à-dire le fait d'être ensemble ne représente pas une menace
pour l'individu. Contrairement à Rousseau qui considère la société comme une source de
corruption pour l'individu. La corruption découle des rapports.

L’état de nature connait la propriété. Une propriété qu'on pourrait appeler propriété commune.
Celle-ci consiste non pas seulement dans les biens matériels, mais également dans la liberté et la
vie. S’agissant des biens matériels, Locke considère que la terre a été donnée en commun à tous
les hommes ; malgré cela, les hommes peuvent acquérir une part de la terre, par le travail qui est
un élément qu'on peut appeler, pour emprunter le terme Shelton, 10 un élément de médiation. Le
travail effectué sur la terre permet en effet de l’arracher à la nature ; l’homme passe ainsi à une
propriété exclusive grâce à son travail. Tant qu’il y a une abondance de terre, chacun peut

9
Ibid, p18
10
SAINTYL Shelton (2023), Propriété et conflit dans le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau,UEH, p.16.
légitimement s’approprier des terres ; en revanche, cela devient plus difficile lorsqu’il en reste
peu. Ainsi, dans le prolongement des lois naturelles, les hommes doivent laisser aux autres
suffisamment de terres nécessaires à leur conservation. L’homme ne doit également prendre que
ce qui lui est nécessaire dans la nature, seulement dans le but de sa propre conservation. Des
limites du droit de propriété existent donc, et se fondent sur les lois naturelles.

Dans l'état de nature, selon la peinture que nous présente Locke, les hommes comme être
naturellement rationnels sont libres et égaux, ils ont de quoi pour faciliter le vivre ensemble.
Alors, si les hommes sont heureux, qu'est-ce qui explique la nécessité de rentrer à l'État civil? Ce
bonheur apparent présent à l'état de nature chez Locke n'est-il pas précaire dans la mesure où
chacun a le droit sur chacun, et chacun peut s'en servir? Certains ont le mérite d'avoir souligné
l'ambivalence qui a dans la pensée de Locke, toutefois on doit admettre qu'ils se sont parfois
trompés sur le lieu où se trouve cette ambivalence dans la pensée. L'une des raisons
fondamentales qui a suscité la nécessité la sortie de l'état de nature est l'absence d'un souverain
fort et impartial. En absence de tiers impartial, les hommes règlent eux-mêmes leurs conflits.
Afin d’assurer leur propre conservation et celle des autres, ils peuvent recourir à tous moyens.
Eux-mêmes interprètent comme ils l’entendent la loi naturelle puis l’appliquent pour punir ceux
qui y contreviennent. Aucune entité n’est donc présente pour dire la loi naturelle et la faire
respecter. Cela peut conduire et conduira nécessairement à une guerre entre les hommes. D'où la
dégénérescence de l'état de nature en ce que Locke appelle état de guerre.

● L'état de nature chez Rousseau


Par le fait de ne pas vouloir réduire l'homme à son existence sociale, Rousseau est devenu
l'un des théoriciens de l'homme à l'état de nature le plus original. Il se distingue des autres
philosophes contractualistes de son époque par sa volonté d'aller à l'essence primordiale de l'état
de nature et non de son apparence historique. Pour l'auteur du Contrat social, l'état de nature
n'est pas une phase primitive de la vie civilisée et collective des hommes, mais plûtot un état
purement hypothétique qui reste en dehors du calendrier historique du progrès de la civilisation.
Rousseau s'éloigne et critique, à tort ou à raison, certain théoricien de l'état de nature, en jugeant
qu'ils n'ont pas eu un savoir suffisante, exact et précis de l'état de nature. Il le dit clairement dès
le commencement de son texte que,
Les Philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous senti la nécessité de
remonter jusqu’à l’état de Nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé. Les uns n’ont point balancé à supposer à
l’Homme dans cet état, la notion du Juste et de l’Injuste, sans se soucier de montrer qu’il dût avoir cette
notion, ni même qu’elle lui fût utile : D’autres ont parlé du Droit Naturel que chacun a de conserver ce qui
lui appartient, sans expliquer ce qu’ils entendaient par appartenir ; D’autres donnant d’abord au plus fort
l’autorité sur le plus faible, ont aussitôt fait naître le Gouvernement, sans songer au temps qui dut s’écouler
avant que le sens des mots d’autorité et de gouvernement pût exister parmi les Hommes : Enfin tous,
parlant sans cesse de besoin, d’avidité, d’oppression, de désirs, et d’orgueil, ont transporté à l’état de
Nature des idées qu’ils avaient prises dans la Société ; Ils parlaient de l’Homme Sauvage, et ils peignaient
l’Homme Civil.11
Cette méconnaissance de l'homme naturelle, nous dit Rousseau, est en grande partie à la base du
malheur de l'homme civilisé parce que ce dernier ne connait, en réalité, rien de l'homme à l'état
de pure nature. C'est pourquoi il nous dit que; « c’est en vain que nous voudrons déterminer la
loi qu’il a reçue ou celle qui convient le mieux à sa constitution 12 » tant que nous ne connaissons
pas l'homme à l'état de pure nature. Il est important d'aller au genèse de l'homme afin de
comprendre son devenir. Et cette genèse se trouve nécessairement selon Rousseau à l'état de pure
nature.

La démarche philosophique de Rousseau a apparemment une singularité par rapport aux autres
démarche, cette singularité est liée au fait qu'il est l'un des penseurs, pour ne pas dire l'unique
penseur de l'état de nature dans conception primordiale ou originelle. Il essaie constamment de
purifier sa pensée de tous les éléments pouvant masquer l'essence primordiale, originelle de l'état
de nature, tout en se débarrassant de toute observation empirique. Il s'efforce tant d'avoir une
idée exacte de l'état de pure nature tout simplement parce que ce qui l'intéresse d'abord et avant
tout c'est l'homme. D'ailleurs, c'est dans cette perspective de clarté et de purification que
Rousseau nous dit ce qui suit: « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent
point à la question. Il ne faut pas prendre les Recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce
Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et
11
JEAN-JAQUES Rousseau(2008), Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes, Paris, Flammarion, p.44
12
Ibid. p56.
conditionnels ; plus propres à éclaircir la Nature des choses, qu’à en montrer la véritable
origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du
Monde.13 » Contrairement à Locke, l'état de nature de Rousseau ne se réfère à aucun lieu et c'est
une tentative qui se veut totalement hypothétique et idéelle. Il veut dépouiller l'homme de tout ce
qu'il a reçu qui vient hors de la nature. Il admet lui-même que sa démarche est conjecturale et
imaginaire.

Il n'y a pas de plus utile et de plus importante pour Rousseau parmi les connaissances humaines
que celle de l'homme. Et ceci pour une raison qui lui semble fondamentale, nous n'arriverons pas
à une compréhension de l'inégalité qui a dans la société sans passer au préalable par l'étude de
l'homme. C'est pourquoi il juge nécessaire d'asseoir presque toute son entreprise philosophique
sur son anthropologie. Parce que cette dernière semble lui donner la possibilité de distinguer
l'homme dans sa dimension naturelle et culturelle. Cependant, on pourrait se demander est-ce
que Rousseau arrive à rendre compte de l'homme dans sa dimension naturelle?

Malgré le niveau de progrès avancé de la Raison, l'évolution fulgurante des sciences et des arts,
le discours rationnel n’arrive pas à donner un objet fixe et stable à l’état de nature. Disons mieux,
dans le cas Rousseau, la description reste apparemment fictive. On trouve pas mal de
construction langagière. Prenons le cas de l'idée du bon sauvage, ainsi que l'idée de l'homme
primitif sont des exemples évidents où la raison tente de compenser un vide qui se trouve dans la
façon de penser l'état de nature. Tout cela traduit ce que nous appelons un manque de réalisme
dans l'état de nature tel que penser par Rousseau. D'ailleurs, l'auteur du contrat social a cette
particularité de reconnaitre ce manque qui est lié à sa façon de penser l'état de nature. Et même
son promeneur solitaire reconnait tout à fait la dimension imaginaire de ses aventures et n’a pas
la prétention d’offrir une image exacte et précise de l’état de nature.

L'un des brillants commentateurs de Rousseau qui a vu juste au sujet de ce manque est Jean
Starobinski. Il établit une distinction importante dans la pensée de Rousseau dans son texte titré :
Jean Jacques Rousseau. Il nous dit dans un premier temps qu'il y a l'idée d'une nature perdue,
c'est-à-dire un état de nature que nous ne pourrons jamais retrouver, et dans un second temps, il

13
Ibid p.45
nous parle de l'idée d'une nature cachée, une nature qui se trouve à l'intérieur de chacun de nous à
l'état latent, de manière potentielle, déformée et masquée. Le premier concept de l’état de nature
se situe du côté du manque et de l’objet perdu tandis que le deuxième se si-tue plutôt du côté du
processus de refoulement que la civilisation impose brutalement à l’état de nature. Un état de
répression qui nous empêche de retrouver le bonheur de cet état et qui se situe ensuite à l’origine
du malheur de l’homme civilisé. Starobinski nous dit que Rousseau nous parle « d’une nature
que l’on peut masquer mais qui ne sera jamais détruit 14 ». De là étant, une interrogation plus
qu'importante s'impose. Est-ce que cette idée de Starobinski ne traduit pas un certain espoir de
Rousseau de retrouver ses traits originels, par un retour à soi à travers une introspection, une
vraie libre association des idées, qui nous permettrait de dépasser les apparences de la
civilisation? Comment peut-on penser le retour vers un état purement imaginaire? Il semble
qu'on ne devrait pas confondre le retour vers soi avec le retour à l'état de nature. Parce que,
Starobinski nous dit que, « La connaissance de soi équi-vaut à une réminiscence, mais ce n’est
nullement par un effort de mémoire que Rousseau retrouve ces «premiers traits», qui
appartiennent pourtant à un monde antérieur15 ». Tout cela pour dire que finalement, il «n’a pas
eu à remonter au commencement des temps, il lui a suffi de se peindre lui-même et de se
rapporter à sa propre intimité»16 pour trouver les caractéristiques de l’homme à l’état de nature.

Aucun retour vers l'état de nature n'est possible chez Rousseau, c'est un bonheur perdu pour
toujours et à jamais. Cependant, on peut toujours s'en rapprocher en repensant la civilisation à la
lumière des traits originaires qui nous en restent il est peut-être possible que l’homme puisse
obtenir une certaine conscience de la décadence civilisationnelle et qu’il prenne du recul vis-à-
vis de ses apparences trompeuses, comme l’idée du progrès. Depuis son premier discours 17,
Rousseau commençait déjà à critiquer l'orientation qu'on a donnée à notre civilisation. Faut-il
préciser qu'on parle de la civilisation occidentale qui se pose prétendument comme étant la plus
grande et l'unique civilisation. Il pense qu'on aurait pu la donner une autre orientation. Et cette
idée allait être développée plus tard par les philosophes de la première génération de l'École de
Francfort à savoir: Max Horkheimer et Théodore Adorno 18, critiquant de manière drastique la
14
JEAN Starobinski (1971), Jean Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, p.30
15
Ibid, p.31
16
Ibid,p.31
17
JEAN JACQUES Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, Paris, GF-Flammarion
18
MAX Horkheimmer, THÉODOR Adorno, La dialectique de la Raison...
Raison, qui devrait préalablement servir comme instrument libération, est devenu un instrument
de domination. Rousseau anticipait déjà l'idée de repenser la civilisation, en passant par
l'éducation avec son fameux texte, L’Emile ou de l'éducation. Car, Repenser l’éducation, ainsi
que la construction du contrat social, sont nécessaires pour pouvoir penser une société dans
laquelle le principe de la réalité ne sera plus répressif l’égard des «traits originaires» de l’état de
nature et cela ne commence que par une connaissance approfondie de soi.
Si l'homme, comme l'admet Rousseau, est naturellement bon, alors qu'est-ce qui explique ce
choix dévastateur. Comment un être qui est doté d'une bonté naturelle arrive-t-il à donner une
orientation aussi destructrice à sa civilisation? Ces questions nous permettent d'avancer deux
points importants dans la philosophie de Rousseau. L'homme est un être libre et perfectible. Le
fait que l'homme soit libre cela signifie qu'il peut faire des choix et qu'il n'est pas naturellement
destiné à se coller à la nature, toutefois déterminer par cette dernière, l'homme a quand même des
alternatifs et ceci grâce à la raison. Dans ce même ordre d'idée, Rousseau précise qu'il ne voit:

[...] dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se
remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la
déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la
Nature seule fait tout dans les opérations de la Bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en qualité
d’agent libre. L’un choisit ou rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ; ce qui fait que la Bête ne
peut s’écarter de la Règle qui lui est prescrite, même quand il lui serait avantageux de le faire, et que
l’homme s’en écarte souvent à son préjudice19.

Parmi tous les animaux, l'homme a cette particularité, il est un agent libre, il n'est pas toujours
dans l'obligation de faire le jeu de la nature. Il a aussi des marches de manœuvres contrairement
aux autres animaux. L'homme peut changer d'état, il peut passer d'un état A à un état B. Et
d'ailleurs, c'est ce qui va arriver avec son passage de l'état de nature à l'état civil.

L'homme est naturellement bon chez Rousseau, en plus de cela, il est libre, il peut faire des
choix. Cependant, il ne fait pas toujours de bon choix. Cela s'explique par le fait que l'homme un
être perfectible. Il est aussi capable du bon que du pire. La perfectibilité, nous dit Rousseau, est
une autre caractéristique principale de l'homme, c'est d'ailleurs une qualité très spécifique et
incontestable. « C’est la faculté de se perfectionner ; faculté qui, à l’aide des circonstances,
19
JEAN JACQUES Rousseau, opcit, p.51
développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l’espèce que dans
l’individu, au lieu qu’un animal est, au bout de quelques mois, ce qu’il sera toute sa vie, et son
espèce, au bout de mille ans, ce qu’elle était la première année de ces mille ans 20. » La
perfectibilité chez Rousseau peut être perçue comme une arme à double tranchant. Elle peut être
à la fois un remède et un poison. C'est ce qui fait advenir tous les autres. Elle est une faculté
potentielle, qui est chez l'homme à l'état latente, elle est une simple condition de possibilité.

L’homme en tant qu’être libre et perfectible est capable de vivre à l’état de nature comme à l’état
civil. Ce changement n’est pas sans conséquence, car l’homme n’en sortira pas indemne.
Rousseau nous dit dans son texte, Du contrat social, que « Ce changement de l’état de nature à
l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa
conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait
auparavant. Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit
illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre, ce qu’il gagne c’est la liberté civile et la
propriété de tout ce qu’il possède 21». D’après Rousseau, il est important de repenser les lois du
contrat social à la lumière des traits originaires de l’état de nature afin d’assouplir les rapports
des hommes entre eux. L’état de nature est considéré par Rousseau comme étant l’idéal à suivre.
C’est pourquoi avant de proposer un nouveau contrat social, il critiquait dans un premier temps,
dans la seconde partie du second discours, le contrat qui ne respectait pas l’équilibre qui devrait
exister entre l’idée de l’homme naturel et l’idée du citoyen.

Rousseau a voulu défaire l’état de nature de tous les éléments qui a sa source dans la civilisation
afin de le penser de manière plus originellement possible. Il a toujours voulu décrire la nature de
façon originelle. Et son pessimisme à l’égard de l’idée du progrès de la science se trouvait à la
base de son entreprise, sa lutte contre la raison instrumentale prônée par les Lumières a donné à
sa pensée une autre dimension jusqu’à ce que d’autres philosophes l’ont repris dans d’autres
domaines philosophiques tels que Kant dans le domaine de l’éthique, Engels dans le domaine du
matérialisme, et certains philosophe de l’École de Francfort dans la philosophie sociale.

20
Ibid,p.52
21
JEAN-JACQUES Rousseau (1966), Du contrat social, Paris, Flammarion,p.55

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