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CHAPITRE INTRODUCTIF

LE CONCEPT DE SOUVERAINETE

1. Au plan lexicologique, le mot souveraineté apparaît en 1283, le mot souverain


apparaît, lui, dès le milieu du XIIe siècle à partir de latin moyen superus qui dérive du latin
classique superus (supérieur) étymologiquement, le mot sert à désigner le statut de celui qui a
le pouvoir de gouverner sur un territoire et ses habitants1. Mais la souveraineté ne devient un
concept juridique central, aussi bien en droit civil (comme on désignait alors le droit positif
interne) qu’en droit des gens que progressivement et à partir du XVI e siècle2. Sa signification
évoluera. Conçue au départ comme le pouvoir d’un Léviathan sans supérieur et sans égal, elle
sera domestiquée à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle pour s’affirmer avec la Charte
des Nations Unies comme un droit à l’indépendance. Cette évolution a évidemment un effet
sur les rapports entre les concepts de souveraineté et de droit international.

Section I. Définition de la souveraineté

2. Le concept contemporain de souveraineté pose trois séries de problèmes qu’il s’agit de


distinguer. Le premier a trait à sa consistance, le deuxième a trait à sa divisibilité, le troisième
a trait à sa signification logique. Ces problèmes peuvent être formulés comme suit : la
souveraineté consiste-t-elle en un pouvoir ou en la qualité du pouvoir ? La souveraineté
extérieure de l’Etat est-elle distincte de sa souveraineté intérieure ? La souveraineté désigne-t-
elle un fait ou une norme ?
§ 1. Souveraineté pouvoir ou qualité du pouvoir ?
3. La souveraineté a reçu, au moins, trois acceptions identifiées par Raymond Carré de
Malberg :
« Dans son sens originaire, il (le mot souveraineté) désigne le caractère suprême de la puissance
étatique. Dans une seconde acception, il désigne l’ensemble des pouvoirs compris dans la puissance
de l’État et il est par suite synonyme de cette dernière. Enfin, il sert à caractériser la position
qu’occupe dans l’État le titulaire suprême de la puissance étatique et, ici, la souveraineté est identifiée
avec la puissance de l’organe »3.
Michel Troper a affiné la troisième de ces acceptions et l’a analysée, elle-même, en trois
moments :
« La qualité de l’organe qui n’a pas de supérieur parce qu’il exerce la puissance la plus élevée c’est-à-
dire la puissance législative ou qu’il participe à cet exercice ; la qualité de l’organe qui est au-dessus
de tous les autres ; la qualité de l’être au nom duquel l’organe qui n’a pas de supérieur exerce sa
puissance »4.
Nous pouvons, pour les besoins de l’analyse, écarter les définitions spécifiques au souverain,
au titulaire de la souveraineté, pour ne retenir que celles relatives à la souveraineté elle-même

1. Dictionnaire de la langue française, Hachette, 1981.


2. Slim Laghmani, Histoire du droit des gens. Du jus gentium impérial au jus publicum europaeum, Paris, Pedone, 2004, pp.
83 et ss.
3. CARRE DE MALBERG (Raymond), Contribution à la théorie générale de l’État, T. I, pp. 69 et ss : « La notion française de la

souveraineté », Paris, Sirey, 1920, Réimp. CNRS, 1962, voir p. 79.


4. TROPER (Michel), « Le titulaire de la souveraineté », 17th World Congress, Challenges to law at the end of the XX th

century, Bologne du 16 au 20 juin 1995, Vol. 7 des travaux du congrès publiés par la Revue européenne de philosophie du
droit et d’informatique, pp. 86-9, voir p. 87. Cf. TROPER (Michel), « Souveraineté », in. ARNAUD (André-Jean), Dictionnaire
encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 2e éd., 1993.

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et on peut constater qu’il y en a deux : la souveraineté désigne soit la qualité du pouvoir
(suprématie) soit le pouvoir lui-même (puissance).
4. Ces deux acceptions sont déjà présentes chez les premiers théoriciens de la
souveraineté : Jean Bodin et Charles Loyseau. Tous deux définissent la souveraineté aussi
bien comme qualité du pouvoir que comme le pouvoir lui-même.
Pour le premier, « la souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République...
c’est-à-dire la plus grande puissance de commander », mais elle est également « le pouvoir
de donner loi à tous en général et à chacun en particulier et ne la recevoir que de Dieu »5. Le
pouvoir de donner et de casser la loi est la première de ce que Jean Bodin nomme les « vraies
marques de la souveraineté », mais elle n’est pas la seule, les autres marques de la
souveraineté étant le droit de juger à titre suprême, de créer des offices, de battre monnaie et
le droit de faire la guerre et de conclure la paix6.
Pour Loyseau, « la souveraineté consiste en puissance absolue c’est-à-dire parfaite et entière
de tout point ; et par conséquent elle est sans degré de supériorité car celui qui a un
supérieur ne peut être suprême et souverain », mais il ajoute que « le droit de forger la
monnaye dépend de la souveraineté » et qu’il « n’appartient qu’au souverain de faire les
lois »7.
5. Le rapport entre ces deux acceptions de la souveraineté est double, il peut s’analyser
au plan théorico-idéologique et au plan historique.
Aux plans théorique et idéologique, la souveraineté entendue comme pouvoir peut être
déduite de la souveraineté entendue comme qualité. Le Souverain doit pouvoir disposer des
pouvoirs qui donnent un sens à sa qualité. Il ne peut être suprême si les compétences qui
réalisent cette suprématie lui échappent. De ce point de vue, la souveraineté comme qualité
requiert et, par là même, justifie la souveraineté comme pouvoir de l’État.
Au plan historique, le rapport entre ces deux aspects de la souveraineté est également certain
sauf qu’il s’est établi en sens inverse : c’est la conquête progressive qui s’est étalée sur plus de
trois siècles par les rois des pouvoirs essentiels dans l’État qui a permis d’affirmer au bout du
compte la suprématie du pouvoir de l’État. Dans cette perspective, la souveraineté comme
qualité est la conséquence de la souveraineté comme pouvoir 8.
6. Le concept juridique de souveraineté a, donc, deux significations que l’on peut
aujourd’hui tenir pour séparées. En effet, de nombreux auteurs rejettent le rapport qui a pu
s’établir de par le passé entre la souveraineté comme pouvoir, ou puissance ou encore comme
la somme « des compétences, des pouvoirs, des droits » et la souveraineté comme qualité,
« comme degré de puissance »9. Ils posent le problème en termes d’alternative, la
souveraineté étant soit l’un soit l’autre avec une préférence marquée pour la souveraineté
comme degré de puissance. Carré de Malberg lui-même, bien qu’il admette l’existence de
plusieurs significations, écrit :

5. BODIN (Jean) (1530-1596), Les Six livres de la République, (1576), Lyon, Cartier, 10e éd. 1593, réimp. Paris, Fayard, 1986 ;
Fragments De la République, Lib. De Medicis& Aalen, Darmstadt Scientia Verlag, 1977, voir L. I, Ch. 8.
6. BODIN (Jean), op. cit., L. I, Ch. 8 et 10.
7. LOYSEAU (Charles) (1564-1617), Traité des Seigneuries, Ch. IV n° 4 à 9, voir CARRE DE MALBERG (Raymond), op. cit., T. I,

pp. 75 et ss ; RIGAUDIERE (Albert), « L'invention de la souveraineté », Pouvoirs, 1993, n° 67, pp. 5-20.
8. Sur cette question voir : DAVID (Marcel), La souveraineté et les limites juridiques du pouvoir monarchique du IX e au XVe

siècle, Paris, Dalloz, 1954 ; GUGGENHEIM (Paul), « La souveraineté dans l'histoire du droit des gens. Les conceptions des
glossateurs et des commentateurs », Mélanges offerts à H. Rolin, Problèmes de droit des gens, Paris, Pedone, 1964, pp. 134-
146 ; TRUYOL Y SERRA (Antonio), « Souveraineté », Vocabulaire fondamental du droit, Archives de Philosophie du Droit,
1990, pp. 313-328 ; ELLUL (Jacques), « Remarques sur les origines de l’État », Droits, 1992, 15, pp. 11-17 ; RIGAUDIERE
(Albert), « L'invention de la souveraineté », Pouvoirs, 1993, n° 67, pp. 5-20.
9. Nous empruntons ces expressions à COMBACAU (Jean), « Pas une puissance, une liberté : la souveraineté internationale

de l'Etat », Pouvoirs, 1993, n° 67, pp. 47-58, voir pp. 48-49.

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« Pris dans son acception précise, le mot souveraineté désigne non pas une puissance, mais bien une
qualité une certaine façon d’être, un certain degré de puissance. La souveraineté c’est le caractère
suprême d’un pouvoir »10. Il considère que la définition de la souveraineté comme puissance de l’État
est une « erreur », « une confusion grave »11.
7. Mais cette tendance doctrinale n’est pas exclusive. La définition de la souveraineté
comme somme de compétences subsiste, il suffit pour s’en rendre compte de rappeler, par
exemple, la jurisprudence du Conseil constitutionnel français relative à ce qui a été, selon les
cas, nommé « limitations de souveraineté »12, « transfert de souveraineté »13 ou « conditions
essentielles d’exercice de la souveraineté” »14. Dans tous ces cas, c’est le transfert de
compétences qui était en cause.
La jurisprudence internationale emploie également le concept de souveraineté dans ce sens.
Ainsi, par exemple, Dans l’affaire du Statut juridique du Groënland Oriental, la CPIJ a
déclaré :
« La législation est l’une des formes les plus frappantes de l’exercice du pouvoir souverain »15.
Dans l’arrêt du 12 juillet 1929 relatif à l’Affaire concernant le paiement de divers emprunts
serbes émis en France la même Cour déclare :
« C’est un principe généralement reconnu que tout Etat a le droit de déterminer lui-même ses
monnaies. »16
La CPJI a également utilisé l’expression "droits souverains" ou "droits de souveraineté", qui
renvoient à la souveraineté conçue comme somme de compétences, dans l’arrêt relatif à
l’affaire du Vapeur Wimbledon et dans l’avis relatif à la Commission européenne du Danube :
« Sans doute, toute convention engendrant une obligation de ce genre, apporte une restriction à
l'exercice des droits souverains de l'Etat, en ce sens qu'elle imprime à cet exercice une direction
déterminée. »17
« Ainsi que la Cour a eu l'occasion de le dire dans ses arrêts et avis précédents, une restriction à
l’exercice de ses droits de souveraineté, qu’un État a accepté par traité, ne saurait être considérée
comme une violation de sa souveraineté. »18
8. La définition de la souveraineté comme puissance ou comme somme de compétences
et la détermination de ce que Jean Bodin a nommé "les marques de la souveraineté" a pour
fonction de protéger ce que le souverain estime être les conditions minima d’exercice de la
souveraineté en deçà desquelles il perdrait cette qualité. Mais il convient de noter que, pour
deux raisons, une telle fonction ne peut être efficacement réalisée par ce concept de
souveraineté. La première raison a été magistralement exposée par Kelsen :
« Cette notion matérielle de souveraineté doit visiblement donner la solution au problème suivant :
quel ensemble d’attributions une collectivité doit-elle avoir pour être considérée comme un Etat
souverain ? Si, en posant cette question, on cherche à préciser la limite qui séparerait l’Etat souverain
de l’Etat qui ne l’est pas ou ne l’est qu’à moitié ou même du corps social qui ne serait plus un Etat du

10. CARRE DE MALBERG (Raymond), op. cit., T. I, p. 70, § 26 ; voir dans le même sens et à titre d’exemple AGLAE (Marie-
Joseph), « La souveraineté transfigurée », R.R.J., Droit Prospectif, 1995, 3, n° 62, pp. 925-950.
11. CARRE DE MALBERG (Raymond), op. cit., T. I, p. 76-77, § 29.
12. Décision n° 76-71 du 29-30 décembre 1976.
13. Ibid.
14. Décision n° 70-39 du 19-6-1970, Décision n° 85-188 du 22-5-1985, Décision n° 91-294 du 25-7-1991 et Décision n° 92-308

du 9-4-1992. Voir LAGHMANI (Slim), « Suprématie de la constitution et transfert de souveraineté », (juillet 1998) in
Constitution et droit international, Recueil des Cours de l'Académie Internationale de Droit Constitutionnel n° 8, Tunis, CPU,
2000, pp. 79-126.
15. Danemark c. Norvège, arrêt du 5 avril 1933, série A/B, n° 53, p. 48.
16. France c. Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, arrêt du 12 juillet 1929, Série A, n° 20, p. 44.
17. CPJI, Affaire du vapeur "Wimbledon", Royaume-Uni, France, Italie, Japon c. Allemagne, arrêt du 17 août 1923, Série A, n°

1, p. 25.
18. CPJI, Compétence de la Commission européenne du Danube entre Galatz et Baraïla, avis du 8 décembre 1927, Série B, n°

14, p. 36.

3
tout, on va nécessairement au-devant d’un échec. Car le nombre des variations possibles est trop
considérable et les transitions trop insensibles en la matière pour que l’on puisse sans arbitraire tracer
des lignes séparatrices très nettes »19.
La deuxième raison tient au fait que la souveraineté, entendue comme somme des
compétences, s’analyse en une série de normes d’abord, et de normes s’analysant en des
droits, ensuite. Dire que la souveraineté c’est, par exemple, le pouvoir de donner et de casser
la loi, de battre monnaie et de lever l’impôt n’implique pas que l’Etat, en fait, exerce ces
compétences ou qu’il doive les exercer, cette formule implique seulement qu’il est reconnu à
l’Etat le droit de les exercer et que nul ne peut l’en priver sans son consentement. L’Etat lui
pouvant à cet égard s’autolimiter comme il l’entend. C’est dire que nous partageons l’opinion
qui identifie la souveraineté à la qualité du pouvoir de l’Etat et non à ce pouvoir lui-même20.
§ 2. Souveraineté intérieure et souveraineté extérieure : unité ou dualité ?
9. Au plan externe, la souveraineté a, d’abord, pour fonction de permettre l’identification
de l’Etat. Les éléments constitutifs de l’Etat (territoire, population, gouvernement) ne sont
pas, en tant que tels, spécifiques à la forme étatique : une entité fédérée dispose de tels
éléments sans pour autant constituer un Etat. La marque distinctive de l’Etat est la qualité de
son pouvoir, sa suprématie : l’Etat est le seul pouvoir qui, juridiquement parlant, ne dépend
d’aucun autre. Dès lors, pour identifier l’Etat, le seul critère à prendre en compte est celui de
la souveraineté :
« L’Etat est communément défini comme une collectivité qui se compose d’un territoire et d’une
population soumis à un pouvoir politique organisé » et « se caractérise par la souveraineté »21.
10. Nous ne souscrivons donc pas à l’opinion selon laquelle, il y aurait deux concepts de
souveraineté, l’un interne et l’autre international. Et notamment à l’opinion de M. Alain Pellet
qui écrit :
« ... dans l’Etat, la souveraineté ... est concentrée dans les mains d’un seul organe ou d’un seul corps ;
elle apparaît alors comme un pouvoir suprême, un imperium qui n’est, juridiquement au moins,
concurrencé par aucun autre et ne connaît ni supérieur ni égal. Rien de tel dans l’ordre international...
Certes les Etats souverains n’y ont pas de « supérieurs », mais ils sont tous égaux (...) sauf à nier
l’existence de la société internationale. »22
L’opposition développée par Alain Pellet entre suprématie et égalité, ne nous semble pas
valide : la suprématie suppose nécessairement l’absence de supérieur, elle ne suppose pas
nécessairement l’absence d’égal. L’égalité n’est pas étrangère à la souveraineté, elle lui est
consubstantielle : dire des Etats qu’ils sont juridiquement égaux n’est rien d’autre que
d’affirmer qu’ils sont souverains, qu’aucun d’eux n’a, en droit, de supérieur. L’égalité n’est
rien d’autre que la signification qu’a la souveraineté dans les relations entre les Etats. Si la
souveraineté implique, à l’intérieur, le droit de commander, elle implique, à l’extérieur, le
droit de ne pas être commandé. Mais l’Etat ne peut jouir du droit de commander dans les

19. Ibid. loc. cit.


20. Voir dans le même sens : CONSTANTINESCO (Vlad) et MICHEL (Valérie), « Compétences communautaires », Répertoire
communautaire Dalloz, 2002, pp. 8-9 : « Une approche souvent utilisée est celle que l’on peut appeler « quantitative » : elle
consiste à présenter la souveraineté de l’Etat, analysée de façon matérielle, comme un ensemble ou une somme de
compétences (…). A cette conception de la souveraineté, on peut en préférer une autre que l’on peut appeler
« qualitative ». Selon celle-ci, la souveraineté ne s’épuise pas dans une énumération additive de compétences mais elle est
quelque chose d’autre (…). Si la souveraineté doit être comprise comme la source des compétences de l’état – et non
comme leur somme- c’est parce qu’elle est le support et la condition d’existence des compétences étatiques (…). Cf.
LAGHMANI (Slim), « Les défis à la souveraineté », in La souveraineté aujourd’hui, (Troisièmes Journées Tuniso - Françaises
de Droit Constitutionnel), Tunis, A.T.D.C. - C.P.U., 1998, pp. 5-28.
21. Commission d’arbitrage de la Conférence européenne pour la paix en Yougoslavie, avis n° 1 du 29 mars 1991.
22. PELLET (Alain), « Le Conseil constitutionnel, la souveraineté et les traités. A propos de la décision du Conseil

Constitutionnel du 31 décembre 1997 (Traité d’Amsterdam) », Les Cahiers du Conseil Constitutionnel, 1998, 4, pp. 115-122,
voir p. 115.

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limites de ses frontières que s’il n’est pas commandé par un pouvoir extérieur. Il nous semble
donc plus juste, à la suite de Carré de Malberg, de dire que
« la souveraineté externe n’est pas autre chose que l’expression au regard des Etats étrangers de la
souveraineté intérieure d’un Etat »23
On peut, certes, comme le fait Kelsen, distinguer
« entre les droits de souveraineté intérieure - qui comprendraient le droit de l’Etat de se donner à lui-
même ses lois et de les exécuter, etc. - et droits de souveraineté extérieure où rentreraient le droit de
libre commerce avec les Etats étrangers... le droit de conclure des traités, le droit à l’intégrité du
territoire etc. » 24
Mais une telle distinction ne remet pas en cause l’unité du concept de souveraineté. La
souveraineté est la source des compétences de l’Etat, ces compétences sont différentes de part
leur objet, certaines ont pour objet les pouvoirs qu’exerce l’Etat dans les limites de son
territoire, d’autres ont pour objet les relations internationales de l’Etat, mais toutes ont en
commun d’être, précisément, souveraines.
§ 3. La souveraineté : norme ou fait ?
11. Nous partirons pour construire notre raisonnement de définitions doctrinales et
jurisprudentielles de la souveraineté. La définition la plus synthétique de la souveraineté se
trouve dans la sentence M. Huber, rendue dans l’Affaire de l'Ile Palmas :
« La souveraineté, dans les relations entre États, signifie l'indépendance. L'indépendance
relativement à une partie du globe est le droit d'y exercer, à l'exclusion de tout autre État, les
fonctions étatiques. »25
On y lit une équivalence entre souveraineté et indépendance. On retrouve cette équivalence
souveraineté – indépendance dans bien d’autres arrêts, avis et sentences arbitrales.
« A l’égard du second problème... à savoir si le droit de réglementation peut être raisonnablement
exercé par la Grande Bretagne sans le consentement des Etats-Unis. Considérant que la
reconnaissance au profit des Etats-Unis d'un droit concurrent de sanction affecterait l'indépendance
de la Grande Bretagne qui serait placée ainsi, sous la dépendance des Etats-Unis pour l'exercice de
son droit souverain de réglementation... »26
« Cette règle [l'article 17 du Pacte de la SdN] ne fait du reste que reconnaître et appliquer un
principe qui est à la base même du droit international : le principe de l'indépendance des États. »27
« L'indépendance de l'Autriche doit s'entendre du maintien de l'existence de l'Autriche dans ses
frontières actuelles comme État séparé restant seul maître de ses décisions aussi bien dans le
domaine économique que dans le domaine politique, financier ou autre… Que l'établissement de ce
régime (d'union douanière) ne constitue pas par lui-même un acte d'aliénation de l'indépendance de
l'Autriche, on ne saurait guère le contester, car l'Autriche ne cesse pas par-là d'être, dans l'intérieur
de ses frontières, un État distinct y ayant son propre gouvernement ainsi que sa propre

23. CARRE DE MALBERG (Raymond), Contribution à la théorie générale de l’Etat, Paris, Sirey, 1920, Réimp. CNRS, 1962, voir
T. I, p. 71.
24. KELSEN (Hans), "Les rapports de système entre le droit interne et le droit international public", RCADI, 1926, IV, pp. 231-

329, voir p. 312.


25. CPA, Sentence M. Huber, Affaire de l'Ile Palmas, États-Unis d'Amérique c. Pays-Bas, sentence arbitrale du 4 avril 1928 :

“Sovereignty in the relations between States signifies independence. Independence in regard to a portion of the globe is
the right to exercise therein, to the exclusion of any other State, the functions of a State.”, RSA, vol. II, p. 838, http:
//legal.un.org/riaa/cases/vol_II/829-871.pdf
26. CPA, Affaire des Pêcheries de l'Atlantique Nord, Royaume-Uni c. Etats-Unis d'Amérique, sentence arbitrale du 7

septembre 1910, RGDIP, 1912, p. 459, RSA, vol. XI, pp. 167-226, voir p. 186 : “Now with regard to the second contention
involved in Question I, as to whether the right of regulation can be reasonably exercised by Great Britain without the
consent of the United States: Considering that the recognition of a concurrent right of consent in the United States would
affect the independence of Great Britain, which would become dependent on the Government of the United States for the
exercise of its sovereign right of regulation…”
27. CPJI, Statut de la Carélie Occidentale, Avis du 23 juillet 1923, Série B, n° 5, p. 27, http: //www.icj-

cij.org/pcij/serie_B/B_05/Statut_de_la_Carelie_orientale_Avis_consultatif.pdf

5
administration et, ... par la possibilité de dénoncer le traité, on peut dire que juridiquement l'Autriche
garde l'exercice éventuel de son indépendance. »28
12. On peut même considérer qu’il y avait notamment entre les deux guerres une nette
préférence pour le mot indépendance. Préférence qui s’explique par la volonté du Juge de
mettre en valeur l’idée que la souveraineté internationale ne consiste pas en un droit de
commander, mais en un droit de ne pas être commandé, ce qu’exprime clairement le mot
indépendance. Mais la question qui se pose alors est de savoir à quel niveau de langage on se
situe. L’indépendance est un fait, le fait de ne dépendre d’aucun autre, la souveraineté
désignerait-elle ce fait ? La souveraineté étant le critère de l’Etat, répondre par l’affirmative
reviendrait à dénier la qualité d’Etat à toute entité non indépendante. Comment comprendre
alors que l’UNESCO ait admis parmi ses membres l’Etat de Palestine29 ? Comment
comprendre la résolution 67/19 adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 29
novembre 2012 en vertu de laquelle elle « décide d’accorder à la Palestine le statut d’État non
membre observateur auprès de l’Organisation des Nations Unies »30 ?
13. Considérer que la souveraineté désigne un fait est une erreur, le résultat d’une
lecture rapide du dictum précité de l’affaire de l’Ile Palmas. Le juge Huber avait précisé que
« l'indépendance relativement à une partie du globe est le droit d'y exercer, à l'exclusion de
tout autre État, les fonctions étatiques ». La souveraineté n’est pas l’indépendance, c’est le
droit à l’indépendance. Un Etat peut ne pas être indépendant tout en étant souverain. Nous ne
pouvons donc suivre Pierre-Marie Dupuy quand il écrit :
« L’indépendance est à la fois la condition et le critère de la souveraineté ; une fois celle-ci reconnue à
une collectivité possédant par ailleurs les attributs de l’entité étatique, examinés plus loin, la
souveraineté jouera à son tour comme le garant de l’indépendance. Cette dernière constitue une
situation de pur fait, mais la souveraineté en constitue la formalisation juridique. »31
C’est au nom de leur souveraineté que les Etats dont le territoire est occupé par une ou des
puissances étrangères revendiquent leur indépendance. C’était le cas de l’Irak à la suite de la
guerre de 2003, c’est le cas de la Palestine aujourd’hui. C’était également le cas des
protectorats. C‘est ce qu’avait affirmé la CIJ dans l’Affaire relative aux droits des
ressortissants des États-Unis d'Amérique au Maroc :
« Le troisième groupe de traités concerne l'établissement du protectorat. Il comprend les accords qui
précédèrent l'établissement par la France d'un protectorat sur le Maroc, ainsi que le traité de Fez de
1912. En vertu de ce traité, le Maroc demeurait un État souverain, mais il concluait un accord de
caractère contractuel par lequel la France s'engageait à exercer certains pouvoirs souverains au nom et
pour le compte du Maroc et à se charger, en principe, de toutes les relations internationales du
Maroc. »32
La souveraineté a pour fonction de justifier et de garantir un droit à l’indépendance, mais elle
peut également justifier et fonder juridiquement la renonciation à l’indépendance à travers par
exemple la décision d’un Etat d’intégrer un Etat fédéral. Dans tous les cas, elle ne se confond
pas avec le fait de l’indépendance.

28. CPJI, Régime douanier entre l’Allemagne et l’Autriche (Protocole du 19 mars 1931), avis du 5 septembre 1931, Série A/B,
n° 41, p. 37 et ss, voir p. 45 et p. 52.
29. Résolution adoptée à la 11e séance plénière, le 31 octobre 2011. Disponible sur http:
//unesdoc.unesco.org/images/0021/002150/215084f.pdf
30. Assemblée générale, résolution 67/19 adoptée le 29 novembre 2012, Statut de la Palestine à l’Organisation des Nations

Unies. Voir : SALMON (Jean), « La qualité d’État de la Palestine », RBDI, 2012/1, pp. 13-40.
31. DUPUY (Pierre-Marie), « L'unité de l'ordre juridique international », RCADI, Volume 297, (2002), pp. 9-490., voir p. 95.
32. CIJ, Affaire relative aux droits des ressortissants des États-Unis d'Amérique au Maroc, France c. États-Unis d'Amérique,

arrêt du 27 août 1952, Rec. 1952, p. 188. C’est nous qui soulignons.

6
Alain Pellet a raison d’écrire que la souveraineté « ne désigne pas un pouvoir supérieur à tous
les autres, mais un pouvoir sans supérieur »33. Il aurait simplement dû ajouter « en droit ».
Cette définition de la souveraineté comme énonçant une norme et non comme décrivant un
fait se retrouve chez nombre d’auteurs :
Jules Basdevant « Le pouvoir de l’Etat de décider lui-même sans être soumis, en droit, à un pouvoir
extérieur et supérieur, tout en étant limité par ses propres engagements. »34
Jean Combacau : « Dans l’ordre international… affirmer de l’Etat qu’il est souverain signifie qu’on ne
trouve au-dessus de lui aucune autorité dotée à son égard d’une puissance légale … le fait de n’être le
sujet (au sens d’assujetti) d'aucun sujet (au sens de personne juridique). »35
Pierre-Marie Dupuy : « L’indépendance est à la fois la condition et le critère de la souveraineté ; une
fois celle-ci reconnue à une collectivité possédant par ailleurs les attributs de l’entité étatique… la
souveraineté jouera à son tour comme le garant de l’indépendance. Celle-ci constitue une situation de
pur fait dont la souveraineté réalise la formalisation juridique. »36
Juan-Antonio Carillo-Salcedo : « La souveraineté internationale peut donc être définie à la fois
comme l’expression et la garantie, de l’indépendance des Etats. Ainsi comprise, elle présente deux
aspects complémentaires : un aspect positif, le droit à l’exercice de la plénitude des compétences et
des pouvoirs de l’Etat et un aspect négatif, la négation de toute subordination juridique à une volonté
extérieure à celle de l’Etat. »37
14. Malgré les apparences, c’est cette même perception de la souveraineté que l’on
retrouve chez l’auteur qui a le plus exprimé la synonymie souveraineté indépendance et
affiché sa préférence pour le mot indépendance : Charles Rousseau notamment dans son cours
intitulé « L'indépendance de l'Etat dans l'ordre international ». L’auteur y définit
l’indépendance comme suit :
« L’indépendance de l’Etat implique à la fois l’exclusivité, l’autonomie et la plénitude de la
compétence. »38
Charles Rousseau définit l’indépendance par les caractères des compétences étatiques. La
compétence est un pouvoir conféré par le droit, une norme juridique. Nous sommes donc bien
à un niveau normatif non factuel.
Ces caractères des compétences étatiques énoncent des principes susceptibles d’exceptions, ils
correspondent à des droits non à des obligations. L’Etat peut donc y renoncer, ce faisant il ne
fait qu’exercer sa souveraineté dans la mesure, évidemment, ou cette renonciation émane de
sa volonté libre et ne résulte pas d’une contrainte.
En principe, l’Etat est seul compétent dans les limites de son territoire, mais il peut renoncer à
cette exclusivité en associant d’autres entités à l’exercice de celles-ci. Tel est le cas d’un Etat
qui ferait appel à l’OMS pour maitriser une épidémie, ou qui demanderait l’assistance
d’autres Etats ou d’ONG pour lutter contre une catastrophe naturelle ou qui ferait appel à ses
alliés pour se défendre d’une agression.
En principe, l’Etat détient toutes les compétences territoriales, mais rien ne l’empêche d’en
transférer certaines à d’autres entités, même les compétences qui correspondent à ce que

33. PELLET (Alain), « Le droit international à l'aube du XXIe siècle (La société internationale contemporaine - Permanences et
tendances nouvelles) », cours fondamental in Cours euro-méditerranéens Bancaja de droit international, vol. I, 1997,
Aranzadi, Pampelune, 1998, pp. 19-112, voir p. 50.
34. BASDEVANT (Jules), dir. Dictionnaire de la terminologie du droit international public, Paris, Sirey, 1960, voir p. 575.
35. COMBACAU (Jean), « L’Etat en droit international », in COMBACAU (Jean), SUR (Serge), Droit international public, 10e

édition Paris, Montchrestien, 2012, p. 236. C’est nous qui soulignons.


36. DUPUY (Pierre-Marie), KERBRAT (Yves), Droit international public, Paris, Précis Dalloz, 11e édition, 2012, § 32. C’est nous

qui soulignons.
37. CARRILLO-SALCEDO (Juan-Antonio), « Droit international et souveraineté des Etats. Cours Général de Droit International

Public », RCADI, Volume 257, (1996), pp. 35-222, voir p. 60. C’est nous qui soulignons.
38. ROUSSEAU (Charles), « L'indépendance de l'Etat dans l'ordre international », RCADI, Volume 73 (1948-II), pp. 167-253,

voir p. 220.

7
Bodin avait appelé « les vraies marques de la souveraineté ». Les Etats de la Zone euro n’ont-
ils pas transféré à la Banque centrale européenne le droit de battre monnaie ? Un Etat peut
également abolir des compétences, son droit de tuer par exemple. Tous les Etats membres du
Conseil de l’Europe l’ont fait.
Un Etat peut même renoncer à son autonomie, à la suprématie de ses compétences, mais à la
différence des deux cas précédents, s’il renonce à la suprématie, il renonce à son existence. Il
peut souverainement le faire, mais cela serait son dernier acte en tant qu’Etat.
La souveraineté, ainsi entendue, emporte des conséquences.
§ 4. Les principes d’interprétation dérivés de la souveraineté
15. Le Juge international a tiré les conséquences de ces caractères de la souveraineté au
plan de l’interprétation des règles du droit international. La première est que les limitations de
souveraineté ne se présument pas, la seconde est que les dispositions limitant la souveraineté
s’interprètent restrictivement.

1. Les limitations de souveraineté ne se présument pas.


16. Si l’on part du principe de la plénitude des compétences on doit présumer la
compétence de l’Etat non pas sa limitation.
« Le droit international régit les rapports entre des États indépendants. Les règles de droit liant les
États procèdent donc de la volonté de ceux-ci, volonté manifestée dans des conventions ou dans des
usages acceptés généralement comme consacrant des principes de droit et établis en vue de régler la
coexistence de ces communautés indépendantes ou en vue de la poursuite de buts communs. Les
limitations de l'indépendance des Etats ne se présument donc pas. »39
« A l’égard du second problème... à savoir si le droit de réglementation peut être raisonnablement
exercé par la Grande Bretagne sans le consentement des Etats-Unis. Considérant que la
reconnaissance au profit des Etats-Unis d'un droit concurrent de sanction affecterait l'indépendance de
la Grande Bretagne qui serait placée ainsi, sous la dépendance des Etats-Unis pour l'exercice de son
droit souverain de réglementation, et considérant que ce condominium serait contraire à la constitution
des deux Etats souverains, il incombe aux Etats-Unis de prouver que l'indépendance de la Grande
Bretagne fut ainsi altérée par contrat international et qu'un condominium fut créé. »40
« La souveraineté territoriale joue à la manière d'une présomption. Elle doit fléchir devant toutes les
obligations internationales, quelle qu'en soit la source, mais elle ne fléchit que devant elles. »41

2. Les dispositions limitant la souveraineté s’interprètent restrictivement.


17. L’Etat est en principe libre. Toute limitation de sa liberté doit donc respecter la stricte
expression de sa liberté. L’interprète ne doit donc recourir à des procédés d’interprétation qui
ont pour fonction élargir la limitation concédée par l’Etat. Cette règle nous rappelle le
principe de l’interprétation en matière pénale : l’interprétation stricte. Comme en droit pénal
on ne peut élargir la portée de la limitation de la souveraineté en recourant à l’analogie ou aux
raisonnements a fortiori ou même a contrario. Cela se comprend : en droit pénal c’est la
liberté naturelle des individus qu’il s’agit de sauvegarder, en droit international, c’est la liberté
inhérente des Etats c’est-à-dire de leur souveraineté qu’il s’agit de protéger.
« A ce sujet, la Cour observe que pareille limitation ne découle pas nécessairement des stipulations
anciennes relatives aux zones franches ; que, dans le doute, une limitation de la souveraineté doit être
interprétée restrictivement ; et que, s'il est constant que la France ne saurait se prévaloir de sa

39. CPJI, Affaire du « Lotus », arrêt du 7 septembre 1927, France c. Turquie, série A. n. 70, p. 18. C’est nous qui soulignons.
40. CPA, Affaire des Pêcheries de l'Atlantique Nord, Royaume-Uni c. Etats-Unis d'Amérique, sentence arbitrale du 7
septembre 1910, RGDIP, 1912, p. 459, RSA, vol. XI, pp. 167-226, voir p. 186. C’est nous qui soulignons.
41. Tribunal ad hoc, Affaire du Lac Lanoux, Espagne c. France, sentence du 16 novembre 1957, RSA, vol. XII, pp. 281-317 et ss

voir p. 301. http: //legal.un.org/riaa/cases/vol_XII/ 281-317_Lanoux.pdf. C’est nous qui soulignons.

8
législation pour restreindre la portée de ses obligations internationales, il n'est pas moins certain que la
législation fiscale française s'applique dans le territoire des zones franches comme dans tout autre
partie du territoire français. »42
« Tandis que la Lituanie devait avoir la jouissance de toute sa souveraineté sur le territoire cédé, sauf
les limitations apportées à l'exercice de cette souveraineté, l'autonomie de Memel ne devait se
mouvoir que dans les limites ainsi fixées et spécifiées. Il s'en suit que les pouvoirs souverains de la
Lituanie et les pouvoirs autonomes de Memel sont d'un ordre fort différent, en ce sens que l'exercice
de ces derniers exige l'existence d'une règle juridique qui ne peut pas être tirée du silence de l'acte
dont l'autonomie tire sa source, ni d'une interprétation ayant en vue d'élargir l'autonomie en
empiétant sur le fonctionnement du pouvoir souverain... on ne peut pas se prévaloir du silence du
statut sur une matière quelconque pour restreindre la souveraineté de la Lituanie en faveur de
l'autonomie de Memel, ni refuser à la première l'exercice de certains droits par le seul fait qu'ils ne
sont pas consacrés expessis verbis dans le Statut de Memel. »43
« Lorsque des Etats font des déclarations qui limitent leur liberté d’action future, une interprétation
restrictive s’impose. »« Le gouvernement français a assumé une obligation dont il convient de
comprendre l’objet précis et les limites dans les termes mêmes où ils sont exprimés publiquement. »44

Section II.
Souveraineté et droit international

18. Souveraineté et droit international constituent une unité dialectique. L’un ne peut pas
se penser sans l’autre. La souveraineté sans le droit international, c'est-à-dire sans l’ensemble
des limitations consenties par les Etats pour que la vie internationale soit possible, ne serait
qu’anarchie, c’est-à-dire en définitive la négation de la souveraineté. Et le droit international
sans la souveraineté ne serait pas droit international, mais un droit fédéral que l’on peut certes
espérer, mais qui, à l’échelle mondiale, est aujourd’hui une utopie. Pourtant, il n’a pas
manqué d’auteurs pour soutenir notamment la thèse de la contradiction.
Nous exposerons les deux thèses : celle de l’opposition et celle de l’unité, nous analyserons,
ensuite, de manière critique la doctrine du domaine réservé qui prétend que le droit
international a pour mission de sauver la souveraineté de ses propres errements.
§ 1. La thèse de la contradiction
19. A deux reprises, au lendemain des deux guerres mondiales, la souveraineté a été
décrétée inconciliable avec le droit international par une part non négligeable de la doctrine. Il
suffit de rappeler les noms de Léon Duguit, de Jean Morellet, de Nicolas Politis, de Georges
Scelle ou d’Emile Giraud.
« La souveraineté a permis de donner des apparences de justification à toutes les prétentions
arbitraires des gouvernements. Elle leur a fourni des prétextes pour leur intransigeance, leur ambition,
leur impérialisme. Elle les a poussé à des guerres et des conquêtes. »45
« Nous croyons pouvoir conclure nettement que le concept de souveraineté de l’État doit être
purement et simplement éliminé du domaine du droit des gens... le principe de la souveraineté de

42. CPJI, Affaire des Zones Franches de haute Savoie et du pays de Gex, France c. Suisse, arrêt du 7 juin 1932, Série A/B, n°
46, p. 167. C’est nous qui soulignons.
43. CPJI, Interprétation du Statut du territoire de Memel, France, Royaume Uni, Italie, Japon c. Lituanie, Arrêt du 11 août

1932, Série A/B, n° 49, p. 313 et p. 314. C’est nous qui soulignons.
44. CIJ, Affaire des Essais nucléaires, Nouvelle Zélande c. France, arrêt du 20 décembre 1974, Rec. 1974, p. 473 et p. 475.

C’est nous qui soulignons.


45. POLITIS (Nicolas), « Le problème des limitations de la souveraineté et la théorie de l'abus des droits dans les rapports

internationaux », RCADI, 1925, I, pp. 5-121, voir p. 20.

9
l’État en droit international n’est pas seulement un principe faux et inutile. C’est un principe
essentiellement néfaste et dangereux. »46
« Bannissons donc, une fois pour toutes, ces conceptions surannées de personnalité et de souveraineté
de l’État qui donnent naissance à des problèmes insolubles, à des discussions interminables et vaines,
qui ont toujours été et qui seront toujours le principe d’une action tyrannique et dictatoriale à
l’intérieur, agressive et conquérante à l’extérieur. »47
« La souveraineté est une notion d’ordre absolu qui implique le pouvoir pour un individu de faire tout
ce qu’il veut et, par conséquent, d’imposer sa volonté à tous les autres individus. Or, ce pouvoir
absolu n’existe pas en fait dans une société, car le pouvoir humain est toujours limité par les
résistances du milieu. Mais la notion est, en outre, incompatible avec celle même de Droit... le Droit
seul est souverain. Tout sujet qui se prétend souverain s’insurge immédiatement contre le Droit et le
nie... Il n’y a pas de place, dans un milieu juridique, pour une volonté souveraine. »48
« Comme le progrès de la société internationale postule à plus ou moins brève échéance d’États
fédéraux et, un jour, la transformation de l’Organisation internationale à compétence universelle (...)
en une sorte de super État de caractère fédéral, le principe de la souveraineté doit être éliminé comme
une notion surannée et un obstacle sur le chemin de l’histoire. »49
20. Ce procès était injuste. Il pouvait être fait à la conception absolutiste de la
souveraineté. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la souveraineté était entendue comme un
pouvoir absolu aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. C’est que la "suprématie" était
entendue comme signifiant à la fois l’absence de supérieur et l’absence d’égal, un peu à
l’image de Dieu. Depuis le milieu du XIXe siècle, la suprématie ne s’entend qu’au premier
sens. Cette mutation a été très importante : elle a permis de penser le droit international sans
nier pour autant le primat de l’Etat dont rend compte le concept de souveraineté.
Par ailleurs, considérer la guerre comme la conséquence d’un concept fut-il le concept de
souveraineté et demander en conséquence sa condamnation, exiger sa disparition est à la fois
faux et faussement naïf. Le fait est que la souveraineté a survécu à ce procès.

§ 2. La thèse de l’unité
21. L’unité des deux termes ne peut se concevoir que de deux manières soit que la
souveraineté dérive du droit international soit que le droit international dérive du jeu des
souverainetés.
22. La première option ne constitue pas une véritable union des deux termes. D’une part,
elle en sacrifie un, la souveraineté, et, d’autre part, elle est en elle-même contradictoire. En
effet, si l’on considère que les pouvoirs juridiques des Etats leur sont attribués par le droit
international, d’une part, on nie la souveraineté entendue comme absence de supérieur et
d’autre part, on ne résout pas la question de savoir d’où vient le droit international. Soutenir
cette thèse revient soit à affirmer que le droit international est un droit naturel, soit qu’il est le
produit d’un super Etat. La simple observation montre que nous ne sommes ni dans la
première ni dans la seconde situation.
23. Reste alors à considérer la deuxième option, qui nous semble, d’une part, correspondre
à l’état du droit positif et, d’autre part, constituer une véritable synthèse sauvegardant les deux

46. MORELLET (Jean), « Le principe de la souveraineté de l’État et le droit international public », RDP, 1926, pp. 369-389, voir
pp. 387-388.
47. DUGUIT (Léon), Traité de droit constitutionnel, T. I, 3e édition, Paris, Ancienne Lib. Fontemoing, 1927, pp. 713 et ss, voir

p. 733.
48. SCELLE (Georges), Précis du droit des gens. Principes et systématique, Paris, Sirey, 1932 (T. I), 1934 (T. II). Voir T. I, pp. 13-

14.
49. GIRAUD (Emile), « Le rejet de l'idée de souveraineté. L'aspect juridique et l'aspect politique de la question », La

technique et les principes du droit public, Études en l'honneur de Georges Scelle, Paris, LGDJ, 1950, T. II, pp. 253-266, voir p.
257.

10
termes : la souveraineté comme suprématie et le droit international comme ordre juridique
contraignant. L’idée en est la suivante :
La société internationale est, pour l’essentiel constituée, d’Etats également souverains. Leurs
rapports doivent nécessairement être régis par le droit soit pour garantir leur coexistence soit
pour promouvoir leur coopération : ubi societas ibi jus.
Mais si les nécessités de la vie sociale sont à l’origine de l’existence du droit, si elles créent le
besoin irrépressible de droit, elles ne créent pas le droit pour autant. Ce sont les Etats qui
produisent le droit international, qui décident des normes à même de répondre à ces nécessités
dans un contexte marqué par leurs diversités et leurs similitudes ; leurs contradictions et leurs
solidarités ; leurs homogénéité et leur hétérogénéité, en un mot un contexte marqué par la
diversité de leurs intérêts et par leur possible coïncidence.
Le droit ainsi créé s’impose à leur volonté parce qu’il en est le produit. S’ils doivent le
respecter, c’est parce qu’en le respectant ils ne font que respecter leurs propres choix, leurs
propres décisions, c’est cela la signification du principe pacta sunt servanda. Le droit ainsi
créé n’est évidemment pas éternel, mais la même logique qui a présidé à sa création
commande à sa transformation. Tel est la dialectique qui lie la souveraineté au droit
international, la souveraineté est conservée comme pouvoir sans supérieur et le droit
international est conservé comme ensemble de règles contraignantes.
24. Cette dialectique est confirmée par la jurisprudence internationale qui considère que la
souveraineté est à la base du droit international, que c’est la souveraineté qui est à la base de
la faculté pour les Etats de prendre des engagements internationaux et « si ces engagements ne
portent nulle atteinte à la souveraineté de l'Etat, dont ils sont l'une des manifestations
essentielles, ils limitent cependant le libre exercice de ses compétences. »50
1. La souveraineté est à la base du droit international
« Cette règle [l'article 17 du Pacte de la Société des Nations] ne fait du reste que reconnaître et
appliquer un principe qui est à la base même du droit international : le principe de l'indépendance des
États. Il est bien établi en droit international qu'aucun État ne saurait être obligé de soumettre ses
différends avec les autres États soit à la médiation, soit à l'arbitrage, soit enfin à n'importe quel
procédé de solution pacifique sans son consentement. »51
« Le droit international régit les rapports entre des États indépendants. Les règles de droit liant les
États procèdent donc de la volonté de ceux-ci. »52
« Le congrès des Etats-Unis a aussi, dans sa conclusion, exprimé l’opinion que le Gouvernement du
Nicaragua avait pris des "mesures révélant l’intention d’établir une dictature communiste totalitaire".
Quelque définition qu’on donne du régime du Nicaragua, l’adhésion d’un Etat à une doctrine
particulière ne constitue pas une violation du droit international coutumier ; conclure autrement
reviendrait à priver de son sens le principe fondamental de la souveraineté des Etats sur lequel repose
tout le droit international, et la liberté qu’un Etat a de choisir son système politique, social,
économique et culturel. »53

2. La souveraineté implique la faculté pour un Etat de se lier


« La Cour se refuse à voir dans la conclusion d’un traité quelconque, par lequel un État s’engage à
faire ou à ne pas faire quelque chose, un abandon de souveraineté. Sans doute, toute convention
engendrant une obligation de ce genre, apporte une restriction à l’exercice des droits souverains de

50. PELLET (Alain), Le droit international à l'aube du XXIe siècle (La société internationale contemporaine - Permanences et
tendances nouvelles), cours fondamental in Cours euro-méditerranéens Bancaja de droit international, vol. I, 1997,
Aranzadi, Pampelune, 1998, pp. 19-112, voir p. 65.
51. CPJI, Statut de la Carélie Occidentale, Avis du 23 juillet 1923, Série B, n° 5, p. 27, http: //www.icj-

cij.org/pcij/serie_B/B_05/Statut_de_la_Carelie_orientale_Avis_consultatif.pdf. C’est nous qui soulignons.


52. CPJI, Affaire du « Lotus », arrêt du 7 septembre 1927, France c. Turquie, série A. n. 70, p. 18.
53. CIJ, Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Nicaragua c. États-Unis d’Amérique,

arrêt du 27 juin 1986, Rec. 1986, § 263, p. 133. C’est nous qui soulignons.

11
l’État, en ce sens qu’elle imprime à cet exercice une direction déterminée. Mais la faculté de
contracter des engagements internationaux est précisément un attribut de la souveraineté de
l’État. »54
« Cependant l'affirmation qu'un engagement a été pris soulève la question de savoir s'il est possible
pour un Etat de se lier par voie d'accord sur une question de politique intérieure, telle que celle relative
à la tenue d'élections libres sur son territoire. La Cour n'aperçoit, dans tout l'éventail des matières sur
lesquelles peut porter un accord international, aucun obstacle ni aucune disposition empêchant un Etat
de prendre un engagement de cette nature. L’Etat, qui est libre de décider du type et des modalités
d’une consultation populaire dans son ordre interne, est souverain pour accepter en ce domaine une
limitation à sa souveraineté. »55
3. Le droit international restreint l’exercice des droits souverains de l’État
« Chaque Etat agit et décide souverainement ; mais dans la mesure où il a contracté des obligations, il
est tenu d’agir et de décider conformément à ces obligations. »56
« Ainsi que la Cour a eu l'occasion de le dire dans ses arrêts et avis précédents, une restriction à
l’exercice de ses droits de souveraineté, qu’un État a accepté par traité, ne saurait être considérée
comme une violation de sa souveraineté. »57
« Quelque légitime et libre que soit l'action gouvernementale dans la gestion de son pavillon national
et dans l’établissement de subsides à allouer à celui-ci, il est clair que cela ne permet pas à un État de
se départir à ce propos de ses engagements internationaux. »58
25. Au total, concernant les rapports entre souveraineté et droit international, le résumé
que faisait, en 1936, Jules Basdevant de l’état de la jurisprudence est encore valable
aujourd’hui :
« Ainsi, la doctrine de la Cour sur ce point jusqu’ici considéré peut se résumer de la façon suivante :
Le point de départ de l’ordre juridique international actuel se trouve dans le principe de la
souveraineté de l’Etat. Celle-ci comporte entre autres choses, le pouvoir de prendre des engagements
par traité. Elle ne comporte pas le droit pour l’Etat de méconnaitre les engagements pris. Ainsi
entendue, la souveraineté de l’Etat n’est aucunement un principe destructeur du droit international. »59

54. CPJI, Affaire du vapeur Wimbledon, Royaume-Uni, France, Italie, Japon c. Allemagne, arrêt du 17 août 1923, Série A, n° 1,
p. 25. C’est nous qui soulignons.
55. CIJ, Affaire des activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, Nicaragua c. États-Unis d’Amérique,

arrêt du 27 juin 1986, Rec. 1986, § 259, p. 131. C’est nous qui soulignons.
56. Sentence arbitrale, arbitre : M. Kaeckenbeeck, Président du Tribunal arbitral de Haute-Silésie, Affaire relative à

l’acquisition de la nationalité polonaise, Allemagne c. Pologne, 10 juillet 1924, RSA, vol. I, pp. 401-428, voir p. 420. http:
//legal.un.org/riaa/cases/vol_I/401-428.pdf
57. CPJI, Compétence de la Commission européenne du Danube entre Galatz et Baraïla, avis du 8 décembre 1927, Série B, n°

14, p. 36.
58. CPJI, Affaire Oscar Chinn, Royaume-Uni c. Belgique, arrêt du 12 décembre 1934, Série A/B, n° 63, p. 86.
59. BASDEVANT (Jules), « Règles générales du droit de la paix », RCADI, Volume 58 (1936-IV), pp. 471-692, voir pp. 586-587.

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