Vous êtes sur la page 1sur 15

LA VOLONTÉ ET L’AMOUR DE DIEU

(Questions 19 et 20)

I. La volonté universellement aimante de Dieu

A. La volonté et l’amour de Dieu sont consécutifs à son intelligence.

1. Si l’intelligence a pour objet la vérité, la volonté a pour objet le bien. La volonté n’est
cependant pas sans rapport avec l’intelligence ; elle est au contraire un appétit consécutif à
l’intelligence (q.19, a.1, réponse), et se rencontre alors chez les êtres doués d’un intellect, tels
que l’homme, l’ange et, bien sûr, Dieu lui-même ; elle ne doit donc jamais être confondue
avec l’« appétit animal » (id.) : étant dépourvu d’intellect, l’animal ne veut proprement rien ;
ses appétits ne relèvent pas de la volonté proprement dite.

« Se reposer dans le bien, comme le chercher, relève de la volonté. Aussi, en toute
créature douée d’intelligence y a-t-il une volonté, de même qu’en toute créature douée
de sensation il y a un appétit animal. Ainsi, en Dieu, il faut qu’il y ait une volonté,
puisqu’il y a en lui une intelligence. » (q.19, a.1, réponse)

2. Un être intelligent ne peut vouloir que ce qu’il a d’abord conçu virtuellement en lui-même.
C’est à partir de cette conception par l’intellect que ce qui est conçu comme étant à réaliser
peut être alors voulu, donc réalisé. Ainsi, intelligence et volonté ont des fonctions bien
distinctes : l’intelligence éclaire et dirige nos intentions avant toute action  ; la volonté exécute
ce que l’intelligence lui présente comme étant le bien à réaliser. Cela est déjà aisément
constatable pour nous.

« Même en nous, un unique effet a pour cause la science, qui conçoit la forme de
l’œuvre, comme directrice, et la volonté comme motrice. (…) Aussi l’intellect
spéculatif ne dit-il rien du faire. » (q.19, a.4, sol.4)

En résumé :

« La puissance cognitive ne meut que par l’intermédiaire de la puissance appétitive. »


(q.20, a.1, sol.1)

Il en va de même pour Dieu, en un sens, et nous l’avons déjà vu : il ne suffit pas que Dieu ait
l’idée d’une chose pour qu’elle se réalise en tant qu’être créé ; il y a en lui une infinité d’idées
qui demeurent, dans son « intellect spéculatif », sans qu’il veuille qu’elles se réalisent en-
dehors de lui. Ce point est commun à Dieu et à l’homme :

« La science de Dieu n’est cause des choses qui sont faites que par l’intermédiaire de
la volonté ; car les choses que nous avons dans l’esprit par la connaissance, nous ne les
faisons que si nous les voulons. » (q.19, a.11, sol.1)

Autrement dit, il y a, en Dieu, des êtres qui restent à l’état de virtualité, et d’autres qui sont
créés. La différence entre ces êtres créés et ces êtres seulement virtuels est que les uns sont
voulus par Dieu en plus d’être pensés, tandis que les autres sont pensés par Dieu sans que leur
création soit voulue. Il faut donc qu’une chose soit voulue, et non simplement pensée, par
Dieu, pour qu’elle existe dans la création.

1
« Puisque l’être de Dieu est son intellection même, ses effets préexistent-ils en lui
intelligiblement. Et par conséquent, ils procèdent de lui selon l’intelligence. Et ainsi
donc, selon la volonté, car l’impulsion à faire ce qui a été conçu par l’intelligence
relève de la volonté. La volonté de Dieu est donc cause des choses. » (q.19, a.4,
réponse)

On peut cependant dire que, même indépendamment de leur création, Dieu aime tous les êtres
qui sont dans sa pensée. En effet, Dieu étant pour lui-même le bien suprême, il s’aime lui-
même au plus haut point et, par conséquent, il aime tout ce qui se trouve en lui, y compris
l’idée des êtres auxquels il ne donne pas l’existence de créature. Et cet amour est éternel,
puisque ces idées le sont, comme l’être de Dieu lui-même. On comprend donc que l’amour de
Dieu pour ses créatures est « de toute éternité » : en s’aimant lui-même, Dieu les aime
indépendamment même de leur création.

« Les créatures n’ont pas existé de toute éternité, si ce n’est en Dieu ; mais par cela
même qu’elles ont été de toute éternité en Dieu, de toute éternité Dieu les a connues
dans leurs natures propres, et pour la même raison il les a aimées. » (q.20, a.2, sol.2)

3. Vouloir, c’est vouloir un bien, et vouloir un bien, c’est aimer ; donc vouloir, c’est aimer.
Or, si un être est créé, c’est que Dieu veut cet être, et s’il veut cet être, c’est qu’il l’aime. Ainsi
comprend-on ce que dit l’Ecriture : « Tu aimes tout ce qui existe ; tu ne hais rien de ce que tu
as fait » (Sagesse [11, 24] ; q.20, a.2, « sed contra »).

« Dieu aime tout ce qui existe ; car tout ce qui existe, en tant qu’il existe, est bon ; en
effet, l’être même de chaque chose est un bien, et toute perfection de cette chose est
également un bien [rappel de ce qui a été dit dans les questions 4 et 5, au sujet de la
perfection et de la bonté]. Or, on a montré plus haut que la volonté de Dieu est cause
de toute chose ; ainsi faut-il que toute chose n’ait d’être et de perfection que dans la
mesure où elle est voulue par Dieu. (q.20, a.2, réponse)

Contrairement à la nôtre, la volonté de Dieu est créatrice des biens qu’elle aime en-dehors de
lui-même. En effet, chez l’homme, il y a d’abord le bien (aimable comme tel), puis la
perception de ce bien comme tel, puis l’attachement de la volonté à ce bien. Il n’en va pas
ainsi pour Dieu, qui aime d’abord les biens autres que lui avant même qu’ils soient créés ! Le
mouvement de notre volonté n’est pas cause du bien qu’il vise ; c’est, à l’inverse, le bien qu’il
vise qui est cause du mouvement de notre volonté. Notre volonté est passive, en ce sens, là où
celle de Dieu est active, puisqu’elle est créatrice de tous les biens qu’elle aime en-dehors de
lui-même.

« Comme notre volonté n’est pas la cause de la bonté des choses, mais est mue par elle
comme par son objet propre, notre amour, par lequel nous voulons pour quelqu’un ce
qui lui est bon, n’est pas cause de sa bonté ; c’est au contraire sa bonté, vraie ou
supposée, qui provoque l’amour par lequel nous voulons pour lui que soit conservé le
bien qu’il possède, et que s’y ajoute celui qu’il ne possède pas ; et nous agissons pour
cela. Mais l’amour de Dieu infuse et crée la bonté dans les choses. » (q.20, a.2,
réponse)

B. En quel sens peut-on dire que Dieu désire ?

2
Dire que Dieu veut ceci ou cela, c’est dire qu’il désire ceci ou cela, par son intellect. Il n’est
donc pas impropre de dire que Dieu a des désirs. Il y a pourtant, dans la notion même de désir,
l’idée d’une privation : on désire généralement ce qu’on n’a pas, ce qui nous manque. Or, une
telle privation, un tel manque, s’ils ne sont pas inconcevables du tout pour l’homme, sont
inconcevables pour Dieu, auquel rien ne manque, dans la mesure où il est parfaitement en
acte, et qu’il n’a rien acquérir d’autre que ce qu’il est déjà. C’est donc en un sens particulier
qu’il faut dire que Dieu désire ceci ou cela. S. Thomas rappelle alors que désirer n’est pas
simplement tendre vers un bien qui nous manque, mais peut être aussi garder ce qu’on
possède déjà (a), mais aussi communiquer hors de soi le bien qu’on possède (b). Par ces deux
dernières acceptions, il y a donc une positivité du désir. Cette positivité du désir est déjà
constatable chez l’homme.

a. « La volonté appartient en nous à la partie appétitive. Celle-ci, bien qu’elle tire son
nom du désir, n’a pas pour acte unique de désirer ce qu’elle n’a pas, mais aussi
d’aimer ce qu’elle a et d’en jouir. » (q.19, a.1, sol.2)

b. « Un objet de nature n’a pas seulement une inclination naturelle à l’égard de son
propre bien, pour l’acquérir lorsqu’il lui fait défaut ou pour s’y reposer lorsqu’il le
tient, mais encore pour le communiquer à d’autres autant qu’il est possible. »
(q.19, a.2, réponse)

Cette positivité du désir suppose que l’être désirant ne soit pas dans une indigence complète,
mais qu’il ait en lui quelque bonté : c’est dans la mesure de sa bonté que l’être désirant
désirera garder celle-ci et la communiquer. Or, dans le cas de Dieu qui est absolument bon et
auquel rien ne manque, on ne peut dire qu’il désire qu’aux sens positifs que l’on vient de
mentionner. En ce sens, l’idée de désir ne s’entend pas tout à fait pour Dieu comme pour les
créatures désirantes. Mais la positivité du désir se trouve en Dieu plus qu’en aucun autre être ;
le désir est donc plus parfait en lui qu’en aucune autre être : c’est un désir sans manque, qui
consiste à garder et diffuser sa bonté.

« [La bonté d’un être implique] que chacun communique à d’autres le bien qu’il a,
autant qu’il est possible. Et cela convient principalement à la volonté divine, d’où
toute perfection provient selon quelque ressemblance. Ainsi donc, si les choses
naturelles, dans la mesure où elles sont achevées, communiquent leur bonté à d’autres,
bien plus encore appartient-il à la volonté divine de communiquer à d’autres son bien
par manière de ressemblance, autant que c’est possible. Dieu veut donc et que lui-
même et que les autres choses soient, lui-même étant la fin, les autres étant ordonnées
à la fin, en tant qu’il appartient aussi à la bonté divine, par mode de convenance, d’être
participée par d’autres. » (article 2, réponse)

C. L’amour de Dieu pour lui-même et pour ses créatures

1. La volonté de Dieu est une, comme son être même. C’est donc cette unique volonté qui se
portent à la multitude des biens créés, non seulement en les créant mais en prenant soin. C’est
ainsi qu’il faut comprendre que Dieu « prend également soin de tous » (Sagesse [6,7] ; q.20,
a.3, obj.1). Denys est cité par S. Thomas à ce sujet, comparant une fois de plus le
rayonnement de la bonté divine au rayonnement solaire :

3
« Denys écrit : “De même que notre soleil illumine par son être même (…) toutes les
choses qui veulent participer de sa lumière : ainsi le bien divin, par son essence même,
projette sur tous les existants les rayons de sa bonté.” » (article 4, objection 1)

La même cause peut produire une multitude d’effets. Le fait que Dieu veuille une multitude
de choses n’est donc pas contradictoire avec sa volonté unique, pas plus qu’il n’est
contradictoire pour lui de connaître une infinité de choses par son intelligence unique –
comme on l’a vu précédemment (question 14 en particulier). On peut aller plus loin : c’est par
le même acte de la volonté que Dieu veut toutes choses, comme c’est par le même acte de
l’intelligence qu’il connaît toutes choses.

« De même que l’intellection divine est une, parce qu’elle ne voit une multitude de
choses que dans l’un, ainsi le vouloir divin est un et simple parce qu’il ne veut une
multitude de choses que comprises en une, sa bonté. » (article 2, solution 4)

Ici est énoncée une idée essentielle : de la même façon que Dieu connaît toutes vérités en
connaissant sa propre vérité, Dieu aime toutes bontés en aimant sa propre bonté. C’est
notamment par ce dernier principe que S. Thomas interprète une phrase de S. Augustin selon
laquelle « parce que Dieu est bon, nous sommes » : « sa bonté est en lui la raison de vouloir
toutes les autres choses » (q.19, a.4, sol.3). Il faut ainsi comprendre que la volonté de Dieu ne
se disperse pas dans le multiple sans ordre. Au contraire, la fin ultime de son vouloir n’est
autre que sa propre bonté, c’est-à-dire lui-même. L’amour qu’il porte à chaque créature doit
être à chaque fois saisi comme une manifestation intermédiaire de l’amour que Dieu se porte à
lui-même. C’est donc toujours sa propre bonté qui est principe et fin des opérations de sa
volonté.

« Puisque c’est en vue de cette fin qu’est sa propre bonté que Dieu veut des choses
autres que lui-même (…), il ne s’ensuit pas que quelque chose d’autre que sa bonté
meuve sa volonté. Et ainsi, de même que Dieu connaît les autres êtres en se
connaissant lui-même, il veut aussi tout le reste en voulant sa propre bonté. » (q.19,
a.2, sol.2) ; « Dieu veut donc nécessairement que sa bonté soit, comme notre volonté
veut nécessairement la béatitude, comme du reste toute autre faculté de l’âme a un
rapport nécessaire à son objet propre et principal, par exemple la vue à la couleur ; car
il est de sa nature même qu’elle y tende. Mais les choses autres que lui, Dieu les veut
en tant qu’elles sont ordonnées à sa bonté comme à leur fin. » (q.19, a.3, réponse)

C’est ainsi que l’on peut comprendre que la volonté de Dieu puisse être multiple quant à ses
objets intermédiaires (le bien de ses créatures) tout en demeurant une et simple quant à sa fin
ultime (sa propre bonté).

« De ce que la bonté de Dieu suffit à sa volonté il ne s’ensuit pas qu’il ne veuille rien
d’autre, mais bien qu’il ne veut rien qu’en raison de sa bonté. De même que
l’intelligence divine, bien qu’elle ait toute sa perfection en cela même qu’elle connaît
l’essence divine, n’en connaît pas moins dans cette essence les autres choses. » (q.19,
a.2, sol.3)

2. Dieu aime donc tous les êtres, à commencer par lui-même ; et c’est en raison de cet amour
de lui-même que Dieu aime tous les autres êtres. Or, l’amour est union, comme le dit Denys :
« L’amour est une force unificatrice et un principe de cohésion. » (q.20, a.1, obj.2) Pour qu’il
y ait union, il faut qu’il y ait plusieurs termes qui s’unissent. Dire que Dieu aime une créature

4
ou lui-même, n’est-ce pas mettre en doute sa parfaite unité ? Concernant l’amour que Dieu se
porte à lui-même, il faut rappeler que Dieu, étant infiniment simple, n’est pas autre que son
vouloir, de même qu’il n’est pas autre que son connaître. En lui, l’aimant et l’aimé sont
strictement identiques : si nous les distinguons formellement par le langage, ils n’en sont pas
moins confondus dans la réalité de Dieu en lui-même. Par son être même, Dieu s’aime lui-
même, sans que cela introduise en lui de dualité réelle, de la même manière que, par son être
même, Dieu se connaît lui-même sans que cela introduise de dualité réelle entre le connaissant
et le connu. Or, c’est par cet amour parfaitement simple que Dieu a pour lui-même qu’il aime
les êtres autres que lui. En les aimant, Dieu intègre les créatures à l’amour infiniment simple
qu’il se porte à lui-même. C’est ainsi que S. Thomas applique à Dieu la définition que donne
Denys de l’amour comme « force unificatrice » et « principe de cohésion », en écartant de cet
amour toute « composition d’éléments ».

« Aimer quelqu’un, c’est proprement en effet vouloir pour lui ce qui est bon. C’est
pourquoi s’aimer soi-même, c’est vouloir pour soi ce qui est bon, de sorte qu’on
cherche à se l’unir autant qu’on le peut. C’est ce qu’on veut dire quand on appelle
l’amour une force unificatrice, même en Dieu, mais sans qu’il y ait alors composition
d’éléments, car le bien que Dieu veut pour lui n’est autre que lui-même, qui est bon
par essence (…). Mais aimer un autre que soi, c’est vouloir ce qui est bon pour lui.
Ainsi, c’est en user avec lui comme avec soi-même, rapportant à lui la chose bonne
qu’on aime, comme à soi-même. C’est en ce sens qu’on appelle l’amour un principe
de cohésion : parce que celui qui aime intègre l’autre à son moi, se comportant avec lui
comme avec soi-même. L’amour divin, lui aussi, est une force de cohésion, non qu’il
introduise en Dieu une composition quelconque, mais en tant que Dieu veut pour les
autres ce qui est bon. » (q.20, a.1, sol.3)

Enfin, Dieu étant, en sa simplicité, comme on l’a dit, son propre vouloir, il est son propre
amour, et, c’est en ce sens propre – et non métaphorique – qu’il faut comprendre que «  Dieu
est amour » (1Jn 4,16 ; q.20, a.1, « sed contra »).

D. Dans la mesure où il les aime tous, Dieu veut le salut de tous les hommes.

Si « Dieu prend également soin de tous », comme le dit l’Ecriture, ce n’est pas au sens où
Dieu aime strictement de la même manière chaque être, mais simplement au sens où sa
volonté est en lui la même (égale en ce sens), quel que soit l’objet auquel il accorde son
amour et la façon dont il le lui accorde. Dieu n’aime pas l’homme comme il aime l’arbre ou le
cheval…, simplement parce qu’il aime chaque être de manière proportionnée à sa nature. Par
conséquent, il prodigue à chaque être les soins qui conviennent à sa nature. Il serait absurde,
par exemple, qu’il donne des préceptes à un arbre : un tel « soin » ne serait pas proportionné à
la nature de l’arbre ! En revanche, donner des préceptes peut convenir à l’homme en tant qu’il
est en mesure de les comprendre et de les mettre en pratique.
Dieu veut le bien de l’homme, et l’aime par conséquent de manière proportionnée à sa nature
d’homme, à plusieurs titres. Il veut d’abord son existence de créature ; il veut ensuite sa
perfection physique et morale ; il veut enfin sa sanctification et son salut. Là encore, c’est
dans la mesure où l’homme est capable de sainteté que Dieu la veut pour lui – il ne veut pas la
sainteté de l’arbre, dans la mesure où la nature de l’arbre n’en est pas capable quant à elle. S.
Thomas est sur ce point formel : Dieu veut la sanctification et le salut de tous les hommes. Il
cite l’autorité des Ecritures à ce sujet.

5
« L’Apôtre écrit (1Th, 4, 3) : “Voici quelle est la volonté de Dieu : votre
sanctification.” » (q.19, a.2, « sed contra ») ; « “Dieu veut que des hommes soient
sauvés dans toutes les catégories : hommes et femmes, Juifs et païens, grands et petits,
sans qu’il veuille sauver tous ceux qui appartiennent à ces catégories.” » (référence
inconnue ; article 6, solution 1)

Cela ne signifie pas que la damnation soit exclue. Mais Dieu ne la veut pour personne. Si
l’homme peut être damné sans que Dieu l’ait voulu, il est certain qu’aucun homme ne peut
être sauvé sans que Dieu l’ait voulu : « Aucun homme n’est sauvé dont [Dieu] ne veuille pas
le salut », dit saint Augustin en ce sens (q.19, a.6, sol.1).

E. En-dehors de lui-même, Dieu aime-t-il davantage certains êtres que d’autres ?

1. On peut soutenir que Dieu aime également tous les êtres, mais c’est alors au sens précis où
« il les aime tous d’un vouloir simple et toujours égal » (q.20, a.3, réponse), comme cela a été
dit dans ce qui précède. Cet amour, pris en lui-même, est absolument égal et constant,
puisqu’il n’est autre que l’amour que Dieu se porte éternellement à lui-même. Mais si l’on
considère la manière dont cet amour se porte aux êtres singuliers qui, eux, sont si changeants
et différents les uns des autres, il est clair que la volonté de Dieu ne peut les aimer de manière
adéquate sans tenir compte de ces changements et de ces différences. Une chose est l’amour
que Dieu se porte éternellement à lui-même ; une autre l’amour qu’il porte à ses créatures en
raison de cet amour de soi. Il n’y a pas de stricte égalité dans l’amour que Dieu porte à ses
créatures, et cela n’est nullement contradictoire avec l’amour toujours égal qu’il se porte à lui-
même. On peut alors admettre qu’il y ait dans cet amour de Dieu pour ses créatures du plus et
du moins.

« Le bien que Dieu veut aux créatures n’est pas l’essence divine. Aussi rien n’empêche
qu’il soit plus ou moins grand. » (q.20, a.3, sol.2)

Cela est même vrai pour le cas d’une seule existence individuelle : la volonté de Dieu n’en
prendra pas soin de la même manière au stade de l’enfance, au stade de l’âge mûr, au stade de
la vieillesse… Toujours la volonté divine s’adapte aux singularités du monde créé, tout en
restant, en soi (c’est-à-dire indépendamment du monde créé), égale à elle-même. S. Thomas
précise encore :

« Quand on dit que Dieu a un soin égal de toutes choses, cela ne signifie pas qu’il
dispense par ses soins des biens égaux à toutes choses, mais qu’il administre toutes
choses avec une égale sagesse et une égale bonté. » (q.20, a.3, sol.1)

En effet, la sagesse et la bonté de Dieu ne changent pas. Mais cela n’empêche pas leur
manière de se communiquer aux créatures de s’ajuster sans cesse à celles-ci.

2. Ce qui prouve que Dieu aime davantage une chose qu’une autre, c’est que la bonté qu’il
leur attribue par son amour n’est pas nécessairement égale pour l’une et l’autre chose (la
valeur de l’homme est, en soi, supérieure à celle de l’animal, par exemple).

« Puisque l’amour de Dieu est cause de la bonté des choses, ainsi qu’on vient de le
dire, une chose ne serait pas meilleure qu’une autre, si Dieu ne voulait pas un bien plus
grand pour elle que pour une autre. » (q.20, a.3, réponse)

6
Plus précisément, Dieu a un amour plus grand pour les êtres spirituels que pour les autres, en
particulier parce que ces êtres spirituels lui sont plus semblables que les autres.

« Tout être aime son semblable, comme l’Ecclésiastique (13,15) le dit de “tout être
vivant”. Or, plus un être est bon, plus il ressemble à Dieu. Donc Dieu l’aime
davantage. » (q.20, a.4, « sed contra »)

Et c’est pourquoi Dieu aime davantage l’homme et l’ange que l’animal. On pourrait alors se
demander pourquoi Dieu, dans son Incarnation, s’est fait homme et non ange. En effet, l’ange
est plus parfaitement semblable à lui, étant, comme lui, un pur esprit. Là encore, Dieu agit
pour l’homme en proportion des besoins de sa nature et de sa condition. Si Dieu ne s’est pas
fait ange, c’est que cela n’était pas nécessaire au salut de l’ange, alors que cela l’était au salut
de l’homme. S. Thomas développe ce point beaucoup plus loin dans la Somme, lorsqu’il est
proprement question de l’Incarnation : « l’ange n’a pas été assumé parce que les anges justes
n’en avaient pas besoin et les pécheurs n’étaient pas susceptibles d’être rachetés » (IIIa pars,
question 4, article 1). Pour l’homme pécheur, l’Incarnation était nécessaire au contraire, et
pouvait avoir une efficacité compte tenu de la nature propre de l’homme le rendant
susceptible d’être racheté par elle. Et l’on peut ajouter que Dieu, par l’Incarnation, a
davantage aimé l’homme que l’ange, parce que l’homme avait davantage besoin que l’ange de
cet amour.

« Si Dieu a pris la nature humaine, ce n’est pas qu’absolument parlant il aimât
l’homme davantage, c’est parce que le besoin de l’homme était plus grand. C’est ainsi
qu’un bon père de famille dépense davantage pour son serviteur malade que pour son
fils bien portant. » (q.20, a.4, sol.2)

Mais parmi les hommes eux-mêmes, certains signes indiquent, notamment dans l’Ecriture
(comme dans la parabole de la brebis perdu), que Dieu aime davantage le pécheur à l’homme
juste. D’une part, le pécheur a davantage besoin de cet amour pour être justifié ; d’autre part,
le pécheur justifié est rendu meilleur par sa rédemption que s’il était resté juste sans besoin de
rédemption. S. Thomas reprend cette idée à S. Grégoire :

« Si l’on dit cependant que Dieu se réjouit au sujet du pénitent plus qu’au sujet de
l’innocent, c’est parce que, le plus souvent, les pénitents, quand ils se relèvent, sont
plus avisés, plus humbles et plus fervents. Aussi S. Grégoire dit-il sur ce même
passage que “dans un combat, le chef aime mieux le soldat qui, ayant fui et s’étant
ressaisi, presse avec force l’ennemi, que celui qui n’a jamais fui, mais n’a jamais non
plus agi avec force”. » (q.20, a.4, sol.4)

On songe aussi au rapport que Jésus entretenait avec ses disciples. Pourquoi Jean est-il appelé
dans l’Evangile « celui que Jésus aimait » ? Il est sûr que cela ne veut pas dire qu’il n’aimait
pas les autres. Mais que signifie alors cette « préférence » ? Plusieurs interprétations sont
possibles. S. Thomas en propose quelques-unes, et, parmi elles, celle selon laquelle Jean est
aimé comme il convient à Dieu d’aimer un contemplatif, tandis que Pierre est aimé comme il
convient à Dieu d’aimer un homme actif.

« La vie active, signifiée par Pierre, aime Dieu plus que ne le fait la vie contemplative,
figurée par Jean, en ceci qu’elle éprouve davantage les contraintes de cette vie et
qu’elle aspire plus ardemment à en être délivrée pour aller à Dieu. Mais Dieu aime

7
davantage la vie contemplative, puisqu’il en prolonge la durée au-delà de cette vie
corporelle, où s’achève la vie active. » (q.20, a.4, sol.3)

Jésus donne sa préférence à Jean par rapport à Pierre, comme à Marie par rapport à Marthe,
parce que la vie contemplative réalise plus parfaitement en l’homme l’image et ressemblance
de Dieu que ne peut le faire la vie active qui reste immergée dans les préoccupations
seulement terrestres. Pour autant, retenons surtout que Dieu aime chaque homme, non
seulement selon sa nature d’homme, mais selon sa nature singulière : il aime Jean en tant que
Jean, et Pierre en tant que Pierre. A cet égard, la question de savoir lequel est le plus aimé est
une question fallacieuse : Dieu accorde à chaque homme tout l’amour qu’il est en mesure de
recevoir ; son amour est proportionné à chaque nature. On peut à la rigueur dire qu’il y a, dans
cette distribution de l’amour divin, une égalité de proportion  : chacun reçoit dans la mesure de
ce qui convient à sa nature.

3. Mais au-delà de l’amour que Dieu dispense à ses créatures, il y a le cas de l’amour très
spécial qu’il a pour son Fils unique. En tant que personne elle-même divine, le Christ est plus
semblable à Dieu que n’importe quelle créature, et que les anges eux-mêmes. Dans l’amour
que Dieu porte à son Fils, c’est directement de l’amour que Dieu se porte à lui-même qu’il
s’agit.

« Il est certain que Dieu aime le Christ non seulement plus que tout le genre humain,
mais plus que tout l’ensemble des créatures : c’est-à-dire qu’il lui a voulu le bien le
plus grand, et qu’il lui a donné “le nom qui est au-dessus de tout nom”, (Ph 2, 9) au
point qu’il fût le vrai Dieu » (q.20, a.4, sol.1) ; « Dieu aime la nature humaine unie au
Verbe divin en la personne du Christ plus qu’il n’aime les anges. » (q.20, a.4, sol.2)

Par extension, on peut aller jusqu’à dire que, parmi les hommes, Dieu aime davantage ceux
qui l’aiment et, en particulier, ceux qui aiment son Fils. En l’occurrence, aimer le Fils de
Dieu, c’est directement aimer Dieu lui-même, puisque le Fils, y compris dans son Incarnation,
est une personne divine.

« S. Augustin écrit : “Dieu aime toutes les choses qu’il a faites, et parmi elles, il aime
davantage ses créatures raisonnables ; parmi celles-ci il aime davantage celles qui sont
membres de son Fils unique, et beaucoup plus encore son Fils unique.” » (q.20, a.3,
« sed contra »)

II. Nécessité, liberté et bonté de la volonté divine

A. Nécessité et immutabilité du vouloir divin

1. L’un des principes qui commandent la question 19 sur la volonté divine est que « tout ce
que Dieu veut, il le fait » (Psaume 115,3 ; q.19, a.6, « sed contra »). Autrement dit : « il est
nécessaire que la volonté de Dieu soit toujours accomplie. » (a.6, réponse) Pour le
comprendre, il faut d’abord admettre que ce qui est créé n’existe comme tel que parce que
Dieu l’a voulu ; dans le même sens, toute bonté autre que la bonté de Dieu existe également
en raison de la volonté divine.

« Toute chose, selon qu’elle est bonne, et dans cette mesure, est voulue par Dieu. »
(q.19, a.6, sol.1)

8
Bref, il est difficile d’observer dans la réalité comment la volonté de Dieu se réalise
nécessairement ; mais on peut plutôt considérer les choses du côté des effets : rien n’arrive
que parce que Dieu l’a, en quelque sens voulu – autrement, cela n’existerait pas.

2.a. Cette nécessité de la volonté divine se comprend aussi en raison de son immutabilité.
Dieu est immuable et éternel, nous l’avons vu (questions 9 et 10). Tout ce qui est en lui est
immuable et éternel, par là même. Sa volonté n’y fait pas exception, pas plus que sa science,
ses idées, et les vérités qu’il connaît (questions 14 à 16) auxquelles sa volonté est consécutive.

« Dieu et sa science sont absolument immuables l’une et l’autre. Il faut donc que sa
volonté, elle aussi, soit absolument immuable. » (q.19, a.7, réponse)

L’une des conséquences de l’immutabilité de la volonté divine est qu’elle ne se dédit jamais  :
lorsque Dieu s’engage volontairement à quelque chose, c’est toujours, absolument parlant,
sans retour ni repentir. Autrement, le vouloir de Dieu ne serait pas simple et parfait, mais
compliqué et imparfait. Et l’Ecriture affirme elle-même cette immutabilité :

« Il est écrit (Nb 23, 19) : “Dieu n’est point un homme, pour mentir ; il n’est pas un
fils d’homme, pour se repentir.” » (q.19, a.7, « sed contra »)

b. Cependant, nous l’avons dit, la volonté divine, absolument constante en elle-même, se


manifeste toujours, vis-à-vis des créatures, en tenant compte de leurs singularités et de leur
devenir. C’est ainsi que peut se comprendre le fait que, dans la Révélation, Dieu « a prescrit
d’observer la loi juive, et à une autre époque (…) l’a interdit » (q.19, a.7, obj.3). S. Thomas
répond à cette objection en faisant remarquer ceci :

« On ne peut pas conclure de cet argument que Dieu ait une volonté changeante, mais
qu’il veut des changements. » (q.19, a.7, sol.3)

En effet, le changement est, en l’occurrence, du côté de l’objet voulu, non du sujet voulant…
Mais on peut ajouter que, si la volonté de Dieu est immuable, c’est alors bien la même volonté
qui, suivant l’évolution de l’humanité qu’il veut instruire et sauver, se manifeste diversement
selon les époques (Jésus ne dit-il pas d’ailleurs : « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir »
[Matthieu, 5, 17] ?). Ce postulat implique que, malgré les changements visibles quant aux
préceptes, leur intention, en Dieu, n’a jamais varié. Par analogie, il en va de même du
professeur de mathématiques qui, ayant pour but constant d’amener ses élèves à un niveau
donné, va successivement adapter ses exigences à l’évolution de ses élèves ; pour autant, sa
volonté aura toujours été la même, du premier au dernier stade de cette évolution…

c. On peut encore objecter que Dieu, en particulier dans l’Ancien Testament, semble changer
de volonté, si l’on prend les textes à la lettre, comme lorsque, après la Chute de l’homme, il
est écrit que Dieu se repent d’avoir créé l’homme (Genèse, 6, 7 ; q.19, a.7, obj.1). Mais il
s’agit alors d’interpréter le texte biblique avec prudence, en comprenant ici le repentir de Dieu
« comme une métaphore », et non au sens propre du terme. D’une part, l’action de Dieu est
rapportée dans ce texte de manière anthropomorphique : l’auteur biblique parle de Dieu en lui
attribuant la psychologie d’un homme – ce qui est évidemment impropre. D’autre part,
comme c’est le cas de toute analogie, il faut en tirer l’analogué, c’est-à-dire le fondement par
lequel l’analogie dit bien ce qu’il en est de la réalité en question. Or, on peut attribuer à Dieu
un « repentir », sans contradiction avec sa volonté immuable, en comprenant par là le fait de

9
défaire une chose qu’il a faite parce qu’il convenait qu’elle soit à un moment, et qu’elle ne
soit pas à un autre. Cela peut se rencontrer même chez l’homme : celui qui construit une
grande maison veut puis ne veut pas l’échafaudage par lequel il la construit ; la chose est alors
faite puis défaite dans la mesure où elle était nécessaire puis cesse de l’être ; pour autant, la
volonté globale de construire la maison aura était la même du début à la fin de l’ouvrage.
Ainsi, pour Dieu, un acte peut annuler un autre en fonction des circonstances temporelles où
sa volonté s’exerce, sans que soit mise en doute l’immutabilité de sa volonté, puisque c’est la
même volonté qui à un moment fait, et à un autre défait.

« Cette parole doit être comprise comme une métaphore, par comparaison avec nous.
Quand nous nous repentons, nous annulons ce que nous avons fait. Toutefois, cela
peut se produire sans qu’il y ait de changement dans la volonté ; car un homme, sans
que sa volonté change, peut vouloir faire maintenant une chose et, en même temps, se
proposer de la détruire ensuite. Ainsi donc on dit que Dieu s’est repenti par
assimilation à notre repentir, puisque après avoir fait l’homme, il l’a détruit par le
déluge sur la surface de la terre. » (q.19, a.7, sol.1)

d. Il faut aussi distinguer plusieurs aspects de la volonté divine. En particulier, l’ordre de la


nature où les choses arrivent selon leur cause prochaine s’inscrit dans la volonté de Dieu qui a
créé le monde ainsi et non autrement. Mais cela n’exclut pas que cette même volonté de Dieu
puisse intervenir plus directement sur sa création, en particulier dans le cas des miracles (la
résurrection de Lazare, par exemple). Ceux-ci manifestent en effet une volonté extraordinaire
de Dieu par laquelle il suspend le cours ordinaire de l’ordre naturel, par exemple pour montrer
sa puissance.

« Eu égard aux causes inférieures, quelqu’un pouvait dire : “Lazare ne ressuscitera
pas” ; le même, considérant la Cause première, Dieu, pouvait dire : “Lazare
ressuscitera.” (…) Dieu, quelquefois, prédit un événement selon que cet événement est
contenu dans l’ordre des causes secondes, comme sont les dispositions de la nature ou
le mérite des hommes ; et cependant cet événement ne se produit pas, parce qu’il en
est autrement en vertu de la causalité divine. C’est ainsi que Dieu a prédit à Ézéchias
(Is 38,1) : “Mets en ordre ta maison, car tu vas mourir, tu ne guériras pas.” Et pourtant
cela ne s’est pas produit, parce que depuis l’éternité il en était décidé autrement dans la
science et la volonté de Dieu, qui sont immuables. C’est ce que veut dire S. Grégoire
quand il écrit que Dieu change sa sentence, mais non pas son conseil, à savoir le
conseil de sa volonté. » (q.19, a.7, sol.2)

Le miracle n’est alors pas une contradiction de la volonté de Dieu avec elle-même, mais une
exception que Dieu fait à l’ordre habituel des choses qu’il veut : la cause première intervient
alors directement au lieu des causes secondes ; celles-ci ne sont pas contredites, mais comme
suspendues par l’intervention directe de Dieu.

3. a. L’anthropomorphisme par lequel nous pensons spontanément Dieu comme étant « à
notre image », renforcé par bien des passages des Ecritures elles-mêmes, nous incline à
attribuer non seulement à Dieu des passions, mais encore des passions changeantes, qui
altèreraient alors, comme chez l’homme, l’exercice de sa volonté. Il faut d’emblée dire sur ce
point que la volonté de Dieu ne peut être altérée par des passions, car : « il n’y a en Dieu
aucune passion » (q.20, a.1, obj.1). Une passion est, comme le mot l’indique, un état dont on
pâtit, et vis-à-vis duquel on est donc passif. Or, Dieu est acte pur ; il n’y a donc en lui aucune
passivité ; et il n’y a donc pas non plus de passion . Toutes les passions qui lui sont attribuées,

10
y compris dans les Ecritures, le sont de manière métaphorique, donc impropre. Il s’agit donc,
là encore, d’une façon analogique de parler de Dieu, qui peut avoir une pertinence, pourvu
que, là encore, on identifie l’analogué désigné. Par exemple, si l’on parle de la colère de Dieu,
c’est parce que l’effet de son action donne l’apparence de quelqu’un qui est en colère – ce qui
ne signifie pas que Dieu le soit, en lui-même.

« Quand, par métaphore, nous attribuons à Dieu des passions humaines, c’est à cause
de la ressemblance des effets. De là vient que ce qui serait en nous le signe de telle
passion est attribué métaphoriquement à Dieu sous le nom de cette passion. Ainsi les
gens irrités ont coutume de punir, si bien que l’acte de punir est un signe de colère ;
c’est pour cette raison que l’acte de punir, quand il est attribué à Dieu, est signifié par
le mot “colère”. (…) Mais (…) la colère n’est jamais attribuée à Dieu au sens propre,
parce que dans sa signification principale elle inclut la passion… » (q.19, a.11,
réponse)

b. Ce qui est dit ici au sujet de la colère peut évidemment s’appliquer à tout autre exemple de
passions. Les passions telles que l’amour et la joie peuvent être attribuées à Dieu, mais elles le
sont alors de manière métaphorique, et non pas propre. Cependant, « amour » et « joie »
peuvent aussi être attribués à Dieu en un sens propre, pourvu qu’on en exclue toute
connotation passionnelle – ce que nous avons fait depuis le début de ces pages en assimilant
l’amour de Dieu à son vouloir (et non à une passion quelconque).

« Ce qui ne comporte aucune imperfection peut être attribué à Dieu au sens propre,
comme l’amour et la joie, mais en excluant la passion. » (q.20, a.1, sol.2)

c. Enfin, saint Thomas ajoute (q.19, a.11, réponse) que ce que nous appelons la volonté de
Dieu peut quelquefois être entendu en un sens métaphorique pour dire : ce que Dieu semble
vouloir. C’est généralement ainsi que nous percevons cette volonté, dont nous ne voyons que
les effets lointains. Mais ces effets, qui ne sont pour nous que des signes, ne sont pas à
confondre avec la volonté proprement dite de Dieu, qui se trouve en lui-même dans sa déité,
et qui nous est essentiellement inconnue. La volonté divine proprement dite est appelée par S.
Thomas « volonté de bon plaisir » ; et nul ne peut prétendre la connaître ici-bas, en-dehors de
la Révélation (et encore celle-ci ne s’exprime-t-elle que par des paroles humaines qui
signifient toujours de loin ce qu’il en est vraiment de la volonté divine). Bref, la volonté
divine nous est essentiellement inconnue en elle-même.

B. Ce que Dieu veut en-dehors de lui-même, il le veut librement (non nécessairement)

La volonté divine est nécessaire, au sens où elle ne peut être autrement, mais il faut préciser
en quoi. D’abord, on l’a dit, Dieu se veut (ou s’aime) nécessairement lui-même ; ensuite, la
volonté de Dieu est immuable comme on l’a dit : elle est en ce sens nécessaire comme son
être même ; ensuite encore, c’est nécessairement en vue de lui-même qu’il aime les créatures ;
ensuite encore, ce qui est créé a nécessairement été voulu par lui ; enfin, S. Thomas est formel
sur ce point, ce que Dieu veut se réalise nécessairement. Cela n’exclut cependant pas que la
volonté de Dieu soit libre. Le monde est créé parce qu’il l’a voulu, mais il aurait pu ne pas
vouloir le créer ou le créer autrement. Si Dieu ne peut pas ne pas vouloir sa propre bonté, il
peut ne pas vouloir celle de ses créatures, à commencer par leur existence même.

« La volonté divine, qui de soi est nécessaire, se détermine d’elle-même à vouloir un
bien auquel elle a un rapport non nécessaire. » (q.19, a.3, sol.5) ; « De même que l’être

11
divin, le vouloir divin et le savoir divin sont en eux-mêmes nécessaires ; (…) toutes les
choses que Dieu sait, il les sait nécessairement ; mais toutes les choses qu’il veut, il ne
les veut pas nécessairement. » (q.19, a.3, sol.6) ; « L’Apôtre dit de Dieu (Ep 1, 11) : “
Il opère toutes choses d’après le conseil de sa volonté.” Or, ce que nous opérons
d’après une délibération volontaire, nous ne le voulons pas nécessairement. Donc Dieu
ne veut pas nécessairement tout ce qu’il veut. » (q.19, a.3, « sed contra »)

L’action de Dieu reste tout à fait libre vis-à-vis de la création : la bonté qu’il accorde à la
création n’ajoute rien à sa propre bonté.

« Bien que Dieu veuille nécessairement sa bonté, il ne veut pas nécessairement les
choses qu’il veut en vue de sa bonté ; car sa bonté peut être sans les autres choses. »
(q.19, a.3, sol.2) ; « Puisque la bonté de Dieu est parfaite et peut être sans les autres
choses, puisque sa perfection ne s’accroît en rien par les autres, il s’ensuit que vouloir
d’autres choses que lui-même n’est pas pour Dieu nécessaire absolument. » (q.19, a.3,
réponse) ; « Il arrive qu’une cause nécessaire en elle-même ait un rapport non
nécessaire à tel de ses effets, et cela par le défaut de l’effet, non par la défaillance de la
cause. Ainsi la vertu du soleil a un rapport non nécessaire à tel effet contingent d’ici-
bas, non par la défaillance de la vertu solaire, mais par celle de l’effet, qui procède de
cette cause non nécessairement. De même, que Dieu veuille non nécessairement
certaines des choses qu’il veut, cela ne vient pas d’une défaillance de la volonté
divine, mais d’un défaut qui affecte par nature la chose voulue : à savoir qu’elle est
telle que, sans elle, la parfaite bonté de Dieu peut être. Or tout bien créé comporte ce
défaut-là. » (article 3, solution 4)

On peut en ce sens dire que Dieu possède le libre arbitre, comme le dit S. Ambroise, c’est-à-
dire une volonté libre.

« S. Ambroise écrit : “L’Esprit Saint distribue à chacun ses dons comme il veut, c’est-
à-dire selon le libre arbitre de sa volonté, non par soumission à la nécessité.” » (q.19,
a.10, « sed contra »)

Si la volonté de Dieu n’était pas libre, on ne dirait d’ailleurs pas qu’il agirait par volonté, mais
simplement par nature.

« Ce n’est pas naturellement que Dieu veut n’importe laquelle de ces autres choses
qu’il ne veut pas nécessairement ; cela n’est pas non plus contre sa nature, c’est
volontaire. » (article 3, solution 3)

Le vouloir de Dieu étant premier, il n’est pas conditionné ni précédé d’une cause. Il est donc
libre au plus haut point. C’est l’une des conséquences de ce propos de S. Augustin :

« S. Augustin écrit : “Toute cause efficiente est supérieure à ce qu’elle fait ; or rien
n’est supérieur à la volonté divine ; il n’y a donc pas à en chercher la cause.” » (article
5, « sed contra »)

Il faut cependant préciser que le libre arbitre n’est pas en Dieu comme il est dans l’homme, au
sens où, contrairement à Dieu, l’homme est susceptible de choisir le mal (sciemment ou pas).
La volonté de Dieu se détermine entre plusieurs biens possibles, mais le mal est
définitivement exclu des choix qu’il peut faire. Là encore, ce qu’il y a de semblable entre

12
l’homme et Dieu ne se trouve pas en Dieu comme en l’homme. Ainsi, le libre arbitre ne se
trouve pas en Dieu comme en l’homme, puisque Dieu n’est pas susceptible de pécher.

« S. Jérôme nous dit : “Dieu est le seul en qui le péché ne se trouve et ne puisse se
trouver ; les autres, ayant le libre arbitre, peuvent se porter vers le bien ou vers le
mal.” » (q.19, a.10, obj.1) ; « S. Jérôme écarte de Dieu le libre arbitre, non purement et
simplement, mais seulement quant à ce qui est de verser dans le péché. » (q.19, a.10,
sol.1)

C. Dieu peut-il vouloir le mal ?

1. Il est sûr que Dieu, étant infiniment bon, ne peut en aucun cas vouloir le mal pour le mal, ni
quant à son propre être, ni quant à ses créatures. En ce sens, il ne peut jamais vouloir le « mal
de faute », c’est-à-dire le péché de ses créatures, dans la mesure où celui-ci entrave
l’ordination à sa propre bonté qu’il veut pour elle, comme on l’a dit.

« Le mal de faute qui prive la créature de son ordination au bien divin, Dieu ne le veut
en aucune manière » (q.19, a.9, réponse) ; « Puisque le mal de faute consiste dans le
rejet de la volonté divine, en raison de laquelle Dieu veut tout ce qu’il veut, comme on
l’a montré, il est manifestement impossible que Dieu veuille le mal de faute. » (q.19,
a.10, sol.2)

Cependant, le mal de faute existe dans la création. Mais, premièrement, nous l’avons dit
antérieurement, le mal n’est pas de l’être mais du non-être  ; ce n’est donc pas un créé aimé de
Dieu, de ce fait ; il échappe donc à l’ensemble des choses que Dieu aime et maintient dans
l’existence. Deuxièmement, le fait que le mal moral existe ne signifie pas qu’il ait été voulu
de Dieu, mais simplement qu’il a été voulu de l’agent moral qui l’a produit (homme ou ange).
Enfin, si le mal moral existe dans l’univers, cela n’indique nullement que Dieu l’ait voulu – et
ce serait contradictoire avec le désir du bien en lui et hors de lui dont on a amplement parlé
auparavant – mais simplement qu’il a voulu le permettre. Ce dernier point est une
conséquence de sa volonté de créer des agents capables de produire du mal moral – ce qui
n’empêche pas Dieu d’en tirer un bien rédempteur par la suite (cette idée a été vue au sujet du
mal dans la question de l’existence de Dieu [q.2, a.3, sol.1] : « Dieu, souverainement bon, ne
permettrait aucunement que quelque mal s’introduise dans ses œuvres, s’il n’était tellement
puissant et bon que du mal même il puisse faire du bien », disait S. Augustin cité dans ce
passage). Cette permission du mal moral est davantage une preuve de la bonté divine que
d’une quelconque défaillance.

« Dieu, en effet, ne veut ni que les choses mauvaises soient faites ni qu’elles ne soient
pas faites, mais il veut permettre qu’elles soient faites. » (q.19, a.9, sol.3)

2. Le mal peut cependant être l’occasion d’un bien.

« Denys écrit : “Le mal concourt à la perfection de l’univers.” Et, dit S. Augustin : “La
beauté admirable de l’univers résulte de tout son ensemble ; en lui, cela même qu’on
appelle mal, ramené à l’ordre et mis à sa place, fait ressortir davantage les choses
bonnes, car celles-ci plaisent davantage et sont plus dignes de louange quand on les
compare aux mauvaises.” » (q.19, a.9, obj.2)

13
Si le mal peut concourir au bien, ce n’est pas par lui-même mais par accident seulement. Le
mal ne peut occasionner un bien que par un autre bien, non par lui-même. Si un accident de
voiture donne lieu à une rencontre amoureuse, ce n’est qu’accidentellement précisément… La
rencontre aura alors surtout lieu en raison des personnes impliquées ; et l’accident n’en aura
été que l’occasion. Une telle rencontre est peut-être désirable en elle-même, mais un accident
de voiture ne sera jamais désirable en lui-même ! Dieu permet à ce titre que l’accident ait lieu,
il pourra même en tirer un plus grand bien ; mais Dieu ne peut vouloir l’accident de voiture,
qui constitue d’abord un mal.

« Le mal ne concourt à la perfection et à la beauté de l’univers que par accident… »


(q.19, a.9, sol.2) ; « si le mal est ordonné au bien, ce n’est pas par lui-même, c’est par
accident. » (q.19, a.9, sol.1)

3. Il y a aussi le cas où un mal est désiré par accident, dans la mesure où il est consécutif au
choix d’un bien. Celui qui choisit d’être urgentiste choisit un bien ; mais il choisit du même
coup, par accident, tous les tracas qui vont avec. On en dirait autant de tout métier, de tout
engagement social, politique, personnel (mariage, paternité…). En ce cas, le mal n’est
évidemment pas désiré pour lui-même. S. Thomas résume ainsi les choses :

« Un mal peut être désiré par accident, en tant qu’il résulte d’une chose bonne. » (q.19,
a.9, réponse)

Mais cela s’applique aussi au désir de justice. En désirant la justice, on désire évidemment un
bien. Pour autant, on désire du même coup que les criminels soient punis, donc qu’un mal
proportionné à leur faute leur soit infligé. Ainsi, pour Dieu : il veut que la justice soit observée
dans l’univers, fût-ce au prix de certaines privations s’il est nécessaire. En ce cas, la peine, la
privation, la suppression, ne sont pas des biens en eux-mêmes mais en raison du bien qu’elles
rendent possible.

« En voulant la justice, il veut la peine du coupable, et en voulant garder l’ordre de la


nature, il veut que certains être soient détruits. » (q.19, a.9, réponse)

4. On peut aller plus loin dans le même sens. Nous avons dit que Dieu avait un amour
universel pour ses créatures, y compris le pécheur qui, en tant que tel, a tout particulièrement
besoin de ses soins. Pourtant :

« Dans le Psaume (5,6) on dit à Dieu : “Tu hais tous les artisans d’iniquité.” » (q.20,
a.2, obj.4)

Là encore, il faut user de prudence interprétative. L’homme injuste est aimé de Dieu en tant
qu’homme auquel il donne l’existence. Dieu ne peut cependant pas aimer le mal qui se trouve
en lui. Il hait donc ce mal, à ce titre, mais non la personne entière de cet homme. L’injustice
d’un homme n’est pas assimilable à l’être entier de cet homme. En tant que mal, ce n’est pas
même de l’être ; c’est du non-être, impossible à aimer à ce titre.

« Rien n’empêche d’éprouver, à l’égard du même objet, de l’amour sous un certain


rapport, et de la haine sous un autre. Dieu aime les pécheurs en tant qu’ils sont des
natures déterminées et qu’ils sont par lui. Mais en tant qu’ils sont pécheurs, ils ne sont

14
pas, ils manquent à l’être, et en eux cela n’est pas de Dieu : c’est pourquoi, sous ce
rapport, ils sont haïs par Dieu. » (q.20, a.2, sol.4)

15

Vous aimerez peut-être aussi