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Esclaves
Une humanité en sursis

Olivier Grenouilleau (dir.)

Éditeur : Presses universitaires de Rennes


Année d'édition : 2012
Date de mise en ligne : 4 septembre 2019
Collection : Histoire
ISBN électronique : 9782753568600

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782753517981
Nombre de pages : 256

Référence électronique
GRENOUILLEAU, Olivier (dir.). Esclaves : Une humanité en sursis. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes :
Presses universitaires de Rennes, 2012 (généré le 05 septembre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/114474>. ISBN : 9782753568600.

© Presses universitaires de Rennes, 2012


Conditions d’utilisation :
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H I S T O I R E


Sous la direction de
Olivier Grenouilleau


Esclaves
pouvaient risquer d’y être plongés ? C’est à cette question que
Une humanité en sursis

monde musulman à celles des modèles esclavagistes de l’Amérique

De ces approches diverses à travers le temps et l’espace, entre


être à volonté réduit et/ou assimilé à la condition souhaitée par son
maître. Apparaît ainsi l’une des caractéristiques premières de tout
système esclavagiste : le pouvoir discrétionnaire du « maître » faisant
de l’esclave un homme-frontière, en sursis.

En couverture :

Presses u n i v e r s i ta i r e s d e rennes

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Collection « Histoire »
Dirigée par Frédéric Chauvaud, Florian Mazel et Jacqueline Sainclivier

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Sous la direction
d’Olivier Grenouilleau

Esclaves
Une humanité en sursis

Collection « Histoire »

PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES

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© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
UHB Rennes 2 – Campus de La Harpe
2, rue du doyen Denis-Leroy
35044 Rennes Cedex
www.pur-editions.fr

Mise en page : APEX Création (Corps-Nuds)


pour le compte des PUR

Dépôt légal : 1er semestre 2012


ISBN : 978-2-7535-1798-1
ISSN : 1255-2364

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De l’humanité de l’esclave
Olivier Grenouilleau

Du passé au présent, regards sur un thème toujours d’actualité


Il n’y a pas si longtemps que cela, dans les années cinquante du
e
xx siècle, l’image d’esclaves dociles, insérés dans un système esclavagiste
de nature patriarcale, dominait encore une partie du discours, notamment
cinématographique mais aussi parfois scientifique, relatif au système escla-
vagiste du vieux sud des États-Unis d’avant la guerre de Sécession (1861-
1865). Vision aujourd’hui heureusement disparue, mais souvent complè-
tement inversée, comme si l’on était finalement passé d’un extrême à un
autre. Parmi les nombreuses images aujourd’hui véhiculées à propos de
l’esclavage en général, et, surtout, des formes d’esclavage ayant eu cours
dans l’Amérique coloniale moderne et contemporaine, figure en effet celle
d’esclaves travaillant tous sans repos, sans cesse brimés et punis, résistants
de chaque instant et, finalement, seuls véritables acteurs de leur libération 1.
Ce phénomène d’inversion historiographique renvoie à de multiples
facteurs éminemment complexes. En premier lieu, il faut le dire avec
force, il trouve sa source dans la mise en évidence des atrocités multiples et
évidentes propres à tout système esclavagiste, trop longtemps ignorées ou
mises sous silence. Des facteurs liés au débat abolitionniste peuvent aussi
être mobilisés. Le discours antiesclavagiste occidental a en effet mis l’accent
sur le pathétique et la thématique des horreurs de l’esclavage afin de mieux
convaincre les hommes des xviiie et xixe siècles d’y mettre un terme défini-
tif 2. « Les luttes pour l’abolition de l’esclavage, écrit Bogumil Jewsiewicki,
produisent un espace de circulation, des images et un argumentaire faisant
aussi bien appel à la morale chrétienne qu’à une technologie de mise en
représentation de la souffrance dont le spectacle ne saurait laisser indifférent

1. Thèse prenant le contre-pied d’une interprétation plus ancienne, également manichéenne, mettant
en scène, derrière l’abolitionnisme occidental, les seules vertus de la religion et de la philanthropie
blanche, anglo-saxonne et protestante. Sur ce débat, voir le récent Emmer P. C., Drescher S.
(éd.), Who Abolished Slavery ?, New York, Berghahn Books, 2010.
2. Erman M., Pétré-Grenouilleau O., Le cri des Africains. Regards sur la rhétorique abolitionniste,
Houilles, Manucius, 2009.

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OLIVIER GRENOUILLEAU

aucun chrétien (ou être civilisé) sincère. » Les chaînes et le fouet « figurent
au centre » du discours, jouant « un rôle clef dans la mobilisation de la
responsabilité morale de chacun face au mal ». Sur ce plan, ajoute l’auteur,
« il y a une correspondance à établir entre la réception des images d’atrocités
subies par le corps de l’esclave et la réception actuelle des images de corps
accablés par la guerre » transmises par les médias : « Ne pas compatir devant
l’image convoquée c’est refuser d’appartenir à l’humanité universelle ;
communauté de morale chrétienne dans le premier cas, communauté des
droits de l’homme dans le second 3. » Insérée dans une filiation chrétienne
ouvrant sur l’idéologie actuelle des droits de l’homme, la tradition léguée
par l’abolitionnisme faisait ainsi de l’esclave l’image même de l’humanité
blessée, de la victime souffrante et implorante. Un phénomène plus récent
joua dans le même sens, à savoir la vague mémorielle et le récent remplace-
ment de la figure du prolétaire exploité par celle de l’esclave et du colonisé 4.
Substitution partielle, néanmoins, la crise économique présente ayant
pour effet de remettre en avant, sinon l’image de l’ouvrier du passé, du
moins celle du salarié exploité, de l’homme entravé et broyé par les chaînes
du capitalisme financier, créatrices de fragilités et destructrices d’emplois.
Facteur à n’en pas douter essentiel si l’on veut comprendre certains amalga-
mes, pourquoi la question de l’esclavage est aujourd’hui plus d’actualité
qu’hier, et pourquoi, par exemple, l’on n’hésite pas à parler de « nouveaux
esclaves », « d’hommes machines », à propos d’ouvriers menacés par les
délocalisations. Dans notre monde où l’esclavage est fort heureusement
(au moins officiellement) unanimement reconnu comme un phénomène
barbare, l’existence des systèmes esclavagistes du passé semble renvoyer à
l’irrationnel et à l’impensable. La tentation est alors grande qui consiste à
juger afin d’éviter d’avoir à analyser ce que l’on ne sait rendre intelligible.
Avec, au final, l’idée que les esclaves du passé ne pouvaient être, pour leurs
maîtres, que des choses, des animaux, ou bien encore des sous-hommes.
Nous voici au cœur d’un problème touchant à la nature même de l’escla-
vage. Par définition, l’esclave est en effet toujours et partout un « Autre » ou
quelqu’un transformé en un « Autre ». Un homme, une femme ou un enfant
devenu la possession 5 d’un maître disposant de la possibilité d’user et d’abu-
3. « Une nouvelle image de l’esclave », partie introductive de Pétré-Grenouilleau O. (dir.), Diction-
naire des esclavages, Paris, Larousse, 2010.
4. « À la place du prolétaire et du colonisé c’est désormais l’esclave qui se dresse au nom des tous les
exploités. Dans les années 1960, les nationalistes québécois brandissaient le “Nègre blanc d’Amérique”
pour libérer les francophones du legs “colonial”. Aujourd’hui, c’est au surgissement de l’esclave de
Saint-Domingue trahi par l’Empereur que se heurte en France la légende napoléonienne. L’immigra-
tion (qui a prolongé en France le poids du prolétariat) et les délocalisations constituent la toile de fond
de la représentation de l’exploitation sous la figure de l’esclave incluant aussi le colonisé. En Occident,
les travailleurs des pays émergents et les immigrants (surtout clandestins) sont perçus comme de
nouveaux esclaves », Jewsiewicki B., op. cit. Voir aussi Pétré-Grenouilleau O., « Les identités
traumatiques. Traites, esclavage, colonisation », Le Débat, 136, septembre-octobre 2005, p. 93-107.
5. Terme que nous préférons à celui, plus typé, de propriété. Sur cette distinction voir notre Histoire
de l’esclavage, Paris, Plon, 2008, p. 52-54.

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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE

ser de lui à sa guise. Impossible donc de comprendre ce qu’est l’esclavage


sans poser la question de l’humanité de l’esclave. Non pas, évidemment,
celle de son humanité pour nous, aujourd’hui, mais celle de la manière
dont l’humanité de l’esclave pouvait être concrètement niée ou remise en
cause par son maître ; en d’autres termes, comment elle était perçue par les
contemporains et les acteurs de ces sociétés esclavagistes du passé.
Le tout en essayant de voir comment les choses se combinaient alors
concrètement, et comment les contradictions inhérentes à tout système
esclavagiste étaient ou non surmontées. Car si l’on a dès l’origine tenté
d’élaborer des arguments afin de justifier l’esclavage cela veut bien dire
qu’il n’a jamais été totalement reconnu comme « naturel » et « légitime »,
qu’il suscitait forcément des doutes et un certain malaise, mais que l’on s’en
accommodait plus ou moins ; bref que la contradiction entre des valeurs et
des représentations différentes faisait partie intégrante de l’univers esclava-
giste. Dans ce contexte, vouloir rechercher des explications uniques ne peut
conduire qu’à des voies sans issues. Car on le sait : des esclaves pouvaient
concrètement être tout à la fois traités, considérés et/ou décrits comme
des hommes, des animaux, des machines et des choses. Lister les exemples
soutenant uniquement telle ou telle représentation n’aurait donc pas de
sens. Ce qu’il faut, c’est tenter de comprendre comment tout cela pouvait
s’organiser, mettre en évidence ce qui pouvait à ce sujet séparer ou rappro-
cher des systèmes esclavagistes différents.
Pour ce faire, nous avons ici réuni quelques-uns des meilleurs spécia-
listes de la question. L’objectif est double. Dresser tout d’abord (première
partie du livre) un panorama relativement large, puisqu’il nous emmènera
de l’Antiquité à l’Afrique noire précoloniale, en passant par les mondes
byzantins, musulmans et de la Chine ancienne. Puis, dans un second temps
(seconde partie de l’ouvrage), recentrer les choses autour des modèles escla-
vagistes de l’Amérique coloniale moderne et contemporaine. Le moment
sera lors venu d’étudier le cas plus particulier des Caraïbes. Ce choix n’est
pas dû au hasard. Avec souvent plus de 70 % d’esclaves dans leur popula-
tion totale à la fin du xviiie siècle (proportion atteignant alors 80 à 90 %
dans les îles françaises et anglaises), les Caraïbes constituent en effet très
clairement l’une (voire la) des sociétés esclavagistes de l’histoire où la dispro-
portion entre libres et esclaves fut la plus forte 6. Dans cet espace caraïbe
6. L’étude comparée de la taille des populations serviles des différents systèmes esclavagistes est encore
dans son enfance, souffrant tout à la fois d’un manque de données précises pour certaines époques
et régions, et des conséquences d’une spécialisation rétive aux analyses plus globales. Concrète-
ment, les dernières interprétations relatives au recensement de 317 av. J.-C., à Athènes, font état
de 200 à 250 000 esclaves pour une population totale d’environ 431 000 personnes, soit près de
50 % (mais des historiens parlent aussi, seulement, de 20 à 35 %). La proportion serait comprise
entre 10 et 40 % pour l’Italie de l’époque d’Auguste (c’est-à-dire au début de l’Empire, avant son
extension maximale), 30 à 40 % selon J. Andreau et R. Descat, Esclave en Grèce et à Rome, Paris,
Hachette, 2006. P. Manning indique que 10 % de la population d’Afrique noire était composée
d’esclaves au milieu du xviiie siècle (Slavery and African Life, Cambridge, CUP, 1990). Propor-

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nous ferons, cadre national oblige, la part belle aux colonies françaises.
Le cas de l’Amérique continentale ne sera pas oublié, même si le Brésil
(premier État esclavagiste du continent) est ici malheureusement absent,
les immenses possessions espagnoles, ainsi que celles des Britanniques étant
quant à elles intégrées dans l’analyse.

Sous toutes les latitudes, à toutes les époques,


l’esclave est un homme frontière…
Comparé à un animal…

L’assimilation de l’esclave à l’animal s’effectue souvent dès le départ,


lors du processus même d’asservissement. Notamment lorsqu’il résulte de
violences décrites comme s’apparentant à un acte de chasse, ce qui suffit à le
rendre totalement légitime pour un Aristote 7. Hérodote raconte comment
les Garamantes de Libye pourchassaient à l’aide de chars les Troglodytes
d’Égypte, lesquels étaient sensés se nourrir de lézards et de reptiles, et
communiquer à l’aide d’un langage proche de celui du cri des chauves-
souris.
On sait aussi que les rites accompagnant la transformation du captif en
esclave sont destinés à montrer que la personne asservie se place désormais
sous le joug d’un autre. Aussi empruntent-ils toujours au moins en partie
à cette symbolique de l’animal, devenu domestiqué et donc utile. Dans le
Proche-Orient ancien et à Babylone, les esclaves pouvaient être marqués
ou bien porter une tablette autour du cou, tandis que, dans la Palestine
des Hébreux, ils avaient souvent l’oreille percée avec un poinçon. Chez les

tion qui aurait ensuite augmenté considérablement, P. Lovejoy estimant que plus de la moitié de
la population y aurait été réduite en esclavage à la fin du xixe siècle (Transformations in Slavery,
Cambridge, CUP, 2000). On sait aussi qu’il y avait au moins deux tiers d’esclaves dans la partie
nord de Bornéo dans les années 1880 (W. G. Clarence-Smith, Islam and the Abolition of Slavery,
Londres, Hurst, 2006). Ils composaient 33 % de la population dans le sud des États-Unis avant la
guerre de Sécession (13 % à l’échelle nationale). Au Brésil, les esclaves auraient représenté environ
30 % de la population dans les années 1850 (15,2 % de manière certaine selon le recensement de
1872). Au total, on pourrait ainsi distinguer des zones peu étendues mais à très forte concentra-
tion servile (comme les Caraïbes du xviiie siècle), des espaces plus étendus (Brésil, vieux sud des
États-Unis, Italie romaine, monde des cités grecques, Afrique noire de la fin du xixe siècle…) où la
proportion d’esclaves pouvait être comprise entre 15 et 40, voire 50 % de la population, et, enfin,
des sociétés où l’esclavage en concernait moins de 10 % (Chine ancienne, par exemple). Classifi-
cation sommaire et relative, puisque le pourcentage d’esclaves a pu varier considérablement d’une
période à une autre et d’un territoire à un autre à l’intérieur d’un même ensemble spatial, et que
l’impact de l’esclavage a parfois été relativement important dans des espaces où il n’était pas si élevé
que cela en termes de pourcentage, comme dans le monde russe (sur ces questions, voir l’entrée
« Démographie » du Dictionnaire des esclavages, op. cit.).
7. « Si donc la nature ne fait rien sans but ni en vain, il faut admettre que c’est pour l’homme que la
nature a fait tout ceci. Il suit de là que l’art de la guerre est, en un sens, un mode naturel d’acqui-
sition (l’art de la chasse en est une partie) et doit se pratiquer à la fois contre les bêtes sauvages et
contre les hommes, qui, nés pour obéir, s’y refusent, car cette guerre là est par nature conforme au
droit » (Politique).

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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE

Angles et les Saxons du Moyen Âge, celui qui est devenu esclave à cause
d’une famine place sa tête dans les mains de son maître duquel il reçoit une
serpe ou, ce qui est particulièrement révélateur, un collier à bœuf. Lors de
la traite négrière atlantique, les esclaves sont généralement marqués sur les
côtes d’Afrique, avant même d’être déportés vers les Amériques. Autant de
signes rapprochant les esclaves du bétail.
Ne se limitant nullement au processus d’asservissement (capture et entrée
dans la société de son maître), l’assimilation avec l’animal se remarque aussi
à travers la terminologie utilisée afin de qualifier l’esclave et, plus générale-
ment encore, dans le discours esclavagiste. En Grèce ancienne, l’esclave, ou
« homme à pattes » (andrapodon), reste ainsi voisin de l’animal (tétrapodon).
Hommes et bêtes sont alors vendus au marché, avec des clauses restrictives
en partie semblables. En Égypte ptolémaïque, des contrats dans lesquels un
jeune esclave est confié à une nourrice prévoient qu’en cas de décès avant
le terme fixé il devra être remplacé par un autre, exactement comme dans
les contrats concernant des animaux donnés à bail. Pour l’écrivain persan
du xiiie siècle Nasir al-Din Tusi, les Zendjs, ou habitants de l’Afrique noire
orientale ne diffèrent seulement des animaux que parce que « leurs deux
mains sont levées au-dessus du sol 8 ». En Afrique noire précoloniale, en
pays soninke, l’esclave est considéré comme du bétail. De leur côté, les Anyi
décrivent l’union entre leurs esclaves comme celle de poules et de coqs qui
se tiennent chaud.
L’existence de l’esclave est ainsi facilement comparée à celle de l’animal,
réduite à des fonctions primaires (vivre, manger, s’accoupler…) et dénuée
de toute élévation spirituelle ou sociale. Le 11 juillet 1829, le député de
Savenay et négrier nantais Formon déclare à la Chambre que « les esclaves
de nos colonies sont plus heureux dans leur existence animale que ne le sont
la plupart des paysans de France 9 ». Ce faisant, comme nombre de planteurs
de l’Amérique coloniale et d’esclavagistes d’ailleurs, il oublie et occulte
deux choses : la première est que cette existence souvent conditionnée par la
satisfaction de besoins matériels élémentaires est le produit de la politique
du maître 10 ; la seconde est que cela n’empêche pas l’esclave d’être inséré
8. Lewis B., Race et esclavage au Proche-Orient, Paris, Gallimard, 1993, p. 83.
9. Madival J., Archives parlementaires, 1787-1860. Recueil donnant le texte des interventions au
Parlement, Sénat et Chambre, Paris, 1867-1896.
10. Thème largement développé par les abolitionnistes insistant sur le fait que tout homme risque d’être
« abruti » (au sens littéral ramené à l’état de « brute », et donc proche de l’animal) du fait du carcan
imposé à lui par le système esclavagiste. « On parle de la stupidité des Noirs en colonie », écrit
Victor Schoelcher (Abolition de l’esclavage, Paris, 1840). Mais, dit-il, « n’est-ce pas le produit de
l’esclavage, et l’esclavage n’a-t-il pas partout ce résultat partout où il existe ? […] Les Blancs, même
d’Europe, n’en éprouvent-ils pas les mêmes effets » ? Et de mentionner le cas des « serfs russes,
polonais et valaques », avant de conclure : « L’esclavage abrutit Blancs ou Noirs, voilà toute la vérité.
Nous voulons donc établir que la prétendue pauvreté intellectuelle des Nègres est une erreur créée,
entretenue, perpétuée par l’esclavage. » Le « travail forcé, le travail sans salaire, le travail à coups de
fouet ne moralise pas », écrivait de son côté Guillaume de Felice, autre abolitionniste français. Ce
travail là « avilit et abrutit » (Émancipation immédiate et complète des esclaves, Paris, 1846).

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dans des réseaux sociaux et culturels (danses, pratiques religieuses…). On


reconnaîtra par ailleurs, dans cette déclaration, une synthèse des princi-
pales stratégies d’autojustification des esclavagistes. En premier lieu, elle
permet de légitimer le pouvoir des « maîtres », car ce dernier est ainsi sensé
s’exercer sur des individus « inférieurs ». En second lieu, elle cantonne les
esclaves à l’extérieur de la société des « maîtres », marquant avec eux une
distance apparemment infranchissable. On notera aussi que l’assimilation
à un animal ou à une chose apparaît souvent indispensable afin de mieux
exploiter les esclaves. Enfin, plusieurs auteurs ont relevé une coïncidence
qui n’est sans doute pas uniquement fortuite : à savoir que les sociétés
ne connaissant pas la domestication de l’animal (comme dans l’ancienne
Australie) n’ont pas non plus connu l’esclavage.

…mais aussi à une chose…

La thèse selon laquelle les esclaves ne seraient que des choses répond aux
mêmes fonctions dans la société esclavagiste, et est attestée par un grand
nombre de sources.
Elle repose en premier lieu sur le fait que l’esclave est un bien possédé,
plus ou moins librement aliénable et transmissible, au même titre que les
autres biens. Raison pour laquelle il peut être assuré, dans le cas de la traite
négrière atlantique, alors que, en partie du fait du climat de violence régnant
à bord des navires de l’époque, l’assurance sur la vie humaine était interdite
en droit maritime (selon l’ordonnance de Colbert de 1681). De fait, c’est
l’assimilation de l’esclave à une marchandise qui permettait alors d’établir
pour lui des contrats d’assurance. Comme objet de propriété, l’esclave peut
aussi entrer dans la catégorie de l’instrument « en vue d’assurer la vie et la
propriété dans son ensemble », comme l’écrit Aristote. Il possède la qualité
particulière lui permettant de mettre en œuvre cette autre catégorie d’ins-
truments que sont les outils. À Rome, écrit M. Clavel-Lévêque, « l’essence
même de la propriété esclavagiste […] suppose pour le maître le droit de
se servir de son esclave comme d’une chose (res mancipi), d’en recevoir les
fruits et d’en disposer 11 ». Point qui, renvoyant à la définition même de
l’esclave, peut être étendu à tout type d’esclavage, quelle que soit l’époque
ou le lieu.
D’autres phénomènes et attitudes facilitent l’assimilation de l’esclave à
l’animal ou à la chose. Le premier est relatif à sa désocialisation. L’esclave
est en effet initialement arraché à sa société d’origine et il subit des humilia-
tions destinées à marquer cette désocialisation. En Méditerranée, les pirates
barbaresques dénudaient souvent leurs captifs à bord des navires, avant de
leur faire subir l’affront de défiler en cortège dans les rues de la ville où ils

11. Dialogues d’histoire ancienne, 7, 1981, p. 223.

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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE

débarquaient, sous les coups et les insultes. L’esclave peut à tout moment
être revendu, et donc à nouveau arraché à son cadre d’existence. Enfin, il
demeure aussi toujours en partie défini par des manques, des exclusions et
des interdits.
Un second procédé ouvrant la voie de l’assimilation à l’animal et à la
chose revient à rapprocher l’esclave d’un simple corps (sôma, terme qui,
en grec, dit aussi l’esclave) à la disposition de son maître. Un corps soumis
dans le monde gréco-romain à la « question », car la parole de son corps
torturé est la seule qu’entendent les juges. Cette insistance sur ce qui se
rapporte au corps (l’utilisation de la force brute de l’esclave, l’existence
parfois de lois somptuaires tendant à limiter chez lui l’usage d’éléments
d’apparat – vestimentaires ou autres –, etc.) n’est évidemment pas neutre.
Rappelant l’opposition entre le corps et l’esprit (la bête et l’homme), elle
sépare aussi nature et culture. Inversement, l’image que le maître donne de
l’esclave l’oblige lui-même à éviter certains gestes. À Rome, par exemple,
les apprentis orateurs apprenaient à éviter de rouler les épaules, attitude
pouvant alors être considérée comme servile.
Ajoutons que, considérer l’esclavage comme un phénomène « naturel »
(ce qui constitua l’un des arguments majeurs du discours esclavagiste, à
travers le temps et l’espace), conduit implicitement à insérer l’esclave dans
l’ordre d’une nature perçue comme différente de la société et de la culture.
La première acception de cette « naturalité » peut être religieuse. Si l’on
pense que le monde a été créé par Dieu, on peut en effet estimer que la
présence des esclaves s’insère dans son projet global 12. La naturalité puise
aussi dans l’historicité. La « preuve » que l’esclavage est bien « naturel »,
a-t-on longtemps dit, en substance, est qu’il aurait été présent dans toutes
les sociétés humaines, depuis les origines. Enfin, il est facile et fréquent de
naturaliser l’ordre social. La soumission des esclaves à leur maître fait alors
de l’esclavage l’instrument du respect et de la conservation des hiérarchies
« naturelles », thèse qui apparaît déjà dans La Politique d’Aristote.
Esclave, chose et animal se rencontrent aussi dans le cadre du marché.
D’abord parce que le marché (entendu à la fois dans le sens d’espace
transactionnel et de lieu d’échange) reflète une véritable marchandisation
de l’homme. Ensuite car cette marchandisation revêt souvent des formes
proches de l’achat et de la vente du bétail. Il est vrai que, nombreux, les
modes d’asservissement n’empruntent pas toujours au marché. Si le libre
vendant ses proches en cas de famine, ou bien celui devenant esclave après
avoir contracté une dette relèvent clairement du marché, il n’en est pas en
effet de même des prisonniers de guerre ou de l’esclavage pénal. Du moins
pas directement. Car, indirectement, c’est l’existence d’un marché qui expli-
que en partie que le vaincu sera pris et non tué. Par ailleurs, on peut dire
12. Inversement, d’autres estimèrent qu’il convenait de réformer le monde – et donc d’y supprimer
l’esclavage – afin de réaliser au mieux le projet divin.

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que sans vente, et donc sans marché, il n’y pas de processus d’asservisse-
ment complet. On voit ainsi que sans être uniquement conditionné par le
marché, l’esclavage y est forcément lié, notamment parce que l’esclave, par
définition, est toujours susceptible de circulation.
Ce marché, en tant que lieu ou s’effectue l’échange des esclaves, a,
à toutes les époques, suscité de nombreuses descriptions, témoignages
et représentations. Avec, à chaque fois, quel que soit le type de regard,
apitoyé ou distant, critique ou approbateur, de mêmes images. Celles
de familles séparées et d’êtres humains réduits à l’état de marchandises,
étudiés avec soin jusque dans les parties les plus intimes, dont on analyse
les dents, comme pour les animaux. Et il n’est pas anodin que, dans les
Métamorphoses de l’auteur latin Apulée (125-180), un jeune homme beau et
riche se voit subitement transformé en âne, avant d’être conduit au marché
où se confondent alors en lui la vente d’une bête et celle d’un esclave ;
signe d’une humanité que le marché fait chanceler comme nous le montre
Jacques Annequin (p. 39-52).
Une autre constante réside dans le fait que le marché des esclaves n’est
pas seulement régulé par les jeux de l’offre et de la demande, mais aussi par
des éléments en rapport avec les représentations que l’on pouvait se faire de
tels ou tels peuples, à l’instar des qualités ou défauts attribués à telle ou telle
« race » de bétail. Frédéric Régent nous le montre dans le cas des Antilles
françaises (p. 197-220). Mais il s’agit d’un phénomène plus général, et
même quasi universel. Il est en effet remarquable de voir que, quel que soit
le lieu ou l’époque, on a toujours eu l’habitude d’associer certains avantages
et inconvénients à des peuples très spécifiques. À l’époque romaine, les
Thraces étaient réputés pour leur dureté au combat. Ils étaient donc recher-
chés pour les jeux du cirque. Dans le monde musulman, les Abyssines et
les Circassiennes étaient demandées comme concubines. À l’époque de la
traite par l’Atlantique, capitaines, armateurs et colons avaient tous leur
idée sur la manière dont les ressortissants de telle ou telle ethnie africaine
étaient sensés se comporter en général. Les esclavagistes des Amériques
préférèrent longtemps les hommes, pour les travaux des champs, même
si, pour répondre à l’offre, ils durent, notamment à la fin du xviiie siècle,
acquérir plus de femmes et d’enfants qu’ils ne l’auraient souhaité. Après
quoi, avec l’abolition progressive de la traite (et donc la nécessité de penser
la question de la main-d’œuvre esclavagiste à plus long terme) certains,
comme à Cuba, se tournèrent plus volontiers vers les femmes et les enfants.
En Afrique noire précoloniale, les femmes étaient relativement recher-
chées, car elles pouvaient être à la fois concubines, mères et affectées à
des fonctions productives, notamment dans l’agriculture. Dans les traites
orientales, destinées à approvisionner en esclaves noirs l’Afrique du Nord et
le Moyen Orient, il semble que, sur la longue durée, le nombre de femmes
et d’hommes se soit équilibré. Mais nombre de voyageurs nous disent que,

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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE

au xixe siècle, les enfants suscitaient un réel intérêt, car, du fait de leur âge,
ils pouvaient être plus facilement « éduqués » par leurs maîtres.

…l’esclave demeure néanmoins un homme pour l’esclavagiste…

Tout cela n’empêche cependant pas les esclavagistes de reconnaître aussi


que leurs esclaves sont bien des hommes, et qu’ils disposent, à ce titre,
d’un certain nombre de droits, souvent rappelés dans les « codes » escla-
vagistes. Par ailleurs, le stoïcisme et le christianisme mirent en cause l’idée
que la condition servile pouvait affecter toute la personne. En distinguant
l’esclavage du corps et celui de l’âme, chrétiens et stoïciens rappelaient
que tout esclave en possède une. C’est ainsi que la question fut entendue
pour les Amérindiens, à la suite de la fameuse controverse de Valladolid
(1550-1551). Elle ne fut pas posée à propos de l’esclavage des Noirs aux
Amériques, tout simplement parce qu’elle allait de soi et que l’un des alibis
de ce trafic consistait à dire qu’il était le seul moyen de christianiser ces
païens, et par conséquent de sauver leur âme. Et l’on pourrait ajouter que
toutes les religions (l’islam, le confucianisme, le bouddhisme…) reconnais-
sent l’humanité de l’esclave, même et y compris lorsqu’elles contribuent à
fournir des arguments susceptibles de légitimer l’esclavage.
Il est vrai que, reconnu comme homme dans toutes les religions, l’esclave
est, d’un point de vue social, arraché à son monde originel. Il subit ainsi une
« mort sociale », comme l’a indiqué Orlando Patterson dans un ouvrage
essentiel 13. Mais à celle-ci succède toujours ce que l’on pourrait appeler une
renaissance sociale, à la fois recherchée par l’esclave et plus ou moins contrô-
lée par le « maître ». L’esclave demeure donc toujours un homme. D’une
part par sa résistance au processus de déshumanisation. D’autre part parce
que ce dernier ne peut être que partiel. Si l’esclave n’était pas et ne restait
pas un homme il ne serait en effet que de peu d’utilité pour son maître.
C’est ce que nous dit Claude Meillassoux : « En termes de droit, l’esclave
est décrit comme un objet de propriété […]. Mais dans la perspective de
son exploitation, l’assimilation d’un être humain à un objet, ou même à
un animal, est une fiction contradictoire et intenable. Si l’esclave était dans
la pratique traité comme tel, l’esclavage n’aurait aucune supériorité sur
l’emploi d’outils matériels ou sur l’élevage du bétail. Dans la pratique, les
esclaves ne sont pas utilisés comme des objets ou des animaux […]. Dans
toutes leurs tâches – même le portage – il est fait appel à leur raison si peu
que ce soit, et leur productivité ou leur utilité s’accroît en proportion de ce
recours à leur intelligence 14. » Propos qui, concernant ici l’Afrique noire
précoloniale, peuvent parfaitement être généralisés.

13. Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge, Harvard University Press, 1982.
14. Anthropologie de l’esclavage, Paris, PUF, 1986, p. 9-10.

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Dans l’édit de 1685 (aujourd’hui appelé « code noir ») régissant les


rapports entre « maîtres » et esclaves dans les colonies françaises, l’esclave
est considéré comme un bien meuble (article 44). Mais on indique que s’il
se marie son mariage doit être célébré religieusement, selon les règles, ce
qui ne saurait renvoyer à l’animal ou à la chose. Et l’on sait que, usant du
droit, des esclaves ont parfois eu recours à la justice contre leurs maîtres,
dans l’Amérique coloniale espagnole, au Brésil, où, plus rarement, dans
les colonies françaises 15. Même en droit romain, souvent invoqué pour
indiquer que l’esclave n’est qu’une chose, l’esclave n’est res (chose) qu’en
tant qu’objet de droit et par opposition à l’idée d’un sujet de droit. Sa
« personnalité » juridique ne doit donc pas être confondue avec la question
de son appartenance à l’humanité, laquelle ne se pose pas. Selon le juriscon-
sulte Gaius, les « hommes sont ou libres ou esclaves » (Institutiones, I, 9).
La distinction s’opère donc à l’intérieur de la catégorie homme. Raison
pour laquelle l’esclave marchandise ne peut pas, aux yeux d’un naturaliste
aussi célèbre que Pline l’Ancien, voir son prix atteindre des proportions
jugées déraisonnables, à moins de compromette les valeurs de la société
dans laquelle il s’insère (Antonio Gonzales, p. 65-84). Pour les planteurs
esclavagistes et racistes des Antilles françaises, l’esclave est évidemment
« autre », sans cesse stigmatisé et dévalorisé. Mais il appartient à une
« portion de l’humanité », comme l’indique Frédéric Régent (p. 197-220).
Dans l’Athènes démocratique, l’esclave peut accéder à un niveau social
élevé. Mais il est également, en tant que membre d’une catégorie spéciale
d’hommes, relégué dans une portion inférieure de la société, parfois diffi-
cilement différenciable (par son costume, les préjugés pesant sur lui, etc.)
des « barbares » et des pauvres (Claude Mossé, p. 85-100).
Témoignent aussi de cette humanité de l’esclave la possibilité qui lui est
faite de pouvoir éventuellement gagner sa liberté, l’accès à des pratiques
religieuses, certaines mesures de protection, ou bien encore l’importante
littérature esclavagiste relative au « gouvernement » des esclaves, laquelle
insiste, entre autres choses, sur les manières de le « civiliser », d’éviter qu’il
ne succombe à ses « passions », ainsi que sur celles de le châtier ou de
l’encourager. Or, comme l’écrit P. Veyne, on ne fait pas la morale à un
animal ou à une machine, pas plus d’ailleurs que l’on ne punit une chose.

15. Voir, à ce sujet, l’intéressante et utile enquête à la fois historique et romancée menée par M. Aïssaoui
(L’affaire de l’esclave Furcy, Paris, Gallimard, 2010), ainsi que l’analyse très documentée de Caroline
Oudin-Bastide sur l’affaire Spoutourne (Des nègres et des juges. La scandaleuse affaire Spoutourne,
1831-1834, Paris, Complexe, 2008).

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…car c’est dans sa situation d’homme frontière


que réside, pour le maître, l’utilité de l’esclave…

Tout cela pour dire que les esclaves n’ont jamais été perçus comme étant
soit des choses, soit des animaux, soit des hommes. Mais qu’ils pouvaient
être décrits, par les mêmes personnes, comme étant des hommes suscep-
tibles d’être considérés comme des choses et des animaux. Dans la pratique
comme dans les représentations, la question de l’humanité de l’esclave n’est
jamais unidimensionnelle. Dès lors que l’on ne cherche pas à isoler tel ou tel
fait afin de le faire coller à une thèse préétablie (l’esclave homme, l’esclave
chose, ou l’esclave animal), on s’aperçoit de la complexité des regards, des
discours et des pratiques. Se préoccupant de la place de l’esclave dans l’acte
de produire, Aristote le considère comme « un instrument qui tient lieu
d’instrument », mais au même titre que « tout homme au service d’autrui ».
L’esclave est ainsi l’homme, la femme ou l’enfant à tout faire alors que le serf,
par exemple, ne peut être que travailleur agricole. Dans l’Athènes classique,
comme nous le rappelle Claude Mossé (p. 85-100), l’esclave peut travailler
aux champs, dans les mines, être artisan ou encore banquier. L’auteur voit
d’ailleurs dans cette grande diversité des taches confiées à l’esclave – et donc
dans leur désunion – l’une des raisons du nombre relativement peu élevé
des révoltes collectives (à la différence des actes de résistance individuels) 16.
On pourrait considérer ces interactions entre la figure de l’esclave
homme, animal et chose comme le reflet d’une contradiction intenable,
notamment et évidemment à la lumière de nos conceptions présentes. Cela
nous conduirait à méconnaître l’un des éléments définissants de l’esclavage.
Car cette contradiction apparente (qui n’en est en fait pas une, comme
le montre très bien Jean-François Niort, p. 221-240, et c’est essentiel)
lui est intrinsèquement liée. Elle est repérable quasiment partout 17. Tout
simplement parce qu’elle constitue la base même de son utilité, que cette
utilité recherchée soit de nature symbolique (disposer d’un grand nombre
16. De son côté, Claude Meillassoux avait aussi noté que les révoltes ont toujours été plus nombreuses
chez les serfs que chez les esclaves, les premiers ayant plus le sentiment d’appartenir à une même
communauté.
17. Notons, parmi beaucoup d’autres, Kingsley Davis, dans Human Society (New York, 1949, p. 456) :
« Slavery is extremely interesting precisely because it does attempt to fit human beings into the
category of objects of property rights » alors que, « always the slave is given some rights » ; lesquels
droits « interfere with the attempt to deal with him solely as a property ». Selon William L.
Westermann (The Slave Systems of Greek and Roman Antiquity, The American Philosophical
Society, Independence Square, Philadelphie, 1955), il s’agit d’un constant « paradoxe » (p. 1) :
« In the Greek and in the Roman legislation affecting slaves a constant paradox appears which is
inherent in the very nature of the institution itself, that the slave, theoretically considered, was a
chattel and as such was subject only to the laws governing private property, but that he was, in
actuality, also a human being and subject to protective legislation affecting human individuals. »
Même chose pour le Proche-Orient ancien, selon Isaac Mendelsohn parlant d’une « highly contrac-
tidory situation » à propos des systèmes esclavagistes d’alors : « On the one hand, the slave was
considered as possessing qualities of a human being, while on the other hand, he was […] regarded
as a thing » (Slavery in the Near East, New York, 1949, p. 64).

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d’esclaves c’est indiquer son rang), économique, sociale ou encore politique.


Un sociologue américain, Talcott Parsons, a parfaitement résumé la chose,
en disant que la valeur d’un esclave en tant que propriété réside dans le fait
qu’il est une personne, mais que sa valeur en tant que personne tient au
statut faisant de lui une propriété 18.
Idée essentielle qu’illustre tout à fait Alain Testart dans son article consa-
cré à la fidélité servile (p. 113-138). Car même si cela peut aujourd’hui nous
surprendre, nombre d’esclaves ont été, en maints systèmes esclavagistes,
en partie (voire avant tout) recherchés pour leur fidélité. Tout simplement
parce que, dépourvus de tous liens de parenté et de toute descendance
officielle, attachés uniquement à la personne de leur maître, ils étaient
de fait plus sûrs que nombre de parents ou de commensaux, tous rivaux
potentiels. Et que, d’autre part, dépendants de la fortune de leur maître
(et parfois sacrifiés à sa mort), la plupart des esclaves n’avaient (dans des
sociétés où l’idée d’abolir l’esclavage était totalement inconcevable) que le
choix entre des formes de résistance ne pouvant conduire qu’à la répression,
et des formes de collaboration dont ils pouvaient espérer tirer profit, soit
pour améliorer leur conditions de vie quotidienne, soit pour être affranchis,
soit, tout simplement, pour subsister. D’où l’utilisation d’esclaves comme
auxiliaires du pouvoir (pouvant parfois, eux-mêmes, disposer d’esclaves 19),
comme confidents, militaires, percepteurs ou encore hommes de main,
dans des sociétés aussi diverses et éloignées que celles de la côte nord-ouest
de l’Amérique (du sud de l’Alaska au nord de la Californie), de la Chine
des Han, de l’Afrique noire précoloniale ou du monde musulman. À quoi
on pourrait, entre autres, adjoindre le monde romain, notamment impérial.
L’esclave est ainsi l’homme qui demeure toujours un homme mais qui
peut, selon le bon vouloir de son maître, être parfois ravalé au rang d’une
chose ou d’un animal. Un homme frontière, en quelque sorte, comme le
souligne avec raison Jacques Annequin dans le bel article qu’il consacre à
l’analyse des fameuses Métamorphoses de l’auteur latin Apulée où l’on voit
un jeune héros voyageur, Lucius, se transformer en un animal avant d’être
assimilé aux esclaves. Un homme frontière qui ne trouve ici jamais sa place,
partage de fait l’existence d’une « pauvre humanité » faite d’animaux mais
aussi de serviteurs et de dépendants en tous genres rassemblés par le fait
de dépendre d’un maître, d’être accablés par la fatigue, et de vivre dans la
promiscuité sans pour autant trouver de la solidarité parmi les leurs. La
seule solution que trouve finalement Lucius métamorphosé est de jouer à
l’âne savant, ultime aliénation. Ces Métamorphoses ne nous rappellent pas

18. « The value of a slave as property resides in his being a person, but his value as a person rests in
his status being defined as a property », Parsons T., Smelser N., Economy and Society, Glencoe,
1956, p. 12.
19. Sur ce point, comme sur de nombreux autres, voir l’entrée correspondante dans le Dictionnaire des
esclavages, Larousse, 2010, op. cit.

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seulement que, dans l’Antiquité, tout homme libre peut devenir esclave,
suite à un revers de fortune et notamment à la guerre. Elles soulignent aussi
la relative facilité du passage de l’homme à l’animal et de l’animal à l’esclave,
tout en montrant, phénomène ô combien révélateur, que c’est justement
par le truchement de l’animal que le passage du libre à l’esclave s’opère
ici. Pour le reste, on serait tenté de dire que cette fiction ne témoigne que
d’un moment précis, d’une époque gréco-romaine où la manière de conce-
voir l’humain et ses rapports avec le reste du monde naturel – animal et
végétal – était très différente de la nôtre, car beaucoup plus faite de transi-
tions, et donc de possibles passages, que de frontières étanches.
On notera néanmoins que cette question du passage, ou du moins de
la réversibilité des conditions, se retrouve à d’autres époques. Il en alla ainsi
dans le monde byzantin (Youval Rotman, p. 101-112), lorsque, devenu bien
réel, le risque d’être pris comme esclave en terre d’islam conduisit à faire
prendre conscience d’une question jusque-là en partie éludée : à savoir celle
du statut, dans sa société d’origine, de l’homme devenu ailleurs esclave. On
convint alors qu’il demeurait toujours libre aux yeux de ses anciens compa-
triotes, ce qui facilitait son éventuelle réintégration, du fait de la pratique
du rachat et de l’échange des prisonniers. Afin d’inciter ces esclaves à ne pas
abjurer leur foi, la littérature byzantine de l’époque en fit même parfois des
héros dépositaires d’une mission divine. Signe évident que des évolutions
conjoncturelles peuvent contribuer à faire évoluer de manière tout à fait
significative l’image de l’esclave et de l’esclavage dans une société donnée.
Le thème du passage d’une condition à une autre se retrouve également
lors du grand débat sur l’abolition de l’esclavage dans l’Amérique coloniale,
ce que nous indique Frédéric Régent lorsque qu’il analyse le regard porté
sur l’esclave noir des colonies françaises (p. 197-220). Perçu comme un être
humain, l’esclave est alors relégué dans une certaine « portion d’humanité »
par les esclavagistes. Cependant, si nombre d’entre eux pensent et/ou disent
que l’esclave est un être « naturellement » différent et peu susceptible d’évo-
lutions, d’autres, au contraire, affirment (afin de justifier l’esclavage et de
retarder son abolition) qu’il est de fait peu à peu « civilisé » par la servitude
qui lui est imposée. Dès lors la possibilité – au moins théorique – d’un
changement de situation devient envisageable. Possibilisme transformé en
credo par les abolitionnistes. Persuadés du principe de l’égalité naturelle
entre tous les hommes, ils considèrent en effet que l’esclavage ne peut
qu’abrutir ses victimes, et donc que sa cessation permettra logiquement de
faire des anciens esclaves devenus libres de vrais citoyens. La question de la
réversibilité des statuts se pose alors non pas dans la fiction ou la théorie,
mais bien dans le monde du réel et de la politique.
L’esclave n’est donc pas seulement un homme, pouvant toujours être
affranchi et redevenir libre. C’est un homme limite ou frontière. C’est cela
qui, consubstantiel à la définition même de l’esclave, explique l’extrême

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malléabilité de l’esclavage et permet de comprendre en partie pourquoi


il joua si longtemps un rôle important parmi les multiples autres formes
d’exploitation de l’homme. C’est aussi parce que l’esclave est un homme
frontière, qu’il conduit à poser dans les sociétés esclavagistes la question
de la manière de percevoir la liberté et l’humanité. Et c’est évidemment
aussi pour cela que le combat contre l’esclavage a été dès le départ, au
xviiie siècle, indissociable de celui pour les droits de l’homme.

…dont l’humanité est médiatisée par la dialectique


du rapport au maître
Une relation quasi exclusive…

La manière d’appréhender l’humanité de l’esclave ne dépend pas seule-


ment de conditions générales liées à la nature même de l’esclavage. Elle
s’enracine aussi, tout en se déclinant de manière variable, en fonction de la
façon dont s’opère le face-à-face maître-esclave.
L’esclave étant par définition « possédé » par un maître, l’esclavage se
caractérise en effet par l’existence d’une relation d’homme à homme, étroite,
directe et quasi-exclusive. Il est vrai qu’il peut y avoir et qu’il y a des écrans :
le maître est parfois absentéiste, se faisant alors remplacer par un intendant
dans sa plantation. Et, dans une grande exploitation ou bien une mine,
l’esclave n’est pas forcément en contact direct avec son maître. L’esclave
public, exerçant des tâches d’utilité publique (les archers scythes d’Athènes,
par exemple) et/ou pour le compte d’un dépositaire du pouvoir (esclaves
impériaux à Rome, esclaves de la Couronne en Afrique noire précoloniale,
soldats esclaves dans le monde musulman…) est dépendant tout à la fois
du souverain – maître physique parfois lointain – et de l’État – maître plus
abstrait encore. Ajoutons que plus l’État est fort et plus il tend à s’immis-
cer dans les relations maître-esclave, tout à la fois afin d’élargir la sphère
de son contrôle et de limiter ce qui pourrait conduire à l’émergence de
contre pouvoirs. D’où ces codes et textes divers qui, tout en favorisant la
reproduction de la société esclavagiste et le repos du maître, réglementent
ses prérogatives.
Mais ces multiples écrans sont plus ou moins efficaces. La loi n’est en
effet pas toujours appliquée, et l’est souvent dans le sens des intérêts du
maître. Car il faut tenir compte des rapports de force (en faveur du maître),
du poids, sinon de l’opinion (qui n’existe pas toujours de manière consti-
tuée), du moins de la culture dominante (or, dans une société esclavagiste
celle-ci est forcément orientée) et de la volonté réelle de l’État à intervenir,
laquelle dépend en partie de sa capacité concrète à le faire : existence ou
non d’une solide administration, longueur de la chaîne de commandement,
corruption, etc. Enfin, présents ou non (le pouvoir du maître est encore

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plus fort dans les sociétés dites « sans État »), efficaces ou non, ces écrans
ne font nullement disparaître ce fait essentiel que l’esclave est possédé en
tant qu’individu et non en tant que représentant d’une communauté qui
serait globalement soumise, comme dans le cas des Hilotes de Sparte ou du
servage médiéval. Des liens se créent, bien évidemment, au sein du groupe
des esclaves, lesquels peuvent être mobilisés à des fins de résistance. Mais
de nombreux facteurs ont toujours conduit, au sein des sociétés serviles, à
interdire ou à limiter l’émergence d’une conscience de classe. Avec l’escla-
vage on a donc bien un individu (l’esclave) qui dépend du pouvoir d’un
autre (le maître). Et que ce dernier se fasse représenter par un intendant
ou un garde-chiourme ne change rien : c’est toujours une relation duale
primaire qui l’emporte.
On pourrait dire, et cela est vrai, que ce rapport existe au sein d’autres
modes de dépendance, ainsi entre un « patron » et son « client ». Mais les
relations sont alors plus ou moins contractuelles et marquées par la récipro-
cité (laquelle n’empêche pas, bien sûr, une inégalité dans la relation). Dans
le cas de l’esclavage ces rapports sont clairement arbitraires. Seul le maître
peut officiellement décider, et ses pouvoirs sont théoriquement totalitaires,
en ce sens qu’ils s’étendent à toutes les sphères de la vie de l’esclave. Aussi
l’esclavage constitue-t-il sans doute, parmi toute la gamme particulièrement
vaste et mouvante des modes d’exploitation et de dépendance, celui liant
un homme à un autre de la manière la plus exclusive. On notera par ailleurs
que, pendant très longtemps, et sans doute jusqu’à la phase de cristallisation
de l’économie politique, au xviiie siècle, c’est ainsi que les contemporains
ont perçu les choses. L’esclavage concernait forcément la vie de la cité (polis).
Mais il était pensé comme devant relever essentiellement du cadre « domes-
tique », c’est-à-dire, comme on entendait alors ce mot, celui des relations
entre un maître et son esclave. La vie quotidienne de l’esclave, la manière
dont se reproduisent et évoluent les sociétés esclavagistes, et de nombreux
aspects essentiels (comme la violence ou bien le paternalisme de certains
maîtres) seraient incompréhensibles sans cette confrontation originelle et
originale entre deux hommes qui est au fondement même de l’esclavage.

…soulignée par des rites et des procédures d’entrée


dans la société esclavagiste…

L’esclave étant l’Autre, ou celui transformé en un Autre, son intrusion


dans la société de ses maîtres se traduit toujours par un certain nombre de
signes, de marques ou de rites. Objectivement, ils remplissent plusieurs
fonctions : officialisation de la rupture vis-à-vis de la société d’origine,
soumission à celui qui le possède, simulacre d’intégration dans la société
esclavagiste et/ou la « maison » de son maître. Ce qui en fait tout à la fois
des signes de mort sociale et de renaissance sociale encadrée ; cette dernière

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étant aussi nécessaire que la première afin d’assurer la reproduction du


système esclavagiste. En ce sens, ces rites d’entrée s’intègrent dans le proces-
sus d’asservissement, qu’ils viennent en quelque sorte clôturer.
La nature de ces pratiques dépendant évidemment des valeurs mises
en avant au sein de la société esclavagiste, on ne retrouve pas forcément
les mêmes d’une société à l’autre, bien que tous remplissent des fonctions
comparables. Les rites d’entrée dans la « maison » du maître ne sont ainsi
pas présents dans l’Amérique coloniale des xviie-xixe siècles, sans doute
du fait de la racialisation progressive de cet esclavage, et donc du caractère
très marqué de l’opposition entre maîtres et esclaves. Mais aussi parce que
la fonction de ces rites est en partie assurée d’une autre manière, notam-
ment par des politiques relevant plus ou moins du paternalisme. Et, égale-
ment, parce que l’essentiel semble ici souvent se jouer avec l’intégration de
l’esclave dans l’Église chrétienne. Une intégration ambiguë, évidemment
favorisée par le clergé, mais pas toujours par les planteurs, pouvant être
réelle ou seulement superficielle, et n’empêchant pas la formation de cultes
syncrétiques parallèles, propres aux esclaves, comme le vaudou. En d’autres
sociétés, ce n’est pas l’Église mais le « foyer » (oïkos chez les Grecs) ou la
parenté (dans les sociétés lignagères d’Afrique noire précoloniale) qui est
essentiel. Et c’est donc à leur propos que s’élaborent les rites susceptibles de
fournir à l’esclave l’impression qu’il entre dans la société de ses maîtres afin
de mieux l’aliéner, ce que nous montre très clairement Maurice Bazemo,
dans le bel article qu’il consacre aux esclaves dans les anciens pays de l’actuel
Burkina Faso (p. 53-64).
Dans les savanes de l’Ouest africain, écrivait Claude Meillassoux, les
rapports de parenté sont « manipulés en fonction des besoins 20 ». Dans
la société anyi, le rasage du crâne simule « une naissance fictive » faisant
du maître le « père » de l’esclave, tandis que la libation accompagnant la
cérémonie les placent tous deux « sous la garde des ancêtres du lignage
d’accueil ». De ces rapports, conclut l’auteur, on ne retient pour l’esclave
« que l’obligation d’obéir », le code parental étant uniquement « invoqué
comme moyen idéologique d’aliénation, de domination, de répression
et de contrôle ». À la différence des sociétés avunculaires, note-t-il aussi,
dans les sociétés patrilinéaires, les « esclaves acquis sont introduits comme
cheptel vif, sans aucun des simulacres » précédemment décrits. Fait qui
souligne le caractère général évoqué plus haut, à savoir que le rite n’existe
que là où il est nécessaire pour la reproduction du système esclavagiste :
tant pour les valeurs essentielles des maîtres (que la réalité de l’esclavage
ne doit pas donner l’impression de transgresser), que pour mieux dominer
les esclaves.

20. Anthropologie de l’esclavage, op. cit., p. 108-109.

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Autre société, autres rites, mêmes fonctions. À Athènes, l’arrivée d’un


esclave nouvellement acheté dans la maison du maître donne lieu à une
cérémonie au cours de laquelle l’épouse du maître répand sur la tête de
l’esclave un mélange composé de figues sèches 21, dattes, noix, friandises
diverses et petites pièces de monnaie. Ce rite dit des katachysmata est très
proche de celui dont la jeune mariée fait l’objet lors de sa première entrée
dans sa future maison, celle des parents de son époux. Sans doute parce que
la mariée doit donner vie à des fils, tandis que l’esclave doit produire des
biens, et que tous deux apparaissent ainsi indispensables à la reproduction
de l’oikos. Les rites d’aspersion interviennent à des moments qui peuvent
signifier des changements d’état pour les esclaves, lesquels sont des néonétoi
issus d’un espace extérieur à la maison, et donc des étrangers au monde des
cités. La première aspersion se déroule à l’extérieur de l’oikos, sur le seuil de
la maison, avant qu’il ne soit franchi. La seconde a lieu au cœur de l’oikos,
auprès du foyer, devant ses futurs sundouloi (compagnons d’esclavage) et en
présence de l’épouse du maître sur laquelle repose l’organisation de l’espace
intérieur. À l’issue de ce rituel, l’esclave, qui, par essence est sans filiation et
sans famille, est introduit dans la communauté servile, au titre des ktémata,
ou biens du maître. L’ambiguïté (homme, chose, bien) souhaitée par le
maître est ainsi totale.
Donner un nom à un nouvel esclave relève d’une dialectique tout aussi
complexe, synonyme de rupture (le nouveau nom efface l’ancien, et par
là même la personnalité et l’appartenance sociale antérieure de l’esclave),
de soumission (à la volonté du maître qui nomme et donc, d’une certaine
manière, « crée » et « fait naître ») et d’intégration dans la société du maître
(l’esclave devenant l’objet – par opposition à l’idée de sujet autonome –
de celui l’ayant recréé et installé dans son monde) 22. C’est pourquoi il est
extrêmement fréquent que l’esclave soit affublé d’un nom ou d’un sobriquet
par son maître. L’inverse, à savoir l’absence de dénomination, est également
possible. C’est le cas dans les sociétés avunculaires des savanes d’Afrique
occidentales étudiées par Meillassoux, où l’esclave subit un rite simulant
son intégration dans le lignage de son maître, mais ne porte généralement
pas de nom. Aussi l’appelle-t-on parfois en énonçant la première partie
d’un distique auquel il répond par la seconde. Ailleurs, le nom de l’esclave
peut être ethnique (Thratta, Carion, Syros dans le monde grec ancien),
assez typique pour désigner une ethnie (Manès, Lydie ; Midas, Phrygie), ou
21. Les figues, éléments ici dominants, symbolisent dans l’imaginaire grec, la fécondité, l’abondance
et la richesse.
22. On remarquera ainsi que, à Rome, ce qui caractérise a priori l’esclave est l’absence de nom. Le
citoyen se repère dans l’épigraphie notamment grâce à la forme onomastique de son nom construite
sur une structure simple contenant les tria nomina (praenomen, nomen, cognomen), la filiation et
la tribu d’inscription civique. L’esclave n’a pas de nom au sens civique romain, parce qu’il est
res mancipia, n’a pas d’identité propre, et est objet de droit et non sujet de droit. De son côté,
l’affranchi acquiert cette forme onomastique, mais en conservant le souvenir de sa servitude passée
à travers son cognomen, lequel correspond souvent à son appellatif servile antérieur.

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simplement topographique (Asia, Italia). Il peut renvoyer à un personnage


célèbre, au monde des dieux, désigner une fonction de l’esclave (Titthè :
la nourrice), une caractéristique physique, renvoyer à des défauts ou à des
qualités que l’esclave possède ou qu’il ne possède pas, et, dans ce dernier
cas, avouer clairement une intention ironique et dévalorisante. Parfois, c’est
la référence à la qualité, ou encore au nom du maître qui l’emporte, le plus
simple consistant à donner à l’esclave le nom de sa propriété. Frederick
Douglass (vers 1818-1895), un ancien esclave devenu abolitionniste améri-
cain, porta d’abord le nom de Bailey, celui de la famille de son premier
propriétaire. Célèbre pour les mêmes raisons, Olaudah Equiano (vers
1745-1797) fut nommé Gustave Vasa 23 par son dernier maître. Désireux
de s’affranchir du souvenir de l’esclavage, le premier abandonna Bailey
pour Douglass, choisi dans un poème de Walter Scott. Dans le titre de son
autobiographie, le second ajouta à son dernier nom d’esclave deux autres
dénominations, s’y présentant comme Olaudah Equiano or Gustavus Wasa,
the African.

…et marquée tout à la fois de violence et de paternalisme

Nous avons vu que, questionnée, potentiellement et parfois concrète-


ment mise en sursis, l’humanité de l’esclave est nécessairement reconnue par
le maître, du fait de la relation quasi exclusive, d’homme à homme, liant
ces deux êtres. Mais l’ambiguïté consubstantielle à la situation d’esclavage
demeure du fait du statut même de l’esclave, à la fois homme et posses-
sion. De la même manière c’est bien évidemment en tant qu’homme
– dépersonnalisé, désocialisé, marginalisé mais aussi partiellement resocia-
lisé – que l’esclave est « reçu » et inséré dans la société esclavagiste. Et c’est
cette même ambiguïté qui, au quotidien, marque la vie de l’esclave, du
fait d’une violence omniprésente, mais plus ou moins teintée de pratiques
paternalistes visant à limiter les tensions, à réfréner les actes de résistance
et, finalement, à faciliter l’aliénation de l’esclave.
La violence peut être symbolique ou physique, gratuite ou encore
rituelle. Elle est d’abord là, concrète et initiale, dans le processus même
d’asservissement. Elle découle parfois du statut particulier qui est celui de
l’esclave. C’est ainsi que, dans la Grèce ancienne, hormis deux cas particu-
liers (si l’esclave dénonce un traître à la cité, ou si son action est nécessitée
par les activités professionnelles qui lui ont été confiées par son maître),
aucun témoignage d’esclave n’est directement recevable en justice. Seules
les réponses obtenues de lui sous la torture le sont. Il en allait de même à
Rome, avec quelques variantes. Ailleurs, comme dans l’Amérique coloniale
espagnole, des esclaves pouvaient aller en justice. Dans la France de l’Ancien
23. Du nom du roi de Suède (1523-1560) qui en chassa les Danois, imposa le luthéranisme et conduisit
une série de réformes.

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Régime, la torture n’était pas réservée aux seuls non libres, comme l’attes-
tent la pratique de la roue ou bien l’usage du fouet dans la marine, lequel
ne fut interdit qu’en 1848, l’année même de l’abolition de l’esclavage dans
les colonies françaises. Mais, à la différence de la métropole où la torture
fut progressivement moralement condamnée, elle demeura longtemps une
sorte d’institution pour nombre de maîtres au pouvoir discrétionnaire.
Menace permanente pour l’esclave, la violence découle du droit conféré
au maître d’user et d’abuser de lui. Un droit qui ne dépend pas totalement
de son unique volonté ou désir, car il peut être limité (par les rescrits des
empereurs dans la Rome ancienne) et/où réglementé, comme le montrent
les codes de l’Amérique coloniale des xviie-xixe siècles où les atteintes à
l’ordre esclavagiste font l’objet de châtiments précis et graduels, en fonction
de l’importance accordée aux différentes infractions prévues. Ce qui est un
moyen pour la société et l’État d’exercer un contrôle au moins théorique
sur le maître (celui-ci, en réalité, ayant souvent une très grande latitude
d’action) et pour ce dernier, comme pour la société esclavagiste, de se
prémunir contre les actes de rébellion. Réglementation et standardisation
des peines indiquent en effet à l’esclave qu’il ne saurait exister d’échappa-
toire. Elles marquent l’existence d’un système esclavagiste normé, où le
pouvoir du maître est d’autant plus grand qu’il est garanti par le droit. La
violence n’a pas besoin d’être exercée de manière totalitaire, car elle pourrait
alors conduire à des situations désespérées et à la révolte. Ce qui compte,
pour être dissuasive, est qu’elle constitue une menace permanente, et l’attri-
but du maître et de ses agents.
La manière dont elle est exercée est également essentielle. Violemment
libérée et se déchaînant en cruauté gratuite, elle traduit le pouvoir absolu
du maître, ainsi que sa brutalité. S’exerçant sur tous elle rend aussi la femme
plus vulnérable, car potentiellement plus susceptible d’abus sexuels. Réglée,
sinon mesurée, elle devient plus exemplaire. Des instruments, comme le
fouet, peuvent en devenir le symbole, comme dans l’Amérique coloniale.
La violence est aussi liée à des rites, comme celui consistant à sacrifier des
esclaves à la mort du maître, dans certaines sociétés d’Afrique subsaha-
rienne précoloniale. Le « bon sauvage » n’est pas plus tendre, à l’instar des
Indiens de la côte nord-ouest (du sud de l’Alaska au nord de la Californie),
où l’absence de toute codification suffit à instaurer un climat de terreur
pour l’esclave. Enfin, il serait erroné de penser que la violence s’arrête aux
corps. Multiforme, elle est aussi psychologique et culturelle (lorsqu’elle est
synonyme de déculturation et d’acculturation). Aucun système ne peut
cependant fonctionner uniquement sur la violence. Dans la logique esclava-
giste, la violence ne saurait donc se suffire à elle-même, à moins de devenir à
son tour un obstacle à la reproduction du système, comme nous le rappelle
aussi Maurice Bazemo. Soulignant le pouvoir du maître, la violence a pour
fonction première de faire accepter la servitude, afin que celle-ci soit en

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partie consentie. Aussi est-elle l’un des éléments destiné à favoriser l’alié-
nation de l’esclave.
Cette violence qui bestialise parfois est exercée sur des hommes (rien ne
sert de brutaliser une chose). Et c’est à ces mêmes hommes que s’adressent,
inversement, des politiques que l’on peut globalement qualifier de pater-
nalistes. Classiquement le paternalisme consiste à instaurer des relations de
type familial, proches de celles entre un père et son enfant, car apparemment
fondées sur l’affection et le respect mutuel, entre des individus par ailleurs
inégaux. Le tout afin de masquer la réalité d’une situation de domina-
tion sous les apparences de la bienveillance (voir, à nouveau, l’article de
M. Bazemo). Pour des raisons structurelles, l’institution esclavagiste se
prêtait peut être plus que toute autre à des rapports de ce type. D’une part
du fait de l’étroitesse de la relation maître-esclave. D’autre part, à cause de
l’importance des tensions et de la violence qu’il s’agissait de réduire afin
d’assurer la survie et la reproduction de sociétés esclavagistes ne pouvant
fonctionner uniquement sur la force et la peur.
Aussi n’est-il pas étonnant de repérer des exemples de relation de ce
type au sein de systèmes esclavagistes par ailleurs fort différents, à travers
le temps et l’espace, et bien au-delà du cas, par ailleurs ambigu, de l’escla-
vage dit « domestique » (esclaves attachés au service de la « maison » ou de
l’exploitation du maître). Avec, à chaque fois ou presque, les mêmes « recet-
tes » : l’attribution d’un nouveau nom par le maître à l’esclave fraîchement
arrivé, le fait de lui laisser (ou non) la possibilité de vivre en « famille »
(avoir une compagne, légitime ou non, et un foyer à partager avec elle et
avec ses enfants…), de subvenir en partie lui-même à ses besoins (possi-
bilité de cultiver un petit lopin de terre, de disposer d’un peu de temps
libre, éventuellement de recevoir quelque pourboire…) Sans oublier une
apparente et ostentatoire mansuétude en certaines occasions, en fermant
les yeux, par exemple, lors de certaines cérémonies ou rites pratiqués par
les esclaves. Inversement, le châtiment pouvait tout aussi être intégré dans
ce type de stratégie. À ce sujet, n’oublions pas que, même dans les familles
libres d’Ancien Régime, le père pouvait avoir un pouvoir exorbitant et faire
montre de l’arbitraire le plus total.
Ces attitudes dépendaient de nombreux facteurs : la personnalité et les
stratégies des maîtres, le contexte économique et culturel ou encore la taille
de l’exploitation, même si les relations entre ce dernier caractère et l’impor-
tance ou non d’attitudes paternalistes étaient loin d’être automatiques. La
part des deux phénomènes (violence/paternalisme) fut donc fluctuante.
À Rome, par exemple, les grandes révoltes d’esclaves de la fin de la
République s’expliqueraient en partie par l’augmentation rapide du nombre
des esclaves et par un traitement plus brutal qu’auparavant. Mais elles se
seraient soldées par l’introduction de stratégies visant à limiter les tensions
entre maîtres et esclaves.

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Tout cela remplissait partout des fonctions comparables, en masquant


la dureté de l’esclavage et en fournissant quelques exutoires aux esclaves.
Rappelons (cela est souvent oublié) que cela permettait aussi à la société
des maîtres de se donner bonne conscience, de se forger une identité, voire,
avec l’émergence d’un mouvement abolitionniste, de répondre aux attaques
venues du dehors. Le paternalisme était ainsi à deux versants : l’un en direc-
tion des esclaves, l’autre plus destiné à conforter la société des « maîtres ».
On sait que les sociétés de l’Antiquité ont largement développé une
conception patriarcale et paternaliste du rôle d’un chef de maison imposant
à ses esclaves un ordre, un contrôle et une domination. À la tête de son
oikos, le maître est responsable de ses oikétai – tous ceux qui y vivent,
libres ou esclaves. À Rome, le pater familias est à la tête d’une domus dans
laquelle vivent ses proches et sa familia (l’ensemble de ses esclaves). Le
double sens de familia qui désigne aussi les proches, dit ici un rapport de
proximité de vie, sans pour autant confondre le cercle des parents et celui
des serviteurs. Aristote distingue trois parties dans l’économie domestique
qui correspondent d’abord à trois types de pouvoir exercés par le maître :
« L’une intéresse le pouvoir du maître sur l’esclave, la seconde la puissance
paternelle et la troisième la puissance maritale. » Dans les deux derniers cas,
il s’agit « de gouverner des êtres libres », d’exercer sur sa femme « un pouvoir
de type politique » (comme celui qui s’exerce dans une société d’hommes
libres) et sur ses enfants un pouvoir absolu « de type royal ». Le pouvoir sur
l’esclave est d’un ordre différent puisqu’il relève du droit du propriétaire
sur « une propriété animée ». Tout cela n’empêche pas le maître de gérer
sa maison organisée hiérarchiquement, comme une entreprise. L’économie
est d’ailleurs alors au sens propre, l’économie domestique, l’art de gérer un
oikos.
Trois autres exemples d’idéologies paternalistes sont bien connus.
Le premier est relatif au Brésil colonial sensé avoir abouti, du fait de la
bienveillance de maîtres qui auraient été fort différents des autres, à une
société multiraciale parfaitement équilibrée et exempte de toute forme de
racisme. Le second renvoie au vieux sud des États-Unis d’avant la guerre de
Sécession et à l’image d’une société s’étant pensée comme la plus libre de
toutes. Le troisième concerne les systèmes esclavagistes de l’Afrique noire
précoloniale, dans le cadre de sociétés parfois très marquées par le système
lignager, et où les formes apparentes d’inclusion au groupe pouvaient être
nombreuses, tout en maintenant l’esclave dans une autre dimension et en
renforçant ainsi son aliénation, l’esclave demeurant toujours, par défini-
tion, le non-parent. Aussi faut-il prendre ses distances vis-à-vis de discours
à tonalité paternaliste pouvant, aujourd’hui encore, parfois conduire à
confondre l’idéologie des anciens maîtres avec la réalité des pratiques escla-
vagistes du passé.

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Car tout ce qui allait à l’encontre de l’ordre esclavagiste était facile-


ment expliqué par la « nature ». Décrire les actes de révolte comme le
fruit du « caractère » indomptable de certains esclaves permettait tout à la
fois de les délégitimer et de dédouaner le maître de ses responsabilités en
la matière. C’est ainsi que le suicide devenait conséquence d’une mysté-
rieuse « mélancolie », le viol le résultat d’une lascivité naturelle chez des
esclaves aguicheuses, et la résistance à l’oppression le fait d’une organisation
psychologique déficiente que l’esclavage aurait justement eu pour mission
de contrebalancer. La naturalisation d’attributs de ce genre ouvrait évidem-
ment sur le racisme. Comme lorsque S. Cartwright fit état, en 1851, dans le
New Orleans Medical and Surgical Journal, d’une nouvelle maladie baptisée
du nom de dysaesthesia aethiopis, associée aux Noirs et caractérisée par des
carences intellectuelles.

De l’originalité des modèles esclavagistes


de l’Amérique coloniale
Ces caractères généraux, propres à toute société esclavagiste, se retrou-
vent au sein des différents systèmes esclavagistes de l’Amérique coloniale.
Ici comme ailleurs, l’esclave demeure un homme et n’est jamais totale-
ment désocialisé, comme nous le rappelle Alain Testart (p. 113-138). Il
n’est pas hors humanité, hors société et hors droit, mais évolue dans des
franges particulières de l’humanité, du droit et de la société, renvoyant
ainsi parfaitement à l’idée d’homme frontière ; ce que tous les articles de
cet ouvrage montrent nettement. En témoigne notamment la dimension
réglementaire et juridique, et plus particulièrement encore tous ces codes
ayant largement attiré l’attention des chercheurs et celle du grand public,
« code noir » français en tête 24.

Des systèmes largement fondés sur le droit…

Le fait de légiférer ne constitue pas, en soi, une spécificité américaine.


Les esclaves apparaissaient en effet souvent dans les lois des « royaumes
barbares » qui succédèrent à l’Empire romain d’Occident, entre les ve et
viiie siècles (dans 46 % des lois des Wisigoths et 13 % des lois saliques,
par exemple). Bien avant, fondant un grand empire en Mésopotamie,
Hammourabi, sixième souverain de la dynastie amorrite de Babylone
(1793-1750 avant J.-C.), s’attacha à lui donner une administration relati-
vement unifiée. Il fut ainsi à l’origine d’un « code » portant son nom, où,
entre autres choses, apparaissent des informations relatives aux esclaves.
24. Si nous utilisons ici les guillemets c’est que l’on se représente trop souvent le code noir comme
un ensemble de textes cohérents dès l’origine alors que l’édit fameux de 1685 fut progressivement
enrichi et modifié et ne devint que plus tard connu sous le nom de « code noir ».

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Publié dans sa version finale en l’an 534 de notre ère, le code Justinien,
du nom de l’empereur byzantin (527-565) sous l’autorité duquel il fut
promulgué, accorde aussi une place à l’esclavage. Toutes ces règles, de diffé-
rentes époques, correspondent la plupart du temps à des textes assez courts,
repris, complétés, regroupés et modifiés avec le temps, et non à de véritables
« codes » comme le code civil. Mais c’est ainsi, cependant, que l’on a pris
l’habitude de les appeler.
C’est que, dès qu’il y a une société esclavagiste, il y a aussi un droit,
des coutumes ou des règles afin d’en assurer le fonctionnement. Ce cadre
formalisé ne vise pas seulement à favoriser la stabilité et la « reproduction »
des sociétés esclavagistes. Si l’État (ou, plus généralement le pouvoir, qu’il
soit local ou métropolitain, dans le cadre colonial) légifère en la matière
c’est en effet aussi parce qu’il entend garder la main et ne pas abdiquer de
son influence. Ce n’est pas un hasard si l’édit de 1685 a été rédigé sous le
règne de Louis XIV, au moment où l’effort visant à hiérarchiser tous les
pouvoirs sous l’autorité suprême du roi évolue vers son apogée. C’est pour
la même raison que le code Justinien laissait l’esclave soumis à l’autorité
de son maître, tout en faisant du premier un sujet plus contrôlé qu’avant
par le souverain.
Ceci dit, le monde colonial américain vit la production d’un nombre
assez important de codes spécifiques 25, dont l’analyse véritablement
comparée reste encore en partie à faire, qu’il s’agisse de l’édit de mars 1685
« touchant la police des îles de l’Amérique française » ou des textes du même
type rédigés dans les colonies de l’Amérique anglo-saxonne, comme à la
Barbade en 1661 ou en Virginie en 1705. Dans une contribution parti-
culièrement claire et précise (p. 185-196), Bertrand Van Ruymbeke nous
montre comment ces codes furent peu à peu mis en place dans l’Amérique
continentale britannique. En insistant sur deux choses. La première réside
dans l’originalité de législations devant tout aux populations coloniales de
ces régions, et non à la métropole. La seconde renvoie au contraire à un
phénomène assez général, à savoir le fait que ces codes ne s’élaborent que
progressivement, en fonction des circonstances, et que rien, dans l’affaire,
n’était donné d’avance et inéluctable. Aux débuts, colons et « engagés »
de métropole durement exploités pouvaient en effet travailler ensemble, y
compris avec quelques travailleurs noirs libres. C’est ensuite, avec le choix
d’un mode de « mise en valeur » fondé sur le système de la plantation,
et avec l’essor de la traite par l’Atlantique, qu’est véritablement élaboré
et progressivement renforcé tout un arsenal juridique destiné à mainte-
nir l’écart entre des populations d’esclaves de plus en plus nombreuses
et le monde des colons blancs et des libres de couleur ; lesquels, comme
le souligne Frédéric Régent, furent eux aussi de plus en plus marginali-
25. Claude Mossé (p. 85) nous indique, à titre de comparaison, que le statut de l’esclave n’est pas, à
Athènes, inscrit dans une loi spéciale.

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sés, notamment dans les colonies françaises des Antilles (p. 197-220).
Des colonies où l’on peut distinguer trois temps. Celui des origines, où
planteurs de diverses couleurs pouvaient là aussi coexister. Celui contem-
porain de la mise en place véritable et du premier grand essor du système
de la plantation, qui se solda par ce que l’on pourrait appeler le « blanchi-
ment » de la caste des planteurs colons. Et, enfin, à partir notamment de
la seconde moitié du xviiie siècle, celui pendant lequel l’importance des
libres de couleur se renforça progressivement, du fait des affranchissements ;
phénomène conduisant par réaction à un repli encore plus accentué des
planteurs blancs sur eux-mêmes et à une ségrégation croissante à l’encontre
de tous les hommes de couleur, y compris libres.
Comme nous le rappelle Bernard Grunberg (p. 141-160), dans les
possessions espagnoles, ce furent les Siete Partidas qui furent appliquées.
Complétées par divers règlements, ces lois s’inspiraient du droit romain
et du christianisme. La monarchie espagnole veillait également à ce que
les préceptes chrétiens ne soient pas par trop foulés aux pieds dans le
monde colonial. Et une attention particulière était accordée au maintien
d’un certain statu quo entre les diverses communautés dépendantes des
colonies, notamment entre les Noirs et les Indiens, sur lesquels les premiers
eurent parfois tendance, au début, à exercer des violences dont ils étaient
eux-mêmes victimes du fait des colons espagnols. Ceci dit, le modèle
hispanique n’apparaît pas forcément « meilleur » que les autres. En ce sens
que tout dépend du lieu, comme le souligne Bernard Grunberg, ainsi que
de l’époque, comme le montre tout aussi clairement Jean-Pierre Tardieu
(p. 161-184) qui insiste sur la manière dont les Siete Partidaxs furent très tôt
contournées (afin de justifier la traite pat l’Atlantique tout comme l’escla-
vage américain), ainsi que sur une évolution, synonyme de durcissement.
Car s’il est vrai que l’Amérique espagnole continentale n’a pas connu un
essor de la plantation aussi fort qu’aux Caraïbes, au Brésil ou dans le vieux
sud des États-Unis, il n’en reste pas moins que la croissance de l’économie
esclavagiste cubaine, à partir de la fin du xviiie siècle, conduisit aux mêmes
excès qu’ailleurs.
À cela, ajoutons une autre chose essentielle. À savoir la distinction qu’il
faut toujours avoir à l’esprit entre l’esprit de la loi, la lettre de la loi et
la manière dont celle-ci est effectivement appliquée. Que tous les codes
ou textes juridiques réglementant les rapports entre maîtres et esclaves
des colonies américaines imposent certaines choses aux colons et confè-
rent certains droits aux esclaves ne signifie pas, en effet, que ces limites
au pouvoir absolu des maîtres étaient concrètement et quotidiennement
effectives. Il en va bien évidemment de même de la possibilité donnée
souvent aux esclaves d’aller en justice contre leur maître, laquelle donna lieu
– il est vrai – à des affaires plus nombreuses qu’on ne pourrait l’imaginer
(même si elles n’ont pas suffisamment été étudiées) en territoire ibérique

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et ailleurs. Utiles pour comprendre le fonctionnement des sociétés escla-


vagistes, et plus encore afin d’en saisir en partie l’idéologie, les « codes » ne
permettent donc pas forcément de savoir comment concrètement les choses
se passaient, dans des systèmes où l’étroitesse des relations maître-esclave
laissait le dernier à la merci du premier, lois ou non.
Quoi qu’il en soit, sans être spécifiques à l’Amérique coloniale, textes
réglementaires et « codes » y jouèrent un rôle important, à la fois parce que
l’on avait affaire à des sociétés esclavagistes pour lesquelles le droit écrit
était important et parce que la disproportion croissante entre le nombre des
esclaves et celui des libres nécessitait l’établissement de fortes contraintes
légales. À quoi s’ajoute un autre élément, qui, tout en n’étant pas spécifique
au monde américain (le racisme étant intrinsèquement lié à l’esclavage,
quelle qu’en soit la forme), y prit une tournure spécifique, du fait des liens
originaux qui s’y sont tissés entre esclavage et couleur.

…et sur une racialisation liée à la couleur de la peau

Du moins si l’on considère que l’on peut parler de racisme dès lors
qu’un élément décrit comme différence est perçu comme signe d’une
infériorité « naturelle », et donc susceptible de légitimer des formes d’exclu-
sion, d’exploitation et/ou de ségrégation. Dans ce cas, esclavage et racisme
apparaissent intimement liés, y compris dans les formes d’esclavage parfois
qualifiées d’« internes » comme l’esclavage pour dette ou pénal. D’une
part car ces esclaves là sont aussi dépossédés d’eux-mêmes que les autres,
exclus de la parenté et de leur société d’origine, et par là même infériorisés.
D’autre part car ils se recrutent souvent dans des parties ou catégories de
la population perçues comme étant par « nature » inférieures aux catégo-
ries élevées (les paysans pauvres dans l’ancienne Russie, ou bien encore
les individus exclus du potlatch chez les Indiens de la côte nord-ouest de
l’Amérique). Enfin, parce qu’il est toujours aisé, lorsque cela est utile aux
groupes dominants, de naturaliser tel ou tel élément de l’ordre social. Au
final, de l’esclavage « interne » aux autres, le racisme est potentiellement
et/ou concrètement toujours présent. D’un élément à l’autre du spectre
des esclavages, les différences apparaissent plus comme étant de degré que
véritablement de nature.
Le racisme se manifeste d’abord en termes de justifications de l’escla-
vage. Toutes n’empruntent pas forcément au racisme, comme lorsque l’on
présente l’esclavage comme un moindre mal. L’idée de naturalité n’est
cependant jamais loin, qu’elle apparaisse comme renvoyant à l’ordre des
choses (perçu ou non comme étant d’origine divine), à l’idée d’universa-
lité (même si, on le sait, l’esclavage ne fut pas universellement répandu)
ou bien à celle de lois commandant l’évolution de l’humanité (l’esclavage
comme étape naturelle et nécessaire). Et c’est lorsque cette idée de natura-

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lité est appliquée à des individus et/ou à des populations perçus comme
« inférieurs » que l’on entre dans le racisme. Ainsi conçu, l’esclavage devient
à la fois le signe et le garant de hiérarchies perçues comme « naturelles ».
Et ce dès la première justification élaborée connue de l’esclavage, celle
d’Aristote dans La Politique. C’est « dès leur naissance », y écrit-il, « qu’une
distinction a été opérée chez certains, les uns devant être commandés, les
autres commander ». Cette idée d’une infériorité « naturelle » est fondée
sur des critères variables selon les lieux et les époques. Il peut s’agir d’attri-
buts physiques comme la couleur, mais aussi culturels, à l’instar des Grecs
antiques nourrissant un sentiment de supériorité sur les « Barbares » ne
parlant pas leur langue, son usage étant considéré comme le moyen le plus
naturel d’exercer la raison, élément essentiel de « l’humanité 26 ».
Ces critères peuvent aussi se combiner. Nombre d’esclavagistes de l’Amé-
rique coloniale considéraient que leurs esclaves leur étaient naturellement
inférieurs du fait de différences physiques et culturelles et de leur degré de
« civilisation ». Comme le montre Maurice Bazemo (p. 53-64), les Gurunsi
de l’actuel Burkina Faso prirent ainsi l’habitude de ranger sous un même
qualificatif de Mossi, plus ou moins synonyme de « barbare », les peuples
chez lesquels ils avaient l’habitude de faire des esclaves, tout simplement
parce qu’ils étaient différents, politiquement moins structurés, plus faibles
et perçus par eux comme « moins développés ». L’exemple américain nous
montre que le recours à ce type d’arguments racistes accompagne plus qu’il
ne précède l’essor de l’esclavage et qu’il apparaît ainsi plus comme l’une de
ses conséquences, les plus durables et les plus préjudiciables, que comme
l’une de ses causes. Même si des préjugés existaient auparavant, c’est en
effet à partir de l’essor de la traite par l’Atlantique que l’on a véritablement
commencé à user d’arguments racistes à l’encontre des populations noires,
et que, par exemple, le mythe biblique de Cham 27 a été détourné afin de
faire croire que la malédiction de l’esclavage devrait peser sur les Noirs. On
sait également aujourd’hui que, plusieurs siècles auparavant, un phénomène
semblable s’était déroulé avec les débuts de la traite orientale (en direction
de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient). Ajoutons que l’usage de ce type
d’argument dépend aussi des circonstances. Conscients d’être rapidement
pris en défaut sur ce terrain par leurs adversaires, négriers et esclavagistes
européens semblent moins mettre en avant ces idées dans le débat public
au xixe siècle, même s’ils les « modernisent » parfois par un recours à des
théories pseudo scientifiques ; radicalisation par ailleurs soulignée dans la
contribution de Frédéric Régent (p. 197-220). La dimension géographique
et sociale est également à prendre en compte. On sait, par exemple, que les
préjugés racistes légitimant la traite et l’esclavage se sont en partie déplacés
des colonies d’Amérique vers les métropoles européennes, notamment au
26. Isaac B., The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton, PUP, 2004.
27. Hervieux G., L’ivresse de Noé. Histoire d’une malédiction, Paris, Perrin, 2011.

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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE

xviiie siècle, s’y limitant d’abord à quelques élites avant de conduire à des
formes de racisme plus populaire au cours du siècle suivant 28.
Le racisme s’immisce aussi au cœur de la plupart des systèmes escla-
vagistes du fait des formes de ségrégation et d’exclusion développées à
l’encontre d’esclaves décrits comme naturellement inférieurs à leurs maîtres.
L’esclavage renvoie en effet forcément à des formes d’institutionnalisation
de la différence, de l’exploitation et de la ségrégation. Une situation de fait
ne pouvant que renforcer le sentiment de ceux voyant dans l’esclave un être
naturellement inférieur. La boucle est ainsi fermée, au sein d’un univers où
formes de légitimation et formes concrètes d’exploitation s’interconnectent.
Partout, une fois affranchi, le nouveau libre doit encore supporter le poids
de la « macule » servile, c’est-à-dire de la salissure et de l’idée d’infériorité
liée à l’esclavage, dont le souvenir persiste parfois plusieurs générations
après dans le regard des autres. Avec un esclavage lié à la couleur de la peau
comme aux Amériques, la macule servile est encore plus visible et dure à
supporter, d’où la persistance de politiques ou de formes de ségrégation
longtemps après la fin de l’esclavage. Mais cela peut aussi être le cas là où
les différences de couleur ne sont pas autant marquées, comme dans la
Mauritanie d’aujourd’hui, vis-à-vis des Haratins.
Au final, l’une des particularités les plus évidentes de l’esclavage aux
Amériques apparaît donc être le lien qui s’y est constitué avec la couleur,
processus qui, nullement inéluctable, s’est progressivement élaboré avec les
progrès de la grande plantation. L’esclavage aux Amériques se racialise alors.
D’une part parce que l’on prend l’habitude d’y voir essentiellement des
esclaves noirs. D’autre part parce que les sociétés esclavagistes qui s’y
développent organisent les relations sociales et de travail très largement en
fonction des différences de couleur. Plus on est noir, plus on est cantonné
aux opérations les plus simples et les plus dures, tandis que les créoles
et les sangs-mêlés peuvent avoir accès à des fonctions d’encadrement. Lié
à la couleur, le préjugé ne s’affaiblit pas avec la sortie de l’esclavage. Et,
même riche et propriétaire d’esclaves, l’homme libre de couleur demeure
souvent très mal considéré par les blancs. Toute une taxinomie raciale se
développe, l’enfant d’un blanc et d’une noire étant appelé mulâtre (français)
ou mulato (espagnol) et, au second degré de métissage, quarteron ou cuarte-
ron. Des mesures sont prises contre les mariages « interraciaux », dès 1700
en Virginie, et, à la fin du siècle, la crainte de la miscégénation atteint en
France les plus hauts sommets de l’État. Au sein du monde américain, les
choses varient d’un espace à un autre, et d’une époque à l’autre, mais cela
n’induit, au final, que des nuances au sein d’un ensemble ou race et escla-
vage se sont conjugués.

28. Boulle P., Race et esclavage dans la France d’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007.

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Dans le vieux sud des États-Unis, où le métissage fut véritablement


réduit, blancs et noirs s’opposaient radicalement. Dans les Caraïbes
françaises et anglaises, ainsi qu’au Suriname et en Guyane, la racialisa-
tion fut plutôt ternaire, opposant un petit nombre de blancs et de libres
de couleur à une écrasante majorité d’esclaves noirs. Dans les années
1850, Cuba ressemblait à ce modèle. Mais l’arrivée massive d’immigrants
espagnols eut ensuite pour effet, dès 1912, de réduire la part des noirs et
gens de couleur à moins de 30 % de la population. Également espagnoles,
Porto Rico et la partie est de Saint-Domingue (République dominicaine)
abritaient des populations majoritairement blanches et métisses avant
même la fin de l’esclavage. Au xixe siècle, l’immigration de travailleurs sous
contrat venus d’Inde, d’Indonésie et de Chine modifia à nouveau la donne.
Ajoutons que l’abolition provoqua partout des réactions de rejet et/ou de
distanciation raciale du côté des élites blanches et que, la blancheur demeu-
rant une sorte d’idéal social, nombre de personnes de couleur continuèrent
de rechercher à s’allier à des familles au tient plus clair. Dans l’Amérique
continentale espagnole, où le métissage fut important, l’arrivée plus massive
d’Européens, à la fin du xixe et au début du xxe siècle, contribua aussi, avec
les préjugés hérités, à rigidifier des catégories fondées sur des différences
de couleur. Même physiquement peu perceptibles, celles-ci continuent
toujours d’être prégnantes au Brésil. Aux Amériques, la fin de l’esclavage
ne signifia pas la fin des discriminations. Celles-ci se développèrent même,
dans le vieux Sud, après l’abolition de l’esclavage, les anciens esclavagistes
tentant de maintenir à l’écart leurs anciens esclaves devenus libres. Aux
États-Unis, des formes de ségrégation sociale liées à la couleur sont toujours
d’actualité. Dans les anciennes colonies françaises d’Amérique, l’esclavage
fut aboli en 1848, mais le système colonial maintenu jusqu’au lendemain
de la seconde guerre mondiale.
À la différence des Amériques, la plupart des systèmes esclavagistes
n’ont guère été directement liés à la couleur de la peau, notamment dans
le monde musulman où les esclaves provenaient de multiples régions du
monde : des blancs venus d’Europe méditerranéenne et surtout de la région
des Balkans et du Caucase, des Asiatiques et des Africains noirs. On a vu
qu’il ne fut pourtant pas exempt de racisme et que ce furent d’ailleurs des
hommes d’autres couleurs (blancs, noirs ou jaunes) qui furent esclaves de
populations se considérant comme différentes de celles-ci. Au final, la diffé-
rence fondamentale entre l’esclavage américain colonial et les autres réside
sans doute dans le fait suivant : partout ailleurs le racisme renvoie à l’escla-
vage comme système mais peut ne pas peser sur l’esclave en tant qu’individu
alors que, du fait de la racialisation de l’esclavage dans l’Amérique coloniale,

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le racisme y pesa à la fois sur l’esclavage comme système et sur l’ensemble


des personnes qui y furent individuellement soumises.
ɰ
Sans doute faut-il y voir l’une des raisons 29 pour lesquelles on recourut
moins à la fidélité servile dans le monde colonial américain qu’ailleurs, la
chose ayant parfois été très répandue et considérée comme l’un des objectifs
principaux de l’esclavage (A. Testart, p. 113-138). En Amérique, l’homme
noir est devenu synonyme d’esclave et a été infériorisé. Dans ce contexte,
confier des charges officielles et importantes à des esclaves aurait conduit
à afficher clairement une contradiction au sein du système. D’anciens
esclaves purent cependant y disposer d’esclaves 30. Certains furent utilisés
à des tâches publiques (comme ces bourreaux, aux Antilles françaises ou
ceux affectés à la construction de fortifications, auxquels Frédéric Charlin
consacre quelques passages dans sa thèse de droit 31). D’autres surent proté-
ger leurs maîtres lors de révoltes. Mais, hormis des conditions extrêmes, en
cas de conflit (guerre d’Indépendance américaine, conflits révolutionnaires
et impériaux dans les colonies, guerre de Sécession 32…), on ne fit jamais
appel à des esclaves pour constituer des groupes armés réguliers 33. D’un
autre côté, isolés, non armés, et potentiellement moins dangereux, des
esclaves à « talents » ou « établis » (plus ou moins qualifiés et loués par leur
maître à d’autres employeurs) furent présents dans l’Amérique coloniale,
comme il y en eut ailleurs, en Grèce ancienne par exemple. L’autonomie
(relative, il faut y insister) dont pouvaient bénéficier ces esclaves n’existait
cependant que parce qu’elle était nécessaire à l’accomplissement de leur
29. Un autre groupe de raisons tient à l’évolution des sociétés européennes et américaines. Avec notam-
ment l’affirmation progressive d’une idée de Liberté perçue comme totalement contradictoire à
celle d’esclavage. Ce qui explique qu’un esclave, quelle que soit son origine, ne saurait exercer une
fonction publique importante, ni en Europe, ni aux Amériques. D’autant plus que ces fonctions
sont devenues plus prisées et, pourrait-on dire, encore plus « publiques », du fait de l’autonomisa-
tion croissante de l’État, et donc d’un recul de la confusion entre domaine privé du souverain et
domaine public.
30. Que d’anciens esclaves possèdent eux-mêmes des esclaves n’a rien de surprenant. La sortie du
statut servile ne met pas forcément fin à toute forme de discrimination ou de dépendance, mais
elle confère à l’affranchi une personnalité juridique propre et par conséquent la possibilité d’exercer
des droits de propriété sur d’autres hommes. Un affranchi aussi célèbre que Toussaint Louverture
disposa ainsi d’esclaves. Et il n’était pas rare de voir dans certaines communautés marronnes
d’Amérique coloniale des esclaves en fuite entretenir eux-mêmes des esclaves. Aux époques où l’idée
même d’abolitionnisme était une sorte d’impensé, avoir souffert soi-même du joug de l’esclavage
n’empêchait pas de le faire subir à d’autres.
31. Homo servilis. Contribution à l’étude de la condition juridique de l’esclave dans les colonies françaises
(1635-1848), thèse de droit soutenue le 3 décembre 2009 à l’université de Grenoble (dactyl.,
525 p.).
32. On fit alors souvent la promesse de l’affranchissement aux esclaves acceptant de s’enrôler dans tel
ou tel camp.
33. Ce qui, outre le facteur lié à la couleur et au racisme, s’explique aussi sans aucun doute par le
risque qu’un tel cas de figure aurait pu représenter dans des sociétés où les rapports entre maîtres
et esclaves étaient particulièrement conflictuels et où, surtout, le déséquilibre démographique en
faveur des esclaves pouvait être spectaculaire, comme dans les Antilles.

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travail, et donc à l’intérêt de leurs maîtres. Une marge de manœuvre, plus


limitée, était également allouée aux esclaves qui, dans tous les systèmes
esclavagistes, jouaient un rôle d’encadrement à l’intérieur du groupe des
esclaves, tout à la fois du fait de la spécialisation des tâches, mais aussi afin
d’entretenir des divisions au sein du groupe servile. À ce titre, le comman-
deur qui, sur la plantation de l’Amérique coloniale, dirige le travail d’autres
esclaves ou veille à l’exécution de châtiments, relève de la même catégorie
générale : sans posséder d’esclaves, il peut en disposer et user sur eux d’un
pouvoir par délégation, avec une certaine marge de manœuvre.

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Première partie
PARTOUT, L’ESCLAVE
EST UN HOMME-FRONTIèRE

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Humanité, animalité et esclavage chez les Anciens
ou de la fiction comme témoignage
Jacques Annequin

« La fiction et la réalité s’articulent de façon à


ce que l’une vaille comme horizon de l’autre ; le
monde apparaît comme horizon de la fiction et la
fiction comme celui du monde » (Stierle, K. H.,
« Réception et fiction » , Poétique, 10, 1979,
p. 313).

De la fabrique de l’humain aux Métamorphoses d’Apulée*

Avant de nous pencher sur le trinôme humanité, animalité, esclavage,


il me paraît nécessaire de rappeler que l’humain n’est pas une donnée en
soi mais une réalité ambiguë qui peu à peu construit des modèles anthro-
pologiques à dimensions variables. En parlant d’anthropopoiésis, Claude
Calame souligne bien cette idée de faire, de « fabriquer » de l’humain, des
êtres humains 1.
Pour les Anciens et d’abord pour les Grecs, rappelle opportunément
Arnaud Zucker, «la frontière entre l’animal et l’homme est fondamen-
talement problématique, en raison en particulier de l’idée que les êtres
vivants sont unis dans une même chaîne continue qui va des plantes aux
hommes ». En fait, pour saisir la différence entre l’humain et le monde
animal, les Anciens mettaient en avant deux notions essentielles : la natura-
lité et le plaisir. Ainsi la nature exclut de la sexualité animale toute forme
de tendresse et même de sensualité entre partenaires. La seule tendresse qui
est reconnue aux bêtes est la tendresse parentale, de plus toute provisoire
« spécialisation de l’affectivité animale » dit A. Zucker 2. Cette affectivité
* Le volume des notes a été volontairement réduit. Le texte des Métamorphoses est celui de la Collec-
tion des universités de France.
1. Calame Cl., Kilani M. (éd.), La fabrication de l’humain dans les cultures et en anthropologie,
Lausanne, Payot, 1999. Voir aussi Lalanne S., Une éducation grecque, rites de passage et construction
des genres dans le roman grec ancien, Paris, la découverte, 2006, étude d’une anthropopoiésis dans et
par des œuvres de fiction.
2. Zucker A., « La sexualité grecque dans le kaléidoscope animal », Dialogues d’histoire ancienne,
31, 2, 2005, p. 29-55. Comme le fait remarquer cet auteur (p. 40), dans les relations anthropo-

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JACQUES ANNEQUIN

limitée rapproche l’animal de l’esclave, considéré à sa naissance comme un


simple fructus ancillae dépourvu, selon la fameuse « loi du ventre », d’ascen-
dance paternelle légalement prise en compte. Le maître est ainsi autorisé
à intervenir dans les rapports entre esclaves et à disperser les familles qui
auraient pu se constituer.
Le rôle des affects dans la caractérisation de l’humain a connu au
xviiie siècle le succès que l’on sait et l’insensibilité prétendue de l’animal et
du primitif à la douleur est un thème bien connu qu’il ne nous appartient
pas de développer ici 3. Il s’inscrit dans une problématique complexe sur
la nature de l’esclave qui relève de l’humain mais, comme l’animal, est
considéré comme un bien, un objet de possession et de propriété. Question
essentielle bien sûr, que ni les Anciens ni les Modernes n’ont su résoudre,
laissant ainsi l’esclave dans une situation incertaine. Cette incertitude
conceptuelle et juridique persistante est assez connue pour qu’il suffise de
rappeler, par exemple, toutes les ambiguïtés sur la nature de l’être-esclave
que génèrent les dispositions du fameux code noir français de 1685 4.
Certes, on peut juxtaposer (pour les laisser s’opposer) les définitions
de l’instrumentum chez Varron qui distingue entre autres, les instrumenti
semivocale in quo sunt boves et les instrumenti vocale in quo sunt servi, ainsi
que la fameuse summa divisio de iure personarum, qui, dans l’ordre juridique,
range les esclaves parmi les hommes en affirmant : omnes homines aut liberi
sunt aut servi 5. Mais ce jeu de juxtaposition/opposition de définitions plus
que de catégories, ne nous conduirait pas très loin. Tout simplement parce
qu’elles ne se lisent pas sur un même registre. En vérité, l’humain et le
non humain que construisaient les Anciens pouvaient admettre bien des
ambiguïtés. Leur anthropo-logique n’était pas prisonnière de la manie de
la taxinomie, de la classification, de la hiérarchisation rigide du vivant qui,
par exemple, gagne la pensée occidentale à partir du xviiie siècle. Sans
doute parce que la pression racialiste influençait moins leur perception de
l’humain et de la servitude, mais aussi, plus essentiellement, parce qu’ils
avaient négocié d’autres rapports avec l’animalité, établi d’autres codes
symboliques.
zoologiques, l’animal est toujours l’objet d’un désir humain même lorsqu’il a un rôle actif. De fait,
dans les Métamorphoses d’Apulée, l’âne est accusé faussement de s’attaquer à des femmes et ce crime
est jugé sans pareil ; en revanche lorsqu’il a des rapports sexuels réitérés avec une femme de la bonne
société, c’est à la demande de celle-ci et quasiment sous la contrainte (10, 9 sq.).
3. Lacqueur Th. W., « L’homme, l’humanitaire et la catégorie de l’humain au xviiie siècle », La
fabrication…, op. cit., p. 99-109 ; Todorov T., L’esprit des Lumières, Paris, Laffont, 2006, en part.
chap. 6, « Humanité et Universalité », p. 83-107. Sur les théories des dualistes et des continuistes,
voir de Fontenay E. , Le silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, Paris, Fayard,
1998, et, sur les rapports entre humains et non humains, les travaux de Philippe Descola, notam-
ment sa critique du Totémisme aujourd’hui de Cl. Lévi-Srauss.
4. Hesse Ph., « Le code noir : de l’homme et de l’esclavage », dans Daget S. (éd.), De la traite à
l’esclavage, Paris, SFHOM, 1988, vol. 2, p. 185-191.
5. Il faudrait préciser que la distinction archaïque des juristes consultes romains s’établissait plus
largement entre des personae sui iuris et alieno iuri subjectae.

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HUMANITÉ, ANIMALITÉ ET ESCLAVAGE CHEZ LES ANCIENS…

La lecture de la Clé des songes d’Artémidore de Daldis, véritable forêt


de symboles est, à ce titre, particulièrement éclairante. Parmi les représen-
tations symboliques qui peuplent les visions nocturnes que l’onirocrite se
doit d’interpréter, figure en bonne position l’imagerie animale. Dans cette
symbolique animale, le maître est représenté par des animaux nobles et
l’esclave par des animaux domestiques susceptibles parfois de se révolter,
mais le plus souvent dociles parce que peureux. Les souris dans leur course
furtive, désignent la domesticité craintive qui vit dans l’oikos aux dépens
du maître, tandis que le cerf qui se réfugie dans les bois pour échapper aux
chasseurs (mais aussi tous « les animaux craintifs, fuyards et sans noblesse »)
représente l’esclave fugitif que pourchassent les slave-catchers. Le monde
animal divisé entre dominants et dominés, peut ainsi être la représentation
symbolique de la société des hommes.
Ces représentations et ces équivalences offrent, dans ce monde fantas-
matique, une vision très idéologique de la société esclavagiste devenue en
quelque sorte « naturelle », ou du moins fondée en nature, vision rassurante
qui sait évacuer la pression du danger servile. Mais il apparaît plus significa-
tif encore, pour notre propos, que les équivalences animales aient le même
statut, la même puissance de désignation que d’autres équivalences a priori
plus nobles : le maître peut en effet selon le contexte du songe, aussi bien
être désigné par un lion (ou d’une façon plus banale par un coq) que par
un dieu ou par un astre… De fait ce système d’équivalences symboliques
renvoie en amont à une perception en continu de la chaîne du vivant,
d’ailleurs perceptible à cette époque dans de nombreuses manipulations
symboliques 6.
Dans cette perspective, il m’a paru intéressant de me référer à un
texte littéraire, à une fiction qui pose dans toute son ampleur le rapport
humanité/animalité/esclavage, parce que son héros, Lucius, à la suite d’une
malencontreuse métamorphose, devient un âne, ou plus exactement un
être incertain, âne par son corps, homme par son esprit. Dans le « roman »
d’Apulée, le fameux écrivain et « philosophe » latin (Madaure, Numidie,
v. 125 apr. J.-C.-Carthage, 170), le héros, Lucius se déplace aux frontières
de l’humain, aux frontières du monde animal, image métaphorique d’une
aliénation anthropologique mais aussi sociale et culturelle. Certes, il s’agit
bien d’une fiction, donnée comme telle dès son fameux prologue, mais
6. La mythologie offre des horizons infinis de réflexion car le thème de la métamorphose n’y est pas
seulement un jeu sur les apparences. Par ailleurs, la symbolique du rêve chez Artémidore établit
des rapports d’homologie récurrents entre l’homme et l’animal (Annequin, J., « L’autre corps
du maître, les représentations oniriques dans l’Onirocriticon d’Artémidore de Daldis », Esclavage
antique et discriminations socio-culturelles, Berne, P. Lang, 2005, p. 305-313). Il est tout à fait signi-
ficatif que, dans le phénomène de la métamorphose, Apulée ne retienne pas comme Ovide la
substitution d’une apparence par une autre, mais ce moment précis d’une véritable transmutation
où l’individu est encore lui-même et déjà un autre, où coexistent en lui deux natures (Annequin J.,
« Humanité et animalité. Dans la peau de l’autre : mort et renaissance – Apulée, Métamorphoses,
VI, 25-31 ». Hommages à Domingo Placido Suarez [à paraître]).

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JACQUES ANNEQUIN

d’une fiction qui, jouant sur l’ironie, tisse des liens de complicité entre
l’auteur et le lecteur, et de ce fait entretient des rapports étroits avec le réel.
Dans ce texte constamment tenu à distance, le récit dit ce qu’il raconte mais
aussi ce que l’auteur laisse entendre à son lecteur. Et ce qu’il laisse entendre
dévoile certaines vérités cachées qui rendent la réalité plus complexe. On
ne s’étonnera pas dès lors que ce texte ait pu être reçu comme de simples
histoires mises en abîme mais aussi comme une sorte de conte philoso-
phique ou un parcours initiatique lié au culte isiaque, ou encore comme
un fabuleux jeu de miroirs renvoyant au lecteur des visions multiples du
monde.
Ces lectures ont assuré à Apulée, au cours des siècles, une place singu-
lière et une influence incontestable dans la littérature occidentale. En effet,
elles invitent le lecteur non seulement à décrypter un discours d’une infinie
complexité mais encore à interroger son propre horizon de réception et à
le mettre en perspective pour essayer de percevoir comment les Anciens
recevaient, eux, le texte des Métamorphoses. Dans un de ses ouvrages,
Pietro Citati consacre un chapitre à l’auteur des Métamorphoses. Il y redit
son admiration pour ce « roman » d’Apulée, y décline la postérité de ce
texte entre le Décaméron et les Lehrjahre de Goethe et celle de son héros,
Lucius, archétype de tous ces héros sans qualités, ballottés d’aventure en
aventure sans pour autant acquérir de mérites particuliers. Pour ces person-
nages, le monde est « rare et merveilleux », réel et rêvé, vrai et faux, trans-
parent et mystérieux, sombre et lumineux, gai et tragique, vulgaire et sacré,
ouvert au monde des merveilles de la magie et de ses métamorphoses. Tous
ces thèmes ont été depuis longtemps analysés : Psyché découvrant Cupidon
sous l’apparence d’un monstre, Lucius transformé en âne, enfermé dans
sa double nature humaine et animale, dans son être ambigu d’Eselmensch.
Cependant, comme Citati d’ailleurs, les commentateurs fascinés par le
héros, se sont peu attachés à saisir cette étrange proximité entre humanité et
animalité, partout présente dans le récit principal comme dans les histoires
rapportées 7.

Humanité et animalité
La complexité de ce rapport dans la nouvelle d’Apulée a été souvent
oblitérée par l’importance accordée au phénomène de la métamorphose
et au thème de la bestialité monstrueuse. Le récit principal est porté, au
moins dans la seconde partie de l’œuvre, par la métamorphose de Lucius
qui ne devait être que provisoire et n’affecter que la seule apparence du
héros transformé en âne. Le chaos des circonstances fait que la coexis-
tence en Lucius d’une nature humaine et d’une nature animale va perdurer.

7. Citati P., La lumière de la nuit ; les grands mythes dans l’histoire du monde, Paris, 1999, p. 87-102.

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Le héros est bien un homme-âne, ou encore un Eselmensch, puisque chez


Apulée, la métamorphose qui ne s’inscrit ni dans l’ordre de la successivité de
deux états, ni dans celui du remplacement d’une figure par une autre,
construit un être double ou, pour mieux dire, un être dédoublé, homme
et bête à la fois 8. Si la nature animale de Lucius est à l’évidence aliénante
et le rejette aux marges de la bonne société qui, stricto sensu, ne le recon-
naît pas, si elle entrave l’expression de son être social, elle lui confère aussi
des capacités nouvelles : entendre mieux par exemple et entendre plus,
car devant un âne on parle librement (9,30) ! Elle lui permet surtout de
regarder le monde de l’extérieur, de jeter sur les travers de la société, sur
les destins tragiques ou comiques, sur le malheur et la violence sociale un
regard distancié. D’ailleurs Lucius dit être reconnaissant à une expérience
qui, si elle n’a pas accru son savoir, lui a permis d’acquérir plus de sagesse.
Lucius-âne découvre un monde que jeune homme fortuné il ignorait, le
monde des pauvres, de ceux qui servent puisqu’il est devenu le serviteur des
serviteurs, le compagnon de tous ceux qui libres ou esclaves, appartiennent
à la sphère de l’utile.
La vie de Lucius, sorte de héros voyageur, se déroule dans une relative
oisiveté. Le tempo lent du récit traduit le temps qui s’étire, occupé par
les histoires que racontent des compagnons de voyage, par le goût des
aventures merveilleuses, par le spectacle de la rue, le théâtre, les bains,
les banquets… C’est le monde de la bonne éducation : Lucius sait parler,
écouter, rire quand il le faut, tenir sa place au banquet, respecter l’épouse
de son hôte, mais aussi aborder gaiement sa jeune et jolie servante. Lucius
est jeune, beau, riche, bien élevé et très attiré par les serviles voluptates. Il est
en harmonie avec le monde, en accord avec son être social 9.
Sa métamorphose change son rapport au monde. Ce jeune homme si
beau se voit laid avant de se voir comme une bête. Il constate la diffor-
mité progressive de son visage et de son corps avant de comprendre qu’il
est prisonnier de son enveloppe bestiale 10. Mais, devant cette nouvelle
évidence, il se rend compte très vite qu’il n’a plus sa place dans la maison,
et, de façon symptomatique, gagne sans trop hésiter l’écurie, son nouveau
lieu de vie. Ce faisant, il entreprend le difficile apprentissage d’un autre
mode de vie et tente tout naturellement de lier d’autres rapports sociaux
avec ceux qui sont devenus ses semblables. La première leçon va être rude :
fort mal accueilli par un âne et par son propre cheval qui s’unissent pour
le priver de l’orge qu’il leur avait fait lui même porter, il renonce à lier avec
8. Brunel P., Le mythe de la métamorphose, Paris, 1974. Foucault M., Raymond Roussel, Paris,
1963, invite à opérer une distinction entre la métamorphose verticale qui joint les êtres et la
métamorphose horizontale qui les fait passer d’une figure à l’autre. La métamorphose chez Apulée
est originale puisqu’elle joue sur la coexistence de deux natures (animale et humaine) en un seul
être.
9. 1,2 ; 1,5 sq. ; 2,13 ; 2,21.
10. 3,22.

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eux tout lien de commensalité 11. D’ailleurs, c’est en vain qu’il tentera de
s’intégrer au monde animal : l’herbe et le foin, le son, la pâture, sont pour
l’homme qu’il est resté, des nourritures trop grossières. Il préfère l’orge
préparée et cuite à l’orge crue et se jette sur le pain… Il reste du côté du
cuit et rejette le cru 12.
Et, quand à la recherche de plaisirs sexuels immédiats, se rendant à sa
nature animale, notre héros tente d’approcher de belles cavales, les étalons
jaloux lui font clairement savoir qu’elles ne sont pas pour lui. Privé de toutes
les expressions du désir dans le champ de l’animalité, Lucius est également
privé de toute expression de l’affection dans celui de l’humanité : il ne peut
avouer son amour à la belle Charité que par des gestes maladroits et des
soupirs que la jeune fille ne peut comprendre. Son animalité ne lui permet
pas d’exprimer l’affectivité humaine qu’il porte en lui 13.
Lucius, dissocié dans son être, est soumis brutalement à une accultu-
ration radicale, qui, dans sa radicalité même, renvoie à d’autres formes
d’aliénation sociale, à d’autres formes d’acculturation plus ou moins bruta-
les, celles des esclaves, par exemple, mais pas seulement. Ainsi un destin
contraire a rendu Lucius étranger à lui même, étranger à son propre monde.
Qui reconnaîtrait sous cette enveloppe bestiale le jeune homme insouciant
avide de mystères et d’aventures ? Et d’ailleurs, dans cette bonne société, qui
se soucie d’un âne ? Lucius a tout simplement disparu dès lors que sa figure
humaine s’est effacée. Pour autant la société des animaux ne l’a pas accueilli
en son sein. Partout étranger, il est condamné à la marginalité.
Et de fait, l’Eselmensch qu’est devenu notre héros erre aux rives dernières
de la marginalité, bien plus marginal que les brigands qui l’ont enlevé. Les
brigands qui pourtant sont la figure topique de la marginalité, n’habitent-
ils pas des cavernes au haut des monts comme des sauvages ? Leur grossiè-
reté ne les rapproche-t-elle pas des Lapithes et des Centaures, ces êtres
primitifs, « moitié bêtes et moitié hommes » ? Mais dans leur marginalité,
ils gardent des formes de sociabilité qui sont refusées à Lucius : le banquet,
les bains, le partage du butin, le choix d’un chef, le respect des morts, les
pratiques cultuelles, la chaleur du compagnonnage que scelle un sacramen-
tum 14. L’Eselmensch, lui, est « rejeté dans la solitude » comme le dit expli-
citement le texte, perdu dans un monde de l’ombre qu’il ne connaît pas,
un monde où règnent sans partage la surexploitation, la menace, la peur,
la violence, la maltraitance, les punitions corporelles et même la torture.
Il est devenu le compagnon des esclaves, des prisonniers, des rejetés, de

11. 3,26 et 27.


12. 4,1 ; 4,22 ; 7,15.
13. 7,16 et 6,18. « Je m’efforçais d’adresser à la jeune fille de tendres petits hennissements. Il m’arrivait
même, sous couleur de me gratter le dos, d’incliner la tête de côté pour baiser ses jolis pieds. »
14. 4,6 ; 4,9 ; 4,21-22 ; 7,4, 5 et 9.

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tous ceux qu’il appelle ses conservi, ses compagnons d’esclavage, hommes
et bêtes mélangés 15.

Animalité et esclavage
Dans ce monde de la nécessité qui lui était jusque là tellement étranger,
Lucius côtoie les travailleurs, les pauvres, les esclaves et ces autres serviteurs
que sont les animaux domestiques. Tous constituent un ensemble hétéro-
gène tant leurs conditions sont à la fois proches et variées. Un ensemble
aux limites incertaines, qui regroupe tous ceux qui servent. Deux épisodes
– parmi d’autres – posent assez clairement les termes de cette proximité
quotidienne mais surtout essentielle, entre la condition servile et la condi-
tion animale.
Le thème de Lucius au marché est, dans le texte d’Apulée, symbolique-
ment fort : une première fois, le jeune Lucius, promeneur insouciant, s’y
rend pour acheter des poissons et s’avère être un client bien naïf. La seconde
fois, en revanche, il y est conduit pour être vendu avec d’autres bêtes de
somme 16.
Laissés au repos pendant trois jours pour leur donner un meilleur aspect
(on reconnaît là d’ailleurs une démarche habituelle aux marchands d’escla-
ves), les animaux sont exposés de bon matin à la curiosité des acheteurs
qui les palpent à la recherche d’un défaut caché, grattent leurs gencives et
examinent leurs dents pour calculer leur âge véritable. Las de ces pratiques
qu’il trouve dégoûtantes, Lucius broie d’un coup de dents la main indiscrète
d’un acheteur potentiel, si bien qu’il est le seul à ne pas trouver preneur. Le
parallélisme entre vente d’esclaves et vente d’animaux est bien sûr évident.
Admis par tous, il reste chez Apulée dans l’implicite. Mais, alors que le récit
semble s’éteindre, s’opère peu à peu un glissement essentiel. Survient en
effet un autre acheteur, reconnaissable entre tous, un vieil inverti, prêtre de
la Dea Syria. À sa demande, le marchand lui fournit tous les renseignements
nécessaires non pas à l’achat d’un âne, mais bien à celui d’un esclave : son
origine, son âge, son caractère (que le vendeur, contre toute évidence, décrit
comme doux et paisible), sans oublier son aptitude à toutes les besognes.
C’est, dit il, « un bon et honnête esclave » (mancipium), à tel point « qu’on
dirait que sous ce cuir d’âne habite un homme de mœurs paisibles », et
pourquoi pas un citoyen qu’il accepte de vendre comme esclave, quitte à

15. 7,3 et 7,27. Voir Bradley K. R., « Animalizing the Slave : The Truth of Fiction », Journal of
Roman Studies, 90, 2000, p. 110-125 (qui, à mon sens, oublie par trop le rôle de la symbolique) et
Annequin J., « Lucius au marché », Routes et marchés d’esclaves, Besançon-Paris, Les Belles Lettres,
2002, p. 329 sq.
16. 8,23. Sur l’affaire des poissons, voir Derchain Ph., Hubaux J., « L’affaire du marché d’Hypata
dans les Métamorphoses d’Apulée », Antiquité Classique, 1958, p. 100-109 et mes indications biblio-
graphiques, loc. cit. p. 329, note 9.

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affronter, dit il, les rigueurs de la loi. D’un âne on est passé à un esclave,
d’un esclave à un homme libre, d’un homme libre à un citoyen romain !
L’ironie un peu lourde du marchand va rendre explicite le parallélisme
entre esclavage et animalité. On sait que le vendeur doit se soumettre aux
exigences de la loi s’il veut se prémunir contre toute revendication en vitium
corporis et en vitium animi (s’il s’agit d’une vente d’esclave) susceptible de
rendre la vente non valable pour cause de vices volontairement cachés.
Apulée glisse habilement dans la bouche du praeco une erreur en apparence
anodine mais en réalité hautement signifiante. Le maquignon transformé
en marchand d’esclaves se dit prêt à affronter les rigueurs de la loi qui
interdit de vendre comme esclave un homme libre. Il évoque alors une lex
Cornelia en l’occurrence inadéquate, au lieu de la lex Fabia qui sanctionne
effectivement la vente d’un homme libre comme esclave 17. Ainsi Apulée
réussit-il tout à la fois à tisser avec son lecteur les liens d’une subtile compli-
cité (car eux, savent bien quelle loi doit être invoquée) et à prolonger un
effet narratif qui repose tout entier sur une proximité reconnue, admise
par tous et ici clairement avouée, entre ces res venales que sont les animaux
et les esclaves.
Mais la suite de l’histoire va rendre plus évidente encore cette proximité
de condition entre les animaux et les esclaves. Le prêtre ramène chez lui
l’âne qu’il considère comme son nouveau famulus et annonce à ses compa-
gnons qu’il leur rapporte du marché « un vrai petit esclave ». Aussi ceux-ci
sont ils déçus de ne voir qu’un âne et non pas le servulus qu’ils attendaient
pour combler leurs appétits inavouables. Mais tout aussi déçu est leur
unique esclave, un garçon jeune et vigoureux qui espérait l’arrivée d’un
conservus susceptible de l’aider dans ses taches domestiques et surtout de
partager les services sexuels dus à ses maîtres. Le jeu de l’ironie s’est déplacé,
il fonctionne à présent sur une autre proximité entre hommes et bêtes,
celle que vivent tous ceux qui servent et que l’usage du vocabulaire servile
permet de confondre.
Le second thème renvoie aux errances de Lucius. Elles le conduisent
dans un moulin où bêtes et hommes sont contraints à un labeur harassant
dans une fumée « épaisse et ardente », alourdie par une cendre blanche
et farineuse qui ronge les yeux et rend la respiration difficile. Dans cette
triste officine œuvrent les « camarades » de Lucius, bêtes de somme au
17. Annequin J., « Lucius au marché », loc. cit. p. 327-336 ; Rivière Y, Les cachots et les fers, partie IV,
Paris, Belin, 2004. On notera que les acheteurs examinent l’âne à la recherche d’un vitium corporis
et que le praeco se prémunit contre un éventuel vitium animi dès lors qu’il prétend vendre non pas
un âne mais un esclave. On connaît une loi Cornelia – ou des lois Corneliae – qui ne peuvent être
invoquées dans ce cas précis. En revanche, la loi Fabia condamnait le fait de prendre, de traiter
en esclave un homme libre, de persuader l’esclave d’autrui de fuir son maître ou simplement de le
cacher. Apulée qui était advocatus fait ici une erreur volontaire. Voir, sur ce point, Annequin J.,
« Fugitiva, fugitivi, litterati : quelques réflexions sur trois passages des Métamorphoses d’Apulée »,
actes du colloque GIREA de Madrid 1986, Presses de l’université Complutense, Madrid, 1989,
p. 91-115.

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rebut : vieux mulets, chevaux hongres fourbus ; elles sont rongées d’ulcères
purulents, époumonées, secouées par une toux continuelle, sales, galeuses,
marquées au fer, tant rouées de coups que leur chair est à vif. Travaillent
aussi dans ce moulin des homunculi formant une « pauvre humanité ». Ils
sont presque nus, révèlent « leur teint hideusement jaune », portent des
traces de coups de fouet, ont les pieds entravés, les cheveux à demi rasés et
sont marqués au front. Qui sont ces misérables ? Des esclaves récalcitrants,
des condamnés « à une vie de supplice » ? Pour nous, peu importe. Les uns
et les autres, bêtes et hommes, constituent une lamentable maisonnée, ou,
pour citer le texte plus précisément, forment un même troupeau d’escla-
ves, une même familia 18. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, proximité dans le
travail et dans le malheur ne veut pas dire solidarité : les ouvriers rossent
de belle façon l’âne pour le contraindre à tourner la meule dans une course
sans fin et l’Eselmensh jette sur ces animaux et sur ces hommes un regard
curieux, attentif, mais complètement détaché 19.

Animalité, esclavage et aliénation


Métamorphosé en âne, Lucius perd l’usage de la parole ; devenu inintel-
ligible pour les humains, il est privé de toute sociabilité et même de tout
recours contre sa mauvaise fortune. Resté un homme sous son apparence
bestiale, il garde sa faculté de voir, de comprendre, de se remémorer, donc
de tirer les leçons de son aventure. L’âne qu’il est peut se promener partout,
écouter toutes les conversations, parce qu’il est devenu transparent, invisible
voire inexistant. Mélangé à la foule, il est en même temps enfermé dans
son animalité. Hors de la société des humains, il n’arrive pas à adhérer à la
communauté des animaux si tant est qu’elle existe, dès lors que chaque bête
est guidée par un égoïsme étroit, préoccupée du présent le plus immédiat :
manger, boire, supporter la fatigue et les coups, se reposer.
C’est pourquoi, saisissant une opportunité tout à fait exception-
nelle, Lucius tente d’échapper à sa condition en devenant un âne savant.
Renonçant à retrouver son humaine condition, il espère au moins échapper
aux contraintes les plus rudes de la condition animale. L’homme qu’il est
resté permet à l’animal qu’il est devenu d’apprendre facilement les manières
de table et même de comprendre la parole humaine. Devenu un objet de
curiosité et d’étonnement, Lucius est choyé par son maître et devient même
son « compagnon de table ». Mais, comme l’esclave qui progresse dans
l’ordo mancipiorum et accède à une position plus enviable, il reste à la merci
18. 9,11-13. Gianotti G. F., Romanzo e ideologia. Studi sulle Metamorfosi di Apuleio, Naples, 1986,
chap. 1, « Asini e schiavi », p. 11-32.
19. On retrouve cette proximité, cette parenté de conditions sur un registre moins tragique, dans la
description de la vie difficile du « pauvre jardinier » et de son âne, Lucius. La disette partagée, le
froid et l’humidité, le travail dans une terre gelée n’empêchent pas notre héros de jeter un regard
froid sur la triste condition de son maître.

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des caprices de son maître. Tous ses espoirs disparaissent quand ce dernier
décide d’offrir au peuple le spectacle impudique des amours contre nature
de l’âne avec une femme « perdue » condamnée aux arènes. Cette promesse
d’une mort infamante vient cruellement rappeler à Lucius son animalité.
Cette animalité est pour lui un enfermement sans appel, une aliéna-
tion totale. Et pourtant, elle le rapproche des esclaves. Qu’est ce qu’un âne
sinon le serviteur des serviteurs ? Avec les esclaves qu’il côtoie journellement,
l’Eselmensch supporte les coups, le mépris, le travail harassant. Ils sont bien ses
conservi, ses compagnons d’esclavage : comme eux, il a un maître qui dispose
librement de lui ; comme eux, il se déplace au gré des ventes, des héritages
qui dispersent aussi bien les meubles, les animaux que les esclaves. Comme
eux enfin, il est abruti de fatigue et n’a même plus le courage de fuir.
La mention répétée de la fatigue qui annihile toute volonté de fuite, et
a fortiori de révolte, est un indicateur puissant du changement de milieu
social qui accompagne la métamorphose malheureuse de Lucius. Dans la
première partie du roman, celle qui narre les aventures du héros, il n’est
jamais question de fatigue si ce n’est celle du voyageur qui appelle les délas-
sements du bain. Dans la période qui suit la métamorphose, Lucius a assez
de force pour se rebeller contre sa misérable condition de bête de somme
qui le conduit à l’épuisement. Dans la dernière partie du récit, la condi-
tion animale et la nécessité de toujours servir, scellent à tous points de
vue la perte de sa liberté et disent clairement l’entrée dans le monde du
besoin, de la nécessité et de la contrainte 20. D’autant plus que, dans le
milieu de la domesticité, Lucius se trouve dans la condition la plus humble,
exploité, violenté par les esclaves eux-mêmes, persécuté par un jeune esclave
sadique 21.

Fiction et horizon de réception


Il est évident que, pour nous, seul un personnage de fiction peut abolir
à ce point les frontières et incarner cette figure récurrente dans toute l’Anti-
quité qui réunit en son être l’humanité et l’animalité. Mais l’intérêt de la
fiction n’est pas là. Il réside d’abord dans cette figure de la nature double
du héros qui, avec Apulée, quitte le monde protégé de la mythologie pour
s’inscrire dans la quotidienneté la plus banale. Devenue figure du quoti-
dien, elle est constamment associée à l’esclavage et avoue l’existence d’un
entre-deux, d’une condition incertaine à l’origine d’une aliénation sociale
et culturelle. Lucius apparaît donc bien comme une figure métaphorique
qui, en brouillant les définitions et en s’affranchissant des codes, s’inscrit

20. Le thème de la fatigue devient essentiel après la métamorphose de Lucius (4,4 ; 7,15 ; 9,12).
21. 7,19 à 21.

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de façon originale dans une sémantique des rapports de domination et du


processus de réification 22.
Dès lors ce personnage de fiction, car nous le recevons évidem-
ment comme tel, est situé en quelque sorte hors du temps. Il peut être
aussi bien la figure incontournable d’une rhétorique de la monstruosité
associant humanité et animalité 23 (qui a fait le succès d’Apulée au xve et au
xviiie siècle) et, pour la psychanalyse jungienne, l’image archétypale du
processus de dissociation de la personnalité. Celle-ci reconnaît en effet chez
Lucius l’image type de l’être partagé, incapable de se reconstruire et d’avoir
un rapport harmonieux au monde. Façon de dire l’humaine condition
certes, mais aussi de représenter symboliquement une aliénation sociale
radicale 24.
Lectures d’hier et d’aujourd’hui sans doute bien différentes de celles
des Anciens puisque chaque époque, chaque moment même, découvre un
texte, une œuvre à partir d’un horizon de réception qui lui est propre. Rien
n’apparaît plus difficile que de percevoir comment le texte d’Apulée a pu
être lu par ses contemporains, comment ils ont pu accueillir ces historiae
et ces fabulae. Peut-être pouvons-nous toutefois mesurer la distance qui
nous sépare de l’horizon de réception des Anciens en relisant La Cité de
Dieu de saint Augustin, un Africain comme Apulée. Augustin mentionne le
« roman » d’Apulée qui lui est connu sous le titre de L’Âne d’or et en propose
une lecture fort différente de la nôtre puisque, évoquant la métamorphose
de Lucius comme si c’était celle d’Apulée, il fait de cette fiction un texte
autobiographique. Il la rapproche d’ailleurs de récits qu’il a lui même enten-
dus en Italie, rapportant des histoires de personnes qui, sous une apparence
bestiale, avaient gardé « une âme d’homme raisonnable ». Il mentionne le
témoignage d’un certain Praestantius dont le père, dans une sorte de demi-
inconscience, s’est vu transformé en cheval. Ni plus ni moins crédule que
ses contemporains, Augustin croyait comme eux aux prodiges de la magie,
et aurait attribué assez volontiers ces transmutations à de mauvais démons
s’il ne les pensait pas incapables de transformer des créatures de Dieu 25.

22. Rivera A., « La construction de la nature et de la culture par la relation homme/animal », La


fabrication…, op. cit., p. 49-72.
23. Il est essentiel de souligner l’importance du thème de la bestialité chez Apulée (le terme bestia
apparaît quarante fois dans son roman) indissociable de celui de la monstruosité. On sait que dans la
tradition occidentale du conte, la thématique de « la Belle et la Bête » dérive pour partie de l’histoire
des amours de Cupidon et Psyché, insérée au cœur même des Métamorphoses (voir par exemple Le
serpentin vert de Madame d’Aulnoy, 1697, sorte d’inversion du conte apuléen, dans Le cabinet des
fées, vol. 1, Ph. Picquier [éd.], Arles, 1984). Quant au texte de La Fontaine, Les Amours de Psiché et
de Cupidon, 1669 (Psyché, Flammarion, Paris, 1990), il est explicitement inspiré d’Apulée.
24. Parmi les multiples (et très différentes) interprétations jungiennes du roman d’Apulée, celle de
von Franz M.-L., Interprétation d’un conte, L’Âne d’Or, Paris, La Fontaine de pierre, 1981, reste
la plus complète et la plus connue.
25. Augustin, La Cité de Dieu, XVIII, 18. Sur les notions d’horizon d’attente et d’horizon de réception,
voir Jauss H. R., Pour une esthétique de la réception, ainsi que l’introduction de J. Starobinski, Paris,
Gallimard, 1978.

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Si Augustin peut ajouter foi à ces récits, c’est que, ne considérant pas le
rapport animalité – humanité comme un invariant, il range le phénomène
de la transmutation dans le domaine du possible.
ɰ
Notons enfin que les figures de la transmutation qu’Augustin associe
au labeur et à la peine, sont celles du cheval et de l’âne, métaphores bien
connues de l’esclavage, inscrites au double titre de l’animalité et de la servi-
tude au registre de l’utile. Il conviendrait sans doute, de mieux prendre en
compte ce registre de l’utile qui, en soi, exprime un rapport de domination,
en explicite sa fonction et, par-delà une différence de nature, rapproche
des conditions et permet tout un jeu de contaminations sémantiques sur
ceux qui servent 26. Autre façon de rappeler que, pour l’historien, l’œuvre
de fiction est aussi un document dont il doit s’efforcer de faire un « bon
usage ».

ANNEXES

Aux origines des aventures de Lucius

Nous possédons deux versions des aventures de Lucius métamorphosé en âne :


un texte grec attribué à Lucien – ou au Pseudo-Lucien – sous le titre de Lucius ou
l’Âne, un autre d’Apulée intitulé soit L’Âne d’or, soit Les Métamorphoses. Sans entrer
dans l’épineux problème de la Quellenforschung, on admet généralement que les
deux textes dérivent d’une source commune qui nous est inconnue. Ce qui est sûr
c’est que, au ixe siècle, le patriarche de Constantinople, Photius, mentionne dans
sa Bibliothèque un recueil de notices concernant 280 ouvrages qu’il prétend avoir
lus, et « un ouvrage en plusieurs livres » intitulé Les Métamorphoses dont l’auteur
serait un certain Lucius de Patras. Photius vante sa « langue claire, pure et d’une
grâce étudiée », signale « les peintures empruntées à la mythologie » et son « goût
immodéré pour les histoires merveilleuses », mais dénonce aussi ses «honteuses
obscénités ». Il affirme que, pour les deux premiers livres au moins, ce texte est
très proche de celui attribué à Lucien. À partir de ces données, la place de l’œuvre
d’Apulée et le jeu des influences réciproques ont fait l’objet de multiples interpréta-
26. La Vie d’Ésope insiste sur la laideur du fabuliste. Esclave cynocéphale, monstrueux, sa laideur que
soutiennent maintes comparaisons animalières est associée clairement à la souillure et génère un
processus de rejet (11, 30, 88). On se souvient bien sûr de l’Eselmensch « rejeté dans la solitude »
(3, 27). L’utilité est un point commun essentiel entre la condition animale et la condition servile :
dans les récits venus d’Italie et retenus par Augustin, les magiciennes changent des voyageurs « en
bêtes de somme pour leur porter tous les fardeaux nécessaires ; leur travail achevé ils redeviennent
eux-mêmes ». Quant au père de Praestantius, « devenu cheval et en compagnie d’autres chevaux,
(il) avait porté aux soldats des vivres appelés “retica” parce qu’ils étaient destinés à la Rétie » (ibid.).
Sur les métaphores animalières de l’esclavage, voir Artémidore, Onirocriticon, 1, 37 ; 2, 12-22 ;
4, 56. On peut encore se reporter éventuellement à Moine N., « Augustin et Apulée sur la magie
des femmes d’auberge », Latomus, 34, 2, 1975, p. 350-361, qui n’apporte rien sur le fond, mais
rappelle quelques éléments bibliographiques essentiels.

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HUMANITÉ, ANIMALITÉ ET ESCLAVAGE CHEZ LES ANCIENS…

tions 27. Il semble que l’on peut considérer que Lucien a résumé son modèle – ou sa
source – alors qu’Apulée l’a amplifié, en particulier en y introduisant des éléments
nouveaux comme le « conte » d’Amour et de Psyché, et tout le livre XI consacré
à l’initiation de Lucius aux mystères d’Isis et d’Osiris. Mais surtout, Apulée y a
introduit ce « ton » si particulier que La Fontaine admirait tant et qu’il a tenté de
rendre dans cette œuvre étrange où la poésie le dispute à la prose, où la narration
use des ruses subtiles de l’énonciation non pas comme, mais à la manière de 28…

Deux épisodes chez le Pseudo-Lucien et chez Apulée

Il serait assez vain de comparer l’art de la narration chez ces deux auteurs,
« chacun s’abandonnant à son goût » pour reprendre une formule de La Fontaine.
La recherche d’un effet de distanciation produit dans la version grecque un texte
à l’ironie un peu froide qu’accentue un traitement très serré de la trame narrative.
Chez Apulée, au contraire, le récit très fluide adopte un ton plus original qui,
entre réalisme et merveilleux, fantaisie et ironie, crée une complicité subtile entre
l’auteur, le héros narrateur et le lecteur. Entre réalité et apparence, les effets de
miroir, l’imagerie recherchée du décor font naître un monde ambigu que l’on a pu
qualifier de baroque 29. Dans ce monde étiré entre le vrai et le faux se déplace un
être double, homme et bête à la fois, un Eselmensch dont l’auteur rappelle sans cesse
au lecteur la double nature. Le traitement des deux épisodes retenus dans notre
étude chez le Pseudo-Lucien et chez Apulée est à ce titre, révélateur.

1. Lucius au marché

Dans la version grecque, la scène se résume à un marchandage banal pour l’achat


d’un âne. Le jeu sur le passage de la vente d’un animal à celle d’un esclave n’appa-
raît pas. Ce n’est que dans ce passage quelque peu scabreux où le prêtre de la
Déesse Syrienne ramène à ses camarades (« ses fillettes » dit le texte) « un nouveau
galant », « un vigoureux Cappadocien qui va (les) servir à souhait », que l’équivoque
est entretenue, et encore, sous la forme assez plate, d’une simple plaisanterie 30.

2. Lucius au moulin

Le texte grec décrit simplement le travail harassant d’un âne attaché à la meule
et la triste condition de ses congénères : « Je vis nombre de bêtes, dont j’allais être
camarade et il y avait là plusieurs meules que ces bêtes faisaient tourner ; partout
ce n’était que farine 31. » Le texte d’Apulée, lui, fait apparaître aussi la sinistre
condition d’êtres humains condamnés à la peine du moulin (esclaves fugitifs et/ou

27. Annequin J., « Sur une préface et une traduction de P. L. Courier, La Luciade, Mélanges
E. Frezouls », Ktéma, 19, 1994, p. 219-226.
28. La Fontaine, Les amours de Psiché et de Cupidon, publié chez Cl. Barbin à Paris en 1669, Flammarion,
Paris, 1990.
29. Amat J., « Sur quelques aspects de l’esthétique baroque dans les Métamorphoses d’Apulée », Revue
des études anciennes, 74, 1972, p. 107-152.
30. Les esclaves de Cappadoce étaient recherchés pour leur vigueur et leur robustesse.
31. Traduction de P.-L. Courier, La Luciade ou l’Âne, Paris, Éditions du Mouflon, 1945.

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JACQUES ANNEQUIN

forçats), et surtout, souligne avec force la proximité réelle entre bêtes et hommes
surexploités, mal nourris, travaillant sans relâche sous les coups, dans un nuage de
poussière de farine qui les empêche de respirer.

De l’illustration à la représentation

Tout au long de son récit, Apulée montre sa fascination pour le phénomène de


la métamorphose et pour le problème de sa représentation. Au livre II (4 et 5), il
décrit longuement un groupe sculpté animé par les reflets mouvants de l’eau d’un
bassin dans lequel il se mire. Cette scène sculptée, « si semblable à la réalité » qu’elle
rivalise avec la nature, représente la métamorphose du chasseur Actéon, transformé
en cerf pour avoir osé regarder la déesse Artémis nue pendant son bain. Actéon est
représenté au moment où il est encore un homme et déjà une bête. L’artiste a réussi
à montrer la nature double d’Actéon et à éterniser dans la pierre le moment, par
essence fugace et mystérieux, de la métamorphose. Réussite admirable aux yeux de
l’auteur qui, en vérité, décrit moins ce qu’il voit que ce qu’il imagine.
C’est bien à ce problème de la représentation d’un être double qu’est confronté
Maurice Leroy lorsqu’il illustre le texte du Pseudo Lucien. Problème qu’il n’arrive
pas à résoudre. Il ne dessine que l’apparent : l’enveloppe bestiale et laisse échapper
le sujet profond. Lucius au moulin n’est qu’un âne attaché à la meule dans un
paysage de la Grèce montagneuse. Il faut toutefois faire remarquer que l’artiste
illustre ici une scène traitée de façon assez banale dans le texte grec comme dans
le texte latin (il ne s’agit pas de la grande scène du livre IX), et que le thème de la
nature double du héros est moins apparent chez l’auteur grec que chez Apulée. Il
n’en reste pas moins que l’âne qui n’est que « figure », c’est à dire apparence, est
réduit à cette seule dimension, et que l’Eselmensch se dissout dès lors qu’il devient
unidimensionnel.

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Un Autre que l’on doit donner l’impression d’intégrer :
l’esclave dans les sociétés précoloniales
de l’actuel Burkina Faso
Maurice Bazemo

Dans les sociétés précoloniales du Burkina Faso comme ailleurs, l’acqui-


sition de l’esclave était précédée par une rhétorique sur l’Autre qui la rendait
possible. L’esclavage était ainsi relié à un type de réaction devant la diffé-
rence, l’altérité. Ce traitement spécifique (à savoir la réduction en esclavage
que des circonstances permettaient de réserver à l’Autre) était inspiré par la
culture de chaque société. Si le terme « esclave » est utilisé pour caractériser
une forme de dépendance dans des formations sociales par ailleurs diffé-
rentes les unes des autres, il faut interroger chacune d’elles pour savoir ce
qu’elles avaient ou non en commun en la matière. L’esclavage revenait à nier
la liberté, attribut essentiel de l’identité de l’homme moderne. Ce faisant,
peut-on dire pour autant que l’esclavage dépouillait l’esclave de sa dimen-
sion d’homme ? Qu’en était-il dans les sociétés précoloniales de l’actuel
territoire du Burkina Faso ? Afin d’en savoir plus, nous privilégierons ici une
piste, celle consistant à étudier la manière dont les membres de ces sociétés
traitaient leurs esclaves. L’hypothèse étant que ces traitements dépendaient
en partie de la réaction face à la différence, nous nous intéresserons d’abord
à la délicate question de la vision de l’Autre. Nous verrons ensuite en quoi
consistait la condition réelle de l’esclave, avant de nous interroger sur la
dialectique de l’homme/propriété ou homme/esclave.

L’image de l’autre, fondement de l’infériorisation de l’esclave


Les territoires correspondant à l’actuel Burkina Faso correspondent à
une mosaïque de groupes ethniques. La première frontière les séparant
– avant le coup de force par lequel le pouvoir colonial les rassembla en une
seule entité politique, à la fin du xixe siècle – était la langue. La langue
qui porte la culture est généralement un marqueur identitaire de premier
ordre. Elle caractérise la communauté, et constitue ainsi un facteur d’unité,

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MAURICE BAZEMO

un moyen d’intégration, mais peut aussi, inversement, se révéler être un


facteur d’exclusion. Ainsi, à l’époque précoloniale, lorsque chaque groupe
ethnique tenait pour son pays l’espace territorial qu’il occupait, la langue
définissait l’espace de reconnaissance de l’« Homme », du « meilleur », de
la « civilisation », de la « norme ». Hors de l’espace territorial et culturel de
chaque ethnie, c’était la brousse, la zone des animaux sauvages, et donc de
la non-culture. Les comportements de ceux qui y vivaient étaient perçus
comme les expressions évidentes de leur barbarie – au sens ou les Grecs
anciens pouvaient l’entendre – voire de leur non-humanité. Les barbares
connus de chaque groupe ethnique étaient d’abord ses voisins immédiats.
Chacun avait ses barbares. Chacun était le barbare des autres.
Les Gurunsi 1 se regardant dans leur miroir, c’est-à-dire leur culture,
s’étaient convaincus que seule celle-ci méritait l’admiration. Pour eux, les
Mossi, l’un des peuples le plus proches par la géographie, semblaient avoir
une vie comparable à celle des animaux sauvages et des brutes. Leur habitat
– des cases rondes coiffées de toits en paille – n’inspirait aux Gurunsi que
l’image de poulaillers à l’hygiène inconnue, d’où ce dicton chez les Lyela, un
sous-groupe des Gurunsi : « Il ne manque jamais de poux dans le vêtement
du Moaga 2. » Dans le regard des Gurunsi tout était ainsi, chez les Mossi,
frappé du sceau de la sauvagerie. La représentation de l’Autre et son exclu-
sion de l’humanité permettaient de légitimer sa réduction en esclavage, en la
rendant quasiment « naturelle ». Les groupes ethniques disposant de forces
armées ou de structures politiques plus efficaces que les autres pouvaient
ainsi puiser chez les autres les esclaves dont ils avaient besoin. Les Mossi et
les Peul étaient pourvus de cette force militaire, d’où l’importante accumu-
lation d’esclaves chez eux.
Pour les Mossi, groupe ethnique occupant le centre, le centre-est et le
nord-ouest du pays, les barbares étaient les Gurunsi, leurs voisins du sud
et du centre-ouest, ainsi que les Sana du nord-ouest. Les Mossi tenaient la
langue et l’organisation sociopolitique de leurs voisins comme des signes
évidents de leur « barbarie ». Ces sociétés « égalitaires » sans pouvoir monar-
chique autoritaire et centralisé leur paraissaient en effet bien singulières. Au
1. Bien des investigations ont déjà été menées sur l’origine et le sens du terme gurunsi depuis le
début du xixe siècle. Dans un article, Moustapha Gomgnimbou passe en revue ceux qui se sont
intéressés à l’origine et au sens de ce terme. La première mention de ce terme connue, rapporte-t-il,
fut faite dans une carte insérée dans l’ouvrage de T. E. Bowdich intitulé Mission from Cape Coast
Castle to Ashantee (Londres, John Muray, 1819). Il y est mentionné une ville du nom de Gooroosie
localisée à l’extrême nord-est de l’empire (ashanti), bien au-delà du Dagomba. Selon les enquêtes
d’Annie Duperray, le terme désignait alors les Nankana. À l’exception du Lieutenant Marc, qui fut
administrateur colonial en pays moaga et selon lequel gurunsi serait un mot d’origine songhaï, la
quasi-totalité de ceux qui ont porté une attention particulière à ce terme lui reconnaît une origine
dagomba ou moaga. Les Mossi étant originaires du Dagomba, nous sommes portés à admettre
avec Cardinall son origine dagomba. Il a dû être récupéré par les Mossi, qui sont des Dagomba
culturellement métissés, au contact des peuples qu’ils ont rencontrés et soumis dans la région du
centre du Burkina.
2. Moaga est le singulier de Mossi.

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UN AUTRE QUE L’ON DOIT DONNER L’IMPRESSION D’INTÉGRER…

sein de chaque village, sorte de cité État, l’autorité exerçant le contrôle des
hommes était d’abord incarnée par les doyens de lignages, puis les doyens
de clans. L’autorité suprême était reconnue au maître de la terre, ou chef de
terre du village. L’absence de pouvoir politique centralisé leur valut d’être
rejetés par les Mossi (puis par les explorateurs français) dans la catégorie des
peuples « anarchiques ». Les limites de l’espace territorial moaga correspon-
daient ainsi, pour les Mossi, à celles de l’humanité. Selon ses propres canons,
le Moaga était l’homme par excellence, celui dont la culture avait valeur de
modèle à suivre. Il était le Burkina c’est-à-dire l’Homme civilisé.
Inversement, les autres étaient assimilés à des animaux. À Banéma, Louis
Binger put ainsi voir les hommes de Bukari Kutu de retour de l’une de
leurs expéditions en pays Gurunsi, avec « une file d’esclaves des deux sexes
attachés l’un derrière l’autre à l’aide d’une corde passée au cou 3 ». Ayant
appris que beaucoup de ces esclaves qu’il avait vus au service du chef des
Mossi et des gens du pouvoir en général provenaient du pays Gurunsi,
Binger a su, par une métaphore, traduire l’importance de la ponction que
connaissait cette région :
« Le Mossi n’a jamais annexé le Gourounsi tout simplement parce qu’il
ne pourrait plus le ravager ; si au contraire il vit en hostilité avec lui, il
y trouvera son profit puisqu’il aura toujours la ressource de capturer ses
habitants. Je ne puis trouver de meilleure comparaison qu’en appelant le
Gourounsi le vivier du Mossi 4. »
Mus par la conviction de leur supériorité culturelle, les Mossi, et plus
particulièrement les Nakomsé – « princes » disposant de chevaux – allaient
razzier hommes et femmes chez les Bissa, les Gurunsi et les Sana. La razzia
était perçue comme une sorte de chasse, comme le rappelle le sens même
de « lieu de gibier » que E. Bonkini reconnut au terme gurungo par lequel
les Mossi désignaient le pays des Gurunsi 5. Les Mossi ont ainsi conjugué
arsenal idéologique et force armée afin d’aller à la « chasse » à l’esclave dans
les zones « sauvages ». Les Peul firent de même.
Comme les autres, les Peul aussi tenaient leur culture pour la meilleure.
À ce fondement de leur supériorité affichée sur les autres s’ajoutaient selon
eux leur teint plus clair et leur religion. De la compréhension que les Peul
avaient de leur teint, on retient que ce marqueur physique était pour eux
le signe selon lequel le Créateur les avaient placés au-dessus des autres sur
l’échelle des cultures. Cette conviction les avait conduits à charger le teint
clair et le teint noir de significations opposées. Le premier renvoyait à l’idée
de personnes intelligentes, tempérantes, pudiques et sachant dominer les
3. Binger L., Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, Paris, Hachette, 1892,
p. 473.
4. Ibid. p. 483.
5. Gomgnimbou M., « Gurunsi : Génèse et signification », Eurêka, 45-46, avril-septembre 2003,
p. 38-45.

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besoins naturels, dont la faim. À l’opposé, les hommes au teint noir, les
Haabé (singulier : Kaado), étaient les « mauvais », les « amers » disaient les
Peul. Hors du Pullaku, espace de la culture peule, on pénétrait dans l’aire
de la sauvagerie et de l’idolâtrie, celle où la chasse à l’homme devenait
conforme aux dispositions de la nature. Le Peul aussi était persuadé que
celui qui n’était pas Peul n’était rien. Le réduire en esclavage était un droit
que la nature avait octroyé à ceux auxquels elle avait donné la force néces-
saire pour le faire.
Autant le teint noir valait le mépris aux Noirs chez les Peul, autant le
leur leur en valait chez les Noirs. Ceux-ci ne voyaient pas leur teint en clair
mais en rouge. Les autres évitaient d’avoir des contacts étroits avec ces gens
étranges. Pourquoi sont-ils rouges se demandaient les Noirs ? Le teint noir
pour ceux-ci était le teint normal pour les hommes. Ce teint rouge des Peul
était une anomalie. C’est ce constat qui avait entraîné cette question que
tous se posaient à leur propos : étaient-ils des hommes ? Le mystère qui
entourait ce teint suscitait la peur. C’est pourquoi les premiers Européens
arrivés dans ces régions étaient vus comme une autre branche du groupe
des Peul. Plus rouges, cheveux plus longs, seuls les courageux acceptaient de
les approcher. Pour les autres, la fuite était la précaution à prendre. C’était
cette crainte que provoquait l’homme étrange qui expliquait le refus ferme
du mariage avec les femmes peules que la plupart des groupes ethniques ont
entretenu pendant longtemps. Chez les Lyela, pour empêcher ce contact on
avait eu recours au syndrome de la lèpre. Celui qui prenait une fille peule
pour épouse, contracterait la maladie, disaient les anciens.
Chaque groupe ethnique avait ainsi établi sa propre échelle des cultures
au sommet de laquelle était hissée la sienne. Dans les sociétés où l’ordre
social, c’est-à-dire la place de chacun, était perçu comme la résultante d’une
inégalité naturelle entre les hommes, les catégories sociales reconnues comme
inférieures se devaient d’être au service des nobles, des « meilleurs ». De la
même manière, les autres communautés ethniques, reconnues inférieures
parce qu’elles étaient autres, servaient de réservoir de serviteurs et d’esclaves.
Les autres étant considérés comme des brutes, l’usage de la force armée à
leur encontre était normal et naturel, comme en témoigne l’histoire orale.
« C’était par la force qu’on prenait les gens dans les villages », nous dit
aujourd’hui Hamidou Dicko 6. L’endroit privilégié pour la capture était la
brousse. Là, les cavaliers mossi et peul surprenaient le laboureur au champ,
la femme à la recherche du bois de chauffe et les bergers. Obtenus par la
force armée ou par le troc que favorisaient les périodes de famine, comment
ces esclaves étaient-ils traités par ceux qu’ils servaient ?

6. Enquête orale, Hamidou Dicko (cultivateur, 71 ans), Dori le 23 mars 2001.

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Du rôle des représentations du travail


dans les fonctions attribuées à l’esclave
L’esclave était généralement recherché pour son apport de force pour la
production. Cependant le traitement qui était observé à son endroit dans
les sociétés burkinabé précoloniales (essentiellement agraires et fortement
imprégnées de l’animisme pour la quasi-totalité) laissait voir qu’il lui était
laissé un certain nombre d’attributs de la personne humaine. La préoccu-
pation qui commandait la production économique n’était pas celle que
commandait une économie de marché mais celle de l’autosuffisance alimen-
taire de la famille. Chez ces peuples d’agriculteurs, la notion de richesse
accordait la primauté à la famille avant tout autre bien. Cette réalité écono-
mique et la culture de ces formations sociales avaient déterminé la place
faite à l’esclave dans la famille à laquelle il était rattaché.
Ceci dit, la nature des tâches imposées à l’esclave dépendait de la
manière dont le groupe percevait le rapport au travail. Labourer la terre
était pour la quasi-totalité des sociétés burkinabé l’activité admise comme
travail par excellence. Cette considération accordée au travail de la terre
venait de la sublimation de la force physique ; un atout qui fondait la
valeur de l’homme dans sa société. Était reconnu comme travail valorisant
pour l’homme celui qui exigeait de la peine, de l’effort, de l’endurance, le
labeur au sens latin du terme. Dans les sociétés d’agriculteurs du Burkina,
l’homme devait son prestige aussi à sa bravoure de cultivateur, capable
d’endurer les peines que comportait ce métier. Cela explique pourquoi
l’un des thèmes des chansons populaires dans la société des Lyela était
la bravoure du laboureur. C’est le travail de laboureur qui avait donné
chez les Lyela les noms d’éloge ; l’équivalent des noms de guerre chez les
Mossi. Des entreprises dont l’homme tirait profit chez ces peuples, rien
ne valait l’agriculture. C’est pourquoi dans les sociétés égalitaires, la bravoure
du cultivateur participait des atouts individuels permettant la distinction
honorifique. Ceci révèle une autre dimension sociale du travail de la terre :
il permettait de sortir de l’anonymat. Ainsi admis, il ne pouvait y avoir à
son égard le mépris qui en avait fait ailleurs une tâche réservée aux vils, aux
gens de basse condition, dont les esclaves. Se consacrer à toute autre activité
pouvait devenir suspect, car perçu comme une stratégie pour éviter le travail
de la terre, et donc comme l’une des manifestations évidentes de la paresse.
Ceci explique l’aversion entretenue pendant longtemps vis-à-vis du métier
du marchand chez les Lyela comme chez bien d’autres groupes ethniques de
l’ouest du Burkina. Dans ces conditions, l’esclave utilisé comme agriculteur
pouvait être relativement bien traité.
Inversement, chez les Peul ou les Touareg, c’est la force brute qui
l’emportait dans l’usage d’esclaves traités apparemment plus durement.
Les Peul et les Touareg avaient en effet en commun la conviction que,

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par leur teint clair, ils étaient supérieurs à tous ceux qui étaient autour
d’eux, à savoir les Noirs ; les Haabé (singulier : Kaado). Chez les Peul cette
conviction était renforcée par ce qu’ils considéraient comme une science
dont la maîtrise n’était possible que par eux : le savoir sur la vache qui était
un autre parent pour eux. C’est pourquoi l’activité pour laquelle le Peul
avait une véritable passion était la garde de ses vaches, dont le nombre de
têtes fondait le prestige. Le troupeau de vaches représentait sa principale
richesse. Il préférait donc s’en occuper lui-même : « Le Peul est amoureux
de la vache 7. » Les Noirs qui, par le portrait physique et moral que le Peul
avait dressé d’eux, étaient les brutes, ne pouvaient que tout ignorer de la
vache. De ce portrait, on retient les traits suivants : il est gros, robuste 8. Le
Peul ne reconnaissait au Noir comme atout que la force physique nécessaire
pour les tâches rudes comme le labour. C’est la confiscation de cet atout
dont l’usage économique était capital qui était au centre des préoccupations
des Peul. Une fois le kaado placé sous son autorité comme esclave, sa robustesse
qui avait servi auparavant à le disqualifier prenait de la valeur sans que cela
n’améliore son image. L’intelligence, qui est la meilleure force était revendi-
quée comme le privilège des Peul. Et la ruse dont ils usaient pour capturer
ceux qui avaient été réduits en esclavage n’en était pour eux que l’une de
ses manifestations.

Donner l’impression d’intégrer afin de mieux aliéner


L’enquête orale par laquelle nous avons interrogé les sociétés du Burkina
révèle ce que l’esclave y représentait. À la question « comment l’esclave
était-il accueilli dans la famille de son maître », nous avons reçu cette
réponse invariable : il était apparemment accueilli en tant que « fils ». Et
comme pour nous convaincre, nos informateurs ont rappelé certains aspects
du traitement qu’il connaissait.
Acquis par la force armée à la guerre, à la razzia ou par l’achat, l’esclave
avait subi une rupture avec sa famille d’origine à laquelle il était rattaché par
un certain nombre de liens : le patronyme, les cultes, la culture en général.
Arraché à sa communauté d’origine, il n’était pas pour autant désocialisé.
Amené ailleurs, il n’était pas laissé dans un vide social ; chose qui aurait valu
en lui la mort de la personne humaine. Le propre de l’homme est, entre
autres données, d’être intégré par des attaches conscientes à un groupe, à
une communauté qui le reconnaît du fait de ces attaches comme un de ses
membres. Dans la société où il avait été introduit, celui par qui son entrée
y avait été faite se chargeait de lui créer ces attaches sociales nécessaires.

7. Boubacar Bassirou Dicko, Dori le 23 mars 2001.


8. Bazemo M., « Une approche de la captivité par le vocabulaire chez les Peul du Djelgodji (Djibo) et
du Liptaako (Dori) à l’époque précoloniale et coloniale », Dialogues d’histoire ancienne, 16-1, 1990,
p. 407 sq.

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L’entrée de l’esclave dans la communauté de son maître équivalait à une


autre naissance pour lui. Son entrée dans une autre communauté étant ainsi
comprise, son maître devenait son géniteur. L’un des droits de l’homme
géniteur consiste à donner son patronyme à celui qu’il a engendré. C’est
aussi la première manifestation de l’autorité du pater familias qui ne s’exerce
que sur les personnes humaines. Ainsi, dans toutes les sociétés précoloniales
du Burkina Faso, l’esclave recevait-il le patronyme de son maître, ce qui est
l’un des droits humains instaurant (pour celui qui l’accorde et pour celui
qui en bénéficie) des devoirs et des avantages régis par la règle de la récipro-
cité. C’est pourquoi le maître, comme l’avait relevé Jean-Louis Boutiller,
était appelé « père » par les captifs, lequel les appelait « mes fils 9 ».
L’arrivée de l’esclave étant assimilée à une naissance, le rite du rasage de
la tête observé pour les nouveau-nés était pratiqué sur l’esclave nouvelle-
ment acquis par les Mossi dans la région du Yatenga. Le nouveau né, selon
l’entendement des Moose et de bien d’autres peuples du Burkina, était
accueilli en tant qu’étranger venu d’un monde dont ceux qui sont sur terre
ignorent les règles de vie. Cette ignorance avait pour corollaire la peur,
la crainte vis-à-vis de ceux qui en venaient. Pour les rendre inoffensifs à
l’endroit des hommes sur terre, les Moose opéraient sur eux le rite du rasage
de la tête qui entraînait leur rupture avec ce monde inconnu d’où ils étaient
sensés venir. En débarrassant le nouveau né de sa chevelure, les Moose du
Yatenga signifiaient son admission dans leur communauté.
Comme le nouveau-né, l’esclave aussi était ici un étranger dans la société
où il était introduit. C’était un étranger étrange et impur par sa culture. Par
le rasage de sa tête, il subissait une sorte de bain de lustration qui le purifiait
pour qu’il puisse entrer dans la communauté des Mossi qui tenaient leur
culture pour le modèle. La communauté existe par des données communes
à ceux qui y vivent. Implicitement la mise en œuvre de ce rite pour l’esclave
soulignait que, au-delà du discours idéologique dans lequel le non Mossi,
l’Autre, était assimilé aux animaux de la brousse que l’on pouvait chasser,
il n’avait pas tout perdu de l’Homme, ce qui contredisait le discours dans
lequel il était rangé avec les animaux sauvages.
Par le nom de la famille de son maître qu’il avait reçu, l’esclave prenait
apparemment place au sein de celle-ci en tant que membre. Etrangers aux
réalités qu’ils observaient, nombre d’administrateurs coloniaux tombèrent
dans le panneau. C’est ainsi que, suite à l’enquête commandée en 1905
par le ministre français des colonies sur la captivité en AOF, l’adminis-
trateur Poulet écrivait : « La différence quant au traitement et au nombre
des captifs est facilement appréciable dans les pays où se rencontrent des
villages musulmans et des centres fétichistes. Chez les fétichistes, ils font
partie de la famille et sont relativement bien. Par contre les captifs des Peul
9. Boutiller J.-L., « Les captifs en AOF (1903-1905) », Bulletin de l’IFAN, t. XXX, série B, n° 2,
1968.

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et des Dioula (musulmans) sont plus particulièrement conduits et traités en


esclaves 10. » Sur le plan religieux, les groupes ethniques du Burkina étaient
dans une forte majorité animistes, ceux que Poulet a appelé les fétichistes.
Dans ces sociétés, l’esclave était dans la « famille ». Il y avait ainsi une
intégration d’un certain niveau. S’il n’était pas majeur, il était confié à une
des femmes de son maître. Le temps devait faire de celle-ci sa « mère ».
C’était autant de dispositions prises afin que celui qui a été enlevé à ceux
par qui il avait vu le jour ne soit pas un orphelin. Ces dispositions devaient
permettre d’atténuer voire d’absorber progressivement le choc mental de
la rupture subie par le captif.
Avoir de l’autorité sur quelqu’un, être maître de quelqu’un, peut être
décrit comme relevant du droit naturel ou du droit codifié des hommes.
Ceci est une chose. Savoir tirer profit de ces droits relève du savoir comman-
der. Cette sorte d’intégration qui était réalisée pour l’esclave dans ces socié-
tés était, à notre avis, la stratégie qui était en mesure de permettre au maître
de tirer le meilleur parti de son homme. La disposition d’esprit qu’il faut
chez l’esclave, comme chez tout dépendant qui l’est par la contrainte, pour
qu’il soit utile à celui dont il dépend, est en effet la soumission, l’obéis-
sance, dont l’opposé est l’insubordination, qui peut s’exprimer sous des
formes variées. La qualité première de l’esclave, disaient les Romains, est la
fidélité, une vertu qui appelait les autres. La science du maître se traduit par
l’attitude qu’il observe vis-à-vis de son esclave afin d’étouffer en lui l’idée
de la révolte. Par les enquêtes que nous avons menées dans les différentes
régions du Burkina à propos de l’esclavage de l’époque précoloniale, nous
avons appris que la fuite des esclaves était chose rarissime. Cela n’était pas
dû uniquement au caractère limité des connaissances géographiques qui
dissuadait de fuir. Pour les uns, des sacrifices étaient faits sur des fétiches
pour leur signifier qu’ils étaient surveillés en permanence par une puissance
invisible, et que toute tentative d’évasion était donc vaine. À d’autres était
donné un breuvage prétendument mystique qui, par l’égarement qu’il était
sensé provoquer en cas de fuite, permettrait de les retrouver.
Nous ne doutons pas de l’effet de ces dispositions sur l’esprit des escla-
ves. Le meilleur contrôle sur l’homme dans les systèmes de domination
est celui qui s’exerce sur son esprit. L’enquête nous a révélé les traitements
quotidiens réservés à l’esclave pour ancrer en lui l’idée illusoire qu’il était
admis dans la famille de son maître comme son « parent ».
L’esclave, s’agissant de l’habitat, était logé à la même enseigne que son
maître. Il n’y avait pas de cases d’un style particulier pour les esclaves.
Ils logeaient dans la cour de leurs maîtres 11. Sur ce plan l’homme libre
et l’esclave étaient confondus. Ils partageaient les mêmes repas. C’était
10. ANS (Archives nationales du Sénégal) K 17 – Enquête sur la captivité en AOF, 1905.
11. El Hadj Souleymane Ouedraogo (commis de bureau retraité, 70 ans), Ouahigouya le 24 août
2000 ; Honorat Sanon, Bobo (instituteur retraité, 76 ans), le 24 avril 2002.

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UN AUTRE QUE L’ON DOIT DONNER L’IMPRESSION D’INTÉGRER…

sur cet aspect aussi que le capitaine Dominé, commandant du cercle de


Bobo-Dioulasso, s’était fondé, dans son rapport du mois de mars 1904
pour apprécier le traitement des esclaves chez quelques groupes ethniques
du sud-ouest : « Le traitement varie selon les races. Les autochtones Bobo,
Toussian, Sambla, etc., traitent leurs captifs comme des membres de leur
famille. Ils mangent au même plat et se livrent aux mêmes travaux 12. »
À l’exception des esclaves royaux, qui se distinguaient chez les Mossi
par les gros bijoux qu’ils portaient aux bras ou aux chevilles, il n’y avait pas
de vêtement particulier réservé aux esclaves dans la quasi-totalité de ces
sociétés. Nous sommes à une époque où les étoffes étaient rares. Sommaire,
l’habillement consistait pour la plupart des gens en un cache-sexe. Acquis
dans ces sociétés d’agriculteurs pour élargir la famille et accroître son
capital de force en vue des divers travaux, l’esclave travaillait aux côtés
de son maître et non à sa place. C’était chez les éleveurs comme les Peul
et chez les colporteurs Dioula que l’esclave remplaçait le maître pour les
travaux champêtres jugés avilissants. Ces traitements quotidiens de l’esclave
montraient que sa dimension humaine était respectée. Cela était commandé
par le mobile qui avait présidé à son acquisition.
Étant acquis pour ajouter sa force de travail à celle de son maître,
l’esclave ne pouvait pas être totalement assimilé à une bête de somme.
Par les différentes formes larvées de la révolte, il aurait privé son maître
de sa force de travail. Ce dernier possèderait une force qu’il entretiendrait
sans pouvoir la rendre productive. L’établissement du rapport de dépen-
dance ne suffisait pas par lui-même pour que le maître en tire profit.
L’importance du bénéfice qu’il pouvait obtenir de cette disposition relation-
nelle dépendait de la manière dont il l’entretenait. Le bénéfice venant du
terme latin beneficium (bienfait) est l’aboutissement de ce qui est bien fait.
Bien faire quand il s’agit d’un homme se traduit par la manière dont il est
traité ; chose qu’il évalue lui-même et qu’il mémorise. Le souvenir de ce
traitement que l’esclave entretenait l’attachait au fil du temps à son maître.
L’idée d’être redevable à celui qui agissait en « bienfaiteur » émergeait dans
l’esprit de l’esclave. Et c’est parce que les esclaves gardaient leur place parmi
les hommes que des droits propres aux hommes leur étaient accordés.
Nous ne passerons pas en revue la mosaïque ethnique du Burkina Faso
pour dresser l’inventaire des droits qui étaient accordés à l’esclave au sein
de chacune de ces entités sociales. Nous prendrons pour illustration des
exemples donnés par quelques sociétés où l’enquête a déjà été menée.
Par celle que le ministre français des Colonies avait demandée en 1903
sur les conditions de vie des esclaves en AOF, nous apprenons, pour ce
qui concerne la réalité dans les anciennes sociétés du Burkina Faso, que
l’esclave pouvait posséder des biens. Il en était ainsi pour les esclaves en

12. ANS K19.

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MAURICE BAZEMO

pays gurma, à Dori, à Tenkodogo, à Léo, au Yatenga, à Ouagadougou, à


Gaoua et Diébougou 13. Outre le champ du maître que les esclaves labou-
raient, ils avaient les leurs dont une partie de la récolte leur était laissée.
Ainsi ils possédaient des biens pour eux-mêmes. Nous savons cependant
que ce qui était laissé à l’esclave relevait plus de la possession que de la
propriété. D’ailleurs, à l’époque précoloniale, dans ces sociétés d’agricul-
teurs, la propriété privée n’existait pas. Les biens appartenaient à toute la
« famille » rassemblée dans une grande concession où ils étaient gérés par
le doyen au profit de tous. En laissant à l’esclave, dans certaines sociétés,
une partie des revenus de son travail, on entretenait en lui l’illusion qu’il
possédait quelque chose. Ceci était de nature à le disposer à travailler avec
ardeur. On n’utilise pas le jeu de l’illusion pour faire travailler les animaux.
Il n’est efficient que pour les hommes.
De la même enquête il ressort que, dans un certain nombre de sociétés,
l’esclave pouvait hériter de son maître. Chez les Lobi, il pouvait se marier.
Chez ceux-ci, le maître pouvait arranger le mariage entre sa nièce et son
esclave 14. Le bénéfice que le maître tirait de cette union était double. Il
s’attachait ainsi son homme et élargissait le cercle de ses dependants par les
naissances attendues. L’esclave était alors un agent de production de biens
consommables et un agent de renouvellement des membres de la « famille »
de son maître. C’était l’une des raisons pour lesquelles les Dagara, voisins
des Lobi, achetaient les esclaves 15. Pouvaient-ils traiter en animaux ceux
qu’ils achetaient pour une telle cause ? En accomplissant cette fonction
qui consiste à agir pour accroître la famille, celui qui était appelé esclave ne
perdait pas sa place d’homme.
ɰ
Bien que dépendante et aliénée, la vie de l’esclave était celle d’un
homme. L’imposition du statut relevait d’un rapport de force qui ne pouvait
pas anéantir ce que la nature avait établi en lui. Il n’était pas qu’une force
de travail, un instrument. Dans les sociétés précoloniales du Burkina Faso,
ceux qui tenaient sous leur autorité d’autres hommes en tant qu’esclaves
ont tenu compte de cette réalité. Cela relevait du réalisme. C’était l’atti-
tude qu’il fallait adopter pour contrôler ces esclaves et atteindre les divers
objectifs pour lesquels ils avaient été acquis. Occuper la place de maître
ne suffisait pas pour tirer profit du dépendant. Il fallait savoir être maître.
La force qui avait été utilisée pour l’acquisition du dépendant s’avérait
inefficace pour obtenir un meilleur rendement de son travail. Pour cela, il
fallait une politique que l’on pourrait qualifier de paternaliste. Elle consista
notamment en un traitement destiné à donner à l’esclave l’impression qu’il
13. ANS K 16.
14. ANS K19.
15. Hebert R. P., Les Dagara – document inédit, p. 9.

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UN AUTRE QUE L’ON DOIT DONNER L’IMPRESSION D’INTÉGRER…

était un membre de la « famille » de son maître, ce qui n’était bien évide-


ment pas le cas, la parenté ainsi établie étant fictive, comme C. Meillassoux
l’a montré, et comme A. Testart le rappelle dans cet ouvrage.
On remarquera par ailleurs que, parmi les pesanteurs socio-historiques
qui représentent des obstacles à l’enracinement de la démocratie dans le
Burkina Faso d’aujourd’hui persiste en arrière-plan la tache de l’escla-
vage. Celle-ci étant utilisée pour écarter ceux qui sont considérés comme
des petites gens (gens de caste – dont les forgerons – et les « descendants
d’esclaves ») lorsque s’ouvre une compétition politique. Pour les « descen-
dants des libres », il est inconcevable que les « descendant d’esclaves »,
ces hommes amoindris pour toujours, soient leurs concurrents. On attend
d’eux qu’ils restent à leur place d’hier : celle des petites gens. Le silence est
observé sur le passé de leur famille quand ils se comportent ainsi. Dans le
cas contraire, on en donne lecture là où elle peut les desservir. Pour ceux
qui entretiennent cette image, l’abolition ne suffit pas pour les ramener au
même niveau de dignité que les autres. C’est en pareille circonstance que
nous assistons à un affrontement entre l’histoire et le présent.

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De la figure paradoxale de l’esclave marchandise
Compétences et prix de l’esclave chez Pline l’Ancien
Antonio Gonzales

L’Histoire naturelle de Pline,


ou « donner aux humains l’humanité »
La réflexion qui suit est le résultat d’une étude sur deux passages de
Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle, relatifs à l’esclave et son prix,
dont l’évolution est indexée en fonction de l’époque considérée et des
compétences estimées. Sans doute les exemples qui suivent peuvent-ils être
rangés dans la catégorie des descriptions plutôt que dans celle de l’analyse
(indicare, non indigare), modalité qui est devenue une façon commode
et réductrice pour qualifier la démarche intellectuelle de Pline. Achevant
une description de la respiration des insectes, le naturaliste ne conclut-il
pas alors par un « du reste, que chacun se fasse son jugement ; nous, nous
nous sommes proposé de révéler la nature manifeste des choses, et non de
rechercher les causes incertaines 1 » ? Propos lui ayant valu une réputation
de compilateur non scientifique. Sa méthode est néanmoins cohérente, du
moins paradigmatique. En ce sens, elle est parfaitement opératoire pour
les descriptions nous intéressant ici. Les exemples que nous aborderons le
seront forcément brièvement (breuiter) car, dans l’esprit de Pline, ils appar-
tiennent aux « observations sur l’homme, reconnues de tous 2 ». Ils n’avaient
donc, pour lui, guère besoin d’être longuement explicités.
Cette approche de la pensée de Pline à propos de la valeur de l’homme
et de celle de ses compétences doit être mise en rapport avec le sens que
l’auteur lui-même donnait à son travail. N’oublions pas, à ce titre, que le
Comasque a produit une œuvre dont l’encyclopédisme est un « inventaire
du monde 3 » ; qu’il revendique comme étant un travail latin fondateur,
poursuivant, renouvelant et, summa, dépassant les entreprises d’Aristote et

1. Pline, N. H., XI, 8.


2. Pline, N. H., VII, 32.
3. Schilling R., « La place de Pline l’Ancien dans la littérature technique », Revue de philologie, LII,
1978, p. 272.

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ANTONIO GONZALES

de Théophraste 4. La pérennité de cette œuvre qui traverse le Moyen Âge


(des compilations de phénomènes naturels d’Isidore de Séville aux encyclo-
pédistes des xiie et xiiie siècles) en fait la figure de l’encyclopédisme méticu-
leusement constitué par une recherche, une accumulation, une distribution
organisée et un catalogage se voulant raisonné des données collectées ou
connues de l’humanité gréco-romaine. Travail sans cesse agrémenté, par de
nouvelles données et explications consignées, ayant fait de la figure de Pline
l’Ancien celle de l’homme dévoué à sa passion, consacrant (comme l’écrit
Pline le Jeune à son neveu) sa journée à l’État et à l’empereur, en l’occur-
rence Titus, auquel est dédiée la préface de l’Historia Naturalis.
Avec cette capacité d’envisager les hommes derrière une histoire
naturelle, puisque Rome a mission de « donner aux humains l’huma-
nité, rerum natura, hoc est uita 5 », elle que les dieux ont donné aux hommes
pour les éclairer 6. Utilisée dès la fin de l’Antiquité comme une œuvre de
compilation destinée à être enseignée dans les écoles de médecine notam-
ment, la medicina Plinii (médecine plinienne) en tant que somme et
méthode 7, a eu un grand succès au Moyen Âge pour la transmission et la
réception de l’Histoire naturelle dans son ensemble.
Dans une société qui accorde, si l’on croit le naturaliste, une place désor-
mais essentielle à la matérialité, il mène une démarche que nous quali-
fierons de pensée encyclopédique intégrant des données économiques 8
dans la mesure où les compétences qui sont rémunérées sont quantifiées
et qualifiées. Au livre XXXIII, consacré aux métaux, Pline est sensible aux
implications morales de la monnaie, car pour lui l’argent est ambigu en
raison même de sa réputation (auri sacra fames) 9. L’histoire de la monnaie
et donc de la richesse est celle d’une succession de crimes : « Le crime le
plus funeste au genre humain fut commis par celui qui mit le premier de
l’or à ses doigts 10. »

4. Serbat G., « Il y a Grecs et Grecs ! Quel sens donner à l’anti-hellénisme de Pline », dans Pigeaud J.,
Oroz J. (éd.), Pline l’Ancien, témoin de son temps, Salamanca-Nantes, 1987, p. 589-598.
5. Pline, N. H, III, 5.
6. Pline, N. H., XVII, 1.
7. Ce succès peut sembler paradoxal quand on connaît la crainte atavique de Pline pour les influences
externes en médecine (Pline, N. H., XXIV, 8) : « Il est avéré que le peuple romain, en étendant ses
conquêtes, a perdu ses mœurs, vainqueurs, nous avons été vaincus. Nous obéissons à des étrangers
et, grâce à une seule profession, ils sont devenus aussi les maîtres de leurs maîtres. »
8. Berthoud A., Aristote et l’argent, Paris, 1981, p. 11-81 ; Nicolet Cl., « La pensée économique des
Romains », dans Nicolet Cl. (éd.), Rendre à César. Economie et société dans la Rome antique, Paris,
1988, p. 155-157 ; Naas V., Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome, 2002, p. 432-438.
9. Sur les rapports entre moralisme et économie, voir Veyne P., « Rome devant la prétendue fuite de
l’or : mercantilisme ou politique disciplinaire ? », AESC, 34, 2, 1979, p. 211-244.
10. Pline, N. H. XXXIII, IV, 8.

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DE LA FIGURE PARADOXALE DE L’ESCLAVE MARCHANDISE…

Lorsque le prix de l’esclave devient « déraisonnable »…


Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur des portraits connus d’esclaves ou
d’anciens esclaves, mais aussi de libres, sans doute ingénus, enrichis du fait
d’une marchandisation de leur personne et de leurs compétences, laquelle
rapproche l’individu libre de l’esclave. La démonstration, nous semble-t-il,
s’appuie sur une mise en perspective de deux passages décrivant la quanti-
fication financière de compétences mises en œuvre dans une réflexion plus
vaste sur le statut de l’humanité en général au regard des animalia. Ainsi,
en VII, 12, 56, Pline évoque-t-il, une première fois, le prix payé pour des
esclaves :
« Toranius, un marchand d’esclaves, vendit à Antoine, alors triumvir,
des enfants d’une beauté remarquable, qui était nés, l’un en Asie, l’autre
au-delà des Alpes ; il les fit passer pour des jumeaux, si grande était leur
ressemblance. Quand, plus tard, le langage des enfants eut fait découvrir
la supercherie, Antoine éclata en reproches furieux, protestant, en parti-
culier, contre leur prix élevé (en effet, il les avait achetés deux cent mille
sesterces) ; l’astucieux marchand lui répondit que, s’il les avait vendus si
cher, c’était justement parce qu’il n’y avait rien d’extraordinaire dans la
ressemblance d’enfants nés de la même mère, tandis que la découverte de
sujets si parfaitement ressemblants, en dépit de la diversité de leur origine,
dépassait toute évaluation ; et il réussit si adroitement à communiquer son
enthousiasme que ce cœur de proscripteur que l’injurieuse tromperie avait
mis en fureur en vint à penser qu’aucun autre de ses biens n’était plus digne
de sa chance. »
En VII, 39, 128-129, Pline revient sur le prix payé pour un homme,
mais en établissant une comparaison inflationniste (du point de vue finan-
cier) et dépréciative, sur le plan des compétences mises en regard de tels
prix :
« Le prix le plus fort, qui ait été payé jusqu’à ce jour, à ma connaissance,
pour un homme né dans l’esclavage, l’a été pour un grammairien : Daphnis,
qui fut vendu par Attius de Pisaure à M. Scaurus, premier magistrat de la
cité, pour sept cent mille sesterces. Ce prix a été dépassé à notre époque
et de beaucoup par les acteurs, mais, eux, achetaient leur liberté : déjà, au
temps de nos ancêtres, l’acteur Roscius gagnait, dit-on, cinq cent mille
sesterces par an ; peut-être attend-on ici que je mentionne l’intendant de
la guerre qui a eu lieu récemment en Arménie à cause de Tiridate : Néron
l’affranchit contre treize millions de sesterces. Mais cette somme cotait
les bénéfices de guerre et non la valeur personnelle de l’homme ; c’est de
même, parbleu, la passion de l’acheteur et non la beauté de Paezon, qui
explique le prix de cinquante millions payé pour cet eunuque de Séjan
par Clutorius Priscus. Ce scandaleux marché bénéficia du deuil de l’État :
personne n’avait le loisir d’engager des poursuites. »

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Ces deux passages s’inscrivent dans un contexte idéologique précis,


lié à la publication de ce travail, en 77 sous le principat de Titus, et à
sa rédaction, sans doute conditionnée par une retraite momentanée mais
forcée sous le principat du dernier des Julio-Claudiens, même si Pline a
doute commencé ce texte sous Claude 11. Dédiée à Vespasianus Caesar
(Titus), l’Historia Naturalis cherche à définir, dans sa préface dédicatoire,
un contre-modèle de la figure du Prince lettré, faisant ainsi de Titus le
prince des Lettres savantes, modestes dans leur expression toute romaine et
s’opposant au style emphatique de Néron 12. Cette prise de position expli-
cite une adhésion réelle à l’Empire et à ses valeurs fondatrices. Stoïcien par
commodité, Pline s’inscrit dans le mouvement de « réaction cicéronienne »
contre la dissolution des valeurs romaines dans un hellénisme que Néron
incarnait aux yeux du Comasque. Son moralisme est donc une réaction
et une conception du monde où fusionnent dans une nature sacrée les
principes d’ordre, d’équilibre et de bien. Reprenant l’idée cicéronienne de
retour à la vraie nature de l’homme, il s’en sépare cependant car, à l’opposé
de l’Arpinate qui substitue la raison (ratio) à la croyance (mos), Pline croit
en l’équilibre de la natura et du mos, comme les Anciens l’avaient compris
à ses yeux.
Les exemples sur le prix des compétences mises en œuvre des escla-
ves, notamment à l’époque de Néron, s’insèrent ainsi dans une réflexion
que développe le moralisme économique et naturaliste de Pline, dans une
construction intellectuelle ayant en contrepoint la luxuria. Comme ses
grands prédécesseurs, Caton et Varron, Pline conçoit son projet encyclopé-
dique avec un finalisme utilitariste d’où le luxe et l’inutile sont bannis et où
la place de chacun est scrupuleusement pensée et équilibrée. C’est l’excès,
et non pas l’existence de serviteurs, qui est condamné par le naturaliste 13.
Fortement présent dans la philosophie stoïcienne, le thème est ici actualisé
et romanisé, sous la forme d’une condamnation du travail des champs effec-
tué par des esclaves enchaînés 14, laquelle ne convient pas à l’économisme
moraliste stoïcien. Mais, au-delà, Pline critique surtout le désir de richesse
et la potentia (puissance) de quelques esclaves 15 et affranchis de Claude et
de Néron 16.
Un des « paradoxes » actifs de l’humanité (à savoir le lien ontologique
entre l’homme et la terre, ainsi que sa prédation par le premier) conduit
aux débordements « inhumains » évoqués ci-dessus et figure au centre du
11. Cizek E., L’époque de Néron et ses controverses idéologiques, Leyde, 1972 ; Jal P., « Pline et l’histo-
riographie latine », dans Pigeaud J., Oroz J. (éd.), Pline l’Ancien, témoin de son temps, op. cit.,
p. 487-502 ; Baldwin B., « The Composition of Pliny’s », Symbolae Osloenses, 70, 1995, p. 72-81 ;
Naas V., op. cit., p. 86-87.
12. Bardon H., Les empereurs et les lettres latines d’Auguste à Hadrien, Paris, 1940, p. 306.
13. Pline, N. H., XXXIII, 26 et 135.
14. Pline, N. H., XVIII, 21 et 36.
15. Pline, N. H., XXXIII, 137 et 145.
16. Pline, N. H., XXXIII, 134-135.

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DE LA FIGURE PARADOXALE DE L’ESCLAVE MARCHANDISE…

livre VII de l’Histoire naturelle. Dans une introduction récapitulative et


prospective 17, l’anthropocentrisme plinien est clairement exposé, preuve
que l’homme est mesure de toute chose et que la morale naturaliste qui
transcende l’Historia Naturalis est une encyclopédie de la mesure, de l’ordre
et de l’équilibre au service d’une humanité que Pline voudrait ne pas voir
avec un certain pessimisme désabusé. Dans ce livre consacré aux animalia
(êtres vivants) auxquels appartient l’homme, il s’agit en effet de décrire
ses spécificités et de distinguer les Romains, ainsi que les hommes remar-
quables, faits de paradoxes, créatures à la fois fragiles et potentiellement
toutes-puissantes. On retrouve ici une dichotomie essentielle à l’œuvre dans
la pensée plinienne entre les critères de la différenciation, c’est-à-dire la
différence (diaphora) et ceux de l’identification et la similarité (homoiothes).
Cette dualité que l’on retrouve en partie dans les œuvres d’Aristote et de
Théophraste pour le monde animal est appliquée de manière diverse à
l’homme dans le cadre du livre VII. Les deux passages qui nous intéressent
ici relèvent nous semble-t-il assez largement de cette dualité.
Ajoutons que, nourrie par des influences juridiques et scientifiques que
l’on ne peut plus nier aujourd’hui 18, l’œuvre de Pline cultive une nostal-
gie pour l’antiquitas iuris, c’est-à-dire les règles anciennes que les compor-
tements de son époque corrompent. Il trouve chez des auteurs comme
Sabinus des préoccupations qui lui sont chères, comme le rôle du luxe et la
décadence des mœurs. Cette thématique qui est au cœur des deux passages
retenus est également présente dans l’œuvre des écrivains du Principat,
et de Sénèque en particulier, lorsqu’il décrit de tels excès dans les Lettres
à Lucilius ou dans les Questions naturelles. Sans oublier le fait que cette
correctio morum est aussi au centre de la législation flavienne de Vespasien 19.
Face à la décadence, seule l’exemplarité des plus grands peut inverser les
tendances néfastes : « Celui qui fut principalement à l’origine de mœurs
moins relâchées, ce fut Vespasien lui-même, qui gardait précisément une
manière antique de se nourrir et de se vêtir. L’esprit d’obéissance envers le
prince et le désir de l’imiter furent plus forts que le châtiment fixé par les
lois et la crainte 20. » L’action des lois flaviennes montre que tout n’est pas
déterminé, que le contingent à sa place dans le cours des choses.
C’est pourquoi le livre VII revêt une importance particulière au regard
des trente-sept de l’encyclopédique Histoire naturelle. Dès lors, même si
l’œuvre de Pline se définit par son titre comme une enquête sur la nature,

17. Naas V., op. cit., p. 213.


18. Dirksen H., Die Quellen der Historia Naturalis des Plinius insbesondere die römisch-rechtlichen,
Hinterlassene Schriften, I, Leipzig, 1871, p. 133-148 ; Munzer F., Beiträge zur Quellenkritik der
Naturgeschichte des Plinius, Berlin, 1897 ; Schulz F., History of Roman Legal Science, Oxford,
1947 ; Kunkel W., Herkunft und soziale Stellung der römischen Juristen, Vienne, 1967.
19. Grelle F., « La correctio morum nella legislazione flavia », ANRW (Aufstieg und Niedergang der
römischen Welt), II, 13, 1980, p. 340-365.
20. Tacite, Annales, III, 55, 4.

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il faut comprendre que, pour lui, c’est l’homme qui se trouve au centre de
cette nature ; l’homme pour qui la nature a tout créé. Vision anthropo-
centrique de laquelle résulte le fait que les animalia ne valent d’être notées
que par ce qu’elles peuvent apporter à l’homme, à l’homme libre s’entend.
Pline conçoit donc (d’une certaine manière, et l’influence stoïcienne, même
diffuse, est ici déterminante) une assimilation de la Naturwissenschaft
par la Kulturwissenschaft. Autrement dit, la connaissance des choses n’a
d’intérêt que parce qu’elle concourt au profit de l’homme. Pline, s’ins-
crit ainsi dans un contexte intellectuel que partagent Lucain, Sénèque et
Pétrone à l’époque néronienne, mais aussi la Seconde Sophistique et Dion
Chrysostome sous les Flaviens 21.
Profondément ancrée dans son siècle, la démarche de Pline et son
« histoire naturelle » de l’humanité sont révélatrices de l’histoire du ier siècle
de notre ère, de son attachement aux Flaviens et de son constant ancrage
dans une conception totalisante de l’homme, envisagé aussi bien à travers
le prisme politique, social et culturel que moral. Aux talents et génies de
l’humanité sont opposés la luxuria, l’indolence et la décadence 22. Cette
conception encyclopédique 23 de la connaissance est à rattacher également
au courant romain qui cherche à prolonger l’héritage grec et à donner au
point de vue romain son autonomie et son originalité intellectuelles 24. Ainsi,
lorsqu’un siècle plus tard, l’affranchi Claudius Aelianus rédige en grec une
œuvre sur les animalia, les thèmes et leur traitement démontrèrent indirecte-
ment comment l’approche de Pline, son enkuklios paideia (culture encyclopé-
dique), était marquée par sa romanité et sa latinité 25, et combien sa démarche
était originale y compris vis-à-vis de la compilation des connaissances par les
Grecs. En outre, alors que les membres de l’ordre sénatorial s’adonnent à des
studia dédiées à l’histoire, à la biographie ou à la philosophie, Pline choisit
une démarche encyclopédique qui donne l’impression d’être la construction
du savoir du point de vue équestre 26. Ce savoir encyclopédique est le fruit du
negotium (activité) et de l’officium (compétence), et non de l’otium (intérêt).

…au regard de ce que devrait être son utilité…


Dans les livres précédents, Pline venait d’achever sa revue géographique
et ethnographique du monde (livres III-VI). Ce n’est qu’au livre VII, « le
21. Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, 5, 27.
22. Citroni Marchetti S., Plinio il Vecchio e la tradizione del moralismo Romano, Pise, 1991.
23. De Rijk L. M., « Enkuklios paideia. A Study of its Original Meaning », Vivarium, 3, 1985,
p. 24-93.
24. Serbat G., « Il y a Grecs et Grecs !… », op. cit., p. 589-598 ; Wallace Hadrill A., « Pliny the
Elder and Man’s Unnatural History », Greece and Rome, 37, 1990, p. 80-96.
25. Beagon M., « Plinio, la tradizione enciclopedica e i mirabilia », Storia della Scienza, I. La Scienza
Antica, Rome, 2001, p. 735-745.
26. Beagon M., The Elder Pliny on the Human Animal. Natural History : Book 7, Oxford University
Press, 2005, p. 16-17.

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livre le plus personnel de l’HN 27 », qu’il aborde l’homme 28. À l’opposé


du rationalisme aristotélicien, Pline ne va pas dresser un portrait anthro-
pologique ni un état des connaissances antiques sur l’anthropologie.
Compilateur, Pline le demeure pour sa description de l’humanité sur
laquelle il n’hésite pas à laisser entrevoir son point de vue qu’il organise
autour de trois grandes thématiques : la singularité de la complexion
humaine (§ 9-32) qui fait suite à un exorde sur la misère de l’homme
(§ 1-5) ; une étude de l’homme à travers ses composantes physiques et
morales ; et enfin une réflexion sur la condition humaine qui fait écho à
l’exorde initial. C’est dans la partie centrale consacrée à la description de
l’homme que se trouvent, assez étrangement, en apparence, les digressions
(§ 56 et 129-130) consacrées au prix payé pour certains hommes.
Cette « anthropologie 29 » est étonnante dans le sens où Pline ne tente
pas de définir ce qu’est l’humanité et ce que serait sa normalité. Il succombe
dès le début à son intérêt pour le fait extraordinaire, pour les mirabilia
(merveilles). Les textes qui nous intéressent sont donc à inscrire dans une
conception d’ensemble certes, mais pas seulement : le prix payé pour
certains hommes extraordinaires doit être rattaché aux gentium mirabiles
figurae (descriptions extraordinaires) du livre VII, mais ce merveilleux relève
aussi, et ici plus qu’ailleurs, d’une pratique réelle qui renvoie l’homme au
statut de res mancipi, de chose humaine 30. Ce qui pose aux Modernes la
question de l’ambivalence antique de la nature humaine, laquelle peut, dans
certains cas, être double, humaine et servile à la fois. C’est ce qu’Aristote
soulignait déjà dans la Politique (en reconnaissant que « l’être qui, grâce
à son intelligence, est capable de prévoir est chef par nature, maître par
nature ; l’être qui, grâce à sa vigueur corporelle, est capable d’exécuter est
subordonné, esclave par nature 31 ») et que Gaius, dans ses Institutes, signifie
ensuite de nouveau en reconnaissant que « la principale distinction afférente
au droit des personnes est que les hommes sont libres ou esclaves 32 ».
Les Anciens s’interrogeaient déjà sur la valeur de l’individu, laquelle
n’était pas pour eux uniquement morale. Aristote, encore lui, écrit dans la
Politique :
« L’esclave, outre ses qualités d’instrument et de serviteur, a-t-il quelque
vertu d’un plus grand prix, comme la tempérance, le courage, la justice, ou
27. Naas V., op. cit., p. 265.
28. Sur l’influence des idées socratiques et stoïciennes sur la pensée scientifique de Pline, voir Citroni
Marchetti S., « Filosofia e ideologia nella “Naturalis historia” di Plinio », ANRW, 36, 2, 5, 1992,
p. 3249-3307, notamment p. 3254-3260.
29. Kadar Z., Berenyi-Revesz M., « Die Anthropologie des Plinius Maior », ANRW, II, 32, 4, 1986,
p. 2201-2224.
30. Voir Aristote, Politique, I, 4, 2.
31. Aristote, Politique, I, 2, 2.
32. Gaius, Institutes, 9. Pour nuancer les positions d’Aristote et de Gaius, on peut se reporter à Sénèque,
Lettres, 47. Sur la non-condamnation de l’esclavage se reporter à l’Épître à Philémon ou à Horace,
Satires, II, 7, 75-88.

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telle des autres dispositions morales de ce genre, ou n’a-t-il d’autres mérites


que ses services corporels ? Des deux côtés, il y a matière à difficultés : si
les esclaves ont quelque vertu propre, en quoi différeront-ils des hommes
libres ? S’ils n’en ont pas, bien qu’ils soient hommes et qu’ils participent à
la raison, c’est vraiment bien étrange 33. »
Et si pour Platon, dans les Lois, l’esclave est une « moitié d’homme »,
Cicéron fait la synthèse des définitions grecques et offre, dans le livre III de
la République 34, une justification originale de l’esclavage qui sera porteuse
néanmoins des excès, au sens plinien du terme, des affranchis issus de l’escla-
vage romain. Contrairement à la vision cicéronienne de la « propédeutique
de l’esclavage », Pline souligne le caractère irréductible de la macule servile.
Droit et philosophie convergent donc dans la définition d’une dualité de
l’humanité que Pline envisage dans un mouvement d’ensemble fondé sur
l’établissement de paradoxes entre le vraisemblable et le vrai.
Le prix des esclaves concernés a-t-il été aussi élevé ? Peu importe,
puisqu’il est attesté que certains esclaves connus ont coûté plus cher encore.
La démarche fondée sur le paradoxal est validée par un glissement des
mirabilia vers la veritas empruntant la démarche de la ratio. Conscient
des remarques que l’on peut formuler à l’encontre de ses affirmations
parfois déroutantes, Pline pose, au début du livre qui nous concerne, trois
questions destinées à désamorcer le scepticisme du lecteur : « Qui a cru à
l’existence des Éthiopiens avant de les voir ? Que ne considère-t-on pas
comme une merveille quand on en prend connaissance pour la première
fois ? Combien de choses ne juge-t-on pas impossibles avant qu’elles ne
se soient produites 35 ? » Forts de cette démarche, les exemples pris dans le
domaine de l’économie servile sont une occasion pour valider de manière
singulière le postulat général du vraisemblable des mirabilia. Tout le monde
connaît le scandale des esclaves achetés hors de prix par des maîtres tombés
dans la luxuria. Cette veritas va donc servir de support au vraisemblable des
mirabilia les plus invraisemblables.
On a beaucoup souligné cette incohérence apparente de la démarche
de Pline. Mais, en offrant des exemples vérifiables par le sens commun,
l’Historia Naturalis retrouve une cohérence d’ensemble. Comme nous
l’avons indiqué plus haut, Pline ne s’attarde guère sur ce qui est à son
époque considéré comme évident. Il en va ainsi de la démesure du prix
des esclaves. Simplement, pour que cette démesure devienne un signe du
malaise de la société romaine sous les derniers Julio-Claudiens, Pline doit
renverser

33. Aristote, Politique, I, 13, 2 ; Platon, Lois, VI, 776b-777.


34. Cicéron, République., III, 24 ; Augustin, Cité de dieu, XIX, 21.
35. Pline, H. N., VII, 6.

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« le rapport entre la norme et l’exception que l’on pourrait attendre dans


une encyclopédie : l’extraordinaire prend autant d’importance que la
règle, sinon plus. Il ne s’agit pas de dire que le merveilleux se substitue à la
norme ; les deux catégories restent bien distinctes, mais la priorité s’inverse.
Tout se passe comme si Pline ne jugeait pas utile ou nécessaire de donner
une définition générale et préférait souligner les exceptions, l’extraordi-
naire. Ce procédé est particulièrement flagrant pour le livre VII, où les
hommes ne sont décrits que par des exceptions, dans le pire comme dans le
meilleur 36 ».
Cette ambivalence est au cœur même de l’influence stoïcienne sur le
livre VII et sur la personnalité de Pline (§ 73, 131). Elle se double d’un
pessimisme fondamental du stoïcisme, déjà souligné par Cicéron 37 ou par
Lucrèce, mais qui revêt chez lui des accents particuliers. Car, pour repren-
dre ses mots, « devant [les] tristes perspectives [de l’existence], n’eût-il pas
mieux valu ne pas naître » (§ 4) ? Ou encore : « En vérité, la nature n’a
rien donné de plus précieux aux hommes que la brièveté même de la vie »
(§ 168). « Nul mortel n’est heureux » (§ 130) écrit-il après avoir insisté sur
le prix fort payé pour acquérir un homme aux qualités exceptionnelles.
La vanité de l’acquisition d’un homme par un homme pour des raisons
liées aux caractères extraordinaires de l’« homme chose » en question rend
de toute façon l’homme malheureux, car c’est de l’homme que viennent
à l’homme la plupart de ses maux. Mais d’une certaine façon ce qui gêne
Pline ce n’est pas que les choses aient un prix, mais c’est le fait que des
hommes soient prêts à payer des sommes si considérables pour acquérir un
spécialiste. C’est la valeur accordée à un esclave, fût-il de luxe, qui trouble
Pline car les hommes qui acceptent de payer de telles sommes ont perdu
tout jugement rationnel en donnant un sens exagéré à un sentiment sur un
fait matériel. L’exceptionnalité humaine (flos hominum) n’est pas louable
(laus hominum) dans bien des cas pour l’esprit pessimiste de Pline.
Le prix des choses est donc au centre d’une réflexion morale globale de
la part de Pline. La valeur accordée par les hommes à telle ou telle œuvre
de la nature ou produite par le génie humain peut contribuer au classement
de ces mirabilia dans le projet encyclopédique de l’Historia Naturalis. Le
prix payé pour des esclaves dont l’utilité (usus) n’est pas attestée à une
telle hauteur pécuniaire confère un caractère péjoratif aux coûts financiers
des investissements opérés par certains Romains. Dans Le projet encyclopé-
dique de Pline l’Ancien, Valérie Naas insiste (p. 281-282) sur le caractère
moraliste des descriptions pliniennes et sur l’application de cet aspect du
prix extraordinaire payé pour des pigeons, par exemple, dans la rubrique
opera mirabilia eorum et pretia (N. H., X), ou, encore, pour des tableaux
dans celle intitulée pretia mirabilia picturarum (N. H., XXXV), mais sans
36. Naas V., op. cit., p. 279.
37. Cicéron, De la nature des dieux, 2, 121.

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évoquer les deux passages consacrés aux prix payés pour des esclaves qui,
pourtant, nous semblent relever des mêmes principes de catégorisation
et de condamnation de la part de Pline. À condition de concevoir que
l’esclave est aussi une res mancipi destinée au développement du monde
civilisé que Rome symbolise désormais. C’est en conclusion (p. 299) de
son commentaire consacré aux § 33-129, partie la plus longue du livre VII,
qu’elle aborde rapidement cette question, en signalant que « la description
de l’homme se termine par l’extraordinaire dans les prix payés pour des
hommes – pretia hominum insignia –, catégorie des pretia mirabilia que
l’on rencontre à travers toute l’HN 38 ». Cette convergence des qualifications
permet de mieux comprendre la présence de nos exemples et d’en souligner
toute l’importance méthodologique en fonction de la définition que Valérie
Naas propose pour ces mirabilia pretia (prix extraordinaire, dans le sens
d’excessif ici) :
« À travers la catégorie des mirabilia pretia, Pline procède à un renverse-
ment de l’acception traditionnelle des merveilles : l’extraordinaire devient
excessif, et au jugement qualitatif (admiration, étonnement) se substitue
une condamnation morale. […] La conjonction des termes usus, natura,
miracula est tout à fait significative de la pensée plinienne. […] Pline s’émer-
veille de ce que la nature ne produise rien d’inutile, et l’on sait l’importance
de cette notion d’utilité pour lui. […] Dans le texte, il est difficile de classer
les informations en fonction de ces trois termes, qui valent surtout comme
catégories de définition : ce titre désigne en effet ce qui doit être mentionné
sur un thème donné. Pline définit un élément – natura – et indique son
utilité (usus) et les merveilles qui lui sont liées (miracula). Les trois critères
– l’utilité, la nature et les merveilles – suivent une hiérarchie : la fonction,
citée en premier, souligne l’anthropocentrisme de l’encyclopédie. L’homme
étant destinataire de l’œuvre, il convient d’indiquer en priorité les usages
possibles des éléments cités. Puis sont mentionnées la définition – natura –
et enfin les merveilles 39. »
Toutefois, l’application d’un tel renversement trouve très vite une limite
morale. Si Pline n’éprouve pas, a priori, de réticence à de telles pratiques
– payer cher les compétences, fussent-elles celles d’un esclave –, il dénonce
l’iniuria lucri qui s’est emparé des hommes y compris des Romains dont il
vient pourtant de faire l’éloge.
Pline, alors, pose implicitement une question. Pourquoi accorder une
telle valeur à un homme en raison de ses caractéristiques ou de ses compé-
tences, véritables miracula huminum dévoyés ? La liberté, l’esclavage, la
richesse et la pauvreté, comme la vie et la mort ou la santé et la maladie ne
dépendent pas de nous. La valeur marchande d’un esclave est déraisonnable
dans la mesure où nous devons accepter les compétences de ces esclaves
38. Naas V., op. cit., p. 299. Voir aussi p. 317.
39. Naas V., op. cit., p. 282.

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comme un trait du destin qui touche la part humaine de l’esclave. L’« action
appropriée » ou le devoir de l’homme est d’user de manière raisonnable
et vraisemblable des compétences de l’esclave, sans essayer de forcer les
circonstances et le destin. Alors que cette question est déjà au cœur de celle
des compétences des esclaves ruraux opposant le Comasque à Columelle 40
sur le plan économique, Pline critique la tendance qu’ont les hommes de
son époque à se laisser subjuguer par la beauté apparente des choses, les
esclaves étant considérés comme des produits de la Natura artifex dont la
réussite sociale tient à leur capacité de faire tomber les libres dans la passion
et la luxuria, formes passives de la dépendance, et donc signes de l’inversion
sociale du modèle référentiel de la cité et de la norme naturelle.
Antoine est ainsi subjugué par la beauté de deux faux jumeaux et abusé
par le marchand d’esclaves Toranius, spécialiste de ce genre de trompe-
rie 41, qui les lui vend à un prix prohibitif, 200 000 sesterces selon Pline ou
300 000 selon Solin 42. Antoine est emblématique des caractères corrom-
pus que Pline condamne. Plutarque soulignera lui aussi le goût immodéré
d’Antoine pour les « dépenses fastueuses et déréglées », pour son style
« asiatique », « pompeux, prétentieux, plein d’une vaine suffisance et d’un
désordre arrogant 43 ». Le topos traverse les générations et contribue toujours
à exclure Antoine de la grandeur des Romains.

…dans une société de plus en plus marquée


par les valeurs marchandes, et perçue comme déclinante
Dans cette contestation implicite du prix de l’esclave extraordinaire,
Pline assimile bien l’esclave à une chose, à une res mancipi. Marc-Aurèle
au siècle suivant formulera que l’homme doit se faire une représentation
physique de l’objet, ici l’esclave, et en donner une définition : « Le voir
lui-même tel qu’il est en son essence, dans sa nudité, et se dire à soi-même
le nom qui lui est propre 44. » Dans le texte de Pline est mis en évidence
un rapport proportionnellement inversé de la valeur d’un homme et de sa
compétence avec le coût financier qu’elles représentent. Il distingue deux
temps dans cette relation de l’homme et de son coût. En effet, jusqu’à
l’époque de Pline (c’est-à-dire le milieu du premier siècle qu’il résume à une
période correspondant au règne de Néron, dernier des Julio-Claudiens et
au règne de Vespasien), le coût d’un homme était fonction d’une échelle
de valeurs indexée essentiellement sur les compétences intellectuelles et
40. Dumont J.-Ch., « L’esclave et l’économie agraire chez Pline », dans Pline l’Ancien, témoin de son
temps, op. cit., p. 293-306.
41. Toranius est cité comme marchand de femmes esclaves par Suétone, Aug., 69, 2 et d’esclaves
musiciens par Macrobe, Saturnales, 2, 4, 28.
42. Solin, 1, 84-86.
43. Plutarque, Marc-Antoine, II, 4 et 8.
44. Marc-Aurèle, III, 11.

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l’origine ethnique ou géographique, même si certains, comme ce fut le cas


d’Antoine, et l’exemple n’est pas sans résonances morales, avait déjà cédé à
l’hyperbole et aux achats inflationnistes. Un esclave voué aux travaux des
champs avait un faible coût. Un esclave destiné à occuper les fonctions
de grammairien coûtait « naturellement » beaucoup plus cher, puisqu’il
devait former les enfants des élites romaines et provinciales. Le prix de
700 000 sesterces payé par M. Aemilius Scaurus entre 115 et 90 avant notre
ère, était le résultat d’une loi du marché qui faisait qu’à Rome les esclaves
aux compétences reconnues étaient bonifiés dans les ventes. À ce titre, après
la mort de Scaurus, en 90 avant notre ère, Daphnis fut revendu au même
prix à Q. Lutatius Catulus, qui l’affranchit peu de temps après. Ici on
mesure que le marché est resté stable ou que le coût des compétences recon-
nues chez Daphnis n’avait pas évolué, voire avait été terni avec l’âge. Dans
le même temps, le statut du propriétaire gagna en qualité juridique, car le
premier propriétaire, Attius de Pisaurum, était peut-être le poète Accius qui
avait une ascendance affranchie, parentibus libertinis. La promotion pour
Daphnis vint donc de son achat par un princeps senatus ou princeps et senatus
ciuitatis, comme le qualifie Cicéron dans le De Oratore 45. Sa revente en 90
avant notre ère stoppa la promotion de Daphnis mais lui ouvrit les portes
de l’affranchissement. Son ancien propriétaire devait cependant toujours
bénéficier des operae dues par son ancien esclave et ses compétences valori-
sées, comme le rappelle Suétone dans son De Grammaticis 46.
L’actualité du marché servile, à l’époque de Pline l’Ancien, tient au fait
que désormais les prix les plus élevés ne portent plus sur des hommes aux
qualités intellectuelles exceptionnelles mais que le temps est aux histriones,
aux acteurs de toutes sortes qui sont cotés en fonction de leurs talents et de
leur propension à exciter le désir d’un futur propriétaire et qui, indirecte-
ment, deviennent les objets d’une dépravation faisant monter les enchères.
Si les histriones sont souvent des esclaves ou des affranchis, le cas évoqué
par Pline ici, celui de Q. Roscius Gallus, pose un problème. En effet, il
n’est pas sûr qu’il soit descendant d’affranchis et donc d’esclave. Le texte
nous dit seulement qu’il gagne 500 000 sesterces 47 et nous savons par
ailleurs que Roscius fut élevé au rang de chevalier par Sylla et renonça à
ses honoraires.
Ce gain annuel évoqué par Pline a sans doute pour but de souligner une
certaine stabilité des coûts à l’époque républicaine, ce qui, bien entendu,
ne correspond pas du tout à la réalité, car le prix d’achat suppose ensuite
l’exploitation professionnelle de l’« homme chose » pouvant rapporter
d’énormes gains à son propriétaire, y compris après l’affranchissement. Il est
évident que le propriétaire, lorsqu’il s’agit de métiers intellectuels ou autres,
45. Cicéron, De l’orateur, 2, 197.
46. Suétone, Des Grammairiens, 3, 5.
47. 600 000 sesterces pour Cicéron, Pro Roscio Comoedo, 234.

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récupère son investissement et fait des bénéfices en louant son esclave, en


vendant ses activités ou en percevant une partie des revenus de ses affran-
chis, avec lesquels il a pu d’ailleurs fonder une societas (entreprise, société
au sens commercial du terme). Il est bien question d’un partage inégal des
revenus tirés du travail des dépendants. L’ancien maître est bien un patron,
y compris au sens moderne du terme, puisque ce dernier peut conclure
des marchés dans lesquels la force de travail des dépendants (à travers une
locatio) est un moyen d’accroître ses revenus. Les sources juridiques, dès le
dernier siècle de la République et sous Auguste (avec Antistius Labeo notam-
ment, grand jurisconsulte contemporain de l’empereur Auguste), codifient
le système de location de main-d’œuvre par les propriétaires d’esclaves. Aux
second et troisième siècles, les Sentences de Paul et les précisions d’Ulpien
consignées par la suite dans le Digeste montrent aussi clairement que la
question du prêt de main-d’œuvre servile était devenue une réalité entre-
preneuriale et qu’il fallait désormais dissocier le corps de l’esclave apparte-
nant au propriétaire de son travail, qui pouvait être loué et donner lieu à
une rétribution dont l’esclave pouvait être partiellement destinataire. Les
grands propriétaires d’esclaves ou les propriétaires d’esclaves très spécialisés
pouvaient donc se constituer en entreprise de location, ce qui leur ouvrait
la perspective de revenus extrêmement lucratifs.
Les compétences du dispensator (intendant militaire) de Néron lors de la
guerre dite d’Arménie lui permirent de dégager de gros revenus, 13 millions
de sesterces, qui facilitèrent son affranchissement. Ici encore le coût de
l’affranchissement est dû à un double phénomène : la réification (ou trans-
formation en chose) de l’individu qui assure une fonction bien particulière,
quantifiable financièrement, et la possibilité par sa spécialisation de dégager
des revenus d’une importance telle qu’ils contribuent à son affranchisse-
ment, lui permettant ainsi de sortir de l’esclavage mais non de la dépen-
dance. Pline suggère, à cette occasion, par une nuance importante, que le
coût de l’affranchissement est indexé sur les bénéfices tirés de la guerre et
non sur la valeur du dispensator. Le prix de l’affranchissement étant de fait
lié à une cause externe et non à la compétence intrinsèque de l’esclave en
charge de la gestion militaire.
Le poids grandissant des causes externes sur le prix d’un esclave ou sur
le coût de son affranchissement est mis en évidence par le dernier exemple
que retient Pline dans sa démonstration. Il évoque le cas du prix payé
pour l’achat d’un esclave ludens (acteur) au nom évocateur de Paezon.
Cet eunuque de Séjan fut vendu après que Tibère eut exécuté Séjan en
31 de notre ère, comme le rapporte Suétone en décrivant l’atmosphère
lugubre caractérisant la fin du règne du successeur d’Auguste 48. Un tel prix,
50 millions de sesterces, n’est pas dû, pour Pline, aux qualités physiques

48. Suétone, Tibère, 61.

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et morales de l’individu, mais à sa disposition sexuelle. Objet sexuel ayant


provoqué le comportement déraisonnable d’un certain Clutorius Priscus
qui n’a sans doute rien à voir avec le chevalier romain évoqué par Tacite
dans les Annales 49. Pline associe ici le caractère libidineux de l’acheteur et
l’absence de beauté réelle de l’esclave pour souligner le dérèglement de ce
comportement commercial. L’absence d’une esthétique particulière délégi-
time le fait d’investir autant dans cet achat. Dans sa démonstration sur les
œuvres d’art, Pline pouvait comprendre le coût élevé d’un tableau en raison
de ses caractéristiques intrinsèques. Ici, seules les compétences sexuelles et
non une beauté exceptionnelle semblent expliquer le prix payé pour Paezon.
La critique se fait plus morale qu’économique.
En effet, Paezon était dans l’entourage de Séjan. L’exécution de ce dernier
permit la vente de ses esclaves dans un climat politique délétère. Pour Pline,
son montant dépasse ce que la raison doit conseiller. Cet esclave eunuque
appartient aux deliciae et les compétences sexuelles qui sont certainement
les siennes ne peuvent pas et ne doivent pas donner lieu à de tels prix. Ce
que Pline souligne également, parallèlement à la déliquescence des mœurs,
c’est celle de la société et de l’État romains sous les Julio-Claudiens. Le coût
d’un esclave aux mœurs dépravées est désormais au-delà de ce que pouvait
coûter les compétences intellectuelles et techniques dont avait besoin
Rome aux siècles précédents. Il est évident que le pessimisme fondamental
de Pline trouve ici une raison supplémentaire de s’exprimer et explique
peut-être l’incise de ce passage dans un ensemble à la teneur plus positive,
puisqu’il s’agit de décrire les hommes d’exception. Ce stoïcisme pessimiste
est au cœur d’une mutation de la philosophie du Portique 50 qui se produit
sous le Haut Empire. L’acceptation de son destin ne va pas sans la critique
de la société des hommes qui, au lieu de vivre en harmonie avec la nature,
détruisent, dans la société comme dans la nature, les cadres de l’organisation
des hiérarchies complémentaires.
Les exemples pris par Pline l’Ancien puisent dans des périodes anciennes,
plus ou moins éloignées, allant du début du premier siècle avant notre ère au
règne de Néron. Le choix est bien entendu judicieux car il permet d’éviter
l’évocation des situations immédiatement contemporaines. Fonctionnaire
de l’empire, favorable aux Flaviens, Pline l’Ancien peut porter un regard
sans danger sur les temps qui viennent de s’écouler. Il aurait pu tout aussi
bien prendre des exemples contemporains. Le rôle des affranchis et des
esclaves impériaux dans la gestion de l’État et de l’empire, leur promotion
rapide et leur fortune parfois exorbitante, auraient pu constituer autant de
cas de figure intéressants. Ce sont ensuite son neveu (Pline le Jeune), Tacite
et Suétone qui, à la fin du ier siècle de notre ère et au début du second,
49. Tacite, Annales, II, 49-51.
50. École philosophique qui se réunissait sous un portique – stoa – et qui a donné son nom à l’école
philosophique des stoïciens.

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DE LA FIGURE PARADOXALE DE L’ESCLAVE MARCHANDISE…

insistent le plus sur le décalage entre des promotions obtenues au détri-


ment des Romains et des compétences volées aux Quirites. La rancœur de
Pline le Jeune est de ce point de vue exemplaire du divorce entre des élites
politiques et aristocratiques et la réalité d’une société qui s’appuie désormais
de plus en plus sur des critères économiques et sociaux plutôt que sur des
considérations morales.
De manière plus générale, Pline l’Ancien critique le rôle de la Familia
Caesaris famille au sens latin du terme qui est constituée par les esclaves et
affranchis impériaux. À l’inverse des esclaves ou des affranchis des hauts
personnages de la République tels Marcus Tullius Laurea 51 (affranchi de
Cicéron) ou Lénaeus 52 (affranchi de Pompée), qui ont porté haut les mérites
de leurs anciens maîtres, les affranchis des empereurs julio-claudiens sont très
mal vus par Pline qui en a une image négative et dédaigneuse. Au-delà des
comportements et des vicissitudes des uns et des autres, Pline est hostile à une
mobilité qui ébranlait les fondements traditionnels de la société romaine 53.
En effet, la promotion des affranchis, à partir de Claude est pour Pline
essentiellement due au luxe, à la richesse et à l’excès de puissance. Potentia
(puissance) devient synonyme de dominatio (domination) et se trouve
associée au régime tyrannique 54, aux monarchies orientales 55 et persanes,
ainsi qu’à Sylla et à ses proscriptions 56. De très nombreuses références à la
potentia et à la luxuria des affranchis et notamment de ceux de la Familia
Caesaris émaillent l’Histoire Naturelle d’exemples sur la dépravation des servi-
teurs qui est à l’image de celle des maîtres 57. Il semble que la qualité morale
des collaborateurs et des familiers devienne ainsi le reflet des vertus et des
défauts des maîtres, « en une espèce d’attraction des semblables 58 ».

51. Anthologie Palatine, XII, 24 : Marcus Tullius Lauréa était un esclave de Cicéron, qui, pour sa
fidélité, fut affranchi, sans doute vers 62 av. J.-C., époque où il accompagna son ancien maître en
Cilicie, en tant que secrétaire du gouverneur. Son surnom de Lauréa, signifiant laurier, lui vient
probablement de ses talents poétiques. Il composa à la fois des vers grecs et latins, dont certains
ont été cités par Pline.
52. Suétone, Des Grammairiens, XV, « Lénaeus, affranchi de Pompée, le suivit dans presque toutes
ses expéditions, et, après la mort de son patron et celle de ses fils, il vécut du prix de ses leçons.
Il enseigna dans les Carènes, près du temple de la Terre, dans le quartier où était située la maison
des Pompées. » Il resta « si pieusement fidèle à la mémoire de son ancien maître, que l’historien
Salluste ayant écrit “que Pompée avait la figure méchante et la pensée impudique”, il le déchira
dans une satire des plus mordantes, où il le traite de débauché, de goinfre, de fripon et d’ivrogne »,
lui dit « que sa vie est d’un aussi mauvais exemple que ses écrits », et où, enfin, il l’appelle « un
voleur ignorant des vieux mots de Caton ». L’on rapporte que, dans son enfance, ayant été enlevé
d’Athènes, il s’enfuit dans sa patrie, et qu’après avoir acquis dans les lettres une grande instruction,
il rapporta à son maître le prix de sa liberté ; mais que celui-ci, émerveillé de son esprit et de son
savoir, l’affranchit sans vouloir rien accepter.
53. Pline, N. H., XXXV, 200-201 ; Levi M. A., Nerone e i suoi tempi, Milan, 1963, p. 132-133.
54. Oliveria F. de, Les Idées Politiques et Morales de Pline l’Ancien, Coimbra, 1992, p. 52-60.
55. Pline, N. H., XXIV, 162.
56. Pline, N. N., XXXVI, 113.
57. Pline, N. H., II, 2 ; VII, 129 ; IX, 62 ; XII, 2, 12 ; XVIII, 7 ; XXIV, 162 ; XXXI, 5 ; XXXIII,
134-135, 145 ; XXXV, 52, 167-168 ; XXXVI, 60, 113…
58. Oliveria F. de, op. cit., p. 156.

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La question que Pline l’Ancien ne pose pas ici est celle de la pertinence
d’un point de vue conduisant à établir la valeur économique de l’homme,
ce qui nous ramène aux interrogations d’Aristote et de Platon évoquées
plus haut. De manière plus contemporaine, une partie de la pensée de
Pline l’Ancien peut être confrontée avec celle de Sénèque. Dès la dédicace
à Titus, Pline insiste sur la philanthropie des Flaviens à laquelle répond
la sienne, comme programme scientifique reflet du programme politique
et social initié par Vespasien 59. On trouve des critiques comparables chez
Sénèque (« voici que les Romains aussi sont gagnés par cette vaine ardeur de
recherches superflues 60 »). Mais l’approche de Pline est celle d’un homme
occupatus et non celle d’un homme otiosus qui, renonçant aux charges
publiques, se retire pour développer sa réflexion philosophique. On peut
par ailleurs se demander si, a posteriori, Sénèque n’accuse pas Pline de
chercher une connaissance superfétatoire 61, laquelle lui aurait ainsi assuré
une carrière militaire et administrative 62, à la différence d’un Helvidius
Priscus 63 qui paya la rupture entre le Prince et les philosophes, notamment
stoïciens et cyniques 64. De toute évidence si Pline n’est pas directement
nommé, ses recherches sont peut-être visées par la critique de Sénèque en
conclusion du chapitre XIII, 9 de la Briéveté de la vie dans laquelle il écrit :
« Car, en admettant qu’ils racontent ces histoires de bonne foi et engagent
leur parole, de qui diminueront-elles les égarements, de qui refouleront-elles
les passions ? Qui rendront-elles plus courageux, plus juste, plus généreux ?
Je me demande parfois, disait mon maître Fabianus, s’il ne vaudrait pas
mieux être illettré que de s’enliser dans des études pareilles. »
Si cette critique peut toucher l’« œuvre historique » ou du moins les
exemples historiques qui émaillent la Naturalis Historia, la pérennité de
Pline auprès des Flaviens se justifie sans doute beaucoup plus par l’utili-
tas de son œuvre et par celle des principes qu’il défend dans sa démarche
encyclopédique qui ne condamnent pas la nature du pouvoir, en conformité
(n’en ait déplu à Sénèque), avec la conception stoïcienne défendue alors à

59. Della Corte F., « Tecnica espositiva e struttura della Naturalis Historia », Plinio il Vecchio sotto il
profilo storico e letterario », Côme, 1982, p. 19-39 ; Bardon H., « Les Flaviens et la littérature. Essai
d’autocritique », Atti del Congresso Internazionale di Studi Vespasianei, I, Rieti, 1981, p. 175-194.
60. Sénèque, De la vie brève, 13, 3 : « Voici que les Romains aussi sont gagnés par cette vaine ardeur
de recherches superflues. »
61. Hermann L., « Sénèque et Pline », Revue des Etudes Anciennes, 38, 1936, p. 177-181 ; Citroni
Marchetti S., loc. cit., p. 1268.
62. Syme R., « Pliny the Procurator », Harvad Studies in Classical Philology, 73, 1969, p. 201-236 ; Roman
Papers, II, Oxford, 1979, p. 742-773.
63. Melmoux J., « C. Helvidius Priscus, disciple et héritier de Thraséa », La Parola del Passato, 30,
1975, p. 23-40 ; Levick B., Vespasien, Paris, 2002, p. 117-137.
64. Toynbee J. M. C., « Dictators and Philosophers in the First Century A. D. »., Greece and Rome,
13, 1944, p. 43-58 ; Gage J., « La propagande sérapiste et la lutte des empereurs Flaviens avec
les philosophes (Stoïciens et Cyniques) », Revue philosophique, 1, 1959, p. 72-100 ; Murray O.,
« The Quinquennium Neronis and the Stoics », Historia, 14, 1965, p. 41-61 ; Salles C., La Rome
des Flaviens, Paris, 2002, p. 155-168.

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Rome 65. Toutefois, la position de Pline, qui n’est stoïcien que par moments,
n’est pas comparable aux jugements et aux avis émis par exemple par Thraséa
sous Néron qui, sous couvert de principes philosophiques, émettait une
critique politique que l’empereur percevait comme une rébellion, et qui fut
sanctionnée par une condamnation à mort en 66. Vespasien (qui n’agira pas
autrement avec Helvidius Priscus père) ne devait pas comprendre l’œuvre
de Pline comme subversive.
La réalité d’une société qui s’appuie de plus en plus sur des valeurs
marchandes a renforcé celle des biens. La réflexion de Pline est toujours
conditionnée par des considérations morales, y compris sur des questions
purement techniques 66 comme lorsqu’il s’intéresse aux vents et à la naviga-
tion 67 qu’il reconnaît nécessaires à l’économie humaine mais qu’il place
d’emblée dans le champ de l’auaritia (avidité). Le commerce maritime est
une nécessité mais l’auaritia est condamnable. Toute la pensée économi-
que de Pline se trouve ainsi mise en exergue par des paradoxes. De même,
l’esclave est d’une certaine manière un bien comme un autre, achetable et
vendable, que la réification rend de manière ambivalente, commercialement
et économiquement justifiable et condamnable à la fois lorsque les excès
l’emportent sur l’utilitas et la necessitas.
Au moment même où le stoïcisme romain réfléchit à la vanité des choses,
il y a un renforcement du processus de réification de certains hommes. Une
structure culturelle fondée chaque jour un peu plus sur le désir et le plaisir
contribue à renchérir le coût des objets désirables et donc nécessaires à
l’épanouissement personnel et à l’ostentation de soi. L’« homme chose »
n’échappe pas à cette topique. Le ralentissement puis la fin des conquêtes
conduisent à une raréfaction des sources traditionnelles de l’approvision-
nement en esclaves. Certes, il y a toujours des marchés, des routes et des
flux commerciaux d’esclaves 68. Il y a aussi la possibilité de la reproduction
interne, mais un eunuque ne se reproduit pas, d’où le coût extraordinaire
d’une compétence que Pline juge contre nature.
En somme, ce que Pline l’Ancien regrette ce sont les temps de l’expan-
sion où un Romain pouvait acquérir un autre homme pour ses compéten-
ces. Il semble bien que pour lui la société ait choisi de s’engager dans un
processus de réification. Son travail d’encyclopédiste s’explique peut-être
aussi par cette vision pessimiste. Il s’agit de collationner le savoir de l’huma-
nité avant que le monde ne s’effondre. Le monde se réifie, mais n’est-ce pas
65. Sur les conceptions pliniennes et le climat politique et intellectuel post-néronien, on doit toujours
lire l’article de Lana I., « La politica culturale dei Flavi », Scienza, Politica, Cultura a Roma sotto i
Flavi, Turin, 1980, p. 41-61.
66. Sur l’influence de la tradition socratique chez Pline, voir Seeck G. A., « Plinius und Aristoteles als
Naturwissenschaftler », Gymnasium, 92, 1985, p. 429-434. Sur la constitution de cette tradition,
Xénophon, Mémorables, I, 1, 11-15.
67. Pline, N. H., II, 118.
68. Voir les différentes communications publiées sur ces questions dans les actes du XXVIe colloque
du GIREA, Routes et marchés d’esclaves, Besançon, 2002.

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le destin de l’esclave que d’être une chose ? Il semble aussi que, du point de
vue spirituel, Pline considère que l’homme, dans sa totalité, rentre dans un
processus de réification qui le rend esclave de ses passions, de ses pulsions
au détriment du détachement vis-à-vis du monde matériel. Il se trouve face
à une contradiction ontologique de la pensée antique. Comment mainte-
nir l’esclavage tout en dénonçant les travers qu’il génère dans la société
des libres sans entretenir la haine (odium generis humani) qui inquiétait
tant les philosophes stoïcien qu’étaient Cicéron et Sénèque 69 ? Si le type
de la consolation (consolatio) qui était très à la mode à Rome au milieu
du Ier siècle de notre ère a de toute évidence influencé Pline l’Ancien, ce
dernier associe à la vision pessimiste de l’humanité une relation autrement
plus forte avec la nature que celle établie par Cicéron, Epicure, Lucrèce ou
Sénèque.
Chez Pline, la supériorité de Rome est due à sa capacité de domination
de la nature et des hommes qui constituent désormais son empire. Face à
une nature par essence hostile à l’homme, c’est sa découverte et sa compré-
hension qui peuvent lui permettre de tirer les fruits d’une terre conçue
comme au service de l’humanité. Toutefois, le point de vue de Pline est
en opposition avec le caractère hédoniste de l’aristocratie romaine dont le
carpe diem est fondé, selon lui, sur une conception illusoire de la nature
qui a conduit à l’expérience néronienne et au travestissement des hiérar-
chies classiques que Vespasien veut rétablir, même si c’est en s’appuyant
sur les élites provinciales, idée qui rencontre une certaine résistance chez le
Comasque : « Républicain posthume 70 », Pline est certainement nostalgique
de la période augustéenne qui réaffirmait des valeurs républicaines classi-
ques tout en opérant une inflexion idéologique conduisant à un nouveau
régime. Vespasien représentait à ses yeux cette itération du renouveau de
l’empire et de la réaffirmation des principes du bon fonctionnement moral
et politique de l’Vrbs. Du point de vue des rapports sociaux, il faut que
chacun sache ce que valent les choses pour en jouir honorablement. Le prix
d’un esclave rentre dans cette conception du juste prix. Comme scientifi-
que, Pline affirme connaître la nature des choses et leur juste usage.
En s’appuyant sur les concepts d’hereditas (héritage) et de mancipatus
(propriété) il est à même d’en exprimer la valeur, dans le temps et selon
les évolutions diachroniques, économiques et morales qui justifient le prix
en fonction du coût mais aussi et surtout en fonction de l’utilitas. Ainsi,
connaître le juste prix est une des formes de la connaissance « scientifique »
du monde qui nous entoure. N’oublions pas que Pline destine son encyclo-
pédie au rusticus, à l’agricola qui, par leur travail de la terre, connaissent, eux
aussi la valeur des choses que la nature offre à notre labeur. Enfin, le coût
d’un esclave (même si ce n’est pas un esclave enchaîné, fût-il un contre-
69. Cicéron, Tusculanes., IV, 25-27 ; Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XV, 1.
70. Della Corte F., « Plinio il Vecchio, repubblicano postumo », Studi Romani, 26, 1978, p. 1-13.

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maître conductor ou uilicus), est loin, malgré ses compétences, de coûter le


prix des deliciae que s’offrent certains Romains. Au-delà du désordre agricole
(imperitia rustica) de son temps, Pline (comme Columelle 71 qui critiquait
le mode de production adossé aux ergastula – cellules où étaient entassés les
esclaves), ne remet pas en cause l’esclavage et son utilitas dans l’agriculture.
Il souhaite, dans une volonté de retour aux sources idéalisées de la cité,
renouer avec le destin initial de la République où conquête et travail de la
terre faisaient la grandeur d’un Cincinnatus et de Rome à la fois 72, et ainsi
échapper à une économie dans laquelle ce sont les peuples barbares qui,
en raison du luxus et de l’auaritia des Romains, exploitent négativement
l’empire. Sans condamner formellement l’économie monétaire et prôner
un retour à des échanges basés sur le don et le contre-don ou à une certaine
forme d’autarcie 73, sur le modèle catonien, Pline formule une critique de la
société romaine qui, fascinée par la richesse de l’or et de l’argent, pratique
une économie inflationniste dans laquelle le prix des esclaves constitue un
des symptômes de cette maladie collective et de civilisation. Dès lors, sa
vision de la société romaine converge avec l’analyse faite par Vespasien des
malheurs du temps. Il faut, selon Pline, résister à cette maladie des temps
modernes qui est la soif de posséder, jusqu’à en accepter de payer un prix
exorbitant pour un bien, y compris pour un esclave au mépris des usages
anciens 74.
Pour Pline, la société romaine souffre d’une vraie pathologie dont le
paroxysme a été atteint avec le principat de Néron où toute richesse était
éphémère et convoitée par le Prince. Soumis aux influences grecques, ce
dernier s’est voué aux deliciae au mépris des usages romains. La critique
formelle du principat du dernier des Julio-Claudiens n’empêche pas une
contradiction fondamentale dans la démarche de Pline. En effet, si la luxuria
et l’auaritia sont désormais maîtresses des passions et du fonctionnement de
la société romaine, comment légitimer l’hypothèse portée par la Naturalis
Historia que Rome est le cadre spatial et temporel, culturel et politique,
71. Columelle, De l’Agriculture, 1 praef. 3 : « Nous qui avons le tort d’abandonner nos affaires rurales au
pire de nos esclaves, véritable bourreau de la culture, dont les plus illustres de nos ancêtres s’occu-
paient avec le plus grand soin » ; Pline, H. H., XVIII, 21 : « Mais aujourd’hui ce sont des esclaves
aux pieds enchaînés, des mains de forçats, des visages marqués au fer, qui font ces mêmes travaux !
Pourtant la terre, à qui on donne le nom de “mère” et dont la “culture” est, dit-on, un “culto”, n’est
pas si sourde qu’on puisse croire, quand l’hommage même qui lui est dû est ainsi aboli, qu’elle n’en
est ni offensée, ni indignée. Et nous nous étonnons que le rendement des ergastules ne soit pas le
même que celui des généraux ! » Voir aussi, XVIII, 36 : « Employer à la culture des esclaves aux
chaînes donne des résultats détestables, comme tout ce que font des hommes sans espoir. »
72. Pline, N. H., XVIII, 19 : « C’est qu’en ce temps-là des généraux cultivaient les champs de leurs
propres mains, et que la terre, on peut le croire, s’ouvrait avec joie sous un soc couvert de lauriers
et sous un laboureur triomphal. »
73. Il faut comprendre ici autarcie dans le sens de l’autarkeia grecque, qualité de ce qui se suffit à
lui-même ou qui fait quelque chose par lui-même. Voir Platon, Philèbe 67a ; Aristote, Éthique à
Nicomaque. 1, 7, 5.
74. Pline, N. H., X, 84 : « Aussi les rossignols valent aussi cher que les esclaves et même plus cher qu’on
ne payait jadis les écuyers. »

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économique et social, de la réalisation de l’imperium de l’Vrbs sur le monde


connu et son influence sur le monde des Barbares ? Ce n’est pas là une des
moindres contradictions qui traversent l’œuvre plinienne.
ɰ
Pour en revenir au prix d’un esclave, on peut souligner que cette contra-
diction ne porte pas sur l’existence de l’esclavage qui n’est jamais contesté
par Pline, mais sur le coût par rapport aux compétences ou aux caractéris-
tiques supposées des esclaves. Cette distorsion est le signe, pour Pline, du
décalage croissant entre l’euphorie d’une société fascinée par le luxe et la
réalité, tant des statuts juridiques et sociaux que de l’état de l’économie,
notamment agraire, de l’Italie. Centre de gravité d’une première forme de
« mondialisation », Rome et l’Italie sont aux yeux de Pline en danger car
l’hédonisme s’est substitué au travail ; cruelle modernité idéologique en
somme.

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Du rôle et de l’humanité de l’esclave
dans l’Athènes démocratique
Claude Mossé

Athènes et le travail servile : un vieux débat


« Quant aux esclaves et aux métèques, ils jouissent à Athènes de la plus
grande licence ; on n’a pas le droit de les frapper et l’esclave ne se rangera
pas sur votre passage. Quelle est la raison de cet usage, je vais l’expli-
quer. Si la loi autorisait l’homme libre à frapper l’esclave, le métèque ou
l’affranchi, il lui arriverait souvent de prendre un Athénien pour un esclave
et de le frapper ; car l’homme du peuple à Athènes n’est pas mieux vêtu
que les esclaves et les métèques et n’a pas meilleure apparence qu’eux. Si
l’on s’étonne aussi que l’on laisse vivre les esclaves dans le luxe à Athènes,
quelques-uns même mener un train magnifique, on peut voir que c’est
l’effet d’un calcul. Dans un pays dont la marine fait la puissance, l’intérêt
de notre fortune nous oblige à de grands ménagements pour nos esclaves,
si nous voulons toucher les redevances qu’ils perçoivent pour nous, et nous
sommes obligés de leur laisser la liberté […]. Voilà pourquoi nous avons
accordé aux esclaves vis-à-vis des hommes libres la même franchise de parole
qu’à eux 1. »
Cet extrait bien connu de la Constitution des Athéniens (d’un auteur
anonyme qu’on a d’abord identifié comme étant Xénophon mais que l’on
tient plus justement pour un adversaire de la démocratie) parodie la célèbre
Oraison funèbre que Thucydide attribue à Périclès, pour en tirer des conclu-
sions exactement opposées. D’où le nom de « vieil oligarque » qu’attribuent
les historiens anglo-saxons à son auteur inconnu. L’époque de publication
n’est pas connue de manière précise. Mais on s’accorde le plus souvent à
la dater du dernier tiers du ve siècle avant J.-C., et, en tout cas, à le consi-
dérer comme étant antérieure aux deux révolutions oligarchiques de la fin
du siècle.

1. Constitution des Athéniens, I, 10-12. On trouve des remarques analogues quant à la liberté de
parole dont auraient joui les esclaves à Athènes chez Platon (République, 563 b) et Démosthène
(IIIe Philippique, 3).

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CLAUDE MOSSÉ

Pour certains modernes, ce témoignage d’un contemporain de


Thucydide permettait de résoudre l’apparente contradiction entre un
régime qui se prétendait démocratique, fondé sur la liberté et l’égalité, et
une institution aussi injuste que l’esclavage, puisque à Athènes les esclaves
auraient ainsi joui d’une certaine liberté, et que certains auraient même
vécu dans le luxe 2. Pour d’autres, en revanche, le lien affirmé par le « vieil
oligarque » entre la démocratie et l’esclavage est évident : parce qu’il y avait
des esclaves, les hommes libres pouvaient se consacrer pleinement à la vie
politique. Or, le problème n’est pas aussi simple, dans la mesure où nul ne
soutient plus aujourd’hui que le démos athénien était formé d’oisifs vivant
du revenu tiré du travail de leurs esclaves. C’est là seulement une solution
imaginée par les théoriciens dans leurs constructions de cités idéales où
l’activité productrice, y compris le travail de la terre, serait laissée à des
esclaves ou à des dépendants, tout travail étant interdit aux hommes libres
formant la communauté civique. C’est, sous une forme caricaturale, le
système évoqué dans L’Assemblée des femmes d’Aristophane, et de façon plus
sérieuse dans la cité des Lois de Platon, comme dans la cité idéale des deux
derniers livres de la Politique d’Aristote 3. La réalité athénienne de l’époque
classique est toute différente puisque, comme en témoignent les adver-
saires du régime athénien, le démos était composé en majorité de paysans,
de petits artisans et de marchands, de gens qui travaillaient pour assurer
leur existence quotidienne, et étaient de ce fait considérés par ces mêmes
constructeurs d’utopies comme incapables de juger des affaires de la cité 4.
Mais la présence de « travailleurs » au sein du démos allait de pair avec l’uti-
lisation d’une main-d’œuvre servile. Quelle était l’importance numérique
des esclaves à Athènes à l’époque classique ? Sur ce point, les débats sont
anciens, accentués par la quasi-absence de données chiffrées. On n’a qu’un
seul exemple de « recensement » dans l’histoire d’Athènes, celui auquel
aurait fait procéder Démétrios de Phalère en 317. Athènes était alors étroi-
tement contrôlée par le Macédonien Cassandre qui avait placé ce disciple
de Théophraste à la tête de la cité. La démocratie athénienne n’était plus
que formelle, après l’écrasement du soulèvement qui avait suivi l’annonce
de la mort d’Alexandre. Un système censitaire avait été établi, écartant de
la citoyenneté active ceux dont le timema était inférieur à mille drachmes.
Selon le recensement, il y aurait eu alors à Athènes 21 000 citoyens,
10 000 métèques et 400 000 esclaves. L’énormité de ce dernier chiffre par
2. Voir à ce propos les remarques de Finley M., Ancient Slavery and Modern Ideology, Cambridge,
CUP, 1979 (trad. Esclavage antique et idéologie moderne, Paris, Éditions de Minuit, 1981,
p. 13-85).
3. Mossé Cl., Les Grecs inventent la politique, Bruxelles, Complexe, 2005, p. 62-70.
4. Voir en particulier les propos que, dans les Mémorables, Xénophon prête à Socrate s’adressant à
Charmide qui redoute de prendre la parole devant l’assemblée du peuple : « Quels sont en effet ces
gens qui t’intimident ? Des foulons, des cordonniers, des charpentiers, des forgerons, des labou-
reurs, des marchands et des trafiquants qui ne pensent qu’à vendre cher ce qu’ils ont acheté à bas
prix ? Car ce sont ces gens là qui composent l’assemblée du peuple » (II, 7,5).

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DU RôLE ET DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE DANS L’ATHèNES DÉMOCRATIQUE

rapport aux deux autres a suscité des débats sans fin entre les modernes, les
uns l’acceptant tel quel, d’autres le jugeant beaucoup trop élevé, s’appuyant
sur des indications partielles ou imaginant des erreurs de copistes, d’autant
que le fameux recensement n’est connu que par des sources tardives 5. Dans
un article publié en 1959, Moses Finley avait estimé que le nombre des
esclaves à Athènes était compris entre 60 000 et 80 000, ce qui était large-
ment suffisant pour conclure par l’affirmative à la question : « Was Greek
civilization based on slave labour 6 ? » C’est bien ce que soutenait le « vieil
oligarque », en dépit du caractère tendancieux des conclusions qu’il en
tirait. Et ce sont ses affirmations qu’il importe de soumettre à examen.

L’esclave, le « barbare » et le pauvre


La première porte sur l’impossibilité de distinguer un esclave d’un
homme libre pauvre. La simplicité du vêtement antique est attestée par
les peintures de vases, et c’est seulement au ive siècle que l’on trouve
chez les orateurs des allusions au luxe du vêtement qui visent d’ailleurs
plutôt les femmes que les hommes, dans un milieu relativement étroit,
celui des « riches 7 ». Par ailleurs, à la différence des sociétés esclavagistes
du Nouveau Monde, l’esclave ne se distinguait pas de l’homme libre par
des traits physiques, en particulier la couleur de la peau. Nous savons,
grâce à quelques indications de nos sources, d’où venaient majoritaire-
ment les esclaves d’Athènes. Ainsi, une inscription du ve siècle mentionne
l’origine de ceux confisqués à un riche métèque compromis dans l’affaire
des Hermès : y figurent quatre Thraces, trois Cariens, deux Syriens, deux
Illyriens, un Scythe, une Lydienne, un Cappadocien 8. Ces esclaves étaient
vendus par les soins de la cité à des prix allant de 72 drachmes pour un
enfant carien, à 240 drachmes pour un Syrien, prix qui correspondent aux
indications données par Xénophon dans les Mémorables (II, 5, 2).
L’origine de ces esclaves est révélatrice des régions avec lesquelles Athènes
entretenait des relations d’échange : nord de l’Égée, rives de la mer Noire,
côtes occidentales de l’Asie Mineure. On ignore tout des conditions de ce
commerce. On a supposé que les marchands achetaient les esclaves qu’ils
amenaient à Athènes, soit à des souverains locaux, soit à des pirates, soit à
des trafiquants spécialisés dans ce commerce dans certains ports, comme
Éphèse ou Byzance. Y avait-il aussi des esclaves grecs ? On sait qu’à Athènes,
5. Je renvoie ici à l’analyse que j’ai faite de ces données chiffrées dans La fin de la démocratie athénienne
(rééd.), New York, Arno Press, 1979, p. 181-185.
6. Finley M., « Was Greek Civilization Based on Slave Labour ? », Historia, VIII, 1959, p. 145-164
(trad., « La civilisation grecque était-elle fondée sur le travail des esclaves ? », dans Finley M.,
Économie et société en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1984, p. 145-171).
7. Voir en particulier La cité des images. Religion et société en Grèce antique, Paris-Lausanne, 1984.
8. Meiggs R., Lewis A., A Selection of Greek Historical Inscriptions, Oxford, OUP, 1969, n° 79 A,
lignes 33-49 (traduction et commentaire dans Austin A., Vidal-Naquet P., Économies et sociétés
en Grèce ancienne, Paris, 2e éd., 1992, p. 309-310).

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depuis Solon, il n’était plus possible de réduire un Athénien en servitude,


sauf dans quelques cas exceptionnels. Mais on sait aussi que la guerre était
un moyen de se procurer des esclaves. Thucydide évoque ainsi la réduc-
tion en esclavage de femmes et d’enfants de certaines cités ayant tenté de
sortir de l’alliance athénienne 9. Mais on ignore comment les armées en
campagne vendaient leurs prises. Cela dit, les esclaves grecs étaient certai-
nement minoritaires par rapport aux esclaves d’origine « barbare ».
Or, effectivement, ces « barbares 10 », qu’ils soient originaires de Thrace,
des rives de la mer Noire ou des régions occidentales de l’Asie Mineure,
ne présentaient pas des caractéristiques physiques les distinguant des Grecs
en général et des Athéniens en particulier. Ce sont d’autres traits qui
marquaient l’infériorité des « barbares » par rapport aux Grecs 11. Il importe
ici de rappeler que nous sommes en l’occurrence tributaires de nos sources,
récits des historiens, discours des orateurs, réflexions des philosophes qui,
tous, appartenaient à une petite minorité. Seul le théâtre peut peut-être
nous donner une idée de ce que pensait l’Athénien moyen, « l’homme de
la rue », dans la mesure où le théâtre était un spectacle populaire, et où
c’était là qu’étaient mis en scène des esclaves. Or, si les « intellectuels »
tenaient les « barbares » pour des êtres inférieurs, c’était d’abord parce qu’ils
étaient incapables, à la différence des Grecs, de se gouverner eux-mêmes
et se soumettaient à des despotes. On considérait ainsi que le Grand Roi,
le roi des Perses, régnait sur un peuple d’esclaves. Certes, on pouvait leur
reconnaître parfois, singulièrement aux Égyptiens décrits par Hérodote,
des qualités sur le plan artistique ou une originalité dans le domaine de
la vie religieuse, mais la dimension politique de la différence demeurait
essentielle. Pour le petit peuple, en revanche, ce qui distinguait d’abord
le « barbare » du Grec c’est que, précisément, il ne parlait pas sa langue
mais baragouinait un langage incompréhensible. Même si, sur la scène,
les esclaves des comédies d’Aristophane s’exprimaient en grec, on peut
supposer que les acteurs leur donnaient un accent reconnaissable. Au siècle
suivant, Démosthène évoquait cet accent qu’avait conservé le riche banquier
Phormion (esclave affranchi devenu citoyen), en assurant sa défense contre
le fils de son ancien maître. Ce qui souligne pour le moins l’existence d’un
certain mépris pour les hommes réduits à la condition de marchandise.

9. Thucydide, La guerre du Péloponnèse, V, 32 (Skionè), V ; 116 (Melos). C’est le sort qui aurait
été réservé aux femmes et aux enfants de Mytilène, si l’Assemblée n’était revenue sur sa décision
(III, 36).
10. Rosivach V. J., « Enslaving Barbaroi and the Athenian Ideology of Slavery », Historia, 48, 1999,
p. 129-157.
11. Voir notamment, pour l’Égypte, le livre II des Histoires d’Hérodote et, pour cette image du barbare
construite par les Grecs, Hartog F., Le miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, rééd., 1991.

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L’esclave-marchandise
Une marchandise humaine que l’on achetait, vendait et louait comme
n’importe quel animal. Le prix moyen d’un esclave était, on l’a vu, compris
entre 150 et 250 drachmes. Pour évaluer ce qu’une telle somme repré-
sente, il faut rappeler qu’à Athènes les membres du Conseil tiré au sort
chaque année recevaient une indemnité de cinq oboles par jour pendant les
neuf dixièmes de l’année, et une drachme (six oboles) lorsque la tribu dont
ils étaient issus exerçait la prytanie, c’est-à-dire, au ve siècle, la présidence
des séances de l’Assemblée. Également tirés au sort, les juges du tribunal
populaire recevaient une indemnité de trois oboles par jour de session, et
c’est également à trois oboles qu’était fixée depuis le début du ive siècle la
rétribution de la présence aux séances de l’Assemblée du peuple 12. Acheter
un esclave représentait donc une dépense relativement importante, comme
l’atteste le témoignage d’un client de l’orateur Lysias qui, invalide, se plaint
de ne pouvoir acheter un esclave pour le remplacer. On comprend de ce
fait que ces lois sensées protéger la personne de l’esclave selon le « vieil
oligarque » protégeaient en fait la propriété du maître de l’esclave, lequel,
de son côté, le théâtre d’Aristophane en fait foi, pouvait impunément
fouetter l’esclave indocile ou paresseux, de même qu’il pouvait satisfaire
ses désirs sexuels sur la personne de l’esclave, femme ou jeune garçon. À la
limite, l’esclave était un corps (sôma). Et ce corps pouvait être soumis à la
torture devant un tribunal, ses aveux étant destinés à justifier son maître
ou, au contraire, s’ils étaient réclamés par son adversaire, à le condamner.
Quand un maître décidait de refuser de soumettre son esclave à la torture
réclamée par son contradicteur, celui-ci tenait ce refus pour un aveu de
culpabilité. Juridiquement, l’esclave était donc à la merci de son maître qui
pouvait à tout instant le revendre sans tenir compte des liens qu’il aurait
pu nouer éventuellement avec une servante : l’esclave n’avait en effet pas le
droit à une famille. Ce statut, que l’on devine à travers les allusions de nos
sources, n’était pas inscrit dans une loi spéciale, mais était plutôt la consé-
quence d’un développement de l’esclavage qui s’était rapidement accru, à
partir du moment où la servitude pour dette avait disparu avec la législa-
tion solonienne et, comme le soulignait avec force le « vieil oligarque », à
partir du moment où Athènes avait développé sa puissance maritime, au
lendemain des deux guerres médiques 13. Il faut donc maintenant, pour
12. Cette rétribution des fonctions publiques par un salaire (misthos) était tenue pour caractéristique
de la démocratie athénienne.
13. Les Athéniens avaient en effet affronté seuls les Perses lors de la première guerre, et remporté la
victoire de Marathon (490). Dix ans plus tard, c’est sous les yeux de Xerxès que la flotte athénienne
avait vaincu la flotte perse à Salamine. Le rôle d’Athènes dans la défense du monde grec contre
les « barbares » avait justifié l’hégémonie qu’ils exercèrent sur le monde égéen à partir de 478.
Fisher N., « Hybris, Status and Slavery », dans Powell A. (éd.), The Greek World, Londres,
Princeton, 1995, p. 44-84 ; Gagarin M., « La nature des esclaves dans le droit athénien », dans
Carlier P. (éd.), Le IVe siècle avant J.-C., approches historiographiques, Nancy, 1996.

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éclairer mais aussi nuancer les affirmations de l’auteur de la Constitution


des Athéniens, tenter de mesurer la place des esclaves dans les différentes
activités de la cité.

Le rôle des esclaves à Athènes


En effet, quelle que puisse être l’importance accordée par le pamphlétaire
à la puissance maritime d’Athènes et à son activité marchande, l’agriculture
demeurait l’occupation première de la masse des citoyens athéniens. Une
preuve en est donnée par un commentaire de Denys d’Halicarnasse à un
plaidoyer de Lysias, dont le client s’opposait à un projet de décret présenté par
un certain Phormisios voulant que l’exercice des droits politiques soit réservé
aux seuls propriétaires d’un bien-fonds. D’après Denys d’Halicarnasse,
les exclus auraient été au nombre de 5 000, soit un dixième de la totalité
du corps civique qui s’élevait alors à 30 000 hommes 14. Ce qui revient à
dire que 25 000 Athéniens étaient propriétaires, fût-ce d’un simple jardin
potager. Certes, les dernières années de la guerre avaient été particulièrement
difficiles pour les propriétaires fonciers, les Spartiates qui occupaient une
partie du territoire de l’Attique se livrant à des razzias dans les campagnes.
On a supposé que certaines de ces terres avaient été abandonnées, peut-
être rachetées à bas prix par des spéculateurs 15. Il n’en reste pas moins que
le travail de la terre demeurait l’activité première de nombreux citoyens
athéniens. Ce n’est pas un hasard si, dans l’Économique, Xénophon prête
à Socrate des propos qui en font la seule occupation digne d’un homme
libre (V, 1-17). Sans se livrer à des calculs nécessairement subjectifs, faute
de précisions chiffrées, on peut néanmoins tenir pour vraisemblable que la
petite et moyenne propriété – celle des paysans d’Aristophane – dominait
en Attique, même si dans ses dernières comédies le poète évoque la misère
de nombre d’entre eux 16. Il reste que, contrairement à certaines régions
du monde grec qui traversent au ive siècle une grave crise agraire, Athènes
semble y avoir échappé. Et il n’est jamais question au cours du siècle de
revendication d’un partage des terres 17.
14. Ce décret aurait été proposé au lendemain du rétablissement de la démocratie, et le client de
Lysias faisait valoir qu’on aurait ainsi privé de la citoyenneté des hommes qui avaient pris part à ce
rétablissement (Denys d’Halicarnasse, Sur Lysias, 34, traduction dans Austin et Vidal-Naquet,
op. cit., p. 290-291). Sur le chiffre de 30 000 citoyens au début du ive siècle, voir Platon (Banquet,
175e) et Aristophane (Assemblée des femmes, 1132).
15. C’est ce que suggère Socrate dans l’Économique de Xénophon, lorsqu’il compare le père d’Ischo-
maque qui achetait des terres en friche pour les revendre une fois remises en culture aux négociants
qui achètent du blé en quantité pour le placer là où les prix sont les plus élevés (XX, 22-28).
16. Voir notamment Assemblée des femmes (591-594) et Ploutos (540-546).
17. Au lendemain de sa victoire à Chéronée, Philippe exigea des Grecs rassemblés à Corinthe l’engage-
ment de ne procéder à aucun changement de régime politique, à aucune remise des dettes, à aucun
partage des terres, à aucune libération d’esclaves en vue de révolution (Pseudo-Démosthène, Sur
le traité avec Alexandre, 15). Tous les auteurs contemporains tiennent la revendication de partage
des terres et remise des dettes comme une menace redoutable pour la paix des cités.

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Quelle place tenaient les esclaves dans cette vie rurale ? Il faut raisonner
à partir de quelques rares informations. Dans les comédies d’Aristophane
qui mettent en scène des paysans, la présence d’un ou deux esclaves qui
assistent leur maître et assurent en même temps des fonctions domestiques
semble assurée. Peut-être faut-il ajouter une petite servante qui prépare le
pain et assiste la maîtresse de maison dans le travail de la laine. Mais il peut
aussi y avoir des domaines plus importants, comme celui d’Ischomaque,
l’interlocuteur de Socrate dans l’Économique de Xénophon, où des esclaves,
occupés aux travaux agricoles, sont placés par leur maître sous la surveillance
d’un intendant, lui-même de condition servile. Domaine où les produits
de l’activité agricole sont destinés à l’entretien de la « maison », esclaves
compris, de même que les servantes, qui, elles aussi, travaillent sous la
direction d’une intendante, préparent la nourriture et filent et tissent aux
côtés de la maîtresse de maison afin de vêtir tous ceux qui vivent sur le
domaine. Hommes et femmes sont soigneusement séparés, et l’épouse
d’Ischomaque veille à ce qu’ils ne s’unissent pas clandestinement 18. Bien
que des inscriptions et quelques textes mentionnent des esclaves « nés à la
maison », il ne semble pas, en effet, que la reproduction naturelle ait été
favorisée, l’entretien d’un jeune enfant coûtant plus cher que l’achat d’un
adulte prêt à travailler.
Une partie de cette production agricole était-elle destinée à la vente ?
Cette question a suscité bien des débats, à partir des quelques rares indica-
tions de nos sources. Aristophane prétendait que la mère du poète Euripide
allait vendre au marché les herbes récoltées dans son jardin. On peut suppo-
ser en effet que c’était là pratique courante, singulièrement pour les paysans
dont les terres étaient voisines de la ville et qui pouvaient écouler quelques
produits sur l’agora, légumes, fruits et fromages. Qu’en était-il des proprié-
taires de vastes domaines ? Il est difficile de répondre à cette question.
Plutarque, dans la Vie de Périclès (XVI, 3-5), indique que celui-ci, soucieux
de se consacrer entièrement à la vie politique, confiait à son intendant, un
esclave, le soin de vendre en une seule fois toute la récolte de son domaine
et d’acheter au jour le jour ce qui était nécessaire à la vie de sa maisonnée.
Un plaidoyer du ive siècle évoque le cas d’un Phénippos qui, à la faveur
d’une disette, aurait vendu son vin et son orge trois fois le prix habituel 19.
De là à supposer (comme certains) que des grands propriétaires auraient
investi dans l’achat massif d’esclaves pour tirer de leurs terres des bénéfices à
la faveur d’une variation conjoncturelle des prix, il y a un pas qu’on hésite à
franchir. Il n’y a jamais eu à Athènes de latifundia comparables à ce que l’on
connaît dans l’Italie romaine, ni des masses d’esclaves semblables à celles
que souleva Spartacus. Et même si les esclaves des grands domaines comme
celui d’Ischomaque étaient plus éloignés de leurs maîtres que les esclaves au
18. Xénophon, Économique, VII, 35-41 ; XIII-XV.
19. Démosthène, Contre Phénippos, 20, 31.

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franc-parler des comédies d’Aristophane ou ceux du théâtre de Ménandre,


ils n’en étaient pas moins traités de façon « humaine ». Et cela était encore
plus vrai de certaines servantes, singulièrement des nourrices, confidentes
de leur maîtresse, comme celle de Phèdre dans l’Hippolyte d’Euripide, ou
comme cette vieille nourrice qu’un plaideur du ive siècle a gardée auprès de
lui après l’avoir affranchie 20.
On trouvait sans doute des distinctions analogues dans l’artisanat,
avec toutefois des nuances importantes qu’il faut préciser. Il faut rappe-
ler d’abord que le métier d’artisan fait l’objet d’un certain mépris dans
l’Athènes de l’époque classique. Ce mépris n’est pas seulement le fait de
l’élite : qu’Aristophane ait pu faire rire son public (populaire, il faut le
rappeler) aux dépens d’orateurs stigmatisés comme foulon (Créon), fabri-
cant de lampes (Hyperbolos) ou d’instruments de musique (Cléophon) en
est la preuve. Mais ce même public était composé en partie de ces petits
artisans qui, aux dires de Socrate, formaient aussi la majorité de l’Assemblée
du peuple : cordonniers, charpentiers, teinturiers ou encore potiers, qui
travaillaient assistés d’un ou deux esclaves dans leur maison, laquelle servait
en même temps d’atelier et de boutique, à proximité de l’agora ou dans
le quartier du Céramique. Ils vendaient le produit de leur travail, ce qui
expliquait en partie le mépris dans lequel on les tenait, car ils n’assuraient
pas, à la différence des petits paysans, leur subsistance. Les esclaves qui
travaillaient à leur côté ne se distinguaient pas de leurs maîtres, qui les
hébergeaient sous leur toit.
Il en allait différemment des « ateliers » qui rassemblaient plusieurs dizai-
nes d’esclaves. Cléon, le célèbre démagogue des années vingt du ve siècle,
possédait un tel atelier et était un homme riche, comme sans doute les
autres démagogues fustigés par les poètes comiques et méprisés pour leur
activité « banausique » ; comme aussi le métèque Képhalos qui, venu de
Syracuse, avait établi à Athènes un atelier de 120 esclaves fabricants de
boucliers 21. Quand, dans La Paix, Aristophane fait venir sur scène des
marchands d’armes qui pleurent à l’idée que la paix va les priver de leur
gagne-pain, il est vraisemblable qu’il fait allusion à ces possesseurs d’ate-
liers serviles fabricants d’armes. Les esclaves qui y travaillaient n’avaient
évidemment que peu de rapports directs avec leur maître, moins encore que
ceux des grands domaines fonciers, même si l’atelier jouxtait la maison du
maître, lequel en confiait la direction à un intendant. Le plus souvent, nos
sources se contentent d’évoquer le nombre des esclaves à l’œuvre dans ces
ateliers. Un discours de Démosthène, le premier plaidoyer Contre Aphobos
(l’un des tuteurs auxquels son père avait à sa mort confié la gestion de ses
biens), apporte cependant des précisions plus intéressantes (I, 9-11). Le
père de Démosthène possédait en effet deux ateliers. L’un de fabricants de
20. Euripide, Hippolyte (170-254) ; Démosthène, Contre Euergos et Mnésiboulos (55).
21. Sur Cléon, Scholie d’Aristiphane, Cavaliers, 44 ; sur Képhalos, Lysias, Contre Ératosthène, 19.

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couteaux, avec une trentaine d’esclaves, l’autre d’une vingtaine de fabricants


de lits « qui lui avaient été engagés en contrepartie d’une créance ». Ce qui
est ici intéressant est que Démosthène nous donne le prix des fabricants
de couteaux : cinq à six mines pour les uns, trois pour les autres ; un
prix supérieur à ceux qui étaient indiqués pour les esclaves du métèque
Képhisodoros ou par Xénophon, et qui s’explique sans doute par leur
compétence technique. Il en allait sans doute de même pour les esclaves
ébénistes, puisqu’ils couvraient une créance de quarante mines. Mais ce
qui, surtout, mérite d’être retenu, c’est que Démosthène évalue les revenus
que tirait son père de ces deux ateliers en fonction du nombre des esclaves
et non de la vente de leur produit. Ainsi, la trentaine d’esclaves fabricants
de couteaux lui rapportait chaque année trente mines, et les vingt ébénistes
douze mines. Plus loin, calculant ce que ses tuteurs auraient dû lui verser, il
se plaint de ce que, ayant vendu la moitié des esclaves couteliers, ils ne lui
aient remis que onze mines par an, au lieu des quinze attendues (I, 26-27).
Pour un homme comme le père de Démosthène, l’activité artisanale n’était
pas à proprement parler un métier, même si l’orateur mentionne la présence
de matières premières dans la maison. L’achat d’esclaves était à la limite un
« investissement », comme ce fut le cas, si nous en croyons le témoignage
de Xénophon, pour les esclaves mineurs du Laurion.
Ces mines d’argent étaient exploitées depuis qu’Athènes avait émis les
premières monnaies à l’effigie d’Athéna, durant les dernières décennies du
vie siècle. L’extraction avait connu un développement particulièrement
important au ve siècle, quand la cité avait imposé l’usage de ses monnaies
à ses alliés. De nouveaux filons avaient été découverts, tandis que se multi-
pliaient les ateliers de surface traitant le minerai. Mais, en 413, quand
les Spartiates s’étaient emparés de la forteresse de Décélie, 20 000 esclaves
travaillant dans les mines et les ateliers s’étaient enfuis 22. Quand Xénophon
publié ses Revenus, en 355, l’activité minière n’avait repris que lentement,
et c’est aux moyens de la faire repartir qu’il consacra un chapitre de son
opuscule. Or, il y évoque précisément le passé, quand des hommes connus
par ailleurs pour occuper une place importante dans la vie de la cité louaient
aux concessionnaires de mines des esclaves moyennant le paiement d’une
obole par homme et par jour. Nicias, le célèbre stratège de la malheureuse
expédition de Sicile, en aurait eu 1 000 ainsi loués, Hipponicos 600, et
Philemonides 300 23. On peut supposer que l’entretien des esclaves relevait
des concessionnaires qui les prenaient en location, et qui n’avaient pas
besoin de débourser une somme trop importante pour se constituer une
main-d’œuvre servile. Mais on voit bien aussitôt la conséquence de cette
pratique sur la condition de ces esclaves : aucun lien ne les unissait à leur
22. Thucydide, Guerre du Péloponnèse, VII, 27, 35.
23. Xénophon, Revenus, Iv, 14-15. Voir Gautier Ph., Un commentaire historique des Poroi de Xénophon,
Genève-Paris, 1976, p. 110-195.

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maître, non plus qu’à celui qui les louait. Par ailleurs, ce travail dans les
mines devait être particulièrement pénible, ce qui explique que ce soit là
que l’on trouve le seul exemple de fuite massive d’esclaves.
En dehors des ateliers artisanaux et des mines, on trouvait aussi des
esclaves sur les chantiers de constructions publiques. On dispose notam-
ment d’un ensemble d’inscriptions concernant la construction du temple de
l’Érechtheion, sur l’Acropole. Pour l’année 408-407, une de ces inscriptions
donne la liste des sommes payées aux ouvriers qui ont réalisé la cannelure
des colonnes du temple 24. Or une double constatation s’impose : un même
travail est réalisé aussi bien par des citoyens, désignés par leur démotique,
des métèques désignés par leur lieu de résidence, et des esclaves dont le
nom du maître est indiqué (travail en simultané qui n’empêche pas forcé-
ment concurrence, préjugés et stéréotypes). Et, pour un même travail, les
ouvriers, quel que soit leur statut, perçoivent le même salaire. On a supposé
que, pour les esclaves, c’est le maître qui recevait la somme indiquée, et se
chargeait de leur entretien. Au moins deux des ouvriers libres, des métèques
en l’occurrence, travaillent aux côtés de leurs propres esclaves. D’autres
se contentaient peut-être de confier leurs esclaves au contremaître qui
organisait le travail, ce qui confirme la remarque du « vieil oligarque » sur
la difficulté de distinguer l’esclave de l’homme libre pauvre dans les rues
d’Athènes.
On retrouverait sans doute la même proximité dans le monde des
commerçants, encore plus victime de l’opprobre des élites intellectuelles
et sociales. Par ailleurs, une grande partie des activités marchandes était
entre les mains d’étrangers, métèques ou étrangers de passage. Tous les
auteurs anciens insistent sur l’importance du Pirée comme lieu d’échange
où affluaient les produits venus de tout le monde connu. Une partie était
destinée aux Athéniens, le reste réexporté vers d’autres destinations, des
taxes étant prélevées aussi bien à l’entrée qu’à la sortie du port. Nombre de
ces échanges se faisaient par l’intermédiaire de la monnaie, ce qui explique
le rôle des banquiers dans ce commerce, lesquels étaient essentiellement
des changeurs, mais pouvaient aussi recevoir des dépôts et servir d’intermé-
diaires entre de riches Athéniens soucieux de faire fructifier leurs liquidités
et des marchands empruntant à des taux d’intérêt élevés pour acheter une
cargaison et payer leur passage sur un navire de commerce 25. C’est seule-
ment pour le ive siècle que l’on a des renseignements plus précis sur ces

24. IG I3, 374. Traduction dans Austin et Vidal-Naquet, op. cit., p. 300-307, et Randall R. H.,
« The Erechtheion Workmen », American Journal of Archeology, 57, 1953, p. 199-210.
25. Sur l’importance du Pirée, voir Garland R., The Piraeus from the Fifth to the First Century B.C.,
Londres, 1987 et, pour les commerçants, Mossé Cl., « The World of the Emporium », dans
Garnsey P., Hopkins H., Whittaker C. R. (éd.), Trade in the Ancient Economy, Londres, 1983.
Sur la banque : Bogaert R., « La banque à Athènes au ive siècle av. J.-C. État de la question »,
Museum Helveticum, 43, 1986, p. 19-49 ; Cohen E., Athenian Economy and Society. A Banking
Perspective, Princeton, 1992.

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échanges et sur les hommes qui s’y livraient. Il apparaît que les esclaves y
prenaient une place importante. C’était en effet en majorité des esclaves
qui tiraient la rame sur les navires de commerce. D’autres représentaient
leur maître sur certaines places de commerce, en particulier dans la région
du Pont-Euxin. Et, surtout, ce sont généralement des esclaves qui tenaient
les livres de compte des banquiers.
C’est précisément dans ce monde de la banque que nous trouvons
des exemples de ces esclaves riches dont parle le « vieil oligarque », parmi
lesquels il faut retenir le cas du fameux Pasion 26. Celui-ci avait été l’esclave
de deux banquiers, Antisthène et Archestratos, qui, pour le récompenser
de sa bonne gestion, l’avaient affranchi. Devenu libre et ayant hérité de
la banque de ses anciens maîtres, il la fit fructifier au point de pouvoir
donner de l’argent à la cité à un moment où elle sortait appauvrie de sa
longue guerre contre Sparte. Peut-être fournit-il aussi des armes, car il avait
acquis des esclaves fabricants de boucliers 27. Il obtint donc la citoyenneté
athénienne, pour lui et ses fils. À sa mort, il leur légua ses biens, tout en
confiant la gestion de la banque à son ancien esclave, affranchi par lui,
auquel il donna en outre sa femme pour épouse. Démosthène, qui défendit
Phormion dans le procès qui l’opposa à l’un des fils de Pasion, Appolodore,
ajoute que c’était là une pratique courante dans le monde des banquiers,
et pas seulement à Athènes 28. Phormion, à son tour, reçut la citoyenneté
athénienne. Quant à Appolodore, il s’empressa de tourner le dos au monde
des affaires, soucieux qu’il était de faire une carrière politique qu’il réussit
partiellement, dans l’ombre de Démosthène dont il s’était finalement
rapproché. Il s’agit cependant là d’exemples isolés, et il serait abusif de
prétendre que le monde des affaires était un moyen pour les esclaves d’accé-
der à la citoyenneté.
Le fait de confier la gestion d’une entreprise à un esclave n’était d’ailleurs
pas propre au monde du commerce. Des esclaves pouvaient gérer pour
leur maître une boutique, un atelier, moyennant paiement d’une redevance
que certains textes appellent apophora. Un plaidoyer de l’orateur Hypéride
mentionne ainsi le cas d’un certain Athénogène qui, moyennant le verse-
ment d’une redevance fixe, laissait à son esclave Midas la gestion d’une
boutique de parfumerie qu’il possédait sur l’agora 29. Ce Midas gérait la
parfumerie aidé de ses deux fils, et se procurait lui-même les fournitures
nécessaires à la fabrication des parfums. C’est la mauvaise gestion de l’ate-
lier qui amena Athénogène à s’en défaire. Mais le nouvel acquéreur lui
intenta un procès après avoir découvert l’étendue de la dette qui pesait sur la
boutique. On peut penser que d’autres, plus habiles que Midas, réalisaient

26. Trevett J., Appolodoros, the Son of Pasion, Oxford, 1992.


27. Démosthène, Pour Phormion, 11.
28. Pour Phormion, 19-20.
29. Hypéride, Contre Athénogène, 19-20.

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des bénéfices après avoir acquitté l’apophora. On désignait ces esclaves sous
le nom de chôris oikountes, c’est-à-dire ceux qui habitaient en dehors de
l’oikos du maître, et par-là même jouissaient d’une certaine autonomie,
avantageuse pour le maître libéré du souci de gérer sa boutique 30.
Il reste enfin à évoquer rapidement les esclaves qui appartenaient à
la cité, tels les Scythes qui, au moins jusqu’aux années 80 du ive siècle,
assuraient la police dans la ville et aux abords des assemblées, ou bien ces
greffiers chargés d’enregistrer les actes publics, et dont certains furent à la
fin du ve siècle chargés de réviser les lois pour s’assurer qu’il n’en était pas
de contradictoires 31.
Les esclaves occupaient donc, on le voit, une place importante dans la
vie des Athéniens 32. Mais, si leur statut juridique était le même, leur situa-
tion de fait dans la société était extrêmement variable. Ce qui entraînait
dans la relation maître-esclave des nuances multiples, depuis le simple objet
que l’on achetait, vendait et louait comme n’importe quel animal, jusqu’au
compagnon de travail sur les chantiers publics, ou bien encore l’homme
de confiance auquel on laissait le soin de gérer son domaine, son atelier ou
sa banque.

Sorties de système : affranchissement et fuite, plutôt que révolte


C’est cette diversité, plus qu’une quelconque « douceur » dans le compor-
tement des Athéniens, qui explique l’absence de grandes révoltes d’esclaves.
Celui qui ne supportait plus son sort cherchait à s’enfuir, de préférence hors
du territoire de la cité. L’un des arguments avancés pour justifier au début
de la guerre du Péloponnèse le fameux décret interdisant aux Mégariens
l’accès des marchés d’Athènes était que des esclaves fugitifs trouvaient refuge
à Mégare 33. Il est par ailleurs significatif que la seule fuite collective, celle
de 413, ait concerné des esclaves travaillant au Laurion, là où la vie était la
plus pénible et le lien inexistant entre le maître et ceux qu’il louait contre
une obole par jour aux concessionnaires. De tels esclaves ne pouvaient rêver
d’être affranchis, ce qui n’était pas le cas de ceux qui, proches du maître dans
la vie quotidienne, jouissaient de sa confiance.
Il est pratiquement impossible de mesurer l’importance des affranchisse-
ments dans l’Athènes de l’époque classique. Quelques rares inscriptions font
30. Perotti E., « Les eslcaves chôris oikountes », Colloque de Besançon sur l’esclavage, Besançon, 1974,
p. 47-56.
31. Voir les accusations portées par un client de Lysias contre un certain Nichomachos. Le statut de ce
dernier, cependant, n’est pas clair. De naissance servile, il aurait acquis la citoyenneté de façon plus
ou moins illégale. D’où sa désignation comme anagrapheus, rédacteur, lors de la révision des lois
entreprise en 410, interrompue par la deuxième révolution oligarchique et reprise en 403, après la
restauration de la démocratie. Voir l’analyse de Gernet L., « Notice du discours XXX de Lysias »,
dans Collection des universités de France, Paris, Belles Lettres, 1926, p. 157-162.
32. Garlan Y., Les esclaves en Grèce ancienne, 2e éd., Paris, 1995.
33. Thucydide, I, 139, 2.

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DU RôLE ET DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE DANS L’ATHèNES DÉMOCRATIQUE

connaître le rôle que tenaient certains sanctuaires comme lieux d’affichage


de ces affranchissements. Il pouvait être la récompense de services rendus,
ou un acte de générosité du maître à la veille de sa mort. Aristote aurait ainsi
affranchi ses esclaves par testament 34. Cependant, le plus souvent, l’esclave
rachetait sa liberté grâce au pécule qu’il avait pu amasser, ou bien, comme
le révèlent des inscriptions des années 340-320, grâce à des prêts consentis
par des associations 35. L’affranchissement se faisait devant témoins. D’après
l’orateur Eschine, certains faisaient proclamer au théâtre qu’ils donnaient la
liberté à leurs esclaves, afin d’entourer leur geste d’une certaine solennité 36.
Il faut enfin évoquer un exemple d’affranchissement d’esclaves par la cité,
afin de recruter des marins pour la flotte qui affronta les Lacédémoniens en
406, au large des îles Arginuses. Aristophane, dans sa comédie Les grenouilles
(693 et suiv.), s’indigne de cet affranchissement, et prétend même que les
affranchis reçurent le statut de citoyens qui avait été accordé aux Platéens
après la destruction de leur cité. C’est peut-être ce précédent qui amena
l’orateur Hypéride, au lendemain de la défaite subie devant Philippe de
Macédoine, à Chéronée, à proposer d’affranchir des esclaves qui assure-
raient la défense de la cité, au cas où le Macédonien chercherait à s’en
emparer. Le décret ne reçut pas même un début d’application, Philippe
ayant entamé des négociations de paix. Mais, des années plus tard, l’orateur
Lycurgue s’en indignait encore (Contre Leocratès, 41).
L’affranchi devenait normalement un métèque, et l’on a parfois expli-
qué la remarque de Xénophon dans les Revenus (que nombre de métèques
étaient d’origine « barbare ») par ce statut des affranchis. On a évoqué plus
haut le cas de Pasion et de Phormion accédant à la citoyenneté dans un
délai plus ou moins long après leur affranchissement. Plus modestement,
on connaît le cas de cette nourrice, affranchie par le père du plaideur du
discours Contre Euergos et Mnesiboulos que celui-ci conserva à son service,
et dont il prit grand soin quand elle fut blessée par ses adversaires 37. Il est
évidemment impossible de calculer l’importance numérique des affran-
chissements par rapport au nombre total des esclaves, lui-même difficile
à apprécier. L’esclavage était une réalité athénienne de l’époque classique.
Comme l’avait bien vu le « vieil oligarque », il était étroitement lié à la
forme politique du régime athénien fondé sur la puissance maritime de la
cité.

34. Diogène Laerce (Vie des philosophes, III, 30, 3 ; V, 1, 15 ; X, 21) donne des exemples de philosophes
ayant ainsi affranchi leurs esclaves par testament.
35. IG II2 1553-1578. Parmi les 200 esclaves affranchis, 17 l’ont été grâce à des prêts sans intérêt
(eranoi) consentis par des groupes d’amis.
36. Eschine, III, 41.
37. Démosthène, 55, 62, 67.

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CLAUDE MOSSÉ

Une élite justifiant l’esclavage


Il ne faut donc pas s’étonner de ne pas trouver à Athènes, dans l’élite
politique et intellectuelle, une mise en question de l’esclavage. Bien au
contraire, on trouve chez Platon, Xénophon et Aristote une justification
de la dépendance servile. Si, comme on l’a souvent remarqué, les esclaves
n’apparaissent pas dans la République, où le travail agricole et l’artisanat sont
le fait des citoyens de la troisième classe, exclue de toute activité militaire
ou politique, ils existent en revanche dans les Lois, et parce que ces lois sont
censées être celles d’une future cité crétoise, on a pensé à une comparaison
avec le statut des dépendants dans les lois de Gortyne. Mais, comme l’a
montré Louis Gernet, cette législation (aussi bien pour les esclaves que pour
la société dans son ensemble) s’inspire du modèle athénien. Les esclaves de
la cité des Lois participent à la production des biens nécessaires à la vie de
tous, sont protégés contre l’homicide mais soumis aux peines corporelles.
Quant l’affranchi, il reste soumis à certaines obligations à l’égard de son
ancien maître 38.
Pour Xénophon, on l’a vu, l’utilisation des esclaves est un aspect essen-
tiel de la vie économique de la cité, aussi bien sur les grands domaines
comme celui d’Ischomaque que dans les mines où il propose d’étendre à la
cité tout entière le système de location aux concessionnaires. Il y a toutefois
une singulière proposition qu’il formule dans les Revenus (IV, 42), qui va
au-delà de ce qui avait été fait à la veille de la bataille des Arginuses, à savoir
utiliser les esclaves non seulement comme rameurs sur la flotte de guerre
mais aussi dans l’infanterie, comme soldats, ce qui pouvait présenter un
risque que l’on pourrait éviter en les traitant bien. Son idée de faire appel
aux esclaves en cas de danger ne fut pas plus appliquée que son projet d’uti-
lisation massive d’esclaves pour les mines. Mais peut-être inspira-t-elle la
suggestion d’Hypéride en 338.
C’est avec Aristote que l’on trouve la réflexion la plus riche sur l’escla-
vage. À la différence de Platon et de Xénophon, Aristote n’était pas un
Athénien. Mais c’est à Athènes qu’il donna son enseignement au gymnase
du Lycée, durant de longues années. Et c’est du modèle athénien que s’ins-
pire souvent son analyse. C’est au début de la Politique, pour réponde à
ceux qui soutiennent « que le pouvoir du maître sur l’esclave est contre
nature 39 » qu’Aristote réplique par la célèbre définition du couple maître/
esclave : « Il y a par le fait de la nature et pour la conservation des espèces
un être qui commande et un être qui obéit ; celui que son intelligence rend
38. Voir l’introduction de Louis Gernet aux Lois de Platon dans Collection des universités de France,
Paris, Belles Lettres, 1951.
39. Politique, 1253b 20-23. Aristote songe peut-être à certains sophistes dont Alkidamas qui affirmait
que la nature ne faisait pas l’esclave et que, en face d’elle, tous les hommes étaient également libres.
Sur les réserves que certains pouvaient faire quant à l’esclavage, voir Garnsey P., Ideas of Slavery
from Aristotle to Augustine, Cambridge, 1996.

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DU RôLE ET DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE DANS L’ATHèNES DÉMOCRATIQUE

capable de prévoyance a naturellement l’autorité et le pouvoir du maître ;


celui qui n’a que la force du corps pour exécuter doit naturellement obéir
et servir, de sorte que l’intérêt du maître est le même que celui de l’esclave »
(1252a 30-34). L’esclave par nature ne possède pas la plénitude de la raison,
est incapable de juger du bien et du mal. Dès lors, il est un instrument
animé, au même titre que les animaux domestiques. Mais comme il possède
néanmoins une faible part de raison, il est l’instrument animé qui sait
manier les instruments inanimés (1253b 32). De ce fait, il occupe une
position essentielle dans la production des biens matériels. Mais, ayant
ainsi posé le rapport maître-esclave, Aristote ne se livre pas à une analyse
de ce que doit être le comportement du maître. Ou plutôt, ce n’est que
plus loin qu’il ne fait que l’évoquer, dans un tout autre contexte, à propos
de l’affranchissement : « Nous dirons plus tard comment il faut traiter les
esclaves et que, la meilleure manière, c’est de leur montrer l’affranchisse-
ment comme récompense de leur travail » (1330a 32-33). On n’en saura
pas plus, ni comment Aristote peut concilier le caractère « naturel » de
l’esclave avec l’affranchissement qui fait d’un esclave un homme libre. En
définissant l’esclave comme le plus utile de tous les « instruments animés »,
le philosophe justifiait l’esclavage comme une institution indispensable
afin d’assurer la vie de la cité. Et, même s’il savait que dans la cité réelle
les esclaves étaient loin de constituer la totalité de ceux qui travaillaient et
produisaient des biens matériels, il n’en fournissait pas moins une justifi-
cation théorique du droit de traiter comme un objet des hommes que rien
ne distinguait des Grecs, sinon qu’ils étaient privés de cette « raison » qui
faisait du Grec un « animal politique ».
ɰ
L’esclavage occupait donc une place importante dans la vie des Athéniens
de l’époque classique. Mais, parce qu’ils s’intégraient (comme l’avait bien
vu le « vieil oligarque ») dans une réalité qui était celle de la puissance
maritime d’Athènes, les esclaves ne représentaient pas un danger pour la
cité, à la différence des Hilotes lacédémoniens. En ce sens, démocratie et
esclavage étaient liés.

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Lorsque le statut de l’homme dépend
de la conjoncture politique :
les libres réduits en esclavage dans la réalité
et la littérature byzantines
Youval Rotman

On ne peut poser la question de l’humanité de l’esclave sans soulever


celle faisant de lui la propriété de son maître. Ce phénomène incompré-
hensible, dans la perspective d’un xxie siècle où toute forme d’esclavage est
rejetée, doit être resitué dans le cadre des sociétés esclavagistes du passé.
Le problème est alors de savoir si, dans une société qui légalise l’esclavage,
la perception de l’esclave comme homme peut être contradictoire avec sa
définition comme propriété. Sinon, à partir de quand et pourquoi les deux
caractéristiques de l’esclave (propriété et homme) deviennent-elles contra-
dictoires, ou du moins séparées ? Dans la pensée contemporaine on a l’habi-
tude de marquer une dichotomie entre l’esclave d’un côté et l’homme libre
de l’autre. Dans les sociétés esclavagistes, cette dichotomie entraîne-t-elle
nécessairement une conception « non humaine » de l’esclave ?
Prenons un exemple moderne, afin de mieux comprendre, à savoir la
parution, en 1852, de la fameuse Case de l’oncle Tom, de Harriet Beecher
Stowe, une œuvre devenue depuis le symbole de la lutte pour l’abolition de
l’esclavage aux États-Unis et de nombre de combats contre le racisme aux xixe
et xxe siècles. On y lit une image humaine de l’esclave noir américain et de
sa souffrance. L’esclave est présenté comme un être humain, et les malheurs
de l’esclavage sont présentés de son point de vue. Le lecteur ainsi est amené
à changer la manière par laquelle il perçoit l’esclave et l’esclavage, en s’identi-
fiant à un personnage littéraire. Aussi la publication de ce livre marque-t-elle
un tournant dans l’histoire de l’esclavage américain, même si, faisant partie
d’un discours politique, il fut écrit pour des raisons politiques 1.

1. Levine R. S, Martin Delany, Frederick Douglass, and the Politics of Representative Identity, University
of North Carolina Press, 1997 ; Karcher C. L., « Stowe and the Literature of Social Change »,
dans Weinstein C. (éd.), The Cambridge Companion to Harriet Beecher Stowe, Cambridge Univer-
sity Press, 2004, p. 203-218.

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YOUVAL ROTMAN

C’est ce type de question que nous voudrions poser ici en nous deman-
dant ce qui a pu favoriser une évolution dans la manière de concevoir
l’esclavage dans la Méditerranée médiévale, et, plus précisément, dans le
monde byzantin. Héritée de l’empire romain, l’institution esclavagiste s’y
transforme en effet, entre le viiie et le xie siècle, du fait des réalités politi-
ques du temps. Ce processus original aboutit à percevoir de plus en plus
nettement l’esclave comme un être humain, mais sans que cela se traduise
par l’émergence d’une quelconque idée abolitionniste et ne conduise au
déclin de l’esclavage. Signe que celui-ci peut alors parfaitement coexister
avec l’idée que l’esclave est bien un homme.

L’esclave, comme Autre


Dans un monde où « les conquis appartiennent aux conquérants », si l’on
reprend la formulation du Digeste (une compilation de lois romaines faite
par Justinien), ces derniers tiennent littéralement entre leurs mains la vie des
premiers 2. Il est tout à fait légitime de tuer les vaincus, et d’en disposer libre-
ment si les vainqueurs décident de les laisser en vie. C’est pour cette raison
que depuis l’Antiquité les captifs deviennent esclaves des vainqueurs. Cette
loi fait aussi de la guerre une manière légitime de se procurer des esclaves.
Sans que l’on précise de quelle guerre il s’agit, conflit opposant un peuple à
un ennemi étranger, guerre civile ou révolte. Dans tous les cas, les vaincus
sont tués ou réduits en esclavage. Dans la réalité de l’Antiquité tardive, puis
médiévale, les esclaves sont donc de fait souvent des prisonniers de guerre
d’origine étrangère. Pendant l’Antiquité tardive, les guerres continuelles
contre les « Barbares », qu’ils soient germaniques, perses, ou avars, et ensuite
(au Moyen Âge) arabes, bulgares et slaves, constituaient les sources principales
pour l’approvisionnement en esclaves de l’empire byzantin.
De la même manière, l’habitant de l’empire capturé à la guerre par
l’ennemi acquiert un statut d’esclave, y compris aux yeux de ses anciens
compatriotes de l’empire, et perd ainsi tous ses droits d’homme libre. Une
évolution s’est cependant dessinée à la fin de l’Antiquité, le romain captif
acquérant peu à peu un statut d’homme libre pour les autres membres
de l’empire, ce qui lui permettait d’être ainsi racheté par eux 3. Cette
évolution est liée à son identité chrétienne et à la solidarité religieuse qui
implique l’obligation de son rachat à l’ennemi infidèle. Le même processus
se produisant du côté arabe, des échanges de prisonniers de guerre entre
Byzance et le Califat se mettent en place à partir du viiie siècle 4. Devenus
2. « Sur la loi des personne », Dig., I, 5, 4.
3. Rotman Y., Les esclaves et l’esclavage. De la Méditerranée antique à la Méditerranée médiévale,
VIe-XIe siècles, Paris, Les Belles Lettres, 2004, chap. 2.
4. Les historiographies arabes et byzantines témoignent de plus de vingt échanges de prisonniers
entre les deux camps entre le viiie et le xie siècle (Campagnolo-Pothitou M. « Les échanges de
prisonniers entre Byzance et l’Islam aux ixe et xe siècles », Journal of Oriental and African Studies,

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LES LIBRES RÉDUITS EN ESCLAVAGE DANS LA RÉALITÉ ET LA LITTÉRATURE BYZANTINES…

les marqueurs de l’identité politique de Byzance et du Califat, le christia-


nisme et l’islam maintenaient le statut libre du membre de la communauté
religieuse capturé à la guerre (s’il était de statut libre avant sa capture). Le
captif n’était ainsi plus tout à fait considéré comme « l’autre 5 ». En fait,
selon la loi musulmane, l’Arabe musulman ne peut pas perdre son statut
d’homme libre et ne peut pas être réduit en esclavage en terre d’Islam 6. De
son côté, la loi byzantine essaie également de limiter les possibilités pour le
Byzantin de statut libre de perdre sa liberté dans son empire. La vente de
soi-même, et la vente de ses enfants y deviennent interdites au xe siècle 7.
Les trois grandes sources d’esclaves sont alors la naissance, l’importation et
la guerre. Toutes trois ne concernent pas le Byzantin de statut libre, qui ne
peut donc pas devenir de jure esclave dans son empire. Même s’il est capturé
à la guerre, il conserve son statut de libre dans son empire, et peut ensuite
être échangé contre un prisonnier de guerre de l’ennemi 8. Le fait qu’il soit
chrétien ne permet plus de le percevoir comme « l’autre ».

L’image littéraire du captif


La nouvelle littérature chrétienne de l’Antiquité tardive, notamment
l’hagiographie, reflète la perspective selon laquelle les captifs byzantins
conservent leur statut d’homme libre en captivité. L’un des exemples les
plus connus est celui de la Vie de Malchus, le moine captif, par Jérôme.
Écrit en 388, ce récit hagiographique raconte l’histoire de l’enlèvement de
Malchus le moine par des bandits sarrasins en Mésopotamie 9. Réduit en
esclavage par la personne qui l’enlève, Malchus devient un esclave berger.
Son maître l’oblige à vivre en couple avec une esclave, capturée comme lui.
Etant mariée avant son rapt cette esclave est considérée par Malchus comme
l’épouse d’autrui. Tous deux font semblant de vivre en couple et parvien-

vol. 7, 1995, p. 1-55 ; Kolia-Dermitzaki A., « Some Remarks on the Fate of Prisoners of War
in Byzantium, 9th-10th Centuries », dans Cipollone G. [dir.], La liberazione dei « captivi » tra
cristianità e islam. Oltre la crociata e il Ghiâd : tolleranza e servizio e servizio umanitario. Atti del
Congresso interdisciplinare di studi storici, Archivio Segreto Vaticano, 2000, p. 583-620).
5. Rotman Y., « Byzance face à l’Islam arabe, viie-xe siècle. D’un droit territorial à l’identité par la
foi », Annales HSS, vol. 60/4, 2005, p. 767-788.
6. Brunschwig R., « ‘Abd », Encyclopédie de l’islam, vol. 1, p. 26-34 ; Gordon M., L’esclavage dans
le monde arabe, VIIe-XXe siècle, Paris, Laffont, 1987, p. 29 ; Lewis B., Race et esclavage au Proche-
Orient, Paris, Payot, 1982, p. 14-15. Lewis souligne qu’il s’agit d’un développement juridique et
que l’acte de se vendre par dette, la réduction en esclavage d’un musulman et la vente de ses enfants
sont interdits par les premiers califes (bien qu’il ne précise pas lesquels). Voir aussi Guemara R.,
« La libération et le rachat des captifs. Une lecture musulmane », dans Cipollone G. (éd.), La
liberazione dei « captivi » tra Cristianità e Islam, op. cit., p. 333-344.
7. Noailles P., Dain A. (éd.), Les Novelles de Léon le Sage, Paris, Les Belles Lettres, 1944 ; Zepos
(éd.), Jus Graecoromanum, Georgion Phexis & uiou, 1931, vol. 1, coll. 4, nov. 35 ; Rotman Y., Les
esclaves…, op. cit., p. 238-242.
8. Rotman Y., « Byzance face à l’Islam arabe… », op. cit.
9. Jérôme, Trois Vies de Moines (Paul, Malchus, Hilarion), E. M. Morales, P. Leclerc (éd., trad.),
Sources chrétiennes, 508, Cerf, 2007.

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YOUVAL ROTMAN

nent à s’enfuir. Retrouvés par leur maître, ils sont finalement sauvés par une
lionne, avant de rentrer dans l’Empire. L’esclavage est présenté ici comme
un malheur lié aux circonstances. Bien que devenu esclave, Malchus est un
héros littéraire, présenté comme un homme de statut libre. Sa décision de
s’enfuir et l’aide divine qu’il reçoit par l’intermédiaire de la lionne le sauvent
de ce malheur et le rendent au monastère.
Ce modèle littéraire devient très courant aux ixe et xe siècles. Nous
prenons ici trois exemples caractéristiques. Théoctiste de Lesbos, dont la
Vie date du début du xe siècle, est capturé par les Arabes de Crète, mais
réussit à s’échapper lors d’une escale à Paros 10. Sa sainteté, comme celle de
Malchus le moine, est liée à son enlèvement. De même, la Vie de Joseph
l’Hymnographe, de la fin du ixe siècle, décrit sa capture et son emprisonne-
ment en Crète, où il devient le chef spirituel des captifs chrétiens 11. Dans
ces cas, la sainteté est liée soit à l’évasion, soit à la capture par les Arabes.
Notre troisième exemple est l’histoire d’Élie le Jeune, dont la vocation se
manifeste à travers ses enlèvements par les infidèles, sa perte de liberté et sa
vente comme esclave, qui l’amènent à remplir un rôle de missionnaire dans
les pays musulmans 12. Les auteurs mettent ainsi en relief l’enlèvement et
la réduction en esclavage, qui deviennent une partie de l’expérience sainte
de ces personnages. Il s’agit à chaque fois de Byzantins libres, habitants des
régions méditerranéennes, dont l’enlèvement est dû à la situation politique
de l’époque, notamment la piraterie arabe.

La conjoncture politique dans la Méditerranée


La piraterie est en effet un moyen alors particulièrement efficace pour
se procurer des esclaves. C’est un phénomène ancien, mais qui prend une
forme nouvelle dans le monde byzantin, surtout méditerranéen. À partir du
ixe siècle il devient de plus en plus présent dans les sources littéraires, notam-
ment dans l’historiographie et l’hagiographie. Les razzias arabes perturbent
la population byzantine du littoral, surtout à partir de 824-826, lorsque des
forces arabes réussissent à occuper la Crète, qui devient ensuite une base
de la piraterie arabe contre les Byzantins 13. Il en résulte l’enlèvement d’un
nombre considérable de Byzantins par des pirates qui les vendent comme
esclaves dans le monde arabe. C’est la situation dans les îles grecques, la
Sicile, l’Italie méridionale, le Péloponnèse, les côtes de la Grèce continen-
tale et la côte égéenne de l’Asie Mineure. Le motif de ces actes de rapt
10. « Vita S. Theoctistae », dans AASS, 4, p. 224-233.
11. Papadoloulos-Keameus A. (éd.), Monumenta graeca et latina ad historiam Photii patriarchae
pertinentia, vol. 2, Saint-Pétersbourg, 1901, p. 1-14.
12. Rossi Taibbi G. (éd.), Vita di Sant’Elia il Giovane, Palerme, Istituto Siciliano di Studi Bizantini e
Neoellenici 7, 1962.
13. Christides V., The Conquest of Crete by the Arabs (ca. 824). A Turning Point in the Struggle between
Byzantium and Islam, Athènes, Akadêmia Athênôn, 1984, p. 81 sq.

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est la valeur marchande des personnes enlevées, qu’on pouvait vendre en


terre arabe. Ainsi l’esclavage devient-il au ixe siècle l’un des phénomènes les
plus importants sur la scène méditerranéenne arabo-byzantine et la source
majeure d’inquiétude des Byzantins. Il est impossible d’estimer l’impor-
tance numérique des habitants ainsi enlevés et réduits ensuite en esclavage,
mais la littérature byzantine de l’époque leur donne une place centrale. Tous
les récits hagiographiques de cette époque ayant comme cadre ces régions
méditerranéennes en témoignent 14. L’hagiographie s’inspire de la situa-
tion extrêmement difficile de cette population pour développer le modèle
du Byzantin victime des pirates. Lequel n’est d’ailleurs pas uniquement
employé pour présenter les malheurs des habitants des régions méditerra-
néennes. Ainsi Blaise d’Amorion, dont la Vie date du ixe siècle, est capturé
quand il se rend à Rome et vendu ensuite à un « Scythe », tandis que la
Vie de Fantin le Jeune du xie siècle raconte l’histoire d’un esclave enlevé par
les Bulgares 15.

L’esclave comme héros littéraire


L’esclavage joue un rôle central dans tous ces récits parce qu’il est
devenu à cette époque une menace pour les Byzantins de statut libre, et
une réalité pour beaucoup d’entre eux. Parallèlement, l’hagiographie byzan-
tine développe une nouvelle perspective en représentant l’expérience de
l’esclavage du point de vue de l’esclave. Cela s’avère une innovation de la
littérature grecque médiévale. Depuis l’Antiquité, bien que présent dans la
littérature grecque, l’esclave n’y avait joué qu’un rôle passif. Sans disposer
d’une autonomie de pensée et de parole, il y était présenté comme un
objet de récit, un simple figurant 16. L’hagiographie byzantine de l’Anti-
quité tardive adopte le même point de vue. Et lorsque l’esclave a une réelle
fonction dans le narratif c’est presque uniquement à partir de la figure du
malade, amené par son maître chez le saint et guéri ensuite par ce dernier.

14. Ainsi par exemple dans la Vie de Nil de Rossano (P. Germano Giovanelli [éd.], Grottaferrata,
1972), les Récits de Paul de Monembasie (John Wortley [éd.]), Les Récits édifiants de Paul, évêque de
Monembasie, et d’autres auteurs (Paris, CNRS, 1987), la Vie de Nikon « Métanoeite » (D. F. Sullivan
[éd.]), The Life of St. Nikon, Brookline Mass., Hellenic College Press, 1987) et la Vie de Luc le
Jeune (C. L. Connor, W. R. Connor [éd.], The Life and Miracles of Saint Luke of Steiris, Brookline
Mass., Hellenic College Press, 1994).
15. « Vita Blasii Amoriensis », AASS, nov. 4, p. 657-659. Follieri E. (éd.), La Vita di San Fantino il
Giovane, Bruxelles, 1993.
16. Fitzgerald W., Slavery and the Roman Literary Imagination, Cambridge University Press, 2000.
Weiler I., « Inverted Kalokagathia », dans Wiedemann Th., Garnder J. (éd.), Representing the Body
of the Slave, Londres-Portland Oregon, Frank Cass Publishers, 2002, p. 11-28. Pour l’esclave dans
la tragédie grecque voir Citti V., « Esclavage et sacré dans le langage tragique », dans Annequin J.,
Garrido-Hory M. (éd.), Religion et anthropologie de l’esclavage et des formes de dépendance, actes
du XXe colloque du GIREA, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 91-99. Pour la représentation
de l’esclave dans la littérature byzantine et ses racines classiques voir Rotman Y., Les esclaves…,
op. cit., p. 213-230.

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Le cas de la Vie de Malchus le moine est unique en traitant de l’enlèvement


et de la réduction en esclavage d’un Byzantin de statut libre. À partir du
ixe siècle ce modèle est adopté par la littérature de l’époque qui rénove sa
représentation de l’esclavage, et cela à cause de la situation politique. Devenu
une menace réelle, l’esclavage doit être narré du point de vue par lequel le
Byzantin le rencontre, et cela veut dire le point de vue de l’esclave.
Un changement de mentalité est normalement très difficile à circons-
crire par l’historien. Nous venons de montrer que la nouvelle représenta-
tion littéraire de l’esclavage des ixe-xie siècles qui adopte le point de vue
du Byzantin de statut libre enlevé et réduit en esclavage se développe à
cause de la conjoncture politique de cette époque par laquelle beaucoup de
Byzantins perdent leur liberté. Cependant, inversement, cette représenta-
tion a aussi changé la manière par laquelle les esclaves dans l’Empire étaient
perçus. Trois vies de saints des ixe-xe siècles en témoignent : la Vie d’André
le Fou, la Vie de Basile le Jeune, et la Vie de Thaddé 17. Les auteurs de ces
récits choisissent un esclave comme personnage principal : André un esclave
« scythe », Théodora, l’esclave qui sert Basile le Jeune et devient l’héroïne de
la second moitié du récit, et Thaddée, un esclave affranchi par son maître
(probablement Théodore Stoudite). Parmi ces esclaves, deux sont d’origine
étrangère. Autre remarque, contrairement aux exemples précédents, ces trois
personnages ne sont pas enlevés par des pirates. En fait, ils ne quittent
pas l’Empire. André et Thaddée sont affranchis au cours de leurs vies et
deviennent saints, tandis que Théodora n’est pas une sainte, mais mène
une vie d’un degré spirituel très élevé, et demeure une esclave jusqu’à son
dernier jour. Pour tous trois la vie d’esclave et l’expérience de l’esclavage
sont choisies pour présenter le point de vue de l’esclave. Thaddée représente
l’exemple d’un esclave « scythe » qui, suite à son affranchissement, entre au
monastère et s’oppose à son empereur iconoclaste, « Léon le casseur de la
loi ». La figure de Théodora est choisie par l’auteur afin de décrire l’au-delà.
Sa vie d’esclave est mentionnée à plusieurs reprises par l’auteur. André, qui
est l’esclave favori de son maître, est confronté à un paradoxe en termes de
fidélité l’obligeant à choisir entre son maître corporel et son maître spiri-
tuel, le Christ. Ces trois récits éclairent ainsi des angles différents de la vie
d’esclave, et conduisent le lecteur à connaître la vie, les désirs et les besoins
d’esclaves byzantins.
17. Rydén L. (éd.) Life of St. Andrew the Fool, 2 vol., Uppsala, 1995. « Vie de Basile le Jeune dans
Moscou », fol. 2-66, Viliskij S. G. (éd.), Odessa, Zapiski Imperatorskogo Novorossijskogo
Universita, 1911, p. 286-326 ; fol. 351-378, idem, ibid., p. 326-346 ; fol. 66-351, Veselovskij
A. N. (éd.), « Sbornik Otdelenija ruskogo jazyka i slovesnosti Imperatorskoj akademii nauk 46 ;
53 », Saint-Pétersbourg, 1891-1892, pt. 6, sup. 3-174. La vie de Thaddée nous est parvenue dans
sa version slavone, Afinogenov D., « The Church Slavonic Life of St. Thaddaios the Martyr of
the second Iconoclasm », Analecta Bollandiana, vol. 119/2 (2001), p. 313-338. La seule version
grecque a avoir survécu est celle du Synaxaire de Constantinople, Delehaye H. (éd.), Synaxarium
Ecclesiae Constantinopolitanae. Propylaeum ad Acta Sanctorum Novembris, Bruxelles, 1902, déc. 29,
p. 354-355.

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L’humanité de l’esclave est ainsi affirmée dans la littérature grecque


des ixe-xie siècles. Le changement des mentalités relatif à la perception
de l’esclave fait que le l’esclave comme le captif byzantins acquièrent une
qualité d’être humain autonome, dans ses pensées, ses paroles, ses actions.
Dès lors une question se pose : la reconnaissance – et même la valorisa-
tion – de l’humanité de l’esclave contredit-elle sa définition comme
propriété ? Autrement dit, ce changement de la représentation de l’esclave
a-t-il des répercussions politiques sur l’institution de l’esclavage ? Tenter
de répondre à cette question nécessite de s’interroger, non plus unique-
ment sur la représentation littéraire de l’esclave, mais également sur celle
de l’esclavage.
Dans l’exemple moderne auquel nous nous sommes référés en introduc-
tion, à savoir Le case de l’oncle Tom, la représentation de l’esclave et celle de
l’esclavage sont inséparables. L’humanité de l’esclave est présentée comme
contradictoire avec l’institution de l’esclavage. La souffrance de l’esclave,
qui doit toucher le lecteur par le rapprochement de son humanité avec celle
du héros, est due à l’inhumanité de l’institution de l’esclavage. En effet,
l’objectif de l’auteur est tout d’abord de révéler cette inhumanité. Il est
donc question de présenter non seulement l’esclave comme un être humain,
mais aussi des expériences inhumaines qu’il vit en tant qu’être humain. La
manière par laquelle l’esclave est représenté en tant qu’être humain et ses
expériences comme esclave révélées au lecteur dépendent donc des motifs
et des objectifs de l’auteur et de la manière par laquelle il perçoit l’esclavage.
Il en va de même dans la littérature byzantine, mais les conséquences en
sont toutes autres. Prenons par exemple le caractère d’André, dans la Vie
d’André le Fou. Comme enfant, André est acquis par un homme puissant
et élevé dans sa maison. Son maître l’aime bien et apprécie ses qualités.
Il l’envoie à l’école et lui confie l’administration de sa maison. Suite à
une vision dans laquelle le Christ lui demande de devenir fou pour lui,
André décide qu’il doit devenir libre pour pouvoir accomplir sa vocation.
L’esclavage n’est pas présenté ici comme une institution inhumaine. André
ne souffre pas en tant qu’esclave. Sa séparation de ses parents, par exemple,
n’est pas mentionnée. Il n’est pas puni, ni battu par son maître. Son escla-
vage devient problématique uniquement parce qu’il ne peut pas servir à
la fois le Christ et son maître corporel. Tous les autres récits précédem-
ment mentionnés présentent la même perspective : l’humanité de l’esclave
est mise en relief, mais sans que son expérience d’esclave soit pour autant
négativement représentée. Aucun de ces esclaves personnages littéraires n’est
battu par son propriétaire. Au contraire, tous sont aimés et appréciés par
leurs maîtres, y compris ceux qui sont vendus en terre arabe, comme Élie le
Jeune. Le maître, quant à lui, est toujours décrit comme un bon chrétien, se
comportant affectueusement avec ses esclaves. Contrairement à Malchus le
moine, aucun de ces esclaves ne prend la fuite, et la plupart sont affranchis,

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ce qui souligne l’humanité du maître. Une telle perspective ne peut pas


entraîner une perception négative de l’institution de l’esclavage. Plus préci-
sément, le fait qu’il n’y ait pas une perception négative de l’esclavage n’a pas
rendu possible la représentation littéraire de la souffrance de l’esclave. En
effet, dans la mentalité chrétienne, l’existence de l’esclavage avait toujours
une justification morale.

L’esclavage dans la pensée chrétienne


De Paul aux Pères de l’Église de l’Antiquité tardive, l’institution de
l’esclavage a peu intéressé les commentateurs chrétiens. Cela n’a rien d’éton-
nant puisque Paul a ouvert la voie à une conception de l’esclavage comme
état social parmi les autres établis par Dieu, décourageant ainsi tout débat
sur l’égalité sociale quelle que soit sa forme 18. Ceci ne concerne pas seule-
ment l’inégalité entre libres et esclaves, mais aussi entre hommes et femmes,
riches et pauvres, et toutes les autres sortes d’inégalités au sein de l’ensemble
des chrétiens. Dans l’Épître à Philémon, Paul renvoie Onésime, l’esclave
fugitif, à son maître 19. Dans l’Épître aux Éphésiens, les devoirs d’un esclave
envers son maître sont comparés à ceux d’un enfant envers ses parents, et
Paul enjoint à l’esclave « d’obéir à ses maîtres selon la chair, avec crainte et
tremblement, et dans la simplicité de son cœur, comme au Christ 20 ». De
même est-il enjoint aux parents et aux maîtres de montrer de la considéra-
tion envers leurs enfants et leurs esclaves 21. Selon Jean Chrysostome Dieu,
en créant l’homme, ne l’a pas fait esclave, mais libre. C’est le péché qui a
rendu l’homme esclave, et notamment la guerre et la cupidité 22.
On trouve cette même attitude dans les écrits d’Ambroise et d’Augustin.
Essayant d’expliquer pourquoi il y a des esclaves, tous deux concluent que
l’esclavage n’est pas une situation de « la nature », mais la conséquence de
la sottise (Ambroise) ou du péché de l’homme (Augustin) 23. Par natura,
ils n’entendent pas, comme Aristote, l’ordre du monde optimal créé par
l’homme et pour l’homme, mais les lois créées par eux. Autrement dit,
ce n’est pas Dieu qui est responsable de l’institution de l’esclavage, mais
l’homme. L’esclavage n’est pas une partie essentielle de l’existence de
l’homme, il est une punition pour ses péchés. Ainsi, l’esclavage n’est pas
conçu comme une imperfection humaine, mais comme une juste punition
divine. Il est clair qu’une telle définition ne met pas en question l’exis-

18. P. Garnsey P., Ideas of Slavery from Aristotle to Augustine, Cambridge-New York, Cambridge Univ.
Press, 1996, p. 173-188 ; Glancy J. A., Slavery in Early Christianity, Oxford-New York, Oxford
Univ. Press, 2002, p. 57 sq.
19. Paul, Philémon, 10-17.
20. Paul, Ephés. 6,5-8 ; I Timot., 6,1-2.
21. Paul, Col., 4,1.
22. PG, t. 62, p. 155-161.
23. Garnsey P., op. cit., p. 191-219.

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tence de l’esclavage. En fait, elle s’accorde parfaitement avec la définition


de l’esclavage dans la loi de l’État byzantin du vie siècle, notamment celle
proposée dans le Digeste : par la loi naturelle tous les hommes sont libres,
ce sont les guerres qui en font des esclaves. Mais l’État et l’Église en définis-
sant différemment la « loi naturelle » proposent comme origine ou cause
de l’institution de l’esclavage, l’un la guerre – acte de l’homme –, l’autre
le péché – acte de l’homme également. Dans ces conditions, il n’est pas
étonnant que l’esclavage ne soit pas perçu comme un phénomène néfaste.
Évêques et monastères de cette période peuvent donc sans problème possé-
der des esclaves 24.
Les hagiographes byzantins se situent ainsi en partie, dans la ligne des
Pères de l’Église quant à la perception de l’esclavage. Bien qu’il menace la
liberté des Byzantins, l’esclavage n’est pas considéré par eux comme étant
intolérable. L’humanité de l’esclave est valorisée par les hagiographes, mais
cela se fait en accord avec l’existence de l’institution de l’esclavage et avec
la définition de l’esclave comme propriété. La perception de l’humanité de
l’esclave peut donc être sujette à évolution – notamment, ici, en fonction
de la conjoncture politique, militaire et religieuse –, mais cette évolution ne
vient nullement contredire un élément plus structurel, à savoir l’acceptation
de l’esclavage comme institution.

L’esclavage comme expérience religieuse positive


En effet, bien qu’il menace les Byzantins de statut libre, ce n’est pas
l’esclavage qui est le sujet des hagiographes, mais l’enlèvement et la perte
de liberté comme éléments constitutifs de l’expérience du saint. Si celui-ci
n’échappe pas aux pirates, il est vendu comme esclave en terre arabe. Dans
ce cas l’auteur représente l’esclavage comme une expérience dans la quête de
Dieu. Il ne s’agit pas d’une mission choisie par le saint lui-même. Compte
tenu de la situation politique, c’est le destin divin qui lui est imposé par
l’intermédiaire de son état d’esclavage. Ainsi, dans la Vie d’Élie le Jeune, le
saint est prévenu de son sort dans un rêve d’enfance : il sera pris par les
Arabes, vendu comme esclave et mettra à profit son état d’esclave pour
propager la foi chrétienne là où il le faut 25. Le thème du chrétien dévoué en
pays arabe que développent les hagiographes peut avoir ainsi un but moral.
Un des dangers pour les Byzantins était non seulement l’enlèvement de leurs
habitants libres, mais aussi la conversion à l’islam de ceux-ci 26. Avec le motif
qui présente le rapt et la réduction en esclavage en tant que destin chrétien
les hagiographes fournissent aux Byzantins chrétiens capturés un modèle

24. Nov. Just., 7, praef. ; 7, 1 ; 7, 3 ; 32, 1 ; 120, 1. Rotman Y., Les esclaves…, op. cit., p. 204-206.
25. Rossi Taibbi G. (éd.), Vita di Sant’Elia il Giovane, op. cit., chap. 4-9.
26. Par exemple Nikon « Repentez-vous » fait une expédition en Crète pour ramener des renégats à la
foi chrétienne, Vie de Nikon « Métanoeite », op. cit., chap. 20.

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exemplaire qui offre une raison morale à leur malheur afin qu’ils résistent
à la conversion à l’islam. L’esclavage a ainsi un objectif positif. L’esclave est
représenté comme un être humain, ayant ses pensés et ses actions, sans pour
autant que sa situation soit présentée comme un malheur. La réduction en
esclavage renvoie à un but divin. Elle n’est plus une punition, comme dans
l’argumentaire des Pères de l’Église. Elle devient un acte de Dieu, un destin
divin. C’est dans cette perspective que la représentation de l’humanité de
l’esclave s’avère une nécessité afin de fournir une consolation aux victimes
des rapts. Et cela non pas uniquement pour les chrétiens.
Le même thème se trouve en effet dans la littérature hébraïque de
l’époque. Le Livre de la Tradition (Sefer Ha-Qabbala) d’Abraham Ibn
Daud (milieu du xiie siècle) recèle la fameuse légende dite de « l’histoire de
quatre captifs », censée raconter celle de la fondation des grandes écoles
rabbiniques en Afrique du Nord et en Espagne 27. De grandes yeshivot y
surgissaient à partir du ixe siècle, et devenaient elles-mêmes des centres
culturels et juridiques exerçant une autorité propre. C’est par exemple,
le cas de celle de Kairouan et de Cordoue. La légende des quatre captifs
raconte comment quatre grands érudits de Bari furent enlevés par des
pirates arabes, vendus aux quatre coins de la Méditerranée, puis rachetés
par leurs coreligionnaires locaux. Selon cette légende la présence de ces
grands érudits permit aux communautés locales de fonder les grandes yeshi-
vot d’Afrique du Nord et d’Espagne en gagnant leur indépendance vis-à-vis
de la grande académie juive d’Iraq. Dans la légende, les captifs sont rachetés
par leurs coreligionnaires et non pas vendus comme esclaves à l’instar des
captifs chrétiens. Mais la perte de liberté y est mise en service d’un objectif
religieux positif.
La littérature de l’époque met donc en relief deux thèmes, ceux de la
perte de la liberté et de l’humanité de l’esclave. Mais perte de liberté et
esclavage sont représentés comme des expériences positives, à caractère
religieux, ce qui, loin de conduire à considérer l’esclavage comme un
phénomène néfaste, revient à en faire une sorte de nécessité, un élément
spirituel d’une situation politique nouvelle. L’humanité de l’esclave que la
littérature médiévale développe pour les hommes libres réduits en esclavage,
s’avère être conforme avec l’existence de l’institution de l’esclavage. Nous
le remarquons aussi à travers le statut juridique de l’esclave dans l’Empire,
notamment dans sa possibilité de se marier.

27. Cohen G. D. (éd.), « The story of the Four Captives », Proceedings of the American Academy for
Jewish Research, vol. 29, 1960-1961, p. 55-131.

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L’humanité de l’esclave et le mariage


Selon les définitions classiques de la loi romaine, un mariage est un
contrat entre deux personnes libres qui fixe les conditions de leur vie conju-
gale dans un but de procréation. Il est bien entendu que, n’ayant pas de
personnalité juridique, les esclaves ne peuvent pas, selon cette définition,
accéder à une telle union. Il existait donc d’autres formes de liaison conju-
gale pour les esclaves. À l’époque byzantine, le statut conjugal de l’esclave
change sous l’influence de l’évolution du mariage chrétien. La législation
byzantine qui ne traitait pas jusqu’alors du mariage des esclaves, prend des
dispositions sur ce point.
Une Novelle de Justinien, de 536, abolit ainsi la dissolution du mariage
pour raison de différence de statut lorsque l’un des conjoints devient esclave
par captivité 28. Le captif byzantin garde son statut matrimonial même si la
captivité le réduit à l’esclavage. À la fin du ixe siècle, Léon VI essaie égale-
ment de régler le problème de couples d’esclaves liés par un lien conjugal
lorsque l’un est affranchi tandis que l’autre reste esclave 29. La législation
encourage cette union, en s’appuyant surtout sur la volonté du maître de les
laisser dans le même statut. Une autre Novelle du même empereur traite des
mariages entre une personne libre et un esclave d’un autre maître, signe que
les unions entre esclaves commencent à se former dans le cadre d’une insti-
tution juridique 30. Cette Novelle recommande au maître l’affranchissement
de l’esclave en question. Elle permet aussi à la personne qui veut épouser
un individu de statut servile de se vendre au maître de ce dernier si celui-ci
ne veut pas vendre son esclave. Et si elle ne souhaite pas se vendre, ou ne
dispose pas des moyens pour acheter l’esclave qu’elle souhaite épouser, la
Novelle instaure un autre moyen juridique : elle travaillera à gages chez le
maître jusqu’à ce qu’elle accumule la valeur fixée entre eux (il s’agit bien
du mariage chrétien – gamos). On note aussi qu’un canon patriarcal du
xe siècle interdit la communion aux couples d’esclaves unis hors de l’Église 31.
En 1095, la législation impériale aborde encore ce sujet du mariage chrétien
entre un couple d’esclaves 32. D’après ce texte, des mariages chrétiens entre
esclaves existaient bien avant que la Novelle ne soit rédigée. Elle interdit
désormais toute autre forme d’union entre esclaves, imposant le mariage
chrétien – gamos – comme la seule union matrimoniale légitime.
En matière de mariage, l’humanité de l’esclave est donc parfaitement
reconnue, sans que sa position d’esclave soit par ailleurs contestée. Une fois
de plus, on trouve à l’origine de ce changement de conception la conjonc-
28. Il s’agit de l’évolution du mariage chrétien, qui est sauf exception indissoluble. Nov. Just., 22, 7.
29. Noailles P., Dain A. (éd.), Les Novelles de Léon le Sage, op. cit., nov. 101.
30. Ibid., nov. 100.
31. Pitra J.-B., Juris ecclesiastici Graecorum historia et monumenta, vol. 2, Rome, 1868, p. 346,
canon 199.
32. Zepos (éd.), Jus Graecoromanum, op. cit., vol. 1, coll. 4, nov. 35.

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ture politique, qui détermine la perte de liberté et la réduction en esclavage


de nombreux Byzantins. Leur statut matrimonial s’avère problématique et
est le sujet d’un processus législatif qui transforme aussi le statut matrimo-
nial de l’esclave dans l’Empire. Et, comme dans le cas de la représentation
littéraire de l’esclave, cela ne compromet pas l’existence de l’institution de
l’esclavage.
ɰ
La question initiale, posée en introduction, était celle de la possibilité
ou non d’un changement de mentalité relatif à la situation de l’esclave.
Nous avons essayé de montrer qu’un tel changement s’est effectivement
produit, notamment suite à une transformation de la conjoncture politique.
Dans le cadre de la Méditerranée médiévale, le phénomène de la piraterie a
entraîné la perte de liberté de nombreux hommes libres, et a eu pour résul-
tat une représentation littéraire de l’humanité de l’esclave. Mais la nouvelle
image humaine de l’esclave est restée conforme à l’existence de l’esclavage
et n’a pas infléchi sa situation. Bien au contraire : en représentant la perte
de liberté et l’esclavage comme les signes d’un destin à finalité divine, les
écrivains de l’époque ont trouvé un nouveau moyen de légitimer la situa-
tion de l’esclave. Paradoxalement, un changement de conception a ainsi
permis la perpétuation de l’existence de l’esclavage. Quant à l’humanité
de l’esclave, celle-ci s’avère aléatoire, car dépendante, dans nos sources, de
la perspective politique et sociale de l’auteur qui détermine la manière par
laquelle il met en forme son récit.

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De la fidélité servile
Alain Testart

Le problème avec l’esclavage est que les émotions semblent toujours


devoir l’emporter sur la réflexion, ainsi que sur les données les mieux
assurées. De salariés astreints à des conditions de travail inhumaines, on
dira que ce sont des « esclaves ». On a dit la même chose pour dénoncer la
condition de la femme, ou encore pour qualifier des peuples opprimés. Ce
ne sont là qu’utilisations métaphoriques des termes. Les images, également,
sont trop prégnantes et l’on pense trop facilement, en parlant d’esclavage, à
La case de l’oncle Tom ou aux gladiateurs de l’Antiquité. C’est oublier qu’il
y eut aussi de riches concubines esclaves, oublier que le pouvoir souvent
(mais pas dans l’Antiquité) a eu recours à des gardes ou même des armées
serviles, et que ces esclaves ont détenu un pouvoir certain et ont joui d’un
régime de faveur. À travers les siècles et les sociétés, rien n’est plus variable
que la condition matérielle des esclaves. C’est d’abord parce que son statut
juridique (qui le prive de liberté et très généralement des droits ordinaires
attachés au citoyen ou au sujet) ne véhicule pas, comme on le croit souvent,
l’idée que ces hommes auraient été vus et traités comme des choses. Le
statut de l’esclave est toujours défini de façon plus subtile, et plus précise.

Les esclaves ne sont pas des choses


L’idée de l’esclave « chose », donc déshumanisé, s’attache tout particu-
lièrement à l’esclave antique, romain, dont on sait qu’il était – aux termes
mêmes du droit romain – dépourvu de tout droit. Elle s’origine directe-
ment dans un ethnocentrisme juridique assez courant qui fait appliquer nos
catégories là où elles ne s’appliquent pas : comme dans le droit moderne, et
conformément à la fameuse déclaration des droits de l’homme, on ne peut
concevoir d’homme sans droits, du seul fait que l’esclave antique en était
dépourvu, on conclut qu’il n’était pas conçu comme un homme. L’absurdité
de ce raisonnement sauterait aux yeux s’il était explicite : tout le droit antique
est précisément bâti sur un principe tout différent de celui de notre décla-
ration universelle des droits de l’homme. Comme le dit Gaius (Inst. I, 9) :

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omnes homines aut liberi sunt aut servi, « les hommes sont libres ou esclaves ».
C’est une distinction fondamentale (summa divisio) au sein de l’ensemble
des hommes et, selon les termes mêmes employés par l’éminent juriste, que
certains soient esclaves ne les empêche pas d’être qualifiés d’« hommes ».
L’origine la plus évidente du préjugé moderne selon lequel ils ne le
seraient pas provient d’un contresens. L’esclave, dans tous les textes
juridiques romains, est défini comme res, ce que l’on rend par « chose », et
l’on en conclut qu’il n’était que cela et pas un homme. Mais les problèmes
de traduction sont toujours complexes et on se méprend gravement sur le
sens du terme latin « res » utilisé pour désigner l’esclave : le mot employé ici
dans un contexte juridique désigne l’objet de droit (par opposition au sujet
de droit) et ne signifie rien d’autre que le fait que l’esclave, étant seulement
objet de droit, n’est donc (du point de vue juridique, mais seulement de
ce point de vue) qu’une chose. Et voici la mise au point, qui nous paraît
décisive, de Dumont 1 : « Le mot res revêt dans les textes juridiques une
valeur classificatoire et, selon toute apparence, ne s’oppose jamais, dans la
sémantique latine, au caractère humain, contrairement à ce qui se passe avec
“chose” en français, avec les mots équivalents dans diverses autres langues. »
Voici maintenant ce que dit Veyne 2 : « Quoi que l’on dise parfois, l’esclave
n’est pas une chose : on le considérait comme un être humain. Même ses
mauvais maîtres qui le traitaient inhumainement lui faisaient un devoir
moral d’être bon esclave, de servir avec dévouement et fidélité. Or, on ne
fait pas la morale à un animal ou à une machine. » Faut-il dire, plus simple-
ment encore, que l’esclave était puni, et on sait avec quelle rigueur, par la
loi romaine ? Or, on ne punit pas les choses (sinon en vertu d’un anthro-
pomorphisme rare), le droit pénal concerne normalement les hommes, à
la rigueur les animaux.
Les esclaves romains avaient d’ailleurs une vie religieuse : ils participaient
traditionnellement au culte des ancêtres de leur maître et il était coutumier
(bien que ce ne soit pas un droit du point de vue de l’État romain) de leur
faire des funérailles, la tombe de l’esclave ayant, comme celle de n’importe
quel être humain, le caractère de res religiosa 3. Encore une fois, une mise
au point faite par Dumont 4 nous paraît décisive :

1. Dumont J.-Ch., Servus. Rome et l’esclavage sous la République, Rome, Ecole Française de Rome,
1987, p. 97.
2. Veyne P., « L’empire romain », dans Brown P. et al. (éd.), De l’empire romain à l’an mil (t. 1 de
Histoire de la vie privée), Paris, Le Seuil, 1985, p. 62.
3. Girard F., Manuel élémentaire de droit romain (2 vol., Paris, Edouard Duchemin, 1929, p. 104-
105), qui mentionne ces données, si fiables par ailleurs, y voit à tort des indices de reconnaissance
de la personnalité de l’esclave. Mais c’est confondre personnalité et humanité : ces deux notions
sont certes indissociables dans le droit moderne mais pas dans le droit romain. L’esclave romain n’a
pas de personnalité (juridique) mais c’est un être humain (qualité à la fois biologique et ontologi-
que, avec toutes les conséquences religieuses que cette qualité implique).
4. Dumont J.-Ch., « La mort de l’esclave », dans Hinard Fr. (éd.) La mort, les morts et l’au-delà dans
le monde romain, Caen, université de Caen, 1987, p. 183-184.

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« Nous possédons, pour l’Empire, mais aussi pour la République, un


faisceau de preuves archéologiques, épigraphiques, littéraires, juridiques
établissant que certains esclaves obtenaient une sépulture, soit séparée,
soit dans le monument familial de leurs maîtres. Quoiqu’on en ait pu
dire, il est hors de doute que l’opinion […] selon laquelle l’endroit où est
enseveli un esclave devient locus religiosus, ne correspond pas à une innova-
tion du temps de Trajan, mais constate une tradition ancienne : Varron
parlait déjà de la divinité des Mânes serviles, et ce pour évoquer des usages
immémoriaux. »
Que l’esclave ne soit pas « déshumanisé » dans la conception romaine,
une des plus dures (absence totale de droits reconnus à l’esclave, absence
de protection avant l’Empire), cela vaut a fortiori pour les autres formes
d’esclavage. D’ailleurs l’argument présenté par Veyne est général : dans
toute société, on punit les esclaves, et on ne punit pas des choses. Et je ne
vois pas d’exemple dans lequel on aurait dénié à l’esclave la qualité d’homme
religieux : même le code noir (1685) qui légitime l’une des pires formes
d’esclavage fait un devoir à l’esclave d’embrasser la religion catholique.

Les esclaves ne sont pas « désocialisés »


Un autre préjugé tout aussi tenace voudrait que l’esclave ne fasse pas
partie de la société, qu’il soit considéré comme hors de la société. C’est-à-
dire que sa condition se caractérise par une « désocialisation ». Pourtant,
si l’on ouvre le Gaffiot, ou n’importe quel dictionnaire de latin, on lira à
l’entrée familia (premier sens) :
« Ensemble des esclaves de la maison, le personnel des esclaves [ce qui fait
que familia societatis désigne] le personnel des esclaves attachés à la compa-
gnie fermière [ou familia publica] les esclaves attachés au service public. »
Ce qui veut dire que, dans la conception romaine, l’esclave fait partie
de la famille (entendue ici dans le sens de « maison »). Il n’est pas du tout
hors de la société. C’est encore ce que montre famulus ou famula, termes
courants pour les esclaves (au masculin ou au féminin), par opposition à
servus qui a toujours un sens plus officiel et juridique. Les esclaves sont en
quelque sorte des « familiers », les familiers de la maison, au même titre
que les domestiques. Ils appartiennent à la « famille », tout comme les
domestiques étaient encore comptés comme membres de la « famille » dans
l’Europe du xvie ou xviie siècle.
Les données grecques sont tout aussi nettes : l’esclave fait partie de
l’oikos, terme clef du vocabulaire sociologique de la Grèce ancienne que
l’on rend toujours mal par « domaine, maison ». La chose a été maintes fois
soulignée par les hellénistes, par Finley 5 en particulier, dans le contraste qu’il
5. Finley M., Le monde d’Ulysse (trad. fr.), Paris, La Découverte/Maspero, 1983 (1954), p. 68-70.

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trace avec le thète, sorte de salarié occasionnel et qui, pour son malheur,
ne fait pas partie de la maison : il est, à la différence des esclaves, décrit
par Homère comme le plus malheureux des hommes. On trouve encore
chez Homère oikétes et dmós pour « esclave », deux termes qui se rattachent
étroitement à oikos, pour le premier, et plus étonnement au latin domus et
au grec domos ou domâ, pour le second. Benveniste 6 émet aussi l’hypothèse
plus hardie que doûlos (terme de référence pour l’esclave en grec) renverrait,
selon le témoignage d’Hésychius, à la même idée de maison.
Ces données sont connues depuis longtemps, mais on n’en tire pas les
conclusions qui s’imposent, sans doute en raison d’une confusion entre les
notions de famille et de parenté. « Famille » a en français, comme dans les
autres langues occidentales, comme familia en latin 7, deux sens qui corres-
pondent à des réalités sociologiques différentes. Au premier sens, il désigne
un ensemble de parents. Au second, un ensemble de gens qui forment une
unité économique et résidentielle, et qui est placée sous une même autorité ;
c’est ce que l’on appelle un groupe domestique. Une « famille » au premier
sens (groupe de parents) est composée de gens qui ne vivent pas nécessaire-
ment ensemble. Quant à la « famille » au deuxième sens (groupe domesti-
que), en dehors du monde occidental moderne, elle comprend assurément
des parents, mais pas seulement. Elle comprend les domestiques, ce que
l’on trouve encore dans l’Europe immédiatement avant l’ère moderne, mais
aussi couramment en Asie. Et à Rome, la familia comprend pareillement
certains affranchis, peut-être (ou au moins de façon métaphorique) certains
amis, les domestiques de condition libre attachés au service de la maison
(mais sur plusieurs points, en particulier celui de la répression du meurtre
du maître, assimilés aux esclaves) et les esclaves. Qu’ils fassent partie de la
familia implique aussi qu’ils soient soumis à l’autorité du paterfamilias (le
père de la familia), autorité très grande qui lui donne droit de vie et de mort
sur ses fils, et pareillement sur ces autres dépendants que sont les esclaves.
Nul mystère donc que les esclaves fassent partie de la famille – au sens
de groupe domestique. Mais ils ne font certes pas partie de la famille au
sens de groupe de parents. Ils ne sont assurément pas parents du maître,
ni d’aucun autre citoyen. Ils n’on pas les trois noms (nomen, praenomen,
cognomen) qui caractérisent le citoyen romain, étant sans nom (sans nom
gentilice) et exclus de la cité (la civitas, ensemble des citoyens). Ils ne sont
parents de personne d’autre, ne peuvent pas plus être parents entre eux,
leur mariage n’étant pas reconnu, etc. Ils sont donc totalement exclus de
la parenté, et totalement exclus de toute parenté possible. Inclus dans un
groupe (qui n’est pas de parenté) et exclus tout à la fois de tout groupe de
parents et de toute communauté civile (ensemble de citoyens). On mesure
6. Benveniste E., Le vocabulaire des institutions indo-européennes (2 vols.), Paris, Éd. de Minuit,
1969, I, p. 358.
7. Je dois à la bienveillance de Jean-Christian Dumont d’avoir attiré mon attention sur ce point.

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tout ce qu’il y a de sommaire à vouloir les caractériser comme « désociali-


sés ». Ils ne sont pas « hors la société », ils sont dans la société mais hors un
certain niveau de socialité (celui de la citoyenneté). Ils ne sont pas « hors
groupe », ils sont dans un groupe (la famille) mais hors d’un certain type
de groupe (celui de la parenté). Ils ne sont pas plus « hors droit » (une légis-
lation importante les concerne ; le statut même d’esclave est juridique), ils
sont dans le droit mais sans avoir aucun droit – ce qui n’est pas du tout la
même chose. Ils ne sont pas « hors l’humanité », ils sont dans l’humanité
mais à une place particulière que leur a ménagée la société. L’esclave ne
peut jamais être défini (j’entends « défini » de façon théorique) en dehors
de la société : l’esclave ne se conçoit que dans une société qui détermine et
légitime plusieurs niveaux de socialité.
Des données similaires valent pour l’esclavage africain, c’est-à-dire
l’esclavage qui a été pratiqué entre peuples africains en même temps que
la traite et la colonisation, et très probablement avant. C’est l’exclusion de
la parenté, et plus précisément du lignage, qui caractérise la conception
africaine – tandis que dans la conception antique, l’exclusion de la parenté
n’est qu’un aspect particulier de l’exclusion de la cité (civitas à Rome, polis
en Grèce). Selon un mot de Bohannan 8, les esclaves sont « unkinned »
(dépouillés de leur parenté comme ils le seraient de leur peau – « unskinned »,
en anglais). Tous les africanistes réunis dans l’ouvrage de Miers et Kopytoff 9
confirment cette vue, et, dans un travail comparatif d’ensemble 10 sur
l’esclavage africain nous n’avons pas trouvé une seule exception à cette règle
que l’esclave était partout hors lignage et hors parenté. Cette donnée définit
son statut, en particulier le fait qu’il soit sans droit dans les sociétés ligna-
gères (le lignage n’étant plus là pour assurer ses droits en faisant vendetta) et
sans protection, autre que celle que veut bien lui accorder son maître. Mais
il est partout, pour autant que nous ayons les données, intégré à la famille
– au sens de groupe domestique. Les termes africains pour « lignage » possè-
dent parfois la même ambiguïté que les nôtres pour « famille » : ils peuvent
s’appliquer tant au groupe résidentiel (avec les épouses qui, pour un lignage
patrilinéaire, ne font pas partie du lignage) qu’au groupe de parenté qu’est le
lignage (qui comprend, toujours dans l’exemple d’un lignage patrilinéaire,
les descendants par les hommes mais pas les conjointes).
C’est cette double situation très claire – et parfaitement parallèle à celle
du monde antique – d’être à la fois intégré au groupe domestique et hors
de tout groupe de parenté qui, si elle n’est pas comprise, conduit à des vues
aberrantes. La plus commune est celle qui voudrait que l’esclavage interne
8. Bohannan P., Social anthropology, New York, Holt, Rinehart & Winston, 1963, p. 180.
9. Miers S., Kopytoff I. (éd.), Slavery in Africa: Historical and Anthropological Perspectives, Madison,
University of Wisconsin Press, 1977.
10. Travail d’équipe mené au Laboratoire d’anthropologie sociale entre 1998 et 2002 ; publication
partielle des résultats dans Testart A., L’esclave, la dette et le pouvoir : études de sociologie compara-
tive, Paris, Errance, 2001, et http://cartomares.ifrance.com.

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africain soit plus « doux » que celui de l’Antiquité parce que « domestique »
(en ce même sens, on parle d’« esclavage de case » ou encore d’esclavage
« patriarcal »). Or, nous l’avons vu, l’esclave est dans la conception antique
tout autant « domestique » en ce qu’il est intégré à la domus. Une autre vue
voudrait que l’esclave africain soit comme un membre de la famille, avec
cette conséquence qu’il n’y aurait que peu de différence entre l’esclave et
l’affranchi. Tous deux sont en effet membres de la famille (groupe domes-
tique), mais seul le second est parent, et membre du lignage, parce que
l’affranchi a été adopté et est devenu fils de son ancien maître, avec tous les
droits que ce statut parental implique. La différence est que l’affranchi ne
peut plus être tué, pas plus qu’un autre membre de la parenté, tandis que
l’esclave, tout membre du groupe domestique qu’il est, peut l’être impuné-
ment par un membre du lignage. Ce que dit sans détours un Nuer : « Si
vous maudissez un Dinka [population dont les Nuer tiraient leurs esclaves]
de votre maisonnée, eh bien, vous le maudissez, voilà tout. S’il se fâche,
vous lui dites que vous allez le tuer et qu’il ne se passera rien. Vous nettoie-
rez tout simplement votre lance dans la terre et la pendrez 11. »
Cette dimension domestique de la conception de l’esclavage est assez
répandue dans la mesure où on le retrouvera dans maintes sociétés d’Asie,
mais elle n’est pas universelle. On ne la trouvera sans doute que beaucoup
plus difficilement dans l’esclavage de latifundia antique (dont il faut rappe-
ler qu’il ne représente qu’une forme minoritaire d’utilisation des esclaves au
cours de l’Antiquité, même romaine, absente par exemple du monde de la
Grèce classique) et encore moins dans les formes modernes et coloniales de
l’esclavage de plantation. Je ne suis d’ailleurs pas certain qu’elle soit présente
dans les sociétés amérindiennes d’Amérique du Nord, en particulier sur la
côte nord-ouest (du sud de l’Alaska au nord de la Californie) où l’esclavage
(entièrement précolonial) était particulièrement important, à la fois pour
les effectifs et dans les institutions.
C’est que la conception domestique de l’esclave est liée à deux phéno-
mènes. Le premier est que la production reste dans un cadre domestique,
ce qui est le cas de toutes les sociétés sans État étudiées par les ethnologues,
des sociétés lignagères d’Afrique par exemple, et encore, pour une grande
part au moins, de la Grèce antique à l’époque classique. Dans ce cadre
domestique de la production, l’opposition principale en ce qui concerne la
condition de l’esclave (condition matérielle et non statut juridique, qui ne
change pas nécessairement en même temps) est celle entre l’esclave qui vit
auprès du maître, à son service et dans sa maisonnée, et celui qui est établi
(« casé » selon l’expression consacrée par une pratique romaine répandue
dès avant la fin de l’Empire romain) sur une parcelle de terre autonome,
formant éventuellement une famille avec femme et enfants, moyennant

11. Evans-Pritchard E. E., Les Nuer, 1937 (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1968, p. 251.

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une rente, généralement lourde, ainsi que divers services à rendre au maître.
Le second facteur à prendre en compte est ce que l’on peut appeler le
« destin » de l’esclave, lequel dépend des stratégies sociales du maître. Dans
une société où le principal enjeu est d’avoir des gens à soi, fils, épouses et
parents, c’est-à-dire essentiellement un groupe de parenté qui est fort et
puissant, l’esclavage représente une institution dotée d’un grand potentiel :
les femmes esclaves, mariées ou non, fourniront des fils et des filles que
(puisqu’ils et elles sont sans parenté, comme leur mère) le maître pourra
adopter et intégrer dans son groupe de parenté. Quant aux esclaves mascu-
lins, il pourra également les adopter et renforcer d’autant son groupe. Dans
une telle société, l’affranchissement – et l’adoption, qui va de pair –, repré-
sente la stratégie majeure des puissants en rapport avec l’esclavage. Pour
des raisons qui ne tiennent pas à la parenté, il a pu en aller à peu près de
même à Rome pendant la République et surtout pendant l’Empire : les
esclaves, en étant affranchis, entraient dans la clientèle de l’ancien maître,
et la possession d’une importante clientèle a toujours été un des princi-
paux facteurs de la puissance à Rome. Ainsi, nous voyons essentiellement
deux facteurs (indépendamment de l’usage domestique des esclaves qui est
universel) pour rendre compte de la conception domestique de l’esclavage :
une production qui reste globalement dans un cadre domestique et une
stratégie d’affranchissement en rapport avec une forme prédominante de
pouvoir fondée sur le contrôle des hommes (et non des biens).
La côte nord-ouest américaine constitue un bon contre-exemple : ces
sociétés ne pratiquaient aucune forme d’affranchissement. Quant à l’escla-
vage moderne aux colonies, il ne correspond évidemment pas aux condi-
tions que nous avons expliquées. Ce n’est pas seulement qu’il présente des
particularités bien connues, comme l’équation noir = esclave ou le fait que
les États d’Europe, en l’occurrence la France et l’Angleterre (l’Espagne étant
différente), maintiennent aux colonies un statut juridique (l’esclavage) qu’ils
ont depuis longtemps aboli sur leur territoire métropolitain. Ces deux parti-
cularités font que l’esclave des xviie, xviiie et xixe siècles diffère des autres.
Ce qui diffère également est que, à cette époque, et pour la première fois
dans l’histoire (avec sans aucun doute des précédents au Moyen Âge ou à
Rome, mais de façon limitée), les stratégies des classes dominantes ont visé,
non à s’assurer des dépendants ni à asseoir leur pouvoir sur les hommes,
mais l’accumulation des biens, leur négoce, l’argent, ce dont les hommes
ne furent plus que les moyens. Les esclaves n’en étaient pas moins intégrés
dans la société, ils n’en faisaient pas moins partie de ces entreprises, sociales,
qu’étaient les plantations. Ils n’étaient pas pour autant des choses, lesquelles
d’ailleurs, argent, canne à sucre ou autres produits, faisaient partie de la
société ; ils étaient plutôt intégrés dans la société au niveau le plus inférieur.

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Les esclaves fidèles (1) : les esclaves détenus à titre privé 12


Je crois, enfin, que la meilleure preuve que les esclaves n’ont pas été vus,
ni traités, comme des « choses » est que leurs maîtres ont souvent attendu
de leur part loyauté et fidélité. On n’attend pas, en effet, fidélité ou loyauté
de la part des choses ou des machines. Or, comme nous allons le montrer,
cette fidélisation des esclaves représente une pratique importante, sinon
majoritaire, dans maintes sociétés.
Il convient tout d’abord de relever que les hellénistes et romanistes
se sont souvent étonnés du faible nombre de révoltes serviles durant
l’Antiquité. Encore en compte-t-on un certain nombre, en dehors de la très
célèbre révolte conduite par Spartacus. Mais dans d’autres sociétés, on en
compte encore moins. Cela étonne d’autant que notre mentalité moderne
nous fait considérer la servitude comme une chose abjecte et contre laquelle
il est à la fois naturel et légitime de se révolter. Mais il n’en a pas forcé-
ment été ainsi sous d’autres cieux et en d’autres temps. Dans une société
qui admet pleinement la légitimité de l’esclavage (c’est le cas de toutes les
sociétés avant le xviiie siècle) et que ne menace aucune velléité d’abolition,
la principale stratégie qui s’offre à l’esclave est de servir fidèlement son
maître, ce qui lui permettra, indépendamment même de la perspective de
l’affranchissement, de jouer un rôle social important en dépit de son statut
juridique. Et les exemples ne manquent pour montrer que ce rôle le fut
dans maintes sociétés.
Nous prendrons d’abord le cas, brièvement évoqué ci-dessus, de la côte
nord-ouest amérindienne. Selon une opinion qui a prévalu largement au
sein de l’anthropologie sociale du xxe siècle, les esclaves sur la côte nord-
ouest auraient été surtout des signes de prestige, que tout homme impor-
tant aurait été tenu d’exhiber, un peu comme les grands de l’Ancien Régime
dont l’importance n’allait pas sans l’entretien d’une voyante domesticité.
Les travaux récents ont montré que cette vue était largement erronée en
insistant sur la place importante que les esclaves occupaient au sein de la
production. Mais ces deux vues contraires ont en commun de sous-estimer
un des rôles majeurs de la classe servile : celui d’auxiliaires du pouvoir, et
d’excellents auxiliaires parce que fidèles. Cet important aspect de l’esclavage
en côte nord-ouest a été bien mis en évidence par James Douglas qui fut
le responsable du comptoir de la Compagnie de la baie d’Hudson à Fort
Stikine dans les années 1840 :
« La richesse et la considération dont jouissent les classes sociales, du jeune
adolescent jusqu’au plus grand des chefs, se jugent par le nombre de tels
dépendants [les esclaves] lesquels, il est vrai, sont souvent gardés à des fins de
12. Il ne faut pas confondre les esclaves détenus à titre privé et les esclaves détenus par des personnes
privées : un roi, par exemple, peut très bien avoir des esclaves à son service privé, à côté d’esclaves
affectés à des fonctions étatiques, administratives, militaires, ou autres.

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pure ostentation, mais se trouvent également être fort utiles à la chasse et à la


pêche, tout en constituant une garde rapprochée de supporters généralement
fidèles [« a bodyguard of generally faithful adherents »], prêts à tout pour leur
maître, à le protéger ou à occire ses ennemis sur une simple injonction de
sa part, sans élever la moindre objection et sans manifester de scrupules. En
fait, Shakes, le plus notoire chef de Stikine, n’a aucun suivant appartenant
à sa propre tribu mais seulement une suite de 24 esclaves, qui pagayent ses
canots, pêchent et chassent pour son compte, s’acquittent de toutes les basses
besognes à son service, partagent avec lui le même toit et, en bref, prennent
toujours fait et cause pour lui, au besoin les armes à la main 13. »
Douglas, en poste depuis 1830, c’est-à-dire depuis dix ans lorsqu’il écrit
ce texte, se révèle un excellent observateur. Plusieurs thèmes clés émergent
de ces quelques lignes simples. D’abord le fait que l’importance sociale d’un
homme se mesure au nombre de ses dépendants. Il n’ignore ni l’importance
du prestige dans la possession d’esclaves, ni leur rôle en tant que produc-
teurs. Mais il est le premier à mettre en évidence ce que nous ne retrouvons
plus aujourd’hui que de façon détournée ou biaisée : les esclaves, loin de
se révolter, constituent les plus fidèles des suivants. Ils sont les gardes du
corps, ils sont des gens sûrs. À tel point que le chef Shakes ne craint pas
de s’appuyer exclusivement sur eux pour sa sécurité personnelle et pour
entériner son autorité : il ne s’appuie sur aucun membre de sa tribu, et
encore moins sur sa parenté – ce qu’une vieille tradition de l’anthropologie,
toujours trop soucieuse de parenté, et seulement de cela, aurait conduit à
penser. Les esclaves sont plus sûrs que les parents. Le bon sens sociologi-
que élémentaire permet de le comprendre. D’abord, parce que le frère, le
cousin, voire le fils, est toujours un concurrent potentiel : rien n’est plus
courant que le fratricide au sein des familles royales. Un parent rapproché
est toujours un traître en puissance parce qu’il a presque la même légitimité
que celui qui détient le pouvoir. Un parent doit être ménagé, il a toujours
des droits à faire valoir, du simple fait qu’il est parent, une faveur à quéman-
der ou un apanage à espérer. L’esclave n’a rien de tout cela : la seule carrière
qui s’ouvre à lui est celle de la fidélité à un maître qui l’élèvera en même
temps qu’il s’élèvera. L’esclave est sans attache et, pour cette raison, sera le
plus exclusif des fidèles ; il le sera – nécessité fait loi – sans partage.
Il est significatif que Donald 14, le seul à avoir consacré une étude
d’ensemble à l’esclavage en côte nord-ouest, dise que « les esclaves faisaient
souvent de loyaux serviteurs ». Non qu’il n’y ait eu aussi quelques cas de
rébellion ouverte ou larvée. Sur vingt groupes à propos desquels cet auteur
a mené son enquête, il en recense huit pour lesquels il enregistre ce qu’il

13. D’après un manuscrit non publié de Douglas (Diary of a Trip to the Northwest Coast, 1841),
cité d’après Donald L., Aboriginal Slavery on the Northwest Coast of North America, Berkeley,
Los Angeles, Londres, University of California Press, 1997, p. 131, 305.
14. Op. cit., tableau A-4, p. 316.

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appelle des « rebellions mineures », bris d’outils ou murmures ; cinq pour


lesquels on signale le meurtre d’un maître par des esclaves. Le métier de
maître a ses risques, qui sont les mêmes apparemment chez les Amérindiens
et les anciens Romains dont les historiens nous disent qu’ils vivaient dans
la crainte permanente d’un assassinat par un esclave. Mais il a aussi ses
avantages et les données résumées par Donald 15 sont à cet égard éloquentes.
À l’issue de cette même enquête, il s’avère que les maîtres partaient souvent
pour un long voyage ou en expédition guerrière avec leurs esclaves, quelque-
fois seulement accompagnés par eux : ils servaient alors à manœuvrer les
lourds canots, ils facilitaient le commerce à longue distance et ils servaient à
la guerre. Le fait que des esclaves soient employés comme guerriers n’est pas
du tout rare dans les sociétés non étatiques et est reporté pour la côte nord-
ouest pour neuf groupes sur vingt. Voici encore qui paraît plus étonnant :
les esclaves, anciens ou récents, épousent la cause de leurs nouveaux maîtres
et leur servent de guides ou d’espions dans une attaque contre le peuple
même dont ils sont issus (deux références sur le sujet, dont un ethnologue
au-dessus de tout soupçon comme Swanton). Enfin, à la suite de la citation
de Douglas sur le rôle des esclaves d’un chef comme Shakes, nous savons
que les esclaves peuvent tuer pour son compte : le fait est rapporté pour
huit groupes. Ils tuent les armes à la main, non seulement à la guerre, mais
encore dans des conflits internes au groupe. Ils tuent en versant du poison,
ce qu’un homme de rang ne saurait faire lui-même ; ils tuent sur ordre, pour
débarrasser le maître « de ceux qu’il n’aime pas ou dont il prend ombrage
de ce qu’ils deviennent trop importants » – pour reprendre les mots mêmes
qu’utilise un Indien Makah dans un récit du temps passé 16.
Un bel ensemble de données qui va dans le même sens nous vient de
la Chine de l’époque des Han (de 206 av. J.-C. à 220 apr. J.-C.). Il s’agit
cette fois d’une société étatique mais qui se situe comme la côte nord-
ouest dans une longue tradition de morts d’accompagnement, même si la
pratique tend à s’étioler depuis l’unification impériale. C’est sans aucun
doute Wilbur 17, dans son livre classique sur l’esclavage chez les Han, qui
a le mieux mis en évidence une des principales fonctions des esclaves dans
ce genre de société, la plus négligée par la critique moderne mais souvent
commentée par les philosophes chinois de l’époque : leur utilisation comme
instrument de pouvoir par ceux qui les possédaient.
« À la base de ce phénomène se trouvait l’armement d’une part au moins
des esclaves, ceux dont la fonction était d’escorter le maître. Entraînés au
métier des armes, ils étaient personnellement fidèles [« personally loyal »]

15. Op. cit., p. 82-83, 127-128.


16. Recueilli par Colson E., The Makah Indians, Manchester, Manchester University Press, 1953,
p. 226.
17. Wilbur C. M., Slavery in China During the Former Han Dynasty, 200 B.C.-A.D. 25, Field Museum
of Natural History, Anthropological series, n° 34, 1943, p. 187-194.

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à un seul homme, obéissant à lui seul. Les cas dans lesquels les maîtres
utilisaient leur suite servile pour imposer leur volonté et faire obstacle à
la justice étaient aussi nombreux que notoires et montrent suffisamment
qu’une fonction spécifique de l’esclavage privé était le renforcement et
l’extension du pouvoir des maîtres 18. »
On a noté le parallélisme très strict entre ces propos du sinologue et ceux
de Douglas à propos de la côte nord-ouest. La seule différence vient de ce
que les grands, membres de la famille royale et autres dignitaires, peuvent
par ce moyen s’opposer à l’autorité centrale. Wilbur relève dans les archives
plusieurs cas de procès intentés à des barons, marquis ou rois pour avoir
induit des esclaves à commettre des meurtres. Certaines des histoires que
nous ont léguées les chroniques chinoises relèvent du genre du roman de
cape et d’épée : ainsi l’amant d’une princesse qui fait assassiner un officiel et
se trouve protégé et caché par elle ; lorsque le préfet de la ville fait encercler
la maison, elle fait charger les forces de police par la suite de ses esclaves
qui les mettent en fuite ; ayant néanmoins perdu un de ses esclaves dans
l’affaire, la princesse porte plainte contre le préfet et, après diverses péripé-
ties, finit par l’acculer au suicide. Ce cas n’est pas unique. Ce qu’il convient
de garder en tête, ainsi que Wilbur le rappelle opportunément, est que la
nature de la documentation historique fait que n’ont été consignés par écrit
que les événements les plus marquants, mais combien d’exactions ont pu
être perpétrées contre le peuple – presque toujours silencieux dans les sources
historiques anciennes – par le moyen de ces troupes serviles et dociles ! Au
moins un cas d’assassinat de paysans pauvres par les bandes armées d’esclaves
au service de leurs maîtres est relevé dans nos sources, mais parce qu’elle
constituait un véritable fléau social, touchant des centaines de gens.
Les esclaves, toutefois, ne se cantonnent pas dans des rôles de spadas-
sins ou d’assassins. T’ung-tsu Ch’ü 19 décrit bien, encore pour la Chine des
Han, le rôle que les esclaves jouent en tant que milice privée, fonction pour
laquelle ils peuvent être armés et montés. Il relève les mêmes méfaits que
Wilbur : tuer, voler, entraver le cours de la justice. Mais ces esclaves sont
aussi capables d’actions héroïques. Ainsi, dans une bataille où un officier
trouve la mort. Son fils veut charger en compagnie de plusieurs amis qui se
portent volontaires. Arrivant sur l’ennemi, tous sauf deux se défilent. Mais
plus de dix esclaves suivirent le fils, et aucun ne revint. Les esclaves, on le
voit, peuvent se révéler des appuis plus sûrs que les amis.
Des notations qui vont dans le même sens se rencontrent à foison dans
la littérature ethnographique. Mais il s’agit le plus souvent de remarques de
détail que les observateurs n’ont pas voulu développer ou, peut-être, dont

18. Op. cit. p. 188.


19. T’ung-tsu Ch’ü, Han social structure, Wahington, University of Washington Press, 1972,
p. 150-151.

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ils n’ont pas vu les implications. Un Africaniste comme Miller 20, toutefois,
voit très bien comment la classe servile est la mieux apte à fournir des
serviteurs « d’une loyauté exclusive » : la raison en est que l’esclave, homme
sans nom et sans parenté, coupé de toute attache hormis celle qu’il a avec
son maître, ne peut partager ses allégeances entre plusieurs. La remarque
est faite à propos des Imbangala, société lignagère d’Angola, mais sa portée
est générale. Les BaIla, autre société lignagère africaine dont nous avons
déjà parlé, ont une expression pour désigner l’esclave qui par son zèle et son
travail est devenu l’homme de confiance du maître et en même temps un
homme influent : il est mwenzhina shimatwangakwe, « l’ami du maître 21 ».
Une expression analogue est employée par les Toradja, aux Célèbes, pour
distinguer ceux des esclaves qui sont des hommes de confiance. À ces gens
« sur qui on peut compter », on confie des missions délicates ; ils sont
respectés par les hommes libres. Souvent, ils ont grandi avec le maître et
n’ont pas failli dans des circonstances difficiles. On s’adresse à eux au moyen
d’un terme qui marque le respect et peut être rendu par « grand-père » ; et
eux s’adressent à leurs maîtres en leur donnant du « petit-fils » ou « petite-
fille 22 ». Les Kayan et autres groupes du centre de Bornéo semblent avoir
utilisé les esclaves à peu près comme les Indiens de la côte nord-ouest, dans
des expéditions commerciales ou guerrières, presque également dangereuses
dans ces sociétés sans autorité centrale au sein desquelles l’insécurité règne
partout ; ces esclaves de confiance gagnent non seulement la considération
sociale, ils peuvent être plus riches que les hommes libres, peuvent encore
devenir chefs de guerre 23. À propos des Kachin de Birmanie, peuple redou-
table qui tenait en échec le royaume birman et entretenait un grand nombre
d’esclaves (bien que les chiffres avancés par certains observateurs – la moitié
de la population – paraissent excessifs), le colonel J. H. Green écrivait, en
1934 : « Il y a plusieurs grades de mayam [esclaves] attachés à la maison ; le
mayam peut être un demeuré mental, un domestique malmené par tout
le monde. Mais il est parfois un conseiller qui a toute la confiance du
propriétaire : sa main droite, en quelque sorte. J’ai moi-même vu un chef
hkahku, propriétaire d’esclaves, donner à l’un de ses esclaves, pour qu’il le
mette de côté, l’argent perçu pour la vente d’autres esclaves. » Leach 24, qui

20. Miller J. C., « Imbangala Lineage Slavery » (Angola), dans Miers S., Kopytoff I. (éd.), Slavery
in Africa. Historical and Anthropological Perspectives, Madison, University of Wisconsin Press, 1977,
p. 214.
21. Smith E. W., Dale A. M., The Ila-Speaking Peoples of Nnorthern Rhodesia (2 vol.), 1920, I, p. 411.
22. Adriani N., Kruyt A. C., De Bare’e sprekende Toradjas van Midden Celebes (de Oost-toradjas)
(4 vol.), Amsterdam, Noord-Hollandsche Uitgevers Maatschappij [The Bare’e-speaking Toradja of
Central Celebes-the East Toradja), HRAF translation], 1950-1951, vol. I, p. 143-144.
23. Rousseau J., Central Borneo : Ethnic Identity and Social Life in a Stratified Society, Oxford,
Clarendon Press, 1990, p. 175-176.
24. Leach E., Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie. Analyse des structures sociales kachin
[1954, trad. de l’anglais], Paris, Maspero, 1972, p. 138, 345.

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cite ces propos, écrit aussi que les chefs kachin comptaient certains de leurs
esclaves parmi leurs partisans, assurant sa sécurité et partageant sa maison.
Guerrier ou garde de corps, homme de main ou homme lige, ces fonctions
sont celles de l’esclave un peu partout dans le monde. Mentionnons encore
les Maya Quiché pour lesquels Carmack 25 énumère une liste de fonctions
tenues par les esclaves de confiance très semblable à celles que nous avons
déjà évoquées : s’y ajoute dans cette société étatique la collecte du tribut.
Le monde arabe – qui n’a pas toujours fait jouer à sa classe servile un rôle
important dans la production –, en use comme gens de maison, domesti-
ques et gardes du corps, y compris jusqu’en plein xxe siècle. C’est encore ce
que relève une enquête des années 1950 en Arabie Saoudite :
« Un des principaux emplois de l’esclave domestique est celui de garde
du corps. C’est là une tradition ancienne et répandue dans le monde entier,
mais plus particulièrement au Moyen-Orient. Il serait totalement contraire
aux normes habituelles qu’un cheikh ou un homme important soit sans
gardes du corps serviles. On préfère les esclaves dans cette fonction car
une croyance traditionnelle veut qu’ils soient capables d’une fidélité personnelle
exceptionnelle, aussi sont-ils requis à chaque fois que la sécurité personnelle
du maître est en jeu. De tels esclaves sont aussi utilisés pour assassiner des
ennemis ou jouent le rôle de bourreaux. Encore en 1947, des hommes
comme le roi Ibn Sa’ud et les cheikhs du Koweit et de Bahrein entretenaient
de tels gardes du corps. La garde personnelle du sultan Ali ibn Salah de
Shibam était évaluée à 250 ou 300 hommes, tous esclaves. Même le plus
pauvre des cheikhs aura trois ou quatre esclaves 26. »
Nous arrêterons ici cette énumération que nous avons jusqu’ici volon-
tairement limitée aux esclaves détenus à titre privé. Le thème de la fidélité
des esclaves se mêle étroitement à celui de leur rôle en tant qu’auxiliaires
du pouvoir : reste maintenant à examiner la place tenue par les esclaves
publics ou royaux dans l’organisation du pouvoir central. Mais il est d’ores et
déjà acquis que parmi les fonctions traditionnelles de l’esclave se comptent
certaines dont on voit combien peu elles diffèrent de celles du vassal, le
fidèle par excellence.

Les esclaves fidèles (2) : les esclaves de la couronne, Afrique noire


Le Sénégal, avec ses anciens royaumes installés parmi les Ouolof et les
Sérère, nous servira d’exemple introductif 27. L’esclavage passe pour y avoir
25. Carmack R. M., The Quiché Mayas of Utatlán, Norman, University of Oklahoma Press, 1981,
p. 156.
26. Bailes S., Slavery in Arabia, typescript, Institute for Israel and the Middle East of the Dropsie
College for Hebrew and Cognate Learning, Philadelphie [reproduit dans les HRAF], 1952, p. 6
(mes italiques).
27. Exemple bien documenté, tant par la description que fournit un chef indigène de sa propre société à
l’époque de la première colonisation (cahiers de Yoro Dyâo, publiés par Rousseau R., « Le Sénégal

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été particulièrement développé (30 % de la population totale en 1892, peut-


être plus, en vertu d’estimations toujours très difficiles en matière d’escla-
vage) et fort ancien ; au témoignage des Portugais lors de leur arrivée au
xve siècle, ces royaumes pratiquaient déjà la traite en direction du Maghreb.
Le terme générique pour « esclave » est jaam (ou diam). La masse des escla-
ves est classiquement subdivisée en jaam juddu, « esclaves de case » (qui
restent au service de leur maître, souvent des esclaves de deuxième généra-
tion), et jaam sayor, « esclaves de traite » (destinés à être revendus). Une
autre subdivision plus subtile les partage selon qu’ils sont propriété des
matrilignages ou des patrilignages, ce qui implique qu’ils sont hérités de
façon différente, avec ou non droit des cadets sur cet héritage. La principale
catégorisation indigène reste toutefois celle qui met à part, au sein du grand
ensemble des jaam, les tyeddo, ce qu’un historien comme M. Klein traduit
par « esclaves guerriers » et les Français de la colonisation par « captifs de
la couronne ». Ils sont totalement exclus de l’héritage des cadets, ainsi que
l’explique Yoro Dyâo 28, et semblent en fait être la propriété, non d’un
lignage quel que soit son type, mais d’un office, si du moins l’on suit bien
ce que dit Yoro Dyâo : « Les captifs de la couronne […] n’étaient captifs et
ne devaient leurs services qu’aux maîtres suprêmes dans les capitales [… et]
ils formaient de droit des gardes régulières et perpétuelles de ces maîtres, les
rois et les seigneurs élus. »
Nul doute que les tyeddo soient d’origine captive, comme les jaam en
général ; ils sont d’ailleurs présentés comme une sous-catégorie de cet ensem-
ble. Mais leur appellation spécifique les singularise. En tant que catégorie
sociale, ils sont d’ailleurs incontestablement au-dessus des autres jaam.
Yoro Dyâo dit qu’ils forment des « classes supérieures aux autres genres de
captifs » et qu’ils ne se marient pas volontiers avec eux, car cela reviendrait
à une « rétrogradation ». Tout au plus un homme captif de la couronne
consentira-t-il à épouser une captive de case (selon la configuration assez
courante de l’hypergamie), mais ses enfants auront immanquablement le
statut inférieur de la mère 29. Ce qui les singularise, enfin, est qu’ils soient
des sortes de fonctionnaires de l’État, étant titulaires de charges tout à fait
officielles et fondamentales pour son bon fonctionnement : non seulement
ils forment des « gardes régulières et perpétuelles », mais encore ils sont « les
percepteurs des revenus et des impôts du roi 30 ». Klein 31 parle de « titres »
réservés à ces captifs royaux et insiste pour montrer qu’ils occupent des

d’autrefois, étude sur le Oualo », Bulletin du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique
occidentale française, 12, 1929, p. 133-197), que par des travaux d’historiens contemporains comme
M. A. Klein, plus particulièrement son étude sur l’esclavage en Sénégambie (« Servitude among
the Wolof and Sereer of Senegambia », dans Miers S., Kopytoff I., Slavery in Africa, op. cit.).
28. Rousseau, op. cit., p. 191.
29. Rousseau, op. cit., p. 191, 192.
30. Rousseau, op. cit., p. 193.
31. Klein, op. cit., p. 342, 344.

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postes clefs à tous les niveaux de l’appareil d’État, que cela soit à la cour, aux
finances où ils assurent la perception des impôts, à l’armée où ils forment
un corps spécial, aux frontières ou dans les régions peu sûres où ils sont
gouverneurs militaires. Ils ont leur propre sentiment d’identité et forment
un groupe en corps (corporate group). Ils sont, par excellence, le support du
pouvoir : « C’était à travers les tyeddo que le pouvoir royal s’exprimait », et
ils avaient « le pouvoir de faire et de défaire les rois ».
La raison de l’élection de cette gent servile aux plus hauts postes du
gouvernement est celle que nous avons déjà dite : les esclaves, gens sans
parents ni attaches, sont susceptibles d’une fidélité exceptionnelle. À la
différence du frère ou du cousin, ils ne sont pas des concurrents potentiels
dans la lutte pour le pouvoir. À la différence des hommes libres qui ont tous
un père, un oncle ou un lignage à défendre, les esclaves n’ont rien de tel.
Cette raison a été bien vue par tous les chercheurs qui ont été confrontés à
ce phénomène des esclaves de la couronne. Klein 32 souligne la fidélité des
esclaves qu’il met au compte du fait qu’ils soient sans parents (« kinless »)
mais aussi sans pouvoir – sans pouvoir, du moins, qu’ils puissent exercer
en leur nom propre. Cette remarque nous paraît importante. Il ne suffit
pas en effet de relever l’ambiguïté fondamentale de ce groupe – esclaves
de la couronne ou guerriers esclaves – qui, tout en appartenant au grand
ensemble servile que l’on conçoit comme étant au plus bas de la hiérarchie
sociale, se trouve être en même temps au plus haut de cette hiérarchie parce
qu’il est rattaché à la plus haute autorité qui soit, au roi, dont il est le bras
armé et la force exécutive. Les esclaves de la couronne ont du pouvoir, mais
ils ne l’ont qu’au titre de seconds. À maintes reprises, dans les monarchies
africaines mais aussi en terre d’islam, ces esclaves royaux usurpent le trône,
mais ne le gardent toujours qu’avec difficulté, toujours gênés par l’épineuse
question de leur légitimité.
Notre second exemple est celui des royaumes mossi, en Haute-Volta
(Burkina), pour lesquels Michel Izard a vigoureusement mis en relief le
rôle des « captifs royaux 33 ». Les Mossi ne conservaient que très peu de

32. Klein, op. cit. p. 342 ; Klein M. A., Slavery and colonial rule in French West Africa, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 7-9.
33. Izard M., « Les captifs royaux dans l’ancien Yatenga », dans Meillassoux Cl. (éd.), L’esclavage en
Afrique précoloniale, Paris, Maspero, 1975, soutient que ces « captifs royaux » constituent une sorte
d’ordre qui n’a rien à voir avec l’esclavage, ce en quoi je l’avais suivi dans mon premier article sur
l’esclavage (repris dans Testart 2001, op. cit., p. 38-40) en en faisant une catégorie à part, distincte
de l’esclavage. Je n’en suis plus si sûr aujourd’hui, et aurais plutôt tendance à la voir comme une
subdivision particulière de celle de l’esclavage. D’abord, l’opposition terminologique entre « captif »
et « esclave » n’a guère de sens puisque ces deux termes sont employés l’un pour l’autre à l’époque
de la colonisation comme dans les études contemporaines d’ethnologie ou d’histoire africaine.
Ensuite, les arguments que j’ai présentés dans l’article précité ne tiennent pas : le fait que les captifs
royaux prennent le nom patronymique du roi n’en fait pas pour autant des parents du roi ; non
seulement cette parenté est « fictive » mais il en va exactement de même pour tout esclave, même
à titre privé, qui prend le nom de son patron qu’il appelle « père », tandis que lui-même est appelé
« fils », sans qu’aucun lien de paternité ni de filiation ne soit jamais créé. Cette remarque rejoint

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captifs à titre privé ; la très large majorité des prisonniers, quand ils n’étaient
pas vendus immédiatement aux populations avoisinantes, était versée au
service royal. Connus sous l’appellation générique de « gens du Bingo », ils
se différencient des autres serviteurs royaux, d’origine mossi et en principe
volontaires. Leur importance numérique est loin d’être négligeable : 10 %
environ de la population du royaume du Yatenga 34. Dans l’entourage royal,
ils paraissent avoir été majoritaires comme en témoignent ces chiffres : au
xviiie siècle, à la mort du fondateur de Waygyo, une des quatre capitales du
royaume du Yatenga, on ne compte que 7 familles de serviteurs mossi pour
46 familles de captifs ; à la fin du xixe siècle, il n’y a encore que 16 familles
mossi pour 59 familles de captifs 35. La conséquence est que « les fonctions
de cour réservées à des captifs sont plus nombreuses que celles réservées à
des serviteurs mossi ».
Ces captifs royaux semblent avoir occupé toutes les fonctions possibles
et imaginables au sein de l’appareil d’État. Dans l’ordre du rituel, ils ont
la garde des regalia et la charge de certains sacrifices, des funérailles des
épouses royales, etc. Mais ils s’occupent aussi de la perception des taxes
sur les marchandises. Hommes de l’appareil d’État, ils le sont au plus haut
niveau : certaines charges de chefs de guerre leur sont réservées et, parmi
les quatre électeurs qui choisiront le futur roi, l’un est captif. Enfin, ils font
office de policiers et de bourreaux, menant à bien arrestations, spoliations
et exécutions capitales : à chaque fois que le pouvoir a besoin « d’hommes
obéissants, disciplinés et dépourvus de scrupules, c’est aux gens de Bingo
qu’il fait appel 36 ». Ils sont bien, comme dit Izard 37, les « agents de la coerci-
tion du pouvoir royal », « ceux par l’intermédiaire desquels le roi exerce la
coercition qui est la marque même de l’existence de l’État ». Ajoutons que
« l’institution des captifs royaux est sans doute aussi vieille que le système
étatique mooga [mossi] 38 » puisqu’au moins pour le Yatenga, on trouve des
quartiers de captifs royaux dans les anciennes capitales qui remontent à la
fondation du royaume.
L’institution des esclaves de la couronne est suffisamment générale pour
que les africanistes l’aient signalée pour maints royaumes africains, petits
ce que je dis quand je fais valoir que l’esclave est normalement intégré à l’unité domestique, à la
maison ou à la famille (dont il prend le nom) sans jamais l’être au groupe de parenté correspondant.
Aussi les « captifs royaux » m’apparaissent-ils aujourd’hui comme autant dépourvus de parenté que
les autres esclaves, et donc autant esclaves qu’eux. Ils n’ont comme particularité, une particularité
à vrai dire fort importante, que d’être les esclaves de la maison du roi. Enfin, cette réorganisation
conceptuelle est beaucoup plus en accord avec tout ce que je dis des multiples utilisations possibles
de l’esclave : le rattachement au service royal et le versement dans l’appareil d’État n’en est qu’une
parmi d’autres.
34. Izard M., « Le royaume mossi du Yatenga », dans Tardits C. (éd.), Princes et serviteurs du royaume :
cinq études de monarchies africaines, Paris, Société d’ethnographie, 1987, p. 90.
35. Izard (1975), op. cit, p. 288.
36. Izard (1987), op. cit,. p. 90.
37. Izard (1975), op. cit, p. 294, 295.
38. Izard (1987), op. cit, p. 89.

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ou grands 39 : Bambara de Ségou, Peul du Fouta Djalon, Saman du plateau


dogon, etc. On la retrouve dans les grands empires historiques médié-
vaux, ainsi celui du Songhay (centré sur Gao, xve-xvie siècles) pour lequel
l’étude des Tarikh menée par Olivier de Sardan 40 montre que le person-
nel du palais, « palefreniers, piroguiers, serviteurs et domestiques, escorte
impériale, messagers », était recruté parmi les esclaves ; enfin « et surtout,
l’armée était composée d’esclaves ». L’institution est plus ancienne encore
puisqu’elle était présente dans le grand empire du Mali (à son apogée au
xive siècle) :
« Le pouvoir du mansa [empereur] dépendait en réalité des Boula (captifs
domestiques) : parmi eux, il prenait ses chefs d’armée, ses gouverneurs de
province ses collecteurs d’impôts, ses familiers, ses conseillers. […] Le
système politique repose sur le nombre et la soumission des esclaves et sur
la manière dont le mansa sait avoir cette force en main : dès qu’il fléchit, il
est à la merci des intrigues des dyon-sandigui (chefs d’esclaves) dont les plus
audacieux visent à devenir mansa 41. »
Pour avoir été fort répandue en Afrique de l’Ouest, cette institution ne
fut pourtant pas le fait de tous les royaumes. Terray 42 relève à ce propos
un contraste intéressant au sein du monde akan. En Ashanti, seule une
minorité d’esclaves pouvait s’engager dans la carrière politique. Mais, sur
la base de divers témoignages historiques, dont ceux de Bowdich, Terray
montre qu’ils pouvaient s’élever très haut : porte-parole du royaume, tréso-
rier, chef de guerre possédant lui-même son escorte d’esclaves et susceptible
de commander également à des hommes libres. Dans le royaume abron du
Gyaman, au contraire, le seul personnage important de statut servile est le
gardien du kara (ou kra, « l’âme ») du roi, sorte de double intouchable et
redouté : la fonction religieuse est cruciale, la dignité une des plus hautes,
la richesse et la considération qu’elle confère sont considérables, mais le
personnage est en lui-même dépourvu de pouvoir. Qui plus est, il est par
excellence un accompagnant funéraire : « Lors du décès du roi, les kara sont
mis à mort, et c’est le corps du premier d’entre eux qui est déposé dans la
tombe du souverain sous le cadavre de celui-ci. » En Ashanti, il en allait
normalement de même pour les kara, mais on préservait ceux qui étaient
dépositaires de secrets d’État. Dans le royaume abron, au contraire, Terray
assure qu’il n’y a pas de telles exceptions. Comprenons que ces esclaves

39. Bazin J., « Guerre et servitude à Ségou », dans Meillassoux Cl. (éd.), L’esclavage en Afrique
précoloniale, Paris, Maspero, 1975 ; Baldé M. S, « L’esclavage et la guerre sainte au Fuuta-Jalon »,
dans Meillassoux (1975), op. cit. ; Holder G., « Esclaves et captifs au pays dogon : la société
esclavagiste sama », L’Homme, 1998, 145, p. 71-108.
40. Olivier de Sardan J.-P., « Captifs ruraux et esclaves impériaux du Songhay », dans Meillassoux
(1975), op. cit., p. 127.
41. Monteil Ch. (1930), p. 56, 23 (cité par Olivier de Sardan, op. cit., p. 129).
42. Terray E., « La captivité dans le royaume abron du Gyaman », dans Meillassoux (1975), op. cit.,
p. 418 sq.

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présentent une ambiguïté fondamentale : ils sont les dépendants personnels


du roi et, en même temps, incarnent l’État dans son abstraction, ses intérêts
supérieurs et sa pérennité. L’esclave dépositaire des secrets du royaume en
Ashanti représente parfaitement ce deuxième aspect, tout comme le captif
mossi qui fait partie du collège de ceux qui choisissent le roi. En tant que
tels ils ne sont pas mis à mort avec le roi et n’ont aucune raison de l’être.
Seuls ceux qui ne valent que comme dépendants personnels ou doubles
du roi, comme pour la fonction religieuse des kara du royaume abron, le
sont, signe que le mort d’accompagnement témoigne bien d’une relation
d’essence personnelle avant tout.
Pourquoi l’Ashanti et le Gyaman suivent-ils des politiques si différentes
en matière d’esclaves de la couronne ? Terray avance que le premier est
un royaume ancien et bien développé tandis que le second est fondé sur
la conquête et implique que les conquérants, qui restent minoritaires par
rapport aux populations qu’ils dominent, resserrent leurs liens entre eux. Ce
qui veut dire que ce dernier royaume recourra plutôt aux relations de parenté
qu’aux esclaves pour assurer les fonctions gouvernementales. L’argument,
que l’auteur nous présente comme inachevé, nous paraît néanmoins excel-
lent : il nous paraît de nature à rendre compte de ce rôle très différent des
esclaves de la couronne selon les royaumes et nous savons l’importance des
relations de parenté dans la gestion – et disons, la bureaucratie – de maints
royaumes africains. Resterait à examiner les différents exemples pour vérifier
le bien-fondé de cette explication : dans cette perspective, le royaume agni
du Ndényé, qui appartient aussi au grand ensemble akan, paraît avoir eu
une politique proche de celle de l’Ashanti puisqu’on y rencontre des grands
personnages parmi les esclaves tout autant que des gardiens de l’âme du
roi 43. La principale leçon que nous tirons de cette discussion, néanmoins,
est la suivante : l’institution des captifs royaux est une institution forte,
très répandue et qui s’explique aisément (contexte lignager général de la
société, lutte contre les prétendants au trône, fidélité des esclaves) mais elle
ne représente en aucun cas, même dans celui de l’Afrique, le seul moyen
pour un régime de s’assurer des services de loyaux serviteurs.
Un dernier exemple permettra de nous déprendre de l’idée que cette
institution aurait quelque chose à voir avec l’islam, puisque tous les cas
que nous avons envisagés jusqu’à présent provenaient de populations
musulmanes (Ouolof et Sérère, Peul, Saman, Songhay, classes dominantes
du Mali) ou de populations qui, pour être restées farouchement païennes
(Bambara, Mossi), ont néanmoins été étroitement en contact avec l’islam.
Sans doute pouvons-nous déjà faire valoir que le phénomène que nous
étudions ici est en continuité directe avec l’utilisation des esclaves chez les
Amérindiens de la côte nord-ouest, une région assurément sans rapport
43. Perrot Cl., « Les captifs dans le royaume anyi du Ndényé », dans Meillassoux (1975), op. cit.,
p. 373.

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avec l’islam. Mais l’exemple que nous présentons maintenant pour finir a,
entre autres mérites, celui d’avoir été excellemment étudié par Miller 44. Il
concerne les Imbangala, population d’origine mixte, avec une forte compo-
sante mbundu, qui furent les sujets de l’ancien royaume de Kasanje, fondé
en 1620, en lisière de la colonie portugaise d’Angola. Au xviie siècle, « ce
royaume était le plus puissant État africain de la côte, l’allié le plus ancien
des Portugais [auxquels] il fournissait plus d’esclaves que toute autre partie
de l’Angola 45 ». Il ne fait pas de doute que le Kasanje tire sa puissance de
son implication dans la traite des Noirs, jouant le rôle d’intermédiaire entre
les Portugais et l’empire lunda, situé beaucoup plus à l’intérieur des terres,
sur la frontière sud de l’actuel Zaïre. Les esclaves, issus de razzias pour
l’essentiel, mais également fournis en guise de tribut ou résultant de dettes
insolvables, sont classiquement définis comme des gens « ayant perdu leurs
noms » et sont désignés par l’appellation générique d’abika (sing. mubika).
Parmi ces abika, on distingue les yijiko (sing. kijiko) qui ont toutes les carac-
téristiques des esclaves de la couronne et que Miller 46 met parfaitement en
évidence.
Premièrement, ils ne sont pas attachés au lignage dans son indivision
mais à des individus – soit à des titres politiques, soit à des noms indivi-
duels – et font, de ce fait, partie du patrimoine propre des chefs qui les
transmettent à leurs héritiers. Deuxièmement, ils jouent un rôle politique
dans le Kasanje dans la mesure où leurs maîtres leur confèrent certains titres
officiels (non héréditaires) qui renforcent leur position. Troisièmement,
chefs et rois s’efforcent de constituer de larges suites armées de yijiko. La
raison, enfin, de la confiance dont ils jouissent auprès de leurs maîtres
et de la préférence qui leur est donnée sur des hommes libres ne fait pas
mystère :
« L’absence de toute référence parentale, autre que celle aux parents des
maîtres, qui est la marque distinctive des abika [esclaves], en fait des servi-
teurs [« retainers »] appréciés, tant des lignages que des individus, dans toute
circonstance qui réclame une loyauté exclusive, et les patrons récompen-
sent certains de leurs abika en conséquence. Les nobles titrés et influents
trouvent au contraire leurs apparentés jimbanza [hommes libres et donc
appartenant à des lignages] déchirés entre leurs allégeances vis-à-vis d’un
noble titré, leurs devoirs à l’égard de leur lemba [oncle maternel ou chef de
matrilignage], leurs alliances complexes avec les groupes de filiation de la
mère ou du père de leurs épouses, et une myriade d’autres liens que culti-
vent la plupart des membres à part entière des lignages 47. »

44. Miller J. C., « Imbangala Lineage Slavery », dans Miers, Kopytoff (1977), op. cit.
45. Vansina J., Les anciens royaumes de la savane, Léopoldville, Institut de recherches économiques et
sociales, université Lovanium, 1965, p. 155.
46. Op. cit., p. 213 sq.
47. Op. cit., p. 214.

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Une différence importante avec les cas que nous avons examinés précé-
demment est que les rois du Kasanje semblent ne pas avoir eu le monopole
de ces yijiko, ce qui ne peut qu’affaiblir le pouvoir royal. Quoi qu’il en soit,
concluons avec cette remarque de Miller 48 sur le rapport entre développe-
ment des fidélités personnelles et faiblesse de la bureaucratie : il est le fait
« d’une société techniquement simple, sans armes ni techniques adminis-
tratives sophistiquées ».

Les esclaves fidèles (3) : les esclaves de la couronne, monde arabe


Venons en maintenant au monde arabo-musulman. Le grand historien
arabe Ibn Khaldoun notait déjà dans son Histoire des Berbères :
« S’étant ainsi accoutumé aux demeures fixes, le peuple arabe oublia la vie
du Désert […] il ne lui resta plus ni la simplicité des premiers temps de la
religion, ni les mœurs agrestes auxquelles il s’était formé dans le Désert […]
Le souverain ne souffrit plus la présence de chefs capables de rivaliser avec
lui par la gloire et par la naissance […], il appuya son autorité sur des troupes
domestiques, corps formé d’esclaves tirés de l’étranger et de créatures attachées à
la fortune de leur maître 49. »
Les différents dirigeants du monde islamique se sont appuyés sur des
esclaves : le fait est suffisamment notoire en cette fin de xive siècle pour
que Ibn Khaldoun n’y prête pas plus attention et le mentionne comme
une des causes – ou un des signes – de la décadence des formations politi-
ques musulmanes. Mais il n’est pas si simple à documenter historiquement,
d’abord en raison du peu d’études sur l’esclavage en terre d’islam 50. Yusuf
Ragib 51 vient en partie combler cette lacune en repérant parmi les textes
administratifs de haute époque les noms de personnes dépourvus d’indica-
tion quant à la filiation 52, preuve de leur statut servile. Il parvient ainsi à
montrer l’importance des esclaves – employés comme copistes, messagers
de la correspondance officielle, contrôleurs des poids et des mesures – au
sein de l’administration des Omeyyades, c’est-à-dire aux premiers siècles
de l’islam. Il ne s’agit là que de la continuation (ou de la « résurgence »,
48. Op. cit., p. 218.
49. Ibn Khaldoun (I, 2-3), passage relevé par Olivier de Sardan, op. cit., p. 128 (ses italiques).
50. Le fait est noté par Lewis B., Race et esclavage au Proche-Orient, Paris, Gallimard, 1993 [reprise
de Race et couleur en pays d’islam], p. 157, n. 16. Nous considérons encore qu’une des meilleures
introductions sur le sujet est l’article de Brunschvig R., « ‘Abd » dans l’Encyclopédie de l’islam,
Leyde et Paris, Brill et Maisonneuve et Larose, 1960.
51. Ragib Y., « Les esclaves publics aux premiers siècles de l’islam », dans Bresc H. (éd.), Figures de
l’esclave au Moyen Âge et dans le monde moderne, Paris, L’Harmattan, 1996.
52. L’esclave aux premiers siècles de l’islam n’a qu’un seul nom et est dépourvu de kunya, c’est-à-dire
du lien qui en fait le fils (ibn) ou le père (abu) de quelqu’un : privé donc de filiation. L’indication
est précieuse et fait sens pour le romaniste comme pour l’ethnologue : un des traits distinctifs de
l’esclave romain était qu’il n’avait pas le trinomen, et les esclaves des sociétés africaines précoloniales
étaient également « hors parenté ». Le phénomène était bien connu de façon générale, il ne l’était
pas forcément – avant le travail de Y. Ragib – pour l’islam.

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comme le pense plutôt l’auteur) d’un phénomène bien connu dans l’Empire
Romain où le rôle des esclaves dans la vie publique a donné lieu à quelques
belles études maintenant classiques. À Rome comme à Damas, ce recours
aux esclaves publics s’explique toujours par ce même désir de s’entou-
rer d’hommes de confiance, car « l’esclave était infiniment plus sûr que
l’homme libre 53 ».
Mais ces emplois – copistes, courriers, contrôleurs – sont encore limités
à la petite administration. La question est de savoir comment les escla-
ves en viendront, au fil de l’histoire de l’islam, à occuper les plus hautes
charges de l’État. Elle se complique d’ailleurs d’un problème qu’il nous faut
expliquer avec quelque détail et qui est directement pertinent pour notre
problématique : c’est celui du rôle des clients dans l’État, étant entendu
que le lien de clientèle est un lien personnel. D’abord, il faut savoir que
tout esclave affranchi entre obligatoirement dans la clientèle de son ancien
maître : il devient « client » (mawlâ, pl. mawâlî) du maître qui devient
« patron » (également dénommé mawlâ) au sein d’un lien de clientèle
(walâ). L’institution est très semblable à celle du monde romain. Et à côté
de ces clients obligatoires que sont les affranchis, il y a aussi les clients qui
entrent volontairement dans la clientèle d’un patron. En second lieu, il
faut savoir que toute personne non arabe est forcément dotée d’un patron
à l’époque omeyyade (661-750), laquelle est en même temps celle du grand
développement de l’institution du walâ. En troisième lieu, à cette même
époque, et bien que l’esclave, l’affranchi et le client soient dans des situa-
tions juridiques toutes différentes, l’opinion tend à les confondre dans un
même mépris : « Le mot “esclave” était le terme classique abusivement
employé pour désigner un client quelconque 54. » Il en résulte une certaine
difficulté de la critique historique moderne quant à savoir à quelle catégorie
précise, esclaves ou clients, se réfèrent les récits et chroniques de l’époque.
Mais, à vrai dire, le problème n’est pas si grave pour notre propos dans la
mesure où nous reconnaissons dans le lien de clientèle un lien certainement
plus personnel que celui entre maître et esclave ; après tout, on n’affranchit
jamais que les « bons » esclaves, ceux dont on a éprouvé la loyauté ; quant
au lien de clientèle plus général qui n’a pas pour origine un affranchisse-
ment, il suppose un libre choix et une fidélité qui est dans la nature de
l’institution.
Les gouverneurs de la période omeyyade avaient déjà enrôlé esclaves,
affranchis et mawâlî pour former des gardes du corps et des suites semi
privées. Les mawâlî entrèrent également dans la garde du palais des califes
et dans l’armée régulière. Vers la fin de la période, ils commencèrent
eux-mêmes à recevoir des fonctions de gouverneurs militaires et fiscaux.
53. Op. cit., p. 19.
54. Crone P., « Mawla – dans l’usage historique et juridique », Encyclopédie de l’islam, op. cit., 1991,
p. 867.

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Tout s’accéléra avec les Abbassides (750-1258) qui mirent fin à la supré-
matie arabe qui était restée une des grandes caractéristiques de la période
omeyyade :
« Contrairement aux Omeyyades, les Abbassides avaient plus confiance
en leurs affranchis et autres serviteurs privés qu’aux serviteurs publics de
l’État. Ainsi al-Mansûr [deuxième calife abbasside et véritable fondateur de
la dynastie] passe pour avoir estimé les mawâlî […] pour leur loyauté, d’en
avoir réuni plus que tout autre calife avant lui et de les avoir recommandés
à son fils. Les clients de la maison du calife formaient un groupe distinct
à la cour […], et al-Mansûr et al-Mahdî choisirent dans leurs rangs un
assez grand nombre de gouverneurs. Al-Mahdî, qui marqua également une
préférence pour les mawâlî, les transforma en une armée particulière. Les
mawâlî d’origine domestique continuèrent à former des troupes distinctes,
à côté des Turcs et d’autres éléments, jusqu’à une date avancée de la période
abbasside. […] Cependant, al-Mansûr recruta déjà des non Musulmans
comme soldats et les attacha par walâ contractuel à la maison abbasside
(ibid. 872) 55. »
Crone, auteur d’un livre au titre significatif (Slaves on horses 56, que l’on
serait tenté de rendre par « Les esclaves chevaliers ») et que nous avons
suivi jusqu’ici, conclut qu’après avoir perdu son importance sociale, l’ins-
titution du walâ en acquit une nouvelle : cette importance fut désormais
politique. Comprenons qu’elle avait servi de mode d’intégration des non
Arabes à l’époque omeyyade ; à l’époque abbasside, elle sert de moyen de
gouvernement.
La suite de l’histoire est plus connue : ce ne sont plus seulement les
clients mais les esclaves qui vont constituer les rouages du pouvoir et bientôt
le conquérir. On admet généralement que le ixe siècle constitua un tournant
décisif dans la constitution de ce que Lewis 57 appelle « le système d’un
gouvernement d’esclaves », des esclaves qui furent désormais essentiellement
d’origine turque. Selon le témoignage des historiens musulmans, la création
d’une première armée d’esclaves est attribuée au calife abbasside al-Mu’ta-
sim (833-842). Alors qu’il n’était pas encore au pouvoir, il commença
à s’entourer d’une garde qu’il choisit parmi les mamelouks, jeunes gens
razziés ou achetés dans leur enfance en Asie centrale ou dans les steppes,
élevés ensuite dans une orthodoxie simple et formés au métier des armes.
Le terme mamlûk, qui signifie à peu près « chose possédée », ne désigne
à l’origine rien d’autre que l’esclave et ne se différencie du terme général
‘abd que par le fait qu’il s’applique à des esclaves blancs, d’origine turque
ou circassienne principalement, tandis que ‘abd tend à prendre au cours du

55. Crone, op. cit., p. 872.


56. Crone P., Slaves on Horses, Cambridge, CUP, 1980.
57. Lewis B., Istanbul et la civilisation ottomane [1963, trad. fr.], Paris, JC Lattès, 1990, p. 68.

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temps le sens spécifique d’« esclave noir 58 ». L’exemple d’al-Mu’tasim fut


suivi par la plupart de ses successeurs. Vers la même époque, une politique
semblable fut adoptée en Transoxiane et au Khurasan par les Samanides 59
qui, là-bas, aux confins de la Perse, de l’Inde et de l’Asie centrale, s’étaient
rendus pratiquement indépendants du pouvoir central de Bagdad. « Avec le
temps, l’appareil militaire et gouvernemental fut dominé par des comman-
dants et des généraux esclaves à la tête d’armées d’esclaves 60. » On sait le
rôle des Turcs dans toute la partie orientale de l’empire (le Maghreb et
l’Égypte du temps des Fatimides ayant plutôt, ou autant, recours à des
milices serviles noires) où les dynasties turques devaient se succéder au cours
de l’histoire, Ghaznévides 61, Seldjoukides, etc., jusqu’à ce que la dernière
submerge l’ensemble du monde islamique et fonde l’empire ottoman. Mais
l’évolution la plus originale fut la création de véritables dynasties, non pas
d’esclaves, comme on le dit souvent, mais d’affranchis, où la succession
s’acquérait par l’achat ou l’affranchissement, et non par la filiation.
La plus célèbre est celle des Mamelouks 62 (1250-1517). Peu importent
ici les circonstances de leur arrivée au pouvoir. Les Ayyoubides, qui règnent
sur l’Égypte après la chute des Fatimides, avaient engagé une garde mamlûk
qui s’avéra la plus fiable et la plus solide dans cette période difficile où les
Musulmans du Proche-Orient devaient faire face au double danger des
Croisés et des Mongols. Un chef mamlûk, Baybars, se couvrit de gloire
en infligeant la première grande défaite que connurent les Mongols à la
bataille d’Aïn Djalout (le 3 septembre 1260) qui stoppa définitivement
l’avancée mongole. Le mois suivant, à la faveur d’intrigues et de traîtri-
ses réciproques qu’il serait trop long à raconter ici, il assassinait le sultan
régnant et se faisait reconnaître à sa place. Il est le fondateur de la dynas-
tie des Mamelouks. Ses caractéristiques principales veulent que seul un
58. Cette différenciation est un des thèmes principaux du livre de Lewis B., Race et couleur en pays
d’islam [1970, trad. fr.], Paris, Payot, 1982, p. 62 sq.
59. « La Maison de l’émir, qui tenait une grande place, était essentiellement composée d’esclaves
d’origine turque qui servaient d’abord au palais en qualité de valets et qui pouvaient ensuite,
s’ils s’en montraient capables, devenir soldats et gravir les échelons de la hiérarchie militaire.
La garde du souverain, essentiellement servile, était liée de manière fort étroite à sa personne »
(Sourdel D. et J., La civilisation de l’islam classique, Paris, Arthaud, 1968, p. 106).
60. Lewis B., Le langage politique de l’islam [1988, trad. fr.], Paris, Gallimard, 1988, p. 101.
61. Cette première dynastie turque fut précisément fondée par des anciens officiers turcs, d’origine
servile, de la garde des Samanides que nous évoquions plus haut. Ils fortifièrent d’abord leur
pouvoir contre leurs anciens maîtres à Ghazna (actuel Afghanistan), ville qui devait donner son
nom à la dynastie. Le premier souverain pleinement indépendant, Mahmud dit « de Ghazna »
(mort en 1030), se lança avec succès à la conquête du nord de l’Inde, où l’islam fut ainsi introduit
de façon durable par des guerriers esclaves. Quelques deux siècles plus tard, c’est encore un soldat
esclave, au service des Ghourides, qui fonde le sultanat de Delhi. La seconde dynastie turque, celle
des Seldjoukides, qui devait rapidement supplanter les Ghaznévides sur l’Iran, a une tout autre
origine puisqu’elle est attribuée à la puissance croissante de tribus turques installées dans les plaines
fertiles du Khurasan.
62. Sur la dynastie et le recrutement des mamlûks, les deux articles d’Ayalon D. et de Holt P. M., dans
l’Encyclopédie de l’islam (op. cit., 1991), respectivement « Mamluk » et « Mamluks », constituent
des introductions de haut niveau.

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ancien esclave puisse s’asseoir sur le trône, un esclave d’origine blanche et en


principe acheté encore tout jeune du côté de l’Asie centrale, comme l’avait
été lui-même Baybars qui venait de la steppe des Qiptchaq 63. Ces jeunes
esclaves, revendus par différents marchands et, finalement, à la direction
financière du sultan, étaient éduqués dans la foi musulmane, suivaient une
sorte de cursus honorum au cours duquel ils apprenaient le métier des armes
et la conduite des hommes. Affranchis (c’est essentiel car c’est au titre de
libre et non d’esclaves qu’ils poursuivent leur ascension), ils constituaient
les Mamelouks royaux, réserve de loyaux serviteurs de l’État où devait être
choisi un nouveau sultan lorsque le régnant serait décédé. Le traditionnel
califat de Bagdad, ou du moins ce qu’il en restait, ayant été définitivement
ruiné après la prise de la ville par les Mongols (1258), les Mamelouks le
restaurèrent au Caire, donnant un semblant de légitimité à leur régime. Le
nom de la dynastie devait néanmoins rester jusqu’à la fin celui de Mamelouk
et clamer fièrement ses origines serviles, ce pour quoi on la désigne parfois
(un peu rapidement) comme celle des « esclaves couronnés ».
Ce que les souverains abbassides firent avec les Turcs, les Turcs ottomans
le firent avec les Chrétiens. Ce fut la même politique, conduite selon les
même principes (prélèvement d’infidèles, esclaves convertis et éduqués pour
servir l’État), pour les mêmes raisons (celui de la fidélité de ces anciens escla-
ves). Les Ottomans créèrent un des plus célèbres corps militaires connus
dans l’histoire : les janissaires 64. Le système de recrutement fut perfectionné
et porta le nom de devshirme : les futurs janissaires ne furent pas seule-
ment recrutés aux marches de l’empire, ils furent aussi systématiquement
prélevés parmi les populations de foi non musulmane de l’empire, parmi
les Chrétiens. Les janissaires furent le fer de lance de l’armée ottomane et
intervinrent toujours dans les moments cruciaux, comme dans la prise de
Constantinople. Ils furent connus sous l’appellation des « esclaves de la
Porte ». Au fil des âges, de corps d’élite, ils devinrent une caste de privilégiés.
Au xvie siècle, déjà, leur nombre s’accroissait dangereusement. Mais, sauf
dans les querelles dynastiques, ils furent cantonnés à un rôle militaire et

63. Les Qiptchaq ne sont autres que les Comans, parmi lesquels Joinville avait décrit un suicide
d’accompagnement, es plus vaillants soldats suivant leurs chefs dans la mort (Jean de Joinville
dans son Histoire de Saint Louis, § 497, 498 de l’édition de N. de Wailly). D’après les documents
arabes, cette population constituait la principale source d’approvisionnement en soldats esclaves
à l’époque où les Mamelouks succédèrent aux Ayyoubides. Ce sont donc ces gens qui, dans leur
pays, marquaient si bien leur fidélité dans la pratique de l’accompagnement qui constituèrent aussi,
au Proche Orient, les gardes réputés les plus fidèles des sultans, Ayalon (op. cit., mes italiques). Sans
mentionner le fait de l’accompagnement funéraire, Ayalon résume ainsi l’opinion de la principale
source arabe sur la steppe des Kiptchaq : « L’auteur met en évidence les conditions sévères dans
lesquelles vivent les habitants de cette steppe, leur caractère primitif (et celui de leur paganisme),
ainsi que leurs aptitudes militaires, leur fidélité et leur loyauté [sur laquelle un autre auteur témoigne],
une combinaison de qualités qui fait d’eux un matériel combattant brut très convenable. » Sur les
morts d’accompagnement en général, Testart A., La servitude volontaire (2 volumes : I, Les morts
d’accompagnement ; II, L’origine de l’État), Paris, Errance, 2004.
64. Bonne présentation historique et sociologique du phénomène dans Lewis (1990), op. cit. p. 67 sq.

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tenus à l’écart du pouvoir, qu’ils ne devaient jamais conquérir, à la différence


des Mamelouks.
Ces corps de guerriers esclaves semblent devoir parcourir un même cycle
au cours de leur histoire. Il ne fait pas de doute qu’ils sont recrutés parmi les
esclaves parce que ceux-ci sont réputés fournir les meilleurs et les plus fidèles
serviteurs du prince 65. Ils constituent une garde plus sûre 66. Ces corps
militaires émergent et prennent forme d’abord en vertu des liens personnels
avec le souverain, auquel ils doivent tout et dont ils dépendent. Ils lui sont
très utiles et servent à briser les prétentions d’une noblesse héréditaire. Mais
en même temps qu’ils sont les fidèles du prince, ils incarnent l’État dont ils
servent les intérêts supérieurs qu’ils opposent à ceux, particuliers ou privés,
de tout autre groupe. Puis ils se transforment eux-mêmes en des sortes de
castes militaires (le terme de « caste » revenant souvent sous la plume des
historiens à propos des mamelouks ou des janissaires) avec leurs privilèges,
leurs exemptions, leurs monopoles. Ils défendent leurs intérêts qui ne sont
pas moins corporatistes que ceux des autres corps que recèle le tissu social ;
ils les font valoir, au besoin, contre ceux de l’État.
D’utiles à l’État, ils lui deviennent néfastes. Et s’ils restent encore soudés
par de puissantes fidélités ou loyautés, elles ne le sont pas au premier chef
vis-à-vis du sultan. Ce sont plutôt celles qu’ils conservent, en tant qu’anciens
esclaves, vis-à-vis de leur dernier revendeur qui leur a permis d’accéder à une
importante position, type de lien qui restera toujours fondamental chez les
Mamelouks. Ou bien ce sont celles qu’ils ont acquises dans leur caserne ou
au combat avec leurs camarades. Ce ne sont plus les fidèles du prince. Ils
font et défont les souverains. Ou encore, ils conquièrent le pouvoir pour
eux-mêmes. Après la longue décadence de l’empire ottoman, déjà connu
au xviiie siècle sous l’appellation de « l’homme malade », après l’aventure
de Bonaparte en Égypte, l’heure de la modernisation de l’armée sonna. Les
plus radicaux des dirigeants politiques décidèrent de se défaire de ces corps
désormais vétustes de guerriers esclaves. En 1811, Mehmet Ali, le grand
réformateur égyptien, convoqua les Mamelouks à la Citadelle du Caire où
il les fit massacrer. En 1826, à la suite de diverses réformes et révoltes, le
Grand Vizir de la Sublime Porte fit bombarder les casernes des Janissaires où
la plupart furent tués ; les autres furent pourchassés, arrêtés et exécutés.
65. « L’intensité du sentiment de loyauté des mamlûks à l’égard de leur patron [celui qui les a affranchis]
se révèle par exemple lorsqu’un sultan meurt ou est détrôné peu avant la date fixée pour l’affranchis-
sement d’un certain groupe de ses mamlûks : il arrivait que ce groupe refusât d’être affranchi par son
nouveau sultan patron tout en sachant qu’en agissant ainsi il perdait toute chance de parvenir à la
couche supérieure de l’aristocratie militaire. Le patron et ses affranchis entretenaient des relations
quasiment familiales ; il était considéré comme leur père, et eux-mêmes étaient ses fils. […] Les
liens entre patron et affranchis et entre ces derniers constituaient l’axe autour duquel tournaient les
relations internes des Mamlûks ; ces liens subsistaient après la destitution ou la mort du patron »
(Ayalon, op. cit., p. 303).
66. Selon le mot de Ducellier A., Kaplan M., Martin B., Le Moyen Âge en Orient. Byzance et l’islam,
Paris, Hachette, 1990, p. 121.

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Seconde partie
DE L’HUMANITé DE L’ESCLAVE
DANS LES MODèLES ESCLAVAGISTES
DE L’AMéRIQUE COLONIALE

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L’esclave noir dans la législation de l’Amérique
espagnole des XVIe et XVIIe siècles
Bernard Grunberg

Face à l’essor de la traite négrière et à l’arrivée des Noirs en Amérique,


comment la monarchie réagit-elle ? Que représente l’esclave noir pour
les autorités ? L’étude de la législation des Indes (les lois sont faites par
le monarque et le Conseil des Indes) nous en donne un petit aperçu 1.
Certes, il s’agit d’une vision d’en haut, juridique et théorique, mais
comme les lois sont souvent des réponses aux divers problèmes qui agitent
les territoires américains, elles nous permettent malgré tout d’avoir une
idée de la conception de l’esclavage des Noirs dans l’administration des
Indes, avec une législation importante surtout au xvie siècle (entre 1540
et 1598), le premier xviie siècle (1599-1640) voyant encore quelques lois
sur ce thème. Il faut bien être conscient que l’on ne peut ici dégager qu’une
image incomplète, qu’il faudrait nuancer par des études sur la perception
de l’esclave noir par les diverses populations du Nouveau Monde, point
sur lequel les études nous manquent. Tentons cependant de voir ce que la
législation des Indes peut nous révéler.

Les débuts de l’esclavage noir :


Siete Partidas et mesures de contrôle
Alors que les premiers esclaves noirs arrivent aux Antilles dès la fin
du xve siècle, l’esclavage est depuis fort longtemps légalement établi en

1. Les lois nous concernant ici se trouvent dans les ouvrages suivants : Las siete partidas del rey
D. Alfonso el Sabio glossadas por… Gregorio Lopez… Partida quarta/[corregidas y publicadas por]
Joseph Berní y Catalá, Valencia, Imprenta de Benito Monfort, 1767 [PARTIDAS] ; Encinas (Diego
de), Cedulario indiano, recopilado por Diego de Encinas [1596], Madrid, Ediciones de Cultura Hispa-
nica, 1945-1946, 4 vol., 1741 p. [ENCINAS] ; Recopilación de leyes de los reynos de las Indias manda-
das imprimir y publicar por la Magestad Católica del Rey Don Carlos III Nuestro Señor… [1691],
Madrid, Imprenta Nacional, 1998, 3 tomes, 2097 p. [RECOPILACIÓN] ; Solórzano y Pereira Juan
de, Política Indiana, Madrid, Atlas, BAE, 1972, 5 tomes, 2113 p. [SOLÓRZANO] ; Zorita Alonso de,
Leyes y ordenanzas reales de las Indias del mar oceano… (cedulario de 1574), Mexico, SHCP, 1984,
588 p. [Zorita]. Ces ouvrages seront désormais cités par les abréviations, que nous avons placées
ici entre crochets.

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BERNARD GRUNBERG

Espagne. Il est défini, notamment, dans les Siete Partidas d’Alfonso X. Ce


code de lois du xiiie siècle, appliqué dans tout le royaume de Castille et
León, est très marqué par le droit romain (notamment le code Justinien).
S’il reconnaît que l’état naturel de l’homme est la liberté, il souligne cepen-
dant que la condition servile est apparue avec le droit des gens. Ainsi, ce
code considère que les hommes sont soit libres, soit serfs, soit affranchis 2.
On y rappelle que l’esclavage est un statut établi par les hommes dans
les temps anciens, par lequel des hommes naturellement libres devenus
esclaves se mettent sous la dépendance d’autres hommes, à l’encontre de la
« raison naturelle 3 ». De ce fait, le maître peut faire de son esclave ce qu’il
veut mais il ne peut ni le tuer, ni le blesser. Si le maître est cruel envers son
esclave, celui-ci peut se plaindre au juge, qui cherchera à établir la vérité
et, si le maître a mal agi, l’esclave sera vendu pour rembourser le maître,
qui ne pourra plus jamais le reprendre 4. De plus, et c’est une spécificité
de la péninsule ibérique, les Siete Partidas soulignent que ni les juifs, ni les
Maures, ni les hérétiques ne peuvent détenir d’esclaves chrétiens 5. Ces lois
de l’Espagne médiévale, surtout dans le domaine de l’esclavage personnel,
perdureront jusqu’aux xviiie et xixe siècles.
Si les lois civiles sont claires, les lois de l’Église le sont tout autant. Mais
avec le développement des contacts avec l’Afrique, la papauté va préciser son
attitude. Ainsi, alors que le Portugal commence à s’établir sur les côtes de
Guinée, le pape Nicolas V, dans les bulles Dum diversas (1452) et Romanus
Pontifex (1454), accorde au roi du Portugal toute latitude pour mettre en
esclavage les Sarrasins, païens et autres ennemis du Christ. Certes la lettre
de Pie II, adressée à l’évêque de Guinée (7 octobre 1492), condamne la
traite négrière en la considérant moralement comme un crime. Mais cette
position reste sans lendemain et les successeurs de ce pape ne condamnent
ensuite plus la traite 6.
À la fin du xve et au début du xvie siècle, il n’est donc pas étonnant que
la péninsule ait sur son territoire de nombreux esclaves noirs mais aussi des
esclaves maures, turcs, voire slaves. Alors que la population de Lisbonne
pouvait compter près de 10 % d’esclaves noirs à la fin du xve siècle, l’Espagne
n’est pas en reste et, au xvie siècle, Valence est le plus important marché
d’esclaves de l’Europe occidentale. Les esclaves noirs, généralement origi-
naires de « Guinée », arrivent sur des navires portugais. Dans l’Espagne des
rois catholiques, ils servent surtout en Andalousie. Séville compte entre
6 et 10 % d’esclaves au xvie siècle. Mais les Noirs qui sont dans la péninsule
2. PARTIDAS, partie IV, titre 23 (p. 139).
3. PARTIDAS, partie IV, titre 21, loi 1 (p. 128).
4. PARTIDAS, partie IV, titre 21, loi 6 (p. 130-131).
5. PARTIDAS, partie IV, titre 21, loi 8 (p.132).
6. Sur ce point, on se reportera à Quenum A., Les Églises chrétiennes et la traite atlantique du XVe au
XIXe siècle, Paris, Karthala, 1993 et à Andrés-Gallego J., La Iglesia y la esclavitud de los negros,
Pamplune, Eunsa, 2002.

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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES

ibérique ne sont pas tous de condition servile, à l’exemple de Juan Garrido,


qui, d’Afrique, vint de sa propre volonté au Portugal afin de se convertir au
christianisme avant de passer en Espagne, où il séjourna sept années avant
de partir en Amérique 7.
Si l’esclavage des Noirs est un fait accepté par l’ensemble de la popula-
tion espagnole, certaines voix font entendre leurs divergences. Ce sont
d’abord quelques dominicains présents aux Antilles, qui commencent à
s’élever contre l’esclavage des Indiens. Mais, l’un d’entre eux, Bartolomé de
Las Casas, demande en 1516 de faire venir d’Espagne pour chaque colon
espagnol une douzaine d’esclaves noirs afin de « libérer les Indiens ». Une
telle position n’est pas étonnante dans le contexte de cette époque. De
plus, bien vite, voyant se développer la traite négrière aux Indes, Las Casas
avoue avoir commis une grave erreur et, plus tard, il écrit que l’esclavage des
Noirs est tout aussi injuste que celui des Indiens 8. Convaincu de l’injustice
de l’esclavage indien, Charles-Quint l’interdit, en 1526, et cela d’autant
plus que les Indiens étaient devenus sujets de la Couronne de Castille 9. En
1537, le pape Paul III condamne l’exploitation et la réduction en esclavage
des Indiens, affirmant la pleine rationalité de ceux-ci 10. Mais cet esclavage
ne disparut cependant pas totalement car, pour faire face à certaines situa-
tions locales, la monarchie espagnole l’autorisa, sous certaines conditions
très strictes, pour quelques populations qui semblaient menacer les colons
espagnols 11.

7. Il partit à Saint-Domingue, puis à Porto Rico, où il participa à la pacification de l’île. Il se rendit en


Floride, puis à Cuba. Il prit part à la conquête de Mexico et de la Nouvelle Espagne. Il s’installa à
Mexico, où il semble s’être marié à une Espagnole, dont il eut trois enfants mais, comme beaucoup
d’autres conquistadores, il vécut dans une relative pauvreté, exerça quelques petits métiers, posséda
des esclaves et mourut vers 1546. Il fut le premier à introduire de nombreuses semences de légumes
au Mexique et à semer et à récolter du blé. Voir Grunberg B., Dictionnaire des conquistadores de
Mexico, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 193 (n° 368).
8. « Et comme certains des Espagnols de cette île dirent au clerc Casas, lorsqu’ils virent ce qu’il
recherchait, et comprirent que les religieux de Saint-Dominique ne voulaient pas absoudre ceux
qui avaient des Indiens s’ils ne les libéraient pas, que, s’il leur apportait une licence du roi pour
qu’ils pussent amener de Castille une douzaine d’esclaves noirs, ils relâcheraient leurs Indiens ; se
rappelant cela, le clerc dit dans ses mémoires qu’il faudrait faire aux Espagnols qui résidaient
là la grâce de leur donner licence d’amener d’Espagne environ une douzaine d’esclaves noirs,
parce que avec eux ils gagneraient leur vie dans ce pays et rendraient leur liberté aux Indiens.
Ce conseil de donner licence d’amener des esclaves noirs dans ce pays, le clerc Casas le donna
d’emblée, sans penser à l’injustice avec laquelle les Portugais s’emparent d’eux et les asservis-
sent ; mais s’il y avait pensé, il ne l’aurait donné pour rien au monde, car il considéra toujours
que c’était injustement et tyranniquement que ces gens étaient devenus esclaves, puisqu’ils
ont les mêmes droits que les Indiens », Las Casas B. de, Histoire des Indes, ClémentJ.-P. et
Saint-Lu J.-M. (éd.), Paris, Le Seuil, 2002, III, 102, vol. 3, p. 491.
9. ENCINAS, IV, 223-224, RECOPILACIÓN, VI, II, 1, « Que les Indiens soient libres et non sujets à la
servitude », 19-XI-1526.
10. Voir Veritas ipsa (2 juin 1537), Sublimitas Deus (9 juin 1537).
11. Des cédules autorisent l’esclavage des Caraïbes (1569) et de certains peuples du Chili (1608, 1625,
1662, 1663, 1679) : RECOPILACIÓN, VI, II, 13, 14, 16 et ENCINAS, IV, 380-381.

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En métropole, des dominicains (comme Domingo de Soto et Tomás de


Mercado – Suma de Tratos, 1587) et des jésuites apportent leurs réflexions
critiques dans le débat sur l’esclavage des Noirs. Le jésuite Luis de Molina
reconnaît, dans son De Iustitia et Jure (1596), que si l’esclavage est légitime
lorsque les Noirs attaquent les Chrétiens, il n’en demeure pas moins que
dans la plupart des cas la capture des esclaves n’est pas le résultat de ce type
de conflit et que, dès lors, l’esclavage n’est pas légitime (il prend notamment
l’exemple des Noirs qui vendent d’autres Noirs comme esclaves contre des
marchandises importées). D’autres jésuites, comme Tomás Sánchez dans
son Consilia seu opuscula moralia (1613) et Alonso de Sandoval dans le
De instauranda aethiopum salute (1627), formulent aussi des critiques
contre l’esclavage négrier. Au xviie siècle, des capucins (Francisco José de
Jaca et Epifanio de Moirans) se montreront tout aussi hostiles, allant jusqu’à
refuser d’absoudre les pénitents ne se repentant pas d’avoir des esclaves
ou ne voulant pas les affranchir. Ils parviendront même indirectement à
obliger Charles II à demander l’avis du Conseil des Indes, qui donnera
son aval à l’esclavage des Noirs aux Indes, esclavage qui ne sera quasiment
plus contesté au xviiie siècle, tant il est vrai qu’il paraissait indispensable à
l’économie coloniale 12.
Les lois concernant la traite et les négriers sont plus nombreuses que
celles qui touchent l’esclave. C’est d’abord parce que la couronne espagnole
veille à ses intérêts. Tout ce qui concerne la personne même de l’esclave
semble inutile. Cependant au détour de l’une ou l’autre loi transparaissent
des éléments du statut de l’esclave, de sa famille, des problèmes qu’il pose et
du danger que constituent les Noirs marrons, c’est-à-dire enfuis. Le statut
de l’esclave, voire de l’esclave noir, n’est pas défini dans la législation des
Indes. Tout un chacun connaît les lois plus que séculaires et notamment les
Siete Partidas, dont le législateur reprend la philosophie. De fait, leur rappel
sauf sur des points particuliers, est donc inutile.
À la différence d’autres monarchies, aucune trace péjorative n’apparaît
dans le vocabulaire employé. Les textes font seulement mention de negros,
de ladinos, de bozales, de loros, de horros 13. Jamais le législateur n’emploie
de mots infamants. Aucun mot ne permet de penser que ces esclaves sont
considérés comme des animaux ou des choses. En fait, dans la plupart des
lois, l’esclave noir, parfois défini simplement comme Noir (negro/negra),
se retrouve aux côtés des Métis et des Mulâtres. Le Noir peut être ou un
esclave ou un libre, il est de sexe masculin ou féminin, il appartient à un
groupe, celui des gens de couleur, qui se différencie de celui des Espagnols

12. Andrés-Gallego J., La esclavitud en la América española, Madrid, Ediciones Encuentro, 2005.
13. Loro : esclave ou affranchi à peau sombre ; horro : de condition libre ou esclave libéré (de l’arabe
« horr » de condition libre) ; cortado : esclave ayant racheté sa liberté ; bozal : noir qui arrive direc-
tement d’Afrique ; ladino : noir qui est né en Espagne ou en Amérique et parle l’espagnol ; voir
ENCINAS, IV, 381.

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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES

(les Blancs) et de celui des Indiens (les indigènes). Les autorités insistent
d’ailleurs pour que soit précisée la couleur des esclaves, et interdisent de
passer aux Indes des esclaves blancs sans une licence royale (1531).
La conquête de l’Amérique va modifier la traite négrière et lui ouvrir un
nouveau débouché. Dans le Nouveau Monde, la diminution très rapide de
la population indienne entraîne une diminution considérable de la main-
d’œuvre disponible pour les colons espagnols et la mise en valeur des terres.
Pour développer la colonisation, la monarchie doit répondre à ce manque
par l’importation d’esclaves noirs, censés remplacer la main-d’œuvre
indigène. Mais les Noirs étaient déjà présents en Amérique. Certains avaient
accompagné les conquistadores et les premiers colons, surtout comme
domestiques. D’autres – un petit nombre de Noirs libres et d’affranchis
– habitaient aux Antilles et sur le continent. Enfin, certains avaient été de
vrais conquistadores et s’étaient distingués par leur courage et leur force 14.
Habitués à avoir des serviteurs esclaves, les maîtres, en s’embarquant
pour le Nouveau Monde, les amenèrent tout naturellement avec eux, après
s’être acquittés d’un droit à la couronne d’Espagne. L’aptitude des Noirs,
sous d’autres cieux tropicaux, se révéla notamment dans les plantations et
entraîna une demande de plus en plus forte. Comprenant tout l’intérêt
de ce commerce, la monarchie accorda alors des licences d’importation 15.
Sous Philippe II, l’introduction des esclaves noirs en Amérique fut réglée
par la délivrance de cédules spéciales 16. En 1595, l’importation des Noirs
fut confiée à un homme d’affaires qui disposa d’un monopole limité dans
le temps selon une convention écrite de droit public, l’asiento de negros, qui
réglait les conditions et le fonctionnement du trafic 17.
Le grand nombre de Noirs aux Indes ne va pas sans poser des problèmes.
À la fin du xvie siècle, la population noire du Nouveau Monde s’élève à
environ 75 000 individus, dont l’immense majorité provient de Sénégambie
et du golfe de Guinée. Les Portugais en introduisent près de 270 000 au
xviie siècle. La majorité des Noirs constitue une main-d’œuvre très prisée
14. À l’exemple de Juan Garrido (voir ci-dessus) ou de Guidela, probablement un affranchi, qui était
le bouffon (chocarrero) de P. de Narváez, voir. Grunberg B., Dictionnaire…, op. cit., p. 193, 222
(n° 368, 426). Parmi les conquistadores du Pérou, on peut citer Juan García, Miguel Ruiz (voir
Lockhart J., The men of Cajamarca. A Social and Biographical Study of the First Conquerors of
Peru, Austin, University of Texas Press, 1972, p. 380-384, 421-423). De plus, certains conquista-
dores emmenèrent avec eux des esclaves noirs pour leur service, comme Juan Cortés, l’esclave de
Hernán Cortés (Torquemada J. de, Monarquía indiana, Mexico, Porrua, 1975, IV, 72, p. 508 ;
Durán D., Historia de las Indias de Nueva España e islas de la Tierra Firme, Mexico, Porrua, 1967,
LXXI, 10, p. 519.
15. En 1518, Charles Quint accorde la première licence connue à un Flamand, Laurent de Gouvenot
(Lorenzo de Gorrevod). La seconde licence d’importation date de 1528 : il s’agissait de faire venir,
en 4 années, 4 000 esclaves.
16. ENCINAS, IV, p. 400. Voir Vila Vilar E., Hispanoamerica y el comercio de esclavos. Los asientos
Portugueses, Séville, CSIC, 977.
17. Le premier asiento fut ainsi accordé par Philippe II à Pedro Gómez Reynel qui s’engagea à fournir
32 000 esclaves noirs, en neuf ans, au port de Carthagène (Nouvelle-Grenade), ENCINAS, IV,
p. 401-412.

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pour les plantations (canne à sucre, cacao, puis tabac, coton). Des Noirs
avaient été employés dans les mines au début de la colonisation. Mais leur
inadaptation aux grandes mines souvent situées en altitude (hauts plateaux,
cordillères) explique que ce furent ensuite les Indiens, plus résistants dans
cet environnement, qui y travaillèrent. À quelques exceptions près (Mexico
compte environ 20 000 esclaves noirs à la fin du xvie siècle), les Noirs sont
surtout présents sur les côtes (Acapulco et Veracruz au Mexique, Lima et
les plaines côtières au Pérou, en Colombie). Les mauvais traitements, les
durs labeurs et la privation de liberté entraînent des révoltes d’esclaves (en
1522 à Saint-Domingue, dans l’isthme durant tout le siècle, en 1553-1555
au Pérou). Les fugitifs (cimarrones) se regroupent dans des régions peu
accessibles (dans les forêts et les régions de montagne) et s’établissent en
communautés autonomes (palenques).
Tous les esclaves noirs ne sont pas acceptés par les autorités. Certains
sont interdits d’importation. Dès 1532, les autorités prohibent le passage
aux Indes d’esclaves noirs appelés gelofes. Il s’agit de Wolof de Sénégambie
venant du Cap-Vert. Les gelofes ont été les premiers à se soulever, d’abord à
Porto Rico puis, en 1522, près de la ville de Saint-Domingue, pendant le
gouvernement du vice-roi Diego Colomb. Ils ont causé la mort de plusieurs
Espagnols et la monarchie veut éviter que cela ne se reproduise. Ce que
l’on reproche à ces gelofes, c’est d’être « orgueilleux, désobéissants, agités,
incorrigibles », d’essayer de se soulever, de commettre de nombreux délits,
et surtout de transmettre leurs mauvaises manières de vivre (portant ainsi
notamment « « préjudice à Dieu ») à ceux qui, « originaires d’autres régions,
sont pacifiques et ont de bonnes coutumes 18 ». Deux aspects semblent ici
prédominer. D’abord ces Noirs ne sont pas soumis, c’est-à-dire n’acceptent
pas leur condition d’esclave, comme le font les autres. Mais aussi leurs
coutumes, transplantées dans le Nouveau Monde, heurtent et offensent les
chrétiens. Nous n’en savons pas beaucoup plus, mais on peut penser qu’ils
se montrent fort résistants à l’évangélisation (on ne sait pas comment ils
sont évangélisés) et qu’ils semblent garder leurs us et coutumes. De ce fait,
ils représentent une véritable menace pour les autres esclaves, qu’ils « conta-
minent » par leur exemple.
D’autres esclaves noirs sont exclus eux aussi, sauf autorisation spéciale,
dans toutes les possessions américaines de l’empire. La loi interdit le passage
en Amérique aussi bien aux esclaves « berberiscos » qu’aux personnes libres
d’origine musulmane (« moros »), « même si elles se sont récemment
converties au christianisme, parce que dans ce nouveau monde où vient de
s’implanter le christianisme, il ne convient pas qu’il y ait quelque occasion
de semer et de propager la secte de Mahomet ni toute autre offense envers

18. ENCINAS, IV 383, cédule du 28-IX-1532 ; RECOPILACIÓN, IX/26, 19.

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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES

Dieu et préjudice envers la sainte foi catholique 19 ». Ainsi, tout esclave


noir qui a été en contact avec des musulmans est indésirable aux Indes.
Le cas est clairement évoqué en 1550. En effet, du fait de l’augmentation
du prix des esclaves noirs au Portugal, aux îles de Guinée et au Cap-Vert,
certains marchands se sont approvisionnés en Sardaigne, aux Baléares et
dans d’autres régions du Levant, sous prétexte d’un prix meilleur marché.
On considère alors que ces esclaves noirs des régions du Levant font partie
de la catégorie des musulmans (« casta de moros »), et qu’il ne convient pas,
pour les raisons religieuses déjà évoquées, que des « gens de cette qualité »
passent aux Indes. Pour cette raison, uniquement religieuse, aucun esclave
noir du Levant, ou qui aura été au service d’un Maure, même s’il est de
« casta de guinea », ne pourra passer en Amérique 20.
Une autre catégorie est elle aussi prohibée. Dès 1526, la monarchie
interdit aux « negros ladinos » de passer aux Indes, sauf autorisation spéciale
délivrée par le monarque. Il s’agit de Noirs ayant vécu au moins un an
dans la péninsule, qui parlent – ou comprennent – la langue espagnole
(d’où leur nom). On indique que ces Noirs ladinos, sont « les pires et ont
les plus mauvaises coutumes qu’il soit » car en Amérique, ils ne veulent pas
servir, donnent de mauvais conseils à leurs coreligionnaires qui sont des
gens pacifiques, tentent souvent de se soulever et commettent de nombreux
délits. Les autorités font désormais la différence entre les Noirs bozales
venant directement d’Afrique ou n’ayant pas eu le temps de s’acclima-
ter dans la péninsule, « qui servent, sont pacifiques et obéissants », et les
autres, les ladinos, « ceux qui altèrent et incitent les autres à se soulever et à
commettre d’autres délits 21 ».

Le bon esclave : une marchandise, un outil et un chrétien


Ces restrictions apportées à l’introduction en Amérique de certains
Noirs permettent indirectement de souligner ce que les esclaves noirs
doivent être selon les autorités officielles. En premier lieu, ils doivent être
soumis, dociles et travailleurs. Leurs origines africaines attestent-elle de ces
« qualités » ? Rien ne l’indique clairement, même s’il n’est pas interdit de
penser que la théorie « chamite » est dans l’esprit des législateurs. Ainsi,
comment comprendre une cédule de 1543 interdisant, sauf autorisation
royale expresse, le passage en Amérique aux esclaves mulâtres, souvent
mélangés volontairement aux Noirs pour échapper à l’interdit ? La raison
indiquée est que « ce ne sont pas des Noirs, ce qui entraîne de nombreux

19. Zorita, I, 15, p. 125-128, cédules du 14-VIII-1543 et du 13-XI-1550, ENCINAS, IV, 381-382.
En 1559, la question ne semble toujours pas réglée, notamment en Nouvelle-Grenade (ENCINAS,
IV, 383).
20. ENCINAS, IV, 383-384, cédule du 6-VII-1550.
21. ENCINAS, IV, 384, cédule du 11-V-1526 ; RECOPILACIÓN, IX/26, 18 (1526, 1532).

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inconvénients 22 ». Ceci peut être interprété de deux manières différentes.


On peut penser que l’on avalise ici la théorie selon laquelle, condamnés à
l’esclavage, les descendants de Cham (fils maudit de Noé) seraient surtout
des Noirs. Mais on peut aussi considérer que ce qui est recherché, à travers
l’interdiction concernant les métis, est la limitation du nombre des esclaves
déjà « acclimatés », ce qui renverrait à une volonté de contrôle de la popula-
tion servile, et rien de plus.
En second lieu, l’esclave doit pouvoir être converti au christianisme, ce
qui implique qu’il ne puisse être musulman. Si nous connaissons mal leur
évangélisation, on peut cependant penser qu’elle fut des plus simples (un
baptême, un nom « chrétien », quelques rudiments d’instruction chrétienne)
et devait être à l’image de ce qui était fait pour les indigènes. Elle était
à la charge des maîtres, qui n’étaient pas toujours disposés à débourser
encore quelque argent et surtout à « distraire » les esclaves de leur travail.
Cela préoccupait les autorités, car la monarchie était bien consciente qu’en
inculquant les préceptes chrétiens, l’esclave romprait avec ses coutumes
ancestrales, adopterait le mode de vie des Espagnols et resterait d’autant
mieux soumis. En 1538, comme dans la ville de Saint-Domingue, de très
nombreux esclaves ne reçoivent pas, contrairement à la législation, l’ensei-
gnement du catholicisme, les autorités ordonnent à leurs maîtres de les
conduire à une heure donnée, celle qui leur conviendra le mieux, soit dans
la cathédrale, soit dans des monastères de cette ville, pour qu’ils y reçoivent
l’enseignement de la foi. Six années plus tard, la loi est loin d’être appliquée
puisque, pour exploiter leurs esclaves noirs, les maîtres les font travailler tous
les jours, y compris les dimanches et les jours de fête. Ce mauvais exemple
irrite la Couronne qui décide d’interdire de telles pratiques : désormais les
esclaves devront non seulement, comme les Espagnols, ne pas travailler les
jours interdits mais aussi aller à la messe 23.
Homme puisqu’il peut et doit être christianisé, l’esclave est aussi, du fait
même de son statut, une marchandise qui se vend, s’échange, se transmet.
Mais il ne s’agit pas d’une marchandise comme une autre. D’une part parce
que son statut n’est pas obligatoirement définitif – l’esclave peut racheter
sa liberté. D’autre part parce qu’il ne fait aucun doute que l’esclave dispose
de caractères humains. Frank Tannenbaum l’avait d’ailleurs déjà signalé en
notant que « l’élément de personnalité humaine n’était pas perdu dans le
passage à l’esclavage de l’Afrique aux territoires espagnols ou portugais 24 ».
Devant cette « particularité » et cette ambiguïté, beaucoup ne savent que
penser, c’est d’ailleurs pourquoi, en 1545, le conseil municipal de Mexico
demande au vice-roi de confirmer que les « esclaves noirs sont comme des

22. ENCINAS, IV, 384, cédule du 1-V-1543.


23. ENCINAS, IV, 392, cédule du 25-X-1538 et IV, 392 cédule du 21-IX-1544.
24. Tannenbaum (F.), Slave and Citizen : the Negro in the America, New York, Vintage Books, 1946.

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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES

marchandises 25 ». C’est ainsi, en tant que marchandise, que l’esclave fait


l’objet d’une taxe dans toute transaction (l’almojarifazgo), laquelle, égale-
ment payée sur les armes, les vêtements, les bijoux, les livres, etc., s’élève à
5 % en 1573 26.
Troisièmement, du fait même de sa « valeur », l’esclave n’est pas une
« marchandise » comme les autres. L’esclave marchandise a surtout de la
valeur pour l’économie coloniale dans les mines et les grandes planta-
tions, où il remplace les Indiens 27. Ainsi, en Nouvelle-Espagne, à la fin du
xvie siècle, les Espagnols ne sont autorisés à construire des moulins et à faire
de la canne à sucre que si ce n’est pas aux dépens des Indiens. Il est donc
nécessaire d’avoir des Noirs pour servir dans les moulins 28. L’esclave noir
étant un pilier de l’économie coloniale, il n’est pas question d’y toucher,
pour quelque raison que ce soit, sous peine d’ébranler le système. Ainsi la
loi prévoit que l’on ne peut vendre ni saisir les esclaves noirs, tout comme
les autres outils, pour cause de dettes, s’ils travaillent dans les mines d’or et
d’argent car cela aurait de graves conséquences sur l’exploitation minière,
et ferait ainsi baisser les revenus de la Couronne 29. De même on ne peut
saisir ni les moulins ni les esclaves des moulins à sucre pour cause de dette.
Seuls les bénéfices peuvent l’être 30.
Enfin, la condition humaine de l’esclave inscrite dans les Siete Partidas
est officiellement rappelée. Aussi ne peut-il être vendu ni traité n’importe
comment. L’afflux de Noirs en Amérique semble avoir, notamment chez
les colons, fait oublier toute cette législation toujours en vigueur dans les
territoires castillans. La monarchie est donc obligée de préciser le cadre
dans lequel s’inscrit l’esclavage. Au début des années 1570, elle est amenée
à protéger la famille de l’esclave : aucun esclave noir marié en Espagne ne
peut passer aux Indes sans sa femme et ses enfants 31. Elle répond ainsi,
notamment, à une lettre de Juan de la Peña, le représentant des mulâtres de
la vice-royauté de Nouvelle-Espagne, qui dénonce ces pratiques et souligne
les dommages qu’elles entraîneraient 32. D’autres abus sont officiellement
condamnés. Les châtiments des esclaves étant d’une grande cruauté (surtout
en Castille d’or), on peut couper les parties génitales à un esclave qui se
rebelle, ce qui entraîne très souvent la mort du supplicié. Les autorités
25. Actas de cabildo de la ciudad de México, Mexico, 1889-1906, 54 vols., voir 19-X-1545 : « que les
esclaves noirs soient considérés comme des marchandises et entrent dans l’ordonnance concernant
ces dernières »…
26. Zorita, I, 15 (p. 125-128) lois 4 et 5 du 7-IX-1558) ; ENCINAS, I, 412-413, cédule du 25-VII-1593
et III, 453-454, 475-476, cédule du 26-V-1573.
27. Los virreyes españoles en América durante el gobierno de la casa de Austria. México, Hanke L. (éd.),
Madrid, Atlas, 1976, II, p. 44.
28. ENCINAS, I, 330, cédule du 20-III-1596.
29. Zorita, IV, 1,3 (p. 244-245), cédule du 19-VII-1546 ; ENCINAS, III, 99-1000, cédules du
19-VII-1540 et du 4/VI/1582.
30. ENCINAS, II, 96-99, cédules du 15-I-1529, 28-IX-1535, 30-III-1557, 13-III-1572.
31. ENCINAS, IV, 385, cédule du 1-II-1570 ; RECOPILACIÓN, IX/26,22.
32. ENCINAS, IV, 385, cédule du 17-I-1570.

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métropolitaines interdisent cette pratique, révoquent toute ordonnance qui


aurait été prise à ce sujet, et assignent aux auditeurs de la chancellerie de
la province ainsi qu’à l’évêque du diocèse la charge de veiller au respect de
l’interdiction 33. Selon la monarchie, être esclave ne signifie également pas
que l’on doit travailler dans des conditions inhumaines et être exposé à la
mort. Au Venezuela, les pêcheries de perles faisant de nombreuses victimes
indiennes et noires, la Couronne décida que s’il n’était pas possible d’éviter
ces morts, l’activité des pêcheries de perles devrait être interdite, la préser-
vation de la vie des esclaves étant plus importante que le bénéfice que l’on
pouvait tirer de cette activité 34.
D’autres ambiguïtés peuvent être notées, en matière notamment de
professions et de mariage. Dans le premier cas, le statut des esclaves de
couleur les empêche d’accéder à certains postes : ils ne peuvent être porte-
drapeau ou soldat 35. Cependant, après accord des autorités locales, l’acces-
sion à un métier d’artisan est possible : l’esclave Cristobal Colon peut
exercer la profession de chandelier (candelero) à Mexico en 1545 36. On
retrouve souvent les esclaves dans la boucherie, chargés d’abattre le bétail
et de découper les viandes 37. Les autorités de Lima se plaignent du grand
nombre de Noirs et d’autres personnes qui exercent le métier de colporteur,
ce qui, notent-elles, comporte beaucoup d’inconvénients, car, sous prétexte
de vendre leurs marchandises, ils vont de maison en maison, trompent les
habitants et perçoivent des profits illicites. Finalement, les autorités obtien-
nent l’interdiction des colporteurs 38.
Le mariage des esclaves est aussi réglementé : ils ne sont pas libres de
se marier sans l’autorisation de leurs maîtres. Ceux-ci doivent s’efforcer de
marier les Noirs à des Noires. Mais, du fait d’un manque de femmes noires,
les propriétaires autorisent souvent leurs esclaves noirs à se marier avec des
Indiennes, voire à vivre en concubinage, ce qui n’est guère apprécié par
les Espagnols 39. Les autorités de Mexico vont jusqu’à présenter les textes
officiels pour mettre fin à cette pratique 40. Le mariage des esclaves suscite
un autre problème. La lettre du bachelier Alvaro de Castro, doyen de l’église
de la Concepción, est explicite. Il a obtenu du roi la possibilité d’amener à
Saint-Domingue 200 esclaves (100 hommes et 100 femmes), pour les faire
travailler sur ses exploitations rurales. Il a ensuite décidé (pour « le service
de notre Seigneur et le bénéfice de la terre ») de les marier et de leur ensei-
gner à vivre comme des chrétiens. Une fois mariés, ceux-ci ont cependant

33. ENCINAS, IV, 387 cédule du 15-IV-1542.


34. Zorita, IV, 1,10 (p. 249), cédule du 20-XI-1542.
35. RECOPILACIÓN, III/10,7 (1629) et III/10/12 (1643, 1648, 1649, 1652, 1654).
36. Cabildo de México…, op. cit., 29-X-1545.
37. Cabildo de México…, op. cit., 2-IV-1538.
38. ENCINAS, I, 431, cédule du 11-XI-1581.
39. RECOPILACIÓN, VII/5,5 (1527, 1538, 1541).
40. Cabildo de México…, op. cit., 15-VII-1539.

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revendiqué leur liberté. Il semble qu’il y ait là une confusion car le Conseil
des Indes rappelle une loi antérieure stipulant que seul le mariage d’un
esclave avec une femme libre, ou d’un homme libre avec une femme esclave,
célébré en présence d’un maître qui connaît le statut de son esclave et qui
consent au mariage en toute connaissance de cause, peut valoir l’affranchis-
sement à l’esclave, lequel est alors considéré comme libre par consentement
tacite 41. Nous comprenons ainsi pourquoi certains esclaves noirs semblent
avoir tout particulièrement cherché à épouser des femmes indigènes, dont
le statut devait leur permettre, selon le droit en vigueur dans les États de
la Couronne de Castille, d’être considérés comme libres. Ainsi alors que
les maîtres obligent leurs esclaves à se marier par souci de moralité (le
concubinage étant répréhensible), les esclaves noirs utilisent le mariage en
perspective d’une finalité plus utilitaire, pour obtenir leur liberté.
Au Mexique, le problème apparaît très tôt. Bartolomé de Zarate, regidor
de Mexico, rapporte que les esclaves noirs qui arrivent aux Indes prennent
concubines indiennes ou noires, dans la maison de leur maître ou en dehors,
ce qui oblige les maîtres à les marier pour éviter le péché, et, une fois mariés,
les esclaves disent être libres. Le Conseil des Indes, qui a pris conscience
du danger que cela représente dans la société coloniale, rappelle qu’il ne
reconnaît pas aux esclaves cette possibilité de recouvrer la liberté, même
avec le consentement de leurs maîtres. En 1541, un rappel sera fait aussi
pour le Pérou, où les esclaves noirs ont une « grande variété de femmes
indiennes, certaines avec leur accord, d’autres contre leur volonté ». On en
conclut qu’il convient de demander aux esclaves noirs de cette province de
se marier avec des femmes noires, sans qu’ils puissent pour cela prétendre
être devenus libres, même si le mariage se réalise avec l’assentiment de leurs
maîtres 42.
Comme l’esclave, la femme noire libre, en épousant un Espagnol,
monte dans l’échelle sociale. Le fait d’avoir un mari espagnol lui permet
de s’afficher un peu plus : elle a le droit de porter des boucles d’oreilles en
or avec des perles, un collier et une bordure de velours sur la jupe, mais
toute autre parure luxueuse lui est théoriquement confisquée 43. En outre,
seul le mariage avec un Blanc permet à la femme de couleur d’afficher un
rang supérieur à ses sœurs moins fortunées. Lorsqu’on vend l’enfant d’une
esclave noire et d’un Blanc, le père, s’il est Espagnol, peut le racheter, et la
loi prévoit qu’il sera alors prioritaire 44. C’est la mère qui transmet le statut
servile. Ainsi tout fils de Noir libre ou esclave né d’un mariage avec une
41. ENCINAS, IV, 385-386, cédule du 11-V-1527 ; PARTIDAS, partie IV, titre 21, loi 2, titre 22, loi 5
(p. 128 et 135).
42. RECOPILACIÓN, VII, 5,5, cédules du 11-V-1527, 20-VII-1538, 26-X-1541 ; idem, ENCINAS, IV,
386-387, cédule en réponse à la demande de B. de Zarate, datée du 10 juillet 1538 [sic] ; ENCINAS,
IV, 387, cédule du 26-X-1541.
43. RECOPILACIÓN, VII/5,28 (1571).
44. RECOPILACIÓN, VII/5,6 (1563).

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Indienne devra payer le tribut comme tout Indien 45. En fait les esclaves
noirs et les Mulâtres (hommes ou femmes), devront tous payer un impôt
spécifique, qu’ils soient nés ou passés en Amérique, y habitent ou y ont
acquis la liberté.
C’est pour toutes, ces raisons, parce que l’esclave noir est tout à la fois
un instrument de production, un capital et un être humain, qu’il peut
être libéré de sa condition servile. Aux Indes espagnoles, le nombre des
affranchissements fut sans doute important. D’abord pour des raisons
morales, comme cela transparaît dans de nombreuses dispositions testa-
mentaires des maîtres, mais aussi par intérêt, affection envers une maîtresse,
ou en preuve de reconnaissance de services rendus par de vieux serviteurs.
L’affranchissement peut se faire aussi par rachat.

Ce que la réglementation sur les affranchis nous apprend


La réglementation concernant les affranchis et le maintien de l’ordre
colonial permet également de prendre mesure de l’ambiguïté dans laquelle
se situe l’esclave, à la fois instrument et homme.
En 1528, certains colons ont informé la monarchie de mesures à prendre
pour que les Noirs qui passent aux Indes ne se soulèvent, ni s’absentent et
pensent surtout à travailler et à servir leurs maîtres avec plus d’entrain. En
plus de l’importance de les marier, certains pensent qu’il serait judicieux
que les esclaves, après avoir servi un certain temps leurs maîtres, leur
donnent une somme d’argent pouvant s’élever jusqu’à 20 marcs d’or, selon
la qualité, la condition et l’âge de chacun, pour pouvoir obtenir leur liberté.
Le Conseil des Indes décide donc de demander l’avis des autorités mexicai-
nes. En 1541, une demande identique est réitérée 46. Avec l’accroissement
de la population servile, bon nombre d’esclaves noirs, notamment dans les
villes, exercent, comme les dispositions légales les y autorisent, de petits
métiers leur procurant quelques revenus qu’ils partagent avec leurs maîtres.
Ils peuvent ainsi accumuler pendant des années un pécule qui leur permet
souvent d’obtenir leur affranchissement. En 1574, constatant cette évolu-
tion, la métropole se décide à suivre les recommandations de 1528 et 1541,
tout en tirant un profit de cette nouvelle situation :
« Beaucoup d’esclaves noirs, hommes et femmes, de mulâtres et de
mulâtresses, qui sont passés aux Indes, du fait des possibilités d’enrichis-
sement qu’il y a là, sont parvenus à se racheter et à être libres, et ceux-ci
possèdent exploitations et richesses ; et ainsi par des causes justes et parti-
culièrement pour vivre en Amérique, et étant en paix et justice et pour
être passés comme esclaves et y être à présent libres et aussi parce que les
hommes ont l’habitude de payer à leurs rois et seigneurs des impôts en
45. RECOPILACIÓN, VI/5,8 (1572, 1573), VII/5,2 (1572, 1573).
46. ENCINAS, IV, 398, (1528), Zorita, I, 15 (p. 125-128), cédule du du 26-X-1541.

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grande quantité, nous leur demandons avec raison et droit de nous les payer
et que cela soit un marc d’argent par an 47. »
Cependant cette disposition ne règle pas tous les problèmes. En 1577,
l’impôt (servicio real) pour les Noirs et les mulâtres est de 5 pesos. Devant
l’impossibilité de fixer un montant unique, l’impôt peut être modulé en
fonction des revenus de chacun. Mais le recouvrement semble difficile, car
les Noirs et les Mulâtres libres qui n’ont pas souvent de domicile connu,
volontairement ou non. Il est donc décidé que, pour plus de commodité,
les libres, Noirs et Mulâtres, devront désormais vivre avec des maîtres (des
employeurs) connus. Il y aura dans chaque district une liste de tous les
Noirs et Mulâtres libres, sur laquelle on inscrira leur nom et celui des gens
chez qui ils vivent. Par ailleurs, les « maîtres » veilleront au paiement des
impôts, ces derniers pouvant désormais payer directement l’impôt sur les
salaires des libres noirs et mulâtres qu’ils ont à leur service. Si ces nouveaux
contribuables s’absentent de chez leurs employeurs, leurs patrons devront
en informer la justice, pour qu’ils soient arrêtés, emprisonnés et ramenés
chez eux 48. La liberté n’est, à ce stade, pas totale et la couronne, de fait,
crée ainsi pour ceux qui sont sortis de la servitude une sorte de « travail
obligatoire », consciemment ou non, et répond à une autre préoccupation,
celle-ci sécuritaire, à savoir mettre fin au vagabondage qui cause tant de
problèmes 49.
Le vocabulaire de l’époque enregistre bien cette évolution : l’esclave noir
qualifié de « negro » devient, lorsqu’il est libre, « moreno » ; si la liberté
ne « blanchit » pas le noir, elle atténue sa couleur qui devient « brune » !
Dans le vocabulaire de la Recopilación, c’est surtout le mot « moreno »
qui est accolé au mot « libre 50 » ! Les esclaves libérés entrent donc dans
la catégorie des Noirs libres et des Mulâtres libres, leur statut d’origine
semble être théoriquement gommé, mais ils appartiennent à une catégorie
particulière, que l’on retrouvera deux siècles plus tard sous l’appellation
de libres de couleurs dans les Antilles françaises. De plus, mais cela reste
tout aussi théorique, le Noir qui s’est affranchi ou a été libéré ne peut plus
être maltraité par son ancien maître et, en cas de contestation du statut de
libre, seules les Audiences Royales ont compétence pour se prononcer 51.
Comme tout individu, même en cas de délit, le Noir doit être remis à la
justice ordinaire (1563).

47. RECOPILACIÓN, VII/5,1 (1574, 1577, 1592) ; ENCINAS, IV, 390-391, cédule du 27-IV-1574.
48. ENCINAS, IV, 391, extrait d’une lettre du roi au Président de l’Audience de Panama, datée du
5-VIII-1577, ENCINAS, IV, 390 cédule du 29-IV-1577.
49. Los virreyes españoles… », op. cit., avertissements généraux que le Marquis de Villamanrique donna
à Luis de Velasco (14-II-1590), I, p. 279.
50. Solorzano, II, 30, n° 36, p. 448. « Les enfants de Noirs et de Noires libres se nomment morenos
(bruns, basanés) ou pardos (bruns, sombres)… » ; RECOPILACIÓN, VII, 5, 10-11.
51. RECOPILACIÓN, VII/5,8 (1540).

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La cohabitation entre les esclaves noirs et les Indiens ne s’est pas faite
sans problèmes. Les relations entre les deux communautés ont toujours
été difficiles, d’autant plus que les Indiens étaient sujets du roi d’Espagne
et donc théoriquement protégés par la loi, alors que les esclaves noirs, du
fait de leur statut, ne connaissaient rien de comparable. Dès les débuts
de la colonisation, les Espagnols emploient leurs esclaves ou domestiques
noirs pour encadrer et surveiller le travail des Indiens dans les plantations
et les mines ; ce sont eux qui exigent le maximum de cette main-d’œuvre,
n’hésitant pas à commettre de nombreux abus pour parvenir à leurs fins,
souvent avec l’accord tacite de leurs maîtres. Ils agissent comme tout contre-
maître : intermédiaires entre leur maître et les Indiens, ils usent et abusent
de leur pouvoir, ce qui entraîne souvent des conflits. Cette attitude est
cependant surtout le fait des ladinos, plutôt que celui des bozales, car ce sont
surtout eux qui ont la confiance de leurs maîtres et les connaissent bien.
Jouissant d’une parcelle de pouvoir, ces esclaves font souvent durement
sentir une autorité qui les place de fait au-dessus des Indiens, malgré leur
condition servile. La conséquence inévitable est que l’esclave maltraite le
libre, d’autant plus que se développe, tout naturellement, un phénomène
de mimétisme : les Noirs veulent être servis et respectés par les indigènes
comme leurs maîtres. Et avec les Noirs et les Mulâtres libres la situation
est souvent pire.
Une législation rigoureuse s’impose pour éviter que ces conflits ne
dégénèrent. En 1536, une loi prévoit que si un Noir maltraite un Indien,
mais sans faire couler de sang, il sera attaché au pilori de la ville et y recevra
100 coups de fouet en public. S’il a fait couler le sang, il sera de plus puni
selon les lois de Castille selon la gravité des blessures, et son maître paiera
les dommages. S’il ne le peut, le Noir sera vendu 52. Mais rien n’y fait.
À Lima, « de nombreux désordres sont causés par les Noirs, hommes
comme femmes, esclaves comme libres, qui se servent des Indiens et des
Indiennes parce que beaucoup prennent des concubines, les traitent mal et
les oppriment ». En 1551, les autorités ordonnent que
« désormais aucun Noir et aucune Noire, de quelque condition qu’il soit,
ne puisse avoir ni ne puisse se servir d’Indiens et d’Indiennes, dans la ville
et aux alentours sous peine, si le Noir a une Indienne et se sert d’elle, qu’on
lui coupe su natura. S’il se sert d’Indiens, il recevra 100 coups de fouet en
public. Si c’est un esclave, la première fois il recevra 100 coups de fouet,
la seconde on lui coupera les oreilles. S’il est libre, il recevra 100 coups de
fouet la première fois et la seconde sera banni à perpétuité des Indes 53 ».
52. RECOPILACIÓN, VI/10,19 (1536).
53. ENCINAS, IV, 388, Chapitre des ordonnances du 19-XI-1551 : « Que les Noirs et les Mulâtres n’aient
pas d’Indiens à leur service » ; RECOPILACIÓN, VI/12,16 (1589) : « Nous interdisons dans toutes
les parties de nos Indes que les Noirs et les Noires, libres ou esclaves, se servent d’Indiens ou
d’Indiennes, comme il est dit dans la loi 16, titre 12, livre 6. Parce que nous savons que de
nombreux Noirs ont des Indiennes pour concubines, ou les traitent mal et les oppriment, il

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Autre abus commis par les colons comme par leurs esclaves : le portage
indigène. En effet, là où il n’y a pas de route ou de chemin, ni bêtes de
charge, les Espagnols n’hésitent pas à faire transporter tout produit à dos
d’indigène, d’autant plus que, à l’époque précolombienne, au Mexique
comme en Amérique centrale, le portage se faisait exclusivement à dos
d’homme. En 1549, devant ce nouveau fléau, les autorités vont interdire
aux Noirs comme aux Métis qui ne sont pas « vecinos » ou fils légitimes de
vecinos de prendre des Indiens porteurs (cargados).
L’un des grands problèmes des autorités espagnoles et coloniales est
d’éviter les conflits et affrontements entre les communautés, notamment
entre les Noirs, esclaves ou libres, et les Indiens. Les esclaves noirs ne
peuvent se rendre dans les villages (les Noirs, libres et esclaves, vont dans
les villages indiens, volent les indigènes, prennent leurs femmes et leurs
filles, ce qui cause de graves problèmes – au milieu du xvie siècle, il y a eu
des morts du côté indigène) 54. Il leur est interdit d’employer un Indien
et, comme pour les Blancs et les libres de couleur, il leur est formellement
interdit de vivre dans des villages indiens. En effet, d’après les autorités,
les Espagnols qui vivent parmi les Indiens sont des hommes turbulents,
de mauvaise vie, voleurs, joueurs, vicieux et gens de rien ; leurs actions
font que les Indiens non seulement s’enfuient mais en plus quittent leurs
villages. Quant aux Noirs, Métis et Mulâtres, ils maltraitent les Indiens,
se servent d’eux et leur apprennent de mauvaises coutumes (l’oisiveté, des
erreurs, des vices), ce qui peut remettre en cause l’action de la monarchie
en faveur des Indiens. Une exception possible : les enfants de mestizos et
de zambaygos. Cette loi est tellement bafouée qu’il faudra la reprendre en
1563, 1578, 1581, 1589, 1600, 1646 55. Une loi de 1541, reprise en 1580,
est plus explicite : les esclaves noirs, surtout ceux des encomenderos, sont
préjudiciables aux pueblos de indios parce qu’ils encouragent les Indiens à
l’ivrognerie, aux vices, aux mauvaises coutumes, à fuir leurs haciendas et
causer beaucoup de dégâts ; leur châtiment sera donc rigoureux 56.

convient à notre Royal service et au bien des Indiens de donner un remède à un si grave excès :
Nous ordonnons et demandons que soit conservée cette interdiction, sous peine que si le Noir
ou la Noire sont esclaves, il leur soit donné cent coups de fouet en public pour la première fois, et
pour la seconde qu’on leur coupe les oreilles ; que, s’ils sont libres, pour la première fois leur soient
donnés cent coups de fouet, et pour la seconde qu’ils soient bannis à perpétuité de ces Royaumes.
A l’alguazil ou à tout autre dénonciateur nous assignons dix pesos sur la peine, qui doivent être
payés sur les quelques biens qu’ont les Noirs ou les Noires délinquants, ou, si les condamnés n’ont
rien, sur les frais de justice. Nous ordonnons que les maîtres des esclaves, hommes ou femmes, ne
consentent pas ni ne leur donnent l’occasion d’avoir des Indiens ou des Indiennes, ni de se servir
d’eux, et dans le cas contraire ils devront payer une amende de cent pesos, ne pouvant alléguer
d’ignorer ou de ne pas connaître la loi. Que nos justices royales aient la même attention pour les
Noirs et les Noires libres » ; RECOPILACIÓN, V I I / 5 , 7 ( 1551, 1589).
54. ENCINAS, IV, 389, cédule du 18-II-1552.
55. RECOPILACIÓN, VI/3,21 (1563, 1578, 1581, 1589, 1600, 1646).
56. RECOPILACIÓN, VI/9,15 (1541, 1580).

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Par certains côtés, les Noirs sont parfois mis sur le même plan que les
indigènes, car ils empruntent certaines « mauvaises habitudes » aux Indiens.
Ainsi, certaines Audiences, des religieux et des Conseils municipaux deman-
dent qu’on ne puisse leur vendre les vins indigènes auxquels on ajoute des
« racines », ce qui est cause de grands dommages. Les autorités ordonnent
qu’on ne puisse vendre à aucun Indien ni Noir, ni esclave, ce type de vin
car on évite ainsi de grands dommages pour le service de Dieu, celui de la
monarchie, des Indes et des indigènes 57.
Au niveau judiciaire, le statut du Noir est équivalent à celui de l’Indien
en ce qui concerne les jugements en appel devant le Conseil des Indes,
qui leur sont interdits lors d’une condamnation à mort par une audience,
mais ils peuvent se pourvoir en seconde instance devant leurs juridictions,
lesquelles sont invitées à faire preuve d’équité et de justice 58. Dans les villes
peuplées d’Espagnols, les alcaldes ordinaires sont autorisés à s’occuper des
Espagnols et des Noirs (comme les alcaldes de hermandad en observant les
nouvelles lois de la hermandad) et à se charger des appels. Mais ils n’ont pas
le droit de châtier les délits des Indiens 59.
Les autorités coloniales voient dans les Noirs un danger potentiel, surtout
dans les régions à forte densité servile. En 1598, un rapport sur les esclaves
noirs montre que ceux-ci posent continuellement des problèmes et surtout
sont à ce point agressifs qu’ils font peser un risque d’attentat sur leurs
maîtres 60. Les esclaves constituent surtout pour les Espagnols des Indes une
menace potentielle. Les pouvoirs les craignent surtout la nuit car les autorités
ont constaté que les Noirs sortent de la maison de leur maître, se réunissent et
échafaudent des plans pour se soulever. Aussi leur est-il défendu de se prome-
ner en ville ou hors de la maison de leur maître à la nuit tombée 61. Ce sont
des personnes turbulentes, que les autorités indiennes doivent constamment
surveiller pour préserver la paix publique que ces esclaves menacent 62. Pour
ces raisons, esclaves, Noirs et Mulâtres libres ont l’interdiction formelle de
porter une arme sur eux, de nuit comme de jour, même s’ils accompagnent
leur maître ou un officier de justice ou de police (1551-1552).
À Veracruz, les autorités municipales se plaignent de ce que les Noirs
portent des armes et « commettent dans la ville beaucoup d’outrages et de
délits, au desservice de Dieu » ; les autorités métropolitaines leur interdi-
sent de porter des armes offensives, sous peine de cinquante coups de fouet
pour eux et de trois mille maravédis d’amende pour le maître 63. Il en va
de même à Lima, où il y a beaucoup de Noirs : ils ne peuvent avoir aucun
57. Zorita, VI, 3,3-5 (p. 310-312), cédule du 24-I-1545.
58. Zorita, II, 3,17 (p. 150), cédule du 27-X-1534 et III, 10,8 (p. 238-239), cédule du 20-XI-1542.
59. Zorita, III, 5,1 (p. 230-231), cédule du 7-XII-1543 ; ENCINAS, I, 305, cédule du 21-IX-1591.
60. Cabildo de México…, op. cit., 26/1/1598.
61. ENCINAS, IV, 390, cédule du 4-IV-1542 ; RECOPILACIÓN, VII/5,12.
62. RECOPILACIÓN, VII/5,13 (1645).
63. ENCINAS, IV, 388, cédule du 7-VIII-1535.

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type d’arme, de jour comme de nuit, sauf les esclaves des représentants de
la justice, s’ils sont accompagnés 64. Cependant la situation perdure et, au
milieu du xviie siècle, les vice-rois, les présidents, les Audiences, les gouver-
neurs, les corregidores et les alcaldes mayores ne sont pas autorisés à leur
délivrer un port d’armes 65, même à ceux dont les maîtres occupent les plus
hauts postes de la vice-royauté 66.
En 1552, des licences furent données par la métropole à certaines
personnes. des Indes pour pouvoir posséder entre 2 et 4 Noirs avec des
armes, ce qui eut pour conséquence de causer beaucoup de scandales et de
troubles car, tandis que les maîtres allaient à la messe ou à leurs affaires, les
Noirs se répandaient dans les villes et villages avec leurs armes, offensant les
personnes, et il arriva que des Espagnols et des Indiens fussent tués. Mais
comme il s’agissait d’esclaves appartenant à des personnes « protégées »,
on dissimula le châtiment de ces crimes et les personnes qui avaient été
offensées ne purent obtenir justice. On demanda donc de suspendre ces
cédules. Le Conseil des Indes ordonna aux Audiences de vérifier s’il conve-
nait d’accorder de telles autorisations au cas par cas. Dans les cas justifiés, les
gens autorisés pourraient bénéficier d’une licence, mais ils devraient désor-
mais être accompagnés de serviteurs espagnols avec armes, et non d’esclaves
noirs, car il ne « convenait pas que les Noirs portent des armes 67 ».
Même les esclaves noirs des inquisiteurs n’étaient pas autorisés à porter
d’armes (1569). L’exemple de Carthagène des Indes est révélateur. Dans
cette ville où arrivaient les « cargaisons » négrières, il y avait de nombreux
Noirs et Mulâtres qui semaient le trouble, ce qui provoquait des meurtres,
des vols, des délits et des dommages. Cette situation provenait de ce que
les juges avaient consenti le droit de porter des armes, notamment des
couteaux, à des esclaves de ministres de l’Inquisition, gouverneurs, juges,
hommes d’église et militaires et, en conséquence, la protection dont ces
esclaves avaient joui avait abouti à ce qu’ils prennent beaucoup de liber-
tés au préjudice de la paix publique 68. Dans la relation que le vice-roi de
Mexico, Antonio de Mendoza, fait à son successeur Luis de Velasco (1550-
1551), il indique que le manque de main-d’œuvre a entraîné l’apport d’un
grand nombre de Noirs et qu’il y a eu à Mexico et dans les mines deux
soulèvements. Il a donc fait des ordonnances comme dans les îles. Il note
aussi que les licences accordées pour que des Noirs accompagnent en armes
des Espagnols ont entraîné des désordres, car on ne respectait pas l’ordon-
nance du fait de l’absence d’une peine très rigoureuse 69.

64. ENCINAS, IV, 388-389, cédule du 19-XI-1551.


65. RECOPILACIÓN, VII/5,16 (1665).
66. RECOPILACIÓN, VII/5,18 (1628).
67. Zorita, VI, 3,3-5 (p.310-312), cédule du 11-VIII-1552 ; idem PUGA , f. 135, ENCINAS, IV, 389.
68. RECOPILACIÓN, VII/5,17 (1621).
69. Los virreyes españoles…, op. cit., I, p. 44.

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Mais le plus grand danger est constitué par les esclaves marrons (cimar-
rones). En 1527, la ville de Mexico nomme des alguaciles de campo pour
rechercher les esclaves qui se sont enfuis ; leur salaire est de 0,5 peso pour
1 Indien et de 4 pesos pour 1 Noir. Au début des années 1530, la capitale
mexicaine demande à l’Audience de pouvoir nommer des recogedores
(ramasseurs) pour les esclaves fugitifs, ce que les autorités acceptent très
vite. Les esclaves fugitifs repris sont remis à leur maîtres après identification
de ces derniers et vérification de leurs titres de propriété 70. Mais les fuites
d’esclaves se font de plus en plus nombreuses, au point que le vice-roi
de Nouvelle-Espagne doit demander aux autorités locales d’intervenir 71.
Le marronage se poursuit, inexorablement, et les autorités montrent leur
impuissance à régler ce problème. Pour réagir, la métropole prend, dans les
années 1570, une série de mesures contre les marrons et le marronage, de
fait les plus importantes 72. Tout un éventail de peines est prévu : le Noir
absent du service de son maître pendant 4 jours aura 50 coups de fouet ;
100 coups et une charge de fer aux pieds (calza de hierro) d’un poids de
12 livres à porter publiquement 2 mois s’il est plus de 8 jours hors de la
ville, à une lieue d’elle. S’il enlève cette charge, il reçoit 200 coups de fouet,
et, en cas de récidive, 200 coups de fouet et quatre mois de port. Si c’est
le maître qui l’enlève, il paiera 50 pesos d’amende. L’esclave absent moins
de 4 mois et n’ayant pas rejoint les marrons recevra 200 coups de fouet et
en cas de récidive sera banni des Indes. S’il a été avec les marrons, il aura
100 coups de fouet en plus. Plus de 6 mois d’absence et le fait d’avoir été
avec les cimarrones ou de commettre de graves délits conduisent à la pendai-
son. Par ailleurs, tout maître a l’obligation de déclarer la fuite de son esclave,
sous 3 jours, devant l’écrivain public, sous peine de 20 pesos d’amende 73.
Devant les abus de la chasse aux marrons, la monarchie décide de réaffir-
mer ses principes 74. Toute personne libre, blanche, mulâtre ou noire, peut
arrêter un esclave fugitif ou absent du service de son maître depuis 4 mois et,
si son maître n’a pas déclaré sa fuite, pourra faire de lui ce qu’il veut. Le fugitif
noir qui aura commis un délit sera condamné à mort. Mais si le marron vient
de lui-même à la ville en y conduisant un autre marron, il sera libre.
C’est dans la province de Terre-Ferme (la Castille d’Or) que le danger est
le plus grand. Un grand nombre de Noirs s’est enfui dans les zones monta-
gneuses et les endroits désertiques, occasionnant des dommages aux colons
et perturbant les échanges, obligeant la métropole à demander aux proprié-
taires d’esclaves une contribution financière pour monter des expéditions
destinées à réduire ces rebelles 75. Dans la région de Carthagène, où il y a de
70. Cabildo de México…, op. cit., 14-VII-1536.
71. Cabildo de México…, op. cit., 27-IX-1544.
72. RECOPILACIÓN, VII/5,20-25.
73. RECOPILACIÓN, VII/5,21 (1571, 1574).
74. RECOPILACIÓN, VII/5,22 (1574).
75. ENCINAS, IV, 393, cédule du 12-IX-1571.

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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES

très nombreuses fuites d’esclaves (notamment dans les zones montagneu-


ses), qui causent de graves dommages aux populations indigènes, il s’avère
impossible de remédier à cette situation si ce n’est en pardonnant aux fugitifs
leurs actions passées, s’ils reviennent se soumettre et servir leurs maîtres.
Faute de pardon, il y aurait chaque jour de plus grands dommages pour les
Indiens. Les autorités le font proclamer partout par crieur public : les Noirs
revenant servir leurs maîtres verront toutes fautes et peines supprimées, et on
ne pourra les poursuivre 76. Tout Mulâtre ou Noir libre ou esclave qui aidera
un marron aura la même peine que le marron, plus la perte de la moitié de
ses biens, s’il est libre ; l’Espagnol sera banni définitivement des Indes, sans
compter les peines prévues par la loi. Il faut noter que, dès 1544, la munici-
palité de Mexico avait interdit aux Indiens de cacher et d’aider les Noirs qui
enfuyaient de chez leur maître « pour éviter de plus grands maux 77 ».
La loi prohibe les châtiments inhumains comme la castration 78. L’esclave
reste donc un être humain et de ce fait, la justice sait aussi pardonner. En
1540, les juges de l’Audience ont la possibilité d’amnistier les Noirs marrons
qui se rendent aux autorités de leur plein gré mais, en 1574, la loi devient
plus restrictive, l’amnistie ne pouvant plus être accordée qu’une seule fois.
En effet, en 1574, dans la province de Terre Ferme (Panama, Nombre de
Dios), de nombreux Noirs cimarrones, qui ont fui et se sont révoltés, ont
causé de grands dommages à la province et ne veulent plus retourner chez
leurs maîtres par « peur du châtiment qu’ils recevront » ; il faut donc leur
pardonner s’ils se soumettent, s’ils acceptent l’évangélisation, ce qui sera un
profit pour Dieu et un notable profit pour la province. Le Conseil des Indes
permet au président et aux auditeurs de l’Audience Royale de la province,
« en fonction d’un délai donné, d’épargner aux rebelles qui se soumettent le
châtiment qu’ils encourent pour s’être absentés et soulevés, mais une seule
fois […] et de ne leur faire aucun mal ni causer de dommage 79 ».
Mais la lutte contre les esclaves fugitifs coûte cher. En 1624, il faut
désormais payer une taxe de 6 réaux pour chaque esclave noir qui entre
à Carthagène. La somme recueillie est destinée à payer la pacification des
cimarrones (les quadrillas de soldats) 80. Les révoltes semblent si nombreuses
et si dangereuses que tout Noir entré en rébellion et coupable de brigandage
ne peut avoir droit à un procès criminel : les chefs seront punis de façon
exemplaire et les autres retourneront à leur condition servile après avoir
été punis 81.

76. ENCINAS, IV, 394, cédule du 7-IX-1540.


77. Cabildo de México…, op. cit., 15-IX-1544 : « para evitar mayores males ».
78. RECOPILACIÓN, VII/5,23 (1540).
79. RECOPILACIÓN, VII/5,24 (1540, 1574), ENCINAS, IV, 394, cédule du 12-I-1574.
80. RECOPILACIÓN, VIII/18,7 (1624).
81. RECOPILACIÓN, VII/5,26 (1619) : « Dans les cas d’émeutes, de séditions et de rebellions qu’il y a aux
Indes avec des Noirs marrons, et à cause des actes de brigandage et de notables voleurs, il ne convient
pas de faire de procès criminel ordinaire, et il faut châtier de façon exemplaire les meneurs et réduire

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ɰ
Finalement, la législation complexe concernant l’esclavage des Noirs
montre clairement que les esclaves possèdent un caractère humain et que,
de par leur statut, ils sont aussi une marchandise. Dans les Indes espagnoles,
l’esclave noir est situé au bas de l’échelle sociale, mais il n’est pas considéré
comme un animal, comme du bétail. Il ne faut cependant pas avoir une
vision idéaliste. Les lois soulignent que le caractère « humain » est parfois,
voire souvent, absent dans le monde colonial espagnol. Mais les attitudes
diffèrent selon les régions. Celles de l’Isthme et de Colombie (du fait d’une
arrivée massive d’esclaves africains et d’un relief propice au marronage) ont
connu des positions extrêmes et ont été rappelées à l’ordre par la métropole.
En Nouvelle-Espagne et au Pérou, la situation semble moins conflictuelle,
même si dans certaines villes comme Lima, le grand nombre de Noirs
pose problème. En fait, le statut de l’esclave est passé de la péninsule en
Amérique, sans grande modification.
Il n’est pas question d’opposer l’esclavage pratiqué par la monarchie
espagnole à celui en vigueur dans les colonies anglaises, hollandaises et
françaises. Par définition toute servitude repose sur la force, une force qui
peut être plus ou moins brutale. Mais il n’en demeure pas moins que l’Amé-
rique espagnole a connu une singulière particularité, non seulement par
un grand nombre d’affranchissements précoces mais aussi parce que les
préjugés raciaux y ont été moins forts qu’ailleurs comme l’attestent les
lois édictées par la métropole (surtout au xvie siècle). De plus, certains,
se fondant sur le droit naturel chrétien, ont perçu la contradiction entre
l’émancipation des Indiens et l’esclavage des Noirs. Et si les temps n’étaient
pas encore mûrs pour arrêter la traite, les esclaves noirs, du moins une
bonne partie, ont pu s’insérer peu à peu dans la société coloniale, comme
le montre l’importance du métissage, et cela même si la plupart des libres
de couleur est demeurée au niveau le plus bas de l’échelle sociale 82.

les autres en esclavage et servitude en faisant justice et éviter perte de temps et procès, car ceux-ci sont
des esclaves de condition et ils ont fui leurs maîtres. »
82. Lucena M., Leyes para esclavos. El ordenamiento juridico sobre la condición, tratamiento, defensa
y represión de los esclavos en las colonias de la América española, dans Andrés-Gallego J., Nuevas
aportaciones a la Historia Jurídica de Iberoamérica, Madrid, Fundación Histórica Tavera [CD],
2000 ; Aguirre Beltrán G., El negro esclavo en Nueva España. La formación colonial. La medicina
popular y otros ensayos, Mexico, CIESAS, 1994 et La población negra de Mexico, Estudio etnohistórico,
México, FCE, 1989 [1946] ; García Añoveros J., El pensamiento y los argumentos sobre la esclavi-
dud en Europa en el siglo XVI y su aplicación a los indios americanos y a los negros africanos, Madrid,
SCIC, 2000 ; Klein H. S., La esclavitud africana en América latina y el Caribe, Madrid, Alianza,
1986 ; Mondragón Barrios L., Esclavos africanos en la ciudad de México. El servicio doméstico
durante el siglo XVI, Mexico, Éd. Euroamericanas, 1999 ; Tardieu J.-P., Le destin des Noirs aux
Indes de Castille (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, L’Harmattan, 1984.

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L’évolution de l’esclavage
dans les Amériques espagnoles des XVIe-XIXe siècles
Jean-Pierre Tardieu

« Bien que mon infortune m’ait faite esclave, je


suis de la même espèce que ma maîtresse et son
égale en droit naturel, sans compter que, nous
les esclaves, nous sommes aussi enfants de Dieu
et rachetés par le très précieux sang de Notre
Seigneur Jésus-Christ. »
Petrona Mesía, Quito, 1780

« Nos esclaves, mis à part l’abrutissement qu’on


attribue à leur état, appartiennent à une race sans
aucun doute inférieure à la nôtre pour ce qui est
des facultés intellectuelles. Ils procèdent dans
leurs agissements plutôt par instinct que par effet
du discours ou du jugement. »
Wenceslao de Villa Urrutia, Cuba,
25 mars 1842

Lorsqu’il s’agit de pallier dans les territoires castillans du Nouveau


Monde le manque de main-d’œuvre indigène, décimée par une exploi-
tation excessive, on eut recours au travail servile des Noirs (déjà présents
dans la péninsule ibérique puis livrés directement par la traite), ainsi
qu’aux traditionnelles lois afférentes à l’esclavage, réunies avec une optique
chrétienne par Alphonse X le Savant, roi de Castille, dans les Siete Partidas
(1255-1265).
Ceci dit, on peut se demander si le maintien des dispositions du droit
castillan en la matière ne contribua pas ici à l’émergence de l’image d’un
esclavage « modéré », dont les représentants de l’oligarchie ne manquèrent
pas de se prévaloir. En effet, ne fut-elle pas reprise d’une certaine façon par
une vision du xixe siècle ayant conduit à idéaliser la réalité ? Et pourtant,
du début du xvie siècle jusqu’en 1880, date de l’abolition effective dans
l’ultime territoire ultramarin de l’Espagne, à savoir Cuba, le système escla-
vagiste se vit obligé de s’adapter à des situations socio-économiques diffé-
rentes qui nécessitèrent des changements juridiques. Dans ces conditions,

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JEAN-PIERRE TARDIEU

le concept de « modération » résiste-t-il vraiment à l’examen ? Les excès


dénoncés par les philanthropes abolitionnistes étaient-ils conjoncturels ou,
entre d’autres termes, uniquement liés à la dernière phase de l’esclavagisme ?
Inversement, les exigences de rentabilité n’auraient-elles alors pas simple-
ment mis à découvert des tendances structurelles, en partie occultées par
des mesures inhibitrices que l’intérêt supérieur aurait tenté d’imposer sous
un prétexte éthique ?

Un double héritage (l’esclavage médiéval et les Siete Partidas)…


Une vingtaine d’années après la découverte, la « mise en valeur » des îles
de la Caraïbe suscita d’amples besoins en main-d’œuvre et le développe-
ment de la traite directe avec le continent africain. Le recours à l’esclavage
ne fut pourtant pas une innovation pour le colon espagnol. À cette époque,
à la différence des autres pays de la chrétienté, ce statut social n’était pas en
voie de disparition dans la péninsule ibérique.
Les guerres de la Reconquête (722-1492), contribuèrent en effet au
maintien de l’esclavage, tant du côté musulman que parmi les chrétiens.
Andrés Bernáldez évoque dans sa chronique du début du xvie siècle la répar-
tition des captifs de Málaga, conduits jusqu’à Séville avant d’être distribués
dans les villes, villages et hameaux de Castille, à raison d’une ou deux
personnes par foyer 1. Mis à part les captifs résultant de ce qu’ils considé-
raient comme une guerre juste, les chrétiens recevaient des esclaves de tout
le bassin méditerranéen et des Noirs en provenance d’Afrique du Nord 2.
Ces derniers étaient déjà présents dans les territoires sous domination
islamique, probablement depuis l’instauration de l’émirat puis du califat de
Cordoue, grâce aux échanges entre le Soudan et le Maghreb. Les successeurs
d’al-Hakam Ier (796-822), ne pouvant se fier aux soldats syriens ou berbè-
res, introduisirent des esclaves chrétiens dans leurs armées (les saqalibah),
ainsi que des Noirs 3. Cet apport incessant dut connaître des périodes de
pointe avec les invasions almoravide et almohade aux xie et xiie siècles, pour
diminuer probablement avec l’apparition des royaumes de taifas. La Crónica
general d’Alphonse X le Savant (commencée vers 1270) met l’accent sur la
couleur de certains des envahisseurs : « Leurs figures étaient noires comme
de la poix, le plus fameux d’entre eux était noir comme la marmite 4. » Cet
aspect attira l’attention de Bernáldez dans son évocation du siège de Loja

1. Bernáldez A., Memorias del reinado de los Reyes Católicos, Gómez-Moreno M. et de Mata
Carriazo J. (éd.), Madrid, 1962, p. 197.
2. Verlinden Ch., « Aspects quantitatifs de l’esclavage méditerranéen au bas Moyen Âge », Anuario
de estudios medievales 10, 1980, p. 777.
3. Chejne A., Historia de España musulmana, Madrid, Cátedra, 1980, p. 133.
4. Cité par García López J., Historia de la literatura española, Barcelona, Vicens Vives, 1964, p. 56.

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L’ÉVOLUTION DE L’ESCLAVAGE DANS LES AMÉRIQUES ESPAGNOLES DES XVIe-XIXe SIèCLES

et d’Illora en 1486 : « Il y avait à Illora huit cents maures de combat dont


deux cents étaient noirs 5. »
L’esclavage des Noirs ne prit cependant de l’importance qu’avec les
expéditions portugaises le long des côtes de l’Afrique de l’Ouest, lancées
par l’infant Henri le Navigateur (1394-1460). La justification religieuse
mise en valeur en 1453 par le chroniqueur Gomes Eanes de Zurara ne
parvient pas à dissimuler l’intérêt du prince pour de possibles tractations
commerciales. Il était capital pour l’économie chrétienne de chercher à se
rendre indépendante de l’entremise musulmane dans l’acheminement de
l’or du Soudan, motivation mise en exergue en 1456 par Alvise de Ca’ da
Mosto 6. Le commerce de l’homme noir prit rapidement le pas sur toute
autre considération, pour la plus grande gêne de Gomes Eanes de Zurara
qui le présenta comme un moindre mal, largement compensé par la conver-
sion de ses victimes au christianisme 7. Etant donné l’osmose entre le port
de Lagos et ceux de l’Andalousie atlantique, une bonne partie de ces Noirs
passa la frontière. Dès 1486, comme l’a montré Vicenta Cortés, une liaison
s’établit entre le Portugal et Valence 8. De toute façon, malgré la concession
du patronat des côtes africaines octroyé en 1456 par le pape Calixte III à
la Couronne portugaise (bulle Inter Caetera), la Castille ne renonça pas à
concurrencer son voisin. Elmina, principal centre de la traite sur le littoral
africain, devint l’un des enjeux de la rivalité luso-castillane jusqu’à la signa-
ture des traités d’Alcaçovas (1479) et de Tordesillas (1494). Et même par la
suite les marins andalous virent d’un mauvais œil leur échapper ce lucratif
commerce 9. Bref, la présence des esclaves noirs sur le sol espagnol était déjà
importante lors de la découverte et de la colonisation du Nouveau Monde 10.
Elle ne cessa de croître, et, comme les autres esclaves, les Noirs représen-
taient un investissement qu’il fallait rentabiliser. Les maîtres les employaient
à toutes sortes de tâches, à l’intérieur de la demeure ou à l’extérieur : travail
de la terre, élevage, activités artisanales, etc. À l’occasion, ils n’hésitaient pas
5. Bernáldez A., op. cit., p. 169.
6. Gomes Eanes de Zurara, Chronique de Guinée, traduit et annoté par L. Bourdon, Paris, Éditions
Chandeigne, 1994 ; Alvise de Ca’ da Mosto, Voyages en Afrique noire, 1455 et 1456, relations
traduites de l’italien et présentées par F. Verrier, Paris, Éditions Chandeigne/Unesco, 1994.
7. « J’entends les prières des âmes innocentes de ces nations barbares, en nombre presque infini, dont
l’antique race n’a, depuis l’origine du monde, jamais contemplé la lumière divine et qui, grâce à ton
génie, grâce à tes énormes dépenses, grâce à tes grands efforts, sont amenés à la véritable voie du
salut, et, une fois purifiées dans l’eau du baptême et ointes de l’huile sainte, découvrent, lorsqu’elles
sont tirées de la misérable demeure de leur corps, quelles profondes ténèbres se cachaient sous
l’illusion de l’éclat des jours de leurs ancêtres » (op. cit., p. 35).
8. Cortés V., « La trata de esclavos durante los primeros descubrimientos (1489-1516) », Anuario
de Estudios Atlánticos 9, 1963, p. 23-49.
9. Tardieu J.-P., « La Mina de oro : du conflit luso-castillan aux traités d’Alcaçovas (1479) et de
Tordesillas (1494) », Bulletin Hispanique 96 (1), 1994, p. 117-131.
10. Franco Siva A., La esclavitud en Sevilla y su tierra a fines de la edad media, Séville, Excma Diputación
Provincial de Sevilla, 1979 ; Cortés López J. L., La esclavitud negra en la España peninsular del
siglo XVI, Salamanque, Universidad de Salamanca, 1989 ; Stella A., « L’esclavage en Andalousie
à l’époque moderne », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1992 (1), p. 35-63.

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à louer leurs services. Ils ne refusaient pas de leur octroyer l’affranchisse-


ment, souvent à titre onéreux d’ailleurs, malgré de belles paroles 11. S’il n’y
eut pas de véritables révoltes d’esclaves, les fugitifs ne manquaient pas, en
particulier chez les Noirs d’origine musulmane. Ce sont là des aspects sur
lesquels toutes les études en la matière s’accordent. La littérature des xvie et
xviie siècles s’empara d’ailleurs du Noir pour en faire un objet de comique,
de par son expression et sa naïveté. Tous les poncifs sur les Noirs que l’on
retrouve en Amérique latine au xxe siècle existaient déjà dans la péninsule
depuis cette époque 12. Bref, ces Noirs fournirent les premiers contingents
transférés outre-Atlantique où ils continuèrent à être soumis au droit régis-
sant l’esclavage dans la péninsule depuis Alphonse X.
Les lois rassemblées sous le titre de Siete Partidas entre 1255 et 1265
par les juristes d’Alphonse X devinrent le code de référence non seulement
pour la péninsule mais aussi, par la suite, pour les possessions castillanes
d’outre-mer. La situation décrite ci-dessus explique la large place concédée
dans ce corpus juridique au statut de l’esclave. Les penseurs, amenés à réagir
face à l’ampleur prise par la traite vers les Amériques et l’esclavage dans ces
contrées, puis les juges des tribunaux du Nouveau Monde se référèrent
de façon implicite aux prises de position codifiées dans ce document qui
mérite donc notre intérêt 13.
En premier lieu, l’esclavage, tint à souligner le législateur, n’est pas un
état de nature, mais le résultat de conventions sociales 14. Car la nature
n’établit pas de distinction entre l’esclave et l’homme libre 15. L’esclavage
n’est qu’un moindre mal, non permanent d’ailleurs, conséquence de
circonstances bien déterminées légalement. Pour les prisonniers de guerre,
il remplace l’ancienne mise à mort 16. En ce sens, la législation alphon-
sine recueille les us des Romains pour qui l’ennemi fait prisonnier cessait
d’être une personne 17. Selon la même influence, un enfant hérite cet état
de sa mère 18. Un homme libre peut se vendre comme esclave, à condi-
tion toutefois d’effectuer ce choix en toute liberté 19. Un père est autorisé
11. Martin-Casares A., Vincent B., « Esclavage et domesticité dans l’Espagne moderne », dans
Cottias (M.), Stella A., Vincent B., (coord.), Esclavage et dépendances serviles. Histoire comparée,
Paris, L’Harmattan, 2006, p. 127-137.
12. Tardieu J.-P., Del Diablo Mandinga al Muntu Mesiánico. El negro en la literatura hispanoamericana
del siglo XX, Madrid, Editorial Pliegos, 2001.
13. Nous mettrons à profit le travail de Doerig J. A., « La situación de los esclavos a partir de las
Siete Partidas de Alfonso el Sabio (Estudio histórico-cultural) », Folia Humanística 4 (40), 1966,
p. 337-361.
14. Alfonso X el Sabio, Las Siete Partidas, Sánchez-Arcilla Bernal J. (éd.), Madrid, Editorial Reus,
2004, Partida IV, Título XXI, Ley I (désormais n’apparaîtront que les chiffres romains dans cet
ordre), p. 668.
15. Id., IV/XXIII/I, p. 673-674.
16. Id., IV/XXI/I, p. 668.
17. Pour l’influence du droit romain, voir Wallon H., Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité (1847),
Paris, Robert Laffont, 1988, p. 372.
18. Op. cit., IV/XXI/II, p. 668. Voir Wallon H., p. 363.
19. Id., IV/XXI/I, p. 668.

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à vendre son fils en cas d’extrême nécessité pour l’un ou pour l’autre 20.
Dans ce cas, l’impact du droit romain est limité, car à Rome, la puissance
du père de famille était beaucoup plus ample sur ce point 21. Un individu
indûment réduit en esclavage a la possibilité légale d’intenter une action
pour recouvrer sa liberté 22. Face au doute, les juges pencheront en faveur
de sa libération 23.
La servitude ne réduit cependant pas l’esclave à l’état d’objet (la « res
mancipi » des Romains), tient à souligner le législateur qui limite les droits
du propriétaire. Certes ce dernier peut pratiquement en faire ce qu’il veut,
comme d’un objet ou d’un animal. Mais, dans l’optique chrétienne, sa vie
ne lui appartient pas : il n’a donc pas le droit d’y mettre fin comme cela
était permis à Rome 24, quels que soient les motifs. Par voie de conséquence,
il ne le soumettra pas à la faim ou à des châtiments trop lourds. L’esclave
est autorisé à se plaindre auprès de la justice qui aura toute latitude de le
revendre à un autre maître 25. N’ayant pas de biens propres, il ne lui est
pas permis de tester 26. Cela ne l’empêche pas, dans le sens de la législation
romaine 27, d’intervenir au nom de son maître dans d’éventuelles transac-
tions 28. Cependant, d’une façon paradoxale, le droit de rachat personnel
implique tacitement la reconnaissance d’un droit minimal à la propriété en
faveur de l’homme asservi 29. Comme il n’est pas responsable de ses actes,
le maître doit, en cas de délit, le livrer à la justice en vue d’éventuels châti-
ments corporels ou payer une juste compensation 30. Innovation de taille
par rapport au droit romain 31, le maître ne s’opposera pas au mariage de
ses esclaves, soit avec des gens de même condition, soit avec des personnes
libres, le conjoint libre devant cependant avoir connaissance de l’état de son
époux 32. De plus il est interdit aux propriétaires de porter obstacle à la vie
conjugale en éloignant les époux l’un de l’autre 33. En cas d’union entre un
individu libre et un esclave, si l’état de ce dernier n’est pas précisé en bonne
et due forme par le maître, l’esclave est automatiquement affranchi 34.

20. Id., IV/XVII/XI, p. 659.


21. Voir Wallon H., p. 365.
22. Op. cit., VII/XIV/XXVII, p. 936.
23. Id., III/XXII/XVI, p. 545.
24. Wallon H., p. 487, 497.
25. Op. cit., IV/XXI/VI, p. 669.
26. Id., VI/I/XVI, p. 803.
27. Wallon H., p. 467.
28. Op. cit., III/XXX/III, p. 587.
29. Il est fait plusieurs fois référence à l’argent que donne l’esclave à son maître pour sa manumission ;
voir par exemple op. cit., IV/XXII/IX, p. 672.
30. Id., VII/IX/XIV, p. 916-917.
31. Wallon H. souligne que « l’union de l’homme et de la femme est tolérée dans l’esclavage, mais
elle n’eut jamais de caractère légal » , op. cit., p. 459.
32. Op. cit., IV/V/II, p. 621.
33. Id., ibid.
34. Id., ibid.

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Le maître a toute liberté d’accorder l’affranchissement à ses esclaves par


simple écriture, selon le principe romain de la « manumissio minus justa 35 ».
Le législateur propose un formulaire détaillé pour les chartes d’affranchis-
sement, en grande partie respecté aux Indes occidentales espagnoles, et
cela jusqu’aux indépendances 36. La libération testamentaire, qui relève de
la « manumissio justa » romaine 37, n’imposera toutefois aucune condition
à son bénéficiaire 38. Enfin le code médiéval prévoit d’octroyer la liberté
en récompense à l’esclave nommé tuteur 39 ou dénonciateur d’un assassin
ou d’une trahison à la patrie 40. Le recours à la justice est admis en faveur
de l’esclave qui se voit refuser la liberté promise par testament ou par une
autre voie. Tout engagement pris par une tierce personne afin de financer
le rachat d’un esclave devra être scrupuleusement respecté 41. En outre le
droit de possession d’un esclave est périmé s’il n’est pas reformulé juridi-
quement au bout de dix ans quand celui-ci reste dans son propre pays, ou
de vingt ans quand il se trouve à l’étranger. En tout état de cause, on ne
pourra le revendiquer au bout de trente ans en cas de non respect de cette
disposition 42. L’esclave affranchi ne sera pas pour autant libéré de certaines
obligations de respect (l’« obsequium » du droit romain), de reconnaissance,
voire d’entraide envers son ancien maître, faisant en quelque sorte partie de
sa clientèle à la façon romaine 43.
Le cadre juridique fixé par les Siete Partidas est donc extrêmement
précis. Héritier de la législation romaine, il est marqué du sceau du chris-
tianisme qui avait déjà favorisé l’évolution de l’esclavage sous l’empire 44.
L’homme est créature de Dieu, dignité dont l’état d’esclave, somme toute
un moindre mal, ne peut faire abstraction. Cet aspect ne sera pas occulté
aux Indes occidentales, même si les propriétaires y avaient tendance à réacti-
ver les implications de la « res mancipi » qui allaient dans le sens de leurs
intérêts.

…questionné par l’essor de la traite atlantique…


Dans un système colonial où le recours à l’esclavage était un facteur
indispensable et primordial du développement économique, il s’avérait
difficile de maintenir en l’état une législation qui considérait la liberté
comme le bien le plus cher de l’homme. Consciente de ce que la prospé-
35. Wallon H., p. 583.
36. Id., III/XVIII/XC, p. 512.
37. Wallon H., p. 580.
38. Op. cit., VI/IX/VI, p. 843.
39. Id., VI/XVI/VII, p. 870.
40. Id., IV/XXII/III, p. 670.
41. Id., III/II/VIII, p. 372.
42. Id., III/XXIX/XXIII, p. 585.
43. Id., IV/XXII/VIII, p. 671-672.
44. En particulier en ce qui concerne l’affranchissement ; voir Wallon H., op. cit., p. 836 sq.

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rité de l’outre-mer passait forcément par le contrôle des excès pervers, la


Couronne n’y renonça pas entièrement, tout en acceptant les adaptations
du droit castillan au contexte local. De façon logique, le premier point
soulevé fut celui de la justification de la traite.
D’un point de vue légal, on ne pouvait manifestement pas satisfaire les
besoins en main-d’œuvre servile, constamment renouvelée pour assurer le
maintien et la progression de l’économie des provinces d’outre-mer, en se
prévalant des cas de réduction à l’esclavage prévus par les Siete Partidas.
L’importance du problème attira l’attention des grands penseurs des
premiers temps de la colonisation. Bien qu’ils admettent tous la légiti-
mité de l’esclavage, ils se posent des questions quant à celle de la traite des
Noirs. Si l’on gommait les subtilités de chacun, on pourrait dégager trois
tendances : celle, réaliste, qui se déclare incapable de vérifier le bien-fondé
de sa mise en accusation, dégageant ainsi les acquéreurs d’esclaves de toute
responsabilité, celle, pragmatique, qui pense que de toute façon un grand
bien peut sortir d’un grand mal, et enfin celle, dogmatique, qui réfute cette
légitimité, parfois avec violence.
Le jésuite Luis de Molina, fort de son expérience portugaise, prend
position dans De justitia et jure (1593). Les Portugais, affirme-t-il, n’ont
cure de savoir si les esclaves ont été à juste titre réduits à cet état. Mais il ne
revient pas aux acheteurs d’en examiner la légitimité : c’est au prince et à
ses ministres d’y veiller. De toute façon, après plusieurs ventes, il est impos-
sible d’en vérifier la légalité, et l’achat sera donc considéré comme légal 45.
Le dominicain Pedro de Ledesma, dans Segunda parte de la Suma (1598),
fait d’importantes références à Soto dont nous allons parler, précisément
en ce qui concerne la traite portugaise. Mais, reconnaît-il comme Molina,
il est difficile pour les maîtres de s’assurer de la légalité de la condition
de leurs esclaves 46. Selon le jésuite Fernando Rebello, auteur de Opus de
Obligationibus justitiae, Religionis et caritatis (1608), le maître qui constate
que l’état de son esclave n’est pas justifié doit le libérer. Mais il peut le
conserver, s’il n’arrive pas à éclaircir le doute, la responsabilité échouant
en définitive au roi et à ses ministres. Quant au négoce effectué par les
Portugais en Afrique, il est vraisemblable qu’il soit illicite 47.
Francisco de Vitoria (1486-1546), auteur des Relectionis de Indis, ne
pense pas que la Couronne portugaise permette la violation en Afrique
des justes causes de la réduction à l’esclavage. Néanmoins, il reviendrait
aux acheteurs de s’en préoccuper. Plus inquiétant pour le dominicain est le
traitement ordinairement inhumain infligé aux esclaves. Il importe, insiste-
45. Luis de Molina, De Iustitia et jure, trad. de Manuel Fraga Iribarne, Madrid, 1941.
46. Segunda parte de la svmma, en la qual se svmma y cifra todo lo moral, y casos de consciencia que no
pertenecen a los Sacramentos, con todas las dudas con sus razones breuemente puestas, Compuesto por
el Maestro Fray Pedro de Ledesma…, Salamanque, 1608.
47. Opus de Obligationibus justitiae, Religionis et caritatis, Autore D. Fernando Rebello, societatis Iesu,
Lyon, 1608.

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t-il, d’y prendre garde : l’esclavage peut être bénéfique dans la mesure où
il permet à ses victimes de se convertir au christianisme. C’est là une justi-
fication déjà ancienne, puisqu’on la trouve dans la chronique de Gomes
Eanes de Zurara 48.
La position d’un autre dominicain, Domingo de Soto, est moins
ambiguë dans De Iustitia et Iure Llbri decem (1562). Non seulement il
somme les acheteurs de libérer les esclaves indûment capturés, mais il réfute
avec vigueur l’aspect positif de la servitude comme moyen d’évangélisation,
car c’est une injure pour la foi « qui doit être enseignée et dont on doit être
convaincu dans la plus grande liberté 49 ». Bartolomé de Albornoz, le seul
de ces penseurs qui ne soit pas clerc, se refuse dans un court texte de 1573
à recourir à l’influence de l’aristotélisme, relayée par saint Thomas, pour
faire admettre la réduction des Africains à l’esclavage. Et surtout, il ne voit
pas comment on peut justifier le bien par le mal, car il ne croit pas que « la
liberté de l’âme doive se payer par la servitude du corps ». Plutôt que de
légitimer l’esclavage par la possibilité de convertir les Noirs, pourquoi ne
pas les évangéliser sur place, sans passer par de tels procédés 50 ? À l’instar de
ses confrères dominicains, Tomás de Mercado accepte les causes commu-
nément admises de réduction à l’esclavage. Or, rappelle-t-il dans Suma de
tratos y contratos (1569), le comportement des peuples barbares de Guinée
n’est pas fondé sur la raison mais sur la passion. De plus, les Portugais et les
Espagnols les incitent à la guerre en sollicitant leur convoitise, de sorte que
leur pratique de l’esclavage n’est pas légalement fondée. Les Espagnols tirant
profit de cette situation sont d’autant plus condamnables qu’ils s’adonnent
à une parodie de baptême avant l’embarquement des esclaves. La condam-
nation est sans appel : tous ceux qui ont un rapport avec ce commerce
sont coupables de péché mortel 51. Tomás Sánchez, jésuite, s’intéresse à la
légalité de l’esclavage des Noirs dans Consilia, seu Opuscula Moralia Tomi
Duo (1624). Après examen de toutes les causes légales de réduction à l’escla-
vage, il déduit lui aussi que leur vente est non seulement illégale mais aussi
un péché mortel, condamnation partagée par l’acheteur 52.
Pour ce qui est des réactions des penseurs ou des responsables religieux
aux Indes, on retrouve les mêmes tendances. Pedro de la Reina Maldonado,
vicaire général du diocèse de Trujillo au Pérou, auteur de Norte Claro del
perfecto prelado en su pastoral govierno (1653), reprend les propositions de
48. Francisco de Vitoria, Relecciones sobre los Indios y el derecho de guerra, Pirotto A. D. (éd.), Buenos
Aires, Espasa Calpe, 1947, p. 27 à 29.
49. Fratris Dominicii Soto Segobiensis, Theologi, Ordinis Praedicatorum, Caesareae Maiestati a sacris
confessionibus, Salmantini Professoris, De Iustitia et Iure Libri Decem, Salamanque, 1562, p. 280.
50. Albornoz (B. de), De la esclavitud, dans Obras escogidas de filósofos, Madrid, Ediciones Atlas,
Biblioteca de Autores Españoles (BAE), n° 65, 1873, p. 232-233.
51. Summa de tratos y contratos, compuesta por el muy Reverendo Padre fray Thomás de Mercado de la
Orden de los Predicadores, Maestro en Sancta Theología, Séville, éd. de 1571, p. 229-239.
52. R.P. Tomás Sánchez Cordubensis e Societatis Iesu, Consilia, seu Opuscula Moralia, Tomi Duo, Lyon,
1624.

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Molina 53. Pedro de Avendaño, dans Thesaurus Indicus (1668), adopte égale-
ment l’ambiguïté de ce dernier, et admet la raison d’Etat, en l’occurrence
le développement économique des Indes qui passe nécessairement par
la traite 54. Quant à l’auteur de De Instauranda Aethiopum salute (1627),
le jésuite Alonso de Sandoval, il démonte d’une façon impitoyable le
mécanisme de la traite et met en évidence le caractère fallacieux du baptême
conféré aux esclaves avant leur embarquement dans les ports africains. Mais
il adopte une position pragmatique dans la mesure où l’esclavage de l’esprit
lui semble plus grave que celui du corps. Seule la foi et l’observance de la
loi du Christ en définitive permettent de s’en libérer 55.
Fray Alonso de Montúfar, archevêque de Mexico, dénonce dans une
lettre écrite au roi en juin 1560 la traite et l’esclavage des Noirs. Celui-ci
n’est pas plus justifié que celui des Indiens 56. Le recours à l’argument
religieux n’est pas valable : il vaudrait mieux aller prêcher les évangiles en
Afrique. Fray Bartolomé de las Casas, bien rapidement accusé d’être à la
base de la traite négrière vers les Amériques espagnoles, reconnaît à la fin
de sa vie, en rédigeant le chapitre 129 de son Historia de las Indias, que
l’esclavage des Noirs est aussi injuste que celui des Indiens 57.
L’assemblée de théologiens réunie par Philippe II en 1553 se laissa
convaincre par les impératifs économiques 58. Le rapport demandé en 1685
par Charles II au Conseil des Indes en fit de même, considérant que, grâce
à la traite, les esclaves bénéficiaient des avantages de l’évangélisation 59. À la
vérité, les partisans de la traite n’avaient pas manqué de se prévaloir d’un tel
argument pour déjouer les attaques des esprits hostiles. Pour Francisco de
Auncibay, auditeur auprès de l’Audience royale de Quito 60, et porte-parole
de la ville de Popayán le 5 septembre 1592, l’esclavage permet de sauver des
âmes. Cela fait passer au second plan, argue-t-il, son aspect contre nature,
53. Pedro de la Reina Maldonado, Norte claro del perfecto prelado en su pastoral Govierno, Madrid,
1653.
54. R.P. Didaci de Avendaño Societatis Iesu, Segoviensis, Thesaurus Indicus, seu Generalis instructor pro
regimine conscientiae, in iis quae ad indias spectant, Anvers, 1668.
55. Alonso de Sandoval, De Instauranda Aethiopum salute, De Enriqueta Vila Vilar (éd.), Madrid,
Alianza Editorial, 1987.
56. Dans Ricard R., « Quatre lettres de Fr. Alonso de Montúfar, second archevêque de Mexico »,
Études et documents pour l’histoire missionnaire de l’Espagne et du Portugal, Louvain-Paris, 1930,
p. 66-67.
57. Bartolomé de las Casas, Obras escogidas, Pérez de Tudela Bueso J. (éd.), Madrid, Éd. Atlas,
BAE 96, 1957, p. 417. Voir mon étude de l’évolution de Las Casas sur ce point (« Nuevas
Aportaciones a la Historia Jurídica de ») dans Andrés-Gallego J. (coord.), Relaciones interétni-
cas en América, Madrid, Fundación Histórica Tavera, Colección Proyectos Históricos Tavera (I),
CD-Rom, 2000, p. 36-51.
58. Feliciano Cereceda, s.j., « Un asiento de esclavos para América el Año de 1553 y parecer de varios
teólogos sobre su licitud », Misionalia Hispanica 3, 1941, p. 594.
59. Voir Scelle G., La traite négrière aux Indes de Castille, Paris, Pédone, 1906, p. 709-710 et
726-727.
60. L’Audience royale était à la fois un tribunal administratif provincial et une cour d’appel pour les
jugements rendus par la justice municipale. Les auditeurs, nommés par le Conseil royal des Indes,
avaient parfois un rôle de gouvernement.

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d’autant que la législation castillane, grâce aux Siete Partidas, fait de l’esclave
un membre de la famille. L’instrumentalisation de la loi à des fins écono-
miques est évidente : Auncibay (1592) est l’un des premiers fondateurs de
la vision idéale de l’esclavage dans les territoires espagnols d’outre-mer, qui
resurgit avec force au xixe siècle 61. Domingo Grillo et Ambrosio Lomelín,
dans un document précédant leur contrat de traite avec la Couronne, ne
manquèrent pas en 1663 de se référer à la Divine Providence pour asseoir
leur commerce. Elle permet aux esclaves, assurèrent-ils, d’accéder à cet
immense bien provenant de la connaissance de la Sainte Foi Catholique.
Un tel bienfait justifie à leurs yeux l’asservissement continuel 62.
Bref, la casuistique, se mettant au service de puissants intérêts parti-
culiers et de considérations économiques, réussit à dénaturer en partie les
vieux principes des Siete Partidas en ce qui concerne du moins la justifica-
tion de l’esclavage. Le 23 décembre 1817, au moment de signer la cédule
royale 63 mettant fin du côté espagnol à la traite des Noirs, Ferdinand VII
ne renonça pas à cette hypocrite cohérence qui, pendant des siècles, avait
cautionné l’esclavage aux Amériques. Il avait permis aux Noirs transférés
dans le Nouveau Monde, tint à rappeler le monarque, d’accéder au chris-
tianisme et de jouir des avantages d’une civilisation avancée où leur vie
n’était en somme pas plus difficile qu’en Afrique. L’attention dont ils avaient
bénéficié de la part du gouvernement et de la religion et le caractère humain
des propriétaires espagnols détermina, finit par déclarer le souverain, une
croissance prodigieuse de leur nombre, une des raisons pour lesquelles il
avait accepté de signer le traité d’abolition 64.
61. Francisco de Auncibay, « Discurso sobre los negros que conviene se lleven a la gobernación de
Popaián, a las ciudades de Cali, Popaián, Almaguer y Pasto (1592) », Anuario Colombiano de
Historia Social y de la Cultura I, 1963, Bogotá, Facultad de Filosofía y Letras, p. 197-208 : « Dès
que je vois qu’un noir est chrétien je m’en réjouis avec Saint Paul, même si l’état servile en est
l’occasion, et je le considère comme heureux lorsqu’il entraîne tant de félicité pour l’être doué de
raison et le met sur le chemin du salut, et bien que le nom d’être servile ou d’esclave offense les
oreilles pieuses, cette situation, grâce aux lois de La Partida et à l’équité de la justice castillane,
s’est transformée de sorte qu’être esclave c’est être comme un fils, un compagnon, un membre de
la famille, et la loi qui lui donne un tuteur, un maître, un père et un seigneur lui est d’un extrême
bénéfice. »
62. Vilar (S.), « Los predestinados de Guinea. Quelques raisonnements sur la Traite des Noirs
entre 1662 et 1780 », Mélanges de la Casa de Veláquez 7, 1971, p. 298-299 : « Il semble que la
Divine Providence l’a [le besoin de noirs aux Indes] lié à l’éducation des prédestinés de Guinée, en
disposant que de cet immense bien qu’ils reçoivent de la lumière de notre Sainte Foi Catholique en
y adhérant, ils se montrent reconnaissants envers leurs éducateurs et leurs maîtres en les assistant
continuellement dans la mise en valeur de leurs biens, car tant de progrès sont obtenus de leurs
mains, ce qui encourage conjointement le zèle pieux de notre grand Monarque et de ses sujets
espagnols à l’achat abondant de Noirs, par lequel tant d’âmes sortent de leurs erreurs et des ténèbres
du paganisme. »
63. Une cédule royale est un décret royal ayant force de loi.
64. « Cette résolution qui ne créait pas l’esclavage mais qui mettait à profit celui qui existait déjà de
par la barbarie des africains pour sauver de la mort leurs prisonniers et soulager leur triste condi-
tion, loin d’être préjudiciable pour les noirs d’Afrique transportés en Amérique, leur offrait non
seulement l’incomparable bénéfice d’être instruits dans la connaissance du Vrai Dieu et de l’unique
Religion avec laquelle cet Être Suprême veut être adoré de ses créatures, mais aussi tous les avantages

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L’ÉVOLUTION DE L’ESCLAVAGE DANS LES AMÉRIQUES ESPAGNOLES DES XVIe-XIXe SIèCLES

…et celui de l’esclavage américain


Or, en matière de traitement, bon nombre de maîtres n’avaient cure des
recommandations des Siete Partidas. D’ailleurs, les connaissaient-ils ? La
récurrence de la législation coloniale le manifeste, cette « humanité » de
l’esclavage aux Amériques espagnoles relevait davantage d’une vue de l’esprit.
Les Ordenanzas 65 pour Saint-Domingue de 1528, se référant aux esclaves,
évoquent les « châtiments excessifs qu’on leur inflige sans cause 66 ». Celles de
1531, 1541, 1545 en font de même. En 1545, les législateurs dénoncent les
« cruautés » des maîtres qui punissent « sans raison évidente 67 ». En 1683,
le roi se déclare informé qu’« en différents endroits des Indes », on impose
aux esclaves noirs de « graves châtiments 68 ». En 1750, le souverain prend
connaissance du rapport du gouverneur de Carthagène sur « la rigueur avec
laquelle leurs maîtres les traitent s’ils ne leur apportent pas chaque jour
le salaire exigé 69 ». Les Ordenanzas de 1768 pour Saint-Domingue quali-
fient les excès des maîtres de « traitements barbares et inhumains 70 ». Ces
documents officiels n’avaient aucun intérêt à exagérer les choses. D’ailleurs
il suffit de lire Alonso de Sandoval, promoteur du « ministère des noirs » à
Carthagène des Indes 71, ou bien les minutes des jugements en la matière
rendus par les diverses Audiences royales (Lima, Quito par exemple) pour
se rendre compte de la terrible réalité. Dans le dernier quart du xviie siècle,
deux religieux essayèrent en vain d’attirer l’attention des autorités sur
les conséquences néfastes de l’esclavage qui, selon leur analyse, allait à
l’encontre du message chrétien. Il s’agit des capucins Epifanio de Moirans et
Francisco José de Jaca qui, pour cette raison, eurent affaire avec la justice à

qu’entraîne avec soi la civilisation, sans que pour autant on ne les assujettît dans leur condition
d’esclave à une vie plus dure que celle qu’ils menaient alors qu’ils étaient libres dans leur propre
pays. […] Là [dans les deux Amériques] le nombre des noirs indigènes a augmenté prodigieusement
et même celui des noirs libres grâce à la bienveillante réglementation émise par le gouvernement
et grâce à la chrétienté et au caractère humain des propriétaires espagnols. »
65. Les ordenanzas sont des édits des instances administratives et judiciaires locales confirmés par le
roi.
66. Dans Malagón Barceló, Código Negro carolino (1784). Código de legislación para el gobierno
moral, político y económico de los negros de la Isla Española, Santo Domingo, Ediciones Taller, 1974,
p. 34. Pour une étude plus approfondie des « codes noirs » des Amériques espagnoles, on consultera
Lucena Salmoral M., Los códigos negros de la América española, Alcalá de Henares, Ediciones
Unesco/Universidad de Alcalá, 1996.
67. Malagón Barceló, op. cit., p. 141.
68. Colección de documentos para la Historia de la formación social de Hispano-América, 1493-1810,
(CDHFS), vol. 2, Madrid, 1958, t. 2, p. 754.
69. Urueta J. F., Documentos para la historia de Cartagena, Cartagena, 1890, t. 5, p. 169.
70. Malagón Barceló, op. cit., p. 119.
71. Les clergés séculier et régulier n’éprouvant guère d’intérêt pour les Noirs, ce furent les jésuites qui
se chargèrent de leur évangélisation, en particulier dans le grand port de répartition des esclaves
qu’était Carthagène des Indes, sur la côte caraïbe de l’actuelle Colombie.

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La Havane. Le désespoir, affirment-ils avec véhémence, pousse bien souvent


les esclaves au suicide 72.
Nous pourrions présenter maints exemples. Contentons-nous du
suivant, d’un profond dramatisme. En mars 1807, la justice interrogea
María Calista Mesa esclave noire de don José Manuel Mesa, propriétaire
d’une hacienda située dans la vallée de La Nazca (Pérou). Ne dépassant
pas la vingtaine, cette femme avait égorgé sa petite fille, âgée de deux
ans, après avoir été fouettée et rasée en punition d’une de ses multiples
escapades. Pour sa défense, María Calista allégua les mauvais traitements
dont ne cessaient de l’accabler ses maîtres. De plus ils refusaient de la
vendre, solution admise par le droit en de telles circonstances depuis les
Siete Partidas. Immédiatement après les sévices subis à la suite de sa dernière
fugue, l’esclave décida de soustraire son enfant qu’elle aimait tendrement
aux supplices de l’esclavage. La détresse de María Calista ne suffit point à la
disculper auprès du juge qui la condamna à la pendaison, sentence exécu-
tée le 7 février 1811 73. Cette forme du refus était courante dans les pays
où régnait l’esclavagisme 74. L’avortement, pratique généralisée parmi les
femmes noires 75, relève de la même préoccupation. Solange B. de Alberro
nous donne une explication du suicide des Noirs au Mexique qui cadre
parfaitement avec l’interprétation proposée par Freud : ne pouvant tuer
son maître pour mettre un terme à ses souffrances, l’esclave se supprime
lui-même (ou donne la mort à l’être le plus cher), « en détruisant une
marchandise de prix, génératrice de richesse 76 ».

72. Francisco José de Jaca, après 1681, écrit les lignes suivantes dans Resolución sobre la libertad de los
negros y sus originarios en el estado de paganos y después ya cristianos : « Des actes de tyrannie subis,
nombreux sont ceux qui ont décidé et qui décident, les uns de se pendre aux arbres, ou dans les
cachots de leurs maîtres et bourreaux, d’autres de se passer un couteau au travers du corps, d’autres
de se jeter dans des rivières, les uns et les autres à la recherche de divers genres de moyens désespérés
du fait de se trouver en l’état où ils se sont trouvés et où ils se trouvent » ; dans López García I. T.,
Dos defensores de los esclavos negros en el siglo XVII : Francisco José de Jaca ofm cap. y Epifanio de
Moirans ofm cap., Caracas, 1982, p. 151. Epifanio de Moirans affirme en 1682 dans Servi liberi seu
naturalis mancipiorum libertatis iusta defensio : « D’autres fois, n’en pouvant plus, trompés par le
démon, ils se jettent dans le précipice de leur désespoir, ils se suicident, se pendent ou se tranchent la
gorge d’un coup de couteau ou se passent une machette au travers du corps » (López García I. T.,
op. cit., p. 191).
73. Archivo Nacional de Lima, Real Audiencia, legajo 120. 1811, c. 1462.
74. Elle a attiré l’attention de la romancière nord-américaine Toni Morrison dans son œuvre intitulée
Beloved, Paris, Gallimard, 1989 (1re éd. en anglais : 1987). Beloved, petite fille, est égorgée par sa
mère, esclave noire évadée d’une plantation en 1870. Jaime Jaramillo Uribe, pour la Colombie,
affirme que le suicide et l’infanticide étaient une façon d’échapper à des situations chroniques de
mauvais traitements (« Esclavos y señores en la sociedad colombiana del siglo XVIII », Anuario
Colombiano de Historia Social y de la Cultura I, 1, Bogotá, 1963, p. 33-34).
75. À Cuba, les esclaves utilisaient comme base des potions abortives la sève et les feuilles du papayer
(Carica papaya) ; voir Moreno Fraginals M., Cuba/España, España/Cuba. Historia Común,
Barcelona, Crítica (Grijalbo Mondadori), 1996, p. 175.
76. « Noirs et Mulâtres dans la société coloniale mexicaine, d’après les archives de l’Inquisition (xvie-
xviie siècles) », Cahier des Amériques Latines, 1re sem. 1978, p. 67. Alberto Flores Galindo, dans son
étude sur Lima à l’époque des faits par nous relatés, reprend l’expression de Christine Hünefeldt
qui parle, à propos du suicide des esclaves, de « chantage maximum » (La ciudad sumergida.

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Malgré ses atermoiements, la justice ne restait pas toujours indifférente.


Certaines plaintes arrivaient jusqu’à la Couronne, comme celle des esclaves
de l’atelier de chapeaux de Francisco Franco à Lima en 1681 : pour eux
l’existence était un calvaire et certains préféraient s’ôter la vie 77. On était
bien conscient à Madrid que la patience des esclaves avait ses limites. Aussi
lorsqu’il s’agit de développer la culture de la canne à sucre dans les îles et
sur les côtes tropicales, à la suite de la crise de la fin du xviiie siècle, on
chercha à tempérer les excès des maîtres avec une nouvelle réglementa-
tion, La Real Cédula sobre Educación, Trato y Ocupaciones de los Esclavos
en Todos sus Dominios de Indias e Islas Filipinas (31 mai 1789) 78. Face aux
protestations des planteurs, et même des mineurs, qui n’acceptaient pas
de réduire les châtiments à 25 coups de fouet, nullement dissuasifs à leur
gré, l’application du texte fut laissée à l’appréciation des autorités locales.
Celles-ci eurent fort à faire pour calmer les esclaves, las de la recrudescence
des mauvais traitements infligés dans le but d’augmenter la rentabilité, par
exemple dans la vallée du Chota-Mira, au nord de l’actuel Équateur.
C’est en milieu urbain que l’esclave avait le plus de chance de bénéficier
des Siete Partidas, en particulier grâce à l’intervention de l’Église en faveur
du mariage. La législation religieuse en la matière, à savoir par exemple
les décisions des Conciles provinciaux liméniens de 1567 et de 1583 qui
reprirent en les adaptant au contexte les dispositions du Concile de Trente
(1545-1563), est en parfait accord avec le code médiéval. Elle exprima
clairement la liberté des esclaves de se marier selon leurs désirs. Les maîtres
ne pourraient porter obstacle à leur vie conjugale, en les séparant par une
vente à l’extérieur. Le mariage relevant de la nature, cela lui confère un
aspect prioritaire sur l’esclavage, qui est conventionnel, affirmèrent les Pères
du troisième Concile liménien. Ce ne furent pas de vaines formules. Les
archives épiscopales de toute l’Amérique latine, comme celles de l’archevê-
ché de Lima, possèdent une ample documentation tout à fait précieuse à cet
égard. De nombreux conjoints séparés par l’arbitraire d’un maître jaloux de
ses prérogatives purent compter sur l’appui du juge ecclésiastique qui n’était
pas sans effet 79. Il fallait, objectera-t-on, avoir accès au tribunal ecclésias-
tique pour en profiter. Certes, néanmoins cette volonté de faire appliquer

Aristocracia y plebe en Lima, 1760-1830, Lima, Editorial Horizonte, 1991, p. 101). C’est une
explication qu’avait déjà suggérée Fernando Ortiz (Los negros esclavos, La Habana, Editorial de
Ciencias Sociales, 1987, p. 359) : « L’esclave cherchait à rompre ses entraves et bien que, comme
classe sociale, il n’obtînt jamais sa liberté par la violence, il parvint souvent à tromper son maître, en
se soustrayant à la propriété de celui-ci par la fuite ou par le recours suprême de tous les opprimés
impuissants, par le suicide. » On consultera à cet égard Tardieu J.-P., « Le suicide des esclaves
aux Amériques. Retour thanatique au pays des ancêtres », dans Duroux R., Montandon A.,
L’émigration : le retour, Clermont-Ferrand, université Blaise Pascal-CRLMC, 1999, p. 179-188.
77. CDHFS, vol. 2, t. 2, p. 723.
78. Le texte en est publié dans Malagón Barceló, op. cit.
79. Tardieu J.-P., L’Église et les Noirs au Pérou (XVIe-XVIIe siècles), Paris, L’Harmattan, 1993, p. 393-403
et 790-825.

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le vieux droit castillan contribua à n’en pas douter à la consolidation de la


famille afro-américaine. Et même lorsqu’il s’agit, dans la vallée du Chota-
Mira, de réprimer les révoltes des esclaves des anciens domaines des jésuites
dont la gestion avait favorisé la formation de foyers familiaux, l’administra-
tion fit en sorte de ne pas aller à l’encontre de ce droit naturel 80.
Certaines considérations du droit castillan quant à l’affranchissement des
esclaves gênèrent les propriétaires, et plus précisément celles concernant le
mariage entre un esclave et un conjoint libre, au su du maître et sans contra-
diction de sa part. Dès les premières années de la traite, il fut demandé à la
Couronne d’annuler ces dispositions. Aux dires d’Alvaro de Castro, doyen
de la cathédrale de La Concepción dans l’île Española (Saint-Domingue),
les esclaves en se mariant en viendraient à réclamer leur liberté et celle de
leurs enfants, ce qui lui serait d’un grand dommage. En 1526, s’adressant
à l’Audience, Charles Ier et sa mère, la reine Jeanne, faisant référence à la
démarche de l’ecclésiastique, décrétèrent que le mariage d’un esclave en
Amérique ne supprimait pas de fait son état de servitude 81.
Pour autant, le problème ne fut pas résolu, car les esclaves avaient bien
vu la chance offerte par la législation castillane. Certains, en concubi-
nage avec des indiennes, forcés par leurs maîtres à les épouser, se mirent à
revendiquer leur affranchissement, leurs épouses étant sujets libres du roi
d’Espagne. Ainsi, étaient-ils assurés : leur descendance ne connaîtrait pas
l’esclavage puisque, toujours selon les Siete Partidas, les enfants héritaient du
statut maternel. À la suite d’un rapport de Bartolomé de Zárate, échevin de
Mexico, la reine Jeanne renouvela le 10 juillet 1538 les assurances données
auparavant 82. Elle dut en faire autant pour le Pérou en 1541, où même
les esclaves se mariant avec des noires libres aspiraient à la liberté 83. Cela
ne suffit point à les décourager. Le vice-roi du Mexique, Martín Enríquez,
suggéra en 1574 de solliciter l’interdiction par le pape du mariage des
Noirs avec des Indiennes ou des mulâtresses, même si cette mesure pouvait
paraître quelque peu rigoureuse. Interrogées, des « personnes religieuses »
n’y voyaient aucune impossibilité. Car, souligna Enríquez, les Noirs,
épousant des Indiennes, entendaient que leurs enfants fussent libres 84.
Cela dit (ce qui a son importance), les autres dispositions du droit
castillan furent appliquées, dans la mesure où les esclaves avaient la possi-
bilité d’y recourir. Dans les registres notariaux conservés par les diverses
archives civiles, une grande partie des écritures concerne l’affranchisse-
ment des esclaves noirs ou mulâtres par voie testamentaire ou par charte
80. Tardieu J.-P., Noirs et nouveaux maîtres dans les « vallées sanglantes » de l’Equateur. 1778-1820,
Paris, L’Harmattan, 1997.
81. Voir CDHFS, t. 1, Madrid, 1953, p. 81.
82. Id., p. 185.
83. Biblioteca Nacional de Madrid, ms. 2927, fol. 127.
84. Archivo General de Indias (AGI), Sección Méjico, legajo 19, n° 125, fol 1 r°, Correspondencia del
virrey Martín Enríquez (9-I-1574).

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octroyée légalement du vivant du maître. L’expression employée dans ce


cas, « carta de ahorramiento » ou « de ahorría », est d’origine arabe, « hor »
signifiant « libre, non esclave ». Les motifs évoqués – désir de récompen-
ser de bons et loyaux services, amour chrétien et charité – rentrent tout à
fait dans le cadre juridique traditionnel. Toutefois, l’application des Siete
Partidas correspondait également à une situation bien connue aux Indes.
Nombre de jeunes enfants ainsi libérés étaient nés d’amours ancillaires.
L’affranchissement traduisait aussi une solide affection qui ressort à travers
les formules employées : « je l’ai élevé chez moi », « [je le libère] à cause de
l’amour que je lui porte ». Dans ce cas, les testateurs allaient parfois plus
loin en s’occupant de l’avenir de leur protégé.
À la différence de ce qui était prévu par le code d’Alphonse X, l’affran-
chissement comportait parfois des conditions. Il était d’abord rarement
gratuit : même les testaments exigeaient communément pour une éventuelle
libération une contrepartie pécuniaire de la part du bénéficiaire, destinée
le plus souvent il est vrai aux héritiers. Sans l’existence d’un pécule, à la
manière romaine, l’esclave ne pouvait se racheter, sauf s’il faisait appel à la
générosité d’une tierce personne rarement désintéressée. En fait l’esclave
urbain était amené à exercer de petits métiers dont il versait la majeure
partie des revenus à son maître, avec la possibilité de garder le reste. Les
clauses limitatives ne manquaient pas, en relation avec certains types de
services exigés par le propriétaire à son profit ou à celui de sa famille, ou tout
simplement pour éviter que de jeunes enfants ne fussent livrés à eux-mê-
mes. L’affranchissement, en accord avec les Siete Partidas, ne signifiait pas
d’ailleurs la disparition ipso facto de tout devoir envers l’ancien maître.
En fait l’émancipation était mal vue de beaucoup, précisément dans
les régions où l’élément noir représentait un important pourcentage de la
société. La législation en vint alors à adopter des mesures drastiques. Pour
éviter des comportements préjudiciables, il fut décidé à Saint-Domingue
par les Ordenanzas de 1768 que les esclaves ne pourraient attendre un possi-
ble affranchissement que de leurs maîtres : ils ne seraient pas autorisés à en
traiter par eux-mêmes ou par personne interposée 85. On envisagea même
d’imposer l’octroi d’une permission spéciale, accordée par le gouvernement
de l’île au vu d’un rapport établi par une commission. Cela n’est pas sans
évoquer la loi Aelia Sexta des Romains qui entravait la faculté d’affranchir
les esclaves en exigeant l’avis d’une commission formée de cinq chevaliers
et de cinq sénateurs à Rome, et de vingt membres en province.
Le Código Negro carolino de 1784, qui, rappelons-le, ne fut pas appli-
qué, fit de larges emprunts aux Siete Partidas. Si ce texte offrait la liberté

85. « Capítulos de ordenanzas dirigidas a establecer las más proporcionadas providencias así para
ocurrir a la deserción de negros esclavos como para la sujeción o asistencia de éstos (27 de abril de
1768) », Malagón Barceló, op. cit., p. 124.

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à l’esclave qui aurait sauvé la vie de son maître 86, le Código étendit cette
mesure à tout esclave qui aurait sauvé celle d’un homme blanc. De même
l’on peut rapprocher la libération de l’esclave dénonciateur d’une conspira-
tion ou d’un soulèvement général prémédité de ses semblables de l’affran-
chissement accordé par les Siete partidas à l’esclave délateur d’un traître à la
patrie 87. Si le vieux droit castillan accordait automatiquement la liberté à
un esclave nommé tuteur, le Código acceptait la manumission de l’esclave
exécuteur testamentaire, tuteur ou curateur des enfants de son propriétaire.
De plus il admettait la libération ipso facto de l’héritier du maître.
On reconnut aux esclaves, comme cela était stipulé dans les Siete
Partidas, le droit d’ester en justice afin de faire admettre une libération
promise par testament ou par tout autre moyen. C’est d’ailleurs l’une des
causes principales de la comparution de l’esclave devant les tribunaux, ce
qui le différenciait singulièrement d’un simple bien. Dans le même sens,
nombre de procès intentés par les esclaves avaient pour but de faire respec-
ter un engagement sur le prix de vente, voire de le faire baisser eu égard à
l’état physique de l’individu concerné 88.
Certes, ces dispositions étaient souvent mises à profit dans un cadre
urbain, propice aux contacts entre esclaves et maîtres. Les travailleurs servi-
les des plantations tropicales n’avaient pas l’occasion de constituer le pécule
et d’attirer la bienveillance ou même l’affection de ces derniers, éléments
indispensables à l’obtention de l’affranchissement. Toutefois, étant donné
le nombre important des esclaves urbains, ces mesures firent apparaître la
caste des Noirs et des mulâtres libres, dont les relations en provenance des
Indes dénonçaient l’importance numérique. La législation des Siete Partidas,
peut-on dire à juste titre, favorisa très tôt l’émergence d’afro-américains
libres dans les colonies espagnoles.

Revendication de l’humanité versus affirmation du racisme


Certes le nouveau code noir ne fut pas appliqué. Mais les esclaves
eurent connaissance de la cédule royale de 1789, dont bon nombre se
réclamèrent afin de mettre un terme aux sévices dont ils s’estimaient les
victimes ou pour obtenir la liberté tant désirée, démarche que les maîtres
cherchaient à contrecarrer. Les Audiences royales leur permettaient déjà de
s’exprimer, avec l’aide de défenseurs dont les plaidoiries sont empreintes
86. Op. cit., IV/XXII/1, p. 670.
87. Op. cit., IV/XXII/III, p. 670-671.
88. La plupart des monographies traitant de l’esclavage aux Amériques espagnoles évoquent les modali-
tés d’affranchissement. Pour plus ample information sur cet aspect, voir Cortés Alonso V.,
« La liberación del esclavo », Anuario de Estudios Americanos 22, 1965, p. 533-568 ; Tardieu J.-P.,
« L’affranchissement des esclaves aux Amériques espagnoles (xvie-xviiie siècles) », Revue historique
268/2, p. 341-364. Voir aussi l’étude publiée par Lavallé B., « Aquella ignominiosa herida que se
hizo a la humanidad : el cuestionamiento de la esclavitud en Quito a finales de la época colonial »,
Procesos. Revista ecuatoriana de historia 6, 1994, p. 23-48.

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d’accents nouveaux : ils n’hésitèrent pas à faire appel à l’égalité devant Dieu
et à la dignité de tout homme. Pour les maîtres, le fait d’être mis sur la
sellette par leurs esclaves au motif de leur comportement portait atteinte
à leurs privilèges de propriétaires, à la potestas dominica. Ils n’arrivaient
pas à comprendre que, se fondant sur la législation, les esclaves parlent de
leurs « droits », comme le firent le 28 janvier 1820 par devant l’Audience
de Quito Joaquín Martínez et Juan Emirio Martínez à l’encontre de don
Manuel Martínez : « Il nous tue à coup de privations et de châtiments des
plus rigoureux sous le simple prétexte que nous réclamons nos droits 89. »
D’une façon générale, les assesseurs juridiques des plaignants usaient des
mêmes formules, ou d’expressions synonymes. La mulâtresse María Gómez
se prévalut également le 16 septembre 1776 des lois protégeant les esclaves :
« Les motifs qui m’assistent pour cette requête sont d’abord les mauvais
traitements et les sévices que m’imposent mon maître et madame son
épouse. Ils ne cessent de m’adresser des paroles injurieuses, de m’asséner des
coups et de me traiter avec la dernière rigueur, ce que ne leur permettent ni
l’humanité ni les lois, même si l’on tient compte de ma situation d’esclave
et de ma condition purement servile d’esclave 90. »
Pour mettre en valeur l’état d’esprit des esclaves, et les concepts présentés
par les procureurs-syndics 91 chargés, selon les clauses de la cédule royale
de 1789, de leur défense devant la justice municipale, nous évoquerons le
préambule très significatif de l’intervention en faveur de Juan Colorado,
esclave de Joaquín Hilguero, adressée à l’alcalde ordinaire 92 de Quito le
1er octobre 1819 :
« Il dit que : bien que l’on considère l’esclavage comme une violence faite
au genre humain, l’esclave a fait partie de la société comme n’importe quel
homme, et joui de tous les bienfaits des lois. Se mettant sous la protection
de l’autorité publique qui sait appliquer la justice dont elle a la charge à
l’encontre de l’oppression dont sont victimes les déshérités à cause d’un
intérêt particulier, alors que la servitude est une usurpation à la liberté
naturelle, il recourt à ce tribunal 93. »
Voilà donc la vision que voulait donner désormais la justice d’elle-même,
disposée à défendre les droits des esclaves en tant qu’hommes, sans que
ne puisse leur porter préjudice l’état de servitude, violence faite au genre
humain, comme le stipulaient les Siete Partidas.

89. Archivo Nacional de Ecuador (ANE), Esclavos, caja 22, 28-I-1820.


90. Id., Esclavos, caja 8, 16-IX-1776.
91. Ne pas confondre ces « procureurs » (procuradores síndicos) choisis parmi les échevins, avec les
procureurs des Audiences royales (fiscales).
92. Les alcaldes, élus parmi les échevins, rendaient la justice municipale.
93. ANF, Esclavos, caja 22, 1-X-1819.

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Nous nous attarderons sur un cas, celui de la mulâtresse Petrona Mesía,


dont le frère Juan Mesía, mulâtre libre de Quito, tenta d’obtenir le rachat
en 1780. Avec la plus grande humilité et « porté par l’amour fraternel », il
adressa une supplique à la maîtresse de Petrona, doña Rosa Matheu. Celle-ci
répondit avec un profond mépris, accusant son esclave de vol 94 et faisant
allusion à l’intervention d’une personne désireuse de la soustraire à son
pouvoir. Juan ne perdit point son calme, et se limita à demander « ce qu’il
en serait si l’esclave subissait des sévices ou courait le risque prochain de sa
ruine spirituelle ». Il avait vendu sa modeste maison dans le but d’affran-
chir sa sœur « des misères de la servitude pour qu’elle vive sans dangers
et en toute sécurité dans la crainte de Dieu et qu’elle puisse contracter
mariage 95 ». À bien y regarder, Juan Mesía affirmait que l’état de servitude
mettait l’âme de ses victimes en danger de perdition. Cela revenait à nier
toute valeur à l’une des justifications transhistoriques de l’esclavage. Doña
Rosa porta plainte contre lui au civil et au criminel, l’accusant d’hypocri-
sie, de dissimulation et de collusion avec le prêtre don Cecilio Julián de
Soqueva. Le mulâtre Antonio Suares, domestique libre du dit ecclésiastique,
finit par admettre qu’il était effectivement l’auteur des lettres de Juan. Il
devait être le prétendant avec qui ce dernier voulait marier sa sœur. Malgré
les fers que lui fit mettre doña Rosa, Petrona réussit à s’échapper de façon à
assurer sa propre défense. Le 23 octobre 1781 elle s’exprima en des termes
d’une grande portée, se référant à l’enseignement paulinien :
« Bien que mon infortune m’ait faite esclave, je suis de la même espèce
que ma maîtresse et son égale en droit naturel, sans compter que, nous les
esclaves, nous sommes aussi enfants de Dieu et rachetés par le très précieux
sang de Notre Seigneur Jésus-Christ 96. »
L’Audience se laissa convaincre par l’argumentation des deux frères 97
et doña Rosa Matheu se vit obligée d’octroyer la liberté à la mulâtresse en
échange de 200 pesos 98.
Que l’on ne s’y trompe cependant pas. Certains esclaves avaient l’occa-
sion de recourir à la justice, en se prévalant de textes dont la finalité n’était
d’ailleurs pas uniquement éthique. Mais, il convient de le rappeler, il leur
fallait surmonter de considérables obstacles face à des juges appartenant en

94. C’était une réponse classique de la part des maîtres, qui n’hésitaient pas non plus à faire allusion à
l’origine malhonnête de l’argent présenté par les femmes pour leur rachat.
95. ANE, Esclavos, caja 9, 29-V-1780.
96. Ibid.
97. Plus de vingt-cinq ans après, soit le 1er août de 1807, l’esclave Francisco Carrillo dénonça devant
l’Audience le comportement de José Torres, maître de Tumbaviro, en des termes semblables : « Il
doit nous regarder selon le précepte divin, puisqu’il ne nous manque rien d’autre que de nous
enlever cette obscure et malheureuse couleur noire ; car en ce qui est de l’âme rationnelle et sensible,
le maître et l’esclave sont sur un pied d’égalité » (Tardieu, J.-P., Noirs et nouveaux maîtres dans les
« vallées sanglantes » de l’Équateur, 1778-1820, op. cit., p. 174).
98. ANE, Esclavos, caja 9, 29-V-1780.

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définitive au monde des maîtres. Pour quelques réussites dans cette entre-
prise, il y avait bien des échecs 99. On leur avait laissé pour le moins la
possibilité d’exprimer leur état d’âme, ce qui pourrait être apprécié comme
un indéniable progrès dans la voie de la reconnaissance de leur humanité.
Cela permet-il de considérer avec indulgence la société coloniale espagnole ?
Certains idéologues ne manquèrent pas de le faire, alors que précisément
l’évolution économique souhaitée par la Couronne espagnole changeait la
donne.
Au xxe siècle, les analyses du Brésilien Gilberto Freyre (Casa-grande e
senzala, 1933), qui a peut-être un peu trop regardé du côté des maîtres, et
de l’Etatsunien Frank Tannenbaum (Slave and Citizen. The Negro in the
America, Nueva York, 1946) ont réactivé le débat sur le caractère de l’escla-
vage pratiqué dans les territoires ibériques du Nouveau Monde. Il est utile
de relire quelques lignes tirées de Toward an Appreciation of Latin America
(1959), du même Tannenbaum, traduites ci-dessous à partir de la version
espagnole. L’auteur parle des Noirs des colonies espagnoles :
« Nous ne sommes pas en train d’insinuer – loin de là – que l’esclavage
n’ait pas été cruel ; qu’au Brésil, qu’à Cuba, qu’au Venezuela ou qu’au Pérou
on n’ait pas commis d’actes abominables et inhumains contre les esclaves
noirs ; que ceux-ci n’aient pas été enchaînés et fouettés. Mais la cruauté
allait contre la loi, et un châtiment insolite pouvait être porté devant les
tribunaux par un défenseur légal avec l’autorisation de l’esclave ; en même
temps le fait de donner la mort à un esclave était considéré comme un
assassinat. En général, l’ambiance qui entourait l’esclave noir était différente
et l’affranchissement était si courant que, souvent, on pouvait compter plus
de noirs libres que d’esclaves 100. »
Ce jugement, non dépourvu d’intérêt, recoupait malheureusement les
représentations idylliques propagées par certains défenseurs de l’esclavage.
Juan Bernardo O’Gavan insista en 1821 face aux Cortès sur la stupidité,
la cruauté et la barbarie des Africains, concluant que l’esclavage était en
définitive un moindre mal et même un progrès. L’esclave cubain n’avait rien
à envier au travailleur européen. Bien considéré, affirma-t-il, « la liberté que
la société lui concède peut s’appeler la faculté de mourir de faim », alors
qu’à Cuba, le maître offre à l’esclave une bonne alimentation, une case, un
lopin de terre pour ses propres cultures, le droit de vivre au milieu de sa
famille, la possibilité de chasser et de pêcher, l’assistance lors de maladies
ou de la vieillesse, et de plus il ne lui refuse pas l’accès à la liberté. En
outre l’esclavage permet aux Africains d’avoir accès à une religion de paix

99. Pour plus d’information sur ces dernières évocations, voir Tardieu J.-P., El negro en la Real
Audiencia de Quito. Siglos XVI-XVIII, Quito, Institut français d’études andines/Abya-Yala/
Cooperazione Internazionale, 2006.
100. Interpretación de Latinoamérica, México, Editorial Grijalbo, 1972, p. 47.

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et d’amour 101. Doña María de las Mercedes de Santa Cruz y Montalvo,


épouse du général-comte français Merlin, dans La revue des Deux Mondes,
puis dans Los esclavos en las colonias españolas (Madrid, 1841), prit parti
pour les idées de Francisco Arango y Parreño, idéologue de la plantocratie,
soutenant que « mis à part la surveillance, le [travail] des noirs dans la
Colonie de Cuba est aussi modéré, aussi réglé que celui des journaliers dans
la campagne française 102 ».
Il convient de situer rapidement ces assertions dans leur contexte. Une
des préoccupations du gouvernement central était alors d’encourager le
développement de ses dernières colonies d’Amérique. L’occupation anglaise
de Cuba entre 1763 et 1765 ouvrit l’île sur le commerce international. La
libéralisation de la traite des Noirs fut admise en 1778 avec le Règlement pour
la liberté du commerce. L’indépendance des États-Unis en 1783 fit de l’île la
pourvoyeuse de vivres pour les Antilles anglaises et françaises. Et surtout la
rébellion des esclaves de la partie française de Saint-Domingue (1791-1794)
et l’indépendance d’Haïti furent à la base d’un prodigieux essor sucrier et
caféier, qui changea les conditions d’existence dans les plantations cubai-
nes. En 1817, année de l’adhésion de l’Espagne au traité de suppression du
trafic négrier, les esclaves atteignaient le chiffre de 199 145 individus. En
1827, ils étaient 286 943 et, en 1841, 436 495, croissance due à l’intense
contrebande effectuée avec la complicité des gouverneurs.
Le sort des esclaves évolua par rapport aux périodes antérieures, où les
excès ne manquèrent pourtant pas, dans la mesure où il fallut intensifier
les rythmes pour rentabiliser les usines sucrières de plus en plus complexes
et répondre à la demande internationale. La rapide évolution du logement
est profondément significative : au système de cases individuelles entourées
de murs succéda dès 1855 le « barracón » destiné à éviter les fuites et toute
contamination sociale venant de l’extérieur. Les effets de cette architecture,
complètement fermée vers l’extérieur, de type carcéral, furent cependant
contre productifs dans la mesure où elle concentra l’insatisfaction. L’esclave
bossale, moins cher que le créole 103 malgré les frais de contrebande (il
passa pourtant de 350 à 400 pesos en 1820 à 600 et même 700 en 1850),
devint un rouage dont l’usure était prévue dans la politique d’amortisse-
ment. Même les propriétaires éclairés, conscients du danger de ce processus
et désireux de ménager leurs outils de production, ne pouvaient échapper
aux pressions de la concurrence. Dès lors, les protestations des responsables
religieux n’eurent absolument aucune influence.
101. Observaciones sobre la suerte de los negros del Africa, considerados en su propia patria y transplan-
tados a las Antillas españolas, y reclamación contra el tratado celebrado con los Ingleses el año de
1817. Publicadas por D. Juan Bernardo O-Gavan, Madrid, Imprenta del Universal, 1821. Voir
Tardieu J.-P., « Morir o dominar. » En torno al reglamento de esclavos de Cuba (1841-1866),
Frankfurt, Vervuert, 2003, p. 54-55.
102. Tardieu J.-P., « Morir o dominar », op. cit., p. 71.
103. L’esclave créole naissait en Amérique ; le bossale (es. bozal) venait d’Afrique.

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La surveillance du territoire n’empêcha pas les idées abolitionnistes de


faire leur chemin dans l’île. Dès 1825 se multiplièrent les manifestations
d’exaspération des esclaves, avec le marronnage individuel ou collectif, et
les insurrections à travers tout le pays. Les propriétaires organisèrent des
forces de répression qui n’hésitèrent pas à faire couler le sang. Elles coûtaient
moins cher que l’amélioration des conditions de vie des travailleurs. La
commission militaire chargée de ramener l’ordre dans la plantation de café
Salvador en septembre 1833 ordonna de fusiller sept esclaves, face à six de
leurs semblables provenant de chaque domaine des environs. On fit défiler
sept cents esclaves devant les cadavres. Bref, « mourir ou dominer » telle
était la devise des partisans de l’esclavagisme face aux réformistes 104, comme
José Antonio Saco ou Domingo del Monte, qui essayaient de montrer
que ce régime était devenu un lourd handicap pour l’économie. Les escla-
ves répondirent à la terreur par des massacres qui plongèrent l’île dans la
psychose, selon un enchaînement bien connu. Le discours sur la modéra-
tion de l’esclavage dans les colonies espagnoles correspondait donc bien à
une volonté de manipulation.
De plus les schémas utilisés à Cuba s’exportèrent dans les nouvelles
républiques latino-américaines, sur le littoral péruvien par exemple,
jusqu’aux abolitions, entraînant dans les plantations des changements
considérables. Comme à Cuba, le fossé s’approfondit entre les deux formes
d’esclavage, celui des cités, ou les journaliers pouvaient avoir quelque espoir
de s’affranchir, et celui des grands domaines sucriers. La première n’excluait
d’ailleurs jamais la seconde, comme le rappelle dans son autobiographie le
poète mulâtre Juan Francisco Manzano, selon l’humeur du maître 105. Mais
dans chaque pays l’abolitionnisme fit son chemin, et certains propriétaires
au Pérou commencèrent à se préparer à des solutions de rechange, comme
l’immigration chinoise. À vrai dire les Chinois ne se montrèrent pas aussi
soumis qu’on l’eût désiré, et le cycle de la violence reprit son cours.
À Cuba même, le chantage des maîtres pour le maintien de l’esclavage,
condition de leur fidélité à la couronne espagnole, mit de fortes entraves
dans la tentative de réforme du Règlement des esclaves entreprise en 1842
par le capitaine général Valdés, gouverneur de l’île. Les propriétaires, lui
répondirent leurs représentants, étaient les mieux placés pour savoir ce qui
convenait aux esclaves et donc à leur propre intérêt. Les plus avertis, il
est vrai, assurés que la contrebande se tarirait bientôt, faisaient en sorte
de traiter leurs esclaves de façon plus rationnelle, au niveau de l’alimen-
104. « Morir o dominar, ésta es la única alternativa que hay del blanco al negro » : telle est la conclusión
de l’« Informe reservado del Real Consulado… » du 28 septembre 1841 (Tardieu J.-P., « Morir o
dominar », op. cit., p. 82).
105. Après une première enfance choyée par sa maîtresse, Juan Francisco connut la faim et les coups de
fouet, comme tout esclave de plantation. Alain Yacou présente une retranscription et une traduc-
tion du texte initial sous le titre de Un esclave-poète à Cuba au temps du péril noir. Autobiographie
de Juan Francisco Manzano (1797-1851), Paris, Karthala/CERC, 2004.

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tation, de l’hygiène et des soins médicaux. Mais cela ne suffisait point à


contrebalancer les effets suscités par les impératifs de la production. Pour
estimer à sa juste valeur l’attitude de bien des maîtres face aux esclaves, on
se réfèrera à la réponse présentée le 25 mars 1842 par Wenceslao de Villa
Urrutia au capitaine général, fort sans aucun doute de l’appui de nombre
de propriétaires :
« Nos esclaves, mis à part l’abrutissement qu’on attribue à leur état,
appartiennent à une race sans aucun doute inférieure à la nôtre pour ce qui
est des facultés intellectuelles. Ils procèdent dans leurs agissements plutôt
par instinct que par effet du discours ou du jugement. Leur suprême bien
consiste à manger et à se reposer. Ils croient que les bons traitements leur
reviennent de droit, et que le travail qu’ils accomplissent, qui est pour eux
leur plus grand malheur, relève de la violence 106. »
L’instrumentalisation à outrance du travailleur servile ne laissait guère
de place à son humanité qu’avaient tenté de préserver les législations civile
et religieuse dans les siècles passés d’une façon que l’on pourrait qualifier
d’ambiguë, mais qui cependant ne manqua pas de quelque efficacité. Cette
instrumentalisation permet de comprendre la violence de la répression
contre les insurrections d’esclaves. Les événements de Matanzas en 1843,
plus connus sous le nom de Conspiration de « la escalera », entraînèrent
l’arrestation de milliers de personnes de toutes les « races ». La Commission
Militaire Exécutive prononça 78 peines de mort, 1292 de bagne et 435 de
bannissement. Ces chiffres permettent de mesurer la peur qui s’était
emparée des élites au pouvoir 107.
ɰ
Conçues à l’origine pour régir l’existence d’esclaves le plus souvent
blancs, les dispositions médiévales du code castillan des Siete Partidas à
l’égard de l’esclavage continuèrent dans les provinces d’outre-mer à inspirer
les mesures destinées à limiter le comportement arbitraire des maîtres, en
subissant il est vrai une altération essentielle au niveau de la justification de
la condition servile 108. Elles furent à la base du polymorphisme de l’escla-
vage et, par voie de conséquence, d’une certaine intégration sociale du
Noir dans les Amériques espagnoles, en permettant le développement de

106. Archivo Nacional de Cuba, Gobierno Superior Civil, legajo 940, n ° 33 158.
107. Tardieu J.-P., « Morir o dominar », op. cit.
108. S’il y eut des Ordonnances locales pendant l’époque coloniale, puis des Règlements d’esclaves après
les indépendances pour certaines régions – ce fut le cas pour le Pérou par exemple –, on admettra
avec Manuel Lucena Salmoral que les Siete Partidas d’Alphonse X « furent pratiquement l’unique
code noir général que l’Amérique espagnole eut pendant sa longue vie coloniale, exception faite
naturellement de Cuba et de Porto Rico, où l’anachronique prolongation de l’esclavage […]
permit un certain agiornamiento de ladite codification » (« La esclavitud americana y las partidas
de Alfonso X », Indagación. Revista de Historia y Arte 1, 1995, Universidad de Alcalá de Henares,
p. 34).

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structures familiales et l’accession à la liberté, soupapes de sûreté pour la


société coloniale. La continuité juridique, relayée par la législation religieuse
et mise à profit par une ferme détermination de la part des esclaves, figurent
sans conteste parmi les causes de l’évolution de la situation de l’esclave noir
dans les Amériques espagnoles 109.
Mais la violence faite au désir naturel de liberté qui anime tout homme,
comme le reconnaissent les Siete Partidas, ne pouvait manquer de donner
lieu à des aberrations, car de tout temps les propriétaires espagnols, lorsque
cela allait dans le sens de leurs intérêts, eurent tendance à se référer aux
principes du droit romain en la matière pour faire abstraction du code
castillan. Et n’oublions pas, au risque de faire dans l’angélisme, que si la
réglementation tentait de porter obstacle à l’arbitraire, c’était, tout bien
considéré, plus par souci de productivité que par devoir éthique. En fait,
d’une façon faussement paradoxale, c’est cette même finalité qui, avec les
changements économiques du xixe siècle, suscita une profonde transfor-
mation de la condition servile dans les derniers territoires espagnols du
Nouveau Monde. La société coloniale esclavagiste ne pouvait résoudre
ses contradictions. À la revendication de leur humanité par des esclaves
conscients désormais de leur dignité, l’oligarchie répondit par l’affirmation
de la vision aristotélicienne, annonciatrice des théories racistes du xxe siècle.

109. Alejandro de la Fuente, de l’université de Pittsburgh, en conclusion d’un travail collectif sur les
esclaves et la loi, recourt à une analyse que je défends depuis longtemps maintenant : « Le droit
tenta de réguler ce qui dans la pratique était une contradiction insurmontable, entre l’esclave en
tant que chose sans autonomie, sans volonté ou conscience, et comme être humain doté précisé-
ment de tous ces attributs. À côté d’autres facteurs, cette contradiction créa des ambiguïtés et des
espaces que beaucoup d’esclaves, parfois avec succès, tentèrent d’utiliser en leur faveur » (trad.).
Voir : « Su “único derecho” : los esclavos y la ley », Debate y perspectivas. Cuadernos de Historia
y Ciencias Sociales 4, 2004, Madrid, Fundación MAPFRE-Tavera, p. 2006. Mais les exigences
de l’industrie sucrière au xixe siècle, et à Cuba en particulier, en faisant du travailleur servile un
simple rouage qu’il convenait d’entretenir en tant que tel, mais sans plus, tendaient à supprimer
ces anciennes contradictions de la société esclavagiste dont l’esclave pouvait tenter de tirer quelque
avantage.

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L’introduction des codes esclavagistes
dans les Treize Colonies britanniques
(1688-1755)
Bertrand Van Ruymbeke

Pasteur de l’église huguenote de Charleston (Caroline du Sud), Paul


L’Escot entretint pendant les deux premières décennies du xviiie siècle
une correspondance assidue avec le théologien genevois Jean-Alphonse
Turrettini, l’un de ses anciens professeurs à l’Académie de Genève. Ces
lettres, sources précieuses sur la faune, la flore et les autochtones de la côte
de Caroline du Sud, sont également riches en remarques sur les planteurs
et leurs esclaves, du fait d’observations d’autant plus détaillées qu’elles
sont adressées à quelqu’un peu au fait de la vie coloniale. L’intérêt de ce
témoignage réside aussi dans le fait que la Caroline du Sud fut la colonie
avec le plus grand nombre d’esclaves. Au xviiie siècle, près de la moitié des
Africains déportés vers le sol des actuels États-Unis transita par Sullivan’s
Island, cette île située au large de Charleston, où les esclaves étaient mis
en quarantaine, et que l’historien Peter Wood n’hésite pas à appeler (par
allusion au centre d’accueil et de tri des immigrés de New York fondé en
1892) « l’Ellis Island des Noirs américains 1 ».
En 1700, peu après son arrivée, Paul L’Escot note qu’il « y a ici beaucoup
de nègres » et qu’il « n’y a personne peu à son aise qui n’en achette pour
son service ». « Dès que je serai plus au large », ajoute-t-il, « j’achetterai
une négresse », car « on ne peut s’en passer ici ». « On 2 en a dix ou 12, et
des Anglois en ont jusqu’à 50 ou 60 3. » Dans une autre lettre, L’Escot note
que le planteur « est chez lui un petit seigneur. Il commande à sa troupe
de nègres comme un roi » et « fait justice chez lui dès qu’ils désobéissent ».
Il « les vend ; il en achète. Il est absolu sur eux pour toutes choses 4 ». Puis,
1. Wood P. H., Black Majority. Negroes in Colonial South Carolina from 1670 through the Stono Rebel-
lion, New York, 1974, p. xiv.
2. « On », c’est-à-dire la communauté huguenote et suisse de la colonie.
3. Ces chiffres, trop élevés pour la période, sont exagérés, les colons ne possédant pas alors autant
d’esclaves. Lettre de Paul l’Escot à Jean-Alphonse Turrettini, 6 avril 1701, Bibliothèque publique
et universitaire de Genève, archives Tronchin 81, fol. 194 v°.
4. Lettre à Turrettini, 1er mars 1703 (81, fol. 200 v°).

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BERTRAND VAN RUYMBEKE

expliquant qu’un esclave ne peut aller d’une plantation à une autre sans « un
billet », et que s’il s’enfuit il est le plus souvent capturé et ramené « par les
Indiens de ce pays [par] espérance de quelque gain », il considère que « [les
nègres] sont bien fols de quitter leurs maistres » : « Ils sont bien nourris,
et leur condition est cent fois bien plus heureuse que celle des paysans de
France. » Enfin, il observe « [qu’]ils sont en plus grand nombre que les
blancs ». Avant de conclure qu’« on ne peut estre servi dans ce pays que par
ces sortes de gens, ou plutost d’animaux 5 ».
Comme le montre ce témoignage, la perception de l’esclave comme
animal ou être humain était encore confuse chez certains colons ou pasteurs.
Il en allait de même au regard de la loi, pour laquelle les esclaves étaient des
biens meubles mais aussi, et sans aucune ambiguïté, des êtres humains. Les
codes noirs, qui se mirent en place progressivement entre 1690 et 1720,
codifiaient en effet l’esclavage mais définissaient également les obligations
des maîtres, garantissant les droits des esclaves. L’esclavage dans les Treize
Colonies s’est développé de facto dans le dernier quart du xviie mais, excepté
en Caroline du Sud, il ne fut codifié graduellement et de manière morcelée
qu’au tournant du siècle suivant. Avant le milieu du xviiie, les règles fonda-
trices de ce que l’on appelle dans l’historiographie états-unienne le racial
chattel slavery étaient ainsi fixées.

Le passage de la servitude à l’esclavage…


Les historiens progressistes du xixe siècle qui écrivaient l’histoire des
États-Unis vue de Nouvelle-Angleterre mirent en exergue l’arrivée sur un
navire néerlandais des premiers esclaves en Virginie, en 1619, l’année même
ou fut fondée l’assemblée de la colonie. Arrivée qu’ils opposaient à celle
du Mayflower, et des célèbres Pères pèlerins, l’année suivante. Un navire
semblait ainsi apporter la démocratie en Amérique, tandis qu’un autre
faisait clairement le lit de la servitude. Cette représentation engagée, illus-
trant la manière dont on voyait le Sud au Nord, est également trompeuse,
1619 ne constituant nullement une origine. Selon un recensement récem-
ment découvert il y avait en effet une trentaine d’Africains en Virginie.
Le navire néerlandais ayant amené des esclaves qu’il n’avait pas pu écouler
aux Antilles ne constitue donc pas le point de départ de l’esclavage comme
institution dans les colonies continentales anglaises 6.
Au xviie siècle le travail servile (bond labor) est assuré par des engagés
anglais et irlandais qui travaillent dans les plantations de tabac, et par les

5. Ibid.
6. Sluiter E., « New Light on the “20 and Odd Negroes” Arriving in Virginia, August 1619 », The
William and Mary Quarterly, vol. LIV (1997), p. 395-98 ; Thornton J., « The African Experience
of the “20 and Odd Negroes” Arriving in Virginia in 1619 », The William and Mary Quarterly,
vol. LV (1998), p. 420-434.

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L’INTRODUCTION DES CODES ESCLAVAGISTES DANS LES TREIZE COLONIES BRITANNIQUES …

quelques Africains des colonies partageant ce statut 7. Ce que souligne le


témoignage d’un réfugié huguenot parisien, célèbre dans l’historiogra-
phie de l’esclavage en Caroline du Sud, écrivant, en 1697 : « Je passais des
journées avec un Noir à scier du bois. » Signe d’une société coloniale alors
embryonnaire où Blancs et Noirs défrichent côte à côte 8.
L’esclavage dans les colonies continentales britanniques se développe
selon une chronologie propre à chacun des territoires correspondant au
timing de leur fondation au regard de l’économie atlantique, aux condi-
tions de leur peuplement, et enfin aux étapes successives de leur dévelop-
pement économique. Grande productrice de tabac dès les années 1630, la
Virginie importe des milliers d’engagés avant que l’esclavage ne devienne
prédominant dans le dernier quart du xviie, soit 80 ans après sa fonda-
tion 9. Inversement, fondée dans les années 1670, la Caroline du Sud (dont
une partie des premiers colons vient de la Barbade) importe des esclaves
pour ses rizières et codifie l’esclavage très tôt dans son histoire. La Géorgie,
quant à elle, fondée en 1732 par le philanthrope James Oglethorpe, interdit
l’importation d’esclaves pendant une décennie avant de céder aux pressions
des planteurs, dont beaucoup viennent de la Caroline du Sud voisine.
Enfin, New York, d’obédience néerlandaise jusqu’à la conquête anglaise de
1664, est la seule colonie du Nord ayant alors une population d’esclaves
significative 10.
Tout au long du xviiie siècle, notamment par rapport aux Antilles ou
du Brésil, le marché nord-américain reste marginal et le nombre d’esclaves
augmente très progressivement. Pour toutes les colonies britanniques du
continent, les esclaves d’origine africaine ne représentent que 5 % de la
population en 1680, 11 %, en 1700, 15 % en 1720 et 20 % en 1750 11.
Les États esclavagistes les plus importants sont alors la Caroline du Sud, la
Virginie, le Maryland, New York et la Géorgie 12.

7. Dans les colonies britanniques, il existe quatre formes de travail servile : l’engagé, l’esclave, le
forçat et (au xviiie) le redemptioner. Ce dernier était un engagé (voire un couple ou une famille),
généralement un Allemand en partance pour la Pennsylvanie, dont le contrat était racheté par des
parents une fois en Amérique. Ce système diffère considérablement des contrats d’engagements
que l’on rencontre dans les colonies de la Chesapeake au xviie siècle.
8. « I worked many days with a Negro man at the Whip saw », cité par Wood P., Black Majority,
p. 97.
9. Anthony S., Parent Jr., Foul Means. The Formation of a Slave Society in Virginia, 1660-1740,
Chapel Hill, 2003 ; Kulikoff A., Tobacco and Slaves. The Development of Southern Cultures in the
Chesapeake, 1680-1800, Chapell Hill, 1986.
10. Goodfriend J. D., Before the Melting Pot. Society and Culture in Colonial New York City,
1664-1730, Princeton, 1992, chap. 6, « African-American Society and Culture ».
11. Kolchin P., American Slavery, 1619-1877, New York, 1993, p. 240. Édition française : Une insti-
tution très particulière. L’esclavage aux États-Unis, 1619-1877, Paris, Belin, 1998.
12. Dans les colonies du Nord (hors New York) les pourcentages oscillent entre 0,4 % (Massachusetts,
1680) et 10 % (Rhode Island, 1750). Mais ces faibles proportions masquent de fortes concentra-
tions urbaines, entre 30 et 50 % (Ibid., p. 240 et Berlin I., « Time, Space, and the Evolution of
Afro-American Society on British Mainland North America », The American Historical Review,
n° 85, 1, 1980, p. 46).

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1680 1700 1720 1750 1770


Caroline du Sud 17 % 44 % 64 % 61 % 61 %
New York 12 % 13 % 16 % 14 % 12 %
Maryland 9% 11 % 19 % 31 % 32 %
Virginie 7% 28 % 30 % 46 % 42 %
Géorgie - - - 20 % 45 %
Total 5% 11 % 15 % 20 % 21 %

Proportions d’esclaves dans les Treize Colonies 13.

New York a longtemps proportionnellement davantage d’esclaves que


la Virginie et le Maryland (constituant ensemble la Chesapeake), ce qui
montre que l’esclavage n’est pas au début une caractéristique distinctive des
colonies du Sud. On note également que la Caroline du Sud se situe dès
1680 en marge des autres colonies avec une population d’origine africaine
plus importante. Par ailleurs, le tournant du xviiie n’affecte pas réellement
New York où la population d’esclaves augmente peu. En revanche, celle de
Virginie quadruple en 40 ans (1680/ 1720), et en Caroline du Sud plus des
deux tiers de la population est d’origine africaine en 1720, un phénomène
résumé dans le titre évocateur de l’ouvrage de Peter Wood, Black Majority.
En fait, dès 1710, la frange côtière de la Caroline, le Lowcountry, enregistre
une population noire légèrement majoritaire. Cette dernière augmentant
dans de grandes proportions au cours du siècle, l’assemblée de Caroline du
Sud adopta une politique spécifique, appelée township scheme, pour recruter
des Européens en finançant leur passage transatlantique à partir d’une taxe
sur l’importation d’esclaves et en leur octroyant gratuitement de la terre.
L’objectif affiché était de rééquilibrer le rapport blanc/noir au sein de la
population de la colonie 14.
Vingt ans après sa fondation, la Virginie (qui sera suivie dans ce cycle
par le Maryland) est devenue une grande exportatrice de tabac et impor-
tatrice d’engagés. Pour tout le xviie, près de 90 000 engagés arrivent dans
les colonies de la Chesapeake, la très grande majorité en Virginie 15. Ils
viennent principalement de Londres et de la région de Bristol, auxquels il
convient d’ajouter des Irlandais. Ils ont entre 15 et 25 ans et sont majori-
tairement des hommes (dans un rapport de 1 à 3). Littéralement importés
ou exportés par des marchands virginiens ou anglais pour les vendre au plus
offrant, leurs conditions de vie et de travail sont extrêmement dures. Sous
contrat pendant une période allant de 5 à 7 ans, ils sont alors la propriété de
13. Kolchin P., American Slavery, tableau 1, p. 240. Voir également Berlin I., Many Thousands Gone.
The First Two Centuries of Slavery in North America, Cambridge, Massachusetts, 1998, tableau 1,
p. 369-370.
14. Merriwether R. L., The Expansion of South Carolina, 1729-1765, Kingsport, Tennessee, 1940.
15. Horn J., Adapting to a New World. English Society in the Seventeenth-Century Chesapeake, Chapel
Hill, 1994, p. 25.

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leurs maîtres. Il est de coutume de distinguer entre la propriété d’un esclave


qui s’applique à la personne et celle d’un engagé qui se limite à son travail.
Au-delà de cette distinction, les contrats d’engagés avaient peu de choses
à voir avec ceux des apprentis en Angleterre notamment avec l’absence de
toute dimension protectrice et éducative 16. Un engagé pouvait être revendu
à tout moment, avoir la malchance de tomber sur un maître brutal, et était
contraint au célibat. Quant à l’obtention de 50 arpents en fin de contrat
(les freedom dues tant espérés), elle était un droit pour l’engagé, mais pas
une obligation du maître. Et, dépendant de la « coutume du pays », elle
ne figurait pas dans les contrats. De plus, une fois le lot de terre obtenu, il
fallait le faire arpenter, construire une maison et planter du tabac, le tout à
la charge de l’engagé nouvellement libre 17.
Lors des deux dernières décennies du xviie, une série de facteurs a
conduit à ce que l’historien américain Russell Menard a nommé « l’afri-
canisation de la main-d’œuvre » ou le passage de la servitude (engagés) à
l’esclavage (esclaves) 18, phénomène majeur dans l’histoire de l’Amérique
britannique. Tout d’abord, une période de prospérité économique et de
stabilité politique retrouvée en Angleterre, couplée d’une décrue démogra-
phique, mène à un tarissement progressif du flux migratoire d’engagés.
De plus, les colonies du Sud ont acquis une mauvaise réputation et n’atti-
rent plus de colons. De surcroît, avec la création de la Pennsylvanie et
la conquête de la Nouvelle-Néerlande (qui devient ensuite New York et
New Jersey), elles sont en concurrence avec de nouvelles colonies au climat
plus sain 19. La fondation des Carolines en 1670 et de la Pennsylvanie en
1681 (avec le lancement de campagnes de propagande) et la révocation
de l’Édit de Nantes en 1685 (qui mène des milliers de protestants sur
les routes de l’exil) relancent quelque peu l’émigration, à la fois libre et
engagée, car on promet plus de terres aux migrants venant avec des domes-
tiques, mais dans un climat d’intense concurrence. Au même moment, la
victoire de l’Angleterre sur les Provinces-Unies (1664) et la fondation de
la Royal African Company (1672), qui eut le monopole de la traite anglaise
jusqu’en 1698, permirent aux Anglais d’approvisionner plus régulièrement
leurs colonies en esclaves. Il s’ensuivit une stabilisation du coût de la main-
d’œuvre servile d’origine africaine alors que le prix des contrats d’enga-
gement augmentait. D’autre part, à la fin du xviie siècle, les planteurs,
plus solvables qu’au début de la colonisation, peuvent investir dans l’achat
16. Ibid., p. 267-68. Kolchin utilise même les termes « temporary slavery » (« esclavage provisoire »)
pour désigner ces contrats d’engagé, American Slavery, p. 8.
17. Notons qu’en Nouvelle-Angleterre, les engagés, à qui on apprenait un métier, étaient, pour des
raisons institutionnelles, économiques et climatiques, soumis à des conditions de travail beaucoup
moins rudes.
18. Menard R. R., The Africanization of the Lowcountry Labor Force, 1670-1720, dans Jordan W. D.,
Kemp S. L. (dir.), Race and Family in the Colonial South, Jackson, Mississippi, 1987, p. 81-108.
19. Nous préférons le terme Nouvelle-Néerlande (New Netherland) à celui de Nouvelle-Hollande (New
Holland) qui désigne le Brésil néerlandais.

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d’esclaves. Ajoutons à ces phénomènes économiques, des facteurs psycho-


logiques. Les Africains sont progressivement perçus comme plus résistants
au paludisme et plus aptes à travailler durement pendant de longues heures
sous la chaleur que les engagés anglais ou irlandais.
La Caroline du Sud, qui demeure jusqu’à la fin du xviiie siècle la colonie
avec la plus grande population d’esclaves, est intéressante à étudier de ce
point de vue car elle est fondée pendant cette période. Surtout, après une
phase d’expérimentation agricole, elle s’oriente vers la riziculture, grande
consommatrice de main-d’œuvre servile africaine. Les engagés ne furent
jamais très nombreux en Caroline. Sur 2 000 départs de Londres et de
Bristol recensés entre 1683 et 1686, 32 seulement sont pour Charleston, et
70 % des engagés installés en Caroline du Sud arrivent dans la colonie avant
1672. Une étude du rapport engagés/esclaves dans la colonie entre 1670
et 1720 illustre parfaitement la mutation servitude/slavery qui s’opère au
tournant du xviiie. Dans les années 1670, 244 engagés arrivent en Caroline
pour 39 esclaves. Vingt ans plus tard, le rapport s’inverse, les chiffres passant
respectivement à 78 et 188 20. De plus, l’importation annuelle d’esclaves
(d’abord des Antilles et notamment de la Barbade avec laquelle la Caroline
du Sud entretient des relations commerciales privilégiées, puis directement
d’Afrique), augmente régulièrement : moins de 25 avant 1708, 170 en
1713 et 601 en 1720 21.
La Caroline du Sud est également la colonie où il y eut le plus d’esclaves
amérindiens. En 1700, elle en compte 200, soit 7 % de la main-d’œuvre
servile 22. À cette époque, cependant, la demande en esclaves est encore
faible et la majorité de ces Amérindiens exportée aux Antilles, en Virginie
et vers les colonies du Nord. D’ailleurs, et d’une manière remarquable,
hormis pour l’année 1714, la Caroline du Sud (entre 1680 et 1715) exporte
davantage d’esclaves qu’elle n’en importe. Il était plus avantageux pour
les planteurs antillais d’acheter des Amérindiens de Caroline plutôt que
des Africains car l’importation des premiers n’était pas taxée et le coût du
transport moitié moindre. Cette politique cesse dans les premières années
du xviiie et la population esclave amérindienne augmente sensiblement,
passant en 1710 à 1500, soit un quart du total. Dans ces années, période
où l’esclavage des autochtones atteint un pic, les Amérindiens travaillent
sur les plantations aux côtés des esclaves d’origine africaine. Un imprimé
20. Menard R. R., « The Africanization of the Lowcountry Labor Force », p. 88 ; Shatzman A. M.,
Servants into Planters. The Origins of an American Image : Land Acquisition and Status Mobility in
Seventeenth-Century South Carolina, New York, 1989, p. 55-57, 60-61. Plus généralement, sur la
question du choix de la main-d’œuvre africaine, voir Pétré-Grenouilleau O., Les traites négrières,
Paris, Gallimard, Folio, 2006, p. 42-83.
21. Menard R. R., « The Africanization of the Lowcountry Labor Force », tableau 3, p. 105. Par
comparaison et à titre d’exemple, dans le comté de York en Virginie, le rapport entre engagés et
esclaves passa de 1,9 pour la période 1680-1684 à 0,7 pour les années 1690-1694 (Kolchin P.,
American Slavery, p. 11).
22. Menard R. R., « The Africanization of the Lowcountry Labor Force », p. 98.

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de propagande, publié à Londres en 1712, conseille pour s’installer en


Caroline d’acquérir 15 esclaves africains, 15 Amérindiens, 3 indiennes pour
le ménage et 3 africaines pour la traite des vaches et le ménage 23. Faute
de sources assez précises, les chiffres globaux de la traite amérindienne ou
Indian slave trade sont difficiles à déterminer, mais l’historien Alan Gallay
estime qu’entre trente et cinquante mille Amérindiens furent capturés ou
achetés par les Britanniques entre 1670 et 1715 24. C’est la Guerre des
Yamasees, en 1715 (lors de laquelle une coalition de tribus détruisit de
nombreuses plantations et menaça Charleston et l’existence même de la
colonie) qui mit fin à l’asservissement massif des Amérindiens. Ce conflit
est ainsi, pour la Caroline du Sud, un autre facteur qui mène les planteurs
à se tourner exclusivement vers la main-d’œuvre africaine 25.

…se traduit par la mise en place de codes esclavagistes


Au xviie siècle, il n’existe qu’un cas d’une loi interdisant l’esclavage,
celle votée en 1652 au Rhode Island stipulant que les esclaves et les engagés
doivent être libérés après avoir servi. Mais elle est peu appliquée, et, au siècle
suivant, les marchands de Newport (la ville la plus importante de la colonie)
deviennent très actifs dans la traite. Quant à la Géorgie, si elle interdit
l’esclavage dans la première décennie de son existence, c’est davantage pour
éviter le développement d’une population noire que pour condamner l’ins-
titution. Toutes les autres colonies codifient l’esclavage d’une manière ou
d’une autre avant 1730.
À l’inverse du cas français où c’est la monarchie qui s’y emploie (avec le
code noir de 1685), les codes noirs de l’Amérique britannique continen-
tale ou antillaise n’émanent pas de Londres, du Parlement ou du Board of
Trade and Plantations (l’organe crée en 1696 pour coordonner la gestion
des affaires coloniales). Ils sont votés localement par chaque assemblée. Au
xviiie siècle, ils ne sont en fait qu’une compilation de lois votées précé-
demment ou empruntées en bloc, pour ainsi dire, à une juridiction voisine
perçue comme ayant une expérience de l’esclavage, comme la Caroline du
Sud le fait avec la Barbade en 1696 (code noir de 1688), ou la Géorgie avec
la Caroline du Sud en 1740. Ils peuvent également être votés ou durcis à
la suite de révoltes d’esclaves dans la colonie ou une voisine. Le premier
code noir de l’Amérique anglaise continentale est celui de Caroline du
23. [John Norris], Profitable Advice for Rich and Poor… Containing a Description, or True Relation of
South Carolina English Plantation, or Colony, in America (London, 1712), dans Greene J. P. (éd.),
Selling a New World. Two Colonial South Carolina Promotional Pamphlets, Columbia, SC, 1989,
p. 132.
24. Gallay A., The Indian Slave Trade. The Rise of the English Empire in the American South, 1670-1717,
New Haven, Connecticut, 2002, p. 299.
25. Haan R. L., « “The Trade Do’s Not Flourish as Formerly” : The Ecological Origins of the Yamasee
War », Ethnohistory 28 (1981), p. 341-58 ; Gallay A., The Indian Slave Trade, chap. 12 « The
Yamasee War ».

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Sud, voté en 1696, modifié en 1701 et durci en 1740 suite à la révolte de


Stono (Stono Rebellion) de 1739 26. En Virginie, il n’apparaît qu’en 1705,
et est modifié en 1723 et en 1748. Celui de Caroline du Nord est adopté
en 1712, l’année où elle se sépare institutionnellement de sa voisine du
Sud. Celui de New York est voté en 1712, l’année de la première rébellion
d’esclaves (une seconde a lieu en 1741) 27. Celui du New Jersey est voté à
la suite de sa voisine du Nord en 1713. Au Maryland, colonie pourtant
productrice de tabac et grande consommatrice d’esclaves, le premier code
noir est adopté tardivement (1715) et modifié en 1741. Ceux du Delaware
et de Pennsylvanie, une colonie aux mains de Quakers avec peu d’esclaves
(excepté à Philadelphie), le sont respectivement en 1721 et 1725. Enfin,
la Géorgie, colonie qui tente vainement de prohiber l’esclavage dans les
premières années de son existence, vote un premier code noir en 1755,
modifié à la veille de la Révolution, en 1770 28.
Ces séries de lois, qui concernent tant les esclaves que les colons, légifè-
rent sur cinq points principaux : la définition et le statut de l’esclave, les
droits et les obligations des esclaves et de leurs maîtres, le châtiment des
esclaves fugitifs et les conditions d’émancipation. Par opposition aux
contrats d’engagement, l’esclavage est d’abord défini comme « à vie »
(lifetime). Puis, les lois stipulent que ce statut est transmissible par la mère,
partus sequitur ventrem étant la formule latine régulièrement citée. Il s’agit
d’une inversion de la common law anglaise qui prévoit que le statut passe
par le père. Une distorsion en grande partie motivée pour s’assurer que
les mulâtres (de père blanc) soient esclaves. Puis, l’esclavage est défini
selon des critères de couleur. Dans le code de Caroline du Sud, inspiré par
celui de la Barbade et qui inspira à son tour celui de Géorgie, les esclaves
sont définis comme « all Negroes, Mulattoes, Indians, and Mustees 29 ». Tout
individu « non blanc » est ainsi présumé esclave, sauf s’il peut prouver son
état d’homme libre 30. Enfin, les premières lois qui définissent l’esclavage
illustrent des hésitations et des revirements de la part des législateurs quant
au statut de l’esclave en tant que type de propriété. S’agit-il d’un bien
immeuble (real property), comme la terre, ou meuble (chattel property). Dans
le premier code noir de Virginie, les esclaves étaient attachés à la terre mais
26. Roper L. H., « The 1701 “Act for the Better Ordering of Slaves” : Reconsidering the History
of Slavery in Proprietary South Carolina », William and Mary Quarterly, vol. LXIV (2), 2007,
p. 395-415.
27. Lepore J., New York Burning. Liberty, Slavery, and Conspiracy in Eighteenth-Century Manhattan,
New York, 2005.
28. Notons que le code noir des Antilles françaises précède le tout premier code noir anglais, adopté
à la Barbade en 1688, et contient des clauses contre les protestants et les Juifs, une singularité au
regard des textes anglais. Le code français fut repris pour la Louisiane en 1724, dépouillé de ses
clauses envers les huguenots et les juifs.
29. Le terme mustee, essentiellement utilisé en Caroline du Sud, désigne un métis de parents noirs et
amérindiens.
30. Wiecek W. W., « The Statutory Law of Slavery and Race in the Thirteen Mainland Colonies of
British America », William and Mary Quarterly, vol. 34 (2), 1977, p. 263.

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pouvaient être vendus en cas de dettes par exemple. En Caroline du Sud


le même flou persiste jusqu’en 1740, lorsque l’assemblée décide définitive-
ment que les esclaves constituent un bien meuble.
La partie la plus importante de ces lois réglementait les droits des escla-
ves, les obligations des maîtres et surtout les châtiments en cas de tentative
de fuite. Les esclaves avaient la possibilité de demander leur liberté devant
les tribunaux (ce qu’on appelle les freedom suits), mais un seul de ces procès
a laissé des traces en Caroline du Sud. Les esclaves étaient autorisés, encou-
ragés même, à cultiver des lopins de terre et à élever moutons et bétail.
Mais, à l’inverse des Antilles, il leur était interdit de vendre le produit de
ce travail. En Caroline du Sud et en Géorgie, il leur était également inter-
dit d’apprendre à lire et à écrire. Des lois obligeaient les maîtres à habiller
et nourrir les esclaves et à ne pas les faire travailler le dimanche, sauf de
manière occasionnelle. Théoriquement, les planteurs qui usaient de trop de
violence étaient également punissables par la loi. L’ambiguïté résidait, bien
sûr, dans les limites légales de la violence et de sa justification et la volonté
des autorités à punir le coupable 31. En 1739, un tribunal d’un comté de
Virginie refusa de condamner un gérant de plantation qui avait tué un
esclave de peur de susciter une révolte. En Caroline du Sud et en Géorgie,
le meurtre d’un esclave était puni d’une amende et d’inéligibilité, mais cette
mesure était rarement appliquée.
Dans chaque colonie, tout un arsenal de lois, qui se durcit avec le temps,
punit les esclaves qui tentent de s’enfuir 32. Les châtiments étaient graduels
et violents. D’après le code noir de Caroline du Sud de 1696, une première
tentative de fuite était punie par 40 coups de fouet, une seconde par un
« R » (pour runaway, fugitif ) marqué au fer rouge sur la joue. Une troisième
se soldait par la castration pour les hommes et un « R » sur la joue et une
oreille coupée pour les femmes. Une quatrième conduisait à la mort ou
bien à la section des ligaments au-dessus d’un talon, afin d’empêcher à
jamais l’esclave de courir 33. Il faut garder à l’esprit le caractère volontai-
rement dissuasif de ces châtiments et le fait qu’il est difficile de détermi-
ner à quel point ces lois étaient appliquées. On sait, par exemple, que
les tribunaux étaient très réticents à condamner les esclaves à la peine de
mort car les maîtres pouvaient alors demander à être dédommagés. Une
lettre de baptistes de Caroline du Sud, qui date de 1710, constitue une des
rares illustrations de la perplexité qu’une telle violence pouvait susciter chez
certains colons. Les représentants de cette petite communauté écrivirent
à Londres pour savoir si un de leurs paroissiens devait en être exclu pour

31. Sur cette question, voir Olwell R., Masters, Slaves and Subjects : The Culture of Power in the South
Carolina Low Country, 1740-1790. Ithaca, New York, 1998.
32. Deux fugitive slave Acts furent également adoptés à l’échelle des États-Unis par le Congrès en 1793
et en 1850.
33. Wiecek W. W., « The Statutory Law of Slavery and Race », p. 270.

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avoir castré un de ses esclaves. Les baptistes londoniens répondirent que ce


n’était pas une raison suffisante pour bannir ce fidèle, mais conseillèrent de
le convaincre d’user à l’avenir de moins de violence 34.
Les codes noirs obligeaient également les colons à servir dans les
patrouilles de nuit qui maintenaient l’ordre dans les campagnes. En Caroline
du Sud, chaque Blanc devait servir une année sans paie, de surcroît avec
son fusil et son cheval. Les colons qui aidaient les esclaves à s’enfuir, qui
volaient des esclaves ou qui leur achetaient des marchandises étaient égale-
ment punis par ces lois. Par ailleurs, les dispositions réglementant l’émanci-
pation des esclaves (manumission) étaient très restrictives. Les Assemblées ne
souhaitaient pas avoir une importante population noire libre, à leurs yeux
source de tentation pour les esclaves et les indigents, les affranchis consti-
tuant une charge financière pour les communautés. Ainsi, un planteur ne
pouvait émanciper des esclaves vieux ou malades, et en Virginie comme
en Caroline du Sud les esclaves affranchis devaient quitter la colonie.
À New York et dans le New Jersey, les free blacks ne pouvaient être proprié-
taires de biens immeubles et pouvaient être revendus comme esclaves s’ils
cachaient des fugitifs. Dans toutes les colonies, ils ne pouvaient porter des
armes ni voter 35. Cette dernière mesure peut paraître superflue mais il existe
des cas, au xviie, où des Noirs ont voté. En Caroline du Sud, par exemple,
dans les années 1690, lors d’une période d’intense francophobie en partie
due à la Guerre de la Ligue d’Augsbourg et à la forte présence de huguenots
dans la colonie, des colons anglais ont accusé le gouverneur d’avoir laissé
les Français et les Noirs voter 36.
ɰ
L’esclavage prend ainsi son essor dans les Treize Colonies (notamment
la Chesapeake et la Caroline du Sud) à partir des années 1680, et le statut
de l’esclave, à l’inverse du cas français, est codifié localement et de manière
morcelée par les assemblées coloniales, indépendamment de la métropole,
au début du siècle suivant. Trois points essentiels sont adoptés par toutes
les colonies : l’esclave se distingue par son appartenance raciale, le statut se
transmet par la mère et l’esclave est un bien meuble. Après la Révolution,
les colonies du Nord adoptent une politique d’émancipation graduelle puis
abolissent l’esclavage alors que le développement du coton (qui supplante le
tabac et le riz au xixe siècle) favorise l’expansion de l’esclavage à travers tout
le Sud, jusqu’à en constituer la principale caractéristique socio-économique
et culturelle, et ce malgré l’abolition de la traite (1808) prévue à demi mots

34. McLaughlin W. G., Jordan W. D., « Baptists Face the Barbarities of Slavery in 1710 », Journal
of Southern History, vol. 29, 1963, p. 495-501.
35. Wiecek W. W., « The Statutory Law of Slavery and Race », p. 278-79.
36. Van Ruymbeke B., From New Babylon to Eden. The Huguenots and Their Migration to Colonial
South Carolina, Columbia, South Carolina, 2006, p. 186.

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dans la Constitution fédérale de 1787 37. Comme chacun le sait, ce n’est


qu’au lendemain de la guerre de Sécession (par l’adoption du 13e amende-
ment, en 1865) que l’esclavage est définitivement aboli aux États-Unis.

37. Pour les États du Nord, voir Zilversmit A., The First Emancipation. The Abolition of Slavery in
the North, Chicago, 1967. Sur le Sud, l’esclavage et la Constitution, voir Van Ruymbeke B., « Un
Sud à l’époque coloniale : contradiction anachronique ou réalité historique ? », dans Bandry M.,
Maguin J.-M. (dir.), La Contradiction, Montpellier, 2001, p. 399-410.

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De l’humain et de la chose.
Regards des esclavagistes des Antilles françaises
sur leurs esclaves
Frédéric Régent

Beaucoup d’auteurs ont évoqué la déshumanisation, la réification ou


l’animalisation des esclaves par leurs maîtres, en se fondant notamment sur
les traitements inhumains pratiqués par les propriétaires sur leurs esclaves.
Mais au-delà des actes, quel regard les esclavagistes ont-ils sur leurs esclaves,
comment se les représentent-ils ? Est-ce en raison de ces représentations
que des hommes nés en Afrique ont été réduits en esclavage, ou bien ces
représentations ne sont-elles que le résultat de l’asservissement ? L’étude du
point de vue des colons, des administrateurs coloniaux, des voyageurs sur
les esclaves noirs des colonies françaises permet de suggérer des éléments de
réponse à ces questions. Les sources à notre disposition, il est vrai, changent
de nature au cours de la période coloniale. Pour le xviie siècle, l’historien
ne dispose que de témoignages de religieux dont les ordres sont souvent
eux-mêmes propriétaires d’esclaves. Pour le xviiie siècle, les témoignages
de propriétaires d’esclaves deviennent plus nombreux. À ceux-ci s’ajoutent
ceux des administrateurs coloniaux et des voyageurs. L’expédition Leclerc
à Saint-Domingue, en 1802 suscite toute une littérature d’anciens colons,
partisans du rétablissement de l’esclavage. Enfin, au xixe siècle, se croisent
deux visions, celle de partisans de l’esclavage et celle des abolitionnistes.
Elles nous donnent une idée de la manière dont les esclaves sont considérés
par leurs maîtres. Ces différentes sources nous permettent de dégager trois
pistes de réflexion : comment se construit au fil du temps le discours des
esclavagistes, quelles représentations de l’esclave semblent prédominer selon
les auteurs et leur fonction dans la société coloniale, et, enfin, comment
certaines interactions peuvent être mises en évidence entre, d’une part la
rhétorique esclavagiste et, d’autre part, le discours en France sur les Noirs
en général, des Lumières à l’abolition de 1848 1.

1. Tous mes remerciements à Caroline Oudin-Bastide, dont le remarquable ouvrage, Travail, capita-
lisme et société esclavagiste, Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIXe siècles), Paris, La Découverte, 2005,

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FRÉDÉRIC RÉGENT

Une « portion de l’humanité »


Les premiers à décrire les esclaves d’origine africaine dans les colonies
françaises sont des missionnaires religieux. Il s’agit d’abord d’un jésuite,
Pierre Pelleprat (1609-1667), et de deux dominicains, Raymond Breton
(1609-1679) 2 et Jean-Baptiste Du Tertre (1610-1687) 3, qui ont laissé les
premiers témoignages des contacts entre premiers colons et esclaves. Les
ordres auxquels appartiennent ces religieux sont eux-mêmes propriétaires
d’esclaves. Ainsi le père Pelleprat écrit-il en 1655 : « Ceux qu’on leur amène
d’Afrique sont noirs comme des Mores, et pour cette raison on les appelle
Nègres ; les autres sont de couleur olivâtre, comme tous les Sauvages de la
zone torride 4. »
Poursuivons, la lecture de Pelleprat à propos des esclaves : « quand
ils sortent des vaisseaux, on dirait à les voir que ce sont des Diables, qui
sortent des enfers : ce sont néanmoins des âmes rachetées du sang du Fils de
Dieu 5 ». Ces « nègres » ont donc des âmes car ils peuvent recevoir le baptême
comme l’affirme le père Breton : « On amène de Guinée et de l’Angola de
nombreux noirs qui sont vendus comme esclaves. Nous les initions à nos
mystères dès qu’ils comprennent notre langue et si leurs maîtres le permet-
tent (ils sont en effet captifs) nous les acceptons au baptême sans perdre
de temps car ils deviennent d’excellents chrétiens et de fervents adeptes de
la religion catholique 6. » Non seulement, les esclaves ont des âmes, mais
en plus, ils sont considérés comme frères des autres chrétiens, selon le père
Du Tertre : « Ces pauvres misérables demeurent malgré tout leurs frères
par la grâce du baptême qui les a faits enfants de Dieu 7. » D’ailleurs le rite
d’entrée dans la chrétienté renforce leur appartenance à l’humanité : ainsi le

nous a permis de repérer de nombreuses citations qui sont utilisés dans cet article. Mes remercie-
ments à Valérie Francius-Figuères et Patrick Weil pour leur relecture attentive.
2. Né à Vitteaux (Côte-d’Or), Raymond Breton (1609-1679) entre chez les Dominicains en 1627.
En 1635, il s’embarque à Dieppe pour les Antilles avec trois confrères, reste seul en 1637, retenu
par la population à la Guadeloupe et est secondé en 1640 par d’autres missionnaires. Il vit de 1641
à 1653 au milieu des Caraïbes dans les différentes îles des Antilles, semble avoir eu peu de succès
apostoliques mais travaille à préserver la paix entre Caraïbes et Français. Revenu en France, en
1654, pour demander des secours, il est empêché par ses infirmités de retourner aux Antilles.
3. Né à Calais, le père Du Tertre (1610-1687) s’engagea d’abord dans la marine hollandaise puis
dans l’armée française, avant d’entrer dans l’ordre dominicain en 1635. Il fit plusieurs séjours aux
Antilles à la Guadeloupe (1640-1642 et 1642-1646), à la Martinique (1647,1656-1657), à la
Grenade enfin. Nommé supérieur des Dominicains, mêlé de près aux querelles entre les princi-
paux chefs des îles, il avait dû rentrer en France en 1647. C’est alors qu’il écrivit l’histoire des îles
françaises des Antilles.
4. Pelleprat (Père), Relation des missions des PP de la Compagnie de Jésus dans les isles et dans la Terre
Ferme de l’Amérique Méridionale, Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1655, p. 50-51.
5. Ibid., p. 55.
6. Breton (Père), Relation de l’île de la Guadeloupe, Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe,
1978, p. 206. Il s’agit de l’édition d’un manuscrit daté de Paris, le 28 décembre 1656, qui évoque
le séjour aux Antilles du Père Breton de 1635 à 1654.
7. Du Tertre, Histoire Générale des Antilles habitées par les Français, Fort-de-France, E. Kolodziej,
1978 (première édition de l’ouvrage en 1671), tome II, p. 533.

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REGARDS DES ESCLAVAGISTES DES ANTILLES FRANçAISES SUR LEURS ESCLAVES

père Pelleprat écrit : « Je les trouvais pour l’ordinaire bien faits et agréables
après leur baptême 8. »
Les esclaves sont également considérés comme des hommes par leurs
premiers propriétaires européens. Leur appartenance à l’espèce humaine
n’est donc pas niée. Certains philosophes du xviiie siècle, à l’instar de
Voltaire (1694-1778), le confirment. Ainsi, dans le Traité de Métaphysique
(1734), Voltaire écrit-il : « Je vois des singes, des éléphants, des nègres,
qui semblent tous avoir quelque lueur d’une raison imparfaite. […] Je
m’aperçois même que ces animaux nègres ont entre eux un langage bien
mieux articulé encore, et bien plus variable que celui des autres bêtes.
J’ai eu le temps d’apprendre ce langage ; et enfin, à force de considérer
le petit degré de supériorité qu’ils ont à la longue sur les singes et sur les
éléphants, j’ai hasardé de juger, qu’en effet c’est là l’homme ; et je me suis
fait moi-même à cette définition. L’homme est un animal noir qui a de la
laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque aussi adroit qu’un singe,
moins fort que les autres animaux de sa taille, ayant un peu plus d’idées
qu’eux, et plus de facilité pour les exprimer ; sujet d’ailleurs à toutes les
mêmes nécessités ; naissant, vivant, et mourant tout comme eux 9. » Jean
Henri Samuel Formey (1711-1797) fournit la première définition de nègre
dans le volume XI de l’Encyclopédie, publié en 1765. Nous pouvons lire :
« NEGRE, s. m. (Hist. nat.) homme qui habite différentes parties de la
terre […] les noirs, auxquels nous aurions bien de la peine à refuser ou à
donner le nom d’hommes 10. »
Tout au long de la période coloniale esclavagiste, les esclaves sont consi-
dérés comme des hommes par ceux qui les observent, que ceux-ci soient
philosophes, voyageurs (comme Thibault de Chanvallon 11, 1723-1788),
administrateurs coloniaux comme Malouet 12 (1740-1814), ou colons
comme Jean Barré de Saint-Venant (1737-1810) 13. En 1802, Ducoeurjoly,
un ancien gérant d’habitation de Saint-Domingue écrit : « Il faut être
humain envers son semblable. Le nègre est un homme comme nous 14. »

8. Pelleprat (Père), op. cit., p. 57.


9. Voltaire, Traité de métaphysique, (rédigé en 1734) paru dans Œuvres de Voltaire, préfaces, avertis-
sements, notes par M. Beuchot, tome I, mélanges, Paris, Lefèvre, 1834, p. 281.
10. Diderot, d’Alembert (dir.), Encyclopédie, Paris, Le Breton, 1765, volume XI, p. 79. Article de
M. Formey.
11. Thibault de Chanvallon J.-B., Voyage à la Martinique, édition présentée par Monique Pouliquen,
Paris, Karthala, 2004, (1ère édition en 1763), p. 94. Blanc créole né à la Martinique, éduqué en
France, il séjourne à la Martinique de 1751 à 1756.
12. Malouet P.-V., Mémoire sur l’esclavage des nègres : dans lequel on discute les motifs proposés pour leur
affranchissement, Neuchâtel, 1788, p. 35. De 1764 à 1776, il occupe un poste dans l’administration
de Saint-Domingue, s’y marie et achète d’importantes propriétés. Commissaire ordonnateur de
Guyane de 1776 à 1778.
13. Barré Saint-Venant, Des colonies modernes sous la zone torride et particulièrement de celle de Saint-
Domingue, Paris, Brochot, an X [1802], p. 51-52.
14. Ducoeurjoly S.-J., Manuel des habitans de Saint-Domingue : contenant un précis de l’histoire de
cette ile, Paris, Lenoir, an X (1802), p. 53.

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Le Père Nicolson, missionnaire dominicain à Saint-Domingue dans les


années 1770, évoque en parlant des esclaves : « Cette portion de l’humanité,
qui n’est méprisable que parce qu’elle est faible 15. » Les esclaves sont donc
considérés comme des hommes et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’un
blanc créole de la Martinique Adrien Dessalles (1809-1870), affirme que
l’esclavage est un « système humain » : en effet, il écrit : « Système humain,
si nous prenons le mot dans sa véritable acception, système pervers, si
nous voulons y appliquer une épithète qui ressorte de l’humanité 16. » Les
propriétaires d’esclaves ont donc tout à fait conscience que ceux dont ils
sont les maîtres sont des hommes.

Des esclaves pouvant devenir des hommes libres


Il est d’ailleurs possible pour les maîtres d’affranchir les esclaves. L’une
des premières mentions de cette possibilité apparaît chez le Père Chevillard
en 1659. Il affirme qu’il est au pouvoir du propriétaire de « rendre libres »
ses esclaves 17. L’édit de mars 1685 donne plusieurs possibilités aux maîtres
d’affranchir leurs esclaves. Il peut se marier avec son esclave, dans ce cas
il affranchit son épouse et ses enfants (article 9). S’il est âgé de 20 ans, le
maître peut affranchir librement de son vivant ou par testament autant
d’esclaves qu’il le souhaite (article 55). Tout esclave désigné comme exécu-
teur testamentaire, légataire universel ou tuteur des enfants du maître est
affranchi (article 56). La pratique de l’affranchissement montre bien que les
propriétaires considèrent les esclaves comme des êtres humains. D’ailleurs,
les premiers colons européens prennent pour épouses des femmes esclaves,
africaines ou amérindiennes. Le père Du Tertre souligne l’importance du
nombre de mulâtres (enfants de blancs et de noirs) au début de la coloni-
sation française aux Antilles.
Les premières mentions de nègre libre ou de mulâtre libre apparaissent
dans les recensements de 1660 pour la Martinique et de 1664 pour les
autres Antilles françaises. Ces libres descendants d’esclaves ont d’ailleurs les
mêmes droits que les libres blancs, et ce jusqu’à la fin du xviie siècle, époque
à laquelle apparaît le préjugé de couleur qui va distinguer les libres de
couleur, des gens réputés blancs. La déclaration royale du 23 octobre 1694
ordonne aux libres ayant un ascendant africain de payer la capitation.
Les mulâtres, nègres et sauvages libres sont donc dénombrés à part en
Martinique et en Guadeloupe 18. Face aux protestations, la décision est

15. Nicolson O. P., Essai sur l’histoire naturelle de l’île de Saint-Domingue, Paris, 1776.
16. Dessalles A., Histoire générale des Antilles, Paris, France libraire-éditeur, 1848, p. 40.
17. Chevillard (Père), Les desseins de son Eminence de Richelieu pour l’Amérique, Basse-Terre, société
d’histoire de la Guadeloupe, 1975 (reproduction de l’édition de 1659), p. 194.
18. Elisabeth L., La société martiniquaise aux XVIIe et XVIIIe siècles 1664-1789, Paris, Karthala, 2003,
p. 250. Les Blancs créoles et descendants d’Amérindiens sont exemptés de la capitation en 1671.

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Colonie 1694 1700 1715 1737 1754 1755 1763


Guadeloupe 325 572
Martinique 477 951 1 170 1 204 2 078
Guyane 33 64
Saint-Domingue 1 500 4 861 6 000
Sainte-Lucie 960
Tobago
Île Maurice
Réunion
Colonie 1767 1772 1775 1788 1789 1790
Guadeloupe 762 1 175 3 044 3 058 3 125
Martinique 2 141 2 689 4 851 5 235 5 773
Guyane 483 494
Saint-Domingue 5897 21 808 24 848
Sainte-Lucie 1 588 1 636
Tobago 231
Île Maurice 585 2 456
Réunion 225 1 029

Tableau 1. – Nombre des libres de couleur dans les colonies françaises.

Colonie 1694 1700 1715 1737 1754 1755 1763


Guadeloupe 8% 9%
Martinique 7% 9% 8% 9% 15 %
Guyane 6% 10 %
Saint-Domingue 25 % 33 %
Sainte-Lucie 31 %
Tobago
Île Maurice
Réunion
Colonie 1767 1772 1775 1776 1788 1789
Guadeloupe 6% 8% 18 % 18 %
Martinique 15 % 19 % 31 % 33 %
Guyane 26 % 27 %
Saint-Domingue 22 % 44 %
Sainte-Lucie 42 %
Tobago 35 %
Île Maurice 26 % 36 %
Réunion 4% 11 %

Tableau 2. – Proportion de libres de couleur par rapport à l’ensemble


de la population libre de chaque colonie.

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annulée le 12 octobre 1696, mais les recensements continuent de présenter


à part les nègres et mulâtres libres, surtout en raison de l’organisation de
la milice en compagnies séparées entre Blancs et non blancs, attestée dès
1721 à Saint-Domingue 19. Ces non blancs libres sont bientôt qualifiés
de gens de couleur libres. Toutefois, un bon nombre de gens réputés et
recensés comme blancs ont des ascendances serviles amérindiennes ou
africaines 20.
Le nombre de libres de couleur augmente considérablement au
xviiie siècle, ce qui s’explique davantage par les affranchissements que par
la croissance naturelle, notamment à Saint-Domingue, entre 1763 et 1788
et au xixe siècle. Les deux principales raisons de l’affranchissement sont les
services rendus par un esclave ou le lien de parenté que celui-ci peut avoir
avec un libre. Cependant, les motifs invoqués par les propriétaires ne sont
pas à prendre dans un sens littéral. En effet, les colons n’avouent que très
rarement les liens de parenté qu’ils ont avec les enfants affranchis et préfè-
rent évoquer l’affection qu’ils leur portent, ou bien encore ne rien écrire du
tout. Il n’est pas rare de voir une domestique obtenir sa liberté et celle de
ses enfants dont le maître est probablement le père. Dans une proportion
importante des testaments, les propriétaires affranchissent un ou plusieurs
esclaves. Ces derniers sont en grande majorité des femmes et des enfants.
En effet, les maîtres nouent des liens sentimentaux avec des femmes esclaves
partageant leur vie, ce qui aboutit à des naissances d’enfants naturels métis-
sés. Ainsi Jean-Baptiste Berthelot, blanc créole de la Guadeloupe, recon-
naît-il dans son testament avoir eu trois enfants avec la mulâtresse affranchie
Madelonnette, et sept avec la négresse libre Désirée. Compte tenu de l’âge
des enfants, les deux femmes ont été successivement les concubines de cet
homme 21. En Guadeloupe, à la fin du xviiie siècle, nous pouvons déduire
qu’un lien de parenté entre l’affranchi et le maître existe dans 59 % des cas
lorsque celui-ci est blanc et dans 84 % des cas s’il est libre de couleur 22. Les
deux principales raisons des manumissions sont donc être enfant naturel ou
concubine du maître. À Saint-Domingue, 30 % des esclaves affranchis par
les Blancs entretiennent une relation de parenté avec eux, pour 34 % chez
les libres de couleur 23. Un homme est davantage affranchi pour les services
qu’il rend à son maître qu’une femme.
Avec le développement du préjugé de couleur, les métissés libres canton-
nés dans la classe des libres de couleur auront moins de droits que ceux qui
19. Ibid., p. 398.
20. Régent F., La France et ses esclaves, de la colonisation aux abolitions (1620-1848), Paris, Grasset,
2007, p. 59-64.
21. Archives départementales de Guadeloupe, minute notariale de Dupuch. Minute n° 55, testament
de Jean Baptiste Berthelot, le 11 pluviôse an IX [1801].
22. Cette déduction se fonde sur la couleur de la mère et de l’enfant. Lorsque la mère est négresse et
que l’enfant est mulâtre, nous avons déduit que le père naturel est blanc.
23. King S., Blue Coat or Powered Wig, Free People of Colour in Pre-Revolutionnary Saint-Domingue,
University of Georgia Press, 2001, p. 108.

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sont réputés blancs. Au fur et à mesure que leur nombre augmente, les libres
de couleur subissent de plus en plus d’interdits professionnels, honorifiques,
somptuaires. La ségrégation juridique dans laquelle sont placés les libres de
couleur s’amplifie au rythme des règlements. En effet, à chaque fois qu’une
ordonnance est prise, des modalités d’applications différentes sont toujours
prévues pour les libres de couleur. Les motifs invoqués pour justifier cette
inégalité juridique dans les préambules des règlements pris sont la nécessité
d’empêcher toute confusion entre Blancs et gens de couleur. En 1776, un
membre de l’administration coloniale, Malouet, écrit un texte justifiant
cette ségrégation par la peur de la dissolution des familles blanches par
le métissage. Il affirme que « si ce préjugé est détruit, si l’homme noir est
parmi nous assimilé aux blancs, il est plus que probable qui nous verrions
incessamment des Mulâtres nobles, financiers, négociants, dont les richesses
procureraient bientôt des épouses et des mères à tous les ordres de l’État :
c’est ainsi que les individus, les familles, les nations s’altèrent, se dégradent
et se dissolvent 24 ». L’homme noir – ou de couleur –, même libre, est donc
placé dans une situation d’infériorité et/ou de relégation dans la société
coloniale.

« Une nouvelle espèce d’hommes 25 »


Nous n’avons pas trouvé de récits d’esclavagistes déniant aux esclaves
leur appartenance à l’humanité, ce qui semble indiquer que cette opinion
est inexistante ou seulement très minoritaire et peu diffusée. Cependant,
les esclaves noirs sont considérés comme une « portion particulière de
l’humanité ».
Leurs différences physiques et morales sont d’abord soulignées par les
premiers témoins de la colonisation esclavagiste française. Ainsi le père
Pelleprat écrit : « Les Nègres ordinairement n’ont pas beaucoup d’esprit et
sont fort pesants […] outre tous ces désavantages, ils sont puants comme
des charognes, et si hideux et si mal faits qu’ils causent de l’horreur 26. »
Pelleprat exacerbe les différences entre esclaves noirs et amérindiens. Ces
derniers « sont mieux faits de corps, ont l’esprit meilleur, sont plus doux et
plus traitables et n’ont pas moins d’esprit que nos paysans de France 27 ». Tout
l’inverse, des « Nègres qui sont grossiers et matériels 28 ». Le jugement du Père
Du Tertre est plus nuancé. Selon le dominicain, leur humeur est variable, « ils
sont gais ou mélancoliques, laborieux ou fainéants, amis ou ennemis selon les
traitements qu’ils reçoivent de leurs maîtres ou de leurs commandeurs. […]
24. Archives nationales d’Outre-Mer, F3 90, fol. 171. Malouet, Du traitement & de l’emploi des Nègres
dans les colonies, manuscrit, 1776.
25. Encyclopédie…, op. cit., volume XI, p. 79. Article de M. Formey.
26. Pelleprat (Père), op. cit., p. 56.
27. Ibid.., p. 58.
28. Ibid., p. 60.

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Ils sont fiers, arrogants et superbes ; ils ont une si haute opinion d’eux-mêmes
qu’ils s’estiment autant ou plus que les maîtres qu’ils servent 29 ».
Le discours soulignant les différences entre les esclaves noirs et les blancs
prend progressivement une posture « scientifique ». Ainsi le père Labat 30
(1663-1738) affirme qu’il y aurait des différences physiologiques entre ces
deux catégories d’individus : « Comme ils ont les pores bien plus ouverts
que les Blancs, ils suent beaucoup davantage et sentent mauvais s’ils se
négligent de se laver 31. » Ce discours se voulant scientifique se développe
avec les philosophes du xviiie siècle. Pour Voltaire, les esclaves noirs sont
une espèce d’homme différente. Il écrit en 1756 : « Leurs yeux ronds, leur
nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées,
la laine de leurs têtes, la mesure même de leur intelligence, mettent entre
eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses ; et ce qui
démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des
Nègres et des Négresses transportés dans les pays les plus froids, y produi-
sent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne font qu’une
race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une noire 32. »
Voltaire utilise le terme de race pour désigner les noirs, les blancs mais aussi
les mulâtres. Ainsi définit-il les « différentes races d’hommes 33 ».
Cette différentiation entre les hommes est bientôt inscrite dans le
volume XI de l’Encyclopédie qui paraît en 1765 : « Depuis le tropique du
Cancer jusqu’à celui du Capricorne l’Afrique n’a que des habitants noirs.
Non seulement leur couleur les distingue, mais ils diffèrent des autres
hommes par tous les traits de leur visage, des nez larges et plats, de grosses
lèvres, et de la laine au lieu de cheveux, paraissent constituer une nouvelle
espèce d’hommes 34. » L’expression « cette espèce d’homme 35 » est à nouveau
employée, la même année, par Élie Monnereau, un propriétaire d’esclaves
qui adresse son livre à un apprenti économe En 1807, l’idée de race est
utilisée à nouveau par un voyageur, Charles-César Robin, qui, évoquant les
Noirs et les métissés, les qualifie de « races […] par leurs mœurs, leurs lois,
leurs opinions 36 ». Cette notion est aussi reprise par les colons. L’un d’entre

29. Du Tertre (Père), op. cit., tome II, p. 499.


30. Jean-Baptiste Labat, missionnaire dominicain, séjourne en Guadeloupe et Martinique de 1693 à
1705. Il participe activement à la gestion des habitations appartenant à son ordre. Ces écrits sont
une source considérable pour l’histoire de l’esclavage colonial français autour de 1700.
31. Labat (Père), Voyage aux Isles de l’Amérique, Paris, l’Harmattan, 2005 (réédition partielle de l’édi-
tion de 1724), tome II, p. 61.
32. Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, tome I, Genève 1771 (1re édition en 1756),
p. 4.
33. Ibid., p. 3.
34. Encyclopédie, op. cit., volume XI, p. 79. Article de M. Formey.
35. Oudin-Bastide C., op. cit., p. 262. Citation tirée d’Élie Monnereau, Le parfait indigotier,
Marseille, J. Mossy, 1765.
36. Oudin Bastide C., op. cit., p. 120. Citation tirée de Robin Ch.-C., Voyages dans l’intérieur de la
Louisiane, de la Floride occidentale, et dans les isles de la Martinique et de Saint-Domingue, pendant
les années 1802 à 1806, Paris, F. Buisson, 1807.

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eux, Pierre François Marie Dieudonné Dessalles (1785-1857), est un créole


de la Martinique. Évoquant les esclaves, il parle de « race méchante infer-
nale et traître » ou d’une « affreuse engeance 37 ». En 1843, un autre colon de
la même île, A. Maynard, évoquant des esclaves noirs les qualifie de « race
déchue, flétrie par de longs siècles de barbarie 38 ».
Pour conforter cette différentiation de l’espèce humaine, les colons
n’hésitent pas à mentionner des observations physiologiques très surpre-
nantes. Selon Carteau, un ancien colon de Saint-Domingue, la peau des
nègres est plus dure et épaisse que celle des Blancs et supporte donc mieux
le fouet 39. Pour un voyageur comme Adolphe Granier de Cassagnac (1806-
1880), « leur peau suinte perpétuellement une huile qui fait glisser la pluie,
sans la laisser pénétrer 40 ». Certains se risquent même à donner une expli-
cation « scientifique » de la couleur des esclaves noirs. En 1803, le docteur
Cassan, médecin installé aux colonies propose l’explication suivante :
« Une observation que m’ont fournie à ce sujet les ouvertures de cadavres
ne sera pas déplacée ici. Les capsules atrabilaires ou les glandes rénales m’ont
paru beaucoup plus volumineuses chez les nègres que chez les blancs, et
l’humeur noire qu’elles renferment m’a paru beaucoup plus abondante chez
eux que chez ces derniers. Cette observation m’a fait penser que c’était peut-
être la surabondance de cette humeur qui, se répandant dans toutes l’habi-
tude du corps, teignait en noir la peau des nègres comme une surabondance
de bile teint en jaune la peau des blancs, sans communiquer d’ailleurs cette
couleur ni au sang, ni aux différents organes. Ce qui semble donner de la
solidité à cette opinion, c’est que la peau de tous les nègres est extrêmement
fétide, qu’elle a une odeur particulière inconnue chez les blancs, et que
cette odeur ne peut lui être communiquée que par le dépôt continuel qui
se fait d’une humeur délétère sur la peau, telle que l’atrabile. Au reste, ce
phénomène considéré sous ce point de vue, n’a rien d’étonnant, puisqu’on
a conservé l’observation de plusieurs femmes devenues jaunes et même
parfaitement noires pendant le temps de leur grossesse 41. »
Les esclaves nés en Afrique ou d’ascendance africaine sont donc un cas
particulier d’humanité. Des débuts de la colonisation à la veille de l’abo-
lition, peu à peu se construit un discours qui tend à acquérir une posture
37. Dessalles P. F., La vie d’un colon à la Martinique au XIXe siècle, présenté par Henri de Frémont et
Léo Élisabeth, Fort-de-France, Désormeaux, 1987 tome I, p. 72, 97 et 157. Il s’agit de l’édition de
la correspondance et du journal de 1808 à 1856 de Pierre François Marie Dieudonné Dessalles.
38. Maynard A., La Martinique en 1842, intérêts coloniaux, souvenirs de voyage par M. le comte de la
Cornillère, Gide, Paris, 1843, p. 118.
39. Carteau J.-F., Soirées Bermudiennes, ou Entretiens sur les événemens qui ont opéré la ruine de la partie
française de l’île Saint-Domingue, ouvrage où l’on expose les causes de ces événemens, les moyens employés
pour renverser cette colonie, Bordeaux, Pellier-Lawalle, an X [1802], p. 288.
40. Granier de Cassagnac A., Voyage aux Antilles françaises, anglaises, danoises, espagnoles à Saint-
Domingue et aux États-Unis d’Amérique, Paris, Dauvin et Fontaine, 1842, tome l, p. 131-133.
41. Cassan (docteur), « Quatrième mémoire. Observations météorologique faites sous la Zone
torride », Mémoires de la Société médicale d’émulation, 1803, tome V, p. 157-158. Mes remercie-
ments à François Regourd qui m’a signalé ce document.

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scientifique relativement aux différences entre les Blancs et les Noirs,


qu’ils soient esclaves ou non. Cela préfigure la notion de hiérarchisation
des races développée par Victor Courtret (1813-1863) et Joseph Arthur
Gobineau (1853). Toutefois, les Noirs ne sont pas présentés comme un
groupe homogène.

Diversité des représentations des esclaves noirs


La diversité des esclaves noirs est présentée dès les premiers récits de
colons. Le père André Chevillard, qui séjourne à la Martinique de 1656 à
1658, écrit : « Nous remarquons que les Noirs du Cap-Vert ont quelque
teinture du Mahométan, mais que rarement ils ont entendu le Marabout,
étant d’ailleurs d’un esprit si stupide, si matériel et si grossier, que c’est une
peine insupportable de les instruire, vu leur peu d’entendement et d’attache
aux enseignements. Mais les Nations de Guinée et d’Angole sont d’un génie
fort subtil, faciles à apprendre la langue, à concevoir quand on les instruit
et bons Chrétiens quand ils embrassent avec affection la religion 42. » Ce
discours perdure à la fin du xviiie et un colon anonyme note que : « Les
nègres de nation ibo et moco, sont forts industrieux, et vaillant, et ont
grand soin de gagner de quoi habiller leur femme et les leurs à cause de leur
vivacité, et intelligence, il est certain que ce sont les nègres de Guinée, les
plus lestes, mais aussi les plus orgueilleux parce qu’ils ont le plus d’amour
propre 43. »
En 1792, Jean-Baptiste Poyen de Sainte-Marie tient le même discours
et avoue ses préférences pour les Ibos, Sossos et Aradas. À propos de ces
derniers, il dit qu’ils ont comme principal « vice, l’orgueil » ; mais, « ils
sont laborieux, remplis d’industrie, et leur orgueil les excitant à la parure,
augmente encore chez eux le goût de l’ordre et du travail 44 ». Ces propos sur
les qualités respectives des différentes « nations » africaines alimentent les
récits de colon. En réalité, chacun d’entre eux fait une analyse des qualités
ou défauts supposés des esclaves selon leur origine, d’après les observations
qu’ils ont pu faire sur leur propre habitation. Enfin, ils généralisent leurs
observations à l’ensemble des esclaves. Les conclusions des uns et des autres
sont d’ailleurs très différentes sur la « nation » d’Afrique ayant les meilleures
qualités. Pragmatique Poyen de Sainte-Marie conseille de « donner la préfé-
rence à la nation qui a le mieux réussi dans son atelier 45 ».
Outre la diversité d’origine des esclaves nés en Afrique, les proprié-
taires d’esclaves relèvent une grande différence entre ces derniers et les
42. Chevillard (Père), op. cit., p. 195.
43. Archives nationales d’Outre-Mer. F3 90 fol. 182-187, « Observations sur l’économie, en général
pour les colonies de l’Amérique ».
44. Poyen de Sainte-Marie J.-B., De l’exploitation des sucreries ou conseils d’un vieux planteur aux
jeunes agriculteurs des colonies, Basse-Terre, Chez Villette, 1792, p. 25.
45. Ibid., p. 25.

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esclaves créoles, c’est-à-dire ceux nés dans les colonies. Ce discours sur les
esclaves créoles apparaît dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Monsieur
le Romain, un encyclopédiste, écrit : « Quant aux nègres créoles, les préju-
gés de l’éducation les rendent un peu meilleurs ; cependant ils participent
toujours un peu de leur origine, ils sont vains, méprisants, orgueilleux,
aimant la parure, le jeu, et sur toutes choses les femmes ; celles-ci ne le
cèdent en rien aux hommes, suivant sans réserve l’ardeur de leur tempé-
rament ; elles sont d’ailleurs susceptibles de passions vives, de tendresse
et d’attachement 46. » À propos de l’esclave créole, Poyen de Sainte-
Marie, un des plus importants propriétaires de la Guadeloupe, affirme
en 1792 :
« Le nègre créole […] est élevé au milieu de ses parents et de ses amis,
qu’il ne quitte plus, qui soignent son enfance, le forment à tous les travaux,
lui donnent le goût de la propriété et l’exemple de l’obéissance ; ils l’édu-
quent enfin convenablement à son état ; de sorte qu’en devenant homme,
il est déjà instruit et accoutumé à tous les genres d’industrie qui peuvent
lui être profitables, en même temps qu’il se rend propre à tous les travaux
auxquels son maître peut l’employer, ayant pour lui la force, l’adresse et
l’habitude du travail, ce qui fait que le nègre créole exécute mieux et plus
promptement toute espèce d’ouvrage […] quoique j’aie fait un éloge mérité
du nègre créole, je suis forcé de convenir de ses défauts et de la nécessité
où est le planteur de surveiller les familles anciennes de son atelier ; ce sont
des tyrans qui donnent le ton au reste du hameau, qui lui communiquent
leur bon ou mauvais esprit 47. »
Pour Monsieur le Romain et Poyen de Sainte-Marie, c’est l’éducation
reçue sur la plantation qui modifie le caractère de l’esclave noir. D’ailleurs,
Poyen estime à propos des esclaves arrachés à l’Afrique « qu’après deux ans,
ils seront créolisés et d’excellents esclaves 48 ». En 1802, Jean Barré de Saint-
Venant explique cette modification par le changement de climat. Il affirme
que « les nègres d’Afrique sont peut-être les plus paresseux des hommes :
cependant ils deviennent susceptibles de travail dans nos colonies à sucre, et
leurs enfants (créoles) sont véritablement robustes ; leurs forces physiques et
morales s’accroissent à mesure qu’ils s’éloignent de leur première origine, et
qu’ils sont habitués au travail dès l’enfance. Cette différence entre le nègre
créole et l’africain, est si grande, qu’ils ne se ressemblent plus. […] Ce
changement dans l’espèce humaine, par la transplantation sous un climat
tempéré, d’où résulte un degré de perfection, c’est un fait très remarquable.
Il mérite toute l’attention des législateurs et des philosophes, puisqu’il tend
à améliorer l’espèce humaine, et à la civiliser par le travail 49 ». Le docteur

46. Encyclopédie… op. cit., vol. XI, p. 80. Article de M. le Romain.


47. Poyen de Sainte-Marie J.-B., op. cit., p. 20-21.
48. Ibid., p. 25.
49. Barré Saint-Venant J., op. cit., p. 51-52.

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Rufz de Lavison, un blanc créole de la Martinique, se plaçant dans une


posture scientifique, énonce même une modification de la nature des
cellules qui différencie l’esclave né en Afrique de l’esclave créole. À propos
de ce dernier, ce médecin affirme qu’il
« est élancé, il a les proportions belles, les membres dégagés, le cou long, les
traits de la face plus délicats, le nez moins aplati, les lèvres moins grosses que
l’Africain ; il a pris du Caraïbe l’œil grand et mélancolique : son regard s’est
attendri, se prête mieux aux émotions de la vie civilisée. [….] Il n’a plus la
peau aussi noire que celle de son père, elle est plus satinée. Ses cheveux sont
encore laineux mais d’une laine plus souple ; sa sclérose est encore bistrée,
ses formes plus arrondies ; on voit que le tissu cellulaire prédomine ; comme
dans les plantes cultivées, la fibre ligneuse et sauvage se transforme 50 ».
Toutefois, selon les esclavagistes, le mécanisme de transformation de
l’homme noir en être civilisé est long. En 1788, Malouet estime entre huit
et dix siècles, le temps qu’il faudra pour transformer les esclaves noirs en
propriétaires laboureurs 51. Du fait de leur nature, selon A. Maynard en
1843, « l’esclavage serait donc une inévitable et providentielle transition,
par laquelle la classe noire devrait arriver à partager les bienfaits sociaux,
dont elle est privée. Dans cette épreuve seule, elle peut réveiller ses vertus
endormies, ses facultés obscurcies, devenir capable de travail, digne de la
liberté, chrétienne enfin 52 ». L’esclavage est présenté comme l’état naturel
d’hommes qui ont encore un long chemin à faire avant d’atteindre le stade
de l’homme civil. Cette possibilité de régénération ne leur est pas niée, mais
elle est supposée très lente.
Cependant, cet avis n’est pas partagé par tous les esclavagistes. Ainsi, le
colon Carteau observe :
« Il est très vraisemblable que les mêmes causes de climat ou d’habitude,
qui ont opéré des altérations physiques, aient pu dégrader de même les
facultés intellectuelles. Il me semble que c’est une chose confirmée par le
fait, que les peuples des Zones tempérées sont mieux favorisés de la nature,
au physique et au moral, que les habitants de la terre de feu, les Noirs, les
Lapons, les Samoïedes, etc., placés aux extrêmes opposés à ce milieu. […]
Les Blancs et les Noirs, quelque instruction, quelques principes qu’on
veuille inculquer à ceux-ci, ne seront jamais conduits avec succès, ni par
les mêmes goûts, ni par les mêmes motifs. Le climat s’y opposera sans cesse
irrésistiblement. On ne change pas la nature 53. »

50. Rufz de Lavison (docteur), Étude historique et statistique sur la population de la Martinique, Saint-
Pierre, de Carles, 1850, cité dans Léti G., Santé et société esclavagiste, p. 21. Né à la Martinique, en
janvier 1806, Rufz de Lavison fit ses études médicales à Paris, et fut reçu docteur et agrégé en 1835.
51. Malouet P.-V., Mémoire sur l’esclavage…, op. cit., p. 106.
52. Maynard A., op. cit., p. 118.
53. Carteau J.-F., op. cit., p. 270.

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Nous retrouvons un discours similaire chez Belu, un autre colon : « Le


nègre est, par nature, inapte à accéder à une « civilisation satisfaisante 54. »
L’argument de la nature est ainsi invoqué à de multiples reprises par les
esclavagistes pour justifier la place inférieure de l’esclave dans la hiérarchie
de l’humanité.

L’esclave africain placé en bas de la hiérarchie de l’humanité


Les colons qui développent l’idée que les hommes selon leur couleur et
leur lieu de naissance ont des comportements bien définis établissent bientôt
une hiérarchie. Reprenant, la vision hiérarchique des espèces de Voltaire qui
affirme en 1734 : « Je vois des hommes qui me paraissent supérieurs à ces
nègres, comme ces nègres le sont aux singes, et comme les singes le sont
aux huîtres et aux autres animaux de cette espèce 55 », les colons se livrent
à une véritable comptabilité. En 1810, Richard de Tussac prétend qu’« un
paysan fait dans un jour plus de travail que n’en feraient quatre nègres ; aussi
employait-on dans les colonies deux cents nègres pour cultiver un terrain,
que trente vignerons auraient pu entretenir 56 » ; « Un blanc vaut au moins
trois nègres, en tout et pour tout 57 », assène encore Granier de Cassagnac,
trente ans plus tard. De son côté, Poyen de Sainte-Marie « préfère un nègre
né sur l’habitation qu’on exploite, à trois Africains qui arrivent de leur
pays 58 ». Thibault de Chanvallon souligne le caractère primitif, au sens
péjoratif du terme, des esclaves : « Ils sont à la fois poètes et musiciens. […]
Leurs compositions nous ramènent à l’idée que nous pouvons avoir de la
naissance de la poésie dans les premiers âges du monde 59. » Les esclaves
sont décrits comme primitifs ou comme de grands enfants. Un partisan
du rétablissement de l’esclavage 60, certainement colon, affirme en 1797,
au sujet des esclaves, que « le genre de leurs relations et la chaleur de leur
sang retiennent toute la vie dans une certaine enfance. […] Voyons-nous
qu’aucun nègre n’ait montré, dans quelque genre que ce soit, des talents
distingués ? N’est-ce pas une preuve éclatante de leur infériorité 61 » ?
De nombreuses femmes esclaves ont des enfants avec des Européens ou
des Blancs créoles. Ces enfants sont appelés mulâtres. Le terme apparaît

54. Bélu C., Des colonies et de la traite des nègres, Paris, Chez Debray, an IX [1800], p. 17.
55. Voltaire, Traité de métaphysique, (rédigé en 1734) paru dans Œuvres de Voltaire, préfaces, avertis-
sements, notes par M. Beuchot, tome I, mélanges, Paris, Lefèvre, 1834, p. 311.
56. De Tussac F. R., Cri des colons contre l’ouvrage de M. l’évêque et sénateur Grégoire, ayant pour titre
de la littérature des nèges, Paris, Chez Delaunay, 1810, p. 109.
57. Granier de Cassagnac A., op. cit., tome I, p. 135.
58. Poyen de Sainte-Marie J.-B., op. cit., p. 20-21.
59. Thibault de Chanvallon J.-B., op. cit., p. 100.
60. L’esclavage a été aboli le 4 février 1794 dans les colonies françaises, il est rétabli le 16 juillet 1802
par Bonaparte.
61. Anonyme, De la nécessité d’adopter l’esclavage en France : comme moyen de prospérité pour nos
colonies…, texte de 1797 présenté par Cottias M. et Farge A., Paris, Bayard, 2007, p. 97.

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chez le père Du Tertre dès le milieu du xviie siècle. Plus tard, d’autres termes
vont apparaître comme mestif, qui devient métis, pour désigner l’enfant
dont l’un des parents est mulâtre et l’autre est blanc. Les esclaves ayant une
ascendance à la fois africaine et européenne font l’objet d’une taxonomie de
plus en plus complexe. Les termes quarterons, câpres, mamelouks, octavons
apparaissent dans les registres paroissiaux et les actes notariés 62. Le colon
Moreau de Saint-Méry (1750-1819) propose une classification à préten-
tion scientifique en définissant une taxonomie très précise en fonction de
l’ascendance des esclaves, certains termes sont inventés car ils ne sont même
pas employés dans les documents de l’époque 63. Cette hiérarchisation des
esclaves n’est pas seulement présente dans le discours, mais se traduit réelle-
ment dans le prix d’estimation des esclaves.
4000

3500

3000

2500
Prix en livres

2000

1500

1000

500

0
0-4 ans 5-9 ans 10-14 ans 15-19 ans 20-24 ans 25-29 ans 30-34 ans 35-39 ans 40-44 ans 45-49 ans 50-54 ans 55-59 ans 60-64 ans

Sang-mêlé Négres créoles Africains

Graphique 1. – Prix des esclaves selon leur catégorie d’enregistrement dans les actes notariés 64.

L’origine créole ou africaine, ainsi que le métissage influent sur le prix


des esclaves. Quels que soient les groupes d’âge considérés, les sang-mêlé
ont toujours un prix plus élevé que les Noirs. Les créoles ont une valeur
d’estimation supérieure à celle des Africains. Même à l’intérieur du groupe
des esclaves nés en Afrique, il existe une hiérarchie selon l’aire géographique
de provenance.

62. Régent F., Esclavage, métissage, liberté, Paris, Grasset, 2004, p. 17.
63. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la
partie française de l’Isle de Saint-Domingue, Philadelphie, 1797, volume I, p. 83.
64. Le graphique et les tableaux qui suivent sont construits d’après un échantillon de 9 000 esclaves
apparaissant dans les actes notariés de la Guadeloupe entre 1789 et 1794.

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Région de traite Prix moyen Âge moyen


Cap-Louis 2072 26
Côte de l’Or (Mines) 2023 35
Sénégal 1888 34
Sierra Léone (Sossos) 1887 34
Bénin (Aradas) 1814 38
Biafra (Mocos, Ibos) 1759 35
Congo (Congos) 1711 35

TABLEAU 3. – Prix moyen d’un esclave selon la région de traite (en livres des colonies).

Nous ne pouvons pas prendre en considération le prix des esclaves


provenant du Cap-Louis, car leur âge moyen est trop différent, des autres,
mais nous constatons que les Africains provenant des lieux de traite
situés à l’Ouest (Sénégal, Côte d’Or, Sierra Léone) valent davantage que
ceux de l’Est (Baie du Bénin et du Biafra, Congo). Certaines « nations »
africaines sont mieux réputées que d’autres. Il existe une hiérarchisation
des captifs dès l’achat par les négriers en Afrique entre esclaves selon la
réputation de leur « nation ». Le choix des esclaves dépend de leurs qualités
physiques. En effet, l’efficacité des esclaves est liée à leur grande taille selon
David Geggus 65. En Guadeloupe, les Aradas ont une taille moyenne de
167 cm ; les Mines, 161 ; les Mocos et les Ibos, 156 ; les Congos et les
Sossos, 155. Les femmes mesurent en moyenne 153,5 cm et les hommes,
159,6 66. Il semble y avoir une corrélation entre le prix et la taille des
esclaves. Les grands valent plus chers que les petits. Cette hiérarchisation
de la valeur des esclaves apparaît aussi dans le cas des esclaves ayant une
ascendance à la fois africaine et européenne.

Origine Femmes Hommes Total


Métis (22 cas) 2789 3183 2897
Mulâtres (209 cas) 2392 2928 2682
Câpres (69 cas) 2352 2812 2592

TABLEAU 4. – Prix moyen des esclaves métissés de plus de 14 ans (en livres des colonies).

Les métis (trois grands-parents blancs et un noir) sont nettement plus


chers, alors que les mulâtres (deux grands-parents blancs et deux noirs) sont
65. Geggus D., « Les derniers esclaves de Saint-Domingue : la main-d’œuvre sur 197 plantations dans
la zone d’occupation britannique en 1796-1797 », Bulletin de la Société Haïtienne d’Histoire et de
géographie, décembre 1988, vol. 46, n° 161, p. 95-96.
66. Archives nationales d’Outre-Mer, C7A81. Ce dossier décrit des centaines d’esclaves nés en Afrique
en indiquant leur taille et leur origine ethnique. Sondage réalisé sur un échantillon de cent esclaves
adultes.

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à peine plus estimés que les câpres (l’un des grands-parents blanc et trois
noirs). On remarque que plus l’ascendance blanche est importante, plus
l’estimation est élevée. L’utilité économique et l’intégration sociale n’expli-
quent pas entièrement le prix, il y a une dimension symbolique qui valorise
l’esclave dont la couleur s’approche du blanc. En effet, dès la naissance, un
nouveau-né métissé est estimé à un prix plus élevé qu’un enfant noir. Plus
la part d’africain est supposée grande par les esclavagistes, plus la valeur
d’estimation de l’esclave diminue.

Des hommes destinés par nature à l’esclavage


Sans craindre de contredire leurs propres appréciations sur le caractère
laborieux de telle ou telle « nation » africaine ou des créoles, les colons font
de la paresse un caractère essentiel de l’esclave noir. Caractère qui vient
s’inscrire en fait dans une configuration de vices, propension au vol et
au mensonge, lascivité, insouciance, se confortant les uns les autres 67. Le
discours sur la paresse des esclaves n’est pas présent dans les premiers récits
de colons. Il apparaît à la fin du xviie siècle, au moment où se développe
l’économie sucrière. Celle-ci emploie davantage de main-d’œuvre, l’esclave
ne travaille plus aux côtés de son maître ou d’engagés comme au début de la
colonisation, mais dans le cadre d’un atelier comprenant plusieurs dizaines
de travailleurs. Le travail est plus dur, y échapper devient un enjeu grandis-
sant pour un nombre croissant d’esclaves. Le témoignage d’un colon,
rédigé vers 1684, indique que « les nègres sont voleurs, ivrognes, pares-
seux, menteurs 68 ». Ces qualificatifs auront chez les esclavagistes une longue
durée de vie pour évoquer la moralité des esclaves. Nous les retrouvons
chez Thibault de Chanvallon (1723-1788) qui déclare que « les nègres sont
menteurs [….] voleurs et semblent dresser tous leurs organes aux larcins 69 ».
Il conclut que ce sont « des hommes “grossiers” et “faibles 70” ». « L’extrême
paresse est encore un de leurs vices dominants 71 », rappelle Dazille, un
médecin colonial à la fin du xviiie siècle. Cette position est partagée par
Dubuc de Marentille, un riche propriétaire d’esclaves, en 1790 :
« Le nègre a l’esprit paresseux et borné, ses perceptions sont lentes et diffi-
ciles, il faut des secousses pour graver les idées dans son cerveau ; il revient
67. Oudin-Bastide C., op. cit., p. 306.
68. Archives nationales d’Outre-Mer, C8B1, Discours sur l’état passé et présent des îles françaises de
l’Amérique, discours anonyme écrit vers 1684.
69. Thibault de Chanvallon J.-B., op. cit., p. 95.
70. Ibid., p. 98.
71. Dazille J.-B., Observations sur les maladies des nègres, leurs causes, leurs traitemens, et les moyens
de les prévenir ; par M. Dazille, Médecin du Roi à Saint-Domingue, Pensionnaire de Sa Majesté,
ancien Chirurgien-Major des Troupes de Cayenne, des Hôpitaux de l’Isle-de-France, & c., Paris,
chez l’auteur, 1792, seconde édition, considérablement augmentée (1re édition en parue en 1776
qui fut diffusé selon l’auteur « avec succès » en Martinique, en Guadeloupe et à Sainte-Lucie),
tome I, p. 29.

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souvent à l’objet qu’il a déjà aperçu, sans apercevoir celui qui est à côté, et
n’est affecté que de ce qui frappe immédiatement ses sens : aussi ne vit-il
que dans le présent. […] Il réunit tous les vices du sauvage à tous ceux de
l’homme civil. Excessivement voleur, excessivement haineux et vindicatif,
il cache, sous des dehors que la crainte et la diffamation lui composent, la
haine la plus envenimée, non seulement contre le maître, quelquefois le
plus bienfaisant, mais encore contre son semblable : un simple propos, la
querelle la plus légère, une rivalité d’amour, le refus de satisfaire ses désirs
de la part d’une négresse qu’il a convoitée, tels sont les motifs ordinaires
des crimes sans nombre de cet être farouche 72. »
L’avis de Dubuc rejoint celui de Poyen de Sainte-Marie. Pour ce dernier,
les défauts des esclaves noirs sont la « paresse, la luxure, la jalousie, la
dissimulation, l’imprévoyance, la rancune et le peu de raisonnement 73 ».
D’ailleurs la « paresse naturelle » permet aux colons de justifier l’emploi de
la contrainte 74. Cet argument peut même s’appuyer sur Montesquieu qui
assène l’affirmation suivante ; « parce que les hommes étaient paresseux, on
les a mis en esclavage 75 ». Cette paresse est d’ailleurs liée au climat, selon
l’auteur de l’Esprit des lois : « Il y a des pays où la chaleur énerve le corps,
et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir
pénible que par la crainte du châtiment ; l’esclavage y choque donc moins
la raison 76. » Ainsi pour les partisans de l’esclavage, les Noirs sont destinés
à l’esclavage car c’est le seul moyen de lutter contre leur paresse naturelle et
leur fainéantise liée au climat. Toutefois, quoique paresseux, l’esclave à la
constitution la plus adapté à l’esclavage tropical comme l’énonce Thibault
de Chanvallon, en 1763 : « Le climat n’éprouve point (les Nègres) à leur
arrivée comme les Européens. Ils viennent d’un climat ou semblable ou plus
chaud ; le sang qu’ils y apportent avait donc déjà acquis par la chaleur de
l’Afrique la même activité, la même lamentation, toutes les qualités enfin
que lui aurait données la chaleur de l’Amérique. Il n’en est pas de même de
ceux qui viennent des climats tempérés 77. »
Cette aptitude du Noir à supporter la chaleur se combine avec une
meilleure résistance aux maladies tropicales. Toujours selon Thibault de
Chanvallon, les maladies qui frappent les esclaves noirs sont différentes, car
leur nature est différente. Il existe des maladies communes aux Blancs et aux
Nègres, mais aussi des maladies particulières, s’expliquant par les différences
72. Archives nationales. ADVII, 21A n° 4. Dubuc de Marentille, De l’esclavage des nègres dans les
colonies de l’Amérique, Pointe-à-Pitre, Imprimerie Bénard, 1790, p. 9.
73. Poyen de Sainte-Marie J.-B., op. cit., p. 19.
74. Archives nationales d’Outre-Mer, F3 90 fol. 273. Lettre anonyme adressée à Mr Ladebat au sujet
de l’affranchissement des esclaves du 18 avril 1789.
75. Montesquieu, De l’esprit des lois, édition établie par Laurent Versini, Paris, Éditions Gallimard,
1995 (d’après une édition de Genève de 1758, dernier état du texte revu par Montesquieu ;
première édition en 1748), livre XV, chap. viii.
76. Montesquieu, op. cit., livre XV, chap. vii.
77. Thibault de Chanvallon J.-B., op. cit., p. 109-110.

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de constitution des uns et des autres 78. En 1810, Richard de Tussac prétend
que leur constitution permet « aux nègres d’Afrique de braver les ardeurs
du soleil 79 ». Axiome répété, trente ans plus tard par Maynard : « Le Nègre
cultive mal, je le sais, travaille sans soin ni progrès ; mais sa constitution le
rend propre à ce climat 80. »
Selon les esclavagistes, l’esclave dispose ainsi d’une constitution adaptée
au climat et aux maladies du milieu naturel tropical, mais il est pares-
seux. Le seul système permettant de lutter contre cette fainéantise est la
contrainte. D’ailleurs, selon les administrateurs de la Guadeloupe, si l’idée
de liberté est innée chez le blanc, elle ne l’est pas chez l’esclave noir 81.

Une dévalorisation morale permanente de l’esclave


dans le discours esclavagiste
Selon les esclavagistes, l’infériorité intellectuelle et la paresse du nègre
se doublent d’une infériorité morale. Les témoignages soulignent la lasci-
vité des esclaves et leur goût prononcé pour le libertinage. Ainsi, nous
pouvons lire chez Dazille, un médecin exerçant dans les colonies à la fin du
xviiie siècle : « Nés et parvenus à un âge avancé, sans principes, il est très
difficile de leur inspirer des mœurs ; aussi sont-ils très enclins au liber-
tinage. […] Le libertinage est d’autant plus dangereux chez les Nègres,
que, pour le satisfaire, ils vont souvent chercher au loin pendant la nuit,
l’objet de leurs désirs ; ainsi ce temps qu’ils dérobent au seul repos qu’ils
peuvent prendre ; étant employés à des plaisirs précédés et suivis de courses
fatigantes, il en résulte un épuisement, des suites duquel il est bien difficile
de les sauver 82. » D’ailleurs ce « libertinage » est considéré comme compor-
temental comme l’indique Malouet : « C’est à cette espèce d’hommes et à
leur constitution qu’est inhérent le goût du libertinage : libres ou esclaves,
Chrétiens, ou idolâtres, les hommes et les femmes noirs, ont une propen-
sion invincible au plaisir 83. »
Cette vision des colons est parfois présente dans l’Encyclopédie. À propos
du « caractère des nègres en général », nous pouvons y lire : « Si par hasard
on rencontre d’honnêtes gens parmi les nègres de la Guinée (le plus grand
nombre est toujours vicieux.), ils sont pour la plupart enclins au liberti-
78. Ibid., p. 106-121.
79. De Tussac F.-R., op. cit., p. 109.
80. Maynard A., op. cit., p. 24.
81. Archives nationales d’Outre-Mer, F3 233. Code de la Guadeloupe p. 211-214. Discours prononcé,
le 4 septembre 1786 par MM. les général et commissaire ordonnateur au Conseil Souverain.
82. Dazille J.-B., Observations sur les maladies des nègres, leurs causes, leurs traitemens, et les moyens de les
prévenir ; par M. Dazille, Médecin du Roi à Saint-Domingue, Pensionnaire de Sa Majesté, ancien
Chirurgien-Major des Troupes de Cayenne, des Hôpitaux de l’Isle-de-France, Paris, chez l’auteur,
1792, seconde édition, considérablement augmentée (1re édition en parue en 1776 qui fut diffusé
selon l’auteur « avec succès » en Martinique, en Guadeloupe et à Sainte-Lucie), tome I, p. 29.
83. Malouet P.-V., Mémoire sur l’esclavage…, op. cit., p. 35.

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nage, à la vengeance, au vol et au mensonge. Leur opiniâtreté est telle qu’ils


n’avouent jamais leurs fautes, quelque châtiment qu’on leur fasse subir ;
la crainte même de la mort ne les émeut point 84. » Certains se posent la
question de savoir si ces défauts sont liés à la nature constitutive de l’esclave
noir ou à son état juridique. Thibault de Chanvallon se pose la question :
« Les nègres sont menteurs. Il est difficile de décider si ce vice tient à une
dissimulation de caractère qui leur est naturelle, ou à une dissimulation
que leur état fait croire nécessaire 85. » Julien Raimond, libre de couleur
de Saint-Domingue, et dont la famille possède des esclaves, estime que
c’est leur condition qui a conduit à une telle dépravation des mœurs des
esclaves : « Les esclaves des colonies pouvant être considérés comme de
grands enfants dont les facultés morales et intellectuelles, loin d’avoir été
cultivées, ont été, au contraire, dégradées par l’avilissement de leur état 86. »
Ce discours préfigure celui des abolitionnistes du xixe siècle.
Le discours esclavagiste accorde certaines qualités aux esclaves, ainsi
Poyen de Sainte-Marie souligne leur « robustesse », leur « adresse », leur
« intrépidité » et leur « générosité » envers les leurs 87. Ces qualités s’appa-
rentent à celles du « bon sauvage ». L’esclave est présenté comme doué
pour la fête, la musique, et ce de manière innée : « Les organes des Nègres
sont singulièrement disposés pour la musique », déclare Thibault de
Chanvallon 88. Si l’esclave développe des qualités, c’est surtout pour nuire à
son maître. À en croire Moreau de Jonnès, l’esclave créole se sert de subtiles
stratégies d’accès à la liberté : « Il n’égorge plus son maître comme aux
premiers temps de la colonisation ; il le flatte, il le trompe, il le friponne, il
le dupe de toutes les manières, avec une habileté qui ferait honneur aux plus
rusés valets de nos capitales ; il emploie, pour acquérir sa liberté, tous les
moyens dont on se sert dans les sociétés raffinées pour arriver à la fortune ;
et leur ressemblance est d’autant plus grande qu’il s’en faut de beaucoup
pour que la plupart puissent être approuvés par la morale, et surtout par
la probité 89. »
Le discours esclavagiste reste donc le plus souvent fermé à toute image
valorisante de l’esclave noir, y compris à celle d’un esclave vertueux pour le
plus grand profit du maître. C’est le cas du tremblement de terre qui détruit
la ville de Pointe-à-Pitre, en 1843. La Gazette de la Martinique fait alors état
de la manière dont deux femmes esclaves ont sauvé au péril de leur vie toute
une famille blanche ensevelie sous des décombres incendiés. On y rapporte
84. Encyclopédie…, op. cit., vol XI, p. 80. Article de M. le Romain.
85. Thibault de Chanvallon J.-B., op. cit., p. 95.
86. Raimond J., Réflexions sur les véritables causes des troubles et des désastres de nos colonies, notamment
sur ceux de Saint-Domingue : avec les moyens à employer pour préserver cette colonie d’une ruine totale ;
adressées à la Convention Nationale, De l’imprimerie des Patriotes, 1793, p. 31-32.
87. Poyen de Sainte-Marie J.-B., op. cit., p. 19.
88. Thibault de Chanvallon J.-B., op. cit., p. 99.
89. Moreau de Jonnès A., Recherches statistiques sur l’esclavage et les moyens de le supprimer, Paris, chez
l’auteur, 1842, p. 119-120.

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aussi les gestes de solidarité de la population servile de Saint-Pierre en faveur


des sinistrés de l’île voisine. Mais l’auteur des articles est blâmé par l’opinion
coloniale unanime qui jugea que « c’était un très mauvais service au pays
que de faire l’éloge des nègres » dans un temps où la grande question de
l’émancipation était discutée en France 90. Toute louange accordée à l’esclave
fragilise aux yeux des colons, le système esclavagiste 91.

Des esclavagistes conscients de traiter


de manière inhumaine des êtres humains
Les premiers témoins de la société esclavagiste des Antilles françaises
soulignent l’inhumanité avec laquelle les esclaves sont traités. Du Tertre
évoque les « commandeurs qui abusent très souvent de l’autorité qui leur est
confiée et qui traitent leurs esclaves avec des inhumanités qui les réduisent
souvent au désespoir et à la fuite 92 ». Le père Chevillard affirme que les
cruautés dont sont victimes les esclaves sont pires aux Antilles que chez les
« barbares Africains ou cruels Turcs 93 ». Le rapprochement avec l’animal est
fait par Du Tertre (« on les pousse au travail comme des bêtes, et on en tire,
de gré ou de force, jusqu’à la mort, tout le service dont ils sont capables 94 »).
Il est effectué aussi par le père Pelleprat : « On s’en sert comme des bêtes de
charge 95. » Ce Jésuite ajoute que « les Français ne se servent ni de bœufs,
ni de chevaux dans la culture de leurs terres, mais seulement des esclaves
qui leur viennent d’Afrique, ou des côtes de l’Amérique les plus éloignées
des Îles 96 ».
L’odeur de l’esclave est d’ailleurs comparée à celle d’un animal par les
esclavagistes. Ainsi le père Chevillard affirme : « Tous les Nègres ont généra-
lement une incommodité presque insupportable étant un peu échauffés :
car outre qu’il est bien difficile quand ils sont au travail de demeurer prés
d’eux et même de loin lorsqu’ils sont sur le vent des personnes, on connaît
qu’il y a un Noir, vu la puanteur de bouc qui exhale de la sueur de leur
corps ; et même aux Dimanches, fêtes et autres jours d’instruction le cœur
manque quelquefois au milieu de cette multitude d’esclaves : j’en parle
par expérience 97. » D’autres estiment que l’odeur de l’esclave est celle d’un
animal mort. La proximité de l’esclave avec l’animal est sans cesse rappelée
par les esclavagistes. « La faculté de cette espèce d’hommes tient souvent

90. Rouvellat de Cussac J.-B., Situation des esclaves…, op. cit., p. 193.
91. Oudin-Bastide C., op. cit., p. 282.
92. Du Tertre (Père), Histoire Générale des Antilles habitées par les Français, Fort-de-France,
E. Kolodziej, 1978 (première édition de l’ouvrage en 1671), tome II, p. 533.
93. Chevillard (Père), op. cit., p. 195.
94. Du Tertre (Père), op. cit., tome II, p. 496.
95. Pelleprat (Père), op. cit., p. 56.
96. Ibid., p. 50.
97. Chevillard (Père), op. cit., p. 195.

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plus de l’instinct que de l’entendement 98 », affirme Dubuc de Marentille,


en 1790.
L’un des moments, où l’esclave est traité physiquement comme un
animal est lors de son acquisition par les propriétaires des colonies. Un
témoignage de 1807 indique que les femmes esclavagistes sont « assez
connaisseuses pour aller faire elles-mêmes leurs emplettes à bord des
bâtiments négriers » et n’hésitent pas à inspecter et manier « avec attention
certaines parties, prétendant y trouver des signes moins équivoques que
dans toute autre, de la bonne ou mauvaise santé des nègres 99 ». L’esclave
est perçu comme un animal, mais aussi comme objet de fantasme par ces
femmes. Les ventes d’esclaves issus de la traite ressemblent à des ventes
d’animaux. Félix Longin, un abolitionniste qui séjourne en Guadeloupe
entre 1821 et 1825, décrit l’une de ces ventes :
« On examine depuis les pieds jusqu’à la tête, on essaie, pour ainsi dire,
ces infortunés, comme on essaie, dans nos foires, les chevaux et les bœufs.
Tous portent un écriteau qui indique ordinairement leur nation et le prix
qu’on les veut vendre. […] Ceux qui ne se vendent pas de gré à gré, sont
mis à l’encan 100. On les fait monter sur une table deux à deux et on les
livre au plus offrant. Quiconque veut acheter des nègres, est obligé de faire
apporter de quoi les couvrir, car on les apporte nus d’Afrique et on les livre
de même 101. »
D’ailleurs l’esclave en partie nu et cette nudité ne choque ni les hommes,
ni les femmes créoles. Cette nudité rabaisse l’esclave à l’état d’animal
comme le confirme les deux témoignages suivants. « On voit bien que
vous arrivez de France ! [n’hésite pas à répondre un colon à ses deux nièces
qui se plaignent de l’absence de vêtements des jeunes nègres les servant à
table]. Pourquoi ne nous demandez-vous pas aussi d’habiller nos vaches,
nos mulets et nos chiens 102. » Ainsi, la femme blanche créole, correctement
insérée dans la société esclavagiste, n’est pas troublée par la nudité du nègre
comme le relate Gustave du Puynode, en 1847 : « Une créole, répondait en
souriant à un de mes amis, étonné qu’elle reçût dans son appartement un
esclave nu : un esclave n’est pas un homme pour nous ; c’est comme une
chose, c’est comme un chien. Et cette créole était d’un naturel excellent 103. »
Considéré par les femmes blanches créoles comme un animal, celui-ci ne
peut être l’objet de désir. Justin Girod de Chantrans, voyageur suisse à

98. Archives nationales. ADVII, 21A n° 4. Dubuc de Marentille, op. cit., p. 9.


99. Girod-Chantrans J., Voyages d’un Suisse dans différentes colonies d’Amérique pendant la dernière
guerre, Neufchatel, Imprimerie de la Société, 1785, p. 169-170.
100. Mise aux enchères.
101. Longin F., Voyage à la Guadeloupe, Le Mans, Monnoyer, 1848 (publication posthume),
p. 197-198.
102. Malenfant (colonel), Des colonies et particulièrement de celle de Saint-Domingue, mémoire histo-
rique et politique, Paris, Audibert, 1814, p. 252.
103. Du Puynode (G.), De l’esclavage et des colons, Paris, Joubert, 1847, p. 5.

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Saint-Domingue à la fin du xviiie siècle, explique qu’avec les esclaves, les


femmes blanches refusent « toute idée de plaisir avec cette espèce et la
rejette à une distance si prodigieuse, qu’elles n’y voient plus des hommes
mais seulement des animaux doués d’intelligence 104 ».
La comparaison de l’esclave à l’animal est très fréquente dans le discours
des esclavagistes. Dans les actes notariés, les esclaves sont également présen-
tés de la même manière que les animaux, ainsi un inventaire après décès
d’une plantation se présente de la manière suivante :
« Esclaves […] Philippe, nègre créole, âgé de quarante ans, estimé par les
experts et tiers quatre mille francs.
[…] Bestiaux. Brave, estimé six cents francs 105. »
Comme le bétail, l’esclave est un bien meuble, a un prix et seulement
un prénom, mais pas de patronyme.

L’esclave considéré comme un bien meuble


Bien avant l’édit de mars 1685, souvent appelé code noir, l’esclave
est réduit à l’état de bien foncier comme l’indique le père Chevillard en
1656-1658 : « Ils ne sont pas feulement serviteurs perpétuels, mais dans le
véritable esclavage puisque étant décédés, leur sang (je veux dire leurs enfants
et tous les héritiers jusqu’à la dernière génération de leurs premiers esclaves)
sont en qualité de bien foncier du maître auquel ils sont en propre […]
les ayans acquis par son industrie et à la sueur de son corps, étant en son
pouvoir de les rendre libres ou les tenir esclaves 106. »
Considéré comme bien foncier, rapidement l’esclave devient bien
mobilier dans la législation coloniale et notamment l’édit de mars 1685
(article XLIV). Dépourvu de personnalité juridique, il peut à ce titre être
vendu, saisi, donné ou faire partie d’un héritage (articles XLIV à LIV).
L’épaisse législation coloniale a fixé les règles de l’esclavage. Les actes notariés
nous permettent de mettre celle-ci en perspective avec sa pratique et ses
usages. En Guadeloupe, le 11 février 1789, Ruart et sa femme, propriétaires
d’esclaves, se désistent « de tous leurs pouvoirs, droits de propriété et de
jouissance sur le dit nègre et la dite négresse leurs esclaves, pour lui Sieur
Jacques Ruart fils donataire en jouir, faire disposer, vendre, échanger, aliéner,
ainsi et comme bon lui semblera, comme d’un bien à lui appartenant dès ce
moment 107 ». Cette formulation révèle l’étendue des droits et pouvoirs du
maître sur l’esclave réduit à un simple bien meuble. Les mutations d’esclaves
104. Girod-Chantrans J., op. cit., p. 156.
105. Archives départementales de Guadeloupe, 2E 2/22, minute notariale de Dupuch, acte n° 8, inven-
taire des biens composant la succession de Demoiselle Cécile-Agnès Mercier, 22 janvier 1789.
106. Chevillard (Père), op. cit., p. 194.
107. Archives nationales d’Outre-Mer, notariat. Minute de Barbier du 11 février 1789, donation d’un
esclave du sieur Ruart à son fils.

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sont un fait courant : 3 010 d’entre eux sont vendus devant notaires de
1789 à 1794. C’est un chiffre important qui montre une grande mobilité
des esclaves. Pour chaque vente, le nombre médian d’esclaves vendus est
de trois. Dans les petites transactions, l’esclave change à la fois de maître,
mais aussi de lieu de vie, parfois de quartier et même d’île. Chaque vente
peut occasionner des déchirements : un homme séparé de sa concubine,
une mère de ses enfants de plus de 15 ans. Dans la pratique, l’esclave prend
bien la forme d’un bien mobilier qui se vend, s’échange, se loue, se saisit,
se lègue, s’hérite.
De bien meuble l’esclave devient même chose dans le discours de certains
esclavagistes. Les esclaves sont donc des « machines dont il faut remonter
les ressorts. […] Quelque peu qu’ils mangent et qu’ils dorment, ils sont
également forts et durs au travail 108 ». Le fouet étant le meilleur outil pour
« remonter les ressorts » des esclaves. Pour la famille Dessalles, une lignée
de colons, les esclaves s’apparentent à des machines. Selon Pierre François
Régis, ils « sont des espèces de machines, trop difficiles à monter pour
changer impunément d’atelier 109 ». Alors que pour Adrien, c’est l’escla-
vage « qui faisait de l’homme un instrument, une charrue active, agissant
d’elle-même, et dont les rouages n’étaient point soumis à la maladresse d’un
laboureur ou à la lenteur des bestiaux 110 ».
Les esclaves sont donc considérés par certains propriétaires comme des
machines adroites et indispensables à la production de denrées coloniales.
Toutefois, il ne s’agit pas de simples machines mais d’hommes machines.
Cet exemple montre toute l’ambiguïté du rapport entre les propriétaires et
leurs esclaves.
ɰ
Initialement, le discours des missionnaires place les esclaves dans la
fraternité chrétienne et donc dans l’humanité. Mais, progressivement, se
constitue une rhétorique de la différence que l’on rencontre aussi en partie
dans certains discours des Lumières, lesquels sont à leur tour utilisés par les
colons. Peu à peu, ces derniers construisent un discours pseudo-scientifique
qui accentue les différences des Noirs pour mieux justifier leur infériorité
et donc leur servitude.
Cependant, les textes affirmant l’infériorité des esclaves se développent
parallèlement aux progrès des idées philanthropiques, à la fin du xviiie siècle.
Les velléités de rétablissement de l’esclavage, puis de reconquête de Saint-
Domingue conduisent à un discours de plus en plus infériorisant à l’égard
108. De Charlevoix P.-F. X., Histoire de l’Isle espagnole de Saint-Domingue, Paris, Guérin, 1731,
tome II, p. 501.
109. Dessalles P. F. R., Annales du Conseil Souverain ou Tableau historique du gouvernement de cette
colonie depuis son premier établissement jusqu’à nos jours, Bergerac, Chez J.-B. Puynesge, volume I,
p. 210.
110. Dessalles A., Histoire générale des Antilles, Paris, France libraire-éditeur, 1848, p. 40.

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des esclaves. Ces écrits ont pour objectif de convaincre l’opinion publique
française que l’esclavage est une bonne chose à la fois pour la France, ses
colonies et les esclaves eux-mêmes. Cette rhétorique des esclavagistes conti-
nue à mesure que la pensée abolitionniste progresse dans la première moitié
du xixe siècle. Les abolitionnistes obtiennent l’abolition, mais le discours
esclavagiste a déjà frappé l’opinion française, d’autant que certains philan-
thropes estiment que les esclaves, du fait de leur asservissement, mais aussi
parfois de leur nature même, ne peuvent pas atteindre immédiatement le
même niveau de civilisation que l’Européen. En effet, les abolitionnistes
ne sont pas dénués de préjugés à l’égard des esclaves à l’instar d’un Granier
de Cassagnac.
Pourtant, au vu de la révolution haïtienne, certains esclavagistes comme
Malouet estiment que chez les Noirs se sont développés « des facultés
dont ils ne se doutaient pas eux-mêmes ». Dans un dictionnaire d’histoire
naturelle on indique que les Africains « se sont redressés, ils se sont fait une
patrie, ils y ont prouvé que pour être noirs, ils n’en étaient pas moins des
hommes 111 ». Les esclaves sont des hommes, des hommes libres après les
abolitions. Mais, les écrits se couvrant d’un vernis scientifique qui placent
le Noir dans une position d’infériorité se poursuivent après l’abolition.
Tout comme les esclavagistes, les théoriciens du racisme emploient un
discours scientifique et le même vocabulaire en utilisant les mots « race » et
« espèce ». La pensée esclavagiste a ainsi sans doute préparé et/ou facilité le
sillon des théoriciens du racisme.

111. Antoine R., La littérature franco-antillaise, Paris, Karthala, 1992, p. 75. Il cite la correspondance
sur l’Administration des colonies de Malouet (1740-1814).

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L’esclave dans le code noir de 1685
Jean-François Niort

L’édit de mars 1685 sur la police des Iles françaises de d’Amérique,


appelé dans la pratique « code noir » dès le début du xviiie siècle 1, est devenu
en France l’un des symboles les plus marquants de l’esclavage, notamment
au sein de l’important processus mémoriel national, entamé dans les années
1980, et développé au cours des années 1990 et 2000. Pourtant, bien que
dorénavant largement diffusé, le code noir fait toujours l’objet d’approches
diverses et contradictoires. Le tout conduit à un véritable paradoxe : alors
que la plupart des historiens et des historiens du droit en livrent une image
complexe et (plus ou moins) nuancée 2, le code noir continue à apparaître
dans l’opinion commune et dominante comme un texte absolument
terrible et odieux, refusant à l’esclave toute humanité pour le ravaler au
seul rang de chose ou d’animal. Largement véhiculée par le monde politique
et la presse, cette image radicale du code noir est issue en grande partie
de la lecture qu’en a livrée le philosophe Louis Sala-Molins, dans sa très
1. L’expression sera également utilisée pour les édits de 1723 et de 1724 et en viendra à signifier
l’ensemble de la législation servile ou même coloniale, comme dans les recueils Prault de 1767 et de
1788 (Code noir, ou Recueil des règlemens rendus jusqu’à présent, concernant le Gouvernement, l’Admi-
nistration de la Justice, la Police, la Discipline et le Commerce des Negres dans les Colonies françoises).
Voir Niort J.-F., entrée « Code noir » dans le Dictionnaire des esclavages, Pétré-Grenouilleau O.
(dir.), Paris, Larousse, 2010.
2. Voir les notices « Code noir » de Haudrère Ph., dans le Dictionnaire de l’Ancien Régime, PUF,
1996, et surtout de Harouel J.-L. dans le Dictionnaire de la culture juridique, PUF, 2003, pour
qui l’édit traduit une « transaction » entre une logique esclavagiste et une logique protectrice (égale-
ment : l’entrée « Esclavage » du même ouvrage, par Bigot G., plus particulièrement p. 641). Citons
aussi : Hesse Ph.-J., « Le code noir : de l’homme et de l’esclave », dans Daget S. (dir.), De la traite
à l’esclavage, SFHOM, L’Harmattan, 1988, t. 2, p. 185 sq. ; Jaubert P., « Le code noir et le droit
romain », dans Histoire du droit social, Mélanges J. Imbert, PUF, 1989, p. 321 sq. ; Castaldo A.
dans Codes noirs, de l’esclavage aux abolitions, Taubira Ch. (introd.), Dalloz, coll. « À savoir », 2007,
p. 7 sq., et surtout Mignot D.-A., Histoire d’Outre-Mer. Études d’histoire du droit et des institutions,
PUAM, 2006 ; « La matrice romaine de l’édit de mars 1685, dit le code noir », dans Niort J.-F.,
(dir.), Du code noir au code civil, Jalons pour l’histoire du Droit à la Guadeloupe. Perspectives compa-
rées avec la Martinique, la Guyane et la République d’Haïti, L’Harmattan, 2007, p. 87 sq. Voir égale-
ment Régent F., La France et ses esclaves. De la colonisation aux abolitions (1620-1648), Grasset,
2007, p. 64 sq., Pétré-Grenouilleau O., Histoire de l’esclavage, Plon, 2008, p. 60 sq., et plus en
détail Niort J.-F., « Homo servilis. Essai sur l’anthropologie et le statut juridique de l’esclave dans
le code noir de 1685 », revue Droits, n° 50, PUF, 2010 (à paraître), étude reprise pour l’essentiel
dans le présent texte.

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JEAN-FRANçOIS NIORT

répandue exégèse, Le Code noir ou le calvaire de Canaan 3. Ouvrage ayant


eu l’immense mérite d’attirer l’attention sur ce texte en effet essentiel, et
alors largement oublié, mais qui l’a présenté comme « le texte juridique le
plus monstrueux qu’aient produit les Temps modernes. ». Une monstruosité
totale, fondamentale et irrémédiable, qui serait illustrée par « l’intolérable
obscénité de tous et chacun de ses articles », puisque codifiant l’innommable
et consacrant juridiquement l’esclavage 4. Cette qualification a été large-
ment reprise par la suite, y compris par certains historiens selon lesquels
le code noir peut être qualifié de « monstruosité juridique » parce qu’il
« officialise en termes de droit, la mise au ban de l’humanité d’une partie du
genre humain », à travers « un texte de non droit érigé en droit 5 ».
Deux arguments principaux sont invoqués pour démontrer cette
« monstruosité juridique ». D’une part, la consécration par le code noir de
la déshumanisation que provoque la réduction en servitude, spécialement
à travers le fameux article 44, toujours cité, qui assimile les esclaves à des
choses, en l’espèce des biens meubles. D’autre part, la contradiction fonda-
mentale existant entre les dispositions légales de l’édit qui reconnaissent
quand même l’humanité de l’esclave (à travers son mariage ou son possible
affranchissement par exemple) et celles qui le réifient juridiquement ou
qui en consacrent la « mort sociale 6 ». C’est ainsi assez largement sur la
base d’un raisonnement juridique – et non pas moral et philosophique –
que cette lecture extrêmement négative du code noir est construite 7. Or,
l’édit de 1685 est un texte juridique du xviie siècle, et c’est dans ce cadre
qu’il convient d’en effectuer l’analyse, à la fois juridique et historique, en
respectant la méthodologie propre à ces disciplines 8, ce qui modifie sensi-
3. Sala-Molins L., Le Code noir ou le calvaire de Canaan, PUF, 1987, 4e éd. 1996 [texte utilisé ici].
On y trouve sans cesse la réduction animalisante (les mots « bestialisation » ou « troupeau » revien-
nent souvent) ou « chosifiante », y compris dans le commentaire des articles fondés sur l’humanité
de l’esclave et lui conférant une certaine protection (par ex., art. 25 et 47).
4. Ibid., p. 9 et 10. Et, plus loin (p. 24) : « Un code qui réussit cette performance incroyable de
montrer que la monarchie française fonde en droit le non droit à l’Etat de droit des esclaves noirs,
dont l’inexistence juridique constitue la seule et unique définition légale. »
5. Sainton J.-P. (dir.), Histoire et civilisation de la Caraïbe, t. I, Le temps des Genèses, des origines à
1685, Maisonneuve et Larose, 2004, p. 313-314.
6. Sala-Molins L., op. cit., p. 25-27. De la même manière, voir la courte analyse de Futcha (I.),
enseignant de Lettres à Yaoundé, « Le code noir », parue dans Le Courrier de l’Unesco en 1994, qui
évoque un « paradoxe », voire un « imbroglio inextricable », dans la coexistence de dispositions
reconnaissant à l’esclave « une certaine humanité » (supposant qu’il a « au moins une âme et une
personnalité propres »), tout en consacrant sa « chosification » (dont le fameux art. 44) et en lui
« refusant toute humanité ». Et l’auteur de conclure que « d’une manière générale, le code noir
affirme constamment une chose et son contraire ». D’où le caractère « monstrueux » du texte (plus
généralement, voir les actes du colloque Le Code noir et l’Afrique, dirigé par Kom A. et Ngoué L.,
Yaoundé, Éd. Nouvelles du Sud, 1991).
7. Voir aussi Sala-Molins L., « C’est de droit qu’il convient de parler ici, puisque le droit gérait et
légitimait les crimes », entretien avec A. C. Lomo Myazhiom, dans Esclaves noirs, maîtres blancs.
Quant la mémoire de l’opprimé s’oppose à la mémoire de l’oppresseur, Éd. Homnisphères, coll. Latitu-
des noires, 2006, p. 279 sq.
8. Voir les études citées supra note 2 ainsi que la note de lecture critique de Hesse Ph.-J. sur Le
Code noir ou le calvaire de Canaan, dans la Revue française d’histoire d’outre-mer, 1988, n° 279,

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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685

blement le jugement que l’on peut porter sur son caractère « monstrueux ».
Pour ce faire, prenons le temps, au préalable, de lire le texte tel qu’il se
présente (même s’il faut souligner ici que sa teneur exacte reste encore
hypothétique) 9, c’est-à-dire en commençant par le début, qui n’est pas
son article 44. Ce qui nous permettra de recenser les différents visages
juridiques de l’esclave offerts par le code noir, d’en relever leur pluralité et
leur complexité, au lieu d’appréhender le statut juridique de l’homo servilis
de façon univoque et radicale 10.

Les visages juridiques de l’esclave dans le code noir


Que nous livre donc une lecture directe du code noir, à propos du statut
juridique de l’homo servilis ? Elle nous apprend d’abord qu’il est reconnu
en son humanité à travers un certain nombre de dispositions, mais aussi,
évidemment, qu’il est un esclave, un être humain privé de liberté person-
nelle et d’autonomie juridique, soumis à un statut collectif contraignant et
humiliant, dépendant du patrimoine d’autrui, et à ce titre traité par le droit
comme un objet de propriété, comme un bien.

Homo (l’esclave reconnu en son humanité)…

Dans l’édit de 1685, nombre de dispositions considèrent l’esclave


comme un être humain, non seulement à travers son humanité propre,
mais plus encore à travers le potentiel spirituel qui en découle et le rend
donc apte à une vie religieuse catholique.
L’esclave est d’abord envisagé en tant qu’être humain dans ses rapports
avec le maître. En premier lieu, à travers une série de dispositions assurant
une protection légale contre les mauvais traitements et des normes juridi-
p. 223 sq., et Dorigny M. et Gainot B., Atlas des esclavages, Éd. Autrement, 2006, qui affirment
(p. 76), visant la lecture sala-molinienne, que l’analyse du code noir « a rarement été faite scienti-
fiquement, en dehors de publications approximatives et trop souvent polémiques ».
9. Voir la comparaison des principales éditions anciennes dans Niort J.-F. et Richard J., « L’édit royal
de mars 1685 touchant la police des îles de l’Amérique française dit code noir : versions choisies,
comparées et commentées », revue Droits, n° 50, PUF, 2010 (à paraître), révélant les importantes
erreurs et variantes qu’elles contiennent et montrant qu’aucune d’entre elles n’est parfaitement
fiable. On utilise ici par commodité la version proposée par les éditions Sépia dans Le code noir et
autres textes de lois sur l’esclavage (format poche, 2006), qui est elle-même une version composée et
corrigée, en ne mentionnant que quelques variations à l’occasion et en corrigeant d’office certaines
coquilles éditoriales originales.
10. Précisons – même si on l’aura compris – que nous n’abordons pas ici la question de l’applica-
tion pratique, de l’effectivité du code noir, ainsi que celle de la condition matérielle réelle des
esclaves. Sur ces thèmes, voir Chauleau F., Essai sur la condition servile à la Martinique (1635-
1848). Contribution à l’étude de l’ineffectivité juridique, thèse droit, Paris, 1964, où l’auteur insiste,
avec raison, sur l’inapplication massive et chronique de la législation sur l’esclavage. Voir aussi,
parmi une bibliographie importante : la synthèse classique de Debien G., Les esclaves aux Antilles
françaises, XVIIe-XVIIIe siècles, SHG et SHM, 1974, la thèse d’histoire de Oudin-Bastide C., Travail,
capitalisme et société esclavagiste. Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIXe siècles), La Découverte, 2005,
et la récente synthèse de Régent F., La France et ses esclaves, op. cit.

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ques garantissant (théoriquement) à l’homo servilis un minimum de dignité


et de condition matérielle décente. Les maîtres doivent en effet fournir une
ration hebdomadaire de nourriture détaillée (art. 22) 11, et ils ne peuvent
se décharger de cette obligation en donnant de l’eau-de-vie aux esclaves
(art. 23) ou même « en leur permettant de travailler certain jour de la
semaine pour leur compte particulier » (art. 24). Ils sont également tenus
de fournir chaque année à leurs esclaves de quoi se vêtir, sous la forme de
« deux habits ou quatre aulnes de toile » (art. 25). L’article 26 prévoit que
les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres
pourront en donner « avis » au procureur royal et le saisir de « mémoi-
res », sur lesquels « les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais ».
De son côté, l’article 27 précise que l’obligation de nourriture et d’entre-
tien s’étend aux « esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement »,
et qu’en cas d’abandon par leurs maîtres, ils « seront adjugés à l’hôpital,
auquel les maîtres seront condamnés de payer six sols par chacun jour pour
la nourriture et l’entretien de chaque esclave ». Par ailleurs, l’esclave est
également protégé contre des châtiments excessifs prononcés ou exécutés
par les maîtres. S’il permet à ces derniers de « faire enchaîner » et « battre
de verges ou de cordes » leurs esclaves, il leur défend en effet de « donner
la torture », ni de pratiquer « aucune mutilation de membre », sous peine
de « confiscation des esclaves et d’être procédé contre les maîtres extraor-
dinairement » (art. 42). Plus généralement, l’article 26 précité avait déjà
indiqué que le procureur royal pourrait poursuivre les maîtres auteurs
de « crimes et traitements barbares et inhumains » envers leurs esclaves 12.
A fortiori, les maîtres ne peuvent pas non plus mettre à mort leurs esclaves,
sous peine de poursuites criminelles (art. 43) 13. Certes, ces dispositions
« protectrices » sont sans doute moins issues d’un humanisme généreux
que de motivations économiques (meilleure rentabilité des esclaves bien
traités) et politiques (réaffirmation de la souveraineté monarchique sur le
pouvoir domestique, notamment à travers la primauté de la justice royale,
seule habilitée à prononcer la peine de mort à l’encontre des esclaves). Elles
sont néanmoins toutes liées à la prise en compte de l’humanité intrinsèque
de l’homo servilis.

11. L’édit prévoit ainsi « deux pots et demi de farine de manioc ou trois cassaves pesant deux livres et
demie chacun au moins », ainsi que « deux livres de bœuf salé ou trois livres de poisson ».
12. Ces prohibitions légales de la torture et autres traitements « inhumains » furent réitérées au
xviiie siècle (notamment par l’ordonnance du 30 décembre 1712 sur l’interdiction de la « question »
et les ordonnances générales de 1785 et 1786 qui renforcent l’ensemble des dispositions protec-
trices de 1685), et rappelées à travers plusieurs correspondances ministérielles et mémoires aux
administrateurs. Ce qui laisse à penser qu’elles étaient régulièrement violées, mais aussi que le
pouvoir royal tentait d’y remédier.
13. « Enjoignons à nos officiers de poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui
auront tué un esclave sous leur puissance ou sous leur direction, et de punir le maître selon l’atrocité
des circonstances ; et en cas qu’il y ait lieu à l’absolution, permettons à nos officiers de renvoyer
tant les maîtres que commandeurs absous, sans qu’ils aient besoin de nos lettres de grâce. »

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D’autres dispositions de l’édit (outre celle de l’art. 26 lui permettant


de saisir le procureur royal) envisagent directement l’esclave comme un
être de raison, une substantia rationalis, capable de penser et de s’exprimer,
d’agir rationnellement. Négativement, tout d’abord : l’homo servilis peut
recevoir et entendre des commandements, obéir à des interdictions, notam-
ment celles qui régissent son statut collectif (voir les interdictions de ports
d’armes et d’attroupements ainsi que de vente de cannes à sucre fixées par
les art. 15 à 18). Il peut aussi être responsable pénalement, poursuivi crimi-
nellement à titre individuel, et jugé devant les mêmes juridictions et selon
« les mêmes formalités que les personnes libres » (art. 32), notamment dans
le cas où il aura frappé son maître ou un membre de la famille de ce dernier
(art. 33). Positivement, ensuite, l’esclave est reconnu comme pouvant réflé-
chir, calculer, négocier, agir de sa propre volonté dans certains cas. Ainsi
le maître peut-il légalement l’envoyer à la chasse (art. 15), mais surtout lui
confier la vente « au marché » ou « dans les maisons particulières » de toutes
sortes de denrées ou d’animaux, « fruits, légumes et herbes pour la nourri-
ture », bois et bestiaux (art. 19). Il peut en outre le « préposer » à toute sorte
de « commerce », à tenir « boutique » qu’il lui fera « gérer » et dans laquelle
il lui permettra de « négocier » (art. 29) 14. Enfin, le maître peut permettre
à l’esclave d’avoir un pécule propre, qu’il gérera donc à sa guise, et même
l’autoriser à se livrer à un « trafic à part » de marchandises pour son compte
personnel (art. 29) 15.
Enfin, c’est bien parce qu’il est humain que l’esclave peut recouvrer
sa liberté à travers son affranchissement. Celui-ci peut résulter d’une
décision expresse du maître, lequel, dès l’âge de vingt ans, peut libérer son
esclave « par tous actes entre vifs ou à cause de mort », et sans qu’il soit tenu
de justifier cet affranchissement, sauf à prendre l’avis de ses parents s’il n’a
pas atteint l’âge de 25 ans (art. 55) 16. L’émancipation juridique de l’esclave
peut également être tacite et indirecte. Le degré d’intimité, de confiance
et d’amitié entre le maître et l’esclave peut en effet atteindre un tel niveau
qu’il conduit à ce que le premier fasse du second son légataire universel,
son exécuteur testamentaire ou le tuteur de ses enfants, ce que reconnaît
le code en son article 56, qui répute alors l’affranchissement de l’esclave
comme de droit, de même qu’en cas de mariage avec un homme libre
(v. infra). L’affranchissement fait accéder l’esclave non seulement à la liberté
et à la pleine capacité juridique, mais aussi au statut de sujet régnicole
14. L’art. 30 confirme cette possibilité en précisant que le maître peut « constituer » son esclave en
« agent » afin de « gérer » et d’« administrer » un « négoce ».
15. En cas de dettes, le maître sera solidairement tenu de ce qui aura été accompli par son esclave de
par son commandement et sa préposition ; dans le cas contraire, c’est le pécule de l’esclave qui
en sera tenu seul, y compris à l’égard du maître, qui sera traité vis-à-vis de son esclave comme un
créancier privilégié ou ordinaire selon les cas (art. 29, in fine).
16. Les conditions d’affranchissement seront néanmoins durcies par la législation et les réglementations
locales postérieures. Voir notamment l’étude de Mignot D.-A., « Droit romain aux Antilles : la
pratique des affranchissements », dans son Histoire d’outre-mer, op. cit., p. 35 sq.

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français, comme le prévoit l’article 57, qui dispose que cet acte « tiendra
lieu » d’acte de naissance, et dispensera ainsi les esclaves, même « nés dans
les pays étrangers » du besoin d’obtenir des « lettres de naturalité » pour
pouvoir jouir « des avantages de nos sujets naturels dans notre royaume,
terres et pays de notre obéissance ». L’article 59 indique que le roi « octroie »
aux affranchis « les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les
personnes nées libres », et veut que « le mérite d’une liberté acquise produi-
sent en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets
que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets 17 ». On voit
encore ici que l’humanité de l’esclave est reconnue par le texte de 1685,
car on ne pourrait concevoir l’affranchissement d’une « chose » ou même
d’un animal : c’est bien parce qu’il est humain que l’esclave, une fois sorti
de l’incapacité juridique par la volonté domestique de son maître, peut être
fait « sujet » et « personne » par la loi royale.
Cependant, l’humanité de l’esclave est surtout reconnue à travers son
intégration en principe immédiate et entière dans la vie religieuse catho-
lique. Il doit être baptisé et instruit au catéchisme dès son arrivée (art. 2) ;
son maître, quelle que soit sa confession, doit lui donner le dimanche et
les autres jours de fêtes catholiques (art. 6), lui réserver des contremaîtres
catholiques (art. 4) 18, et le faire inhumer en « terre sainte dans des cimetières
destinés à cet effet » (art. 14). C’est dans cette perspective que l’homo servilis
est jugé apte à (et digne de) fonder une famille légitime, de se marier libre-
ment (art. 11, in fine) 19, suivant les mêmes formalités que pour les gens
libres (art. 10) 20, sous réserve toutefois du consentement du ou des maîtres,
qui se substituent à cet égard aux pères et mères des esclaves (art 10), y
compris au regard des ministres du culte (art. 11) 21. L’esclave, homme
ou femme, peut même épouser une « personne libre » du sexe opposé, y
compris de race blanche, et obtenir ainsi son affranchissement (art. 9 et
13) 22. La famille servile reste cependant soumise à la volonté domestique,
notamment à travers l’absence de reconnaissance légale de puissance pater-

17. En outre, l’affranchissement libère l’esclave de « toutes autres charges, services et droits utiles que
leurs anciens maîtres voudraient prétendre, tant sur leurs personnes que sur leurs biens et succes-
sions en qualité de patron » (art. 58). Voir toutefois les exceptions évoquées plus loin.
18. « Ne seront préposés aucun commandeurs à la direction des Nègres, qui ne fassent profession
de la religion catholique, apostolique et romaine », à peine de « punition exemplaire » contre les
commandeurs et de « confiscation » des esclaves aux maîtres concernés.
19. « Défendons aussi aux maîtres d’user d’aucunes contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre
leur gré. »
20. « Lesdites solennités prescrites par l’ordonnance de Blois […] et par la déclaration […] de 1639
pour les mariages, seront observées tant à l’égard des personnes libres que des esclaves. »
21. « Défendons aux curés de procéder aux mariages des esclaves, s’ils ne font apparoir du consentement
de leurs maîtres. »
22. Les mariages « mixtes » (entre Blancs et Nègres) seront toutefois finalement interdits par les édits
de 1723 (art. 5) pour les îles Bourbon et de France et de 1724 (art. 6) pour la Louisiane. Ils seront
combattus par une jurisprudence négative du Conseil souverain de la Martinique, mais resteront
juridiquement valables à la Guadeloupe, semble-t-il.

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nelle au profit du père esclave et de droits successoraux au profit des enfants


(art. 12 et 28). Par ailleurs, la morale catholique conduit à faire prohiber
par l’édit le concubinage entre les « hommes libres » (y compris les maîtres)
et les esclaves, du moins à travers la sanction – rigoureuse – prévue en cas
de naissance d’enfants 23.
Mais le code noir laisse toutefois ouverte une porte de sortie honorable
à cette situation, une solution d’ailleurs dans l’intérêt des esclaves concer-
nées : l’homme libre non marié qui épousera sa concubine servile « dans
les formes observées par l’Église » l’affranchira « par ce moyen », et cette
dernière et « lesdits enfants » seront ainsi « rendus libres et légitimes » du
même coup (art. 9). L’accès au mariage et à la famille légitime est donc
conditionné par la catholicité de l’esclave, de même d’ailleurs que pour
tous les autres habitants des îles françaises d’Amérique (art. 8) 24. L’édit de
mars annonce ainsi, plus de six mois en avance, la révocation (en octobre,
par l’édit de Fontainebleau) de l’Édit de Nantes de 1598 : l’exclusivité de
la religion catholique s’applique en effet par anticipation aux îles d’Amé-
rique 25. L’article 3 interdit « tout exercice public d’autre religion que la
catholique, apostolique et romaine », punissant les contrevenants « comme
rebelles et désobéissants 26 », et l’article 5 défend « à nos sujets de la religion
prétendue réformée d’apporter aucun trouble ni empêchements à nos autres
sujets, même à leurs esclaves, dans le libre exercice de la religion catho-
lique, apostolique et romaine, à peine de punition exemplaire ». L’article 1er
renouvelle quant à lui la proscription contre les Juifs prononcée par l’édit
de Louis XIII du 23 avril 1615, ces derniers étant dorénavant tenus, en tant
« qu’ennemis déclarés du nom chrétien », de quitter « nos îles » dans les
trois mois, « à peine de confiscation de corps et de biens. »
D’un point de vue strictement religieux, le statut juridique de l’esclave
catholique est donc plus favorable que celui des juifs ou des protes-

23. « Les hommes libres qui auront un ou plusieurs enfants de leur concubinage avec leurs esclaves,
ensemble les maîtres qui l’auront souffert, seront chacun condamnés à une amende de deux mille
livres de sucre ; et s’ils sont les maîtres de l’esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfants, voulons
qu’outre l’amende, ils soient privés de l’esclave et des enfants confisqués au profit de l’hôpital, sans
jamais pouvoir être affranchis » (art. 9).
24. « Déclarons nos sujets qui ne sont pas de la religion catholique, apostolique et romaine, incapa-
ble de contracter, à l’avenir, aucun mariage valable. Déclarons, bâtards les enfants qui naîtront
de telles conjonctions, que nous voulons être tenues et réputées, tenons et réputons pour vrais
concubinages. »
25. Et ceci dès l’origine de la présence française, à travers les diverses chartes et réglementations des
compagnies coloniales des Iles de l’Amérique (1635, 1638, 1642) et des Indes occidentales (1664),
même s’il y eut des exceptions et tolérances locales, d’où la réitération de 1685. Toutefois, celle-ci
ne devint effective qu’après un ordre royal du 30 sept. 1686, qui appliqua l’édit de Fontainebleau
dans toute sa dureté. De nombreux protestants abjurèrent ou quittèrent alors les îles françaises
de l’Amérique. Lafleur G., Les protestants aux Antilles françaises sous l’ancien Régime, Basse-Terre,
Société d’histoire de la Guadeloupe, 1988.
26. L’art. 3 défend également « toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicu-
les, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine, qui aura lieu même contre les maîtres qui les
permettront ou souffriront à l’égard de leurs esclaves ».

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tants, pourtant « sujets libres » du Royaume. Ces derniers, en effet, déjà


privés du droit d’exercice public de leur culte (art. 3), n’ont pas accès au
« mariage valable » ; leurs « conjonctions » seront tenues et réputées « pour
vrais concubinages » et les enfants qui en naîtraient déclarés « bâtards »
(art. 8). De plus, ils ne bénéficient pas de l’inhumation en « terre sainte », et,
comme les esclaves non baptisés dans la religion catholique, sont éventuel-
lement voués à être « enterrés la nuit dans quelque champ voisin du lieu
où ils seront décédés » (art. 14). Même si les dispositions du code noir en
la matière sont souvent restées théoriques pour la majorité des esclaves 27,
il ne faut pas sous-estimer la dimension symbolique d’humanisation qui
s’en dégageait à leur endroit, dans le cadre d’une société d’Ancien Régime
encore fortement structurée par le fait religieux.

…servilis (l’esclave en tant qu’esclave)

Bien qu’être humain et catholique, l’homo servilis reste cependant bien


un esclave. En tant que tel, il est juridiquement dépendant et socialement
infériorisé, d’abord membre d’une caste, soumis à un statut juridique déter-
miné dans l’ordre social colonial. Puis, en tant qu’objet de propriété doté
d’une valeur économique, il est aussi juridiquement réifié, ou plus exacte-
ment patrimonialisé par le droit, et il devient alors un bien.
Si l’esclavage est d’abord un état individuel, c’est aussi un état collectif,
un statut social, d’une telle importance pour l’ordre colonial qu’il ne cesse
pas totalement de produire ses effets en cas d’affranchissement. L’esclave
appartient d’abord, d’un point de vue socio-économique, à un groupe (une
« classe » ?), composé d’individus juridiquement dépendants et soumis
au travail forcé et gratuit. Il appartient aussi, d’un point de vue social,
juridique et symbolique, à une caste, identifiée et déterminée par un statut
juridique commun lui attribuant une position, une place (la dernière en
l’occurrence) au sein de la hiérarchie sociale de la société coloniale d’Ancien
Régime. Une caste héréditaire (on hérite de la servitude à la naissance, et

27. La frange la plus dure des colons, dont le discours se fondait sur l’infériorité raciale fondamentale
et irrémédiable du Noir, tentera jusqu’à l’abolition, et souvent avec succès, d’empêcher l’accès
de la masse des esclaves à la vie catholique, qui les humanisait et les socialisait sans doute trop à
leurs yeux (voir les passages sur cette question chez G. Debien, C. Oudin-Bastide et F. Régent,
op. cit.). Néanmoins, le pouvoir royal tentera plusieurs fois de faire respecter les dispositions du
code noir, comme par exemple dans l’ordonnance sur les missions dans les colonies françaises du
24 novembre 1781 prescrivant au préfet apostolique de veiller « particulièrement » à ce que les
esclaves, dans chaque paroisse, reçoivent de leurs curés les instructions nécessaires et les sacrements
de l’Église, et permettant aux habitants d’établir des chapelles sur leurs habitations, afin de « faire
assister plus exactement leurs esclaves au service divin ». Les ordonnances de 1785 et 1786 réité-
reront quant à elles l’interdiction du travail dominical.

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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685

de manière matrilinéaire) 28, dont les normes familiales s’imposent à celles


du droit commun 29.
La caste servile, à la fois nombreuse et dangereuse, est maintenue par le
code dans l’humilité et la soumission, pour des raisons à la fois politiques
(maintenir l’ordre et affirmer l’autorité étatique royale), sociales (ne pas
perturber la hiérarchie sociale) et économiques (ne pas compromettre la
production dont l’esclave constitue un outil essentiel). Ainsi, les esclaves
sont soumis non seulement au devoir individuel d’obéissance aux maîtres,
mais à des interdits collectifs et, de manière générale, au respect de leur (très
humble) rang social. Ainsi l’interdiction de porter « aucune arme offensive,
ni de gros bâtons » (art. 15) ; de « s’attrouper » de jour ou de nuit « sous
prétexte de noces ou autrement » (art. 16) 30 ; de vendre et de commercer
de leur propre chef et initiative (art. 19), surtout de la canne à sucre (art.
18), la principale richesse aux colonies. De plus, les simples habitants de
la colonie sont officiellement associés à l’exercice de la force publique et à
l’application de ces règles dans plusieurs situations, certes avant tout pour
pallier le manque réel d’officiers royaux dans les colonies (art. 15, 16, 20 et
21) 31. Le code exprime aussi l’infériorité du statut social servile à travers les
interdictions pour les esclaves d’être « pourvus d’office » de « commissions
ayant quelques fonctions publiques », « constitués agents » (par autres que
leurs maîtres) « pour gérer ni administrer aucun négoce », « ni être arbitres,
experts ou témoins tant en matière civile que criminelle » (art. 30) 32.
En outre, certaines infractions sont plus durement punies si elles sont

28. L’art. 12 du code indique en ce sens que « les enfants qui naîtront de mariages entre esclaves seront
esclaves », et qu’ils appartiendront au maître de la femme. L’article suivant reprend le droit romain
en disposant que les enfants suivent le statut (servile ou libre) de leur mère.
29. En effet, comme on l’a vu plus haut, l’accès de l’esclave au mariage et à la famille légitime est forte-
ment nuancé par la subordination de la famille servile au pouvoir domestique : la cohésion familiale
et l’autorité paternelle apparaissent dès lors, tant en droit qu’en pratique, fort problématiques au
sein de la famille servile (voir aussi l’art. 47).
30. Sous peine de punition corporelle, « qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de
lys », et même de la mort « en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes »
(art. 16). À noter que les impératifs d’ordre public conduisent le code à prévoir (à l’art. suivant)
la condamnation des maîtres « qui seront convaincus d’avoir permis ou toléré telles assemblées »
sur leur propriété à une amende, ainsi qu’à la réparation des dommages causés « à leurs voisins ».
31. Ainsi les sujets du Roi peuvent-ils notamment (art. 21) « courir sus les contrevenants » à l’inter-
diction d’attroupement (art. 16), les « arrêter » et les « conduire en prison » ; ou encore « se saisir
de toutes les choses dont ils trouveront les esclaves chargés lorsqu’ils n’auront point de billets de
leurs maîtres ».
32. La fin de ce texte prévoit que les témoignages des esclaves « ne serviront que de mémoires pour
aider les juges, sans que l’on en puisse tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule de
preuve », mais cette règle fut rapportée dès l’année suivante, par un arrêt du Conseil du Roi du
13 octobre 1686, à la requête expresse du Conseil souverain (et donc de la « plantocratie ») de
Martinique, qui avait exercé son droit de remontrance à cet égard, dès lors que « plusieurs crimes
pourroient demeurer impunis […] la plupart d’entre eux n’étant connus et ne pouvant être prouvés
que par les Nègres ». (Dessalles P. F. R., Annales du Conseil souverain de la Martinique, 1783, rééd.
Vonglis B., L’Harmattan, 1995, I, 1, p. 253-254). Cette nouvelle règle sera reprise dans les codes
noirs de 1723 (art. 23) et de 1724 (art. 24), mais avec la réserve que les esclaves ne pourraient en
aucun cas témoigner « pour ou contre leur maître ».

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commises par des esclaves : il s’agit essentiellement des vols qualifiés


(art. 35 et 36). La fuite de l’esclave est évidemment châtiée, jusqu’à la mort
en cas de double récidive (art. 38) 33. Mais c’est vis-à-vis de son maître (et de
sa famille) que la soumission et l’humiliation sociales de l’esclave atteignent
leur paroxysme juridique : tout esclave qui aura frappé son maître, la femme
de celui-ci ou leurs enfants « au visage » ou « avec contusion de sang » sera
automatiquement puni de mort (art. 33) 34, alors que les « excès et voies de
fait » commis sur d’autres « personnes libres » ne le seront que si la chose
paraît nécessaire aux yeux du juge royal (art. 34).
Ce statut servile infériorisé est d’une telle importance pour le maintien
de l’ordre colonial qu’il ne cesse d’ailleurs pas totalement de produire ses
effets après (et malgré) l’affranchissement. Bien que le principe, comme on
l’a rappelé plus haut, soit l’égalisation juridique avec les « sujets naturels
du royaume », il souffre en effet quelques exceptions. En premier lieu, et
de manière générale, les solidarités spontanées entre esclaves et affranchis
sont manifestement redoutées, et dès lors particulièrement sanctionnées
par l’édit. L’article 39 indique en ce sens que « les affranchis qui auront
donné retraite dans leurs maisons aux esclaves fugitifs seront condamnés
par corps envers leurs maîtres en l’amende de trois cents livres de sucre
par chacun jour de rétention 35 ». Quant à l’article 35 sur les vols qualifiés,
il s’applique indifféremment aux esclaves et aux affranchis, qui ne sont
donc pas traités comme les autres hommes libres dans cette hypothèse.
Ensuite, et surtout, c’est vis-à-vis de son ancien maître que le statut de
l’affranchi comporte une exception au droit commun. Si l’article 58 déclare
les affranchis (contrairement au droit romain) « francs et quittes » envers
leurs anciens maîtres « de toutes autres charges, services et droits utiles »
que ces derniers « voudraient prétendre, tant sur leurs personnes que sur
leurs biens en qualité de patrons », il « commande » par contre aux affran-
chis de « porter un respect singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves et
à leurs enfants », « en sorte que l’injure qu’ils leur auront faite soit punie
plus grièvement que si elle était faite à une autre personne » (on retrouve
là une influence de l’obsequium romain, étendu à la femme et aux enfants
du maître).

33. À la première fuite d’un mois (à compter du jour de sa dénonciation judiciaire par son maître),
l’esclave « aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule » ; la première
récidive d’un autre mois est punie d’un « jarret coupé » et d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; la
seconde récidive emporte la mort (art. 38). Contrairement à ce qu’on écrit souvent, cette mise à
mort est judiciaire et publique (prononcée par la justice royale) et non domestique et privée, les
maîtres n’ayant pas le droit de vie et de mort sur leurs esclaves (voir plus haut sur ce point).
34. Certaines versions de l’édit ne mentionnent pas la femme du maître ou le mari de la maîtresse (voir
supra note 9).
35. Certaines versions de l’édit comportent une amende de 3 000 livres, ce qui nous semble plus exact,
notamment au regard de l’amende prévue à l’art. 9. Quoi qu’il en soit, cette peine sera transformée
en déchéance de la liberté à partir de l’ordonnance du 10 juin 1705. Voir l’étude citée supra note 9
sur ce problème des variations des dispositions de l’édit suivant les éditions anciennes.

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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685

Mais c’est bien sûr en tant qu’objet de propriété que l’esclave acquiert
sa caractéristique juridique principale. C’est lorsqu’il est envisagé en tant
qu’instrument de travail doté d’une valeur économique que la réifica-
tion juridique de l’homo servilis se produit, même si l’humanité ne disparaît
pas totalement sous ce nouveau visage. Cette réification est la traduction
juridique de la dimension économique inhérente au phénomène esclava-
giste, qui implique l’appropriation et la patrimonialisation de l’esclave,
pour éviter notamment la rémunération du travail qu’il fournit. Partant,
le code précise les modalités juridiques de cette objectivation de l’esclave.
C’est en ce sens que le fameux article 44, qui envisage la situation matri-
moniale et successorale du maître, déclare l’esclave « meuble », et comme
tel, d’une part, le fait « entrer en la communauté, n’avoir point de suite par
hypothèque et se partager également entre les cohéritiers sans préciput ni
droit d’aînesse » ; et, d’autre part, « n’être sujet au douaire coutumier, au
retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités
des décrets, ni aux retranchements des quatre quints, en cas de disposition
à cause de mort ou testamentaire ». L’article 45 précise que les sujets du Roi
conservent la faculté de stipuler l’esclave « propres à leurs personnes et aux
leurs de leur côté et ligne, ainsi qu’il se pratique pour les sommes de deniers
et autres choses mobiliaires ». Les articles suivants envisagent les saisies et
leurs suites. L’article 46 indique notamment que la saisie des esclaves sera
soumise « aux formalités prescrites par nos Ordonnances et par la coutume
de Paris pour la saisie des choses mobiliaires », mais annonce une série
d’exceptions, dont la principale est la suivante.
Les habitations coloniales, dont la valeur réside principalement dans la
main-d’œuvre servile, sont en effet protégées : les esclaves âgés de quatorze à
soixante ans « travaillant actuellement dans les sucreries, indigoteries et
habitations » ne pourront être saisis pour dettes qu’associés à la saisie réelle de
ces dernières, saisies qui devront toujours comprendre les esclaves concernés
(art. 48) 36. La patrimonialité de l’esclave s’exprime également dans d’autres
situations prévues par le code. Ainsi, l’esclave puni de mort sur la dénoncia-
tion de son maître non complice du crime par lequel il aura été condamné 37,
« sera estimé avant l’exécution par deux principaux habitants de l’île […] et
le prix de l’estimation sera payé au maître » (art. 40).
Toutefois, il convient de noter que l’humanité de l’esclave ne disparaît
pas totalement à travers sa réification. Pour s’en tenir à l’essentiel, la famille
36. Cette exception avait été posée dès 1681 par un arrêt du Conseil du Roi du 5 mai. L’article
suivant étend l’exception en précisant que les fermiers judiciaires des habitations saisies ne pourront
compter comme « fruits » les enfants des esclaves nés pendant leur bail, et l’art. 54 prévoit la même
solution pour les gardiens, usufruitiers « et autres jouissants des fonds auxquels sont attachés des
esclaves qui y travaillent ». Voir sur ce thème l’étude de Géraud-Llorca E., « La coutume de
Paris outre-mer : l’habitation antillaise sous l’Ancien Régime », Revue historique de droit français et
étranger, 1982, vol. 60, p. 207-259.
37. Il faut souligner ce point au passage, et le relier à la disposition de l’art. 32 envisageant la complicité
du maître en matière criminelle.

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servile légitime est en effet partiellement protégée : le mari, la femme et


les enfants impubères « ne pourront être saisis et vendus séparément », à
condition qu’ils appartiennent à un même maître, sous peine de nullité.
La protection juridique est étendue aux aliénations volontaires, « sur peine
contre les aliénateurs d’être privés de celui ou de ceux qu’ils auront gardés,
qui seront adjugés aux acquéreurs, sans qu’ils soient tenus de faire aucun
supplément de prix » (art. 47). On constate cependant et à nouveau à
quel point la subordination de la famille servile au pouvoir domestique est
forte, puisque, en cas de maîtres différents, la saisie séparée des esclaves de
la famille redevient possible. Plus largement, on mesure ici à quel point la
propriété du maître sur l’esclave est reconnue, légitimée et respectée par
le code noir. C’est d’ailleurs sur ce fondement juridique, devenu « droit
inviolable et sacré » depuis 1789, que le lobby colonial esclavagiste résistera
le mieux aux velléités et discours abolitionnistes révolutionnaires et postré-
volutionnaires. Même en 1848, le décret d’abolition ne reviendra pas sur
ce « droit », en prévoyant le principe de l’« indemnisation » des maîtres 38.

Le statut de l’esclave dans le code noir est-il incohérent ?


Comment comprendre la coexistence, au sein du même texte, d’élé-
ments relatifs à l’humanité mais aussi à la réification de l’esclave ? Le code
noir est-il juridiquement incohérent ?
Revenons tout d’abord sur la qualification du code noir comme texte
juridique « monstrueux ». Qu’il puisse l’être d’un point de vue moral et
philosophique, voire religieux, en tant que consacrant et légitimant l’escla-
vage (pour des raisons qui de surcroît sont en réalité fort triviales, à savoir
essentiellement économiques et géopolitiques, au-delà de la justification
religieuse d’évangélisation), paraît évident. Qu’il le soit également d’un
point de vue strictement juridique pose davantage de problèmes. Le code
noir peut certes être qualifié de « monstrueux » au sens étymologique et
technique, en tant que droit colonial, dérogatoire et exorbitant du droit
commun du royaume, qui n’admettait pas l’esclavage sur son sol, en tout
cas celui des chrétiens, ainsi que l’a rappelé récemment André Castaldo 39.
Mais qu’il soit « monstrueux » au sens de contradictoire et d’incohérent avec
lui-même parce que reconnaissant simultanément l’humanité de l’esclave

38. Art. 5 du décret du 27 avril 1848 : « L’Assemblée nationale règlera la quotité de l’indemnité qui
devra être accordée aux colons. » L’indemnisation sera effectuée par la loi des 19 janvier, 24 et
30 avril 1849, ainsi que le décret du 24 novembre suivant.
39. Castaldo A., « À propos du code noir (1685) », Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer
français, n° 1, PUAM, 2002, p. 19 sq. Cette contradiction (entre l’ordre public du royaume et
l’ordre public colonial) est particulièrement frappante dans l’ordonnance du duc de Penthièvre,
amiral de France, du 31 mars 1762 (reprise dans le recueil Prault de 1767), qui, après y avoir fait
l’historique de l’abolition de l’esclavage (« dont le seul nom révolte toujours ») dans le royaume, et
s’en être félicité, le justifie en effet immédiatement dans les colonies par la « nécessité ».

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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685

et sa réification juridique 40 ne paraît guère convaincant. Pourquoi ? Parce


que, d’une part, on oublie alors que l’humanité de l’esclave et sa réification
sont impliquées conjointement par le statut servile lui-même. Et d’autre part,
parce que le rapport théorique entre humanité et personnalité juridique à
l’époque du code noir n’est pas celui du droit contemporain 41.

L’esclave comme être humain objet de propriété…

Lorsque l’on dénonce le code noir comme une négation juridique de


l’humanité de l’esclave, on oublie que le statut servile implique fondamen-
talement cette humanité, et que la réification juridique n’est qu’une fiction
inhérente à ce statut même.
Car enfin, l’esclave n’est-il pas par définition un homme (homo servilis),
et n’est-ce pas précisément cette qualité humaine qui lui octroie une valeur
économique importante dans un mode de production esclavagiste ? C’est
bien ce que Claude Meillassoux nous rappelle dans son Anthropologie de
l’esclavage 42.
Nous avons vu que l’on retrouve dans le code noir cette prise en considé-
ration de l’humanité de l’esclave, à travers notamment sa capacité à raison-
ner, à prendre des initiatives. Une chose, un objet ou même un animal
pourraient-ils vendre des produits au marché ou de manière ambulante,
ou, plus encore, gérer un « négoce » et « tenir boutique » pour le compte du
maître, comme le permettent les articles 19 et 29 ? Par ailleurs, les articles
du code menaçant l’esclave de sanctions ne s’adressent-ils pas non seule-
ment à la raison, mais à la capacité de l’esclave à concevoir les notions
d’obéissance et de devoir, comme l’indiquait Claude Meillassoux ?
Cependant, cet auteur semble ne pas voir que le droit lui-même n’a
jamais fondamentalement nié l’humanité de l’esclave, au-delà de sa réifica-
tion en tant qu’objet de propriété, et qu’il a toujours pris en compte cette
40. Sala-Molins (L.), Le Code noir…, op. cit., p. 25 sq. ; Histoire et civilisation de la Caraïbe, op. cit.,
I, p. 309 et 311. Voir aussi supra note 6.
41. On reprend ici, en les exposant différemment, les fruits d’une réflexion personnelle entamée dans
« Personne et discrimination : approche juridique et théorique », dans Mercat M. (dir.), Personne
et discrimination. Perspectives historiques et comparées, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2006,
p. 15-50. Réflexion approfondie en ce qui concerne l’esclave dans « Homo servilis. Un être humain
sans personnalité juridique : réflexion sur le statut de l’esclave dans le code noir », à paraître en
2010 dans les actes du colloque « Esclavage et droit » (Douai, 20 décembre 2006), Artois Université
Presses, ainsi que dans « Le problème de l’humanité de l’esclave dans le code noir et la législation
postérieure : pour une approche nouvelle », Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer français,
n° 4, PUAM, 2008 (à paraître).
42. Meillassoux C., Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et d’argent, PUF, coll. Pratiques
théoriques, 1986, p. 9-10. Ouvrage publié un an avant l’étude de Louis Sala-Molins, et dans la
même collection, mais qui, malheureusement, n’a pas connu le même succès auprès du grand
public et de l’opinion dominante. Voir dans le même sens Petré-Grenouilleau O., op. cit.,
p. 55-56, citant ce passage de C. Meillassoux et en ajoutant : « Si l’esclave n’était pas et ne restait
pas un homme, il ne serait que peu d’utilité pour son maître », et Bigot G., entrée « Esclavage »
dans le Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., not. p. 641.

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humanité réelle dans l’appréhension juridique de l’esclavage. Ainsi Jean


Gaudemet nous rappelle-t-il que :
« L’esclave est un être humain. Le droit ne peut l’ignorer, alors même
qu’il lui refuse l’octroi de prérogatives juridiques. Être humain, l’esclave est
doué d’une vie affective. Il a une activité économique, des possibilités de
travail, manuel ou intellectuel, que son maître sait utiliser et que le droit
doit prendre en compte 43. »
Le droit romain nous l’indiquait déjà : la réduction juridique de l’esclave
à une res ne lui enlevait pas sa qualité humaine 44. Gaïus, par exemple, recon-
naissait que les esclaves sont des homines, et traitait en conséquence de leur
statut dans le livre premier des Institutes, consacré aux « Personnes » (dont
la summa divisio réside d’ailleurs dans la distinction des humains libres et
non libres), et non dans le second, traitant des « choses » (Institutes, I, 9) 45.
Le code noir va d’ailleurs plus loin que le droit romain dans la reconnais-
sance de l’humanité de l’esclave, notamment en l’intégrant pleinement (et
au besoin contre la mauvaise volonté du maître) à la vie spirituelle et à la
religion commune, ce qui ne pourrait se concevoir d’un animal ou d’une
chose. Dans le même sens, l’accès des esclaves au mariage dans le code
noir implique la reconnaissance de leur humanité, car il serait absurde de
procéder au mariage de choses, d’objets ou d’animaux, a fortiori lorsqu’un
esclave épouse une personne de condition libre, ainsi que les articles 9 et 13
du code le lui permettent.
On comprend dès lors que la réification juridique de l’esclave ne peut
être que fictive et partielle. Elle n’intervient en réalité que dans l’appréhen-
sion de la valeur économique de l’esclave, dont la caractéristique juridique
principale est en effet d’être un homme objet de propriété, ce qui le fait
entrer dans la catégorie juridique des biens, lui confère une valeur patri-
moniale, et rend juridiquement possibles à son égard des actes juridiques
d’acquisition, d’aliénation ou d’héritage par exemple. Au-delà de son utilité
économique pratique, rappelée par Claude Meillassoux, la valeur de l’esclave
dans un système esclavagiste réside d’ailleurs précisément en cette objecti-
vation juridique, en cette patrimonialisation. C’est l’idée que le sociologue
américain Talcott Parsons met en avant lorsqu’il explique, dans une formule
heuristique, que la valeur d’un esclave en tant que propriété réside dans le

43. Gaudemet J., « Membrum, persona, status », Studia et Documenta Historiae et Iuris, 1995, n° lxi,
p. 2.
44. La res romaine est d’ailleurs une notion juridique, qui n’implique pas forcément l’existence d’une
chose matérielle. C’est donc une fiction qui peut s’appliquer à un être humain le cas échéant.
45. Gaudemet J., ibid., ainsi que l’édifiante synthèse de Deroussin D., « Personne, chose, corps »,
dans Le corps et ses représentations, Dockès E. et Lhuilier G. (dir.), Litec, Credimi, vol. 1, 2001,
p. 79-146. Voir aussi Baud J.-P., dans L’affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps,
Le Seuil, 1993, p. 77 sq., qui insiste sur la distinction personne/corps en indiquant que c’est
seulement le corps de l’esclave qui fait l’objet d’une réification juridique.

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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685

fait qu’il est un être humain, mais que sa valeur en tant qu’être humain tient
au statut (juridique) servile faisant de lui une propriété 46.
Ceci étant, comment expliquer que cette coexistence de l’humanité et
de la réification juridique soit cohérente du regard du droit de l’époque,
alors qu’elle ne l’est plus à l’égard du droit contemporain ?

…et dépourvu de personnalité juridique propre

Ici, c’est la notion de personne juridique qui donne la clé du problème.


En effet, cette notion n’a pas encore acquis, à l’époque du code noir, son
sens actuel d’attribut naturel et universel de tout être humain, que tout
système juridique se doit de transcrire dans la législation positive, afin de lui
permettre de jouer un rôle d’acteur sur la scène juridique, de sujet de droit,
à qui on peut imputer aussi bien des droits subjectifs que des obligations
juridiques (et pour ce faire lui reconnaître un patrimoine propre), aussi bien
une liberté juridique d’agir qu’une responsabilité juridique personnelle.
La conception actuelle de la personnalité juridique en tant qu’essen-
tiellement liée à l’humanité, et donc où l’esclavage déshumanise forcément
l’être humain, est emblématiquement annoncée par Jean-Jacques Rousseau,
notamment dans le Contrat social :
« Ainsi, de quelque sens qu’on envisage les choses, le droit d’esclav[ag]e
est nul, non seulement parce qu’il est illégitime, mais parce qu’il est absurde
et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils
s’excluent mutuellement. Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité
d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs […]. Une telle
renonciation est incompatible avec la nature de l’homme 47. »
Cette conception fut ensuite juridiquement consacrée dans le droit
contemporain, depuis la déclaration des droits de l’homme de 1789, spécia-
lement en son article 1er (« Les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droit ») 48, jusqu’à la déclaration universelle de 1948, qui est plus
claire encore sur la question, spécialement en ces articles 4 (« Nul ne sera
46. Cité par Petré-Grenouilleau O., op. cit., p. 56. Parsons utilise semble-t-il le terme de « personne »,
que nous avons écarté pour la clarté de la démonstration. V. aussi Hesse Ph.-J., « Le code noir… »,
loc. cit., p. 190-191 : « Pour que le système économique de production esclavagiste puisse fonction-
ner, il faut que l’aspect humain [de l’esclave] disparaisse derrière l’aspect économique, la valeur
travail de l’esclave. Pour cela, il faut qu’il soit une chose. »
47. Du Contrat social, livre I, chap. iv : « De l’esclavage ». On retrouve ici les formules de
L. Sala-Molins, et la cohérence intellectuelle tant de la « monstruosité juridique » qu’il perçoit dans
la codification (ou tout simplement la reconnaissance légale de l’esclavage) que de l’inéluctable (et
insupportable) « chosification » de l’homme réduit en servitude (v. supra notes 3 et 4), puisqu’en
effet, comme l’affirme Rousseau, sa nature humaine est alors niée…
48. Gaudemet J., « Membrum, persona, status », loc. cit., p. 14, écrit que la déclaration de 1789 est
bien le « moment décisif » à cet égard (c’est-à-dire « dans la reconnaissance à tout individu de la
qualité de personne »). Mais le lien entre l’humanité et la personnalité juridique, en passant par le
concept intermédiaire de la « personne humaine », est encore plus net dans la déclaration universelle
des droits de l’homme de 1948.

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tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite sont interdits sous


toutes les formes ») et 6 (« Chacun à le droit à la reconnaissance en tous
lieux de sa personnalité juridique »).
Une telle philosophie juridique, qui renverse le rapport de force entre droit
naturel et droit civil 49, exclut donc toute réduction en esclavage, en tant
qu’inconcevable atteinte, non pas seulement envers l’humanité (envisagée
d’un point de vue moral), mais à l’égard de la personnalité juridique propre
à chaque être humain. Ce que rappela le décret d’abolition du 27 avril 1848
en déclarant que « l’esclavage est un attentat contre la dignité humaine »,
et, « qu’en détruisant le principe du libre-arbitre de l’homme, il supprime
le principe naturel du droit et du devoir. »
Dès lors, il serait en effet à la fois « monstrueux » et contradictoire
de voir coexister dans un même texte de loi l’humanité et la réification
juridique d’un être humain/personne juridique, et l’on pourrait en effet
dire qu’il s’agit de « non droit érigé en droit ». C’est précisément le regard
que porte l’opinion dominante sur le code noir. Cependant, ce n’est pas
cette conception moderne de l’humanité et de la personnalité qui règne sur
l’esprit et la lettre de l’édit de 1685, qui reste un texte juridique du xviie et
non du xviiie ou du xxe siècles. C’est bien plutôt l’artificialité de la persona
romaine, en tant qu’attribut octroyé aux individus par le droit objectif et
selon des proportions variables, entraînant des capacités juridiques diffé-
rentes, qui imprègne la culture et le système juridiques français d’alors 50.
Or, dans cette perspective, l’esclavage n’est pas en soi contradictoire au
regard du droit, puisque l’humanité est alors juridiquement disjointe de
la personnalité juridique. Outre Jean Gaudemet et David Deroussin, Jean
Carbonnier avait également fait ce constat, notant qu’au-delà de la « person-
nalité » – c’est-à-dire au-delà de « l’artifice du droit » – se cachait l’irréduc-
tible humanité de l’esclave :
49. Les jurisconsultes romains, et même français de l’ancien droit, ne niaient pas, en effet, que les
hommes étaient libres et égaux au regard du droit naturel. Ce dernier était seulement subordonné
au droit positif (droit des gens ou droit civil), qui n’était pas tenu de respecter ces principes. Voir
ainsi l’ordonnance du duc de Penthièvre de 1762 précitée, où l’esclavage est bien présenté comme
un « droit odieux et contraire à la loi divine et naturelle », mais dont l’existence dans les colonies est
justifiée par la « nécessité » et surtout par la décision politique et juridique des monarques français
depuis Louis XIII.
50. Gaudemet J., ibid. ; Deroussin D., loc. cit., p. 95. Spécialement chez Domat, qui, dans les Loix
civiles dans leur ordre naturel (1689), ouvrage parfaitement contemporain du code noir de 1685,
part d’un droit naturel commun à tous les « hommes », mais réserve le mot « personne » à l’« état »,
à la capacité juridique attribuée par le droit objectif (civil en l’occurrence) à chaque individu selon
son rang et sa position dans la société. De même plus tard chez Pothier, dans le Traité des personnes
et des choses (rééd. Dupin de 1827, titre premier, section IV), ainsi que dans le Traité du contrat
d’assurance (rééd. Estrangin de 1810, chap. i, section 2, art. 1, § 2, n° 28), qui réserve le terme de
« personne » aux « hommes libres », dotés d’un état civil et d’un patrimoine (ce qui inclut les serfs),
et accepte l’idée que les « nègres » (comme les esclaves romains) soient juridiquement envisagés
comme « des choses qui sont dans le commerce ». Voir aussi Richer, dans son Traité de la mort
civile (éd. Ganeau de 1755, not. Partie première, chap. ii), qui distingue encore, à partir du droit
romain, la personnalité juridique (qui disparaît) de l’humanité (qui subsiste) du mort civil, ce
dernier restant, comme l’esclave, un être humain aux yeux du ius naturale.

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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685

« La personnalité est définie par le droit […]. Mais enlevez persona, homo
tient bon. Hominum causa omne jus constituum ; superbe est cet aphorisme
d’Hermogénien, au Digeste (1, 5, 2), et l’on aurait tort de le taxer d’hypo-
crisie sous prétexte qu’il s’inscrit dans un titre, De statu hominum, où les
esclaves sont englobés, où l’esclavage est institutionnalisé. Ce qu’il faut bien
plutôt en retenir, c’est ce qui est sous-jacent, cette qualité d’homme reconnue
à l’esclave, qui fera plus tard exploser l’esclavage 51. »
Par conséquent, on peut affirmer que, dans le code noir, l’esclave est
bien un être humain, mais que cette humanité ne s’exprime pas sous la
forme d’une personnalité juridique propre. Celle-ci ne s’acquiert en effet
qu’au moment de l’affranchissement. C’est donc la liberté, et non l’huma-
nité, qui constitue le critère de la personnalisation juridique 52. Dès lors,
l’ancien esclave devient une « personne 53 » comme les autres hommes libres,
et acquiert par la même occasion la naturalisation française et la qualité
de sujet du Roi de France 54. À vrai dire, l’esclave dans le code noir est
ponctuellement personnalisé, et devient donc un acteur juridique, un sujet
de droit, lorsque le droit objectif le décide 55, même si sa capacité juridique
reste alors le plus souvent comparable à celle d’un mineur, puisque l’esclave
est juridiquement soumis à la volonté de son maître. Ainsi, en matière de
mariage, c’est en tant que personae que les futurs époux échangent librement
leur consentement 56, selon les mêmes formalités que celles applicables au
mariage des personnes de condition libre, sauf le consentement du maître
(art. 10) 57. Jean Carbonnier a pu souligner en ce sens que l’esclave avait

51. Carbonnier J., « Être ou ne pas être. Sur les traces du non-sujet de droit » (1989), dans Flexible
droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, éd. 2001, p. 245.
52. L’art. 59 prévoit en effet que l’affranchissement produira au profit de son bénéficiaire « les mêmes
effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets », tant pour sa « personne »
que pour ses « biens ». L’affranchi, devenu « personne » juridique, peut en effet dorénavant détenir
des « biens » et donc un patrimoine, à la différence de l’esclave.
53. Hormis les « personnalisations » ponctuelles et partielles évoquées plus bas, le code n’utilise
d’ailleurs jamais le terme de « personne » pour désigner l’esclave, mais l’emploie expressément
pour désigner l’affranchi, qui accède en effet pleinement à une vie juridique autonome (v. les
art. 58 et 59).
54. Par opposition, l’esclave semble donc rester juridiquement un étranger dans les colonies françaises,
bien que soumis évidemment au pouvoir royal (v. l’art. 57 a contrario).
55. Deroussin D., loc. cit., p. 83 et 85, rapporte en ce sens l’explication donnée par Demengeat dans
son Cours élémentaire de droit romain (t. I, 1866, p. 140 sq.) selon laquelle si l’esclave peut figurer
dans un acte juridique comme objet, il peut également y figurer comme sujet, comme acteur (et
donc comme persona, même si celle-ci est empruntée à celle du maître), en tant qu’acheteur par
exemple. L’esclave peut donc être, selon les circonstances, res ou persona (une persona cependant
ponctuelle et non propre et générale), selon la fonction qui est la sienne dans l’ordre juridique et le
rapport juridique considéré.
56. Rappelons que l’art. 11 défend aux maîtres de contraindre leurs esclaves au mariage.
57. Le code semble ici distinguer entre les « personnes libres » et les « personnes » serviles, ces dernières
ne connaissant pas de majorité nuptiale, puisque le consentement du maître au mariage servile
reste exigé à tout âge.

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JEAN-FRANçOIS NIORT

acquis dans le code noir une « personnalité de droit religieux, sinon de droit
canonique 58 ».
De même en matière pénale, où c’est non seulement en tant qu’être
humain doué de raison et de sens du devoir, mais aussi en tant que persona,
acteur au moins passif sur la scène du droit – ici judiciaire – que l’esclave
répond des crimes qui lui sont imputés (art. 32) 59. Cette personnalisation
juridique ira d’ailleurs croissant au fil de l’évolution du droit français de
l’esclavage 60. Elle n’est cependant pas générale, et ne peut l’être, puisqu’il est
de l’essence même de l’esclave de pouvoir être juridiquement réifié. Réifié
non seulement dans sa pure patrimonialité (qui le rend apte à être vendu,
acheté, loué ou hérité), mais aussi dans son absence de patrimoine propre,
son interdiction d’agir en justice ou de commercer, et plus généralement
d’exercer des actes juridiques sans la permission et la représentation de son
maître.
Il faut rappeler ici en effet que l’esclave n’a pas de patrimoine propre :
tout ce qu’il possède, et même ce qui lui « vient par industrie ou par la
libéralité d’autres personnes [que son maître] ou autrement à quelque
titre que ce soit », est considéré comme « acquis en pleine propriété » à
son maître, sans qu’aucun membre (même libre) de la famille servile « ne
puisse rien prétendre par succession, dispositions entre vifs ou à cause
de mort, lesquelles dispositions nous déclarons nulles […] comme étant
faites par des gens incapables de disposer et contracter de leur propre chef »
(art. 28). Cette non-personnalité juridique propre explique également
l’absence d’état civil, ainsi que de capacité d’ester en justice de l’esclave,
tant au civil qu’au pénal, l’homo servilis devant toujours ici être représenté
par son maître (art. 31) 61, un maître qui également répond de son esclave,
puisqu’il est tenu de réparer les dommages causés par lui (art. 37) 62. Mais
inversement, c’est parfois l’esclave, avec l’accord de son maître, qui pourra

58. Carbonnier J., « Scolie sur le non sujet de droit. L’esclavage sous le régime du code civil » (1957),
repris dans Flexible droit, op. cit., p. 251.
59. Ici aussi le code procède à la même distinction (« selon les mêmes formalités que les personnes
libres »), de même que dans l’art. 34, qui punit les excès et voies de fait commis par les esclaves
sur les « personnes libres ». Cependant, hormis ces exceptions, le terme de « personne » n’est jamais
employé pour qualifier l’esclave, et l’expression « personne libre », alors redondante, n’est pas
davantage utilisée.
60. Ce qui fera dire à J. Carbonnier, dans sa « Scolie » précitée (p. 253), avoir après pris acte des progrès
opérés par la législation et la jurisprudence au profit de sa condition juridique sous la monarchie
de Juillet notamment en droit civil (v. sur ce point infra note 63), que « l’esclave, s’il est un bien,
est en même temps une personne, quelque malaisée que soit la synthèse des deux propositions ».
61. L’art. 31 prévoit en effet (même si celle-ci en matière civile n’est pas mentionnée – à tort selon
nous – dans plusieurs éditions anciennes y compris celle de Prault) la faculté pour les maîtres
« d’agir et de défendre en matière civile, et de poursuivre en matière criminelle la réparation des
outrages et excès qui auront été commis contre leurs esclaves ». Voir supra, note 9, sur le problème
des variations entre les versions de l’édit.
62. « Seront tenus les maîtres en cas de vol ou autrement, des dommages causés par leurs esclaves, outre
la peine corporelle des esclaves, de réparer les torts en leur nom, s’ils n’aiment mieux abandonner
l’esclave à celui auquel le tort a été fait. »

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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685

représenter ce dernier dans la vie juridique civile ou commerciale (art. 29 et


30 a contrario), ou incarner sa persona en tant qu’exécuteur testamentaire
par exemple (art. 56). Autant de fictions juridiques, pratiquées depuis le
droit romain, prenant en compte des réalités concrètes mais les traduisant
de manière déformée dans le langage du droit, et que l’on retrouve dans
l’édit de 1685.
ɰ
Voilà pourquoi les visages juridiques de l’esclave sont divers et multiples
dans le code noir 63. Il faut donc se résigner à cette complexité de l’anthro-
pologie et du statut juridique de l’esclave – qui était déjà celle du droit
romain –, et ne pas forcément vouloir y trouver à tout prix de la « contra-
diction ». Voilà aussi pourquoi, même si aujourd’hui nous avons du mal
à l’entendre, et que cela nous fait peut-être du mal de l’entendre, on peut
affirmer que le code noir, appréhendé de manière à la fois historique et
juridique, ne livre pas de l’esclave un statut juridiquement incohérent 64.
Ce qui n’enlève rien à son caractère odieux et monstrueux tant sur le plan
moral et philosophique, qu’au regard du droit naturel 65. Ce qui permet en
outre de mieux mettre en perspective l’édit de 1685 par rapport à la législa-
tion postérieure, replaçant ainsi ce texte certes symbolique dans l’ensemble
d’un droit français de l’esclavage beaucoup plus vaste et diversifié, et qui
reste encore aujourd’hui en partie inexploré 66.

63. Rappelons à nouveau que nous avons borné notre propos à l’édit de 1685. L’évolution juridique
postérieure modifiera les perspectives. Elle se caractérise d’abord par une tendance à la racialisa-
tion et à la ségrégation législatives au xviiie siècle, y compris à l’égard des affranchis et de leurs
descendants : Niort J.-F., « La condition des libres de couleur aux Îles du Vent, xviiie-xixe siècles :
ressources et limites d’un système ségrégationniste », Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer
français, n° 2, 2004, p. 61-119. Puis par une tendance à la personnalisation juridique de l’esclave au
xixe siècle : Niort J.-F., « Le problème de l’humanité de l’esclave dans le Code noir et la législation
postérieure… », loc. cit. ; Charlin F., « La condition juridique de l’esclave sous la monarchie de
Juillet », à paraître dans la revue Droits, n° 50/51.
64. Voir dans le même sens deux thèses récentes et remarquables d’histoire du droit : Richard J.,
L’esclavage des Noirs : discours juridique et politique français de l’Ancien Régime à la Révolution
(1685-1794), Aix-Marseille III, mars 2009 ; Charlin F., Homo servilis. Contribution à l’étude
de la condition juridique de l’esclave dans les colonies françaises (1635-1848), Grenoble II,
décembre 2009.
65. Voir plus haut, spécialement note 49, où est rappelée la contradiction entre la réduction en servi-
tude et la liberté naturelle.
66. Même si les deux thèses précitées viennent de réaliser un apport substantiel en ce sens. Voir
Niort J.-F., « Les chantiers de l’histoire du droit français de l’esclavage », à paraître dans un
numéro spécial de la revue européenne en ligne d’histoire du droit clio@themis consacré aux
« chantiers de l’histoire du droit colonial ».

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Les auteurs

Jacques Annequin, maître de conférences honoraire en histoire grecque de l’uni-


versité de Besançon, est l’auteur de nombreux travaux sur l’esclavage antique et
joue un rôle important au sein du GIREA (groupe de recherches européen sur
l’esclavage antique).
Maurice Bazemo est maître de conférences à l’université de Ouagadougou. Il est
notamment l’auteur de Esclaves et esclavage dans les anciens pays du Burkina Faso,
Paris, l’Harmattan, 2007.
Antonio Gonzales, professeur d’histoire romaine à l’université de Besançon, est
directeur de la revue Dialogues d’histoire ancienne.
Olivier Grenouilleau est inspecteur général de l’Éducation nationale, membre
du centre Roland-Mousnier (Paris-IV Sorbonne) et de l’Academia Europaea. Il a
écrit ou dirigé plus d’une douzaine d’ouvrages sur l’histoire des idées, du négoce
maritime, de la traite et de l’esclavage, dont Les traites négrières. Essai d’histoire
globale (Paris, Gallimard, 2004) et le Dictionnaire des esclavages (Paris, Larousse,
2010).
Bernard Grunberg est professeur d’histoire moderne à l’université de Reims.
Claude Mossé est professeure émérite d’histoire grecque de l’université Paris VIII.
Elle est l’auteur d’un nombre considérable de travaux sur l’esclavage antique, la
démocratie athénienne et la colonisation grecque.
Jean-François Niort est historien du droit et des institutions à l’université des
Antilles et de la Guyane. Travaillant sur le statut des libres de couleur, le code noir
et le rétablissement de l’esclavage en 1802, il prépare la publication d’un recueil
complet des textes juridiques français sur la traite et l’esclavage.
Frédéric Régent est maître de conférences à l’université Paris-I Sorbonne, a notam-
ment publié La France et ses esclaves, de la colonisation aux abolitions, 1620-1848,
Paris, Grasset, 2007.
Youval Rotman, ancien maître de conférences à Yale (USA), en poste à l’uni-
versité de Tel Aviv, au département d’histoire juive, est notamment l’auteur de
Les esclaves et l’esclavage. De la Méditerranée antique à la Méditerranée médiévale
(VIe-XIe siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2004.

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ESCLAVES

Jean-Pierre Tardieu est professeur de civilisation hispanique à l’université de la


Réunion, membre du centre de recherches sur l’Amérique coloniale de l’université
Paris-III Sorbonne Nouvelle, de la chaire Unesco Africania de l’université d’Alcala
de Henares (Espagne) et de l’Institut des hautes études Iva Agüero de Lima.
Alain Testart est directeur de recherche au CNRS, membre du laboratoire
d’anthropologie sociale du Collège de France. Il est l’auteur de nombreux travaux
sur les Aborigènes australiens, les chasseurs-cueilleurs, les rites et les croyances,
l’esclavage et la monnaie primitive.
Bertrand Van Ruymbeke, professeur de civilisation anglo-saxonne à l’université
Paris VIII, a notamment coordonné Les Huguenots et l’Atlantique, Paris, PUPS,
2009.

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Index

A Barbade (la) : 29, 187, 190, 191, 192


Afrique du Nord : 14, 32, 110, 162 Beecher Stowe (Harriet) : 101
Afrique noire : 9, 11, 14, 15, 18, 20, 22, Binger (Louis) : 55
27, 125, 163 Brésil : 10, 16, 27, 30, 34, 179, 187, 189
Albornoz (Bartolomé de) : 168 Burkina : 57
Alphonse X : 161, 162, 164, 175, 182 Burkina Faso : 22, 32, 53-64, 61-64
Ambroise : 108 Byzance (Byzantin) : 19, 29, 87, 102, 103,
Amérique britannique : 189, 191 104, 106, 109, 111, 137
Amérique coloniale : 7, 9, 11, 16, 19, 22,
25, 28, 31, 32, 34, 35 C
Amérique espagnole : 30, 141, 160, 182 Ca’ da Mosto (Alvise) : 163
Antilles : 14, 16, 30, 35, 141, 143, 145, Caire (Le) : 136, 137
153, 180, 186, 187, 190, 192, 193, 197, Caraïbes : 9, 10, 30, 34, 143, 198
198, 200, 205, 216, 219, 223, 225, 227 Caroline du Sud : 185, 186, 187, 188, 190,
Anyi : 11 191, 192, 193, 194
AOF : 59, 60, 61 Cartwright (S.) : 28
Apulée : 14, 18, 39, 40, 41, 42, 43, 45, 46, Castille : 142, 143, 149, 151, 154, 158,
48, 49, 50, 51, 52 160, 161, 162, 163, 169
Arginuses : 97, 98 Caton : 68, 79
Aristophane : 86, 88, 89, 90, 91, 92, 97 Caucase : 34
Aristote : 10, 12, 13, 17, 27, 32, 65, 66, Cham : 32, 148
69, 71, 72, 80, 83, 86, 97, 98, 108 Charles Quint : 143, 145
Artémidore de Daldis : 41 Chéronée : 90, 97
Ashanti : 129, 130 Chesapeake : 187, 188, 194
Asiatique (monde) : 75 Chine : 9, 10, 18, 34, 122, 123
Asie : 67, 87, 88, 104, 116, 118, 134, 136 Cicéron : 72, 73, 76, 79, 82
Athènes : 9, 16, 17, 20, 23, 29, 79, 85, 86, Circassien(ne) : 134
87, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 98, Colbert : 12
99, 104 Colombie : 146, 160, 171, 172
Augustin (saint) : 49, 50, 72, 108 Constantinople : 50, 106, 136
Australie : 12 Cordoue : 110, 162
Cortès (Hernan) : 179
B Cuba : 14, 34, 143, 161, 172, 179, 180,
Babylone : 10, 28 181, 182, 183
Bagdad : 135, 136 Côte nord-ouest (Indiens de la… de l’Amé-
Bahrein : 125 rique) : 18, 25, 31, 118, 119, 120, 121,
Balkans : 34 122, 123, 124, 130
Bambara : 129, 130

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ESCLAVES

D I
Damas : 133 Inde : 34, 135
Démétrios de Phalère : 86 Indiens : 25, 30, 31, 124, 143, 145, 146,
Démosthène : 85, 88, 90, 91, 92, 95, 97 149, 154, 155, 156, 157, 159, 160, 169,
Denys d’Halicarnasse : 90 186
Dion Chrysostome : 70
Douglass (Frederick) : 24, 101 J
Du Tertre (Jean-Baptiste) : 198, 200, 203, Jean Chrysostome : 108
204, 210, 216 Justinien : 29, 102, 111, 142

E K
Égypte : 10, 11, 88 Kairouan : 110
Equiano (Olaudah) : 24 Khaldoun (Ibn) : 132
Espagne : 110, 119, 142, 143, 144, 145, Koweit : 125
149, 154, 161, 164, 169, 174, 180
États-Unis : 10, 34, 101, 180, 185, 186, L
187, 193, 195, 205 Labat : 204
Las Casas (Bartolomé de) : 143, 169
F Laurion : 93, 96
Felice (Guillaume de) : 11 Louis XIV : 29
France : 8, 11, 25, 33, 96, 98, 119, 186, Lucain : 70
197, 198, 199, 200, 201, 203, 209, 216, Lyela : 54, 56, 57
217, 219, 220, 221, 223, 226, 232, 237 Lysias : 89, 90, 92, 96

G M
Gaius : 16, 71, 113 Maghreb : 126, 135, 162
Garamantes : 10 Malouet : 199, 203, 208, 214, 220
Géorgie : 187, 188, 191, 192, 193 Mamelouk : 136
Gobineau (Joseph Arthur) : 206 Maryland : 187, 188, 192
Grèce : 9, 11, 24, 35, 52, 87, 96, 104, 115, Mauritanie : 33
117, 118 Méditerranée : 12, 102, 104, 110, 112
Guadeloupe : 197, 198, 200, 201, 202, 204, Mégare : 96
207, 210, 211, 212, 214, 217, 218, 221, Mehmet Ali : 137
223, 226, 227 Mercado (Thomas de) : 144, 168
Gurunsi : 54, 55 Mer Noire : 87, 88
Mésopotamie : 28, 103
H Mexique : 143, 146, 151, 155, 172, 174
Hammourabi : 28 Molina (Luis de) : 144, 167, 169
Han : 18, 122, 123 Moreau de Saint-Méry : 210
Haratins : 33 Mossi : 32, 54, 55, 57, 59, 61, 127, 130
Hébreux : 10 Musulman (monde) : 14, 18, 20, 34, 103,
Henri le Navigateur : 163 148, 162
Hérodote : 10, 88
Hilotes : 21, 99 N
Homère : 116 Nasir al-Din Tusi : 11
Néron : 67, 68, 75, 77, 78, 81, 83
New Jersey : 189, 192, 194
New York : 7, 17, 87, 117, 185, 187, 188,
189, 190, 192, 193, 194

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INDEX

Nicolas V : 142 Sandoval (Alonso) : 144, 169, 171


Nouvelle-Angleterre : 186, 189 Schoelcher : 11
Sécession (guerre de) : 7, 10, 27, 35, 195
O Séjan : 67, 77, 78
Onésime : 108 Sénégal : 60, 125, 211
Ouagadougou : 62 Sénèque : 69, 70, 71, 80, 82
Sicile : 93, 104
P Socrate : 86, 90, 91, 92
Paezon : 67, 77, 78 Solon : 88
Palestine : 10 Soto (Domingo de) : 144, 167, 168
Pasion : 95, 97 Sparte : 21, 95
Paul : 77, 103, 105, 108, 143, 170, 185 Sud (des États-Unis) : 7, 10, 27, 30, 34
Pelleprat (Pierre) : 198, 199, 203, 216 Suétone : 75, 76, 77, 78, 79
Pérou : 145, 146, 151, 160, 168, 172, 173, Suriname : 34
174, 179, 181, 182 Sylla : 76, 79
Perse : 135
Pétrone : 70 T
Peul : 54, 55, 56, 57, 58, 59, 61 Tacite : 69, 78
Phormion : 88, 95, 97 Terre Ferme : 159, 198
Pie II : 142 Théophraste : 66, 69, 86
Platon : 72, 80, 83, 85, 86, 90, 98 Thrace : 88
Pline : 16, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, Thucydide : 85, 86, 88, 93, 96
73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, Titus : 66, 68, 80
83, 84 Trajan : 115
Plutarque : 75, 91 Treize Colonies : 185, 186, 188, 194
Porto Rico : 34, 143, 146, 182
Portugal : 142, 143, 147, 163, 169 V
Poyen de Sainte-Marie : 206, 207, 209, Valladolid : 15
213, 215 Varron : 40, 68, 115
Proche-Orient (Moyen-Orient) : 10, 11, 14, Veracruz : 146, 156
17, 32, 103, 125, 132, 135, 136 Vespasien : 69, 75, 80, 81, 82, 83
Virginie : 29, 33, 186, 187, 188, 190, 192,
R 193, 194
République dominicaine : 34 Vitoria (Francisco de) : 167, 168
Rhode Island : 187, 191 Voltaire : 199, 204, 209
Rome (romain, empire) : 9, 12, 13, 16, 18,
20, 23, 25, 26, 27, 28, 30, 46, 66, 70, W
72, 74, 76, 78, 80, 81, 82, 83, 84, 102, Wisigoths : 28
105, 111, 113, 114, 116, 117, 118, 119,
132, 133, 142, 164, 165, 166, 175, 183, X
207, 215, 221, 225, 229, 230, 234, 236, Xénophon : 81, 85, 86, 87, 90, 91, 93, 97,
237, 239 98
Russie : 31
Z
S Zendjs : 11
Saint-Domingue : 8, 34, 143, 146, 148, Zurara (Gomes Eanes de) : 163, 168
150, 171, 174, 175, 180, 197, 199, 200,
201, 202, 205, 210, 211, 212, 214, 215,
217, 218, 219

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Table des matières

Olivier Grenouilleau
De l’humanité de l’esclave . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Première partie
ParTouT, l’esclave
esT un homme-fronTière
Jacques Annequin
Humanité, animalité et esclavage chez les Anciens
ou de la fiction comme témoignage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Maurice Bazemo
Un Autre que l’on doit donner l’impression d’intégrer :
l’esclave dans les sociétés précoloniales de l’actuel Burkina Faso . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Antonio Gonzales
De la figure paradoxale de l’esclave marchandise.
Compétences et prix de l’esclave chez Pline l’Ancien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Claude Mossé
Du rôle et de l’humanité de l’esclave dans l’Athènes démocratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Youval Rotman
Lorsque le statut de l’homme dépend de la conjoncture politique :
les libres réduits en esclavage dans la réalité et la littérature byzantines . . . . . . . . . . . . 101
Alain Testart
De la fidélité servile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113

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ESCLAVES

Seconde partie
De l’humaniTé De l’esclave
Dans les moDèles esclavagisTes
De l’amérique coloniale
Bernard Grunberg
L’esclave noir dans la législation de l’Amérique espagnole des XVIe et XVIIe siècles . . . 141
Jean-Pierre Tardieu
L’évolution de l’esclavage dans les Amériques espagnoles des XVIe-XIXe siècles . . . . . . . 161

Bertrand Van Ruymbeke


L’introduction des codes esclavagistes
dans les Treize Colonies britanniques (1688-1755) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
Frédéric Régent
De l’humain et de la chose.
Regards des esclavagistes des Antilles françaises sur leurs esclaves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197
Jean-François Niort
L’esclave dans le code noir de 1685 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221

Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241


Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243

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Collection « Histoire »
Dirigée par Frédéric Chauvaud, Florian Mazel et Jacqueline Sainclivier

Dernières parutions
Gabrielle F,
Les prêtres des empereurs. Le culte impérial civique dans la province romaine d’Asie, 2012,
324 p.
Deborah G-J,
Les équivoques du genre. Devenir homme et femme à l’âge romantique, 2012, 374 p.
Jean-Pierre B et Jean-Michel C,
Les collèges du peuple. L’enseignement supérieur et le développement de la scolarisation prolongée
sous la Troisième République, 2012, 546 p.
Laurent B, Philippe H, Pierre K-C et Cédric M (dir.),
S’exprimer en temps de troubles. Conflits, opinion(s) et politisation de la fin du Moyen Âge au
début du XXe siècle, 2012, 380 p.
Martine A, Guy M, Guy S et Laurent V (dir.),
Les villes et le monde. Du Moyen Âge au XXe siècle, 2012, 464 p.
Frédéric C (dir.),
L’ennemie intime. La peur : perceptions, expressions, effets, 2011, 288 p.
Patrick L R,
La toge et les armes. Rome entre Méditerranée et Océan, 2011, 786 p.
Martin A et Catalina G (dir.),
Chevalerie & christianisme aux XIIe et XIIIe siècles, 2011, 326 p.
Laurent B et Philippe H (dir.),
Fortunes urbaines. Élites et richesses dans les villes de l’Ouest à l’époque moderne, 2011, 218 p.
José Á J,
L’idée d’Espagne. La difficile construction d’une identité collective au XIXe siècle, trad. Laurence
Viguié, 2011, 472 p.
François C (dir.),
Histoire et nature. Pour une histoire écologique des sociétés méditerranéennes (Antiquité et Moyen
Âge), 2011, 316 p.
Anne D et Jean-Philippe L (dir.),
Les financiers et la construction de l’État. France, Espagne (XVIIe-XIXe siècle), 2011, 268 p.
Jean K,
La Hongrie des Habsbourg, t. II : De 1790 à 1914, 2011, 406 p.
Denis R,
L’Amérique latine et la France. Acteurs et réseaux d’une relation culturelle, 2011, 436 p.
Isabelle P-P,
La cité à l’épreuve des rois. Le siège de Rhodes par Démétrios Poliorcète (305-304 av. J.-C.),
2011, 410 p.
Guy L,
Paysans et seigneurs en Europe. Une histoire comparée, XVIe-XIXe siècle, 2011, 374 p.
Mathieu S,
Servir le Roi-Soleil. Claude Le Peletier (1631-1711), ministre de Louis XIV, 2011, 418 p.

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Raphaël Morera,
L’assèchement des marais en France au XVIIe siècle, 2011, 266 p .
Jean-Michel Matz et Noël-Yves Tonnerre (dir .),
René d’Anjou (1409-1480). Pouvoirs et gouvernement, 2011, 402 p .
Alain Collomp,
Un médecin des Lumières. Michel Darluc, naturaliste provençal, 2011, 236 p .
Jean-Pierre Leguay,
L’air et le vent au Moyen Âge, 2011, 332 p .
Damien Lorcy,
Sous le régime du sabre. La gendarmerie en Algérie, 1830-1870, 2011, 352 p .
Olivier Le Gouic,
Lyon et la mer au XVIIIe siècle. Connexions atlantiques et commerce colonial, 2011, 386 p .
Santos Juliá,
Manuel Azaña (1880-1940). L’Espagne et la République, 2011, 482 p .
Jérôme Pozzi,
Les mouvements gaullistes. Partis, associations et réseaux, 1958-1976, 2011, 392 p .
Daniel Faget,
Marseille et la mer. Hommes et environnement marin (XVIIIe-XXe siècle), 2011, 396 p .
Stéphane Tison,
Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme (1870-1940), 2011, 424 p .
Nicolas Mathieu,
L’épitaphe et la mémoire. Parenté et identité sociale dans les Gaules et Germanies romaines, 2011,
502 p .
Henri Fernoux,
Le Demos et la Cité. Communautés et assemblées populaires en Asie Mineure à l’époque
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Christian Bougeard,
Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946), 2011, 388 p .
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L’État et l’enseignement privé. L’application de la loi Debré (1959), 2011, 368 p .
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L’aéronautique. Salariés et patrons d’une industrie française, 1928-1950, trad . de Bernard
Mullié, 2011, 430 p .
Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir .),
De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, 2011, 332 p .
Alain Hugon,
Naples insurgée, 1647-1648. De l’événement à la mémoire, 2011, 410 p .
Bruno Curatolo et François Marcot (dir .),
Écrire sous l’Occupation. Du non-consentement à la Résistance, France-Belgique-Pologne, 1940-
1945, 2011, 346 p .
Pierre Ranger,
La France vue d’Irlande. L’histoire du mythe français de Parnell à l’État libre, 2011, 346 p .
Nathalie Barrandon et François Kirbihler (dir .),
Les gouverneurs et les provinciaux sous la République romaine, 2011, 304 p .

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Eric T. Jennings,
À la cure, les coloniaux ! Thermalisme, climatisme et colonisation française, 1830-1962, 2011,
256 p .
John Bell Henneman,
Olivier de Clisson et la société politique française sous les règnes de Charles V et de Charles VI,
traduit de l’anglais par Patrick Galliou, 2011, 352 p .
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Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, 2011, 388 p .
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Une mémoire de papier. Les historiens de village et le culte des petites patries rurales (1830-
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Jimena Paz Obregón Iturra, Luc Capdevila et Nicolas Richard (dir .),
Les indiens des frontières coloniales. Amérique australe, XVIe siècle/temps présent, 2011, 255 p .
Annie Crépin,
Vers l’armée nationale. Les débuts de la conscription en Seine-et-Marne, 1798-1815, 2011,
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Severiano Rojo Hernández,
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Camille Grand-Dewyse,
Émaux de Limoges au temps des guerres de Religion, 2011, 488 p .
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À chacun son Mai ? Le tour de France de mai-juin 1968, 2011, 400 p .
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Le salut par les armes. Noblesse et défense de l’orthodoxie (XIIIe-XVIIe siècle), 2011, 304 p .
Isabelle Le Boulanger,
L’abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle, 2011, 368 p .
Maïté Billoré et Myriam Soria (dir .),
La rumeur au Moyen Âge. Du mépris à la manipulation, Ve-XVe siècle, 2011, 352 p .
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Les justices seigneuriales en Anjou et dans le Maine à la fin du Moyen Âge, 2011, 394 p .
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Le monde de la chasse. Chasser en Anjou au XXe siècle, 2011, 402 p .
Capucine Boidin,
Guerre et métissage au Paraguay, 2001-1767, 2011, 318 p .
Sophie Victorien,
Jeunesses malheureuses, jeunesses dangereuses. L’éducation spécialisée en Seine-Maritime depuis
1945, 2011, 318 p .
Michel Chalopin,
L’enseignement mutuel en Bretagne. Quand les écoliers bretons faisaient la classe, 2011, 264 p .
Patrice Poujade,
Le voisin et le migrant. Hommes et circulations dans les Pyrénées modernes ( XVIe-XIXe siècle),
2011, 372 p .
Jérôme Cambon,
Les trompettes de la République. Harmonies et fanfares en Anjou sous la Troisième République,
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Gérald Gobbi,
Le comte de Falloux, 1811-1886. Entre Église et Monarchie, 2011, 370 p .
Thierry Rentet,
Anne de Montmorency, Grand maître de François Ier, 2011, 434 p .
Philippe Darriulat,
La muse du peuple. Chansons politiques et sociales en France, 1815-1871, 2011, 382 p .
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Histoire sociale du politique. Les villes de l’Ouest atlantique français à l’époque moderne (XVIe-
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Corinne Bonnet, Véronique Krings et Catherine Valenti (dir .),
Connaître l’Antiquité. Individus, réseaux, stratégies du XVIIIe au XXIe siècle, 2011, 274 p .
Daniel Baric, Jacques Le Rider et Drago Roksandić (dir .),
Mémoire et histoire en Europe centrale et orientale, 2010, 360 p .
Madeleine Dupouy,
Les Lamaignère. Une famille de négociants à Bayonne, Nantes, Le Havre, aux Isles (1650-1850),
2011, 216 p .
Myriam Cottias, Laura Downs et Christiane Klapisch-Zuber (dir .)
avec la collaboration de Gérard Jorland,
Le corps, la famille et l’État. Hommage à André Burguière, 2010, 346 p .
Marie-Madeleine de Cevins (dir .),
L’Europe centrale au seuil de la modernité. Mutations sociales, religieuses et culturelles. Autriche,
Bohême, Hongrie et Pologne, fin du XIVe-milieu du XVIe siècle, 2010, 234 p .
Jean-Pierre Allinne et Mathieu Soula (dir .),
Les récidivistes. Représentations et traitements de la récidive, XIXe-XXIe siècle, 2010, 288 p .
Edina Bozoky (dir .),
Saints d’Aquitaine. Missionnaires et pèlerins du haut Moyen Âge, 2010, 236 p .
Yves Krumenacker (dir .) avec la collaboration d’Olivier Christin,
Entre calvinistes et catholiques. Les relations religieuses entre la France et les Pays-Bas du Nord
(XVIe-XVIIIe siècle), 2010, 424 p .
Florian Reynaud,
L’élevage bovin. De l’agronome au paysan (1700-1850), 2010, 344 p .
Marie-Cécile Thoral,
L’émergence du pouvoir local. Le département de l’Isère face à la centralisation (1800-1837),
2010, 384 p .
Pierre-Yves Beaurepaire et Pierrick Pourchasse (dir .),
Les circulations internationales en Europe, années 1680-années 1780, 2010, 504 p .
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Structures et dynamiques religieuses dans les sociétés de l’Occident latin (1179-1449), 2010,
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Sortir de crise. Les mécanismes de résolution de crises politiques (XVIe-XXe siècle), 2010, 246 p .
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Lire en communiste. Les Maisons d’édition du Parti communiste français, 1920-1968, 2010,
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Le tonnerre des exemples. Exempla et médiation culturelle dans l’Occident médiéval, 2010,
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à nos jours, 2010, 190 p .
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L’école laïque pour une République sociale. Controverses pédagogiques et politiques (1900-1914),
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L’enseignement français en Méditerranée. Les missionnaires et l’Alliance israélite universelle,
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Gilles Simon,
Plogoff. L’apprentissage de la mobilisation sociale, 2010, 412 p .
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La caricature au risque des autorités politiques et religieuses, 2010, 204 p .
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Africaines et diplômées à l’époque coloniale (1918-1957), 2010, 346 p .
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En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960, 2010, 396 p .
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Le meeting politique de la délibération à la manifestation (1868-1939), 2010, 328 p .
Pierre Prétou,
Crime et justice en Gascogne à la fin du Moyen Âge, 2010, 368 p .
Monique Chatenet et Pierre-Gilles Girault,
Fastes de cour. Les enjeux d’un voyage princier à Blois en 1501, 2010, 176 p .
François Rouquet,
« Mon cher Collègue et Ami. » L’épuration des universitaires (1940-1953), 2010, 224 p .
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La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen Âge, 2010, 192 p .
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La Ligue en Bretagne. Guerre civile et conflit international (1588-1598), 2010, 576 p .
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Le golfe du Saint-Laurent et le Centre-Ouest français. Histoire d’une relation singulière (XVIIe-
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Claude de Seyssel. Écrire l’histoire, penser le politique en France, à l’aube des temps modernes,
2010, 266 p .
Helen Harden Chenut,
Les ouvrières de la République. Les bonnetières de Troyes sous la Troisième République, 2010,
424 p .
David Do Paço, Mathilde Monge et Laurent Tatarenko (dir .),
Des religions dans la ville. Ressorts et stratégies de coexistence dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles,
2010, 222 p .
Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky (dir .),
1968, entre libération et libéralisation. La grande bifurcation, 2010, 352 p .
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L’Occupation italienne. Sud-Est de la France, juin 1940-septembre 1943, 2010, 440 p .
Joëlle Quaghebeur et Sylvain Soleil (dir .),
Le pouvoir et la foi au Moyen Âge en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest. Mélanges en mémoire
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Philippe Hamon,
L’or des peintres. L’image de l’argent du XVe au XVIIe siècle, 2010, 424 p .
Emmanuel Tronco,
Les carlistes espagnols dans l’Ouest de la France, 1833-1883, 2010, 348 p .
Xavier Bisaro,
Chanter toujours. Plain-chant et religion villageoise dans la France moderne ( XVIe-XIXe siècle),
2010, 248 p .

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Jean-Michel Chapoulie,
L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, 2010, 616 p .
Stéphane Morin,
Trégor, Goëlo, Penthièvre. Le pouvoir des comtes de Bretagne du XIe au XIIIe siècle, 2010, 408 p .
Nicolas Carrier et Fabrice Mouthon,
Paysans des Alpes. Les communautés montagnardes au Moyen Âge, 2010, 418 p .
Philippe Bourdin (dir .),
Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution, 2010, 602 p .
Arlette Gautier,
Les Sœurs de Solitude. Femmes et esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, 2010, 276 p .
Luc Capdevila, Isabelle Combès, Nicolas Richard et Pablo Barbosa,
Les hommes transparents. Indiens et militaires dans la guerre du Chaco (1932-1935), 2010,
250 p .
Alain Berbouche,
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Aude Cassayre,
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Pierre-Antoine Fabre et Catherine Maire (dir .),
Les antijésuites. Discours, figures et lieux de l’antijésuitisme à l’époque moderne, 2010, 644 p .

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H I S T O I R E


Sous la direction de
Olivier Grenouilleau

Esclaves
Une humanité en sursis

C
omment percevait-on l’esclave dans les sociétés esclavagistes,
lorsque l’esclavage était légal et que nombre d’hommes libres
pouvaient risquer d’y être plongés ? C’est à cette question que
les auteurs de ce livre ont tenté de répondre, en confrontant des situa-
tions issues des mondes gréco-romains antiques, d’Afrique noire et du ▼
monde musulman à celles des modèles esclavagistes de l’Amérique
coloniale.
De ces approches diverses à travers le temps et l’espace, entre
histoire, droit et anthropologie, ressortent de grandes différences entre
les sociétés, mais aussi des points de rapprochement. Ainsi, généra-
lement considéré comme une chose et parfois rapproché de l’animal,


par son maître comme par ceux désirant légitimer l’institution escla-
vagiste, l’esclave demeure cependant toujours perçu par eux comme
un homme (en droit comme en fait), et donc comme un être humain
qui, tout en ne cessant jamais totalement d’être ainsi reconnu, peut
être à volonté réduit et/ou assimilé à la condition souhaitée par son
maître. Apparaît ainsi l’une des caractéristiques premières de tout
système esclavagiste : le pouvoir discrétionnaire du « maître » faisant
de l’esclave un homme-frontière, en sursis.

Historien, membre de l’Academia Europaea, Olivier Grenouilleau est l’auteur


de nombreux ouvrages relatifs à l’histoire des traites, des esclavages et des
idées.

En couverture : Le châtiment des quatre piquets, 1843, Marcel Verdier (1817-1858).


Menil Foundation Collection Houston.

9 782753 517981
ISBN 978-2-7535-1798-1
www.pur-editions.fr 18 €

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