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Esclaves Olivier Grenouilleau
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Esclaves
Une humanité en sursis
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782753517981
Nombre de pages : 256
Référence électronique
GRENOUILLEAU, Olivier (dir.). Esclaves : Une humanité en sursis. Nouvelle édition [en ligne]. Rennes :
Presses universitaires de Rennes, 2012 (généré le 05 septembre 2019). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pur/114474>. ISBN : 9782753568600.
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H I S T O I R E
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Sous la direction de
Olivier Grenouilleau
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Esclaves
pouvaient risquer d’y être plongés ? C’est à cette question que
Une humanité en sursis
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monde musulman à celles des modèles esclavagistes de l’Amérique
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être à volonté réduit et/ou assimilé à la condition souhaitée par son
maître. Apparaît ainsi l’une des caractéristiques premières de tout
système esclavagiste : le pouvoir discrétionnaire du « maître » faisant
de l’esclave un homme-frontière, en sursis.
En couverture :
Presses u n i v e r s i ta i r e s d e rennes
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Collection « Histoire »
Dirigée par Frédéric Chauvaud, Florian Mazel et Jacqueline Sainclivier
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Sous la direction
d’Olivier Grenouilleau
Esclaves
Une humanité en sursis
▼
Collection « Histoire »
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© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
UHB Rennes 2 – Campus de La Harpe
2, rue du doyen Denis-Leroy
35044 Rennes Cedex
www.pur-editions.fr
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De l’humanité de l’esclave
Olivier Grenouilleau
1. Thèse prenant le contre-pied d’une interprétation plus ancienne, également manichéenne, mettant
en scène, derrière l’abolitionnisme occidental, les seules vertus de la religion et de la philanthropie
blanche, anglo-saxonne et protestante. Sur ce débat, voir le récent Emmer P. C., Drescher S.
(éd.), Who Abolished Slavery ?, New York, Berghahn Books, 2010.
2. Erman M., Pétré-Grenouilleau O., Le cri des Africains. Regards sur la rhétorique abolitionniste,
Houilles, Manucius, 2009.
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OLIVIER GRENOUILLEAU
aucun chrétien (ou être civilisé) sincère. » Les chaînes et le fouet « figurent
au centre » du discours, jouant « un rôle clef dans la mobilisation de la
responsabilité morale de chacun face au mal ». Sur ce plan, ajoute l’auteur,
« il y a une correspondance à établir entre la réception des images d’atrocités
subies par le corps de l’esclave et la réception actuelle des images de corps
accablés par la guerre » transmises par les médias : « Ne pas compatir devant
l’image convoquée c’est refuser d’appartenir à l’humanité universelle ;
communauté de morale chrétienne dans le premier cas, communauté des
droits de l’homme dans le second 3. » Insérée dans une filiation chrétienne
ouvrant sur l’idéologie actuelle des droits de l’homme, la tradition léguée
par l’abolitionnisme faisait ainsi de l’esclave l’image même de l’humanité
blessée, de la victime souffrante et implorante. Un phénomène plus récent
joua dans le même sens, à savoir la vague mémorielle et le récent remplace-
ment de la figure du prolétaire exploité par celle de l’esclave et du colonisé 4.
Substitution partielle, néanmoins, la crise économique présente ayant
pour effet de remettre en avant, sinon l’image de l’ouvrier du passé, du
moins celle du salarié exploité, de l’homme entravé et broyé par les chaînes
du capitalisme financier, créatrices de fragilités et destructrices d’emplois.
Facteur à n’en pas douter essentiel si l’on veut comprendre certains amalga-
mes, pourquoi la question de l’esclavage est aujourd’hui plus d’actualité
qu’hier, et pourquoi, par exemple, l’on n’hésite pas à parler de « nouveaux
esclaves », « d’hommes machines », à propos d’ouvriers menacés par les
délocalisations. Dans notre monde où l’esclavage est fort heureusement
(au moins officiellement) unanimement reconnu comme un phénomène
barbare, l’existence des systèmes esclavagistes du passé semble renvoyer à
l’irrationnel et à l’impensable. La tentation est alors grande qui consiste à
juger afin d’éviter d’avoir à analyser ce que l’on ne sait rendre intelligible.
Avec, au final, l’idée que les esclaves du passé ne pouvaient être, pour leurs
maîtres, que des choses, des animaux, ou bien encore des sous-hommes.
Nous voici au cœur d’un problème touchant à la nature même de l’escla-
vage. Par définition, l’esclave est en effet toujours et partout un « Autre » ou
quelqu’un transformé en un « Autre ». Un homme, une femme ou un enfant
devenu la possession 5 d’un maître disposant de la possibilité d’user et d’abu-
3. « Une nouvelle image de l’esclave », partie introductive de Pétré-Grenouilleau O. (dir.), Diction-
naire des esclavages, Paris, Larousse, 2010.
4. « À la place du prolétaire et du colonisé c’est désormais l’esclave qui se dresse au nom des tous les
exploités. Dans les années 1960, les nationalistes québécois brandissaient le “Nègre blanc d’Amérique”
pour libérer les francophones du legs “colonial”. Aujourd’hui, c’est au surgissement de l’esclave de
Saint-Domingue trahi par l’Empereur que se heurte en France la légende napoléonienne. L’immigra-
tion (qui a prolongé en France le poids du prolétariat) et les délocalisations constituent la toile de fond
de la représentation de l’exploitation sous la figure de l’esclave incluant aussi le colonisé. En Occident,
les travailleurs des pays émergents et les immigrants (surtout clandestins) sont perçus comme de
nouveaux esclaves », Jewsiewicki B., op. cit. Voir aussi Pétré-Grenouilleau O., « Les identités
traumatiques. Traites, esclavage, colonisation », Le Débat, 136, septembre-octobre 2005, p. 93-107.
5. Terme que nous préférons à celui, plus typé, de propriété. Sur cette distinction voir notre Histoire
de l’esclavage, Paris, Plon, 2008, p. 52-54.
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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE
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OLIVIER GRENOUILLEAU
nous ferons, cadre national oblige, la part belle aux colonies françaises.
Le cas de l’Amérique continentale ne sera pas oublié, même si le Brésil
(premier État esclavagiste du continent) est ici malheureusement absent,
les immenses possessions espagnoles, ainsi que celles des Britanniques étant
quant à elles intégrées dans l’analyse.
tion qui aurait ensuite augmenté considérablement, P. Lovejoy estimant que plus de la moitié de
la population y aurait été réduite en esclavage à la fin du xixe siècle (Transformations in Slavery,
Cambridge, CUP, 2000). On sait aussi qu’il y avait au moins deux tiers d’esclaves dans la partie
nord de Bornéo dans les années 1880 (W. G. Clarence-Smith, Islam and the Abolition of Slavery,
Londres, Hurst, 2006). Ils composaient 33 % de la population dans le sud des États-Unis avant la
guerre de Sécession (13 % à l’échelle nationale). Au Brésil, les esclaves auraient représenté environ
30 % de la population dans les années 1850 (15,2 % de manière certaine selon le recensement de
1872). Au total, on pourrait ainsi distinguer des zones peu étendues mais à très forte concentra-
tion servile (comme les Caraïbes du xviiie siècle), des espaces plus étendus (Brésil, vieux sud des
États-Unis, Italie romaine, monde des cités grecques, Afrique noire de la fin du xixe siècle…) où la
proportion d’esclaves pouvait être comprise entre 15 et 40, voire 50 % de la population, et, enfin,
des sociétés où l’esclavage en concernait moins de 10 % (Chine ancienne, par exemple). Classifi-
cation sommaire et relative, puisque le pourcentage d’esclaves a pu varier considérablement d’une
période à une autre et d’un territoire à un autre à l’intérieur d’un même ensemble spatial, et que
l’impact de l’esclavage a parfois été relativement important dans des espaces où il n’était pas si élevé
que cela en termes de pourcentage, comme dans le monde russe (sur ces questions, voir l’entrée
« Démographie » du Dictionnaire des esclavages, op. cit.).
7. « Si donc la nature ne fait rien sans but ni en vain, il faut admettre que c’est pour l’homme que la
nature a fait tout ceci. Il suit de là que l’art de la guerre est, en un sens, un mode naturel d’acqui-
sition (l’art de la chasse en est une partie) et doit se pratiquer à la fois contre les bêtes sauvages et
contre les hommes, qui, nés pour obéir, s’y refusent, car cette guerre là est par nature conforme au
droit » (Politique).
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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE
Angles et les Saxons du Moyen Âge, celui qui est devenu esclave à cause
d’une famine place sa tête dans les mains de son maître duquel il reçoit une
serpe ou, ce qui est particulièrement révélateur, un collier à bœuf. Lors de
la traite négrière atlantique, les esclaves sont généralement marqués sur les
côtes d’Afrique, avant même d’être déportés vers les Amériques. Autant de
signes rapprochant les esclaves du bétail.
Ne se limitant nullement au processus d’asservissement (capture et entrée
dans la société de son maître), l’assimilation avec l’animal se remarque aussi
à travers la terminologie utilisée afin de qualifier l’esclave et, plus générale-
ment encore, dans le discours esclavagiste. En Grèce ancienne, l’esclave, ou
« homme à pattes » (andrapodon), reste ainsi voisin de l’animal (tétrapodon).
Hommes et bêtes sont alors vendus au marché, avec des clauses restrictives
en partie semblables. En Égypte ptolémaïque, des contrats dans lesquels un
jeune esclave est confié à une nourrice prévoient qu’en cas de décès avant
le terme fixé il devra être remplacé par un autre, exactement comme dans
les contrats concernant des animaux donnés à bail. Pour l’écrivain persan
du xiiie siècle Nasir al-Din Tusi, les Zendjs, ou habitants de l’Afrique noire
orientale ne diffèrent seulement des animaux que parce que « leurs deux
mains sont levées au-dessus du sol 8 ». En Afrique noire précoloniale, en
pays soninke, l’esclave est considéré comme du bétail. De leur côté, les Anyi
décrivent l’union entre leurs esclaves comme celle de poules et de coqs qui
se tiennent chaud.
L’existence de l’esclave est ainsi facilement comparée à celle de l’animal,
réduite à des fonctions primaires (vivre, manger, s’accoupler…) et dénuée
de toute élévation spirituelle ou sociale. Le 11 juillet 1829, le député de
Savenay et négrier nantais Formon déclare à la Chambre que « les esclaves
de nos colonies sont plus heureux dans leur existence animale que ne le sont
la plupart des paysans de France 9 ». Ce faisant, comme nombre de planteurs
de l’Amérique coloniale et d’esclavagistes d’ailleurs, il oublie et occulte
deux choses : la première est que cette existence souvent conditionnée par la
satisfaction de besoins matériels élémentaires est le produit de la politique
du maître 10 ; la seconde est que cela n’empêche pas l’esclave d’être inséré
8. Lewis B., Race et esclavage au Proche-Orient, Paris, Gallimard, 1993, p. 83.
9. Madival J., Archives parlementaires, 1787-1860. Recueil donnant le texte des interventions au
Parlement, Sénat et Chambre, Paris, 1867-1896.
10. Thème largement développé par les abolitionnistes insistant sur le fait que tout homme risque d’être
« abruti » (au sens littéral ramené à l’état de « brute », et donc proche de l’animal) du fait du carcan
imposé à lui par le système esclavagiste. « On parle de la stupidité des Noirs en colonie », écrit
Victor Schoelcher (Abolition de l’esclavage, Paris, 1840). Mais, dit-il, « n’est-ce pas le produit de
l’esclavage, et l’esclavage n’a-t-il pas partout ce résultat partout où il existe ? […] Les Blancs, même
d’Europe, n’en éprouvent-ils pas les mêmes effets » ? Et de mentionner le cas des « serfs russes,
polonais et valaques », avant de conclure : « L’esclavage abrutit Blancs ou Noirs, voilà toute la vérité.
Nous voulons donc établir que la prétendue pauvreté intellectuelle des Nègres est une erreur créée,
entretenue, perpétuée par l’esclavage. » Le « travail forcé, le travail sans salaire, le travail à coups de
fouet ne moralise pas », écrivait de son côté Guillaume de Felice, autre abolitionniste français. Ce
travail là « avilit et abrutit » (Émancipation immédiate et complète des esclaves, Paris, 1846).
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La thèse selon laquelle les esclaves ne seraient que des choses répond aux
mêmes fonctions dans la société esclavagiste, et est attestée par un grand
nombre de sources.
Elle repose en premier lieu sur le fait que l’esclave est un bien possédé,
plus ou moins librement aliénable et transmissible, au même titre que les
autres biens. Raison pour laquelle il peut être assuré, dans le cas de la traite
négrière atlantique, alors que, en partie du fait du climat de violence régnant
à bord des navires de l’époque, l’assurance sur la vie humaine était interdite
en droit maritime (selon l’ordonnance de Colbert de 1681). De fait, c’est
l’assimilation de l’esclave à une marchandise qui permettait alors d’établir
pour lui des contrats d’assurance. Comme objet de propriété, l’esclave peut
aussi entrer dans la catégorie de l’instrument « en vue d’assurer la vie et la
propriété dans son ensemble », comme l’écrit Aristote. Il possède la qualité
particulière lui permettant de mettre en œuvre cette autre catégorie d’ins-
truments que sont les outils. À Rome, écrit M. Clavel-Lévêque, « l’essence
même de la propriété esclavagiste […] suppose pour le maître le droit de
se servir de son esclave comme d’une chose (res mancipi), d’en recevoir les
fruits et d’en disposer 11 ». Point qui, renvoyant à la définition même de
l’esclave, peut être étendu à tout type d’esclavage, quelle que soit l’époque
ou le lieu.
D’autres phénomènes et attitudes facilitent l’assimilation de l’esclave à
l’animal ou à la chose. Le premier est relatif à sa désocialisation. L’esclave
est en effet initialement arraché à sa société d’origine et il subit des humilia-
tions destinées à marquer cette désocialisation. En Méditerranée, les pirates
barbaresques dénudaient souvent leurs captifs à bord des navires, avant de
leur faire subir l’affront de défiler en cortège dans les rues de la ville où ils
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débarquaient, sous les coups et les insultes. L’esclave peut à tout moment
être revendu, et donc à nouveau arraché à son cadre d’existence. Enfin, il
demeure aussi toujours en partie défini par des manques, des exclusions et
des interdits.
Un second procédé ouvrant la voie de l’assimilation à l’animal et à la
chose revient à rapprocher l’esclave d’un simple corps (sôma, terme qui,
en grec, dit aussi l’esclave) à la disposition de son maître. Un corps soumis
dans le monde gréco-romain à la « question », car la parole de son corps
torturé est la seule qu’entendent les juges. Cette insistance sur ce qui se
rapporte au corps (l’utilisation de la force brute de l’esclave, l’existence
parfois de lois somptuaires tendant à limiter chez lui l’usage d’éléments
d’apparat – vestimentaires ou autres –, etc.) n’est évidemment pas neutre.
Rappelant l’opposition entre le corps et l’esprit (la bête et l’homme), elle
sépare aussi nature et culture. Inversement, l’image que le maître donne de
l’esclave l’oblige lui-même à éviter certains gestes. À Rome, par exemple,
les apprentis orateurs apprenaient à éviter de rouler les épaules, attitude
pouvant alors être considérée comme servile.
Ajoutons que, considérer l’esclavage comme un phénomène « naturel »
(ce qui constitua l’un des arguments majeurs du discours esclavagiste, à
travers le temps et l’espace), conduit implicitement à insérer l’esclave dans
l’ordre d’une nature perçue comme différente de la société et de la culture.
La première acception de cette « naturalité » peut être religieuse. Si l’on
pense que le monde a été créé par Dieu, on peut en effet estimer que la
présence des esclaves s’insère dans son projet global 12. La naturalité puise
aussi dans l’historicité. La « preuve » que l’esclavage est bien « naturel »,
a-t-on longtemps dit, en substance, est qu’il aurait été présent dans toutes
les sociétés humaines, depuis les origines. Enfin, il est facile et fréquent de
naturaliser l’ordre social. La soumission des esclaves à leur maître fait alors
de l’esclavage l’instrument du respect et de la conservation des hiérarchies
« naturelles », thèse qui apparaît déjà dans La Politique d’Aristote.
Esclave, chose et animal se rencontrent aussi dans le cadre du marché.
D’abord parce que le marché (entendu à la fois dans le sens d’espace
transactionnel et de lieu d’échange) reflète une véritable marchandisation
de l’homme. Ensuite car cette marchandisation revêt souvent des formes
proches de l’achat et de la vente du bétail. Il est vrai que, nombreux, les
modes d’asservissement n’empruntent pas toujours au marché. Si le libre
vendant ses proches en cas de famine, ou bien celui devenant esclave après
avoir contracté une dette relèvent clairement du marché, il n’en est pas en
effet de même des prisonniers de guerre ou de l’esclavage pénal. Du moins
pas directement. Car, indirectement, c’est l’existence d’un marché qui expli-
que en partie que le vaincu sera pris et non tué. Par ailleurs, on peut dire
12. Inversement, d’autres estimèrent qu’il convenait de réformer le monde – et donc d’y supprimer
l’esclavage – afin de réaliser au mieux le projet divin.
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que sans vente, et donc sans marché, il n’y pas de processus d’asservisse-
ment complet. On voit ainsi que sans être uniquement conditionné par le
marché, l’esclavage y est forcément lié, notamment parce que l’esclave, par
définition, est toujours susceptible de circulation.
Ce marché, en tant que lieu ou s’effectue l’échange des esclaves, a,
à toutes les époques, suscité de nombreuses descriptions, témoignages
et représentations. Avec, à chaque fois, quel que soit le type de regard,
apitoyé ou distant, critique ou approbateur, de mêmes images. Celles
de familles séparées et d’êtres humains réduits à l’état de marchandises,
étudiés avec soin jusque dans les parties les plus intimes, dont on analyse
les dents, comme pour les animaux. Et il n’est pas anodin que, dans les
Métamorphoses de l’auteur latin Apulée (125-180), un jeune homme beau et
riche se voit subitement transformé en âne, avant d’être conduit au marché
où se confondent alors en lui la vente d’une bête et celle d’un esclave ;
signe d’une humanité que le marché fait chanceler comme nous le montre
Jacques Annequin (p. 39-52).
Une autre constante réside dans le fait que le marché des esclaves n’est
pas seulement régulé par les jeux de l’offre et de la demande, mais aussi par
des éléments en rapport avec les représentations que l’on pouvait se faire de
tels ou tels peuples, à l’instar des qualités ou défauts attribués à telle ou telle
« race » de bétail. Frédéric Régent nous le montre dans le cas des Antilles
françaises (p. 197-220). Mais il s’agit d’un phénomène plus général, et
même quasi universel. Il est en effet remarquable de voir que, quel que soit
le lieu ou l’époque, on a toujours eu l’habitude d’associer certains avantages
et inconvénients à des peuples très spécifiques. À l’époque romaine, les
Thraces étaient réputés pour leur dureté au combat. Ils étaient donc recher-
chés pour les jeux du cirque. Dans le monde musulman, les Abyssines et
les Circassiennes étaient demandées comme concubines. À l’époque de la
traite par l’Atlantique, capitaines, armateurs et colons avaient tous leur
idée sur la manière dont les ressortissants de telle ou telle ethnie africaine
étaient sensés se comporter en général. Les esclavagistes des Amériques
préférèrent longtemps les hommes, pour les travaux des champs, même
si, pour répondre à l’offre, ils durent, notamment à la fin du xviiie siècle,
acquérir plus de femmes et d’enfants qu’ils ne l’auraient souhaité. Après
quoi, avec l’abolition progressive de la traite (et donc la nécessité de penser
la question de la main-d’œuvre esclavagiste à plus long terme) certains,
comme à Cuba, se tournèrent plus volontiers vers les femmes et les enfants.
En Afrique noire précoloniale, les femmes étaient relativement recher-
chées, car elles pouvaient être à la fois concubines, mères et affectées à
des fonctions productives, notamment dans l’agriculture. Dans les traites
orientales, destinées à approvisionner en esclaves noirs l’Afrique du Nord et
le Moyen Orient, il semble que, sur la longue durée, le nombre de femmes
et d’hommes se soit équilibré. Mais nombre de voyageurs nous disent que,
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au xixe siècle, les enfants suscitaient un réel intérêt, car, du fait de leur âge,
ils pouvaient être plus facilement « éduqués » par leurs maîtres.
13. Slavery and Social Death. A Comparative Study, Cambridge, Harvard University Press, 1982.
14. Anthropologie de l’esclavage, Paris, PUF, 1986, p. 9-10.
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15. Voir, à ce sujet, l’intéressante et utile enquête à la fois historique et romancée menée par M. Aïssaoui
(L’affaire de l’esclave Furcy, Paris, Gallimard, 2010), ainsi que l’analyse très documentée de Caroline
Oudin-Bastide sur l’affaire Spoutourne (Des nègres et des juges. La scandaleuse affaire Spoutourne,
1831-1834, Paris, Complexe, 2008).
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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE
Tout cela pour dire que les esclaves n’ont jamais été perçus comme étant
soit des choses, soit des animaux, soit des hommes. Mais qu’ils pouvaient
être décrits, par les mêmes personnes, comme étant des hommes suscep-
tibles d’être considérés comme des choses et des animaux. Dans la pratique
comme dans les représentations, la question de l’humanité de l’esclave n’est
jamais unidimensionnelle. Dès lors que l’on ne cherche pas à isoler tel ou tel
fait afin de le faire coller à une thèse préétablie (l’esclave homme, l’esclave
chose, ou l’esclave animal), on s’aperçoit de la complexité des regards, des
discours et des pratiques. Se préoccupant de la place de l’esclave dans l’acte
de produire, Aristote le considère comme « un instrument qui tient lieu
d’instrument », mais au même titre que « tout homme au service d’autrui ».
L’esclave est ainsi l’homme, la femme ou l’enfant à tout faire alors que le serf,
par exemple, ne peut être que travailleur agricole. Dans l’Athènes classique,
comme nous le rappelle Claude Mossé (p. 85-100), l’esclave peut travailler
aux champs, dans les mines, être artisan ou encore banquier. L’auteur voit
d’ailleurs dans cette grande diversité des taches confiées à l’esclave – et donc
dans leur désunion – l’une des raisons du nombre relativement peu élevé
des révoltes collectives (à la différence des actes de résistance individuels) 16.
On pourrait considérer ces interactions entre la figure de l’esclave
homme, animal et chose comme le reflet d’une contradiction intenable,
notamment et évidemment à la lumière de nos conceptions présentes. Cela
nous conduirait à méconnaître l’un des éléments définissants de l’esclavage.
Car cette contradiction apparente (qui n’en est en fait pas une, comme
le montre très bien Jean-François Niort, p. 221-240, et c’est essentiel)
lui est intrinsèquement liée. Elle est repérable quasiment partout 17. Tout
simplement parce qu’elle constitue la base même de son utilité, que cette
utilité recherchée soit de nature symbolique (disposer d’un grand nombre
16. De son côté, Claude Meillassoux avait aussi noté que les révoltes ont toujours été plus nombreuses
chez les serfs que chez les esclaves, les premiers ayant plus le sentiment d’appartenir à une même
communauté.
17. Notons, parmi beaucoup d’autres, Kingsley Davis, dans Human Society (New York, 1949, p. 456) :
« Slavery is extremely interesting precisely because it does attempt to fit human beings into the
category of objects of property rights » alors que, « always the slave is given some rights » ; lesquels
droits « interfere with the attempt to deal with him solely as a property ». Selon William L.
Westermann (The Slave Systems of Greek and Roman Antiquity, The American Philosophical
Society, Independence Square, Philadelphie, 1955), il s’agit d’un constant « paradoxe » (p. 1) :
« In the Greek and in the Roman legislation affecting slaves a constant paradox appears which is
inherent in the very nature of the institution itself, that the slave, theoretically considered, was a
chattel and as such was subject only to the laws governing private property, but that he was, in
actuality, also a human being and subject to protective legislation affecting human individuals. »
Même chose pour le Proche-Orient ancien, selon Isaac Mendelsohn parlant d’une « highly contrac-
tidory situation » à propos des systèmes esclavagistes d’alors : « On the one hand, the slave was
considered as possessing qualities of a human being, while on the other hand, he was […] regarded
as a thing » (Slavery in the Near East, New York, 1949, p. 64).
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18. « The value of a slave as property resides in his being a person, but his value as a person rests in
his status being defined as a property », Parsons T., Smelser N., Economy and Society, Glencoe,
1956, p. 12.
19. Sur ce point, comme sur de nombreux autres, voir l’entrée correspondante dans le Dictionnaire des
esclavages, Larousse, 2010, op. cit.
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seulement que, dans l’Antiquité, tout homme libre peut devenir esclave,
suite à un revers de fortune et notamment à la guerre. Elles soulignent aussi
la relative facilité du passage de l’homme à l’animal et de l’animal à l’esclave,
tout en montrant, phénomène ô combien révélateur, que c’est justement
par le truchement de l’animal que le passage du libre à l’esclave s’opère
ici. Pour le reste, on serait tenté de dire que cette fiction ne témoigne que
d’un moment précis, d’une époque gréco-romaine où la manière de conce-
voir l’humain et ses rapports avec le reste du monde naturel – animal et
végétal – était très différente de la nôtre, car beaucoup plus faite de transi-
tions, et donc de possibles passages, que de frontières étanches.
On notera néanmoins que cette question du passage, ou du moins de
la réversibilité des conditions, se retrouve à d’autres époques. Il en alla ainsi
dans le monde byzantin (Youval Rotman, p. 101-112), lorsque, devenu bien
réel, le risque d’être pris comme esclave en terre d’islam conduisit à faire
prendre conscience d’une question jusque-là en partie éludée : à savoir celle
du statut, dans sa société d’origine, de l’homme devenu ailleurs esclave. On
convint alors qu’il demeurait toujours libre aux yeux de ses anciens compa-
triotes, ce qui facilitait son éventuelle réintégration, du fait de la pratique
du rachat et de l’échange des prisonniers. Afin d’inciter ces esclaves à ne pas
abjurer leur foi, la littérature byzantine de l’époque en fit même parfois des
héros dépositaires d’une mission divine. Signe évident que des évolutions
conjoncturelles peuvent contribuer à faire évoluer de manière tout à fait
significative l’image de l’esclave et de l’esclavage dans une société donnée.
Le thème du passage d’une condition à une autre se retrouve également
lors du grand débat sur l’abolition de l’esclavage dans l’Amérique coloniale,
ce que nous indique Frédéric Régent lorsque qu’il analyse le regard porté
sur l’esclave noir des colonies françaises (p. 197-220). Perçu comme un être
humain, l’esclave est alors relégué dans une certaine « portion d’humanité »
par les esclavagistes. Cependant, si nombre d’entre eux pensent et/ou disent
que l’esclave est un être « naturellement » différent et peu susceptible d’évo-
lutions, d’autres, au contraire, affirment (afin de justifier l’esclavage et de
retarder son abolition) qu’il est de fait peu à peu « civilisé » par la servitude
qui lui est imposée. Dès lors la possibilité – au moins théorique – d’un
changement de situation devient envisageable. Possibilisme transformé en
credo par les abolitionnistes. Persuadés du principe de l’égalité naturelle
entre tous les hommes, ils considèrent en effet que l’esclavage ne peut
qu’abrutir ses victimes, et donc que sa cessation permettra logiquement de
faire des anciens esclaves devenus libres de vrais citoyens. La question de la
réversibilité des statuts se pose alors non pas dans la fiction ou la théorie,
mais bien dans le monde du réel et de la politique.
L’esclave n’est donc pas seulement un homme, pouvant toujours être
affranchi et redevenir libre. C’est un homme limite ou frontière. C’est cela
qui, consubstantiel à la définition même de l’esclave, explique l’extrême
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plus fort dans les sociétés dites « sans État »), efficaces ou non, ces écrans
ne font nullement disparaître ce fait essentiel que l’esclave est possédé en
tant qu’individu et non en tant que représentant d’une communauté qui
serait globalement soumise, comme dans le cas des Hilotes de Sparte ou du
servage médiéval. Des liens se créent, bien évidemment, au sein du groupe
des esclaves, lesquels peuvent être mobilisés à des fins de résistance. Mais
de nombreux facteurs ont toujours conduit, au sein des sociétés serviles, à
interdire ou à limiter l’émergence d’une conscience de classe. Avec l’escla-
vage on a donc bien un individu (l’esclave) qui dépend du pouvoir d’un
autre (le maître). Et que ce dernier se fasse représenter par un intendant
ou un garde-chiourme ne change rien : c’est toujours une relation duale
primaire qui l’emporte.
On pourrait dire, et cela est vrai, que ce rapport existe au sein d’autres
modes de dépendance, ainsi entre un « patron » et son « client ». Mais les
relations sont alors plus ou moins contractuelles et marquées par la récipro-
cité (laquelle n’empêche pas, bien sûr, une inégalité dans la relation). Dans
le cas de l’esclavage ces rapports sont clairement arbitraires. Seul le maître
peut officiellement décider, et ses pouvoirs sont théoriquement totalitaires,
en ce sens qu’ils s’étendent à toutes les sphères de la vie de l’esclave. Aussi
l’esclavage constitue-t-il sans doute, parmi toute la gamme particulièrement
vaste et mouvante des modes d’exploitation et de dépendance, celui liant
un homme à un autre de la manière la plus exclusive. On notera par ailleurs
que, pendant très longtemps, et sans doute jusqu’à la phase de cristallisation
de l’économie politique, au xviiie siècle, c’est ainsi que les contemporains
ont perçu les choses. L’esclavage concernait forcément la vie de la cité (polis).
Mais il était pensé comme devant relever essentiellement du cadre « domes-
tique », c’est-à-dire, comme on entendait alors ce mot, celui des relations
entre un maître et son esclave. La vie quotidienne de l’esclave, la manière
dont se reproduisent et évoluent les sociétés esclavagistes, et de nombreux
aspects essentiels (comme la violence ou bien le paternalisme de certains
maîtres) seraient incompréhensibles sans cette confrontation originelle et
originale entre deux hommes qui est au fondement même de l’esclavage.
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Régime, la torture n’était pas réservée aux seuls non libres, comme l’attes-
tent la pratique de la roue ou bien l’usage du fouet dans la marine, lequel
ne fut interdit qu’en 1848, l’année même de l’abolition de l’esclavage dans
les colonies françaises. Mais, à la différence de la métropole où la torture
fut progressivement moralement condamnée, elle demeura longtemps une
sorte d’institution pour nombre de maîtres au pouvoir discrétionnaire.
Menace permanente pour l’esclave, la violence découle du droit conféré
au maître d’user et d’abuser de lui. Un droit qui ne dépend pas totalement
de son unique volonté ou désir, car il peut être limité (par les rescrits des
empereurs dans la Rome ancienne) et/où réglementé, comme le montrent
les codes de l’Amérique coloniale des xviie-xixe siècles où les atteintes à
l’ordre esclavagiste font l’objet de châtiments précis et graduels, en fonction
de l’importance accordée aux différentes infractions prévues. Ce qui est un
moyen pour la société et l’État d’exercer un contrôle au moins théorique
sur le maître (celui-ci, en réalité, ayant souvent une très grande latitude
d’action) et pour ce dernier, comme pour la société esclavagiste, de se
prémunir contre les actes de rébellion. Réglementation et standardisation
des peines indiquent en effet à l’esclave qu’il ne saurait exister d’échappa-
toire. Elles marquent l’existence d’un système esclavagiste normé, où le
pouvoir du maître est d’autant plus grand qu’il est garanti par le droit. La
violence n’a pas besoin d’être exercée de manière totalitaire, car elle pourrait
alors conduire à des situations désespérées et à la révolte. Ce qui compte,
pour être dissuasive, est qu’elle constitue une menace permanente, et l’attri-
but du maître et de ses agents.
La manière dont elle est exercée est également essentielle. Violemment
libérée et se déchaînant en cruauté gratuite, elle traduit le pouvoir absolu
du maître, ainsi que sa brutalité. S’exerçant sur tous elle rend aussi la femme
plus vulnérable, car potentiellement plus susceptible d’abus sexuels. Réglée,
sinon mesurée, elle devient plus exemplaire. Des instruments, comme le
fouet, peuvent en devenir le symbole, comme dans l’Amérique coloniale.
La violence est aussi liée à des rites, comme celui consistant à sacrifier des
esclaves à la mort du maître, dans certaines sociétés d’Afrique subsaha-
rienne précoloniale. Le « bon sauvage » n’est pas plus tendre, à l’instar des
Indiens de la côte nord-ouest (du sud de l’Alaska au nord de la Californie),
où l’absence de toute codification suffit à instaurer un climat de terreur
pour l’esclave. Enfin, il serait erroné de penser que la violence s’arrête aux
corps. Multiforme, elle est aussi psychologique et culturelle (lorsqu’elle est
synonyme de déculturation et d’acculturation). Aucun système ne peut
cependant fonctionner uniquement sur la violence. Dans la logique esclava-
giste, la violence ne saurait donc se suffire à elle-même, à moins de devenir à
son tour un obstacle à la reproduction du système, comme nous le rappelle
aussi Maurice Bazemo. Soulignant le pouvoir du maître, la violence a pour
fonction première de faire accepter la servitude, afin que celle-ci soit en
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partie consentie. Aussi est-elle l’un des éléments destiné à favoriser l’alié-
nation de l’esclave.
Cette violence qui bestialise parfois est exercée sur des hommes (rien ne
sert de brutaliser une chose). Et c’est à ces mêmes hommes que s’adressent,
inversement, des politiques que l’on peut globalement qualifier de pater-
nalistes. Classiquement le paternalisme consiste à instaurer des relations de
type familial, proches de celles entre un père et son enfant, car apparemment
fondées sur l’affection et le respect mutuel, entre des individus par ailleurs
inégaux. Le tout afin de masquer la réalité d’une situation de domina-
tion sous les apparences de la bienveillance (voir, à nouveau, l’article de
M. Bazemo). Pour des raisons structurelles, l’institution esclavagiste se
prêtait peut être plus que toute autre à des rapports de ce type. D’une part
du fait de l’étroitesse de la relation maître-esclave. D’autre part, à cause de
l’importance des tensions et de la violence qu’il s’agissait de réduire afin
d’assurer la survie et la reproduction de sociétés esclavagistes ne pouvant
fonctionner uniquement sur la force et la peur.
Aussi n’est-il pas étonnant de repérer des exemples de relation de ce
type au sein de systèmes esclavagistes par ailleurs fort différents, à travers
le temps et l’espace, et bien au-delà du cas, par ailleurs ambigu, de l’escla-
vage dit « domestique » (esclaves attachés au service de la « maison » ou de
l’exploitation du maître). Avec, à chaque fois ou presque, les mêmes « recet-
tes » : l’attribution d’un nouveau nom par le maître à l’esclave fraîchement
arrivé, le fait de lui laisser (ou non) la possibilité de vivre en « famille »
(avoir une compagne, légitime ou non, et un foyer à partager avec elle et
avec ses enfants…), de subvenir en partie lui-même à ses besoins (possi-
bilité de cultiver un petit lopin de terre, de disposer d’un peu de temps
libre, éventuellement de recevoir quelque pourboire…) Sans oublier une
apparente et ostentatoire mansuétude en certaines occasions, en fermant
les yeux, par exemple, lors de certaines cérémonies ou rites pratiqués par
les esclaves. Inversement, le châtiment pouvait tout aussi être intégré dans
ce type de stratégie. À ce sujet, n’oublions pas que, même dans les familles
libres d’Ancien Régime, le père pouvait avoir un pouvoir exorbitant et faire
montre de l’arbitraire le plus total.
Ces attitudes dépendaient de nombreux facteurs : la personnalité et les
stratégies des maîtres, le contexte économique et culturel ou encore la taille
de l’exploitation, même si les relations entre ce dernier caractère et l’impor-
tance ou non d’attitudes paternalistes étaient loin d’être automatiques. La
part des deux phénomènes (violence/paternalisme) fut donc fluctuante.
À Rome, par exemple, les grandes révoltes d’esclaves de la fin de la
République s’expliqueraient en partie par l’augmentation rapide du nombre
des esclaves et par un traitement plus brutal qu’auparavant. Mais elles se
seraient soldées par l’introduction de stratégies visant à limiter les tensions
entre maîtres et esclaves.
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Publié dans sa version finale en l’an 534 de notre ère, le code Justinien,
du nom de l’empereur byzantin (527-565) sous l’autorité duquel il fut
promulgué, accorde aussi une place à l’esclavage. Toutes ces règles, de diffé-
rentes époques, correspondent la plupart du temps à des textes assez courts,
repris, complétés, regroupés et modifiés avec le temps, et non à de véritables
« codes » comme le code civil. Mais c’est ainsi, cependant, que l’on a pris
l’habitude de les appeler.
C’est que, dès qu’il y a une société esclavagiste, il y a aussi un droit,
des coutumes ou des règles afin d’en assurer le fonctionnement. Ce cadre
formalisé ne vise pas seulement à favoriser la stabilité et la « reproduction »
des sociétés esclavagistes. Si l’État (ou, plus généralement le pouvoir, qu’il
soit local ou métropolitain, dans le cadre colonial) légifère en la matière
c’est en effet aussi parce qu’il entend garder la main et ne pas abdiquer de
son influence. Ce n’est pas un hasard si l’édit de 1685 a été rédigé sous le
règne de Louis XIV, au moment où l’effort visant à hiérarchiser tous les
pouvoirs sous l’autorité suprême du roi évolue vers son apogée. C’est pour
la même raison que le code Justinien laissait l’esclave soumis à l’autorité
de son maître, tout en faisant du premier un sujet plus contrôlé qu’avant
par le souverain.
Ceci dit, le monde colonial américain vit la production d’un nombre
assez important de codes spécifiques 25, dont l’analyse véritablement
comparée reste encore en partie à faire, qu’il s’agisse de l’édit de mars 1685
« touchant la police des îles de l’Amérique française » ou des textes du même
type rédigés dans les colonies de l’Amérique anglo-saxonne, comme à la
Barbade en 1661 ou en Virginie en 1705. Dans une contribution parti-
culièrement claire et précise (p. 185-196), Bertrand Van Ruymbeke nous
montre comment ces codes furent peu à peu mis en place dans l’Amérique
continentale britannique. En insistant sur deux choses. La première réside
dans l’originalité de législations devant tout aux populations coloniales de
ces régions, et non à la métropole. La seconde renvoie au contraire à un
phénomène assez général, à savoir le fait que ces codes ne s’élaborent que
progressivement, en fonction des circonstances, et que rien, dans l’affaire,
n’était donné d’avance et inéluctable. Aux débuts, colons et « engagés »
de métropole durement exploités pouvaient en effet travailler ensemble, y
compris avec quelques travailleurs noirs libres. C’est ensuite, avec le choix
d’un mode de « mise en valeur » fondé sur le système de la plantation,
et avec l’essor de la traite par l’Atlantique, qu’est véritablement élaboré
et progressivement renforcé tout un arsenal juridique destiné à mainte-
nir l’écart entre des populations d’esclaves de plus en plus nombreuses
et le monde des colons blancs et des libres de couleur ; lesquels, comme
le souligne Frédéric Régent, furent eux aussi de plus en plus marginali-
25. Claude Mossé (p. 85) nous indique, à titre de comparaison, que le statut de l’esclave n’est pas, à
Athènes, inscrit dans une loi spéciale.
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sés, notamment dans les colonies françaises des Antilles (p. 197-220).
Des colonies où l’on peut distinguer trois temps. Celui des origines, où
planteurs de diverses couleurs pouvaient là aussi coexister. Celui contem-
porain de la mise en place véritable et du premier grand essor du système
de la plantation, qui se solda par ce que l’on pourrait appeler le « blanchi-
ment » de la caste des planteurs colons. Et, enfin, à partir notamment de
la seconde moitié du xviiie siècle, celui pendant lequel l’importance des
libres de couleur se renforça progressivement, du fait des affranchissements ;
phénomène conduisant par réaction à un repli encore plus accentué des
planteurs blancs sur eux-mêmes et à une ségrégation croissante à l’encontre
de tous les hommes de couleur, y compris libres.
Comme nous le rappelle Bernard Grunberg (p. 141-160), dans les
possessions espagnoles, ce furent les Siete Partidas qui furent appliquées.
Complétées par divers règlements, ces lois s’inspiraient du droit romain
et du christianisme. La monarchie espagnole veillait également à ce que
les préceptes chrétiens ne soient pas par trop foulés aux pieds dans le
monde colonial. Et une attention particulière était accordée au maintien
d’un certain statu quo entre les diverses communautés dépendantes des
colonies, notamment entre les Noirs et les Indiens, sur lesquels les premiers
eurent parfois tendance, au début, à exercer des violences dont ils étaient
eux-mêmes victimes du fait des colons espagnols. Ceci dit, le modèle
hispanique n’apparaît pas forcément « meilleur » que les autres. En ce sens
que tout dépend du lieu, comme le souligne Bernard Grunberg, ainsi que
de l’époque, comme le montre tout aussi clairement Jean-Pierre Tardieu
(p. 161-184) qui insiste sur la manière dont les Siete Partidaxs furent très tôt
contournées (afin de justifier la traite pat l’Atlantique tout comme l’escla-
vage américain), ainsi que sur une évolution, synonyme de durcissement.
Car s’il est vrai que l’Amérique espagnole continentale n’a pas connu un
essor de la plantation aussi fort qu’aux Caraïbes, au Brésil ou dans le vieux
sud des États-Unis, il n’en reste pas moins que la croissance de l’économie
esclavagiste cubaine, à partir de la fin du xviiie siècle, conduisit aux mêmes
excès qu’ailleurs.
À cela, ajoutons une autre chose essentielle. À savoir la distinction qu’il
faut toujours avoir à l’esprit entre l’esprit de la loi, la lettre de la loi et
la manière dont celle-ci est effectivement appliquée. Que tous les codes
ou textes juridiques réglementant les rapports entre maîtres et esclaves
des colonies américaines imposent certaines choses aux colons et confè-
rent certains droits aux esclaves ne signifie pas, en effet, que ces limites
au pouvoir absolu des maîtres étaient concrètement et quotidiennement
effectives. Il en va bien évidemment de même de la possibilité donnée
souvent aux esclaves d’aller en justice contre leur maître, laquelle donna lieu
– il est vrai – à des affaires plus nombreuses qu’on ne pourrait l’imaginer
(même si elles n’ont pas suffisamment été étudiées) en territoire ibérique
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Du moins si l’on considère que l’on peut parler de racisme dès lors
qu’un élément décrit comme différence est perçu comme signe d’une
infériorité « naturelle », et donc susceptible de légitimer des formes d’exclu-
sion, d’exploitation et/ou de ségrégation. Dans ce cas, esclavage et racisme
apparaissent intimement liés, y compris dans les formes d’esclavage parfois
qualifiées d’« internes » comme l’esclavage pour dette ou pénal. D’une
part car ces esclaves là sont aussi dépossédés d’eux-mêmes que les autres,
exclus de la parenté et de leur société d’origine, et par là même infériorisés.
D’autre part car ils se recrutent souvent dans des parties ou catégories de
la population perçues comme étant par « nature » inférieures aux catégo-
ries élevées (les paysans pauvres dans l’ancienne Russie, ou bien encore
les individus exclus du potlatch chez les Indiens de la côte nord-ouest de
l’Amérique). Enfin, parce qu’il est toujours aisé, lorsque cela est utile aux
groupes dominants, de naturaliser tel ou tel élément de l’ordre social. Au
final, de l’esclavage « interne » aux autres, le racisme est potentiellement
et/ou concrètement toujours présent. D’un élément à l’autre du spectre
des esclavages, les différences apparaissent plus comme étant de degré que
véritablement de nature.
Le racisme se manifeste d’abord en termes de justifications de l’escla-
vage. Toutes n’empruntent pas forcément au racisme, comme lorsque l’on
présente l’esclavage comme un moindre mal. L’idée de naturalité n’est
cependant jamais loin, qu’elle apparaisse comme renvoyant à l’ordre des
choses (perçu ou non comme étant d’origine divine), à l’idée d’universa-
lité (même si, on le sait, l’esclavage ne fut pas universellement répandu)
ou bien à celle de lois commandant l’évolution de l’humanité (l’esclavage
comme étape naturelle et nécessaire). Et c’est lorsque cette idée de natura-
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lité est appliquée à des individus et/ou à des populations perçus comme
« inférieurs » que l’on entre dans le racisme. Ainsi conçu, l’esclavage devient
à la fois le signe et le garant de hiérarchies perçues comme « naturelles ».
Et ce dès la première justification élaborée connue de l’esclavage, celle
d’Aristote dans La Politique. C’est « dès leur naissance », y écrit-il, « qu’une
distinction a été opérée chez certains, les uns devant être commandés, les
autres commander ». Cette idée d’une infériorité « naturelle » est fondée
sur des critères variables selon les lieux et les époques. Il peut s’agir d’attri-
buts physiques comme la couleur, mais aussi culturels, à l’instar des Grecs
antiques nourrissant un sentiment de supériorité sur les « Barbares » ne
parlant pas leur langue, son usage étant considéré comme le moyen le plus
naturel d’exercer la raison, élément essentiel de « l’humanité 26 ».
Ces critères peuvent aussi se combiner. Nombre d’esclavagistes de l’Amé-
rique coloniale considéraient que leurs esclaves leur étaient naturellement
inférieurs du fait de différences physiques et culturelles et de leur degré de
« civilisation ». Comme le montre Maurice Bazemo (p. 53-64), les Gurunsi
de l’actuel Burkina Faso prirent ainsi l’habitude de ranger sous un même
qualificatif de Mossi, plus ou moins synonyme de « barbare », les peuples
chez lesquels ils avaient l’habitude de faire des esclaves, tout simplement
parce qu’ils étaient différents, politiquement moins structurés, plus faibles
et perçus par eux comme « moins développés ». L’exemple américain nous
montre que le recours à ce type d’arguments racistes accompagne plus qu’il
ne précède l’essor de l’esclavage et qu’il apparaît ainsi plus comme l’une de
ses conséquences, les plus durables et les plus préjudiciables, que comme
l’une de ses causes. Même si des préjugés existaient auparavant, c’est en
effet à partir de l’essor de la traite par l’Atlantique que l’on a véritablement
commencé à user d’arguments racistes à l’encontre des populations noires,
et que, par exemple, le mythe biblique de Cham 27 a été détourné afin de
faire croire que la malédiction de l’esclavage devrait peser sur les Noirs. On
sait également aujourd’hui que, plusieurs siècles auparavant, un phénomène
semblable s’était déroulé avec les débuts de la traite orientale (en direction
de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient). Ajoutons que l’usage de ce type
d’argument dépend aussi des circonstances. Conscients d’être rapidement
pris en défaut sur ce terrain par leurs adversaires, négriers et esclavagistes
européens semblent moins mettre en avant ces idées dans le débat public
au xixe siècle, même s’ils les « modernisent » parfois par un recours à des
théories pseudo scientifiques ; radicalisation par ailleurs soulignée dans la
contribution de Frédéric Régent (p. 197-220). La dimension géographique
et sociale est également à prendre en compte. On sait, par exemple, que les
préjugés racistes légitimant la traite et l’esclavage se sont en partie déplacés
des colonies d’Amérique vers les métropoles européennes, notamment au
26. Isaac B., The Invention of Racism in Classical Antiquity, Princeton, PUP, 2004.
27. Hervieux G., L’ivresse de Noé. Histoire d’une malédiction, Paris, Perrin, 2011.
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xviiie siècle, s’y limitant d’abord à quelques élites avant de conduire à des
formes de racisme plus populaire au cours du siècle suivant 28.
Le racisme s’immisce aussi au cœur de la plupart des systèmes escla-
vagistes du fait des formes de ségrégation et d’exclusion développées à
l’encontre d’esclaves décrits comme naturellement inférieurs à leurs maîtres.
L’esclavage renvoie en effet forcément à des formes d’institutionnalisation
de la différence, de l’exploitation et de la ségrégation. Une situation de fait
ne pouvant que renforcer le sentiment de ceux voyant dans l’esclave un être
naturellement inférieur. La boucle est ainsi fermée, au sein d’un univers où
formes de légitimation et formes concrètes d’exploitation s’interconnectent.
Partout, une fois affranchi, le nouveau libre doit encore supporter le poids
de la « macule » servile, c’est-à-dire de la salissure et de l’idée d’infériorité
liée à l’esclavage, dont le souvenir persiste parfois plusieurs générations
après dans le regard des autres. Avec un esclavage lié à la couleur de la peau
comme aux Amériques, la macule servile est encore plus visible et dure à
supporter, d’où la persistance de politiques ou de formes de ségrégation
longtemps après la fin de l’esclavage. Mais cela peut aussi être le cas là où
les différences de couleur ne sont pas autant marquées, comme dans la
Mauritanie d’aujourd’hui, vis-à-vis des Haratins.
Au final, l’une des particularités les plus évidentes de l’esclavage aux
Amériques apparaît donc être le lien qui s’y est constitué avec la couleur,
processus qui, nullement inéluctable, s’est progressivement élaboré avec les
progrès de la grande plantation. L’esclavage aux Amériques se racialise alors.
D’une part parce que l’on prend l’habitude d’y voir essentiellement des
esclaves noirs. D’autre part parce que les sociétés esclavagistes qui s’y
développent organisent les relations sociales et de travail très largement en
fonction des différences de couleur. Plus on est noir, plus on est cantonné
aux opérations les plus simples et les plus dures, tandis que les créoles
et les sangs-mêlés peuvent avoir accès à des fonctions d’encadrement. Lié
à la couleur, le préjugé ne s’affaiblit pas avec la sortie de l’esclavage. Et,
même riche et propriétaire d’esclaves, l’homme libre de couleur demeure
souvent très mal considéré par les blancs. Toute une taxinomie raciale se
développe, l’enfant d’un blanc et d’une noire étant appelé mulâtre (français)
ou mulato (espagnol) et, au second degré de métissage, quarteron ou cuarte-
ron. Des mesures sont prises contre les mariages « interraciaux », dès 1700
en Virginie, et, à la fin du siècle, la crainte de la miscégénation atteint en
France les plus hauts sommets de l’État. Au sein du monde américain, les
choses varient d’un espace à un autre, et d’une époque à l’autre, mais cela
n’induit, au final, que des nuances au sein d’un ensemble ou race et escla-
vage se sont conjugués.
28. Boulle P., Race et esclavage dans la France d’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2007.
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OLIVIER GRENOUILLEAU
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DE L’HUMANITÉ DE L’ESCLAVE
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Première partie
PARTOUT, L’ESCLAVE
EST UN HOMME-FRONTIèRE
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Humanité, animalité et esclavage chez les Anciens
ou de la fiction comme témoignage
Jacques Annequin
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JACQUES ANNEQUIN
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HUMANITÉ, ANIMALITÉ ET ESCLAVAGE CHEZ LES ANCIENS…
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JACQUES ANNEQUIN
d’une fiction qui, jouant sur l’ironie, tisse des liens de complicité entre
l’auteur et le lecteur, et de ce fait entretient des rapports étroits avec le réel.
Dans ce texte constamment tenu à distance, le récit dit ce qu’il raconte mais
aussi ce que l’auteur laisse entendre à son lecteur. Et ce qu’il laisse entendre
dévoile certaines vérités cachées qui rendent la réalité plus complexe. On
ne s’étonnera pas dès lors que ce texte ait pu être reçu comme de simples
histoires mises en abîme mais aussi comme une sorte de conte philoso-
phique ou un parcours initiatique lié au culte isiaque, ou encore comme
un fabuleux jeu de miroirs renvoyant au lecteur des visions multiples du
monde.
Ces lectures ont assuré à Apulée, au cours des siècles, une place singu-
lière et une influence incontestable dans la littérature occidentale. En effet,
elles invitent le lecteur non seulement à décrypter un discours d’une infinie
complexité mais encore à interroger son propre horizon de réception et à
le mettre en perspective pour essayer de percevoir comment les Anciens
recevaient, eux, le texte des Métamorphoses. Dans un de ses ouvrages,
Pietro Citati consacre un chapitre à l’auteur des Métamorphoses. Il y redit
son admiration pour ce « roman » d’Apulée, y décline la postérité de ce
texte entre le Décaméron et les Lehrjahre de Goethe et celle de son héros,
Lucius, archétype de tous ces héros sans qualités, ballottés d’aventure en
aventure sans pour autant acquérir de mérites particuliers. Pour ces person-
nages, le monde est « rare et merveilleux », réel et rêvé, vrai et faux, trans-
parent et mystérieux, sombre et lumineux, gai et tragique, vulgaire et sacré,
ouvert au monde des merveilles de la magie et de ses métamorphoses. Tous
ces thèmes ont été depuis longtemps analysés : Psyché découvrant Cupidon
sous l’apparence d’un monstre, Lucius transformé en âne, enfermé dans
sa double nature humaine et animale, dans son être ambigu d’Eselmensch.
Cependant, comme Citati d’ailleurs, les commentateurs fascinés par le
héros, se sont peu attachés à saisir cette étrange proximité entre humanité et
animalité, partout présente dans le récit principal comme dans les histoires
rapportées 7.
Humanité et animalité
La complexité de ce rapport dans la nouvelle d’Apulée a été souvent
oblitérée par l’importance accordée au phénomène de la métamorphose
et au thème de la bestialité monstrueuse. Le récit principal est porté, au
moins dans la seconde partie de l’œuvre, par la métamorphose de Lucius
qui ne devait être que provisoire et n’affecter que la seule apparence du
héros transformé en âne. Le chaos des circonstances fait que la coexis-
tence en Lucius d’une nature humaine et d’une nature animale va perdurer.
7. Citati P., La lumière de la nuit ; les grands mythes dans l’histoire du monde, Paris, 1999, p. 87-102.
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eux tout lien de commensalité 11. D’ailleurs, c’est en vain qu’il tentera de
s’intégrer au monde animal : l’herbe et le foin, le son, la pâture, sont pour
l’homme qu’il est resté, des nourritures trop grossières. Il préfère l’orge
préparée et cuite à l’orge crue et se jette sur le pain… Il reste du côté du
cuit et rejette le cru 12.
Et, quand à la recherche de plaisirs sexuels immédiats, se rendant à sa
nature animale, notre héros tente d’approcher de belles cavales, les étalons
jaloux lui font clairement savoir qu’elles ne sont pas pour lui. Privé de toutes
les expressions du désir dans le champ de l’animalité, Lucius est également
privé de toute expression de l’affection dans celui de l’humanité : il ne peut
avouer son amour à la belle Charité que par des gestes maladroits et des
soupirs que la jeune fille ne peut comprendre. Son animalité ne lui permet
pas d’exprimer l’affectivité humaine qu’il porte en lui 13.
Lucius, dissocié dans son être, est soumis brutalement à une accultu-
ration radicale, qui, dans sa radicalité même, renvoie à d’autres formes
d’aliénation sociale, à d’autres formes d’acculturation plus ou moins bruta-
les, celles des esclaves, par exemple, mais pas seulement. Ainsi un destin
contraire a rendu Lucius étranger à lui même, étranger à son propre monde.
Qui reconnaîtrait sous cette enveloppe bestiale le jeune homme insouciant
avide de mystères et d’aventures ? Et d’ailleurs, dans cette bonne société, qui
se soucie d’un âne ? Lucius a tout simplement disparu dès lors que sa figure
humaine s’est effacée. Pour autant la société des animaux ne l’a pas accueilli
en son sein. Partout étranger, il est condamné à la marginalité.
Et de fait, l’Eselmensch qu’est devenu notre héros erre aux rives dernières
de la marginalité, bien plus marginal que les brigands qui l’ont enlevé. Les
brigands qui pourtant sont la figure topique de la marginalité, n’habitent-
ils pas des cavernes au haut des monts comme des sauvages ? Leur grossiè-
reté ne les rapproche-t-elle pas des Lapithes et des Centaures, ces êtres
primitifs, « moitié bêtes et moitié hommes » ? Mais dans leur marginalité,
ils gardent des formes de sociabilité qui sont refusées à Lucius : le banquet,
les bains, le partage du butin, le choix d’un chef, le respect des morts, les
pratiques cultuelles, la chaleur du compagnonnage que scelle un sacramen-
tum 14. L’Eselmensch, lui, est « rejeté dans la solitude » comme le dit expli-
citement le texte, perdu dans un monde de l’ombre qu’il ne connaît pas,
un monde où règnent sans partage la surexploitation, la menace, la peur,
la violence, la maltraitance, les punitions corporelles et même la torture.
Il est devenu le compagnon des esclaves, des prisonniers, des rejetés, de
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HUMANITÉ, ANIMALITÉ ET ESCLAVAGE CHEZ LES ANCIENS…
tous ceux qu’il appelle ses conservi, ses compagnons d’esclavage, hommes
et bêtes mélangés 15.
Animalité et esclavage
Dans ce monde de la nécessité qui lui était jusque là tellement étranger,
Lucius côtoie les travailleurs, les pauvres, les esclaves et ces autres serviteurs
que sont les animaux domestiques. Tous constituent un ensemble hétéro-
gène tant leurs conditions sont à la fois proches et variées. Un ensemble
aux limites incertaines, qui regroupe tous ceux qui servent. Deux épisodes
– parmi d’autres – posent assez clairement les termes de cette proximité
quotidienne mais surtout essentielle, entre la condition servile et la condi-
tion animale.
Le thème de Lucius au marché est, dans le texte d’Apulée, symbolique-
ment fort : une première fois, le jeune Lucius, promeneur insouciant, s’y
rend pour acheter des poissons et s’avère être un client bien naïf. La seconde
fois, en revanche, il y est conduit pour être vendu avec d’autres bêtes de
somme 16.
Laissés au repos pendant trois jours pour leur donner un meilleur aspect
(on reconnaît là d’ailleurs une démarche habituelle aux marchands d’escla-
ves), les animaux sont exposés de bon matin à la curiosité des acheteurs
qui les palpent à la recherche d’un défaut caché, grattent leurs gencives et
examinent leurs dents pour calculer leur âge véritable. Las de ces pratiques
qu’il trouve dégoûtantes, Lucius broie d’un coup de dents la main indiscrète
d’un acheteur potentiel, si bien qu’il est le seul à ne pas trouver preneur. Le
parallélisme entre vente d’esclaves et vente d’animaux est bien sûr évident.
Admis par tous, il reste chez Apulée dans l’implicite. Mais, alors que le récit
semble s’éteindre, s’opère peu à peu un glissement essentiel. Survient en
effet un autre acheteur, reconnaissable entre tous, un vieil inverti, prêtre de
la Dea Syria. À sa demande, le marchand lui fournit tous les renseignements
nécessaires non pas à l’achat d’un âne, mais bien à celui d’un esclave : son
origine, son âge, son caractère (que le vendeur, contre toute évidence, décrit
comme doux et paisible), sans oublier son aptitude à toutes les besognes.
C’est, dit il, « un bon et honnête esclave » (mancipium), à tel point « qu’on
dirait que sous ce cuir d’âne habite un homme de mœurs paisibles », et
pourquoi pas un citoyen qu’il accepte de vendre comme esclave, quitte à
15. 7,3 et 7,27. Voir Bradley K. R., « Animalizing the Slave : The Truth of Fiction », Journal of
Roman Studies, 90, 2000, p. 110-125 (qui, à mon sens, oublie par trop le rôle de la symbolique) et
Annequin J., « Lucius au marché », Routes et marchés d’esclaves, Besançon-Paris, Les Belles Lettres,
2002, p. 329 sq.
16. 8,23. Sur l’affaire des poissons, voir Derchain Ph., Hubaux J., « L’affaire du marché d’Hypata
dans les Métamorphoses d’Apulée », Antiquité Classique, 1958, p. 100-109 et mes indications biblio-
graphiques, loc. cit. p. 329, note 9.
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affronter, dit il, les rigueurs de la loi. D’un âne on est passé à un esclave,
d’un esclave à un homme libre, d’un homme libre à un citoyen romain !
L’ironie un peu lourde du marchand va rendre explicite le parallélisme
entre esclavage et animalité. On sait que le vendeur doit se soumettre aux
exigences de la loi s’il veut se prémunir contre toute revendication en vitium
corporis et en vitium animi (s’il s’agit d’une vente d’esclave) susceptible de
rendre la vente non valable pour cause de vices volontairement cachés.
Apulée glisse habilement dans la bouche du praeco une erreur en apparence
anodine mais en réalité hautement signifiante. Le maquignon transformé
en marchand d’esclaves se dit prêt à affronter les rigueurs de la loi qui
interdit de vendre comme esclave un homme libre. Il évoque alors une lex
Cornelia en l’occurrence inadéquate, au lieu de la lex Fabia qui sanctionne
effectivement la vente d’un homme libre comme esclave 17. Ainsi Apulée
réussit-il tout à la fois à tisser avec son lecteur les liens d’une subtile compli-
cité (car eux, savent bien quelle loi doit être invoquée) et à prolonger un
effet narratif qui repose tout entier sur une proximité reconnue, admise
par tous et ici clairement avouée, entre ces res venales que sont les animaux
et les esclaves.
Mais la suite de l’histoire va rendre plus évidente encore cette proximité
de condition entre les animaux et les esclaves. Le prêtre ramène chez lui
l’âne qu’il considère comme son nouveau famulus et annonce à ses compa-
gnons qu’il leur rapporte du marché « un vrai petit esclave ». Aussi ceux-ci
sont ils déçus de ne voir qu’un âne et non pas le servulus qu’ils attendaient
pour combler leurs appétits inavouables. Mais tout aussi déçu est leur
unique esclave, un garçon jeune et vigoureux qui espérait l’arrivée d’un
conservus susceptible de l’aider dans ses taches domestiques et surtout de
partager les services sexuels dus à ses maîtres. Le jeu de l’ironie s’est déplacé,
il fonctionne à présent sur une autre proximité entre hommes et bêtes,
celle que vivent tous ceux qui servent et que l’usage du vocabulaire servile
permet de confondre.
Le second thème renvoie aux errances de Lucius. Elles le conduisent
dans un moulin où bêtes et hommes sont contraints à un labeur harassant
dans une fumée « épaisse et ardente », alourdie par une cendre blanche
et farineuse qui ronge les yeux et rend la respiration difficile. Dans cette
triste officine œuvrent les « camarades » de Lucius, bêtes de somme au
17. Annequin J., « Lucius au marché », loc. cit. p. 327-336 ; Rivière Y, Les cachots et les fers, partie IV,
Paris, Belin, 2004. On notera que les acheteurs examinent l’âne à la recherche d’un vitium corporis
et que le praeco se prémunit contre un éventuel vitium animi dès lors qu’il prétend vendre non pas
un âne mais un esclave. On connaît une loi Cornelia – ou des lois Corneliae – qui ne peuvent être
invoquées dans ce cas précis. En revanche, la loi Fabia condamnait le fait de prendre, de traiter
en esclave un homme libre, de persuader l’esclave d’autrui de fuir son maître ou simplement de le
cacher. Apulée qui était advocatus fait ici une erreur volontaire. Voir, sur ce point, Annequin J.,
« Fugitiva, fugitivi, litterati : quelques réflexions sur trois passages des Métamorphoses d’Apulée »,
actes du colloque GIREA de Madrid 1986, Presses de l’université Complutense, Madrid, 1989,
p. 91-115.
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HUMANITÉ, ANIMALITÉ ET ESCLAVAGE CHEZ LES ANCIENS…
rebut : vieux mulets, chevaux hongres fourbus ; elles sont rongées d’ulcères
purulents, époumonées, secouées par une toux continuelle, sales, galeuses,
marquées au fer, tant rouées de coups que leur chair est à vif. Travaillent
aussi dans ce moulin des homunculi formant une « pauvre humanité ». Ils
sont presque nus, révèlent « leur teint hideusement jaune », portent des
traces de coups de fouet, ont les pieds entravés, les cheveux à demi rasés et
sont marqués au front. Qui sont ces misérables ? Des esclaves récalcitrants,
des condamnés « à une vie de supplice » ? Pour nous, peu importe. Les uns
et les autres, bêtes et hommes, constituent une lamentable maisonnée, ou,
pour citer le texte plus précisément, forment un même troupeau d’escla-
ves, une même familia 18. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, proximité dans le
travail et dans le malheur ne veut pas dire solidarité : les ouvriers rossent
de belle façon l’âne pour le contraindre à tourner la meule dans une course
sans fin et l’Eselmensh jette sur ces animaux et sur ces hommes un regard
curieux, attentif, mais complètement détaché 19.
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des caprices de son maître. Tous ses espoirs disparaissent quand ce dernier
décide d’offrir au peuple le spectacle impudique des amours contre nature
de l’âne avec une femme « perdue » condamnée aux arènes. Cette promesse
d’une mort infamante vient cruellement rappeler à Lucius son animalité.
Cette animalité est pour lui un enfermement sans appel, une aliéna-
tion totale. Et pourtant, elle le rapproche des esclaves. Qu’est ce qu’un âne
sinon le serviteur des serviteurs ? Avec les esclaves qu’il côtoie journellement,
l’Eselmensch supporte les coups, le mépris, le travail harassant. Ils sont bien ses
conservi, ses compagnons d’esclavage : comme eux, il a un maître qui dispose
librement de lui ; comme eux, il se déplace au gré des ventes, des héritages
qui dispersent aussi bien les meubles, les animaux que les esclaves. Comme
eux enfin, il est abruti de fatigue et n’a même plus le courage de fuir.
La mention répétée de la fatigue qui annihile toute volonté de fuite, et
a fortiori de révolte, est un indicateur puissant du changement de milieu
social qui accompagne la métamorphose malheureuse de Lucius. Dans la
première partie du roman, celle qui narre les aventures du héros, il n’est
jamais question de fatigue si ce n’est celle du voyageur qui appelle les délas-
sements du bain. Dans la période qui suit la métamorphose, Lucius a assez
de force pour se rebeller contre sa misérable condition de bête de somme
qui le conduit à l’épuisement. Dans la dernière partie du récit, la condi-
tion animale et la nécessité de toujours servir, scellent à tous points de
vue la perte de sa liberté et disent clairement l’entrée dans le monde du
besoin, de la nécessité et de la contrainte 20. D’autant plus que, dans le
milieu de la domesticité, Lucius se trouve dans la condition la plus humble,
exploité, violenté par les esclaves eux-mêmes, persécuté par un jeune esclave
sadique 21.
20. Le thème de la fatigue devient essentiel après la métamorphose de Lucius (4,4 ; 7,15 ; 9,12).
21. 7,19 à 21.
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Si Augustin peut ajouter foi à ces récits, c’est que, ne considérant pas le
rapport animalité – humanité comme un invariant, il range le phénomène
de la transmutation dans le domaine du possible.
ɰ
Notons enfin que les figures de la transmutation qu’Augustin associe
au labeur et à la peine, sont celles du cheval et de l’âne, métaphores bien
connues de l’esclavage, inscrites au double titre de l’animalité et de la servi-
tude au registre de l’utile. Il conviendrait sans doute, de mieux prendre en
compte ce registre de l’utile qui, en soi, exprime un rapport de domination,
en explicite sa fonction et, par-delà une différence de nature, rapproche
des conditions et permet tout un jeu de contaminations sémantiques sur
ceux qui servent 26. Autre façon de rappeler que, pour l’historien, l’œuvre
de fiction est aussi un document dont il doit s’efforcer de faire un « bon
usage ».
ANNEXES
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HUMANITÉ, ANIMALITÉ ET ESCLAVAGE CHEZ LES ANCIENS…
tions 27. Il semble que l’on peut considérer que Lucien a résumé son modèle – ou sa
source – alors qu’Apulée l’a amplifié, en particulier en y introduisant des éléments
nouveaux comme le « conte » d’Amour et de Psyché, et tout le livre XI consacré
à l’initiation de Lucius aux mystères d’Isis et d’Osiris. Mais surtout, Apulée y a
introduit ce « ton » si particulier que La Fontaine admirait tant et qu’il a tenté de
rendre dans cette œuvre étrange où la poésie le dispute à la prose, où la narration
use des ruses subtiles de l’énonciation non pas comme, mais à la manière de 28…
Il serait assez vain de comparer l’art de la narration chez ces deux auteurs,
« chacun s’abandonnant à son goût » pour reprendre une formule de La Fontaine.
La recherche d’un effet de distanciation produit dans la version grecque un texte
à l’ironie un peu froide qu’accentue un traitement très serré de la trame narrative.
Chez Apulée, au contraire, le récit très fluide adopte un ton plus original qui,
entre réalisme et merveilleux, fantaisie et ironie, crée une complicité subtile entre
l’auteur, le héros narrateur et le lecteur. Entre réalité et apparence, les effets de
miroir, l’imagerie recherchée du décor font naître un monde ambigu que l’on a pu
qualifier de baroque 29. Dans ce monde étiré entre le vrai et le faux se déplace un
être double, homme et bête à la fois, un Eselmensch dont l’auteur rappelle sans cesse
au lecteur la double nature. Le traitement des deux épisodes retenus dans notre
étude chez le Pseudo-Lucien et chez Apulée est à ce titre, révélateur.
1. Lucius au marché
2. Lucius au moulin
Le texte grec décrit simplement le travail harassant d’un âne attaché à la meule
et la triste condition de ses congénères : « Je vis nombre de bêtes, dont j’allais être
camarade et il y avait là plusieurs meules que ces bêtes faisaient tourner ; partout
ce n’était que farine 31. » Le texte d’Apulée, lui, fait apparaître aussi la sinistre
condition d’êtres humains condamnés à la peine du moulin (esclaves fugitifs et/ou
27. Annequin J., « Sur une préface et une traduction de P. L. Courier, La Luciade, Mélanges
E. Frezouls », Ktéma, 19, 1994, p. 219-226.
28. La Fontaine, Les amours de Psiché et de Cupidon, publié chez Cl. Barbin à Paris en 1669, Flammarion,
Paris, 1990.
29. Amat J., « Sur quelques aspects de l’esthétique baroque dans les Métamorphoses d’Apulée », Revue
des études anciennes, 74, 1972, p. 107-152.
30. Les esclaves de Cappadoce étaient recherchés pour leur vigueur et leur robustesse.
31. Traduction de P.-L. Courier, La Luciade ou l’Âne, Paris, Éditions du Mouflon, 1945.
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JACQUES ANNEQUIN
forçats), et surtout, souligne avec force la proximité réelle entre bêtes et hommes
surexploités, mal nourris, travaillant sans relâche sous les coups, dans un nuage de
poussière de farine qui les empêche de respirer.
De l’illustration à la représentation
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Un Autre que l’on doit donner l’impression d’intégrer :
l’esclave dans les sociétés précoloniales
de l’actuel Burkina Faso
Maurice Bazemo
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MAURICE BAZEMO
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UN AUTRE QUE L’ON DOIT DONNER L’IMPRESSION D’INTÉGRER…
sein de chaque village, sorte de cité État, l’autorité exerçant le contrôle des
hommes était d’abord incarnée par les doyens de lignages, puis les doyens
de clans. L’autorité suprême était reconnue au maître de la terre, ou chef de
terre du village. L’absence de pouvoir politique centralisé leur valut d’être
rejetés par les Mossi (puis par les explorateurs français) dans la catégorie des
peuples « anarchiques ». Les limites de l’espace territorial moaga correspon-
daient ainsi, pour les Mossi, à celles de l’humanité. Selon ses propres canons,
le Moaga était l’homme par excellence, celui dont la culture avait valeur de
modèle à suivre. Il était le Burkina c’est-à-dire l’Homme civilisé.
Inversement, les autres étaient assimilés à des animaux. À Banéma, Louis
Binger put ainsi voir les hommes de Bukari Kutu de retour de l’une de
leurs expéditions en pays Gurunsi, avec « une file d’esclaves des deux sexes
attachés l’un derrière l’autre à l’aide d’une corde passée au cou 3 ». Ayant
appris que beaucoup de ces esclaves qu’il avait vus au service du chef des
Mossi et des gens du pouvoir en général provenaient du pays Gurunsi,
Binger a su, par une métaphore, traduire l’importance de la ponction que
connaissait cette région :
« Le Mossi n’a jamais annexé le Gourounsi tout simplement parce qu’il
ne pourrait plus le ravager ; si au contraire il vit en hostilité avec lui, il
y trouvera son profit puisqu’il aura toujours la ressource de capturer ses
habitants. Je ne puis trouver de meilleure comparaison qu’en appelant le
Gourounsi le vivier du Mossi 4. »
Mus par la conviction de leur supériorité culturelle, les Mossi, et plus
particulièrement les Nakomsé – « princes » disposant de chevaux – allaient
razzier hommes et femmes chez les Bissa, les Gurunsi et les Sana. La razzia
était perçue comme une sorte de chasse, comme le rappelle le sens même
de « lieu de gibier » que E. Bonkini reconnut au terme gurungo par lequel
les Mossi désignaient le pays des Gurunsi 5. Les Mossi ont ainsi conjugué
arsenal idéologique et force armée afin d’aller à la « chasse » à l’esclave dans
les zones « sauvages ». Les Peul firent de même.
Comme les autres, les Peul aussi tenaient leur culture pour la meilleure.
À ce fondement de leur supériorité affichée sur les autres s’ajoutaient selon
eux leur teint plus clair et leur religion. De la compréhension que les Peul
avaient de leur teint, on retient que ce marqueur physique était pour eux
le signe selon lequel le Créateur les avaient placés au-dessus des autres sur
l’échelle des cultures. Cette conviction les avait conduits à charger le teint
clair et le teint noir de significations opposées. Le premier renvoyait à l’idée
de personnes intelligentes, tempérantes, pudiques et sachant dominer les
3. Binger L., Du Niger au golfe de Guinée par le pays de Kong et le Mossi, Paris, Hachette, 1892,
p. 473.
4. Ibid. p. 483.
5. Gomgnimbou M., « Gurunsi : Génèse et signification », Eurêka, 45-46, avril-septembre 2003,
p. 38-45.
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besoins naturels, dont la faim. À l’opposé, les hommes au teint noir, les
Haabé (singulier : Kaado), étaient les « mauvais », les « amers » disaient les
Peul. Hors du Pullaku, espace de la culture peule, on pénétrait dans l’aire
de la sauvagerie et de l’idolâtrie, celle où la chasse à l’homme devenait
conforme aux dispositions de la nature. Le Peul aussi était persuadé que
celui qui n’était pas Peul n’était rien. Le réduire en esclavage était un droit
que la nature avait octroyé à ceux auxquels elle avait donné la force néces-
saire pour le faire.
Autant le teint noir valait le mépris aux Noirs chez les Peul, autant le
leur leur en valait chez les Noirs. Ceux-ci ne voyaient pas leur teint en clair
mais en rouge. Les autres évitaient d’avoir des contacts étroits avec ces gens
étranges. Pourquoi sont-ils rouges se demandaient les Noirs ? Le teint noir
pour ceux-ci était le teint normal pour les hommes. Ce teint rouge des Peul
était une anomalie. C’est ce constat qui avait entraîné cette question que
tous se posaient à leur propos : étaient-ils des hommes ? Le mystère qui
entourait ce teint suscitait la peur. C’est pourquoi les premiers Européens
arrivés dans ces régions étaient vus comme une autre branche du groupe
des Peul. Plus rouges, cheveux plus longs, seuls les courageux acceptaient de
les approcher. Pour les autres, la fuite était la précaution à prendre. C’était
cette crainte que provoquait l’homme étrange qui expliquait le refus ferme
du mariage avec les femmes peules que la plupart des groupes ethniques ont
entretenu pendant longtemps. Chez les Lyela, pour empêcher ce contact on
avait eu recours au syndrome de la lèpre. Celui qui prenait une fille peule
pour épouse, contracterait la maladie, disaient les anciens.
Chaque groupe ethnique avait ainsi établi sa propre échelle des cultures
au sommet de laquelle était hissée la sienne. Dans les sociétés où l’ordre
social, c’est-à-dire la place de chacun, était perçu comme la résultante d’une
inégalité naturelle entre les hommes, les catégories sociales reconnues comme
inférieures se devaient d’être au service des nobles, des « meilleurs ». De la
même manière, les autres communautés ethniques, reconnues inférieures
parce qu’elles étaient autres, servaient de réservoir de serviteurs et d’esclaves.
Les autres étant considérés comme des brutes, l’usage de la force armée à
leur encontre était normal et naturel, comme en témoigne l’histoire orale.
« C’était par la force qu’on prenait les gens dans les villages », nous dit
aujourd’hui Hamidou Dicko 6. L’endroit privilégié pour la capture était la
brousse. Là, les cavaliers mossi et peul surprenaient le laboureur au champ,
la femme à la recherche du bois de chauffe et les bergers. Obtenus par la
force armée ou par le troc que favorisaient les périodes de famine, comment
ces esclaves étaient-ils traités par ceux qu’ils servaient ?
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UN AUTRE QUE L’ON DOIT DONNER L’IMPRESSION D’INTÉGRER…
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par leur teint clair, ils étaient supérieurs à tous ceux qui étaient autour
d’eux, à savoir les Noirs ; les Haabé (singulier : Kaado). Chez les Peul cette
conviction était renforcée par ce qu’ils considéraient comme une science
dont la maîtrise n’était possible que par eux : le savoir sur la vache qui était
un autre parent pour eux. C’est pourquoi l’activité pour laquelle le Peul
avait une véritable passion était la garde de ses vaches, dont le nombre de
têtes fondait le prestige. Le troupeau de vaches représentait sa principale
richesse. Il préférait donc s’en occuper lui-même : « Le Peul est amoureux
de la vache 7. » Les Noirs qui, par le portrait physique et moral que le Peul
avait dressé d’eux, étaient les brutes, ne pouvaient que tout ignorer de la
vache. De ce portrait, on retient les traits suivants : il est gros, robuste 8. Le
Peul ne reconnaissait au Noir comme atout que la force physique nécessaire
pour les tâches rudes comme le labour. C’est la confiscation de cet atout
dont l’usage économique était capital qui était au centre des préoccupations
des Peul. Une fois le kaado placé sous son autorité comme esclave, sa robustesse
qui avait servi auparavant à le disqualifier prenait de la valeur sans que cela
n’améliore son image. L’intelligence, qui est la meilleure force était revendi-
quée comme le privilège des Peul. Et la ruse dont ils usaient pour capturer
ceux qui avaient été réduits en esclavage n’en était pour eux que l’une de
ses manifestations.
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De la figure paradoxale de l’esclave marchandise
Compétences et prix de l’esclave chez Pline l’Ancien
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ANTONIO GONZALES
4. Serbat G., « Il y a Grecs et Grecs ! Quel sens donner à l’anti-hellénisme de Pline », dans Pigeaud J.,
Oroz J. (éd.), Pline l’Ancien, témoin de son temps, Salamanca-Nantes, 1987, p. 589-598.
5. Pline, N. H, III, 5.
6. Pline, N. H., XVII, 1.
7. Ce succès peut sembler paradoxal quand on connaît la crainte atavique de Pline pour les influences
externes en médecine (Pline, N. H., XXIV, 8) : « Il est avéré que le peuple romain, en étendant ses
conquêtes, a perdu ses mœurs, vainqueurs, nous avons été vaincus. Nous obéissons à des étrangers
et, grâce à une seule profession, ils sont devenus aussi les maîtres de leurs maîtres. »
8. Berthoud A., Aristote et l’argent, Paris, 1981, p. 11-81 ; Nicolet Cl., « La pensée économique des
Romains », dans Nicolet Cl. (éd.), Rendre à César. Economie et société dans la Rome antique, Paris,
1988, p. 155-157 ; Naas V., Le projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome, 2002, p. 432-438.
9. Sur les rapports entre moralisme et économie, voir Veyne P., « Rome devant la prétendue fuite de
l’or : mercantilisme ou politique disciplinaire ? », AESC, 34, 2, 1979, p. 211-244.
10. Pline, N. H. XXXIII, IV, 8.
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il faut comprendre que, pour lui, c’est l’homme qui se trouve au centre de
cette nature ; l’homme pour qui la nature a tout créé. Vision anthropo-
centrique de laquelle résulte le fait que les animalia ne valent d’être notées
que par ce qu’elles peuvent apporter à l’homme, à l’homme libre s’entend.
Pline conçoit donc (d’une certaine manière, et l’influence stoïcienne, même
diffuse, est ici déterminante) une assimilation de la Naturwissenschaft
par la Kulturwissenschaft. Autrement dit, la connaissance des choses n’a
d’intérêt que parce qu’elle concourt au profit de l’homme. Pline, s’ins-
crit ainsi dans un contexte intellectuel que partagent Lucain, Sénèque et
Pétrone à l’époque néronienne, mais aussi la Seconde Sophistique et Dion
Chrysostome sous les Flaviens 21.
Profondément ancrée dans son siècle, la démarche de Pline et son
« histoire naturelle » de l’humanité sont révélatrices de l’histoire du ier siècle
de notre ère, de son attachement aux Flaviens et de son constant ancrage
dans une conception totalisante de l’homme, envisagé aussi bien à travers
le prisme politique, social et culturel que moral. Aux talents et génies de
l’humanité sont opposés la luxuria, l’indolence et la décadence 22. Cette
conception encyclopédique 23 de la connaissance est à rattacher également
au courant romain qui cherche à prolonger l’héritage grec et à donner au
point de vue romain son autonomie et son originalité intellectuelles 24. Ainsi,
lorsqu’un siècle plus tard, l’affranchi Claudius Aelianus rédige en grec une
œuvre sur les animalia, les thèmes et leur traitement démontrèrent indirecte-
ment comment l’approche de Pline, son enkuklios paideia (culture encyclopé-
dique), était marquée par sa romanité et sa latinité 25, et combien sa démarche
était originale y compris vis-à-vis de la compilation des connaissances par les
Grecs. En outre, alors que les membres de l’ordre sénatorial s’adonnent à des
studia dédiées à l’histoire, à la biographie ou à la philosophie, Pline choisit
une démarche encyclopédique qui donne l’impression d’être la construction
du savoir du point de vue équestre 26. Ce savoir encyclopédique est le fruit du
negotium (activité) et de l’officium (compétence), et non de l’otium (intérêt).
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évoquer les deux passages consacrés aux prix payés pour des esclaves qui,
pourtant, nous semblent relever des mêmes principes de catégorisation
et de condamnation de la part de Pline. À condition de concevoir que
l’esclave est aussi une res mancipi destinée au développement du monde
civilisé que Rome symbolise désormais. C’est en conclusion (p. 299) de
son commentaire consacré aux § 33-129, partie la plus longue du livre VII,
qu’elle aborde rapidement cette question, en signalant que « la description
de l’homme se termine par l’extraordinaire dans les prix payés pour des
hommes – pretia hominum insignia –, catégorie des pretia mirabilia que
l’on rencontre à travers toute l’HN 38 ». Cette convergence des qualifications
permet de mieux comprendre la présence de nos exemples et d’en souligner
toute l’importance méthodologique en fonction de la définition que Valérie
Naas propose pour ces mirabilia pretia (prix extraordinaire, dans le sens
d’excessif ici) :
« À travers la catégorie des mirabilia pretia, Pline procède à un renverse-
ment de l’acception traditionnelle des merveilles : l’extraordinaire devient
excessif, et au jugement qualitatif (admiration, étonnement) se substitue
une condamnation morale. […] La conjonction des termes usus, natura,
miracula est tout à fait significative de la pensée plinienne. […] Pline s’émer-
veille de ce que la nature ne produise rien d’inutile, et l’on sait l’importance
de cette notion d’utilité pour lui. […] Dans le texte, il est difficile de classer
les informations en fonction de ces trois termes, qui valent surtout comme
catégories de définition : ce titre désigne en effet ce qui doit être mentionné
sur un thème donné. Pline définit un élément – natura – et indique son
utilité (usus) et les merveilles qui lui sont liées (miracula). Les trois critères
– l’utilité, la nature et les merveilles – suivent une hiérarchie : la fonction,
citée en premier, souligne l’anthropocentrisme de l’encyclopédie. L’homme
étant destinataire de l’œuvre, il convient d’indiquer en priorité les usages
possibles des éléments cités. Puis sont mentionnées la définition – natura –
et enfin les merveilles 39. »
Toutefois, l’application d’un tel renversement trouve très vite une limite
morale. Si Pline n’éprouve pas, a priori, de réticence à de telles pratiques
– payer cher les compétences, fussent-elles celles d’un esclave –, il dénonce
l’iniuria lucri qui s’est emparé des hommes y compris des Romains dont il
vient pourtant de faire l’éloge.
Pline, alors, pose implicitement une question. Pourquoi accorder une
telle valeur à un homme en raison de ses caractéristiques ou de ses compé-
tences, véritables miracula huminum dévoyés ? La liberté, l’esclavage, la
richesse et la pauvreté, comme la vie et la mort ou la santé et la maladie ne
dépendent pas de nous. La valeur marchande d’un esclave est déraisonnable
dans la mesure où nous devons accepter les compétences de ces esclaves
38. Naas V., op. cit., p. 299. Voir aussi p. 317.
39. Naas V., op. cit., p. 282.
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comme un trait du destin qui touche la part humaine de l’esclave. L’« action
appropriée » ou le devoir de l’homme est d’user de manière raisonnable
et vraisemblable des compétences de l’esclave, sans essayer de forcer les
circonstances et le destin. Alors que cette question est déjà au cœur de celle
des compétences des esclaves ruraux opposant le Comasque à Columelle 40
sur le plan économique, Pline critique la tendance qu’ont les hommes de
son époque à se laisser subjuguer par la beauté apparente des choses, les
esclaves étant considérés comme des produits de la Natura artifex dont la
réussite sociale tient à leur capacité de faire tomber les libres dans la passion
et la luxuria, formes passives de la dépendance, et donc signes de l’inversion
sociale du modèle référentiel de la cité et de la norme naturelle.
Antoine est ainsi subjugué par la beauté de deux faux jumeaux et abusé
par le marchand d’esclaves Toranius, spécialiste de ce genre de trompe-
rie 41, qui les lui vend à un prix prohibitif, 200 000 sesterces selon Pline ou
300 000 selon Solin 42. Antoine est emblématique des caractères corrom-
pus que Pline condamne. Plutarque soulignera lui aussi le goût immodéré
d’Antoine pour les « dépenses fastueuses et déréglées », pour son style
« asiatique », « pompeux, prétentieux, plein d’une vaine suffisance et d’un
désordre arrogant 43 ». Le topos traverse les générations et contribue toujours
à exclure Antoine de la grandeur des Romains.
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51. Anthologie Palatine, XII, 24 : Marcus Tullius Lauréa était un esclave de Cicéron, qui, pour sa
fidélité, fut affranchi, sans doute vers 62 av. J.-C., époque où il accompagna son ancien maître en
Cilicie, en tant que secrétaire du gouverneur. Son surnom de Lauréa, signifiant laurier, lui vient
probablement de ses talents poétiques. Il composa à la fois des vers grecs et latins, dont certains
ont été cités par Pline.
52. Suétone, Des Grammairiens, XV, « Lénaeus, affranchi de Pompée, le suivit dans presque toutes
ses expéditions, et, après la mort de son patron et celle de ses fils, il vécut du prix de ses leçons.
Il enseigna dans les Carènes, près du temple de la Terre, dans le quartier où était située la maison
des Pompées. » Il resta « si pieusement fidèle à la mémoire de son ancien maître, que l’historien
Salluste ayant écrit “que Pompée avait la figure méchante et la pensée impudique”, il le déchira
dans une satire des plus mordantes, où il le traite de débauché, de goinfre, de fripon et d’ivrogne »,
lui dit « que sa vie est d’un aussi mauvais exemple que ses écrits », et où, enfin, il l’appelle « un
voleur ignorant des vieux mots de Caton ». L’on rapporte que, dans son enfance, ayant été enlevé
d’Athènes, il s’enfuit dans sa patrie, et qu’après avoir acquis dans les lettres une grande instruction,
il rapporta à son maître le prix de sa liberté ; mais que celui-ci, émerveillé de son esprit et de son
savoir, l’affranchit sans vouloir rien accepter.
53. Pline, N. H., XXXV, 200-201 ; Levi M. A., Nerone e i suoi tempi, Milan, 1963, p. 132-133.
54. Oliveria F. de, Les Idées Politiques et Morales de Pline l’Ancien, Coimbra, 1992, p. 52-60.
55. Pline, N. H., XXIV, 162.
56. Pline, N. N., XXXVI, 113.
57. Pline, N. H., II, 2 ; VII, 129 ; IX, 62 ; XII, 2, 12 ; XVIII, 7 ; XXIV, 162 ; XXXI, 5 ; XXXIII,
134-135, 145 ; XXXV, 52, 167-168 ; XXXVI, 60, 113…
58. Oliveria F. de, op. cit., p. 156.
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La question que Pline l’Ancien ne pose pas ici est celle de la pertinence
d’un point de vue conduisant à établir la valeur économique de l’homme,
ce qui nous ramène aux interrogations d’Aristote et de Platon évoquées
plus haut. De manière plus contemporaine, une partie de la pensée de
Pline l’Ancien peut être confrontée avec celle de Sénèque. Dès la dédicace
à Titus, Pline insiste sur la philanthropie des Flaviens à laquelle répond
la sienne, comme programme scientifique reflet du programme politique
et social initié par Vespasien 59. On trouve des critiques comparables chez
Sénèque (« voici que les Romains aussi sont gagnés par cette vaine ardeur de
recherches superflues 60 »). Mais l’approche de Pline est celle d’un homme
occupatus et non celle d’un homme otiosus qui, renonçant aux charges
publiques, se retire pour développer sa réflexion philosophique. On peut
par ailleurs se demander si, a posteriori, Sénèque n’accuse pas Pline de
chercher une connaissance superfétatoire 61, laquelle lui aurait ainsi assuré
une carrière militaire et administrative 62, à la différence d’un Helvidius
Priscus 63 qui paya la rupture entre le Prince et les philosophes, notamment
stoïciens et cyniques 64. De toute évidence si Pline n’est pas directement
nommé, ses recherches sont peut-être visées par la critique de Sénèque en
conclusion du chapitre XIII, 9 de la Briéveté de la vie dans laquelle il écrit :
« Car, en admettant qu’ils racontent ces histoires de bonne foi et engagent
leur parole, de qui diminueront-elles les égarements, de qui refouleront-elles
les passions ? Qui rendront-elles plus courageux, plus juste, plus généreux ?
Je me demande parfois, disait mon maître Fabianus, s’il ne vaudrait pas
mieux être illettré que de s’enliser dans des études pareilles. »
Si cette critique peut toucher l’« œuvre historique » ou du moins les
exemples historiques qui émaillent la Naturalis Historia, la pérennité de
Pline auprès des Flaviens se justifie sans doute beaucoup plus par l’utili-
tas de son œuvre et par celle des principes qu’il défend dans sa démarche
encyclopédique qui ne condamnent pas la nature du pouvoir, en conformité
(n’en ait déplu à Sénèque), avec la conception stoïcienne défendue alors à
59. Della Corte F., « Tecnica espositiva e struttura della Naturalis Historia », Plinio il Vecchio sotto il
profilo storico e letterario », Côme, 1982, p. 19-39 ; Bardon H., « Les Flaviens et la littérature. Essai
d’autocritique », Atti del Congresso Internazionale di Studi Vespasianei, I, Rieti, 1981, p. 175-194.
60. Sénèque, De la vie brève, 13, 3 : « Voici que les Romains aussi sont gagnés par cette vaine ardeur
de recherches superflues. »
61. Hermann L., « Sénèque et Pline », Revue des Etudes Anciennes, 38, 1936, p. 177-181 ; Citroni
Marchetti S., loc. cit., p. 1268.
62. Syme R., « Pliny the Procurator », Harvad Studies in Classical Philology, 73, 1969, p. 201-236 ; Roman
Papers, II, Oxford, 1979, p. 742-773.
63. Melmoux J., « C. Helvidius Priscus, disciple et héritier de Thraséa », La Parola del Passato, 30,
1975, p. 23-40 ; Levick B., Vespasien, Paris, 2002, p. 117-137.
64. Toynbee J. M. C., « Dictators and Philosophers in the First Century A. D. »., Greece and Rome,
13, 1944, p. 43-58 ; Gage J., « La propagande sérapiste et la lutte des empereurs Flaviens avec
les philosophes (Stoïciens et Cyniques) », Revue philosophique, 1, 1959, p. 72-100 ; Murray O.,
« The Quinquennium Neronis and the Stoics », Historia, 14, 1965, p. 41-61 ; Salles C., La Rome
des Flaviens, Paris, 2002, p. 155-168.
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Rome 65. Toutefois, la position de Pline, qui n’est stoïcien que par moments,
n’est pas comparable aux jugements et aux avis émis par exemple par Thraséa
sous Néron qui, sous couvert de principes philosophiques, émettait une
critique politique que l’empereur percevait comme une rébellion, et qui fut
sanctionnée par une condamnation à mort en 66. Vespasien (qui n’agira pas
autrement avec Helvidius Priscus père) ne devait pas comprendre l’œuvre
de Pline comme subversive.
La réalité d’une société qui s’appuie de plus en plus sur des valeurs
marchandes a renforcé celle des biens. La réflexion de Pline est toujours
conditionnée par des considérations morales, y compris sur des questions
purement techniques 66 comme lorsqu’il s’intéresse aux vents et à la naviga-
tion 67 qu’il reconnaît nécessaires à l’économie humaine mais qu’il place
d’emblée dans le champ de l’auaritia (avidité). Le commerce maritime est
une nécessité mais l’auaritia est condamnable. Toute la pensée économi-
que de Pline se trouve ainsi mise en exergue par des paradoxes. De même,
l’esclave est d’une certaine manière un bien comme un autre, achetable et
vendable, que la réification rend de manière ambivalente, commercialement
et économiquement justifiable et condamnable à la fois lorsque les excès
l’emportent sur l’utilitas et la necessitas.
Au moment même où le stoïcisme romain réfléchit à la vanité des choses,
il y a un renforcement du processus de réification de certains hommes. Une
structure culturelle fondée chaque jour un peu plus sur le désir et le plaisir
contribue à renchérir le coût des objets désirables et donc nécessaires à
l’épanouissement personnel et à l’ostentation de soi. L’« homme chose »
n’échappe pas à cette topique. Le ralentissement puis la fin des conquêtes
conduisent à une raréfaction des sources traditionnelles de l’approvision-
nement en esclaves. Certes, il y a toujours des marchés, des routes et des
flux commerciaux d’esclaves 68. Il y a aussi la possibilité de la reproduction
interne, mais un eunuque ne se reproduit pas, d’où le coût extraordinaire
d’une compétence que Pline juge contre nature.
En somme, ce que Pline l’Ancien regrette ce sont les temps de l’expan-
sion où un Romain pouvait acquérir un autre homme pour ses compéten-
ces. Il semble bien que pour lui la société ait choisi de s’engager dans un
processus de réification. Son travail d’encyclopédiste s’explique peut-être
aussi par cette vision pessimiste. Il s’agit de collationner le savoir de l’huma-
nité avant que le monde ne s’effondre. Le monde se réifie, mais n’est-ce pas
65. Sur les conceptions pliniennes et le climat politique et intellectuel post-néronien, on doit toujours
lire l’article de Lana I., « La politica culturale dei Flavi », Scienza, Politica, Cultura a Roma sotto i
Flavi, Turin, 1980, p. 41-61.
66. Sur l’influence de la tradition socratique chez Pline, voir Seeck G. A., « Plinius und Aristoteles als
Naturwissenschaftler », Gymnasium, 92, 1985, p. 429-434. Sur la constitution de cette tradition,
Xénophon, Mémorables, I, 1, 11-15.
67. Pline, N. H., II, 118.
68. Voir les différentes communications publiées sur ces questions dans les actes du XXVIe colloque
du GIREA, Routes et marchés d’esclaves, Besançon, 2002.
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le destin de l’esclave que d’être une chose ? Il semble aussi que, du point de
vue spirituel, Pline considère que l’homme, dans sa totalité, rentre dans un
processus de réification qui le rend esclave de ses passions, de ses pulsions
au détriment du détachement vis-à-vis du monde matériel. Il se trouve face
à une contradiction ontologique de la pensée antique. Comment mainte-
nir l’esclavage tout en dénonçant les travers qu’il génère dans la société
des libres sans entretenir la haine (odium generis humani) qui inquiétait
tant les philosophes stoïcien qu’étaient Cicéron et Sénèque 69 ? Si le type
de la consolation (consolatio) qui était très à la mode à Rome au milieu
du Ier siècle de notre ère a de toute évidence influencé Pline l’Ancien, ce
dernier associe à la vision pessimiste de l’humanité une relation autrement
plus forte avec la nature que celle établie par Cicéron, Epicure, Lucrèce ou
Sénèque.
Chez Pline, la supériorité de Rome est due à sa capacité de domination
de la nature et des hommes qui constituent désormais son empire. Face à
une nature par essence hostile à l’homme, c’est sa découverte et sa compré-
hension qui peuvent lui permettre de tirer les fruits d’une terre conçue
comme au service de l’humanité. Toutefois, le point de vue de Pline est
en opposition avec le caractère hédoniste de l’aristocratie romaine dont le
carpe diem est fondé, selon lui, sur une conception illusoire de la nature
qui a conduit à l’expérience néronienne et au travestissement des hiérar-
chies classiques que Vespasien veut rétablir, même si c’est en s’appuyant
sur les élites provinciales, idée qui rencontre une certaine résistance chez le
Comasque : « Républicain posthume 70 », Pline est certainement nostalgique
de la période augustéenne qui réaffirmait des valeurs républicaines classi-
ques tout en opérant une inflexion idéologique conduisant à un nouveau
régime. Vespasien représentait à ses yeux cette itération du renouveau de
l’empire et de la réaffirmation des principes du bon fonctionnement moral
et politique de l’Vrbs. Du point de vue des rapports sociaux, il faut que
chacun sache ce que valent les choses pour en jouir honorablement. Le prix
d’un esclave rentre dans cette conception du juste prix. Comme scientifi-
que, Pline affirme connaître la nature des choses et leur juste usage.
En s’appuyant sur les concepts d’hereditas (héritage) et de mancipatus
(propriété) il est à même d’en exprimer la valeur, dans le temps et selon
les évolutions diachroniques, économiques et morales qui justifient le prix
en fonction du coût mais aussi et surtout en fonction de l’utilitas. Ainsi,
connaître le juste prix est une des formes de la connaissance « scientifique »
du monde qui nous entoure. N’oublions pas que Pline destine son encyclo-
pédie au rusticus, à l’agricola qui, par leur travail de la terre, connaissent, eux
aussi la valeur des choses que la nature offre à notre labeur. Enfin, le coût
d’un esclave (même si ce n’est pas un esclave enchaîné, fût-il un contre-
69. Cicéron, Tusculanes., IV, 25-27 ; Sénèque, De la tranquillité de l’âme, XV, 1.
70. Della Corte F., « Plinio il Vecchio, repubblicano postumo », Studi Romani, 26, 1978, p. 1-13.
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DE LA FIGURE PARADOXALE DE L’ESCLAVE MARCHANDISE…
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Du rôle et de l’humanité de l’esclave
dans l’Athènes démocratique
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1. Constitution des Athéniens, I, 10-12. On trouve des remarques analogues quant à la liberté de
parole dont auraient joui les esclaves à Athènes chez Platon (République, 563 b) et Démosthène
(IIIe Philippique, 3).
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rapport aux deux autres a suscité des débats sans fin entre les modernes, les
uns l’acceptant tel quel, d’autres le jugeant beaucoup trop élevé, s’appuyant
sur des indications partielles ou imaginant des erreurs de copistes, d’autant
que le fameux recensement n’est connu que par des sources tardives 5. Dans
un article publié en 1959, Moses Finley avait estimé que le nombre des
esclaves à Athènes était compris entre 60 000 et 80 000, ce qui était large-
ment suffisant pour conclure par l’affirmative à la question : « Was Greek
civilization based on slave labour 6 ? » C’est bien ce que soutenait le « vieil
oligarque », en dépit du caractère tendancieux des conclusions qu’il en
tirait. Et ce sont ses affirmations qu’il importe de soumettre à examen.
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9. Thucydide, La guerre du Péloponnèse, V, 32 (Skionè), V ; 116 (Melos). C’est le sort qui aurait
été réservé aux femmes et aux enfants de Mytilène, si l’Assemblée n’était revenue sur sa décision
(III, 36).
10. Rosivach V. J., « Enslaving Barbaroi and the Athenian Ideology of Slavery », Historia, 48, 1999,
p. 129-157.
11. Voir notamment, pour l’Égypte, le livre II des Histoires d’Hérodote et, pour cette image du barbare
construite par les Grecs, Hartog F., Le miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, rééd., 1991.
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L’esclave-marchandise
Une marchandise humaine que l’on achetait, vendait et louait comme
n’importe quel animal. Le prix moyen d’un esclave était, on l’a vu, compris
entre 150 et 250 drachmes. Pour évaluer ce qu’une telle somme repré-
sente, il faut rappeler qu’à Athènes les membres du Conseil tiré au sort
chaque année recevaient une indemnité de cinq oboles par jour pendant les
neuf dixièmes de l’année, et une drachme (six oboles) lorsque la tribu dont
ils étaient issus exerçait la prytanie, c’est-à-dire, au ve siècle, la présidence
des séances de l’Assemblée. Également tirés au sort, les juges du tribunal
populaire recevaient une indemnité de trois oboles par jour de session, et
c’est également à trois oboles qu’était fixée depuis le début du ive siècle la
rétribution de la présence aux séances de l’Assemblée du peuple 12. Acheter
un esclave représentait donc une dépense relativement importante, comme
l’atteste le témoignage d’un client de l’orateur Lysias qui, invalide, se plaint
de ne pouvoir acheter un esclave pour le remplacer. On comprend de ce
fait que ces lois sensées protéger la personne de l’esclave selon le « vieil
oligarque » protégeaient en fait la propriété du maître de l’esclave, lequel,
de son côté, le théâtre d’Aristophane en fait foi, pouvait impunément
fouetter l’esclave indocile ou paresseux, de même qu’il pouvait satisfaire
ses désirs sexuels sur la personne de l’esclave, femme ou jeune garçon. À la
limite, l’esclave était un corps (sôma). Et ce corps pouvait être soumis à la
torture devant un tribunal, ses aveux étant destinés à justifier son maître
ou, au contraire, s’ils étaient réclamés par son adversaire, à le condamner.
Quand un maître décidait de refuser de soumettre son esclave à la torture
réclamée par son contradicteur, celui-ci tenait ce refus pour un aveu de
culpabilité. Juridiquement, l’esclave était donc à la merci de son maître qui
pouvait à tout instant le revendre sans tenir compte des liens qu’il aurait
pu nouer éventuellement avec une servante : l’esclave n’avait en effet pas le
droit à une famille. Ce statut, que l’on devine à travers les allusions de nos
sources, n’était pas inscrit dans une loi spéciale, mais était plutôt la consé-
quence d’un développement de l’esclavage qui s’était rapidement accru, à
partir du moment où la servitude pour dette avait disparu avec la législa-
tion solonienne et, comme le soulignait avec force le « vieil oligarque », à
partir du moment où Athènes avait développé sa puissance maritime, au
lendemain des deux guerres médiques 13. Il faut donc maintenant, pour
12. Cette rétribution des fonctions publiques par un salaire (misthos) était tenue pour caractéristique
de la démocratie athénienne.
13. Les Athéniens avaient en effet affronté seuls les Perses lors de la première guerre, et remporté la
victoire de Marathon (490). Dix ans plus tard, c’est sous les yeux de Xerxès que la flotte athénienne
avait vaincu la flotte perse à Salamine. Le rôle d’Athènes dans la défense du monde grec contre
les « barbares » avait justifié l’hégémonie qu’ils exercèrent sur le monde égéen à partir de 478.
Fisher N., « Hybris, Status and Slavery », dans Powell A. (éd.), The Greek World, Londres,
Princeton, 1995, p. 44-84 ; Gagarin M., « La nature des esclaves dans le droit athénien », dans
Carlier P. (éd.), Le IVe siècle avant J.-C., approches historiographiques, Nancy, 1996.
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Quelle place tenaient les esclaves dans cette vie rurale ? Il faut raisonner
à partir de quelques rares informations. Dans les comédies d’Aristophane
qui mettent en scène des paysans, la présence d’un ou deux esclaves qui
assistent leur maître et assurent en même temps des fonctions domestiques
semble assurée. Peut-être faut-il ajouter une petite servante qui prépare le
pain et assiste la maîtresse de maison dans le travail de la laine. Mais il peut
aussi y avoir des domaines plus importants, comme celui d’Ischomaque,
l’interlocuteur de Socrate dans l’Économique de Xénophon, où des esclaves,
occupés aux travaux agricoles, sont placés par leur maître sous la surveillance
d’un intendant, lui-même de condition servile. Domaine où les produits
de l’activité agricole sont destinés à l’entretien de la « maison », esclaves
compris, de même que les servantes, qui, elles aussi, travaillent sous la
direction d’une intendante, préparent la nourriture et filent et tissent aux
côtés de la maîtresse de maison afin de vêtir tous ceux qui vivent sur le
domaine. Hommes et femmes sont soigneusement séparés, et l’épouse
d’Ischomaque veille à ce qu’ils ne s’unissent pas clandestinement 18. Bien
que des inscriptions et quelques textes mentionnent des esclaves « nés à la
maison », il ne semble pas, en effet, que la reproduction naturelle ait été
favorisée, l’entretien d’un jeune enfant coûtant plus cher que l’achat d’un
adulte prêt à travailler.
Une partie de cette production agricole était-elle destinée à la vente ?
Cette question a suscité bien des débats, à partir des quelques rares indica-
tions de nos sources. Aristophane prétendait que la mère du poète Euripide
allait vendre au marché les herbes récoltées dans son jardin. On peut suppo-
ser en effet que c’était là pratique courante, singulièrement pour les paysans
dont les terres étaient voisines de la ville et qui pouvaient écouler quelques
produits sur l’agora, légumes, fruits et fromages. Qu’en était-il des proprié-
taires de vastes domaines ? Il est difficile de répondre à cette question.
Plutarque, dans la Vie de Périclès (XVI, 3-5), indique que celui-ci, soucieux
de se consacrer entièrement à la vie politique, confiait à son intendant, un
esclave, le soin de vendre en une seule fois toute la récolte de son domaine
et d’acheter au jour le jour ce qui était nécessaire à la vie de sa maisonnée.
Un plaidoyer du ive siècle évoque le cas d’un Phénippos qui, à la faveur
d’une disette, aurait vendu son vin et son orge trois fois le prix habituel 19.
De là à supposer (comme certains) que des grands propriétaires auraient
investi dans l’achat massif d’esclaves pour tirer de leurs terres des bénéfices à
la faveur d’une variation conjoncturelle des prix, il y a un pas qu’on hésite à
franchir. Il n’y a jamais eu à Athènes de latifundia comparables à ce que l’on
connaît dans l’Italie romaine, ni des masses d’esclaves semblables à celles
que souleva Spartacus. Et même si les esclaves des grands domaines comme
celui d’Ischomaque étaient plus éloignés de leurs maîtres que les esclaves au
18. Xénophon, Économique, VII, 35-41 ; XIII-XV.
19. Démosthène, Contre Phénippos, 20, 31.
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maître, non plus qu’à celui qui les louait. Par ailleurs, ce travail dans les
mines devait être particulièrement pénible, ce qui explique que ce soit là
que l’on trouve le seul exemple de fuite massive d’esclaves.
En dehors des ateliers artisanaux et des mines, on trouvait aussi des
esclaves sur les chantiers de constructions publiques. On dispose notam-
ment d’un ensemble d’inscriptions concernant la construction du temple de
l’Érechtheion, sur l’Acropole. Pour l’année 408-407, une de ces inscriptions
donne la liste des sommes payées aux ouvriers qui ont réalisé la cannelure
des colonnes du temple 24. Or une double constatation s’impose : un même
travail est réalisé aussi bien par des citoyens, désignés par leur démotique,
des métèques désignés par leur lieu de résidence, et des esclaves dont le
nom du maître est indiqué (travail en simultané qui n’empêche pas forcé-
ment concurrence, préjugés et stéréotypes). Et, pour un même travail, les
ouvriers, quel que soit leur statut, perçoivent le même salaire. On a supposé
que, pour les esclaves, c’est le maître qui recevait la somme indiquée, et se
chargeait de leur entretien. Au moins deux des ouvriers libres, des métèques
en l’occurrence, travaillent aux côtés de leurs propres esclaves. D’autres
se contentaient peut-être de confier leurs esclaves au contremaître qui
organisait le travail, ce qui confirme la remarque du « vieil oligarque » sur
la difficulté de distinguer l’esclave de l’homme libre pauvre dans les rues
d’Athènes.
On retrouverait sans doute la même proximité dans le monde des
commerçants, encore plus victime de l’opprobre des élites intellectuelles
et sociales. Par ailleurs, une grande partie des activités marchandes était
entre les mains d’étrangers, métèques ou étrangers de passage. Tous les
auteurs anciens insistent sur l’importance du Pirée comme lieu d’échange
où affluaient les produits venus de tout le monde connu. Une partie était
destinée aux Athéniens, le reste réexporté vers d’autres destinations, des
taxes étant prélevées aussi bien à l’entrée qu’à la sortie du port. Nombre de
ces échanges se faisaient par l’intermédiaire de la monnaie, ce qui explique
le rôle des banquiers dans ce commerce, lesquels étaient essentiellement
des changeurs, mais pouvaient aussi recevoir des dépôts et servir d’intermé-
diaires entre de riches Athéniens soucieux de faire fructifier leurs liquidités
et des marchands empruntant à des taux d’intérêt élevés pour acheter une
cargaison et payer leur passage sur un navire de commerce 25. C’est seule-
ment pour le ive siècle que l’on a des renseignements plus précis sur ces
24. IG I3, 374. Traduction dans Austin et Vidal-Naquet, op. cit., p. 300-307, et Randall R. H.,
« The Erechtheion Workmen », American Journal of Archeology, 57, 1953, p. 199-210.
25. Sur l’importance du Pirée, voir Garland R., The Piraeus from the Fifth to the First Century B.C.,
Londres, 1987 et, pour les commerçants, Mossé Cl., « The World of the Emporium », dans
Garnsey P., Hopkins H., Whittaker C. R. (éd.), Trade in the Ancient Economy, Londres, 1983.
Sur la banque : Bogaert R., « La banque à Athènes au ive siècle av. J.-C. État de la question »,
Museum Helveticum, 43, 1986, p. 19-49 ; Cohen E., Athenian Economy and Society. A Banking
Perspective, Princeton, 1992.
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échanges et sur les hommes qui s’y livraient. Il apparaît que les esclaves y
prenaient une place importante. C’était en effet en majorité des esclaves
qui tiraient la rame sur les navires de commerce. D’autres représentaient
leur maître sur certaines places de commerce, en particulier dans la région
du Pont-Euxin. Et, surtout, ce sont généralement des esclaves qui tenaient
les livres de compte des banquiers.
C’est précisément dans ce monde de la banque que nous trouvons
des exemples de ces esclaves riches dont parle le « vieil oligarque », parmi
lesquels il faut retenir le cas du fameux Pasion 26. Celui-ci avait été l’esclave
de deux banquiers, Antisthène et Archestratos, qui, pour le récompenser
de sa bonne gestion, l’avaient affranchi. Devenu libre et ayant hérité de
la banque de ses anciens maîtres, il la fit fructifier au point de pouvoir
donner de l’argent à la cité à un moment où elle sortait appauvrie de sa
longue guerre contre Sparte. Peut-être fournit-il aussi des armes, car il avait
acquis des esclaves fabricants de boucliers 27. Il obtint donc la citoyenneté
athénienne, pour lui et ses fils. À sa mort, il leur légua ses biens, tout en
confiant la gestion de la banque à son ancien esclave, affranchi par lui,
auquel il donna en outre sa femme pour épouse. Démosthène, qui défendit
Phormion dans le procès qui l’opposa à l’un des fils de Pasion, Appolodore,
ajoute que c’était là une pratique courante dans le monde des banquiers,
et pas seulement à Athènes 28. Phormion, à son tour, reçut la citoyenneté
athénienne. Quant à Appolodore, il s’empressa de tourner le dos au monde
des affaires, soucieux qu’il était de faire une carrière politique qu’il réussit
partiellement, dans l’ombre de Démosthène dont il s’était finalement
rapproché. Il s’agit cependant là d’exemples isolés, et il serait abusif de
prétendre que le monde des affaires était un moyen pour les esclaves d’accé-
der à la citoyenneté.
Le fait de confier la gestion d’une entreprise à un esclave n’était d’ailleurs
pas propre au monde du commerce. Des esclaves pouvaient gérer pour
leur maître une boutique, un atelier, moyennant paiement d’une redevance
que certains textes appellent apophora. Un plaidoyer de l’orateur Hypéride
mentionne ainsi le cas d’un certain Athénogène qui, moyennant le verse-
ment d’une redevance fixe, laissait à son esclave Midas la gestion d’une
boutique de parfumerie qu’il possédait sur l’agora 29. Ce Midas gérait la
parfumerie aidé de ses deux fils, et se procurait lui-même les fournitures
nécessaires à la fabrication des parfums. C’est la mauvaise gestion de l’ate-
lier qui amena Athénogène à s’en défaire. Mais le nouvel acquéreur lui
intenta un procès après avoir découvert l’étendue de la dette qui pesait sur la
boutique. On peut penser que d’autres, plus habiles que Midas, réalisaient
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des bénéfices après avoir acquitté l’apophora. On désignait ces esclaves sous
le nom de chôris oikountes, c’est-à-dire ceux qui habitaient en dehors de
l’oikos du maître, et par-là même jouissaient d’une certaine autonomie,
avantageuse pour le maître libéré du souci de gérer sa boutique 30.
Il reste enfin à évoquer rapidement les esclaves qui appartenaient à
la cité, tels les Scythes qui, au moins jusqu’aux années 80 du ive siècle,
assuraient la police dans la ville et aux abords des assemblées, ou bien ces
greffiers chargés d’enregistrer les actes publics, et dont certains furent à la
fin du ve siècle chargés de réviser les lois pour s’assurer qu’il n’en était pas
de contradictoires 31.
Les esclaves occupaient donc, on le voit, une place importante dans la
vie des Athéniens 32. Mais, si leur statut juridique était le même, leur situa-
tion de fait dans la société était extrêmement variable. Ce qui entraînait
dans la relation maître-esclave des nuances multiples, depuis le simple objet
que l’on achetait, vendait et louait comme n’importe quel animal, jusqu’au
compagnon de travail sur les chantiers publics, ou bien encore l’homme
de confiance auquel on laissait le soin de gérer son domaine, son atelier ou
sa banque.
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34. Diogène Laerce (Vie des philosophes, III, 30, 3 ; V, 1, 15 ; X, 21) donne des exemples de philosophes
ayant ainsi affranchi leurs esclaves par testament.
35. IG II2 1553-1578. Parmi les 200 esclaves affranchis, 17 l’ont été grâce à des prêts sans intérêt
(eranoi) consentis par des groupes d’amis.
36. Eschine, III, 41.
37. Démosthène, 55, 62, 67.
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Lorsque le statut de l’homme dépend
de la conjoncture politique :
les libres réduits en esclavage dans la réalité
et la littérature byzantines
Youval Rotman
1. Levine R. S, Martin Delany, Frederick Douglass, and the Politics of Representative Identity, University
of North Carolina Press, 1997 ; Karcher C. L., « Stowe and the Literature of Social Change »,
dans Weinstein C. (éd.), The Cambridge Companion to Harriet Beecher Stowe, Cambridge Univer-
sity Press, 2004, p. 203-218.
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C’est ce type de question que nous voudrions poser ici en nous deman-
dant ce qui a pu favoriser une évolution dans la manière de concevoir
l’esclavage dans la Méditerranée médiévale, et, plus précisément, dans le
monde byzantin. Héritée de l’empire romain, l’institution esclavagiste s’y
transforme en effet, entre le viiie et le xie siècle, du fait des réalités politi-
ques du temps. Ce processus original aboutit à percevoir de plus en plus
nettement l’esclave comme un être humain, mais sans que cela se traduise
par l’émergence d’une quelconque idée abolitionniste et ne conduise au
déclin de l’esclavage. Signe que celui-ci peut alors parfaitement coexister
avec l’idée que l’esclave est bien un homme.
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vol. 7, 1995, p. 1-55 ; Kolia-Dermitzaki A., « Some Remarks on the Fate of Prisoners of War
in Byzantium, 9th-10th Centuries », dans Cipollone G. [dir.], La liberazione dei « captivi » tra
cristianità e islam. Oltre la crociata e il Ghiâd : tolleranza e servizio e servizio umanitario. Atti del
Congresso interdisciplinare di studi storici, Archivio Segreto Vaticano, 2000, p. 583-620).
5. Rotman Y., « Byzance face à l’Islam arabe, viie-xe siècle. D’un droit territorial à l’identité par la
foi », Annales HSS, vol. 60/4, 2005, p. 767-788.
6. Brunschwig R., « ‘Abd », Encyclopédie de l’islam, vol. 1, p. 26-34 ; Gordon M., L’esclavage dans
le monde arabe, VIIe-XXe siècle, Paris, Laffont, 1987, p. 29 ; Lewis B., Race et esclavage au Proche-
Orient, Paris, Payot, 1982, p. 14-15. Lewis souligne qu’il s’agit d’un développement juridique et
que l’acte de se vendre par dette, la réduction en esclavage d’un musulman et la vente de ses enfants
sont interdits par les premiers califes (bien qu’il ne précise pas lesquels). Voir aussi Guemara R.,
« La libération et le rachat des captifs. Une lecture musulmane », dans Cipollone G. (éd.), La
liberazione dei « captivi » tra Cristianità e Islam, op. cit., p. 333-344.
7. Noailles P., Dain A. (éd.), Les Novelles de Léon le Sage, Paris, Les Belles Lettres, 1944 ; Zepos
(éd.), Jus Graecoromanum, Georgion Phexis & uiou, 1931, vol. 1, coll. 4, nov. 35 ; Rotman Y., Les
esclaves…, op. cit., p. 238-242.
8. Rotman Y., « Byzance face à l’Islam arabe… », op. cit.
9. Jérôme, Trois Vies de Moines (Paul, Malchus, Hilarion), E. M. Morales, P. Leclerc (éd., trad.),
Sources chrétiennes, 508, Cerf, 2007.
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nent à s’enfuir. Retrouvés par leur maître, ils sont finalement sauvés par une
lionne, avant de rentrer dans l’Empire. L’esclavage est présenté ici comme
un malheur lié aux circonstances. Bien que devenu esclave, Malchus est un
héros littéraire, présenté comme un homme de statut libre. Sa décision de
s’enfuir et l’aide divine qu’il reçoit par l’intermédiaire de la lionne le sauvent
de ce malheur et le rendent au monastère.
Ce modèle littéraire devient très courant aux ixe et xe siècles. Nous
prenons ici trois exemples caractéristiques. Théoctiste de Lesbos, dont la
Vie date du début du xe siècle, est capturé par les Arabes de Crète, mais
réussit à s’échapper lors d’une escale à Paros 10. Sa sainteté, comme celle de
Malchus le moine, est liée à son enlèvement. De même, la Vie de Joseph
l’Hymnographe, de la fin du ixe siècle, décrit sa capture et son emprisonne-
ment en Crète, où il devient le chef spirituel des captifs chrétiens 11. Dans
ces cas, la sainteté est liée soit à l’évasion, soit à la capture par les Arabes.
Notre troisième exemple est l’histoire d’Élie le Jeune, dont la vocation se
manifeste à travers ses enlèvements par les infidèles, sa perte de liberté et sa
vente comme esclave, qui l’amènent à remplir un rôle de missionnaire dans
les pays musulmans 12. Les auteurs mettent ainsi en relief l’enlèvement et
la réduction en esclavage, qui deviennent une partie de l’expérience sainte
de ces personnages. Il s’agit à chaque fois de Byzantins libres, habitants des
régions méditerranéennes, dont l’enlèvement est dû à la situation politique
de l’époque, notamment la piraterie arabe.
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14. Ainsi par exemple dans la Vie de Nil de Rossano (P. Germano Giovanelli [éd.], Grottaferrata,
1972), les Récits de Paul de Monembasie (John Wortley [éd.]), Les Récits édifiants de Paul, évêque de
Monembasie, et d’autres auteurs (Paris, CNRS, 1987), la Vie de Nikon « Métanoeite » (D. F. Sullivan
[éd.]), The Life of St. Nikon, Brookline Mass., Hellenic College Press, 1987) et la Vie de Luc le
Jeune (C. L. Connor, W. R. Connor [éd.], The Life and Miracles of Saint Luke of Steiris, Brookline
Mass., Hellenic College Press, 1994).
15. « Vita Blasii Amoriensis », AASS, nov. 4, p. 657-659. Follieri E. (éd.), La Vita di San Fantino il
Giovane, Bruxelles, 1993.
16. Fitzgerald W., Slavery and the Roman Literary Imagination, Cambridge University Press, 2000.
Weiler I., « Inverted Kalokagathia », dans Wiedemann Th., Garnder J. (éd.), Representing the Body
of the Slave, Londres-Portland Oregon, Frank Cass Publishers, 2002, p. 11-28. Pour l’esclave dans
la tragédie grecque voir Citti V., « Esclavage et sacré dans le langage tragique », dans Annequin J.,
Garrido-Hory M. (éd.), Religion et anthropologie de l’esclavage et des formes de dépendance, actes
du XXe colloque du GIREA, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 91-99. Pour la représentation
de l’esclave dans la littérature byzantine et ses racines classiques voir Rotman Y., Les esclaves…,
op. cit., p. 213-230.
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18. P. Garnsey P., Ideas of Slavery from Aristotle to Augustine, Cambridge-New York, Cambridge Univ.
Press, 1996, p. 173-188 ; Glancy J. A., Slavery in Early Christianity, Oxford-New York, Oxford
Univ. Press, 2002, p. 57 sq.
19. Paul, Philémon, 10-17.
20. Paul, Ephés. 6,5-8 ; I Timot., 6,1-2.
21. Paul, Col., 4,1.
22. PG, t. 62, p. 155-161.
23. Garnsey P., op. cit., p. 191-219.
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24. Nov. Just., 7, praef. ; 7, 1 ; 7, 3 ; 32, 1 ; 120, 1. Rotman Y., Les esclaves…, op. cit., p. 204-206.
25. Rossi Taibbi G. (éd.), Vita di Sant’Elia il Giovane, op. cit., chap. 4-9.
26. Par exemple Nikon « Repentez-vous » fait une expédition en Crète pour ramener des renégats à la
foi chrétienne, Vie de Nikon « Métanoeite », op. cit., chap. 20.
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exemplaire qui offre une raison morale à leur malheur afin qu’ils résistent
à la conversion à l’islam. L’esclavage a ainsi un objectif positif. L’esclave est
représenté comme un être humain, ayant ses pensés et ses actions, sans pour
autant que sa situation soit présentée comme un malheur. La réduction en
esclavage renvoie à un but divin. Elle n’est plus une punition, comme dans
l’argumentaire des Pères de l’Église. Elle devient un acte de Dieu, un destin
divin. C’est dans cette perspective que la représentation de l’humanité de
l’esclave s’avère une nécessité afin de fournir une consolation aux victimes
des rapts. Et cela non pas uniquement pour les chrétiens.
Le même thème se trouve en effet dans la littérature hébraïque de
l’époque. Le Livre de la Tradition (Sefer Ha-Qabbala) d’Abraham Ibn
Daud (milieu du xiie siècle) recèle la fameuse légende dite de « l’histoire de
quatre captifs », censée raconter celle de la fondation des grandes écoles
rabbiniques en Afrique du Nord et en Espagne 27. De grandes yeshivot y
surgissaient à partir du ixe siècle, et devenaient elles-mêmes des centres
culturels et juridiques exerçant une autorité propre. C’est par exemple,
le cas de celle de Kairouan et de Cordoue. La légende des quatre captifs
raconte comment quatre grands érudits de Bari furent enlevés par des
pirates arabes, vendus aux quatre coins de la Méditerranée, puis rachetés
par leurs coreligionnaires locaux. Selon cette légende la présence de ces
grands érudits permit aux communautés locales de fonder les grandes yeshi-
vot d’Afrique du Nord et d’Espagne en gagnant leur indépendance vis-à-vis
de la grande académie juive d’Iraq. Dans la légende, les captifs sont rachetés
par leurs coreligionnaires et non pas vendus comme esclaves à l’instar des
captifs chrétiens. Mais la perte de liberté y est mise en service d’un objectif
religieux positif.
La littérature de l’époque met donc en relief deux thèmes, ceux de la
perte de la liberté et de l’humanité de l’esclave. Mais perte de liberté et
esclavage sont représentés comme des expériences positives, à caractère
religieux, ce qui, loin de conduire à considérer l’esclavage comme un
phénomène néfaste, revient à en faire une sorte de nécessité, un élément
spirituel d’une situation politique nouvelle. L’humanité de l’esclave que la
littérature médiévale développe pour les hommes libres réduits en esclavage,
s’avère être conforme avec l’existence de l’institution de l’esclavage. Nous
le remarquons aussi à travers le statut juridique de l’esclave dans l’Empire,
notamment dans sa possibilité de se marier.
27. Cohen G. D. (éd.), « The story of the Four Captives », Proceedings of the American Academy for
Jewish Research, vol. 29, 1960-1961, p. 55-131.
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De la fidélité servile
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omnes homines aut liberi sunt aut servi, « les hommes sont libres ou esclaves ».
C’est une distinction fondamentale (summa divisio) au sein de l’ensemble
des hommes et, selon les termes mêmes employés par l’éminent juriste, que
certains soient esclaves ne les empêche pas d’être qualifiés d’« hommes ».
L’origine la plus évidente du préjugé moderne selon lequel ils ne le
seraient pas provient d’un contresens. L’esclave, dans tous les textes
juridiques romains, est défini comme res, ce que l’on rend par « chose », et
l’on en conclut qu’il n’était que cela et pas un homme. Mais les problèmes
de traduction sont toujours complexes et on se méprend gravement sur le
sens du terme latin « res » utilisé pour désigner l’esclave : le mot employé ici
dans un contexte juridique désigne l’objet de droit (par opposition au sujet
de droit) et ne signifie rien d’autre que le fait que l’esclave, étant seulement
objet de droit, n’est donc (du point de vue juridique, mais seulement de
ce point de vue) qu’une chose. Et voici la mise au point, qui nous paraît
décisive, de Dumont 1 : « Le mot res revêt dans les textes juridiques une
valeur classificatoire et, selon toute apparence, ne s’oppose jamais, dans la
sémantique latine, au caractère humain, contrairement à ce qui se passe avec
“chose” en français, avec les mots équivalents dans diverses autres langues. »
Voici maintenant ce que dit Veyne 2 : « Quoi que l’on dise parfois, l’esclave
n’est pas une chose : on le considérait comme un être humain. Même ses
mauvais maîtres qui le traitaient inhumainement lui faisaient un devoir
moral d’être bon esclave, de servir avec dévouement et fidélité. Or, on ne
fait pas la morale à un animal ou à une machine. » Faut-il dire, plus simple-
ment encore, que l’esclave était puni, et on sait avec quelle rigueur, par la
loi romaine ? Or, on ne punit pas les choses (sinon en vertu d’un anthro-
pomorphisme rare), le droit pénal concerne normalement les hommes, à
la rigueur les animaux.
Les esclaves romains avaient d’ailleurs une vie religieuse : ils participaient
traditionnellement au culte des ancêtres de leur maître et il était coutumier
(bien que ce ne soit pas un droit du point de vue de l’État romain) de leur
faire des funérailles, la tombe de l’esclave ayant, comme celle de n’importe
quel être humain, le caractère de res religiosa 3. Encore une fois, une mise
au point faite par Dumont 4 nous paraît décisive :
1. Dumont J.-Ch., Servus. Rome et l’esclavage sous la République, Rome, Ecole Française de Rome,
1987, p. 97.
2. Veyne P., « L’empire romain », dans Brown P. et al. (éd.), De l’empire romain à l’an mil (t. 1 de
Histoire de la vie privée), Paris, Le Seuil, 1985, p. 62.
3. Girard F., Manuel élémentaire de droit romain (2 vol., Paris, Edouard Duchemin, 1929, p. 104-
105), qui mentionne ces données, si fiables par ailleurs, y voit à tort des indices de reconnaissance
de la personnalité de l’esclave. Mais c’est confondre personnalité et humanité : ces deux notions
sont certes indissociables dans le droit moderne mais pas dans le droit romain. L’esclave romain n’a
pas de personnalité (juridique) mais c’est un être humain (qualité à la fois biologique et ontologi-
que, avec toutes les conséquences religieuses que cette qualité implique).
4. Dumont J.-Ch., « La mort de l’esclave », dans Hinard Fr. (éd.) La mort, les morts et l’au-delà dans
le monde romain, Caen, université de Caen, 1987, p. 183-184.
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trace avec le thète, sorte de salarié occasionnel et qui, pour son malheur,
ne fait pas partie de la maison : il est, à la différence des esclaves, décrit
par Homère comme le plus malheureux des hommes. On trouve encore
chez Homère oikétes et dmós pour « esclave », deux termes qui se rattachent
étroitement à oikos, pour le premier, et plus étonnement au latin domus et
au grec domos ou domâ, pour le second. Benveniste 6 émet aussi l’hypothèse
plus hardie que doûlos (terme de référence pour l’esclave en grec) renverrait,
selon le témoignage d’Hésychius, à la même idée de maison.
Ces données sont connues depuis longtemps, mais on n’en tire pas les
conclusions qui s’imposent, sans doute en raison d’une confusion entre les
notions de famille et de parenté. « Famille » a en français, comme dans les
autres langues occidentales, comme familia en latin 7, deux sens qui corres-
pondent à des réalités sociologiques différentes. Au premier sens, il désigne
un ensemble de parents. Au second, un ensemble de gens qui forment une
unité économique et résidentielle, et qui est placée sous une même autorité ;
c’est ce que l’on appelle un groupe domestique. Une « famille » au premier
sens (groupe de parents) est composée de gens qui ne vivent pas nécessaire-
ment ensemble. Quant à la « famille » au deuxième sens (groupe domesti-
que), en dehors du monde occidental moderne, elle comprend assurément
des parents, mais pas seulement. Elle comprend les domestiques, ce que
l’on trouve encore dans l’Europe immédiatement avant l’ère moderne, mais
aussi couramment en Asie. Et à Rome, la familia comprend pareillement
certains affranchis, peut-être (ou au moins de façon métaphorique) certains
amis, les domestiques de condition libre attachés au service de la maison
(mais sur plusieurs points, en particulier celui de la répression du meurtre
du maître, assimilés aux esclaves) et les esclaves. Qu’ils fassent partie de la
familia implique aussi qu’ils soient soumis à l’autorité du paterfamilias (le
père de la familia), autorité très grande qui lui donne droit de vie et de mort
sur ses fils, et pareillement sur ces autres dépendants que sont les esclaves.
Nul mystère donc que les esclaves fassent partie de la famille – au sens
de groupe domestique. Mais ils ne font certes pas partie de la famille au
sens de groupe de parents. Ils ne sont assurément pas parents du maître,
ni d’aucun autre citoyen. Ils n’on pas les trois noms (nomen, praenomen,
cognomen) qui caractérisent le citoyen romain, étant sans nom (sans nom
gentilice) et exclus de la cité (la civitas, ensemble des citoyens). Ils ne sont
parents de personne d’autre, ne peuvent pas plus être parents entre eux,
leur mariage n’étant pas reconnu, etc. Ils sont donc totalement exclus de
la parenté, et totalement exclus de toute parenté possible. Inclus dans un
groupe (qui n’est pas de parenté) et exclus tout à la fois de tout groupe de
parents et de toute communauté civile (ensemble de citoyens). On mesure
6. Benveniste E., Le vocabulaire des institutions indo-européennes (2 vols.), Paris, Éd. de Minuit,
1969, I, p. 358.
7. Je dois à la bienveillance de Jean-Christian Dumont d’avoir attiré mon attention sur ce point.
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africain soit plus « doux » que celui de l’Antiquité parce que « domestique »
(en ce même sens, on parle d’« esclavage de case » ou encore d’esclavage
« patriarcal »). Or, nous l’avons vu, l’esclave est dans la conception antique
tout autant « domestique » en ce qu’il est intégré à la domus. Une autre vue
voudrait que l’esclave africain soit comme un membre de la famille, avec
cette conséquence qu’il n’y aurait que peu de différence entre l’esclave et
l’affranchi. Tous deux sont en effet membres de la famille (groupe domes-
tique), mais seul le second est parent, et membre du lignage, parce que
l’affranchi a été adopté et est devenu fils de son ancien maître, avec tous les
droits que ce statut parental implique. La différence est que l’affranchi ne
peut plus être tué, pas plus qu’un autre membre de la parenté, tandis que
l’esclave, tout membre du groupe domestique qu’il est, peut l’être impuné-
ment par un membre du lignage. Ce que dit sans détours un Nuer : « Si
vous maudissez un Dinka [population dont les Nuer tiraient leurs esclaves]
de votre maisonnée, eh bien, vous le maudissez, voilà tout. S’il se fâche,
vous lui dites que vous allez le tuer et qu’il ne se passera rien. Vous nettoie-
rez tout simplement votre lance dans la terre et la pendrez 11. »
Cette dimension domestique de la conception de l’esclavage est assez
répandue dans la mesure où on le retrouvera dans maintes sociétés d’Asie,
mais elle n’est pas universelle. On ne la trouvera sans doute que beaucoup
plus difficilement dans l’esclavage de latifundia antique (dont il faut rappe-
ler qu’il ne représente qu’une forme minoritaire d’utilisation des esclaves au
cours de l’Antiquité, même romaine, absente par exemple du monde de la
Grèce classique) et encore moins dans les formes modernes et coloniales de
l’esclavage de plantation. Je ne suis d’ailleurs pas certain qu’elle soit présente
dans les sociétés amérindiennes d’Amérique du Nord, en particulier sur la
côte nord-ouest (du sud de l’Alaska au nord de la Californie) où l’esclavage
(entièrement précolonial) était particulièrement important, à la fois pour
les effectifs et dans les institutions.
C’est que la conception domestique de l’esclave est liée à deux phéno-
mènes. Le premier est que la production reste dans un cadre domestique,
ce qui est le cas de toutes les sociétés sans État étudiées par les ethnologues,
des sociétés lignagères d’Afrique par exemple, et encore, pour une grande
part au moins, de la Grèce antique à l’époque classique. Dans ce cadre
domestique de la production, l’opposition principale en ce qui concerne la
condition de l’esclave (condition matérielle et non statut juridique, qui ne
change pas nécessairement en même temps) est celle entre l’esclave qui vit
auprès du maître, à son service et dans sa maisonnée, et celui qui est établi
(« casé » selon l’expression consacrée par une pratique romaine répandue
dès avant la fin de l’Empire romain) sur une parcelle de terre autonome,
formant éventuellement une famille avec femme et enfants, moyennant
11. Evans-Pritchard E. E., Les Nuer, 1937 (trad. fr.), Paris, Gallimard, 1968, p. 251.
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une rente, généralement lourde, ainsi que divers services à rendre au maître.
Le second facteur à prendre en compte est ce que l’on peut appeler le
« destin » de l’esclave, lequel dépend des stratégies sociales du maître. Dans
une société où le principal enjeu est d’avoir des gens à soi, fils, épouses et
parents, c’est-à-dire essentiellement un groupe de parenté qui est fort et
puissant, l’esclavage représente une institution dotée d’un grand potentiel :
les femmes esclaves, mariées ou non, fourniront des fils et des filles que
(puisqu’ils et elles sont sans parenté, comme leur mère) le maître pourra
adopter et intégrer dans son groupe de parenté. Quant aux esclaves mascu-
lins, il pourra également les adopter et renforcer d’autant son groupe. Dans
une telle société, l’affranchissement – et l’adoption, qui va de pair –, repré-
sente la stratégie majeure des puissants en rapport avec l’esclavage. Pour
des raisons qui ne tiennent pas à la parenté, il a pu en aller à peu près de
même à Rome pendant la République et surtout pendant l’Empire : les
esclaves, en étant affranchis, entraient dans la clientèle de l’ancien maître,
et la possession d’une importante clientèle a toujours été un des princi-
paux facteurs de la puissance à Rome. Ainsi, nous voyons essentiellement
deux facteurs (indépendamment de l’usage domestique des esclaves qui est
universel) pour rendre compte de la conception domestique de l’esclavage :
une production qui reste globalement dans un cadre domestique et une
stratégie d’affranchissement en rapport avec une forme prédominante de
pouvoir fondée sur le contrôle des hommes (et non des biens).
La côte nord-ouest américaine constitue un bon contre-exemple : ces
sociétés ne pratiquaient aucune forme d’affranchissement. Quant à l’escla-
vage moderne aux colonies, il ne correspond évidemment pas aux condi-
tions que nous avons expliquées. Ce n’est pas seulement qu’il présente des
particularités bien connues, comme l’équation noir = esclave ou le fait que
les États d’Europe, en l’occurrence la France et l’Angleterre (l’Espagne étant
différente), maintiennent aux colonies un statut juridique (l’esclavage) qu’ils
ont depuis longtemps aboli sur leur territoire métropolitain. Ces deux parti-
cularités font que l’esclave des xviie, xviiie et xixe siècles diffère des autres.
Ce qui diffère également est que, à cette époque, et pour la première fois
dans l’histoire (avec sans aucun doute des précédents au Moyen Âge ou à
Rome, mais de façon limitée), les stratégies des classes dominantes ont visé,
non à s’assurer des dépendants ni à asseoir leur pouvoir sur les hommes,
mais l’accumulation des biens, leur négoce, l’argent, ce dont les hommes
ne furent plus que les moyens. Les esclaves n’en étaient pas moins intégrés
dans la société, ils n’en faisaient pas moins partie de ces entreprises, sociales,
qu’étaient les plantations. Ils n’étaient pas pour autant des choses, lesquelles
d’ailleurs, argent, canne à sucre ou autres produits, faisaient partie de la
société ; ils étaient plutôt intégrés dans la société au niveau le plus inférieur.
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13. D’après un manuscrit non publié de Douglas (Diary of a Trip to the Northwest Coast, 1841),
cité d’après Donald L., Aboriginal Slavery on the Northwest Coast of North America, Berkeley,
Los Angeles, Londres, University of California Press, 1997, p. 131, 305.
14. Op. cit., tableau A-4, p. 316.
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à un seul homme, obéissant à lui seul. Les cas dans lesquels les maîtres
utilisaient leur suite servile pour imposer leur volonté et faire obstacle à
la justice étaient aussi nombreux que notoires et montrent suffisamment
qu’une fonction spécifique de l’esclavage privé était le renforcement et
l’extension du pouvoir des maîtres 18. »
On a noté le parallélisme très strict entre ces propos du sinologue et ceux
de Douglas à propos de la côte nord-ouest. La seule différence vient de ce
que les grands, membres de la famille royale et autres dignitaires, peuvent
par ce moyen s’opposer à l’autorité centrale. Wilbur relève dans les archives
plusieurs cas de procès intentés à des barons, marquis ou rois pour avoir
induit des esclaves à commettre des meurtres. Certaines des histoires que
nous ont léguées les chroniques chinoises relèvent du genre du roman de
cape et d’épée : ainsi l’amant d’une princesse qui fait assassiner un officiel et
se trouve protégé et caché par elle ; lorsque le préfet de la ville fait encercler
la maison, elle fait charger les forces de police par la suite de ses esclaves
qui les mettent en fuite ; ayant néanmoins perdu un de ses esclaves dans
l’affaire, la princesse porte plainte contre le préfet et, après diverses péripé-
ties, finit par l’acculer au suicide. Ce cas n’est pas unique. Ce qu’il convient
de garder en tête, ainsi que Wilbur le rappelle opportunément, est que la
nature de la documentation historique fait que n’ont été consignés par écrit
que les événements les plus marquants, mais combien d’exactions ont pu
être perpétrées contre le peuple – presque toujours silencieux dans les sources
historiques anciennes – par le moyen de ces troupes serviles et dociles ! Au
moins un cas d’assassinat de paysans pauvres par les bandes armées d’esclaves
au service de leurs maîtres est relevé dans nos sources, mais parce qu’elle
constituait un véritable fléau social, touchant des centaines de gens.
Les esclaves, toutefois, ne se cantonnent pas dans des rôles de spadas-
sins ou d’assassins. T’ung-tsu Ch’ü 19 décrit bien, encore pour la Chine des
Han, le rôle que les esclaves jouent en tant que milice privée, fonction pour
laquelle ils peuvent être armés et montés. Il relève les mêmes méfaits que
Wilbur : tuer, voler, entraver le cours de la justice. Mais ces esclaves sont
aussi capables d’actions héroïques. Ainsi, dans une bataille où un officier
trouve la mort. Son fils veut charger en compagnie de plusieurs amis qui se
portent volontaires. Arrivant sur l’ennemi, tous sauf deux se défilent. Mais
plus de dix esclaves suivirent le fils, et aucun ne revint. Les esclaves, on le
voit, peuvent se révéler des appuis plus sûrs que les amis.
Des notations qui vont dans le même sens se rencontrent à foison dans
la littérature ethnographique. Mais il s’agit le plus souvent de remarques de
détail que les observateurs n’ont pas voulu développer ou, peut-être, dont
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ils n’ont pas vu les implications. Un Africaniste comme Miller 20, toutefois,
voit très bien comment la classe servile est la mieux apte à fournir des
serviteurs « d’une loyauté exclusive » : la raison en est que l’esclave, homme
sans nom et sans parenté, coupé de toute attache hormis celle qu’il a avec
son maître, ne peut partager ses allégeances entre plusieurs. La remarque
est faite à propos des Imbangala, société lignagère d’Angola, mais sa portée
est générale. Les BaIla, autre société lignagère africaine dont nous avons
déjà parlé, ont une expression pour désigner l’esclave qui par son zèle et son
travail est devenu l’homme de confiance du maître et en même temps un
homme influent : il est mwenzhina shimatwangakwe, « l’ami du maître 21 ».
Une expression analogue est employée par les Toradja, aux Célèbes, pour
distinguer ceux des esclaves qui sont des hommes de confiance. À ces gens
« sur qui on peut compter », on confie des missions délicates ; ils sont
respectés par les hommes libres. Souvent, ils ont grandi avec le maître et
n’ont pas failli dans des circonstances difficiles. On s’adresse à eux au moyen
d’un terme qui marque le respect et peut être rendu par « grand-père » ; et
eux s’adressent à leurs maîtres en leur donnant du « petit-fils » ou « petite-
fille 22 ». Les Kayan et autres groupes du centre de Bornéo semblent avoir
utilisé les esclaves à peu près comme les Indiens de la côte nord-ouest, dans
des expéditions commerciales ou guerrières, presque également dangereuses
dans ces sociétés sans autorité centrale au sein desquelles l’insécurité règne
partout ; ces esclaves de confiance gagnent non seulement la considération
sociale, ils peuvent être plus riches que les hommes libres, peuvent encore
devenir chefs de guerre 23. À propos des Kachin de Birmanie, peuple redou-
table qui tenait en échec le royaume birman et entretenait un grand nombre
d’esclaves (bien que les chiffres avancés par certains observateurs – la moitié
de la population – paraissent excessifs), le colonel J. H. Green écrivait, en
1934 : « Il y a plusieurs grades de mayam [esclaves] attachés à la maison ; le
mayam peut être un demeuré mental, un domestique malmené par tout
le monde. Mais il est parfois un conseiller qui a toute la confiance du
propriétaire : sa main droite, en quelque sorte. J’ai moi-même vu un chef
hkahku, propriétaire d’esclaves, donner à l’un de ses esclaves, pour qu’il le
mette de côté, l’argent perçu pour la vente d’autres esclaves. » Leach 24, qui
20. Miller J. C., « Imbangala Lineage Slavery » (Angola), dans Miers S., Kopytoff I. (éd.), Slavery
in Africa. Historical and Anthropological Perspectives, Madison, University of Wisconsin Press, 1977,
p. 214.
21. Smith E. W., Dale A. M., The Ila-Speaking Peoples of Nnorthern Rhodesia (2 vol.), 1920, I, p. 411.
22. Adriani N., Kruyt A. C., De Bare’e sprekende Toradjas van Midden Celebes (de Oost-toradjas)
(4 vol.), Amsterdam, Noord-Hollandsche Uitgevers Maatschappij [The Bare’e-speaking Toradja of
Central Celebes-the East Toradja), HRAF translation], 1950-1951, vol. I, p. 143-144.
23. Rousseau J., Central Borneo : Ethnic Identity and Social Life in a Stratified Society, Oxford,
Clarendon Press, 1990, p. 175-176.
24. Leach E., Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie. Analyse des structures sociales kachin
[1954, trad. de l’anglais], Paris, Maspero, 1972, p. 138, 345.
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cite ces propos, écrit aussi que les chefs kachin comptaient certains de leurs
esclaves parmi leurs partisans, assurant sa sécurité et partageant sa maison.
Guerrier ou garde de corps, homme de main ou homme lige, ces fonctions
sont celles de l’esclave un peu partout dans le monde. Mentionnons encore
les Maya Quiché pour lesquels Carmack 25 énumère une liste de fonctions
tenues par les esclaves de confiance très semblable à celles que nous avons
déjà évoquées : s’y ajoute dans cette société étatique la collecte du tribut.
Le monde arabe – qui n’a pas toujours fait jouer à sa classe servile un rôle
important dans la production –, en use comme gens de maison, domesti-
ques et gardes du corps, y compris jusqu’en plein xxe siècle. C’est encore ce
que relève une enquête des années 1950 en Arabie Saoudite :
« Un des principaux emplois de l’esclave domestique est celui de garde
du corps. C’est là une tradition ancienne et répandue dans le monde entier,
mais plus particulièrement au Moyen-Orient. Il serait totalement contraire
aux normes habituelles qu’un cheikh ou un homme important soit sans
gardes du corps serviles. On préfère les esclaves dans cette fonction car
une croyance traditionnelle veut qu’ils soient capables d’une fidélité personnelle
exceptionnelle, aussi sont-ils requis à chaque fois que la sécurité personnelle
du maître est en jeu. De tels esclaves sont aussi utilisés pour assassiner des
ennemis ou jouent le rôle de bourreaux. Encore en 1947, des hommes
comme le roi Ibn Sa’ud et les cheikhs du Koweit et de Bahrein entretenaient
de tels gardes du corps. La garde personnelle du sultan Ali ibn Salah de
Shibam était évaluée à 250 ou 300 hommes, tous esclaves. Même le plus
pauvre des cheikhs aura trois ou quatre esclaves 26. »
Nous arrêterons ici cette énumération que nous avons jusqu’ici volon-
tairement limitée aux esclaves détenus à titre privé. Le thème de la fidélité
des esclaves se mêle étroitement à celui de leur rôle en tant qu’auxiliaires
du pouvoir : reste maintenant à examiner la place tenue par les esclaves
publics ou royaux dans l’organisation du pouvoir central. Mais il est d’ores et
déjà acquis que parmi les fonctions traditionnelles de l’esclave se comptent
certaines dont on voit combien peu elles diffèrent de celles du vassal, le
fidèle par excellence.
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d’autrefois, étude sur le Oualo », Bulletin du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique
occidentale française, 12, 1929, p. 133-197), que par des travaux d’historiens contemporains comme
M. A. Klein, plus particulièrement son étude sur l’esclavage en Sénégambie (« Servitude among
the Wolof and Sereer of Senegambia », dans Miers S., Kopytoff I., Slavery in Africa, op. cit.).
28. Rousseau, op. cit., p. 191.
29. Rousseau, op. cit., p. 191, 192.
30. Rousseau, op. cit., p. 193.
31. Klein, op. cit., p. 342, 344.
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postes clefs à tous les niveaux de l’appareil d’État, que cela soit à la cour, aux
finances où ils assurent la perception des impôts, à l’armée où ils forment
un corps spécial, aux frontières ou dans les régions peu sûres où ils sont
gouverneurs militaires. Ils ont leur propre sentiment d’identité et forment
un groupe en corps (corporate group). Ils sont, par excellence, le support du
pouvoir : « C’était à travers les tyeddo que le pouvoir royal s’exprimait », et
ils avaient « le pouvoir de faire et de défaire les rois ».
La raison de l’élection de cette gent servile aux plus hauts postes du
gouvernement est celle que nous avons déjà dite : les esclaves, gens sans
parents ni attaches, sont susceptibles d’une fidélité exceptionnelle. À la
différence du frère ou du cousin, ils ne sont pas des concurrents potentiels
dans la lutte pour le pouvoir. À la différence des hommes libres qui ont tous
un père, un oncle ou un lignage à défendre, les esclaves n’ont rien de tel.
Cette raison a été bien vue par tous les chercheurs qui ont été confrontés à
ce phénomène des esclaves de la couronne. Klein 32 souligne la fidélité des
esclaves qu’il met au compte du fait qu’ils soient sans parents (« kinless »)
mais aussi sans pouvoir – sans pouvoir, du moins, qu’ils puissent exercer
en leur nom propre. Cette remarque nous paraît importante. Il ne suffit
pas en effet de relever l’ambiguïté fondamentale de ce groupe – esclaves
de la couronne ou guerriers esclaves – qui, tout en appartenant au grand
ensemble servile que l’on conçoit comme étant au plus bas de la hiérarchie
sociale, se trouve être en même temps au plus haut de cette hiérarchie parce
qu’il est rattaché à la plus haute autorité qui soit, au roi, dont il est le bras
armé et la force exécutive. Les esclaves de la couronne ont du pouvoir, mais
ils ne l’ont qu’au titre de seconds. À maintes reprises, dans les monarchies
africaines mais aussi en terre d’islam, ces esclaves royaux usurpent le trône,
mais ne le gardent toujours qu’avec difficulté, toujours gênés par l’épineuse
question de leur légitimité.
Notre second exemple est celui des royaumes mossi, en Haute-Volta
(Burkina), pour lesquels Michel Izard a vigoureusement mis en relief le
rôle des « captifs royaux 33 ». Les Mossi ne conservaient que très peu de
32. Klein, op. cit. p. 342 ; Klein M. A., Slavery and colonial rule in French West Africa, Cambridge,
Cambridge University Press, 1998, p. 7-9.
33. Izard M., « Les captifs royaux dans l’ancien Yatenga », dans Meillassoux Cl. (éd.), L’esclavage en
Afrique précoloniale, Paris, Maspero, 1975, soutient que ces « captifs royaux » constituent une sorte
d’ordre qui n’a rien à voir avec l’esclavage, ce en quoi je l’avais suivi dans mon premier article sur
l’esclavage (repris dans Testart 2001, op. cit., p. 38-40) en en faisant une catégorie à part, distincte
de l’esclavage. Je n’en suis plus si sûr aujourd’hui, et aurais plutôt tendance à la voir comme une
subdivision particulière de celle de l’esclavage. D’abord, l’opposition terminologique entre « captif »
et « esclave » n’a guère de sens puisque ces deux termes sont employés l’un pour l’autre à l’époque
de la colonisation comme dans les études contemporaines d’ethnologie ou d’histoire africaine.
Ensuite, les arguments que j’ai présentés dans l’article précité ne tiennent pas : le fait que les captifs
royaux prennent le nom patronymique du roi n’en fait pas pour autant des parents du roi ; non
seulement cette parenté est « fictive » mais il en va exactement de même pour tout esclave, même
à titre privé, qui prend le nom de son patron qu’il appelle « père », tandis que lui-même est appelé
« fils », sans qu’aucun lien de paternité ni de filiation ne soit jamais créé. Cette remarque rejoint
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captifs à titre privé ; la très large majorité des prisonniers, quand ils n’étaient
pas vendus immédiatement aux populations avoisinantes, était versée au
service royal. Connus sous l’appellation générique de « gens du Bingo », ils
se différencient des autres serviteurs royaux, d’origine mossi et en principe
volontaires. Leur importance numérique est loin d’être négligeable : 10 %
environ de la population du royaume du Yatenga 34. Dans l’entourage royal,
ils paraissent avoir été majoritaires comme en témoignent ces chiffres : au
xviiie siècle, à la mort du fondateur de Waygyo, une des quatre capitales du
royaume du Yatenga, on ne compte que 7 familles de serviteurs mossi pour
46 familles de captifs ; à la fin du xixe siècle, il n’y a encore que 16 familles
mossi pour 59 familles de captifs 35. La conséquence est que « les fonctions
de cour réservées à des captifs sont plus nombreuses que celles réservées à
des serviteurs mossi ».
Ces captifs royaux semblent avoir occupé toutes les fonctions possibles
et imaginables au sein de l’appareil d’État. Dans l’ordre du rituel, ils ont
la garde des regalia et la charge de certains sacrifices, des funérailles des
épouses royales, etc. Mais ils s’occupent aussi de la perception des taxes
sur les marchandises. Hommes de l’appareil d’État, ils le sont au plus haut
niveau : certaines charges de chefs de guerre leur sont réservées et, parmi
les quatre électeurs qui choisiront le futur roi, l’un est captif. Enfin, ils font
office de policiers et de bourreaux, menant à bien arrestations, spoliations
et exécutions capitales : à chaque fois que le pouvoir a besoin « d’hommes
obéissants, disciplinés et dépourvus de scrupules, c’est aux gens de Bingo
qu’il fait appel 36 ». Ils sont bien, comme dit Izard 37, les « agents de la coerci-
tion du pouvoir royal », « ceux par l’intermédiaire desquels le roi exerce la
coercition qui est la marque même de l’existence de l’État ». Ajoutons que
« l’institution des captifs royaux est sans doute aussi vieille que le système
étatique mooga [mossi] 38 » puisqu’au moins pour le Yatenga, on trouve des
quartiers de captifs royaux dans les anciennes capitales qui remontent à la
fondation du royaume.
L’institution des esclaves de la couronne est suffisamment générale pour
que les africanistes l’aient signalée pour maints royaumes africains, petits
ce que je dis quand je fais valoir que l’esclave est normalement intégré à l’unité domestique, à la
maison ou à la famille (dont il prend le nom) sans jamais l’être au groupe de parenté correspondant.
Aussi les « captifs royaux » m’apparaissent-ils aujourd’hui comme autant dépourvus de parenté que
les autres esclaves, et donc autant esclaves qu’eux. Ils n’ont comme particularité, une particularité
à vrai dire fort importante, que d’être les esclaves de la maison du roi. Enfin, cette réorganisation
conceptuelle est beaucoup plus en accord avec tout ce que je dis des multiples utilisations possibles
de l’esclave : le rattachement au service royal et le versement dans l’appareil d’État n’en est qu’une
parmi d’autres.
34. Izard M., « Le royaume mossi du Yatenga », dans Tardits C. (éd.), Princes et serviteurs du royaume :
cinq études de monarchies africaines, Paris, Société d’ethnographie, 1987, p. 90.
35. Izard (1975), op. cit, p. 288.
36. Izard (1987), op. cit,. p. 90.
37. Izard (1975), op. cit, p. 294, 295.
38. Izard (1987), op. cit, p. 89.
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39. Bazin J., « Guerre et servitude à Ségou », dans Meillassoux Cl. (éd.), L’esclavage en Afrique
précoloniale, Paris, Maspero, 1975 ; Baldé M. S, « L’esclavage et la guerre sainte au Fuuta-Jalon »,
dans Meillassoux (1975), op. cit. ; Holder G., « Esclaves et captifs au pays dogon : la société
esclavagiste sama », L’Homme, 1998, 145, p. 71-108.
40. Olivier de Sardan J.-P., « Captifs ruraux et esclaves impériaux du Songhay », dans Meillassoux
(1975), op. cit., p. 127.
41. Monteil Ch. (1930), p. 56, 23 (cité par Olivier de Sardan, op. cit., p. 129).
42. Terray E., « La captivité dans le royaume abron du Gyaman », dans Meillassoux (1975), op. cit.,
p. 418 sq.
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avec l’islam. Mais l’exemple que nous présentons maintenant pour finir a,
entre autres mérites, celui d’avoir été excellemment étudié par Miller 44. Il
concerne les Imbangala, population d’origine mixte, avec une forte compo-
sante mbundu, qui furent les sujets de l’ancien royaume de Kasanje, fondé
en 1620, en lisière de la colonie portugaise d’Angola. Au xviie siècle, « ce
royaume était le plus puissant État africain de la côte, l’allié le plus ancien
des Portugais [auxquels] il fournissait plus d’esclaves que toute autre partie
de l’Angola 45 ». Il ne fait pas de doute que le Kasanje tire sa puissance de
son implication dans la traite des Noirs, jouant le rôle d’intermédiaire entre
les Portugais et l’empire lunda, situé beaucoup plus à l’intérieur des terres,
sur la frontière sud de l’actuel Zaïre. Les esclaves, issus de razzias pour
l’essentiel, mais également fournis en guise de tribut ou résultant de dettes
insolvables, sont classiquement définis comme des gens « ayant perdu leurs
noms » et sont désignés par l’appellation générique d’abika (sing. mubika).
Parmi ces abika, on distingue les yijiko (sing. kijiko) qui ont toutes les carac-
téristiques des esclaves de la couronne et que Miller 46 met parfaitement en
évidence.
Premièrement, ils ne sont pas attachés au lignage dans son indivision
mais à des individus – soit à des titres politiques, soit à des noms indivi-
duels – et font, de ce fait, partie du patrimoine propre des chefs qui les
transmettent à leurs héritiers. Deuxièmement, ils jouent un rôle politique
dans le Kasanje dans la mesure où leurs maîtres leur confèrent certains titres
officiels (non héréditaires) qui renforcent leur position. Troisièmement,
chefs et rois s’efforcent de constituer de larges suites armées de yijiko. La
raison, enfin, de la confiance dont ils jouissent auprès de leurs maîtres
et de la préférence qui leur est donnée sur des hommes libres ne fait pas
mystère :
« L’absence de toute référence parentale, autre que celle aux parents des
maîtres, qui est la marque distinctive des abika [esclaves], en fait des servi-
teurs [« retainers »] appréciés, tant des lignages que des individus, dans toute
circonstance qui réclame une loyauté exclusive, et les patrons récompen-
sent certains de leurs abika en conséquence. Les nobles titrés et influents
trouvent au contraire leurs apparentés jimbanza [hommes libres et donc
appartenant à des lignages] déchirés entre leurs allégeances vis-à-vis d’un
noble titré, leurs devoirs à l’égard de leur lemba [oncle maternel ou chef de
matrilignage], leurs alliances complexes avec les groupes de filiation de la
mère ou du père de leurs épouses, et une myriade d’autres liens que culti-
vent la plupart des membres à part entière des lignages 47. »
44. Miller J. C., « Imbangala Lineage Slavery », dans Miers, Kopytoff (1977), op. cit.
45. Vansina J., Les anciens royaumes de la savane, Léopoldville, Institut de recherches économiques et
sociales, université Lovanium, 1965, p. 155.
46. Op. cit., p. 213 sq.
47. Op. cit., p. 214.
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Une différence importante avec les cas que nous avons examinés précé-
demment est que les rois du Kasanje semblent ne pas avoir eu le monopole
de ces yijiko, ce qui ne peut qu’affaiblir le pouvoir royal. Quoi qu’il en soit,
concluons avec cette remarque de Miller 48 sur le rapport entre développe-
ment des fidélités personnelles et faiblesse de la bureaucratie : il est le fait
« d’une société techniquement simple, sans armes ni techniques adminis-
tratives sophistiquées ».
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comme le pense plutôt l’auteur) d’un phénomène bien connu dans l’Empire
Romain où le rôle des esclaves dans la vie publique a donné lieu à quelques
belles études maintenant classiques. À Rome comme à Damas, ce recours
aux esclaves publics s’explique toujours par ce même désir de s’entou-
rer d’hommes de confiance, car « l’esclave était infiniment plus sûr que
l’homme libre 53 ».
Mais ces emplois – copistes, courriers, contrôleurs – sont encore limités
à la petite administration. La question est de savoir comment les escla-
ves en viendront, au fil de l’histoire de l’islam, à occuper les plus hautes
charges de l’État. Elle se complique d’ailleurs d’un problème qu’il nous faut
expliquer avec quelque détail et qui est directement pertinent pour notre
problématique : c’est celui du rôle des clients dans l’État, étant entendu
que le lien de clientèle est un lien personnel. D’abord, il faut savoir que
tout esclave affranchi entre obligatoirement dans la clientèle de son ancien
maître : il devient « client » (mawlâ, pl. mawâlî) du maître qui devient
« patron » (également dénommé mawlâ) au sein d’un lien de clientèle
(walâ). L’institution est très semblable à celle du monde romain. Et à côté
de ces clients obligatoires que sont les affranchis, il y a aussi les clients qui
entrent volontairement dans la clientèle d’un patron. En second lieu, il
faut savoir que toute personne non arabe est forcément dotée d’un patron
à l’époque omeyyade (661-750), laquelle est en même temps celle du grand
développement de l’institution du walâ. En troisième lieu, à cette même
époque, et bien que l’esclave, l’affranchi et le client soient dans des situa-
tions juridiques toutes différentes, l’opinion tend à les confondre dans un
même mépris : « Le mot “esclave” était le terme classique abusivement
employé pour désigner un client quelconque 54. » Il en résulte une certaine
difficulté de la critique historique moderne quant à savoir à quelle catégorie
précise, esclaves ou clients, se réfèrent les récits et chroniques de l’époque.
Mais, à vrai dire, le problème n’est pas si grave pour notre propos dans la
mesure où nous reconnaissons dans le lien de clientèle un lien certainement
plus personnel que celui entre maître et esclave ; après tout, on n’affranchit
jamais que les « bons » esclaves, ceux dont on a éprouvé la loyauté ; quant
au lien de clientèle plus général qui n’a pas pour origine un affranchisse-
ment, il suppose un libre choix et une fidélité qui est dans la nature de
l’institution.
Les gouverneurs de la période omeyyade avaient déjà enrôlé esclaves,
affranchis et mawâlî pour former des gardes du corps et des suites semi
privées. Les mawâlî entrèrent également dans la garde du palais des califes
et dans l’armée régulière. Vers la fin de la période, ils commencèrent
eux-mêmes à recevoir des fonctions de gouverneurs militaires et fiscaux.
53. Op. cit., p. 19.
54. Crone P., « Mawla – dans l’usage historique et juridique », Encyclopédie de l’islam, op. cit., 1991,
p. 867.
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Tout s’accéléra avec les Abbassides (750-1258) qui mirent fin à la supré-
matie arabe qui était restée une des grandes caractéristiques de la période
omeyyade :
« Contrairement aux Omeyyades, les Abbassides avaient plus confiance
en leurs affranchis et autres serviteurs privés qu’aux serviteurs publics de
l’État. Ainsi al-Mansûr [deuxième calife abbasside et véritable fondateur de
la dynastie] passe pour avoir estimé les mawâlî […] pour leur loyauté, d’en
avoir réuni plus que tout autre calife avant lui et de les avoir recommandés
à son fils. Les clients de la maison du calife formaient un groupe distinct
à la cour […], et al-Mansûr et al-Mahdî choisirent dans leurs rangs un
assez grand nombre de gouverneurs. Al-Mahdî, qui marqua également une
préférence pour les mawâlî, les transforma en une armée particulière. Les
mawâlî d’origine domestique continuèrent à former des troupes distinctes,
à côté des Turcs et d’autres éléments, jusqu’à une date avancée de la période
abbasside. […] Cependant, al-Mansûr recruta déjà des non Musulmans
comme soldats et les attacha par walâ contractuel à la maison abbasside
(ibid. 872) 55. »
Crone, auteur d’un livre au titre significatif (Slaves on horses 56, que l’on
serait tenté de rendre par « Les esclaves chevaliers ») et que nous avons
suivi jusqu’ici, conclut qu’après avoir perdu son importance sociale, l’ins-
titution du walâ en acquit une nouvelle : cette importance fut désormais
politique. Comprenons qu’elle avait servi de mode d’intégration des non
Arabes à l’époque omeyyade ; à l’époque abbasside, elle sert de moyen de
gouvernement.
La suite de l’histoire est plus connue : ce ne sont plus seulement les
clients mais les esclaves qui vont constituer les rouages du pouvoir et bientôt
le conquérir. On admet généralement que le ixe siècle constitua un tournant
décisif dans la constitution de ce que Lewis 57 appelle « le système d’un
gouvernement d’esclaves », des esclaves qui furent désormais essentiellement
d’origine turque. Selon le témoignage des historiens musulmans, la création
d’une première armée d’esclaves est attribuée au calife abbasside al-Mu’ta-
sim (833-842). Alors qu’il n’était pas encore au pouvoir, il commença
à s’entourer d’une garde qu’il choisit parmi les mamelouks, jeunes gens
razziés ou achetés dans leur enfance en Asie centrale ou dans les steppes,
élevés ensuite dans une orthodoxie simple et formés au métier des armes.
Le terme mamlûk, qui signifie à peu près « chose possédée », ne désigne
à l’origine rien d’autre que l’esclave et ne se différencie du terme général
‘abd que par le fait qu’il s’applique à des esclaves blancs, d’origine turque
ou circassienne principalement, tandis que ‘abd tend à prendre au cours du
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DE LA FIDÉLITÉ SERVILE
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ALAIN TESTART
63. Les Qiptchaq ne sont autres que les Comans, parmi lesquels Joinville avait décrit un suicide
d’accompagnement, es plus vaillants soldats suivant leurs chefs dans la mort (Jean de Joinville
dans son Histoire de Saint Louis, § 497, 498 de l’édition de N. de Wailly). D’après les documents
arabes, cette population constituait la principale source d’approvisionnement en soldats esclaves
à l’époque où les Mamelouks succédèrent aux Ayyoubides. Ce sont donc ces gens qui, dans leur
pays, marquaient si bien leur fidélité dans la pratique de l’accompagnement qui constituèrent aussi,
au Proche Orient, les gardes réputés les plus fidèles des sultans, Ayalon (op. cit., mes italiques). Sans
mentionner le fait de l’accompagnement funéraire, Ayalon résume ainsi l’opinion de la principale
source arabe sur la steppe des Kiptchaq : « L’auteur met en évidence les conditions sévères dans
lesquelles vivent les habitants de cette steppe, leur caractère primitif (et celui de leur paganisme),
ainsi que leurs aptitudes militaires, leur fidélité et leur loyauté [sur laquelle un autre auteur témoigne],
une combinaison de qualités qui fait d’eux un matériel combattant brut très convenable. » Sur les
morts d’accompagnement en général, Testart A., La servitude volontaire (2 volumes : I, Les morts
d’accompagnement ; II, L’origine de l’État), Paris, Errance, 2004.
64. Bonne présentation historique et sociologique du phénomène dans Lewis (1990), op. cit. p. 67 sq.
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DE LA FIDÉLITÉ SERVILE
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Seconde partie
DE L’HUMANITé DE L’ESCLAVE
DANS LES MODèLES ESCLAVAGISTES
DE L’AMéRIQUE COLONIALE
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L’esclave noir dans la législation de l’Amérique
espagnole des XVIe et XVIIe siècles
Bernard Grunberg
1. Les lois nous concernant ici se trouvent dans les ouvrages suivants : Las siete partidas del rey
D. Alfonso el Sabio glossadas por… Gregorio Lopez… Partida quarta/[corregidas y publicadas por]
Joseph Berní y Catalá, Valencia, Imprenta de Benito Monfort, 1767 [PARTIDAS] ; Encinas (Diego
de), Cedulario indiano, recopilado por Diego de Encinas [1596], Madrid, Ediciones de Cultura Hispa-
nica, 1945-1946, 4 vol., 1741 p. [ENCINAS] ; Recopilación de leyes de los reynos de las Indias manda-
das imprimir y publicar por la Magestad Católica del Rey Don Carlos III Nuestro Señor… [1691],
Madrid, Imprenta Nacional, 1998, 3 tomes, 2097 p. [RECOPILACIÓN] ; Solórzano y Pereira Juan
de, Política Indiana, Madrid, Atlas, BAE, 1972, 5 tomes, 2113 p. [SOLÓRZANO] ; Zorita Alonso de,
Leyes y ordenanzas reales de las Indias del mar oceano… (cedulario de 1574), Mexico, SHCP, 1984,
588 p. [Zorita]. Ces ouvrages seront désormais cités par les abréviations, que nous avons placées
ici entre crochets.
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BERNARD GRUNBERG
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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES
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BERNARD GRUNBERG
12. Andrés-Gallego J., La esclavitud en la América española, Madrid, Ediciones Encuentro, 2005.
13. Loro : esclave ou affranchi à peau sombre ; horro : de condition libre ou esclave libéré (de l’arabe
« horr » de condition libre) ; cortado : esclave ayant racheté sa liberté ; bozal : noir qui arrive direc-
tement d’Afrique ; ladino : noir qui est né en Espagne ou en Amérique et parle l’espagnol ; voir
ENCINAS, IV, 381.
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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES
(les Blancs) et de celui des Indiens (les indigènes). Les autorités insistent
d’ailleurs pour que soit précisée la couleur des esclaves, et interdisent de
passer aux Indes des esclaves blancs sans une licence royale (1531).
La conquête de l’Amérique va modifier la traite négrière et lui ouvrir un
nouveau débouché. Dans le Nouveau Monde, la diminution très rapide de
la population indienne entraîne une diminution considérable de la main-
d’œuvre disponible pour les colons espagnols et la mise en valeur des terres.
Pour développer la colonisation, la monarchie doit répondre à ce manque
par l’importation d’esclaves noirs, censés remplacer la main-d’œuvre
indigène. Mais les Noirs étaient déjà présents en Amérique. Certains avaient
accompagné les conquistadores et les premiers colons, surtout comme
domestiques. D’autres – un petit nombre de Noirs libres et d’affranchis
– habitaient aux Antilles et sur le continent. Enfin, certains avaient été de
vrais conquistadores et s’étaient distingués par leur courage et leur force 14.
Habitués à avoir des serviteurs esclaves, les maîtres, en s’embarquant
pour le Nouveau Monde, les amenèrent tout naturellement avec eux, après
s’être acquittés d’un droit à la couronne d’Espagne. L’aptitude des Noirs,
sous d’autres cieux tropicaux, se révéla notamment dans les plantations et
entraîna une demande de plus en plus forte. Comprenant tout l’intérêt
de ce commerce, la monarchie accorda alors des licences d’importation 15.
Sous Philippe II, l’introduction des esclaves noirs en Amérique fut réglée
par la délivrance de cédules spéciales 16. En 1595, l’importation des Noirs
fut confiée à un homme d’affaires qui disposa d’un monopole limité dans
le temps selon une convention écrite de droit public, l’asiento de negros, qui
réglait les conditions et le fonctionnement du trafic 17.
Le grand nombre de Noirs aux Indes ne va pas sans poser des problèmes.
À la fin du xvie siècle, la population noire du Nouveau Monde s’élève à
environ 75 000 individus, dont l’immense majorité provient de Sénégambie
et du golfe de Guinée. Les Portugais en introduisent près de 270 000 au
xviie siècle. La majorité des Noirs constitue une main-d’œuvre très prisée
14. À l’exemple de Juan Garrido (voir ci-dessus) ou de Guidela, probablement un affranchi, qui était
le bouffon (chocarrero) de P. de Narváez, voir. Grunberg B., Dictionnaire…, op. cit., p. 193, 222
(n° 368, 426). Parmi les conquistadores du Pérou, on peut citer Juan García, Miguel Ruiz (voir
Lockhart J., The men of Cajamarca. A Social and Biographical Study of the First Conquerors of
Peru, Austin, University of Texas Press, 1972, p. 380-384, 421-423). De plus, certains conquista-
dores emmenèrent avec eux des esclaves noirs pour leur service, comme Juan Cortés, l’esclave de
Hernán Cortés (Torquemada J. de, Monarquía indiana, Mexico, Porrua, 1975, IV, 72, p. 508 ;
Durán D., Historia de las Indias de Nueva España e islas de la Tierra Firme, Mexico, Porrua, 1967,
LXXI, 10, p. 519.
15. En 1518, Charles Quint accorde la première licence connue à un Flamand, Laurent de Gouvenot
(Lorenzo de Gorrevod). La seconde licence d’importation date de 1528 : il s’agissait de faire venir,
en 4 années, 4 000 esclaves.
16. ENCINAS, IV, p. 400. Voir Vila Vilar E., Hispanoamerica y el comercio de esclavos. Los asientos
Portugueses, Séville, CSIC, 977.
17. Le premier asiento fut ainsi accordé par Philippe II à Pedro Gómez Reynel qui s’engagea à fournir
32 000 esclaves noirs, en neuf ans, au port de Carthagène (Nouvelle-Grenade), ENCINAS, IV,
p. 401-412.
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pour les plantations (canne à sucre, cacao, puis tabac, coton). Des Noirs
avaient été employés dans les mines au début de la colonisation. Mais leur
inadaptation aux grandes mines souvent situées en altitude (hauts plateaux,
cordillères) explique que ce furent ensuite les Indiens, plus résistants dans
cet environnement, qui y travaillèrent. À quelques exceptions près (Mexico
compte environ 20 000 esclaves noirs à la fin du xvie siècle), les Noirs sont
surtout présents sur les côtes (Acapulco et Veracruz au Mexique, Lima et
les plaines côtières au Pérou, en Colombie). Les mauvais traitements, les
durs labeurs et la privation de liberté entraînent des révoltes d’esclaves (en
1522 à Saint-Domingue, dans l’isthme durant tout le siècle, en 1553-1555
au Pérou). Les fugitifs (cimarrones) se regroupent dans des régions peu
accessibles (dans les forêts et les régions de montagne) et s’établissent en
communautés autonomes (palenques).
Tous les esclaves noirs ne sont pas acceptés par les autorités. Certains
sont interdits d’importation. Dès 1532, les autorités prohibent le passage
aux Indes d’esclaves noirs appelés gelofes. Il s’agit de Wolof de Sénégambie
venant du Cap-Vert. Les gelofes ont été les premiers à se soulever, d’abord à
Porto Rico puis, en 1522, près de la ville de Saint-Domingue, pendant le
gouvernement du vice-roi Diego Colomb. Ils ont causé la mort de plusieurs
Espagnols et la monarchie veut éviter que cela ne se reproduise. Ce que
l’on reproche à ces gelofes, c’est d’être « orgueilleux, désobéissants, agités,
incorrigibles », d’essayer de se soulever, de commettre de nombreux délits,
et surtout de transmettre leurs mauvaises manières de vivre (portant ainsi
notamment « « préjudice à Dieu ») à ceux qui, « originaires d’autres régions,
sont pacifiques et ont de bonnes coutumes 18 ». Deux aspects semblent ici
prédominer. D’abord ces Noirs ne sont pas soumis, c’est-à-dire n’acceptent
pas leur condition d’esclave, comme le font les autres. Mais aussi leurs
coutumes, transplantées dans le Nouveau Monde, heurtent et offensent les
chrétiens. Nous n’en savons pas beaucoup plus, mais on peut penser qu’ils
se montrent fort résistants à l’évangélisation (on ne sait pas comment ils
sont évangélisés) et qu’ils semblent garder leurs us et coutumes. De ce fait,
ils représentent une véritable menace pour les autres esclaves, qu’ils « conta-
minent » par leur exemple.
D’autres esclaves noirs sont exclus eux aussi, sauf autorisation spéciale,
dans toutes les possessions américaines de l’empire. La loi interdit le passage
en Amérique aussi bien aux esclaves « berberiscos » qu’aux personnes libres
d’origine musulmane (« moros »), « même si elles se sont récemment
converties au christianisme, parce que dans ce nouveau monde où vient de
s’implanter le christianisme, il ne convient pas qu’il y ait quelque occasion
de semer et de propager la secte de Mahomet ni toute autre offense envers
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19. Zorita, I, 15, p. 125-128, cédules du 14-VIII-1543 et du 13-XI-1550, ENCINAS, IV, 381-382.
En 1559, la question ne semble toujours pas réglée, notamment en Nouvelle-Grenade (ENCINAS,
IV, 383).
20. ENCINAS, IV, 383-384, cédule du 6-VII-1550.
21. ENCINAS, IV, 384, cédule du 11-V-1526 ; RECOPILACIÓN, IX/26, 18 (1526, 1532).
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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES
revendiqué leur liberté. Il semble qu’il y ait là une confusion car le Conseil
des Indes rappelle une loi antérieure stipulant que seul le mariage d’un
esclave avec une femme libre, ou d’un homme libre avec une femme esclave,
célébré en présence d’un maître qui connaît le statut de son esclave et qui
consent au mariage en toute connaissance de cause, peut valoir l’affranchis-
sement à l’esclave, lequel est alors considéré comme libre par consentement
tacite 41. Nous comprenons ainsi pourquoi certains esclaves noirs semblent
avoir tout particulièrement cherché à épouser des femmes indigènes, dont
le statut devait leur permettre, selon le droit en vigueur dans les États de
la Couronne de Castille, d’être considérés comme libres. Ainsi alors que
les maîtres obligent leurs esclaves à se marier par souci de moralité (le
concubinage étant répréhensible), les esclaves noirs utilisent le mariage en
perspective d’une finalité plus utilitaire, pour obtenir leur liberté.
Au Mexique, le problème apparaît très tôt. Bartolomé de Zarate, regidor
de Mexico, rapporte que les esclaves noirs qui arrivent aux Indes prennent
concubines indiennes ou noires, dans la maison de leur maître ou en dehors,
ce qui oblige les maîtres à les marier pour éviter le péché, et, une fois mariés,
les esclaves disent être libres. Le Conseil des Indes, qui a pris conscience
du danger que cela représente dans la société coloniale, rappelle qu’il ne
reconnaît pas aux esclaves cette possibilité de recouvrer la liberté, même
avec le consentement de leurs maîtres. En 1541, un rappel sera fait aussi
pour le Pérou, où les esclaves noirs ont une « grande variété de femmes
indiennes, certaines avec leur accord, d’autres contre leur volonté ». On en
conclut qu’il convient de demander aux esclaves noirs de cette province de
se marier avec des femmes noires, sans qu’ils puissent pour cela prétendre
être devenus libres, même si le mariage se réalise avec l’assentiment de leurs
maîtres 42.
Comme l’esclave, la femme noire libre, en épousant un Espagnol,
monte dans l’échelle sociale. Le fait d’avoir un mari espagnol lui permet
de s’afficher un peu plus : elle a le droit de porter des boucles d’oreilles en
or avec des perles, un collier et une bordure de velours sur la jupe, mais
toute autre parure luxueuse lui est théoriquement confisquée 43. En outre,
seul le mariage avec un Blanc permet à la femme de couleur d’afficher un
rang supérieur à ses sœurs moins fortunées. Lorsqu’on vend l’enfant d’une
esclave noire et d’un Blanc, le père, s’il est Espagnol, peut le racheter, et la
loi prévoit qu’il sera alors prioritaire 44. C’est la mère qui transmet le statut
servile. Ainsi tout fils de Noir libre ou esclave né d’un mariage avec une
41. ENCINAS, IV, 385-386, cédule du 11-V-1527 ; PARTIDAS, partie IV, titre 21, loi 2, titre 22, loi 5
(p. 128 et 135).
42. RECOPILACIÓN, VII, 5,5, cédules du 11-V-1527, 20-VII-1538, 26-X-1541 ; idem, ENCINAS, IV,
386-387, cédule en réponse à la demande de B. de Zarate, datée du 10 juillet 1538 [sic] ; ENCINAS,
IV, 387, cédule du 26-X-1541.
43. RECOPILACIÓN, VII/5,28 (1571).
44. RECOPILACIÓN, VII/5,6 (1563).
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Indienne devra payer le tribut comme tout Indien 45. En fait les esclaves
noirs et les Mulâtres (hommes ou femmes), devront tous payer un impôt
spécifique, qu’ils soient nés ou passés en Amérique, y habitent ou y ont
acquis la liberté.
C’est pour toutes, ces raisons, parce que l’esclave noir est tout à la fois
un instrument de production, un capital et un être humain, qu’il peut
être libéré de sa condition servile. Aux Indes espagnoles, le nombre des
affranchissements fut sans doute important. D’abord pour des raisons
morales, comme cela transparaît dans de nombreuses dispositions testa-
mentaires des maîtres, mais aussi par intérêt, affection envers une maîtresse,
ou en preuve de reconnaissance de services rendus par de vieux serviteurs.
L’affranchissement peut se faire aussi par rachat.
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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES
grande quantité, nous leur demandons avec raison et droit de nous les payer
et que cela soit un marc d’argent par an 47. »
Cependant cette disposition ne règle pas tous les problèmes. En 1577,
l’impôt (servicio real) pour les Noirs et les mulâtres est de 5 pesos. Devant
l’impossibilité de fixer un montant unique, l’impôt peut être modulé en
fonction des revenus de chacun. Mais le recouvrement semble difficile, car
les Noirs et les Mulâtres libres qui n’ont pas souvent de domicile connu,
volontairement ou non. Il est donc décidé que, pour plus de commodité,
les libres, Noirs et Mulâtres, devront désormais vivre avec des maîtres (des
employeurs) connus. Il y aura dans chaque district une liste de tous les
Noirs et Mulâtres libres, sur laquelle on inscrira leur nom et celui des gens
chez qui ils vivent. Par ailleurs, les « maîtres » veilleront au paiement des
impôts, ces derniers pouvant désormais payer directement l’impôt sur les
salaires des libres noirs et mulâtres qu’ils ont à leur service. Si ces nouveaux
contribuables s’absentent de chez leurs employeurs, leurs patrons devront
en informer la justice, pour qu’ils soient arrêtés, emprisonnés et ramenés
chez eux 48. La liberté n’est, à ce stade, pas totale et la couronne, de fait,
crée ainsi pour ceux qui sont sortis de la servitude une sorte de « travail
obligatoire », consciemment ou non, et répond à une autre préoccupation,
celle-ci sécuritaire, à savoir mettre fin au vagabondage qui cause tant de
problèmes 49.
Le vocabulaire de l’époque enregistre bien cette évolution : l’esclave noir
qualifié de « negro » devient, lorsqu’il est libre, « moreno » ; si la liberté
ne « blanchit » pas le noir, elle atténue sa couleur qui devient « brune » !
Dans le vocabulaire de la Recopilación, c’est surtout le mot « moreno »
qui est accolé au mot « libre 50 » ! Les esclaves libérés entrent donc dans
la catégorie des Noirs libres et des Mulâtres libres, leur statut d’origine
semble être théoriquement gommé, mais ils appartiennent à une catégorie
particulière, que l’on retrouvera deux siècles plus tard sous l’appellation
de libres de couleurs dans les Antilles françaises. De plus, mais cela reste
tout aussi théorique, le Noir qui s’est affranchi ou a été libéré ne peut plus
être maltraité par son ancien maître et, en cas de contestation du statut de
libre, seules les Audiences Royales ont compétence pour se prononcer 51.
Comme tout individu, même en cas de délit, le Noir doit être remis à la
justice ordinaire (1563).
47. RECOPILACIÓN, VII/5,1 (1574, 1577, 1592) ; ENCINAS, IV, 390-391, cédule du 27-IV-1574.
48. ENCINAS, IV, 391, extrait d’une lettre du roi au Président de l’Audience de Panama, datée du
5-VIII-1577, ENCINAS, IV, 390 cédule du 29-IV-1577.
49. Los virreyes españoles… », op. cit., avertissements généraux que le Marquis de Villamanrique donna
à Luis de Velasco (14-II-1590), I, p. 279.
50. Solorzano, II, 30, n° 36, p. 448. « Les enfants de Noirs et de Noires libres se nomment morenos
(bruns, basanés) ou pardos (bruns, sombres)… » ; RECOPILACIÓN, VII, 5, 10-11.
51. RECOPILACIÓN, VII/5,8 (1540).
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La cohabitation entre les esclaves noirs et les Indiens ne s’est pas faite
sans problèmes. Les relations entre les deux communautés ont toujours
été difficiles, d’autant plus que les Indiens étaient sujets du roi d’Espagne
et donc théoriquement protégés par la loi, alors que les esclaves noirs, du
fait de leur statut, ne connaissaient rien de comparable. Dès les débuts
de la colonisation, les Espagnols emploient leurs esclaves ou domestiques
noirs pour encadrer et surveiller le travail des Indiens dans les plantations
et les mines ; ce sont eux qui exigent le maximum de cette main-d’œuvre,
n’hésitant pas à commettre de nombreux abus pour parvenir à leurs fins,
souvent avec l’accord tacite de leurs maîtres. Ils agissent comme tout contre-
maître : intermédiaires entre leur maître et les Indiens, ils usent et abusent
de leur pouvoir, ce qui entraîne souvent des conflits. Cette attitude est
cependant surtout le fait des ladinos, plutôt que celui des bozales, car ce sont
surtout eux qui ont la confiance de leurs maîtres et les connaissent bien.
Jouissant d’une parcelle de pouvoir, ces esclaves font souvent durement
sentir une autorité qui les place de fait au-dessus des Indiens, malgré leur
condition servile. La conséquence inévitable est que l’esclave maltraite le
libre, d’autant plus que se développe, tout naturellement, un phénomène
de mimétisme : les Noirs veulent être servis et respectés par les indigènes
comme leurs maîtres. Et avec les Noirs et les Mulâtres libres la situation
est souvent pire.
Une législation rigoureuse s’impose pour éviter que ces conflits ne
dégénèrent. En 1536, une loi prévoit que si un Noir maltraite un Indien,
mais sans faire couler de sang, il sera attaché au pilori de la ville et y recevra
100 coups de fouet en public. S’il a fait couler le sang, il sera de plus puni
selon les lois de Castille selon la gravité des blessures, et son maître paiera
les dommages. S’il ne le peut, le Noir sera vendu 52. Mais rien n’y fait.
À Lima, « de nombreux désordres sont causés par les Noirs, hommes
comme femmes, esclaves comme libres, qui se servent des Indiens et des
Indiennes parce que beaucoup prennent des concubines, les traitent mal et
les oppriment ». En 1551, les autorités ordonnent que
« désormais aucun Noir et aucune Noire, de quelque condition qu’il soit,
ne puisse avoir ni ne puisse se servir d’Indiens et d’Indiennes, dans la ville
et aux alentours sous peine, si le Noir a une Indienne et se sert d’elle, qu’on
lui coupe su natura. S’il se sert d’Indiens, il recevra 100 coups de fouet en
public. Si c’est un esclave, la première fois il recevra 100 coups de fouet,
la seconde on lui coupera les oreilles. S’il est libre, il recevra 100 coups de
fouet la première fois et la seconde sera banni à perpétuité des Indes 53 ».
52. RECOPILACIÓN, VI/10,19 (1536).
53. ENCINAS, IV, 388, Chapitre des ordonnances du 19-XI-1551 : « Que les Noirs et les Mulâtres n’aient
pas d’Indiens à leur service » ; RECOPILACIÓN, VI/12,16 (1589) : « Nous interdisons dans toutes
les parties de nos Indes que les Noirs et les Noires, libres ou esclaves, se servent d’Indiens ou
d’Indiennes, comme il est dit dans la loi 16, titre 12, livre 6. Parce que nous savons que de
nombreux Noirs ont des Indiennes pour concubines, ou les traitent mal et les oppriment, il
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Autre abus commis par les colons comme par leurs esclaves : le portage
indigène. En effet, là où il n’y a pas de route ou de chemin, ni bêtes de
charge, les Espagnols n’hésitent pas à faire transporter tout produit à dos
d’indigène, d’autant plus que, à l’époque précolombienne, au Mexique
comme en Amérique centrale, le portage se faisait exclusivement à dos
d’homme. En 1549, devant ce nouveau fléau, les autorités vont interdire
aux Noirs comme aux Métis qui ne sont pas « vecinos » ou fils légitimes de
vecinos de prendre des Indiens porteurs (cargados).
L’un des grands problèmes des autorités espagnoles et coloniales est
d’éviter les conflits et affrontements entre les communautés, notamment
entre les Noirs, esclaves ou libres, et les Indiens. Les esclaves noirs ne
peuvent se rendre dans les villages (les Noirs, libres et esclaves, vont dans
les villages indiens, volent les indigènes, prennent leurs femmes et leurs
filles, ce qui cause de graves problèmes – au milieu du xvie siècle, il y a eu
des morts du côté indigène) 54. Il leur est interdit d’employer un Indien
et, comme pour les Blancs et les libres de couleur, il leur est formellement
interdit de vivre dans des villages indiens. En effet, d’après les autorités,
les Espagnols qui vivent parmi les Indiens sont des hommes turbulents,
de mauvaise vie, voleurs, joueurs, vicieux et gens de rien ; leurs actions
font que les Indiens non seulement s’enfuient mais en plus quittent leurs
villages. Quant aux Noirs, Métis et Mulâtres, ils maltraitent les Indiens,
se servent d’eux et leur apprennent de mauvaises coutumes (l’oisiveté, des
erreurs, des vices), ce qui peut remettre en cause l’action de la monarchie
en faveur des Indiens. Une exception possible : les enfants de mestizos et
de zambaygos. Cette loi est tellement bafouée qu’il faudra la reprendre en
1563, 1578, 1581, 1589, 1600, 1646 55. Une loi de 1541, reprise en 1580,
est plus explicite : les esclaves noirs, surtout ceux des encomenderos, sont
préjudiciables aux pueblos de indios parce qu’ils encouragent les Indiens à
l’ivrognerie, aux vices, aux mauvaises coutumes, à fuir leurs haciendas et
causer beaucoup de dégâts ; leur châtiment sera donc rigoureux 56.
convient à notre Royal service et au bien des Indiens de donner un remède à un si grave excès :
Nous ordonnons et demandons que soit conservée cette interdiction, sous peine que si le Noir
ou la Noire sont esclaves, il leur soit donné cent coups de fouet en public pour la première fois, et
pour la seconde qu’on leur coupe les oreilles ; que, s’ils sont libres, pour la première fois leur soient
donnés cent coups de fouet, et pour la seconde qu’ils soient bannis à perpétuité de ces Royaumes.
A l’alguazil ou à tout autre dénonciateur nous assignons dix pesos sur la peine, qui doivent être
payés sur les quelques biens qu’ont les Noirs ou les Noires délinquants, ou, si les condamnés n’ont
rien, sur les frais de justice. Nous ordonnons que les maîtres des esclaves, hommes ou femmes, ne
consentent pas ni ne leur donnent l’occasion d’avoir des Indiens ou des Indiennes, ni de se servir
d’eux, et dans le cas contraire ils devront payer une amende de cent pesos, ne pouvant alléguer
d’ignorer ou de ne pas connaître la loi. Que nos justices royales aient la même attention pour les
Noirs et les Noires libres » ; RECOPILACIÓN, V I I / 5 , 7 ( 1551, 1589).
54. ENCINAS, IV, 389, cédule du 18-II-1552.
55. RECOPILACIÓN, VI/3,21 (1563, 1578, 1581, 1589, 1600, 1646).
56. RECOPILACIÓN, VI/9,15 (1541, 1580).
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Par certains côtés, les Noirs sont parfois mis sur le même plan que les
indigènes, car ils empruntent certaines « mauvaises habitudes » aux Indiens.
Ainsi, certaines Audiences, des religieux et des Conseils municipaux deman-
dent qu’on ne puisse leur vendre les vins indigènes auxquels on ajoute des
« racines », ce qui est cause de grands dommages. Les autorités ordonnent
qu’on ne puisse vendre à aucun Indien ni Noir, ni esclave, ce type de vin
car on évite ainsi de grands dommages pour le service de Dieu, celui de la
monarchie, des Indes et des indigènes 57.
Au niveau judiciaire, le statut du Noir est équivalent à celui de l’Indien
en ce qui concerne les jugements en appel devant le Conseil des Indes,
qui leur sont interdits lors d’une condamnation à mort par une audience,
mais ils peuvent se pourvoir en seconde instance devant leurs juridictions,
lesquelles sont invitées à faire preuve d’équité et de justice 58. Dans les villes
peuplées d’Espagnols, les alcaldes ordinaires sont autorisés à s’occuper des
Espagnols et des Noirs (comme les alcaldes de hermandad en observant les
nouvelles lois de la hermandad) et à se charger des appels. Mais ils n’ont pas
le droit de châtier les délits des Indiens 59.
Les autorités coloniales voient dans les Noirs un danger potentiel, surtout
dans les régions à forte densité servile. En 1598, un rapport sur les esclaves
noirs montre que ceux-ci posent continuellement des problèmes et surtout
sont à ce point agressifs qu’ils font peser un risque d’attentat sur leurs
maîtres 60. Les esclaves constituent surtout pour les Espagnols des Indes une
menace potentielle. Les pouvoirs les craignent surtout la nuit car les autorités
ont constaté que les Noirs sortent de la maison de leur maître, se réunissent et
échafaudent des plans pour se soulever. Aussi leur est-il défendu de se prome-
ner en ville ou hors de la maison de leur maître à la nuit tombée 61. Ce sont
des personnes turbulentes, que les autorités indiennes doivent constamment
surveiller pour préserver la paix publique que ces esclaves menacent 62. Pour
ces raisons, esclaves, Noirs et Mulâtres libres ont l’interdiction formelle de
porter une arme sur eux, de nuit comme de jour, même s’ils accompagnent
leur maître ou un officier de justice ou de police (1551-1552).
À Veracruz, les autorités municipales se plaignent de ce que les Noirs
portent des armes et « commettent dans la ville beaucoup d’outrages et de
délits, au desservice de Dieu » ; les autorités métropolitaines leur interdi-
sent de porter des armes offensives, sous peine de cinquante coups de fouet
pour eux et de trois mille maravédis d’amende pour le maître 63. Il en va
de même à Lima, où il y a beaucoup de Noirs : ils ne peuvent avoir aucun
57. Zorita, VI, 3,3-5 (p. 310-312), cédule du 24-I-1545.
58. Zorita, II, 3,17 (p. 150), cédule du 27-X-1534 et III, 10,8 (p. 238-239), cédule du 20-XI-1542.
59. Zorita, III, 5,1 (p. 230-231), cédule du 7-XII-1543 ; ENCINAS, I, 305, cédule du 21-IX-1591.
60. Cabildo de México…, op. cit., 26/1/1598.
61. ENCINAS, IV, 390, cédule du 4-IV-1542 ; RECOPILACIÓN, VII/5,12.
62. RECOPILACIÓN, VII/5,13 (1645).
63. ENCINAS, IV, 388, cédule du 7-VIII-1535.
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L’ESCLAVE NOIR DANS LA LÉGISLATION DE L’AMÉRIQUE ESPAGNOLE DES XVIe ET XVIIe SIèCLES
type d’arme, de jour comme de nuit, sauf les esclaves des représentants de
la justice, s’ils sont accompagnés 64. Cependant la situation perdure et, au
milieu du xviie siècle, les vice-rois, les présidents, les Audiences, les gouver-
neurs, les corregidores et les alcaldes mayores ne sont pas autorisés à leur
délivrer un port d’armes 65, même à ceux dont les maîtres occupent les plus
hauts postes de la vice-royauté 66.
En 1552, des licences furent données par la métropole à certaines
personnes. des Indes pour pouvoir posséder entre 2 et 4 Noirs avec des
armes, ce qui eut pour conséquence de causer beaucoup de scandales et de
troubles car, tandis que les maîtres allaient à la messe ou à leurs affaires, les
Noirs se répandaient dans les villes et villages avec leurs armes, offensant les
personnes, et il arriva que des Espagnols et des Indiens fussent tués. Mais
comme il s’agissait d’esclaves appartenant à des personnes « protégées »,
on dissimula le châtiment de ces crimes et les personnes qui avaient été
offensées ne purent obtenir justice. On demanda donc de suspendre ces
cédules. Le Conseil des Indes ordonna aux Audiences de vérifier s’il conve-
nait d’accorder de telles autorisations au cas par cas. Dans les cas justifiés, les
gens autorisés pourraient bénéficier d’une licence, mais ils devraient désor-
mais être accompagnés de serviteurs espagnols avec armes, et non d’esclaves
noirs, car il ne « convenait pas que les Noirs portent des armes 67 ».
Même les esclaves noirs des inquisiteurs n’étaient pas autorisés à porter
d’armes (1569). L’exemple de Carthagène des Indes est révélateur. Dans
cette ville où arrivaient les « cargaisons » négrières, il y avait de nombreux
Noirs et Mulâtres qui semaient le trouble, ce qui provoquait des meurtres,
des vols, des délits et des dommages. Cette situation provenait de ce que
les juges avaient consenti le droit de porter des armes, notamment des
couteaux, à des esclaves de ministres de l’Inquisition, gouverneurs, juges,
hommes d’église et militaires et, en conséquence, la protection dont ces
esclaves avaient joui avait abouti à ce qu’ils prennent beaucoup de liber-
tés au préjudice de la paix publique 68. Dans la relation que le vice-roi de
Mexico, Antonio de Mendoza, fait à son successeur Luis de Velasco (1550-
1551), il indique que le manque de main-d’œuvre a entraîné l’apport d’un
grand nombre de Noirs et qu’il y a eu à Mexico et dans les mines deux
soulèvements. Il a donc fait des ordonnances comme dans les îles. Il note
aussi que les licences accordées pour que des Noirs accompagnent en armes
des Espagnols ont entraîné des désordres, car on ne respectait pas l’ordon-
nance du fait de l’absence d’une peine très rigoureuse 69.
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Mais le plus grand danger est constitué par les esclaves marrons (cimar-
rones). En 1527, la ville de Mexico nomme des alguaciles de campo pour
rechercher les esclaves qui se sont enfuis ; leur salaire est de 0,5 peso pour
1 Indien et de 4 pesos pour 1 Noir. Au début des années 1530, la capitale
mexicaine demande à l’Audience de pouvoir nommer des recogedores
(ramasseurs) pour les esclaves fugitifs, ce que les autorités acceptent très
vite. Les esclaves fugitifs repris sont remis à leur maîtres après identification
de ces derniers et vérification de leurs titres de propriété 70. Mais les fuites
d’esclaves se font de plus en plus nombreuses, au point que le vice-roi
de Nouvelle-Espagne doit demander aux autorités locales d’intervenir 71.
Le marronage se poursuit, inexorablement, et les autorités montrent leur
impuissance à régler ce problème. Pour réagir, la métropole prend, dans les
années 1570, une série de mesures contre les marrons et le marronage, de
fait les plus importantes 72. Tout un éventail de peines est prévu : le Noir
absent du service de son maître pendant 4 jours aura 50 coups de fouet ;
100 coups et une charge de fer aux pieds (calza de hierro) d’un poids de
12 livres à porter publiquement 2 mois s’il est plus de 8 jours hors de la
ville, à une lieue d’elle. S’il enlève cette charge, il reçoit 200 coups de fouet,
et, en cas de récidive, 200 coups de fouet et quatre mois de port. Si c’est
le maître qui l’enlève, il paiera 50 pesos d’amende. L’esclave absent moins
de 4 mois et n’ayant pas rejoint les marrons recevra 200 coups de fouet et
en cas de récidive sera banni des Indes. S’il a été avec les marrons, il aura
100 coups de fouet en plus. Plus de 6 mois d’absence et le fait d’avoir été
avec les cimarrones ou de commettre de graves délits conduisent à la pendai-
son. Par ailleurs, tout maître a l’obligation de déclarer la fuite de son esclave,
sous 3 jours, devant l’écrivain public, sous peine de 20 pesos d’amende 73.
Devant les abus de la chasse aux marrons, la monarchie décide de réaffir-
mer ses principes 74. Toute personne libre, blanche, mulâtre ou noire, peut
arrêter un esclave fugitif ou absent du service de son maître depuis 4 mois et,
si son maître n’a pas déclaré sa fuite, pourra faire de lui ce qu’il veut. Le fugitif
noir qui aura commis un délit sera condamné à mort. Mais si le marron vient
de lui-même à la ville en y conduisant un autre marron, il sera libre.
C’est dans la province de Terre-Ferme (la Castille d’Or) que le danger est
le plus grand. Un grand nombre de Noirs s’est enfui dans les zones monta-
gneuses et les endroits désertiques, occasionnant des dommages aux colons
et perturbant les échanges, obligeant la métropole à demander aux proprié-
taires d’esclaves une contribution financière pour monter des expéditions
destinées à réduire ces rebelles 75. Dans la région de Carthagène, où il y a de
70. Cabildo de México…, op. cit., 14-VII-1536.
71. Cabildo de México…, op. cit., 27-IX-1544.
72. RECOPILACIÓN, VII/5,20-25.
73. RECOPILACIÓN, VII/5,21 (1571, 1574).
74. RECOPILACIÓN, VII/5,22 (1574).
75. ENCINAS, IV, 393, cédule du 12-IX-1571.
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Finalement, la législation complexe concernant l’esclavage des Noirs
montre clairement que les esclaves possèdent un caractère humain et que,
de par leur statut, ils sont aussi une marchandise. Dans les Indes espagnoles,
l’esclave noir est situé au bas de l’échelle sociale, mais il n’est pas considéré
comme un animal, comme du bétail. Il ne faut cependant pas avoir une
vision idéaliste. Les lois soulignent que le caractère « humain » est parfois,
voire souvent, absent dans le monde colonial espagnol. Mais les attitudes
diffèrent selon les régions. Celles de l’Isthme et de Colombie (du fait d’une
arrivée massive d’esclaves africains et d’un relief propice au marronage) ont
connu des positions extrêmes et ont été rappelées à l’ordre par la métropole.
En Nouvelle-Espagne et au Pérou, la situation semble moins conflictuelle,
même si dans certaines villes comme Lima, le grand nombre de Noirs
pose problème. En fait, le statut de l’esclave est passé de la péninsule en
Amérique, sans grande modification.
Il n’est pas question d’opposer l’esclavage pratiqué par la monarchie
espagnole à celui en vigueur dans les colonies anglaises, hollandaises et
françaises. Par définition toute servitude repose sur la force, une force qui
peut être plus ou moins brutale. Mais il n’en demeure pas moins que l’Amé-
rique espagnole a connu une singulière particularité, non seulement par
un grand nombre d’affranchissements précoces mais aussi parce que les
préjugés raciaux y ont été moins forts qu’ailleurs comme l’attestent les
lois édictées par la métropole (surtout au xvie siècle). De plus, certains,
se fondant sur le droit naturel chrétien, ont perçu la contradiction entre
l’émancipation des Indiens et l’esclavage des Noirs. Et si les temps n’étaient
pas encore mûrs pour arrêter la traite, les esclaves noirs, du moins une
bonne partie, ont pu s’insérer peu à peu dans la société coloniale, comme
le montre l’importance du métissage, et cela même si la plupart des libres
de couleur est demeurée au niveau le plus bas de l’échelle sociale 82.
les autres en esclavage et servitude en faisant justice et éviter perte de temps et procès, car ceux-ci sont
des esclaves de condition et ils ont fui leurs maîtres. »
82. Lucena M., Leyes para esclavos. El ordenamiento juridico sobre la condición, tratamiento, defensa
y represión de los esclavos en las colonias de la América española, dans Andrés-Gallego J., Nuevas
aportaciones a la Historia Jurídica de Iberoamérica, Madrid, Fundación Histórica Tavera [CD],
2000 ; Aguirre Beltrán G., El negro esclavo en Nueva España. La formación colonial. La medicina
popular y otros ensayos, Mexico, CIESAS, 1994 et La población negra de Mexico, Estudio etnohistórico,
México, FCE, 1989 [1946] ; García Añoveros J., El pensamiento y los argumentos sobre la esclavi-
dud en Europa en el siglo XVI y su aplicación a los indios americanos y a los negros africanos, Madrid,
SCIC, 2000 ; Klein H. S., La esclavitud africana en América latina y el Caribe, Madrid, Alianza,
1986 ; Mondragón Barrios L., Esclavos africanos en la ciudad de México. El servicio doméstico
durante el siglo XVI, Mexico, Éd. Euroamericanas, 1999 ; Tardieu J.-P., Le destin des Noirs aux
Indes de Castille (XVIe-XVIIIe siècles), Paris, L’Harmattan, 1984.
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L’évolution de l’esclavage
dans les Amériques espagnoles des XVIe-XIXe siècles
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JEAN-PIERRE TARDIEU
1. Bernáldez A., Memorias del reinado de los Reyes Católicos, Gómez-Moreno M. et de Mata
Carriazo J. (éd.), Madrid, 1962, p. 197.
2. Verlinden Ch., « Aspects quantitatifs de l’esclavage méditerranéen au bas Moyen Âge », Anuario
de estudios medievales 10, 1980, p. 777.
3. Chejne A., Historia de España musulmana, Madrid, Cátedra, 1980, p. 133.
4. Cité par García López J., Historia de la literatura española, Barcelona, Vicens Vives, 1964, p. 56.
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L’ÉVOLUTION DE L’ESCLAVAGE DANS LES AMÉRIQUES ESPAGNOLES DES XVIe-XIXe SIèCLES
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L’ÉVOLUTION DE L’ESCLAVAGE DANS LES AMÉRIQUES ESPAGNOLES DES XVIe-XIXe SIèCLES
à vendre son fils en cas d’extrême nécessité pour l’un ou pour l’autre 20.
Dans ce cas, l’impact du droit romain est limité, car à Rome, la puissance
du père de famille était beaucoup plus ample sur ce point 21. Un individu
indûment réduit en esclavage a la possibilité légale d’intenter une action
pour recouvrer sa liberté 22. Face au doute, les juges pencheront en faveur
de sa libération 23.
La servitude ne réduit cependant pas l’esclave à l’état d’objet (la « res
mancipi » des Romains), tient à souligner le législateur qui limite les droits
du propriétaire. Certes ce dernier peut pratiquement en faire ce qu’il veut,
comme d’un objet ou d’un animal. Mais, dans l’optique chrétienne, sa vie
ne lui appartient pas : il n’a donc pas le droit d’y mettre fin comme cela
était permis à Rome 24, quels que soient les motifs. Par voie de conséquence,
il ne le soumettra pas à la faim ou à des châtiments trop lourds. L’esclave
est autorisé à se plaindre auprès de la justice qui aura toute latitude de le
revendre à un autre maître 25. N’ayant pas de biens propres, il ne lui est
pas permis de tester 26. Cela ne l’empêche pas, dans le sens de la législation
romaine 27, d’intervenir au nom de son maître dans d’éventuelles transac-
tions 28. Cependant, d’une façon paradoxale, le droit de rachat personnel
implique tacitement la reconnaissance d’un droit minimal à la propriété en
faveur de l’homme asservi 29. Comme il n’est pas responsable de ses actes,
le maître doit, en cas de délit, le livrer à la justice en vue d’éventuels châti-
ments corporels ou payer une juste compensation 30. Innovation de taille
par rapport au droit romain 31, le maître ne s’opposera pas au mariage de
ses esclaves, soit avec des gens de même condition, soit avec des personnes
libres, le conjoint libre devant cependant avoir connaissance de l’état de son
époux 32. De plus il est interdit aux propriétaires de porter obstacle à la vie
conjugale en éloignant les époux l’un de l’autre 33. En cas d’union entre un
individu libre et un esclave, si l’état de ce dernier n’est pas précisé en bonne
et due forme par le maître, l’esclave est automatiquement affranchi 34.
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L’ÉVOLUTION DE L’ESCLAVAGE DANS LES AMÉRIQUES ESPAGNOLES DES XVIe-XIXe SIèCLES
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t-il, d’y prendre garde : l’esclavage peut être bénéfique dans la mesure où
il permet à ses victimes de se convertir au christianisme. C’est là une justi-
fication déjà ancienne, puisqu’on la trouve dans la chronique de Gomes
Eanes de Zurara 48.
La position d’un autre dominicain, Domingo de Soto, est moins
ambiguë dans De Iustitia et Iure Llbri decem (1562). Non seulement il
somme les acheteurs de libérer les esclaves indûment capturés, mais il réfute
avec vigueur l’aspect positif de la servitude comme moyen d’évangélisation,
car c’est une injure pour la foi « qui doit être enseignée et dont on doit être
convaincu dans la plus grande liberté 49 ». Bartolomé de Albornoz, le seul
de ces penseurs qui ne soit pas clerc, se refuse dans un court texte de 1573
à recourir à l’influence de l’aristotélisme, relayée par saint Thomas, pour
faire admettre la réduction des Africains à l’esclavage. Et surtout, il ne voit
pas comment on peut justifier le bien par le mal, car il ne croit pas que « la
liberté de l’âme doive se payer par la servitude du corps ». Plutôt que de
légitimer l’esclavage par la possibilité de convertir les Noirs, pourquoi ne
pas les évangéliser sur place, sans passer par de tels procédés 50 ? À l’instar de
ses confrères dominicains, Tomás de Mercado accepte les causes commu-
nément admises de réduction à l’esclavage. Or, rappelle-t-il dans Suma de
tratos y contratos (1569), le comportement des peuples barbares de Guinée
n’est pas fondé sur la raison mais sur la passion. De plus, les Portugais et les
Espagnols les incitent à la guerre en sollicitant leur convoitise, de sorte que
leur pratique de l’esclavage n’est pas légalement fondée. Les Espagnols tirant
profit de cette situation sont d’autant plus condamnables qu’ils s’adonnent
à une parodie de baptême avant l’embarquement des esclaves. La condam-
nation est sans appel : tous ceux qui ont un rapport avec ce commerce
sont coupables de péché mortel 51. Tomás Sánchez, jésuite, s’intéresse à la
légalité de l’esclavage des Noirs dans Consilia, seu Opuscula Moralia Tomi
Duo (1624). Après examen de toutes les causes légales de réduction à l’escla-
vage, il déduit lui aussi que leur vente est non seulement illégale mais aussi
un péché mortel, condamnation partagée par l’acheteur 52.
Pour ce qui est des réactions des penseurs ou des responsables religieux
aux Indes, on retrouve les mêmes tendances. Pedro de la Reina Maldonado,
vicaire général du diocèse de Trujillo au Pérou, auteur de Norte Claro del
perfecto prelado en su pastoral govierno (1653), reprend les propositions de
48. Francisco de Vitoria, Relecciones sobre los Indios y el derecho de guerra, Pirotto A. D. (éd.), Buenos
Aires, Espasa Calpe, 1947, p. 27 à 29.
49. Fratris Dominicii Soto Segobiensis, Theologi, Ordinis Praedicatorum, Caesareae Maiestati a sacris
confessionibus, Salmantini Professoris, De Iustitia et Iure Libri Decem, Salamanque, 1562, p. 280.
50. Albornoz (B. de), De la esclavitud, dans Obras escogidas de filósofos, Madrid, Ediciones Atlas,
Biblioteca de Autores Españoles (BAE), n° 65, 1873, p. 232-233.
51. Summa de tratos y contratos, compuesta por el muy Reverendo Padre fray Thomás de Mercado de la
Orden de los Predicadores, Maestro en Sancta Theología, Séville, éd. de 1571, p. 229-239.
52. R.P. Tomás Sánchez Cordubensis e Societatis Iesu, Consilia, seu Opuscula Moralia, Tomi Duo, Lyon,
1624.
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Molina 53. Pedro de Avendaño, dans Thesaurus Indicus (1668), adopte égale-
ment l’ambiguïté de ce dernier, et admet la raison d’Etat, en l’occurrence
le développement économique des Indes qui passe nécessairement par
la traite 54. Quant à l’auteur de De Instauranda Aethiopum salute (1627),
le jésuite Alonso de Sandoval, il démonte d’une façon impitoyable le
mécanisme de la traite et met en évidence le caractère fallacieux du baptême
conféré aux esclaves avant leur embarquement dans les ports africains. Mais
il adopte une position pragmatique dans la mesure où l’esclavage de l’esprit
lui semble plus grave que celui du corps. Seule la foi et l’observance de la
loi du Christ en définitive permettent de s’en libérer 55.
Fray Alonso de Montúfar, archevêque de Mexico, dénonce dans une
lettre écrite au roi en juin 1560 la traite et l’esclavage des Noirs. Celui-ci
n’est pas plus justifié que celui des Indiens 56. Le recours à l’argument
religieux n’est pas valable : il vaudrait mieux aller prêcher les évangiles en
Afrique. Fray Bartolomé de las Casas, bien rapidement accusé d’être à la
base de la traite négrière vers les Amériques espagnoles, reconnaît à la fin
de sa vie, en rédigeant le chapitre 129 de son Historia de las Indias, que
l’esclavage des Noirs est aussi injuste que celui des Indiens 57.
L’assemblée de théologiens réunie par Philippe II en 1553 se laissa
convaincre par les impératifs économiques 58. Le rapport demandé en 1685
par Charles II au Conseil des Indes en fit de même, considérant que, grâce
à la traite, les esclaves bénéficiaient des avantages de l’évangélisation 59. À la
vérité, les partisans de la traite n’avaient pas manqué de se prévaloir d’un tel
argument pour déjouer les attaques des esprits hostiles. Pour Francisco de
Auncibay, auditeur auprès de l’Audience royale de Quito 60, et porte-parole
de la ville de Popayán le 5 septembre 1592, l’esclavage permet de sauver des
âmes. Cela fait passer au second plan, argue-t-il, son aspect contre nature,
53. Pedro de la Reina Maldonado, Norte claro del perfecto prelado en su pastoral Govierno, Madrid,
1653.
54. R.P. Didaci de Avendaño Societatis Iesu, Segoviensis, Thesaurus Indicus, seu Generalis instructor pro
regimine conscientiae, in iis quae ad indias spectant, Anvers, 1668.
55. Alonso de Sandoval, De Instauranda Aethiopum salute, De Enriqueta Vila Vilar (éd.), Madrid,
Alianza Editorial, 1987.
56. Dans Ricard R., « Quatre lettres de Fr. Alonso de Montúfar, second archevêque de Mexico »,
Études et documents pour l’histoire missionnaire de l’Espagne et du Portugal, Louvain-Paris, 1930,
p. 66-67.
57. Bartolomé de las Casas, Obras escogidas, Pérez de Tudela Bueso J. (éd.), Madrid, Éd. Atlas,
BAE 96, 1957, p. 417. Voir mon étude de l’évolution de Las Casas sur ce point (« Nuevas
Aportaciones a la Historia Jurídica de ») dans Andrés-Gallego J. (coord.), Relaciones interétni-
cas en América, Madrid, Fundación Histórica Tavera, Colección Proyectos Históricos Tavera (I),
CD-Rom, 2000, p. 36-51.
58. Feliciano Cereceda, s.j., « Un asiento de esclavos para América el Año de 1553 y parecer de varios
teólogos sobre su licitud », Misionalia Hispanica 3, 1941, p. 594.
59. Voir Scelle G., La traite négrière aux Indes de Castille, Paris, Pédone, 1906, p. 709-710 et
726-727.
60. L’Audience royale était à la fois un tribunal administratif provincial et une cour d’appel pour les
jugements rendus par la justice municipale. Les auditeurs, nommés par le Conseil royal des Indes,
avaient parfois un rôle de gouvernement.
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d’autant que la législation castillane, grâce aux Siete Partidas, fait de l’esclave
un membre de la famille. L’instrumentalisation de la loi à des fins écono-
miques est évidente : Auncibay (1592) est l’un des premiers fondateurs de
la vision idéale de l’esclavage dans les territoires espagnols d’outre-mer, qui
resurgit avec force au xixe siècle 61. Domingo Grillo et Ambrosio Lomelín,
dans un document précédant leur contrat de traite avec la Couronne, ne
manquèrent pas en 1663 de se référer à la Divine Providence pour asseoir
leur commerce. Elle permet aux esclaves, assurèrent-ils, d’accéder à cet
immense bien provenant de la connaissance de la Sainte Foi Catholique.
Un tel bienfait justifie à leurs yeux l’asservissement continuel 62.
Bref, la casuistique, se mettant au service de puissants intérêts parti-
culiers et de considérations économiques, réussit à dénaturer en partie les
vieux principes des Siete Partidas en ce qui concerne du moins la justifica-
tion de l’esclavage. Le 23 décembre 1817, au moment de signer la cédule
royale 63 mettant fin du côté espagnol à la traite des Noirs, Ferdinand VII
ne renonça pas à cette hypocrite cohérence qui, pendant des siècles, avait
cautionné l’esclavage aux Amériques. Il avait permis aux Noirs transférés
dans le Nouveau Monde, tint à rappeler le monarque, d’accéder au chris-
tianisme et de jouir des avantages d’une civilisation avancée où leur vie
n’était en somme pas plus difficile qu’en Afrique. L’attention dont ils avaient
bénéficié de la part du gouvernement et de la religion et le caractère humain
des propriétaires espagnols détermina, finit par déclarer le souverain, une
croissance prodigieuse de leur nombre, une des raisons pour lesquelles il
avait accepté de signer le traité d’abolition 64.
61. Francisco de Auncibay, « Discurso sobre los negros que conviene se lleven a la gobernación de
Popaián, a las ciudades de Cali, Popaián, Almaguer y Pasto (1592) », Anuario Colombiano de
Historia Social y de la Cultura I, 1963, Bogotá, Facultad de Filosofía y Letras, p. 197-208 : « Dès
que je vois qu’un noir est chrétien je m’en réjouis avec Saint Paul, même si l’état servile en est
l’occasion, et je le considère comme heureux lorsqu’il entraîne tant de félicité pour l’être doué de
raison et le met sur le chemin du salut, et bien que le nom d’être servile ou d’esclave offense les
oreilles pieuses, cette situation, grâce aux lois de La Partida et à l’équité de la justice castillane,
s’est transformée de sorte qu’être esclave c’est être comme un fils, un compagnon, un membre de
la famille, et la loi qui lui donne un tuteur, un maître, un père et un seigneur lui est d’un extrême
bénéfice. »
62. Vilar (S.), « Los predestinados de Guinea. Quelques raisonnements sur la Traite des Noirs
entre 1662 et 1780 », Mélanges de la Casa de Veláquez 7, 1971, p. 298-299 : « Il semble que la
Divine Providence l’a [le besoin de noirs aux Indes] lié à l’éducation des prédestinés de Guinée, en
disposant que de cet immense bien qu’ils reçoivent de la lumière de notre Sainte Foi Catholique en
y adhérant, ils se montrent reconnaissants envers leurs éducateurs et leurs maîtres en les assistant
continuellement dans la mise en valeur de leurs biens, car tant de progrès sont obtenus de leurs
mains, ce qui encourage conjointement le zèle pieux de notre grand Monarque et de ses sujets
espagnols à l’achat abondant de Noirs, par lequel tant d’âmes sortent de leurs erreurs et des ténèbres
du paganisme. »
63. Une cédule royale est un décret royal ayant force de loi.
64. « Cette résolution qui ne créait pas l’esclavage mais qui mettait à profit celui qui existait déjà de
par la barbarie des africains pour sauver de la mort leurs prisonniers et soulager leur triste condi-
tion, loin d’être préjudiciable pour les noirs d’Afrique transportés en Amérique, leur offrait non
seulement l’incomparable bénéfice d’être instruits dans la connaissance du Vrai Dieu et de l’unique
Religion avec laquelle cet Être Suprême veut être adoré de ses créatures, mais aussi tous les avantages
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qu’entraîne avec soi la civilisation, sans que pour autant on ne les assujettît dans leur condition
d’esclave à une vie plus dure que celle qu’ils menaient alors qu’ils étaient libres dans leur propre
pays. […] Là [dans les deux Amériques] le nombre des noirs indigènes a augmenté prodigieusement
et même celui des noirs libres grâce à la bienveillante réglementation émise par le gouvernement
et grâce à la chrétienté et au caractère humain des propriétaires espagnols. »
65. Les ordenanzas sont des édits des instances administratives et judiciaires locales confirmés par le
roi.
66. Dans Malagón Barceló, Código Negro carolino (1784). Código de legislación para el gobierno
moral, político y económico de los negros de la Isla Española, Santo Domingo, Ediciones Taller, 1974,
p. 34. Pour une étude plus approfondie des « codes noirs » des Amériques espagnoles, on consultera
Lucena Salmoral M., Los códigos negros de la América española, Alcalá de Henares, Ediciones
Unesco/Universidad de Alcalá, 1996.
67. Malagón Barceló, op. cit., p. 141.
68. Colección de documentos para la Historia de la formación social de Hispano-América, 1493-1810,
(CDHFS), vol. 2, Madrid, 1958, t. 2, p. 754.
69. Urueta J. F., Documentos para la historia de Cartagena, Cartagena, 1890, t. 5, p. 169.
70. Malagón Barceló, op. cit., p. 119.
71. Les clergés séculier et régulier n’éprouvant guère d’intérêt pour les Noirs, ce furent les jésuites qui
se chargèrent de leur évangélisation, en particulier dans le grand port de répartition des esclaves
qu’était Carthagène des Indes, sur la côte caraïbe de l’actuelle Colombie.
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72. Francisco José de Jaca, après 1681, écrit les lignes suivantes dans Resolución sobre la libertad de los
negros y sus originarios en el estado de paganos y después ya cristianos : « Des actes de tyrannie subis,
nombreux sont ceux qui ont décidé et qui décident, les uns de se pendre aux arbres, ou dans les
cachots de leurs maîtres et bourreaux, d’autres de se passer un couteau au travers du corps, d’autres
de se jeter dans des rivières, les uns et les autres à la recherche de divers genres de moyens désespérés
du fait de se trouver en l’état où ils se sont trouvés et où ils se trouvent » ; dans López García I. T.,
Dos defensores de los esclavos negros en el siglo XVII : Francisco José de Jaca ofm cap. y Epifanio de
Moirans ofm cap., Caracas, 1982, p. 151. Epifanio de Moirans affirme en 1682 dans Servi liberi seu
naturalis mancipiorum libertatis iusta defensio : « D’autres fois, n’en pouvant plus, trompés par le
démon, ils se jettent dans le précipice de leur désespoir, ils se suicident, se pendent ou se tranchent la
gorge d’un coup de couteau ou se passent une machette au travers du corps » (López García I. T.,
op. cit., p. 191).
73. Archivo Nacional de Lima, Real Audiencia, legajo 120. 1811, c. 1462.
74. Elle a attiré l’attention de la romancière nord-américaine Toni Morrison dans son œuvre intitulée
Beloved, Paris, Gallimard, 1989 (1re éd. en anglais : 1987). Beloved, petite fille, est égorgée par sa
mère, esclave noire évadée d’une plantation en 1870. Jaime Jaramillo Uribe, pour la Colombie,
affirme que le suicide et l’infanticide étaient une façon d’échapper à des situations chroniques de
mauvais traitements (« Esclavos y señores en la sociedad colombiana del siglo XVIII », Anuario
Colombiano de Historia Social y de la Cultura I, 1, Bogotá, 1963, p. 33-34).
75. À Cuba, les esclaves utilisaient comme base des potions abortives la sève et les feuilles du papayer
(Carica papaya) ; voir Moreno Fraginals M., Cuba/España, España/Cuba. Historia Común,
Barcelona, Crítica (Grijalbo Mondadori), 1996, p. 175.
76. « Noirs et Mulâtres dans la société coloniale mexicaine, d’après les archives de l’Inquisition (xvie-
xviie siècles) », Cahier des Amériques Latines, 1re sem. 1978, p. 67. Alberto Flores Galindo, dans son
étude sur Lima à l’époque des faits par nous relatés, reprend l’expression de Christine Hünefeldt
qui parle, à propos du suicide des esclaves, de « chantage maximum » (La ciudad sumergida.
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Aristocracia y plebe en Lima, 1760-1830, Lima, Editorial Horizonte, 1991, p. 101). C’est une
explication qu’avait déjà suggérée Fernando Ortiz (Los negros esclavos, La Habana, Editorial de
Ciencias Sociales, 1987, p. 359) : « L’esclave cherchait à rompre ses entraves et bien que, comme
classe sociale, il n’obtînt jamais sa liberté par la violence, il parvint souvent à tromper son maître, en
se soustrayant à la propriété de celui-ci par la fuite ou par le recours suprême de tous les opprimés
impuissants, par le suicide. » On consultera à cet égard Tardieu J.-P., « Le suicide des esclaves
aux Amériques. Retour thanatique au pays des ancêtres », dans Duroux R., Montandon A.,
L’émigration : le retour, Clermont-Ferrand, université Blaise Pascal-CRLMC, 1999, p. 179-188.
77. CDHFS, vol. 2, t. 2, p. 723.
78. Le texte en est publié dans Malagón Barceló, op. cit.
79. Tardieu J.-P., L’Église et les Noirs au Pérou (XVIe-XVIIe siècles), Paris, L’Harmattan, 1993, p. 393-403
et 790-825.
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85. « Capítulos de ordenanzas dirigidas a establecer las más proporcionadas providencias así para
ocurrir a la deserción de negros esclavos como para la sujeción o asistencia de éstos (27 de abril de
1768) », Malagón Barceló, op. cit., p. 124.
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à l’esclave qui aurait sauvé la vie de son maître 86, le Código étendit cette
mesure à tout esclave qui aurait sauvé celle d’un homme blanc. De même
l’on peut rapprocher la libération de l’esclave dénonciateur d’une conspira-
tion ou d’un soulèvement général prémédité de ses semblables de l’affran-
chissement accordé par les Siete partidas à l’esclave délateur d’un traître à la
patrie 87. Si le vieux droit castillan accordait automatiquement la liberté à
un esclave nommé tuteur, le Código acceptait la manumission de l’esclave
exécuteur testamentaire, tuteur ou curateur des enfants de son propriétaire.
De plus il admettait la libération ipso facto de l’héritier du maître.
On reconnut aux esclaves, comme cela était stipulé dans les Siete
Partidas, le droit d’ester en justice afin de faire admettre une libération
promise par testament ou par tout autre moyen. C’est d’ailleurs l’une des
causes principales de la comparution de l’esclave devant les tribunaux, ce
qui le différenciait singulièrement d’un simple bien. Dans le même sens,
nombre de procès intentés par les esclaves avaient pour but de faire respec-
ter un engagement sur le prix de vente, voire de le faire baisser eu égard à
l’état physique de l’individu concerné 88.
Certes, ces dispositions étaient souvent mises à profit dans un cadre
urbain, propice aux contacts entre esclaves et maîtres. Les travailleurs servi-
les des plantations tropicales n’avaient pas l’occasion de constituer le pécule
et d’attirer la bienveillance ou même l’affection de ces derniers, éléments
indispensables à l’obtention de l’affranchissement. Toutefois, étant donné
le nombre important des esclaves urbains, ces mesures firent apparaître la
caste des Noirs et des mulâtres libres, dont les relations en provenance des
Indes dénonçaient l’importance numérique. La législation des Siete Partidas,
peut-on dire à juste titre, favorisa très tôt l’émergence d’afro-américains
libres dans les colonies espagnoles.
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d’accents nouveaux : ils n’hésitèrent pas à faire appel à l’égalité devant Dieu
et à la dignité de tout homme. Pour les maîtres, le fait d’être mis sur la
sellette par leurs esclaves au motif de leur comportement portait atteinte
à leurs privilèges de propriétaires, à la potestas dominica. Ils n’arrivaient
pas à comprendre que, se fondant sur la législation, les esclaves parlent de
leurs « droits », comme le firent le 28 janvier 1820 par devant l’Audience
de Quito Joaquín Martínez et Juan Emirio Martínez à l’encontre de don
Manuel Martínez : « Il nous tue à coup de privations et de châtiments des
plus rigoureux sous le simple prétexte que nous réclamons nos droits 89. »
D’une façon générale, les assesseurs juridiques des plaignants usaient des
mêmes formules, ou d’expressions synonymes. La mulâtresse María Gómez
se prévalut également le 16 septembre 1776 des lois protégeant les esclaves :
« Les motifs qui m’assistent pour cette requête sont d’abord les mauvais
traitements et les sévices que m’imposent mon maître et madame son
épouse. Ils ne cessent de m’adresser des paroles injurieuses, de m’asséner des
coups et de me traiter avec la dernière rigueur, ce que ne leur permettent ni
l’humanité ni les lois, même si l’on tient compte de ma situation d’esclave
et de ma condition purement servile d’esclave 90. »
Pour mettre en valeur l’état d’esprit des esclaves, et les concepts présentés
par les procureurs-syndics 91 chargés, selon les clauses de la cédule royale
de 1789, de leur défense devant la justice municipale, nous évoquerons le
préambule très significatif de l’intervention en faveur de Juan Colorado,
esclave de Joaquín Hilguero, adressée à l’alcalde ordinaire 92 de Quito le
1er octobre 1819 :
« Il dit que : bien que l’on considère l’esclavage comme une violence faite
au genre humain, l’esclave a fait partie de la société comme n’importe quel
homme, et joui de tous les bienfaits des lois. Se mettant sous la protection
de l’autorité publique qui sait appliquer la justice dont elle a la charge à
l’encontre de l’oppression dont sont victimes les déshérités à cause d’un
intérêt particulier, alors que la servitude est une usurpation à la liberté
naturelle, il recourt à ce tribunal 93. »
Voilà donc la vision que voulait donner désormais la justice d’elle-même,
disposée à défendre les droits des esclaves en tant qu’hommes, sans que
ne puisse leur porter préjudice l’état de servitude, violence faite au genre
humain, comme le stipulaient les Siete Partidas.
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94. C’était une réponse classique de la part des maîtres, qui n’hésitaient pas non plus à faire allusion à
l’origine malhonnête de l’argent présenté par les femmes pour leur rachat.
95. ANE, Esclavos, caja 9, 29-V-1780.
96. Ibid.
97. Plus de vingt-cinq ans après, soit le 1er août de 1807, l’esclave Francisco Carrillo dénonça devant
l’Audience le comportement de José Torres, maître de Tumbaviro, en des termes semblables : « Il
doit nous regarder selon le précepte divin, puisqu’il ne nous manque rien d’autre que de nous
enlever cette obscure et malheureuse couleur noire ; car en ce qui est de l’âme rationnelle et sensible,
le maître et l’esclave sont sur un pied d’égalité » (Tardieu, J.-P., Noirs et nouveaux maîtres dans les
« vallées sanglantes » de l’Équateur, 1778-1820, op. cit., p. 174).
98. ANE, Esclavos, caja 9, 29-V-1780.
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définitive au monde des maîtres. Pour quelques réussites dans cette entre-
prise, il y avait bien des échecs 99. On leur avait laissé pour le moins la
possibilité d’exprimer leur état d’âme, ce qui pourrait être apprécié comme
un indéniable progrès dans la voie de la reconnaissance de leur humanité.
Cela permet-il de considérer avec indulgence la société coloniale espagnole ?
Certains idéologues ne manquèrent pas de le faire, alors que précisément
l’évolution économique souhaitée par la Couronne espagnole changeait la
donne.
Au xxe siècle, les analyses du Brésilien Gilberto Freyre (Casa-grande e
senzala, 1933), qui a peut-être un peu trop regardé du côté des maîtres, et
de l’Etatsunien Frank Tannenbaum (Slave and Citizen. The Negro in the
America, Nueva York, 1946) ont réactivé le débat sur le caractère de l’escla-
vage pratiqué dans les territoires ibériques du Nouveau Monde. Il est utile
de relire quelques lignes tirées de Toward an Appreciation of Latin America
(1959), du même Tannenbaum, traduites ci-dessous à partir de la version
espagnole. L’auteur parle des Noirs des colonies espagnoles :
« Nous ne sommes pas en train d’insinuer – loin de là – que l’esclavage
n’ait pas été cruel ; qu’au Brésil, qu’à Cuba, qu’au Venezuela ou qu’au Pérou
on n’ait pas commis d’actes abominables et inhumains contre les esclaves
noirs ; que ceux-ci n’aient pas été enchaînés et fouettés. Mais la cruauté
allait contre la loi, et un châtiment insolite pouvait être porté devant les
tribunaux par un défenseur légal avec l’autorisation de l’esclave ; en même
temps le fait de donner la mort à un esclave était considéré comme un
assassinat. En général, l’ambiance qui entourait l’esclave noir était différente
et l’affranchissement était si courant que, souvent, on pouvait compter plus
de noirs libres que d’esclaves 100. »
Ce jugement, non dépourvu d’intérêt, recoupait malheureusement les
représentations idylliques propagées par certains défenseurs de l’esclavage.
Juan Bernardo O’Gavan insista en 1821 face aux Cortès sur la stupidité,
la cruauté et la barbarie des Africains, concluant que l’esclavage était en
définitive un moindre mal et même un progrès. L’esclave cubain n’avait rien
à envier au travailleur européen. Bien considéré, affirma-t-il, « la liberté que
la société lui concède peut s’appeler la faculté de mourir de faim », alors
qu’à Cuba, le maître offre à l’esclave une bonne alimentation, une case, un
lopin de terre pour ses propres cultures, le droit de vivre au milieu de sa
famille, la possibilité de chasser et de pêcher, l’assistance lors de maladies
ou de la vieillesse, et de plus il ne lui refuse pas l’accès à la liberté. En
outre l’esclavage permet aux Africains d’avoir accès à une religion de paix
99. Pour plus d’information sur ces dernières évocations, voir Tardieu J.-P., El negro en la Real
Audiencia de Quito. Siglos XVI-XVIII, Quito, Institut français d’études andines/Abya-Yala/
Cooperazione Internazionale, 2006.
100. Interpretación de Latinoamérica, México, Editorial Grijalbo, 1972, p. 47.
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106. Archivo Nacional de Cuba, Gobierno Superior Civil, legajo 940, n ° 33 158.
107. Tardieu J.-P., « Morir o dominar », op. cit.
108. S’il y eut des Ordonnances locales pendant l’époque coloniale, puis des Règlements d’esclaves après
les indépendances pour certaines régions – ce fut le cas pour le Pérou par exemple –, on admettra
avec Manuel Lucena Salmoral que les Siete Partidas d’Alphonse X « furent pratiquement l’unique
code noir général que l’Amérique espagnole eut pendant sa longue vie coloniale, exception faite
naturellement de Cuba et de Porto Rico, où l’anachronique prolongation de l’esclavage […]
permit un certain agiornamiento de ladite codification » (« La esclavitud americana y las partidas
de Alfonso X », Indagación. Revista de Historia y Arte 1, 1995, Universidad de Alcalá de Henares,
p. 34).
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L’ÉVOLUTION DE L’ESCLAVAGE DANS LES AMÉRIQUES ESPAGNOLES DES XVIe-XIXe SIèCLES
109. Alejandro de la Fuente, de l’université de Pittsburgh, en conclusion d’un travail collectif sur les
esclaves et la loi, recourt à une analyse que je défends depuis longtemps maintenant : « Le droit
tenta de réguler ce qui dans la pratique était une contradiction insurmontable, entre l’esclave en
tant que chose sans autonomie, sans volonté ou conscience, et comme être humain doté précisé-
ment de tous ces attributs. À côté d’autres facteurs, cette contradiction créa des ambiguïtés et des
espaces que beaucoup d’esclaves, parfois avec succès, tentèrent d’utiliser en leur faveur » (trad.).
Voir : « Su “único derecho” : los esclavos y la ley », Debate y perspectivas. Cuadernos de Historia
y Ciencias Sociales 4, 2004, Madrid, Fundación MAPFRE-Tavera, p. 2006. Mais les exigences
de l’industrie sucrière au xixe siècle, et à Cuba en particulier, en faisant du travailleur servile un
simple rouage qu’il convenait d’entretenir en tant que tel, mais sans plus, tendaient à supprimer
ces anciennes contradictions de la société esclavagiste dont l’esclave pouvait tenter de tirer quelque
avantage.
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L’introduction des codes esclavagistes
dans les Treize Colonies britanniques
(1688-1755)
Bertrand Van Ruymbeke
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BERTRAND VAN RUYMBEKE
expliquant qu’un esclave ne peut aller d’une plantation à une autre sans « un
billet », et que s’il s’enfuit il est le plus souvent capturé et ramené « par les
Indiens de ce pays [par] espérance de quelque gain », il considère que « [les
nègres] sont bien fols de quitter leurs maistres » : « Ils sont bien nourris,
et leur condition est cent fois bien plus heureuse que celle des paysans de
France. » Enfin, il observe « [qu’]ils sont en plus grand nombre que les
blancs ». Avant de conclure qu’« on ne peut estre servi dans ce pays que par
ces sortes de gens, ou plutost d’animaux 5 ».
Comme le montre ce témoignage, la perception de l’esclave comme
animal ou être humain était encore confuse chez certains colons ou pasteurs.
Il en allait de même au regard de la loi, pour laquelle les esclaves étaient des
biens meubles mais aussi, et sans aucune ambiguïté, des êtres humains. Les
codes noirs, qui se mirent en place progressivement entre 1690 et 1720,
codifiaient en effet l’esclavage mais définissaient également les obligations
des maîtres, garantissant les droits des esclaves. L’esclavage dans les Treize
Colonies s’est développé de facto dans le dernier quart du xviie mais, excepté
en Caroline du Sud, il ne fut codifié graduellement et de manière morcelée
qu’au tournant du siècle suivant. Avant le milieu du xviiie, les règles fonda-
trices de ce que l’on appelle dans l’historiographie états-unienne le racial
chattel slavery étaient ainsi fixées.
5. Ibid.
6. Sluiter E., « New Light on the “20 and Odd Negroes” Arriving in Virginia, August 1619 », The
William and Mary Quarterly, vol. LIV (1997), p. 395-98 ; Thornton J., « The African Experience
of the “20 and Odd Negroes” Arriving in Virginia in 1619 », The William and Mary Quarterly,
vol. LV (1998), p. 420-434.
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L’INTRODUCTION DES CODES ESCLAVAGISTES DANS LES TREIZE COLONIES BRITANNIQUES …
7. Dans les colonies britanniques, il existe quatre formes de travail servile : l’engagé, l’esclave, le
forçat et (au xviiie) le redemptioner. Ce dernier était un engagé (voire un couple ou une famille),
généralement un Allemand en partance pour la Pennsylvanie, dont le contrat était racheté par des
parents une fois en Amérique. Ce système diffère considérablement des contrats d’engagements
que l’on rencontre dans les colonies de la Chesapeake au xviie siècle.
8. « I worked many days with a Negro man at the Whip saw », cité par Wood P., Black Majority,
p. 97.
9. Anthony S., Parent Jr., Foul Means. The Formation of a Slave Society in Virginia, 1660-1740,
Chapel Hill, 2003 ; Kulikoff A., Tobacco and Slaves. The Development of Southern Cultures in the
Chesapeake, 1680-1800, Chapell Hill, 1986.
10. Goodfriend J. D., Before the Melting Pot. Society and Culture in Colonial New York City,
1664-1730, Princeton, 1992, chap. 6, « African-American Society and Culture ».
11. Kolchin P., American Slavery, 1619-1877, New York, 1993, p. 240. Édition française : Une insti-
tution très particulière. L’esclavage aux États-Unis, 1619-1877, Paris, Belin, 1998.
12. Dans les colonies du Nord (hors New York) les pourcentages oscillent entre 0,4 % (Massachusetts,
1680) et 10 % (Rhode Island, 1750). Mais ces faibles proportions masquent de fortes concentra-
tions urbaines, entre 30 et 50 % (Ibid., p. 240 et Berlin I., « Time, Space, and the Evolution of
Afro-American Society on British Mainland North America », The American Historical Review,
n° 85, 1, 1980, p. 46).
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31. Sur cette question, voir Olwell R., Masters, Slaves and Subjects : The Culture of Power in the South
Carolina Low Country, 1740-1790. Ithaca, New York, 1998.
32. Deux fugitive slave Acts furent également adoptés à l’échelle des États-Unis par le Congrès en 1793
et en 1850.
33. Wiecek W. W., « The Statutory Law of Slavery and Race », p. 270.
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BERTRAND VAN RUYMBEKE
34. McLaughlin W. G., Jordan W. D., « Baptists Face the Barbarities of Slavery in 1710 », Journal
of Southern History, vol. 29, 1963, p. 495-501.
35. Wiecek W. W., « The Statutory Law of Slavery and Race », p. 278-79.
36. Van Ruymbeke B., From New Babylon to Eden. The Huguenots and Their Migration to Colonial
South Carolina, Columbia, South Carolina, 2006, p. 186.
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L’INTRODUCTION DES CODES ESCLAVAGISTES DANS LES TREIZE COLONIES BRITANNIQUES …
37. Pour les États du Nord, voir Zilversmit A., The First Emancipation. The Abolition of Slavery in
the North, Chicago, 1967. Sur le Sud, l’esclavage et la Constitution, voir Van Ruymbeke B., « Un
Sud à l’époque coloniale : contradiction anachronique ou réalité historique ? », dans Bandry M.,
Maguin J.-M. (dir.), La Contradiction, Montpellier, 2001, p. 399-410.
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De l’humain et de la chose.
Regards des esclavagistes des Antilles françaises
sur leurs esclaves
Frédéric Régent
1. Tous mes remerciements à Caroline Oudin-Bastide, dont le remarquable ouvrage, Travail, capita-
lisme et société esclavagiste, Guadeloupe, Martinique (XVIIe-XIXe siècles), Paris, La Découverte, 2005,
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FRÉDÉRIC RÉGENT
nous a permis de repérer de nombreuses citations qui sont utilisés dans cet article. Mes remercie-
ments à Valérie Francius-Figuères et Patrick Weil pour leur relecture attentive.
2. Né à Vitteaux (Côte-d’Or), Raymond Breton (1609-1679) entre chez les Dominicains en 1627.
En 1635, il s’embarque à Dieppe pour les Antilles avec trois confrères, reste seul en 1637, retenu
par la population à la Guadeloupe et est secondé en 1640 par d’autres missionnaires. Il vit de 1641
à 1653 au milieu des Caraïbes dans les différentes îles des Antilles, semble avoir eu peu de succès
apostoliques mais travaille à préserver la paix entre Caraïbes et Français. Revenu en France, en
1654, pour demander des secours, il est empêché par ses infirmités de retourner aux Antilles.
3. Né à Calais, le père Du Tertre (1610-1687) s’engagea d’abord dans la marine hollandaise puis
dans l’armée française, avant d’entrer dans l’ordre dominicain en 1635. Il fit plusieurs séjours aux
Antilles à la Guadeloupe (1640-1642 et 1642-1646), à la Martinique (1647,1656-1657), à la
Grenade enfin. Nommé supérieur des Dominicains, mêlé de près aux querelles entre les princi-
paux chefs des îles, il avait dû rentrer en France en 1647. C’est alors qu’il écrivit l’histoire des îles
françaises des Antilles.
4. Pelleprat (Père), Relation des missions des PP de la Compagnie de Jésus dans les isles et dans la Terre
Ferme de l’Amérique Méridionale, Paris, chez Sébastien Cramoisy, 1655, p. 50-51.
5. Ibid., p. 55.
6. Breton (Père), Relation de l’île de la Guadeloupe, Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe,
1978, p. 206. Il s’agit de l’édition d’un manuscrit daté de Paris, le 28 décembre 1656, qui évoque
le séjour aux Antilles du Père Breton de 1635 à 1654.
7. Du Tertre, Histoire Générale des Antilles habitées par les Français, Fort-de-France, E. Kolodziej,
1978 (première édition de l’ouvrage en 1671), tome II, p. 533.
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REGARDS DES ESCLAVAGISTES DES ANTILLES FRANçAISES SUR LEURS ESCLAVES
père Pelleprat écrit : « Je les trouvais pour l’ordinaire bien faits et agréables
après leur baptême 8. »
Les esclaves sont également considérés comme des hommes par leurs
premiers propriétaires européens. Leur appartenance à l’espèce humaine
n’est donc pas niée. Certains philosophes du xviiie siècle, à l’instar de
Voltaire (1694-1778), le confirment. Ainsi, dans le Traité de Métaphysique
(1734), Voltaire écrit-il : « Je vois des singes, des éléphants, des nègres,
qui semblent tous avoir quelque lueur d’une raison imparfaite. […] Je
m’aperçois même que ces animaux nègres ont entre eux un langage bien
mieux articulé encore, et bien plus variable que celui des autres bêtes.
J’ai eu le temps d’apprendre ce langage ; et enfin, à force de considérer
le petit degré de supériorité qu’ils ont à la longue sur les singes et sur les
éléphants, j’ai hasardé de juger, qu’en effet c’est là l’homme ; et je me suis
fait moi-même à cette définition. L’homme est un animal noir qui a de la
laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque aussi adroit qu’un singe,
moins fort que les autres animaux de sa taille, ayant un peu plus d’idées
qu’eux, et plus de facilité pour les exprimer ; sujet d’ailleurs à toutes les
mêmes nécessités ; naissant, vivant, et mourant tout comme eux 9. » Jean
Henri Samuel Formey (1711-1797) fournit la première définition de nègre
dans le volume XI de l’Encyclopédie, publié en 1765. Nous pouvons lire :
« NEGRE, s. m. (Hist. nat.) homme qui habite différentes parties de la
terre […] les noirs, auxquels nous aurions bien de la peine à refuser ou à
donner le nom d’hommes 10. »
Tout au long de la période coloniale esclavagiste, les esclaves sont consi-
dérés comme des hommes par ceux qui les observent, que ceux-ci soient
philosophes, voyageurs (comme Thibault de Chanvallon 11, 1723-1788),
administrateurs coloniaux comme Malouet 12 (1740-1814), ou colons
comme Jean Barré de Saint-Venant (1737-1810) 13. En 1802, Ducoeurjoly,
un ancien gérant d’habitation de Saint-Domingue écrit : « Il faut être
humain envers son semblable. Le nègre est un homme comme nous 14. »
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15. Nicolson O. P., Essai sur l’histoire naturelle de l’île de Saint-Domingue, Paris, 1776.
16. Dessalles A., Histoire générale des Antilles, Paris, France libraire-éditeur, 1848, p. 40.
17. Chevillard (Père), Les desseins de son Eminence de Richelieu pour l’Amérique, Basse-Terre, société
d’histoire de la Guadeloupe, 1975 (reproduction de l’édition de 1659), p. 194.
18. Elisabeth L., La société martiniquaise aux XVIIe et XVIIIe siècles 1664-1789, Paris, Karthala, 2003,
p. 250. Les Blancs créoles et descendants d’Amérindiens sont exemptés de la capitation en 1671.
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REGARDS DES ESCLAVAGISTES DES ANTILLES FRANçAISES SUR LEURS ESCLAVES
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REGARDS DES ESCLAVAGISTES DES ANTILLES FRANçAISES SUR LEURS ESCLAVES
sont réputés blancs. Au fur et à mesure que leur nombre augmente, les libres
de couleur subissent de plus en plus d’interdits professionnels, honorifiques,
somptuaires. La ségrégation juridique dans laquelle sont placés les libres de
couleur s’amplifie au rythme des règlements. En effet, à chaque fois qu’une
ordonnance est prise, des modalités d’applications différentes sont toujours
prévues pour les libres de couleur. Les motifs invoqués pour justifier cette
inégalité juridique dans les préambules des règlements pris sont la nécessité
d’empêcher toute confusion entre Blancs et gens de couleur. En 1776, un
membre de l’administration coloniale, Malouet, écrit un texte justifiant
cette ségrégation par la peur de la dissolution des familles blanches par
le métissage. Il affirme que « si ce préjugé est détruit, si l’homme noir est
parmi nous assimilé aux blancs, il est plus que probable qui nous verrions
incessamment des Mulâtres nobles, financiers, négociants, dont les richesses
procureraient bientôt des épouses et des mères à tous les ordres de l’État :
c’est ainsi que les individus, les familles, les nations s’altèrent, se dégradent
et se dissolvent 24 ». L’homme noir – ou de couleur –, même libre, est donc
placé dans une situation d’infériorité et/ou de relégation dans la société
coloniale.
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Ils sont fiers, arrogants et superbes ; ils ont une si haute opinion d’eux-mêmes
qu’ils s’estiment autant ou plus que les maîtres qu’ils servent 29 ».
Le discours soulignant les différences entre les esclaves noirs et les blancs
prend progressivement une posture « scientifique ». Ainsi le père Labat 30
(1663-1738) affirme qu’il y aurait des différences physiologiques entre ces
deux catégories d’individus : « Comme ils ont les pores bien plus ouverts
que les Blancs, ils suent beaucoup davantage et sentent mauvais s’ils se
négligent de se laver 31. » Ce discours se voulant scientifique se développe
avec les philosophes du xviiie siècle. Pour Voltaire, les esclaves noirs sont
une espèce d’homme différente. Il écrit en 1756 : « Leurs yeux ronds, leur
nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées,
la laine de leurs têtes, la mesure même de leur intelligence, mettent entre
eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses ; et ce qui
démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des
Nègres et des Négresses transportés dans les pays les plus froids, y produi-
sent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne font qu’une
race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une noire 32. »
Voltaire utilise le terme de race pour désigner les noirs, les blancs mais aussi
les mulâtres. Ainsi définit-il les « différentes races d’hommes 33 ».
Cette différentiation entre les hommes est bientôt inscrite dans le
volume XI de l’Encyclopédie qui paraît en 1765 : « Depuis le tropique du
Cancer jusqu’à celui du Capricorne l’Afrique n’a que des habitants noirs.
Non seulement leur couleur les distingue, mais ils diffèrent des autres
hommes par tous les traits de leur visage, des nez larges et plats, de grosses
lèvres, et de la laine au lieu de cheveux, paraissent constituer une nouvelle
espèce d’hommes 34. » L’expression « cette espèce d’homme 35 » est à nouveau
employée, la même année, par Élie Monnereau, un propriétaire d’esclaves
qui adresse son livre à un apprenti économe En 1807, l’idée de race est
utilisée à nouveau par un voyageur, Charles-César Robin, qui, évoquant les
Noirs et les métissés, les qualifie de « races […] par leurs mœurs, leurs lois,
leurs opinions 36 ». Cette notion est aussi reprise par les colons. L’un d’entre
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REGARDS DES ESCLAVAGISTES DES ANTILLES FRANçAISES SUR LEURS ESCLAVES
esclaves créoles, c’est-à-dire ceux nés dans les colonies. Ce discours sur les
esclaves créoles apparaît dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Monsieur
le Romain, un encyclopédiste, écrit : « Quant aux nègres créoles, les préju-
gés de l’éducation les rendent un peu meilleurs ; cependant ils participent
toujours un peu de leur origine, ils sont vains, méprisants, orgueilleux,
aimant la parure, le jeu, et sur toutes choses les femmes ; celles-ci ne le
cèdent en rien aux hommes, suivant sans réserve l’ardeur de leur tempé-
rament ; elles sont d’ailleurs susceptibles de passions vives, de tendresse
et d’attachement 46. » À propos de l’esclave créole, Poyen de Sainte-
Marie, un des plus importants propriétaires de la Guadeloupe, affirme
en 1792 :
« Le nègre créole […] est élevé au milieu de ses parents et de ses amis,
qu’il ne quitte plus, qui soignent son enfance, le forment à tous les travaux,
lui donnent le goût de la propriété et l’exemple de l’obéissance ; ils l’édu-
quent enfin convenablement à son état ; de sorte qu’en devenant homme,
il est déjà instruit et accoutumé à tous les genres d’industrie qui peuvent
lui être profitables, en même temps qu’il se rend propre à tous les travaux
auxquels son maître peut l’employer, ayant pour lui la force, l’adresse et
l’habitude du travail, ce qui fait que le nègre créole exécute mieux et plus
promptement toute espèce d’ouvrage […] quoique j’aie fait un éloge mérité
du nègre créole, je suis forcé de convenir de ses défauts et de la nécessité
où est le planteur de surveiller les familles anciennes de son atelier ; ce sont
des tyrans qui donnent le ton au reste du hameau, qui lui communiquent
leur bon ou mauvais esprit 47. »
Pour Monsieur le Romain et Poyen de Sainte-Marie, c’est l’éducation
reçue sur la plantation qui modifie le caractère de l’esclave noir. D’ailleurs,
Poyen estime à propos des esclaves arrachés à l’Afrique « qu’après deux ans,
ils seront créolisés et d’excellents esclaves 48 ». En 1802, Jean Barré de Saint-
Venant explique cette modification par le changement de climat. Il affirme
que « les nègres d’Afrique sont peut-être les plus paresseux des hommes :
cependant ils deviennent susceptibles de travail dans nos colonies à sucre, et
leurs enfants (créoles) sont véritablement robustes ; leurs forces physiques et
morales s’accroissent à mesure qu’ils s’éloignent de leur première origine, et
qu’ils sont habitués au travail dès l’enfance. Cette différence entre le nègre
créole et l’africain, est si grande, qu’ils ne se ressemblent plus. […] Ce
changement dans l’espèce humaine, par la transplantation sous un climat
tempéré, d’où résulte un degré de perfection, c’est un fait très remarquable.
Il mérite toute l’attention des législateurs et des philosophes, puisqu’il tend
à améliorer l’espèce humaine, et à la civiliser par le travail 49 ». Le docteur
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50. Rufz de Lavison (docteur), Étude historique et statistique sur la population de la Martinique, Saint-
Pierre, de Carles, 1850, cité dans Léti G., Santé et société esclavagiste, p. 21. Né à la Martinique, en
janvier 1806, Rufz de Lavison fit ses études médicales à Paris, et fut reçu docteur et agrégé en 1835.
51. Malouet P.-V., Mémoire sur l’esclavage…, op. cit., p. 106.
52. Maynard A., op. cit., p. 118.
53. Carteau J.-F., op. cit., p. 270.
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REGARDS DES ESCLAVAGISTES DES ANTILLES FRANçAISES SUR LEURS ESCLAVES
54. Bélu C., Des colonies et de la traite des nègres, Paris, Chez Debray, an IX [1800], p. 17.
55. Voltaire, Traité de métaphysique, (rédigé en 1734) paru dans Œuvres de Voltaire, préfaces, avertis-
sements, notes par M. Beuchot, tome I, mélanges, Paris, Lefèvre, 1834, p. 311.
56. De Tussac F. R., Cri des colons contre l’ouvrage de M. l’évêque et sénateur Grégoire, ayant pour titre
de la littérature des nèges, Paris, Chez Delaunay, 1810, p. 109.
57. Granier de Cassagnac A., op. cit., tome I, p. 135.
58. Poyen de Sainte-Marie J.-B., op. cit., p. 20-21.
59. Thibault de Chanvallon J.-B., op. cit., p. 100.
60. L’esclavage a été aboli le 4 février 1794 dans les colonies françaises, il est rétabli le 16 juillet 1802
par Bonaparte.
61. Anonyme, De la nécessité d’adopter l’esclavage en France : comme moyen de prospérité pour nos
colonies…, texte de 1797 présenté par Cottias M. et Farge A., Paris, Bayard, 2007, p. 97.
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chez le père Du Tertre dès le milieu du xviie siècle. Plus tard, d’autres termes
vont apparaître comme mestif, qui devient métis, pour désigner l’enfant
dont l’un des parents est mulâtre et l’autre est blanc. Les esclaves ayant une
ascendance à la fois africaine et européenne font l’objet d’une taxonomie de
plus en plus complexe. Les termes quarterons, câpres, mamelouks, octavons
apparaissent dans les registres paroissiaux et les actes notariés 62. Le colon
Moreau de Saint-Méry (1750-1819) propose une classification à préten-
tion scientifique en définissant une taxonomie très précise en fonction de
l’ascendance des esclaves, certains termes sont inventés car ils ne sont même
pas employés dans les documents de l’époque 63. Cette hiérarchisation des
esclaves n’est pas seulement présente dans le discours, mais se traduit réelle-
ment dans le prix d’estimation des esclaves.
4000
3500
3000
2500
Prix en livres
2000
1500
1000
500
0
0-4 ans 5-9 ans 10-14 ans 15-19 ans 20-24 ans 25-29 ans 30-34 ans 35-39 ans 40-44 ans 45-49 ans 50-54 ans 55-59 ans 60-64 ans
Graphique 1. – Prix des esclaves selon leur catégorie d’enregistrement dans les actes notariés 64.
62. Régent F., Esclavage, métissage, liberté, Paris, Grasset, 2004, p. 17.
63. Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la
partie française de l’Isle de Saint-Domingue, Philadelphie, 1797, volume I, p. 83.
64. Le graphique et les tableaux qui suivent sont construits d’après un échantillon de 9 000 esclaves
apparaissant dans les actes notariés de la Guadeloupe entre 1789 et 1794.
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TABLEAU 3. – Prix moyen d’un esclave selon la région de traite (en livres des colonies).
TABLEAU 4. – Prix moyen des esclaves métissés de plus de 14 ans (en livres des colonies).
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à peine plus estimés que les câpres (l’un des grands-parents blanc et trois
noirs). On remarque que plus l’ascendance blanche est importante, plus
l’estimation est élevée. L’utilité économique et l’intégration sociale n’expli-
quent pas entièrement le prix, il y a une dimension symbolique qui valorise
l’esclave dont la couleur s’approche du blanc. En effet, dès la naissance, un
nouveau-né métissé est estimé à un prix plus élevé qu’un enfant noir. Plus
la part d’africain est supposée grande par les esclavagistes, plus la valeur
d’estimation de l’esclave diminue.
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souvent à l’objet qu’il a déjà aperçu, sans apercevoir celui qui est à côté, et
n’est affecté que de ce qui frappe immédiatement ses sens : aussi ne vit-il
que dans le présent. […] Il réunit tous les vices du sauvage à tous ceux de
l’homme civil. Excessivement voleur, excessivement haineux et vindicatif,
il cache, sous des dehors que la crainte et la diffamation lui composent, la
haine la plus envenimée, non seulement contre le maître, quelquefois le
plus bienfaisant, mais encore contre son semblable : un simple propos, la
querelle la plus légère, une rivalité d’amour, le refus de satisfaire ses désirs
de la part d’une négresse qu’il a convoitée, tels sont les motifs ordinaires
des crimes sans nombre de cet être farouche 72. »
L’avis de Dubuc rejoint celui de Poyen de Sainte-Marie. Pour ce dernier,
les défauts des esclaves noirs sont la « paresse, la luxure, la jalousie, la
dissimulation, l’imprévoyance, la rancune et le peu de raisonnement 73 ».
D’ailleurs la « paresse naturelle » permet aux colons de justifier l’emploi de
la contrainte 74. Cet argument peut même s’appuyer sur Montesquieu qui
assène l’affirmation suivante ; « parce que les hommes étaient paresseux, on
les a mis en esclavage 75 ». Cette paresse est d’ailleurs liée au climat, selon
l’auteur de l’Esprit des lois : « Il y a des pays où la chaleur énerve le corps,
et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir
pénible que par la crainte du châtiment ; l’esclavage y choque donc moins
la raison 76. » Ainsi pour les partisans de l’esclavage, les Noirs sont destinés
à l’esclavage car c’est le seul moyen de lutter contre leur paresse naturelle et
leur fainéantise liée au climat. Toutefois, quoique paresseux, l’esclave à la
constitution la plus adapté à l’esclavage tropical comme l’énonce Thibault
de Chanvallon, en 1763 : « Le climat n’éprouve point (les Nègres) à leur
arrivée comme les Européens. Ils viennent d’un climat ou semblable ou plus
chaud ; le sang qu’ils y apportent avait donc déjà acquis par la chaleur de
l’Afrique la même activité, la même lamentation, toutes les qualités enfin
que lui aurait données la chaleur de l’Amérique. Il n’en est pas de même de
ceux qui viennent des climats tempérés 77. »
Cette aptitude du Noir à supporter la chaleur se combine avec une
meilleure résistance aux maladies tropicales. Toujours selon Thibault de
Chanvallon, les maladies qui frappent les esclaves noirs sont différentes, car
leur nature est différente. Il existe des maladies communes aux Blancs et aux
Nègres, mais aussi des maladies particulières, s’expliquant par les différences
72. Archives nationales. ADVII, 21A n° 4. Dubuc de Marentille, De l’esclavage des nègres dans les
colonies de l’Amérique, Pointe-à-Pitre, Imprimerie Bénard, 1790, p. 9.
73. Poyen de Sainte-Marie J.-B., op. cit., p. 19.
74. Archives nationales d’Outre-Mer, F3 90 fol. 273. Lettre anonyme adressée à Mr Ladebat au sujet
de l’affranchissement des esclaves du 18 avril 1789.
75. Montesquieu, De l’esprit des lois, édition établie par Laurent Versini, Paris, Éditions Gallimard,
1995 (d’après une édition de Genève de 1758, dernier état du texte revu par Montesquieu ;
première édition en 1748), livre XV, chap. viii.
76. Montesquieu, op. cit., livre XV, chap. vii.
77. Thibault de Chanvallon J.-B., op. cit., p. 109-110.
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de constitution des uns et des autres 78. En 1810, Richard de Tussac prétend
que leur constitution permet « aux nègres d’Afrique de braver les ardeurs
du soleil 79 ». Axiome répété, trente ans plus tard par Maynard : « Le Nègre
cultive mal, je le sais, travaille sans soin ni progrès ; mais sa constitution le
rend propre à ce climat 80. »
Selon les esclavagistes, l’esclave dispose ainsi d’une constitution adaptée
au climat et aux maladies du milieu naturel tropical, mais il est pares-
seux. Le seul système permettant de lutter contre cette fainéantise est la
contrainte. D’ailleurs, selon les administrateurs de la Guadeloupe, si l’idée
de liberté est innée chez le blanc, elle ne l’est pas chez l’esclave noir 81.
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90. Rouvellat de Cussac J.-B., Situation des esclaves…, op. cit., p. 193.
91. Oudin-Bastide C., op. cit., p. 282.
92. Du Tertre (Père), Histoire Générale des Antilles habitées par les Français, Fort-de-France,
E. Kolodziej, 1978 (première édition de l’ouvrage en 1671), tome II, p. 533.
93. Chevillard (Père), op. cit., p. 195.
94. Du Tertre (Père), op. cit., tome II, p. 496.
95. Pelleprat (Père), op. cit., p. 56.
96. Ibid., p. 50.
97. Chevillard (Père), op. cit., p. 195.
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sont un fait courant : 3 010 d’entre eux sont vendus devant notaires de
1789 à 1794. C’est un chiffre important qui montre une grande mobilité
des esclaves. Pour chaque vente, le nombre médian d’esclaves vendus est
de trois. Dans les petites transactions, l’esclave change à la fois de maître,
mais aussi de lieu de vie, parfois de quartier et même d’île. Chaque vente
peut occasionner des déchirements : un homme séparé de sa concubine,
une mère de ses enfants de plus de 15 ans. Dans la pratique, l’esclave prend
bien la forme d’un bien mobilier qui se vend, s’échange, se loue, se saisit,
se lègue, s’hérite.
De bien meuble l’esclave devient même chose dans le discours de certains
esclavagistes. Les esclaves sont donc des « machines dont il faut remonter
les ressorts. […] Quelque peu qu’ils mangent et qu’ils dorment, ils sont
également forts et durs au travail 108 ». Le fouet étant le meilleur outil pour
« remonter les ressorts » des esclaves. Pour la famille Dessalles, une lignée
de colons, les esclaves s’apparentent à des machines. Selon Pierre François
Régis, ils « sont des espèces de machines, trop difficiles à monter pour
changer impunément d’atelier 109 ». Alors que pour Adrien, c’est l’escla-
vage « qui faisait de l’homme un instrument, une charrue active, agissant
d’elle-même, et dont les rouages n’étaient point soumis à la maladresse d’un
laboureur ou à la lenteur des bestiaux 110 ».
Les esclaves sont donc considérés par certains propriétaires comme des
machines adroites et indispensables à la production de denrées coloniales.
Toutefois, il ne s’agit pas de simples machines mais d’hommes machines.
Cet exemple montre toute l’ambiguïté du rapport entre les propriétaires et
leurs esclaves.
ɰ
Initialement, le discours des missionnaires place les esclaves dans la
fraternité chrétienne et donc dans l’humanité. Mais, progressivement, se
constitue une rhétorique de la différence que l’on rencontre aussi en partie
dans certains discours des Lumières, lesquels sont à leur tour utilisés par les
colons. Peu à peu, ces derniers construisent un discours pseudo-scientifique
qui accentue les différences des Noirs pour mieux justifier leur infériorité
et donc leur servitude.
Cependant, les textes affirmant l’infériorité des esclaves se développent
parallèlement aux progrès des idées philanthropiques, à la fin du xviiie siècle.
Les velléités de rétablissement de l’esclavage, puis de reconquête de Saint-
Domingue conduisent à un discours de plus en plus infériorisant à l’égard
108. De Charlevoix P.-F. X., Histoire de l’Isle espagnole de Saint-Domingue, Paris, Guérin, 1731,
tome II, p. 501.
109. Dessalles P. F. R., Annales du Conseil Souverain ou Tableau historique du gouvernement de cette
colonie depuis son premier établissement jusqu’à nos jours, Bergerac, Chez J.-B. Puynesge, volume I,
p. 210.
110. Dessalles A., Histoire générale des Antilles, Paris, France libraire-éditeur, 1848, p. 40.
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des esclaves. Ces écrits ont pour objectif de convaincre l’opinion publique
française que l’esclavage est une bonne chose à la fois pour la France, ses
colonies et les esclaves eux-mêmes. Cette rhétorique des esclavagistes conti-
nue à mesure que la pensée abolitionniste progresse dans la première moitié
du xixe siècle. Les abolitionnistes obtiennent l’abolition, mais le discours
esclavagiste a déjà frappé l’opinion française, d’autant que certains philan-
thropes estiment que les esclaves, du fait de leur asservissement, mais aussi
parfois de leur nature même, ne peuvent pas atteindre immédiatement le
même niveau de civilisation que l’Européen. En effet, les abolitionnistes
ne sont pas dénués de préjugés à l’égard des esclaves à l’instar d’un Granier
de Cassagnac.
Pourtant, au vu de la révolution haïtienne, certains esclavagistes comme
Malouet estiment que chez les Noirs se sont développés « des facultés
dont ils ne se doutaient pas eux-mêmes ». Dans un dictionnaire d’histoire
naturelle on indique que les Africains « se sont redressés, ils se sont fait une
patrie, ils y ont prouvé que pour être noirs, ils n’en étaient pas moins des
hommes 111 ». Les esclaves sont des hommes, des hommes libres après les
abolitions. Mais, les écrits se couvrant d’un vernis scientifique qui placent
le Noir dans une position d’infériorité se poursuivent après l’abolition.
Tout comme les esclavagistes, les théoriciens du racisme emploient un
discours scientifique et le même vocabulaire en utilisant les mots « race » et
« espèce ». La pensée esclavagiste a ainsi sans doute préparé et/ou facilité le
sillon des théoriciens du racisme.
111. Antoine R., La littérature franco-antillaise, Paris, Karthala, 1992, p. 75. Il cite la correspondance
sur l’Administration des colonies de Malouet (1740-1814).
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L’esclave dans le code noir de 1685
Jean-François Niort
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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685
blement le jugement que l’on peut porter sur son caractère « monstrueux ».
Pour ce faire, prenons le temps, au préalable, de lire le texte tel qu’il se
présente (même s’il faut souligner ici que sa teneur exacte reste encore
hypothétique) 9, c’est-à-dire en commençant par le début, qui n’est pas
son article 44. Ce qui nous permettra de recenser les différents visages
juridiques de l’esclave offerts par le code noir, d’en relever leur pluralité et
leur complexité, au lieu d’appréhender le statut juridique de l’homo servilis
de façon univoque et radicale 10.
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JEAN-FRANçOIS NIORT
11. L’édit prévoit ainsi « deux pots et demi de farine de manioc ou trois cassaves pesant deux livres et
demie chacun au moins », ainsi que « deux livres de bœuf salé ou trois livres de poisson ».
12. Ces prohibitions légales de la torture et autres traitements « inhumains » furent réitérées au
xviiie siècle (notamment par l’ordonnance du 30 décembre 1712 sur l’interdiction de la « question »
et les ordonnances générales de 1785 et 1786 qui renforcent l’ensemble des dispositions protec-
trices de 1685), et rappelées à travers plusieurs correspondances ministérielles et mémoires aux
administrateurs. Ce qui laisse à penser qu’elles étaient régulièrement violées, mais aussi que le
pouvoir royal tentait d’y remédier.
13. « Enjoignons à nos officiers de poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui
auront tué un esclave sous leur puissance ou sous leur direction, et de punir le maître selon l’atrocité
des circonstances ; et en cas qu’il y ait lieu à l’absolution, permettons à nos officiers de renvoyer
tant les maîtres que commandeurs absous, sans qu’ils aient besoin de nos lettres de grâce. »
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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685
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français, comme le prévoit l’article 57, qui dispose que cet acte « tiendra
lieu » d’acte de naissance, et dispensera ainsi les esclaves, même « nés dans
les pays étrangers » du besoin d’obtenir des « lettres de naturalité » pour
pouvoir jouir « des avantages de nos sujets naturels dans notre royaume,
terres et pays de notre obéissance ». L’article 59 indique que le roi « octroie »
aux affranchis « les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les
personnes nées libres », et veut que « le mérite d’une liberté acquise produi-
sent en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets
que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets 17 ». On voit
encore ici que l’humanité de l’esclave est reconnue par le texte de 1685,
car on ne pourrait concevoir l’affranchissement d’une « chose » ou même
d’un animal : c’est bien parce qu’il est humain que l’esclave, une fois sorti
de l’incapacité juridique par la volonté domestique de son maître, peut être
fait « sujet » et « personne » par la loi royale.
Cependant, l’humanité de l’esclave est surtout reconnue à travers son
intégration en principe immédiate et entière dans la vie religieuse catho-
lique. Il doit être baptisé et instruit au catéchisme dès son arrivée (art. 2) ;
son maître, quelle que soit sa confession, doit lui donner le dimanche et
les autres jours de fêtes catholiques (art. 6), lui réserver des contremaîtres
catholiques (art. 4) 18, et le faire inhumer en « terre sainte dans des cimetières
destinés à cet effet » (art. 14). C’est dans cette perspective que l’homo servilis
est jugé apte à (et digne de) fonder une famille légitime, de se marier libre-
ment (art. 11, in fine) 19, suivant les mêmes formalités que pour les gens
libres (art. 10) 20, sous réserve toutefois du consentement du ou des maîtres,
qui se substituent à cet égard aux pères et mères des esclaves (art 10), y
compris au regard des ministres du culte (art. 11) 21. L’esclave, homme
ou femme, peut même épouser une « personne libre » du sexe opposé, y
compris de race blanche, et obtenir ainsi son affranchissement (art. 9 et
13) 22. La famille servile reste cependant soumise à la volonté domestique,
notamment à travers l’absence de reconnaissance légale de puissance pater-
17. En outre, l’affranchissement libère l’esclave de « toutes autres charges, services et droits utiles que
leurs anciens maîtres voudraient prétendre, tant sur leurs personnes que sur leurs biens et succes-
sions en qualité de patron » (art. 58). Voir toutefois les exceptions évoquées plus loin.
18. « Ne seront préposés aucun commandeurs à la direction des Nègres, qui ne fassent profession
de la religion catholique, apostolique et romaine », à peine de « punition exemplaire » contre les
commandeurs et de « confiscation » des esclaves aux maîtres concernés.
19. « Défendons aussi aux maîtres d’user d’aucunes contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre
leur gré. »
20. « Lesdites solennités prescrites par l’ordonnance de Blois […] et par la déclaration […] de 1639
pour les mariages, seront observées tant à l’égard des personnes libres que des esclaves. »
21. « Défendons aux curés de procéder aux mariages des esclaves, s’ils ne font apparoir du consentement
de leurs maîtres. »
22. Les mariages « mixtes » (entre Blancs et Nègres) seront toutefois finalement interdits par les édits
de 1723 (art. 5) pour les îles Bourbon et de France et de 1724 (art. 6) pour la Louisiane. Ils seront
combattus par une jurisprudence négative du Conseil souverain de la Martinique, mais resteront
juridiquement valables à la Guadeloupe, semble-t-il.
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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685
23. « Les hommes libres qui auront un ou plusieurs enfants de leur concubinage avec leurs esclaves,
ensemble les maîtres qui l’auront souffert, seront chacun condamnés à une amende de deux mille
livres de sucre ; et s’ils sont les maîtres de l’esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfants, voulons
qu’outre l’amende, ils soient privés de l’esclave et des enfants confisqués au profit de l’hôpital, sans
jamais pouvoir être affranchis » (art. 9).
24. « Déclarons nos sujets qui ne sont pas de la religion catholique, apostolique et romaine, incapa-
ble de contracter, à l’avenir, aucun mariage valable. Déclarons, bâtards les enfants qui naîtront
de telles conjonctions, que nous voulons être tenues et réputées, tenons et réputons pour vrais
concubinages. »
25. Et ceci dès l’origine de la présence française, à travers les diverses chartes et réglementations des
compagnies coloniales des Iles de l’Amérique (1635, 1638, 1642) et des Indes occidentales (1664),
même s’il y eut des exceptions et tolérances locales, d’où la réitération de 1685. Toutefois, celle-ci
ne devint effective qu’après un ordre royal du 30 sept. 1686, qui appliqua l’édit de Fontainebleau
dans toute sa dureté. De nombreux protestants abjurèrent ou quittèrent alors les îles françaises
de l’Amérique. Lafleur G., Les protestants aux Antilles françaises sous l’ancien Régime, Basse-Terre,
Société d’histoire de la Guadeloupe, 1988.
26. L’art. 3 défend également « toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicu-
les, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine, qui aura lieu même contre les maîtres qui les
permettront ou souffriront à l’égard de leurs esclaves ».
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27. La frange la plus dure des colons, dont le discours se fondait sur l’infériorité raciale fondamentale
et irrémédiable du Noir, tentera jusqu’à l’abolition, et souvent avec succès, d’empêcher l’accès
de la masse des esclaves à la vie catholique, qui les humanisait et les socialisait sans doute trop à
leurs yeux (voir les passages sur cette question chez G. Debien, C. Oudin-Bastide et F. Régent,
op. cit.). Néanmoins, le pouvoir royal tentera plusieurs fois de faire respecter les dispositions du
code noir, comme par exemple dans l’ordonnance sur les missions dans les colonies françaises du
24 novembre 1781 prescrivant au préfet apostolique de veiller « particulièrement » à ce que les
esclaves, dans chaque paroisse, reçoivent de leurs curés les instructions nécessaires et les sacrements
de l’Église, et permettant aux habitants d’établir des chapelles sur leurs habitations, afin de « faire
assister plus exactement leurs esclaves au service divin ». Les ordonnances de 1785 et 1786 réité-
reront quant à elles l’interdiction du travail dominical.
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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685
28. L’art. 12 du code indique en ce sens que « les enfants qui naîtront de mariages entre esclaves seront
esclaves », et qu’ils appartiendront au maître de la femme. L’article suivant reprend le droit romain
en disposant que les enfants suivent le statut (servile ou libre) de leur mère.
29. En effet, comme on l’a vu plus haut, l’accès de l’esclave au mariage et à la famille légitime est forte-
ment nuancé par la subordination de la famille servile au pouvoir domestique : la cohésion familiale
et l’autorité paternelle apparaissent dès lors, tant en droit qu’en pratique, fort problématiques au
sein de la famille servile (voir aussi l’art. 47).
30. Sous peine de punition corporelle, « qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de
lys », et même de la mort « en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes »
(art. 16). À noter que les impératifs d’ordre public conduisent le code à prévoir (à l’art. suivant)
la condamnation des maîtres « qui seront convaincus d’avoir permis ou toléré telles assemblées »
sur leur propriété à une amende, ainsi qu’à la réparation des dommages causés « à leurs voisins ».
31. Ainsi les sujets du Roi peuvent-ils notamment (art. 21) « courir sus les contrevenants » à l’inter-
diction d’attroupement (art. 16), les « arrêter » et les « conduire en prison » ; ou encore « se saisir
de toutes les choses dont ils trouveront les esclaves chargés lorsqu’ils n’auront point de billets de
leurs maîtres ».
32. La fin de ce texte prévoit que les témoignages des esclaves « ne serviront que de mémoires pour
aider les juges, sans que l’on en puisse tirer aucune présomption, ni conjecture, ni adminicule de
preuve », mais cette règle fut rapportée dès l’année suivante, par un arrêt du Conseil du Roi du
13 octobre 1686, à la requête expresse du Conseil souverain (et donc de la « plantocratie ») de
Martinique, qui avait exercé son droit de remontrance à cet égard, dès lors que « plusieurs crimes
pourroient demeurer impunis […] la plupart d’entre eux n’étant connus et ne pouvant être prouvés
que par les Nègres ». (Dessalles P. F. R., Annales du Conseil souverain de la Martinique, 1783, rééd.
Vonglis B., L’Harmattan, 1995, I, 1, p. 253-254). Cette nouvelle règle sera reprise dans les codes
noirs de 1723 (art. 23) et de 1724 (art. 24), mais avec la réserve que les esclaves ne pourraient en
aucun cas témoigner « pour ou contre leur maître ».
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33. À la première fuite d’un mois (à compter du jour de sa dénonciation judiciaire par son maître),
l’esclave « aura les oreilles coupées et sera marqué d’une fleur de lys sur une épaule » ; la première
récidive d’un autre mois est punie d’un « jarret coupé » et d’une fleur de lys sur l’autre épaule ; la
seconde récidive emporte la mort (art. 38). Contrairement à ce qu’on écrit souvent, cette mise à
mort est judiciaire et publique (prononcée par la justice royale) et non domestique et privée, les
maîtres n’ayant pas le droit de vie et de mort sur leurs esclaves (voir plus haut sur ce point).
34. Certaines versions de l’édit ne mentionnent pas la femme du maître ou le mari de la maîtresse (voir
supra note 9).
35. Certaines versions de l’édit comportent une amende de 3 000 livres, ce qui nous semble plus exact,
notamment au regard de l’amende prévue à l’art. 9. Quoi qu’il en soit, cette peine sera transformée
en déchéance de la liberté à partir de l’ordonnance du 10 juin 1705. Voir l’étude citée supra note 9
sur ce problème des variations des dispositions de l’édit suivant les éditions anciennes.
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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685
Mais c’est bien sûr en tant qu’objet de propriété que l’esclave acquiert
sa caractéristique juridique principale. C’est lorsqu’il est envisagé en tant
qu’instrument de travail doté d’une valeur économique que la réifica-
tion juridique de l’homo servilis se produit, même si l’humanité ne disparaît
pas totalement sous ce nouveau visage. Cette réification est la traduction
juridique de la dimension économique inhérente au phénomène esclava-
giste, qui implique l’appropriation et la patrimonialisation de l’esclave,
pour éviter notamment la rémunération du travail qu’il fournit. Partant,
le code précise les modalités juridiques de cette objectivation de l’esclave.
C’est en ce sens que le fameux article 44, qui envisage la situation matri-
moniale et successorale du maître, déclare l’esclave « meuble », et comme
tel, d’une part, le fait « entrer en la communauté, n’avoir point de suite par
hypothèque et se partager également entre les cohéritiers sans préciput ni
droit d’aînesse » ; et, d’autre part, « n’être sujet au douaire coutumier, au
retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités
des décrets, ni aux retranchements des quatre quints, en cas de disposition
à cause de mort ou testamentaire ». L’article 45 précise que les sujets du Roi
conservent la faculté de stipuler l’esclave « propres à leurs personnes et aux
leurs de leur côté et ligne, ainsi qu’il se pratique pour les sommes de deniers
et autres choses mobiliaires ». Les articles suivants envisagent les saisies et
leurs suites. L’article 46 indique notamment que la saisie des esclaves sera
soumise « aux formalités prescrites par nos Ordonnances et par la coutume
de Paris pour la saisie des choses mobiliaires », mais annonce une série
d’exceptions, dont la principale est la suivante.
Les habitations coloniales, dont la valeur réside principalement dans la
main-d’œuvre servile, sont en effet protégées : les esclaves âgés de quatorze à
soixante ans « travaillant actuellement dans les sucreries, indigoteries et
habitations » ne pourront être saisis pour dettes qu’associés à la saisie réelle de
ces dernières, saisies qui devront toujours comprendre les esclaves concernés
(art. 48) 36. La patrimonialité de l’esclave s’exprime également dans d’autres
situations prévues par le code. Ainsi, l’esclave puni de mort sur la dénoncia-
tion de son maître non complice du crime par lequel il aura été condamné 37,
« sera estimé avant l’exécution par deux principaux habitants de l’île […] et
le prix de l’estimation sera payé au maître » (art. 40).
Toutefois, il convient de noter que l’humanité de l’esclave ne disparaît
pas totalement à travers sa réification. Pour s’en tenir à l’essentiel, la famille
36. Cette exception avait été posée dès 1681 par un arrêt du Conseil du Roi du 5 mai. L’article
suivant étend l’exception en précisant que les fermiers judiciaires des habitations saisies ne pourront
compter comme « fruits » les enfants des esclaves nés pendant leur bail, et l’art. 54 prévoit la même
solution pour les gardiens, usufruitiers « et autres jouissants des fonds auxquels sont attachés des
esclaves qui y travaillent ». Voir sur ce thème l’étude de Géraud-Llorca E., « La coutume de
Paris outre-mer : l’habitation antillaise sous l’Ancien Régime », Revue historique de droit français et
étranger, 1982, vol. 60, p. 207-259.
37. Il faut souligner ce point au passage, et le relier à la disposition de l’art. 32 envisageant la complicité
du maître en matière criminelle.
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38. Art. 5 du décret du 27 avril 1848 : « L’Assemblée nationale règlera la quotité de l’indemnité qui
devra être accordée aux colons. » L’indemnisation sera effectuée par la loi des 19 janvier, 24 et
30 avril 1849, ainsi que le décret du 24 novembre suivant.
39. Castaldo A., « À propos du code noir (1685) », Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer
français, n° 1, PUAM, 2002, p. 19 sq. Cette contradiction (entre l’ordre public du royaume et
l’ordre public colonial) est particulièrement frappante dans l’ordonnance du duc de Penthièvre,
amiral de France, du 31 mars 1762 (reprise dans le recueil Prault de 1767), qui, après y avoir fait
l’historique de l’abolition de l’esclavage (« dont le seul nom révolte toujours ») dans le royaume, et
s’en être félicité, le justifie en effet immédiatement dans les colonies par la « nécessité ».
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43. Gaudemet J., « Membrum, persona, status », Studia et Documenta Historiae et Iuris, 1995, n° lxi,
p. 2.
44. La res romaine est d’ailleurs une notion juridique, qui n’implique pas forcément l’existence d’une
chose matérielle. C’est donc une fiction qui peut s’appliquer à un être humain le cas échéant.
45. Gaudemet J., ibid., ainsi que l’édifiante synthèse de Deroussin D., « Personne, chose, corps »,
dans Le corps et ses représentations, Dockès E. et Lhuilier G. (dir.), Litec, Credimi, vol. 1, 2001,
p. 79-146. Voir aussi Baud J.-P., dans L’affaire de la main volée. Une histoire juridique du corps,
Le Seuil, 1993, p. 77 sq., qui insiste sur la distinction personne/corps en indiquant que c’est
seulement le corps de l’esclave qui fait l’objet d’une réification juridique.
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fait qu’il est un être humain, mais que sa valeur en tant qu’être humain tient
au statut (juridique) servile faisant de lui une propriété 46.
Ceci étant, comment expliquer que cette coexistence de l’humanité et
de la réification juridique soit cohérente du regard du droit de l’époque,
alors qu’elle ne l’est plus à l’égard du droit contemporain ?
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L’ESCLAVE DANS LE CODE NOIR DE 1685
« La personnalité est définie par le droit […]. Mais enlevez persona, homo
tient bon. Hominum causa omne jus constituum ; superbe est cet aphorisme
d’Hermogénien, au Digeste (1, 5, 2), et l’on aurait tort de le taxer d’hypo-
crisie sous prétexte qu’il s’inscrit dans un titre, De statu hominum, où les
esclaves sont englobés, où l’esclavage est institutionnalisé. Ce qu’il faut bien
plutôt en retenir, c’est ce qui est sous-jacent, cette qualité d’homme reconnue
à l’esclave, qui fera plus tard exploser l’esclavage 51. »
Par conséquent, on peut affirmer que, dans le code noir, l’esclave est
bien un être humain, mais que cette humanité ne s’exprime pas sous la
forme d’une personnalité juridique propre. Celle-ci ne s’acquiert en effet
qu’au moment de l’affranchissement. C’est donc la liberté, et non l’huma-
nité, qui constitue le critère de la personnalisation juridique 52. Dès lors,
l’ancien esclave devient une « personne 53 » comme les autres hommes libres,
et acquiert par la même occasion la naturalisation française et la qualité
de sujet du Roi de France 54. À vrai dire, l’esclave dans le code noir est
ponctuellement personnalisé, et devient donc un acteur juridique, un sujet
de droit, lorsque le droit objectif le décide 55, même si sa capacité juridique
reste alors le plus souvent comparable à celle d’un mineur, puisque l’esclave
est juridiquement soumis à la volonté de son maître. Ainsi, en matière de
mariage, c’est en tant que personae que les futurs époux échangent librement
leur consentement 56, selon les mêmes formalités que celles applicables au
mariage des personnes de condition libre, sauf le consentement du maître
(art. 10) 57. Jean Carbonnier a pu souligner en ce sens que l’esclave avait
51. Carbonnier J., « Être ou ne pas être. Sur les traces du non-sujet de droit » (1989), dans Flexible
droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, éd. 2001, p. 245.
52. L’art. 59 prévoit en effet que l’affranchissement produira au profit de son bénéficiaire « les mêmes
effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets », tant pour sa « personne »
que pour ses « biens ». L’affranchi, devenu « personne » juridique, peut en effet dorénavant détenir
des « biens » et donc un patrimoine, à la différence de l’esclave.
53. Hormis les « personnalisations » ponctuelles et partielles évoquées plus bas, le code n’utilise
d’ailleurs jamais le terme de « personne » pour désigner l’esclave, mais l’emploie expressément
pour désigner l’affranchi, qui accède en effet pleinement à une vie juridique autonome (v. les
art. 58 et 59).
54. Par opposition, l’esclave semble donc rester juridiquement un étranger dans les colonies françaises,
bien que soumis évidemment au pouvoir royal (v. l’art. 57 a contrario).
55. Deroussin D., loc. cit., p. 83 et 85, rapporte en ce sens l’explication donnée par Demengeat dans
son Cours élémentaire de droit romain (t. I, 1866, p. 140 sq.) selon laquelle si l’esclave peut figurer
dans un acte juridique comme objet, il peut également y figurer comme sujet, comme acteur (et
donc comme persona, même si celle-ci est empruntée à celle du maître), en tant qu’acheteur par
exemple. L’esclave peut donc être, selon les circonstances, res ou persona (une persona cependant
ponctuelle et non propre et générale), selon la fonction qui est la sienne dans l’ordre juridique et le
rapport juridique considéré.
56. Rappelons que l’art. 11 défend aux maîtres de contraindre leurs esclaves au mariage.
57. Le code semble ici distinguer entre les « personnes libres » et les « personnes » serviles, ces dernières
ne connaissant pas de majorité nuptiale, puisque le consentement du maître au mariage servile
reste exigé à tout âge.
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acquis dans le code noir une « personnalité de droit religieux, sinon de droit
canonique 58 ».
De même en matière pénale, où c’est non seulement en tant qu’être
humain doué de raison et de sens du devoir, mais aussi en tant que persona,
acteur au moins passif sur la scène du droit – ici judiciaire – que l’esclave
répond des crimes qui lui sont imputés (art. 32) 59. Cette personnalisation
juridique ira d’ailleurs croissant au fil de l’évolution du droit français de
l’esclavage 60. Elle n’est cependant pas générale, et ne peut l’être, puisqu’il est
de l’essence même de l’esclave de pouvoir être juridiquement réifié. Réifié
non seulement dans sa pure patrimonialité (qui le rend apte à être vendu,
acheté, loué ou hérité), mais aussi dans son absence de patrimoine propre,
son interdiction d’agir en justice ou de commercer, et plus généralement
d’exercer des actes juridiques sans la permission et la représentation de son
maître.
Il faut rappeler ici en effet que l’esclave n’a pas de patrimoine propre :
tout ce qu’il possède, et même ce qui lui « vient par industrie ou par la
libéralité d’autres personnes [que son maître] ou autrement à quelque
titre que ce soit », est considéré comme « acquis en pleine propriété » à
son maître, sans qu’aucun membre (même libre) de la famille servile « ne
puisse rien prétendre par succession, dispositions entre vifs ou à cause
de mort, lesquelles dispositions nous déclarons nulles […] comme étant
faites par des gens incapables de disposer et contracter de leur propre chef »
(art. 28). Cette non-personnalité juridique propre explique également
l’absence d’état civil, ainsi que de capacité d’ester en justice de l’esclave,
tant au civil qu’au pénal, l’homo servilis devant toujours ici être représenté
par son maître (art. 31) 61, un maître qui également répond de son esclave,
puisqu’il est tenu de réparer les dommages causés par lui (art. 37) 62. Mais
inversement, c’est parfois l’esclave, avec l’accord de son maître, qui pourra
58. Carbonnier J., « Scolie sur le non sujet de droit. L’esclavage sous le régime du code civil » (1957),
repris dans Flexible droit, op. cit., p. 251.
59. Ici aussi le code procède à la même distinction (« selon les mêmes formalités que les personnes
libres »), de même que dans l’art. 34, qui punit les excès et voies de fait commis par les esclaves
sur les « personnes libres ». Cependant, hormis ces exceptions, le terme de « personne » n’est jamais
employé pour qualifier l’esclave, et l’expression « personne libre », alors redondante, n’est pas
davantage utilisée.
60. Ce qui fera dire à J. Carbonnier, dans sa « Scolie » précitée (p. 253), avoir après pris acte des progrès
opérés par la législation et la jurisprudence au profit de sa condition juridique sous la monarchie
de Juillet notamment en droit civil (v. sur ce point infra note 63), que « l’esclave, s’il est un bien,
est en même temps une personne, quelque malaisée que soit la synthèse des deux propositions ».
61. L’art. 31 prévoit en effet (même si celle-ci en matière civile n’est pas mentionnée – à tort selon
nous – dans plusieurs éditions anciennes y compris celle de Prault) la faculté pour les maîtres
« d’agir et de défendre en matière civile, et de poursuivre en matière criminelle la réparation des
outrages et excès qui auront été commis contre leurs esclaves ». Voir supra, note 9, sur le problème
des variations entre les versions de l’édit.
62. « Seront tenus les maîtres en cas de vol ou autrement, des dommages causés par leurs esclaves, outre
la peine corporelle des esclaves, de réparer les torts en leur nom, s’ils n’aiment mieux abandonner
l’esclave à celui auquel le tort a été fait. »
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63. Rappelons à nouveau que nous avons borné notre propos à l’édit de 1685. L’évolution juridique
postérieure modifiera les perspectives. Elle se caractérise d’abord par une tendance à la racialisa-
tion et à la ségrégation législatives au xviiie siècle, y compris à l’égard des affranchis et de leurs
descendants : Niort J.-F., « La condition des libres de couleur aux Îles du Vent, xviiie-xixe siècles :
ressources et limites d’un système ségrégationniste », Cahiers aixois d’histoire des droits de l’outre-mer
français, n° 2, 2004, p. 61-119. Puis par une tendance à la personnalisation juridique de l’esclave au
xixe siècle : Niort J.-F., « Le problème de l’humanité de l’esclave dans le Code noir et la législation
postérieure… », loc. cit. ; Charlin F., « La condition juridique de l’esclave sous la monarchie de
Juillet », à paraître dans la revue Droits, n° 50/51.
64. Voir dans le même sens deux thèses récentes et remarquables d’histoire du droit : Richard J.,
L’esclavage des Noirs : discours juridique et politique français de l’Ancien Régime à la Révolution
(1685-1794), Aix-Marseille III, mars 2009 ; Charlin F., Homo servilis. Contribution à l’étude
de la condition juridique de l’esclave dans les colonies françaises (1635-1848), Grenoble II,
décembre 2009.
65. Voir plus haut, spécialement note 49, où est rappelée la contradiction entre la réduction en servi-
tude et la liberté naturelle.
66. Même si les deux thèses précitées viennent de réaliser un apport substantiel en ce sens. Voir
Niort J.-F., « Les chantiers de l’histoire du droit français de l’esclavage », à paraître dans un
numéro spécial de la revue européenne en ligne d’histoire du droit clio@themis consacré aux
« chantiers de l’histoire du droit colonial ».
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Les auteurs
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Index
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ESCLAVES
D I
Damas : 133 Inde : 34, 135
Démétrios de Phalère : 86 Indiens : 25, 30, 31, 124, 143, 145, 146,
Démosthène : 85, 88, 90, 91, 92, 95, 97 149, 154, 155, 156, 157, 159, 160, 169,
Denys d’Halicarnasse : 90 186
Dion Chrysostome : 70
Douglass (Frederick) : 24, 101 J
Du Tertre (Jean-Baptiste) : 198, 200, 203, Jean Chrysostome : 108
204, 210, 216 Justinien : 29, 102, 111, 142
E K
Égypte : 10, 11, 88 Kairouan : 110
Equiano (Olaudah) : 24 Khaldoun (Ibn) : 132
Espagne : 110, 119, 142, 143, 144, 145, Koweit : 125
149, 154, 161, 164, 169, 174, 180
États-Unis : 10, 34, 101, 180, 185, 186, L
187, 193, 195, 205 Labat : 204
Las Casas (Bartolomé de) : 143, 169
F Laurion : 93, 96
Felice (Guillaume de) : 11 Louis XIV : 29
France : 8, 11, 25, 33, 96, 98, 119, 186, Lucain : 70
197, 198, 199, 200, 201, 203, 209, 216, Lyela : 54, 56, 57
217, 219, 220, 221, 223, 226, 232, 237 Lysias : 89, 90, 92, 96
G M
Gaius : 16, 71, 113 Maghreb : 126, 135, 162
Garamantes : 10 Malouet : 199, 203, 208, 214, 220
Géorgie : 187, 188, 191, 192, 193 Mamelouk : 136
Gobineau (Joseph Arthur) : 206 Maryland : 187, 188, 192
Grèce : 9, 11, 24, 35, 52, 87, 96, 104, 115, Mauritanie : 33
117, 118 Méditerranée : 12, 102, 104, 110, 112
Guadeloupe : 197, 198, 200, 201, 202, 204, Mégare : 96
207, 210, 211, 212, 214, 217, 218, 221, Mehmet Ali : 137
223, 226, 227 Mercado (Thomas de) : 144, 168
Gurunsi : 54, 55 Mer Noire : 87, 88
Mésopotamie : 28, 103
H Mexique : 143, 146, 151, 155, 172, 174
Hammourabi : 28 Molina (Luis de) : 144, 167, 169
Han : 18, 122, 123 Moreau de Saint-Méry : 210
Haratins : 33 Mossi : 32, 54, 55, 57, 59, 61, 127, 130
Hébreux : 10 Musulman (monde) : 14, 18, 20, 34, 103,
Henri le Navigateur : 163 148, 162
Hérodote : 10, 88
Hilotes : 21, 99 N
Homère : 116 Nasir al-Din Tusi : 11
Néron : 67, 68, 75, 77, 78, 81, 83
New Jersey : 189, 192, 194
New York : 7, 17, 87, 117, 185, 187, 188,
189, 190, 192, 193, 194
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Table des matières
Olivier Grenouilleau
De l’humanité de l’esclave . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Première partie
ParTouT, l’esclave
esT un homme-fronTière
Jacques Annequin
Humanité, animalité et esclavage chez les Anciens
ou de la fiction comme témoignage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Maurice Bazemo
Un Autre que l’on doit donner l’impression d’intégrer :
l’esclave dans les sociétés précoloniales de l’actuel Burkina Faso . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Antonio Gonzales
De la figure paradoxale de l’esclave marchandise.
Compétences et prix de l’esclave chez Pline l’Ancien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65
Claude Mossé
Du rôle et de l’humanité de l’esclave dans l’Athènes démocratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
Youval Rotman
Lorsque le statut de l’homme dépend de la conjoncture politique :
les libres réduits en esclavage dans la réalité et la littérature byzantines . . . . . . . . . . . . 101
Alain Testart
De la fidélité servile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113
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ESCLAVES
Seconde partie
De l’humaniTé De l’esclave
Dans les moDèles esclavagisTes
De l’amérique coloniale
Bernard Grunberg
L’esclave noir dans la législation de l’Amérique espagnole des XVIe et XVIIe siècles . . . 141
Jean-Pierre Tardieu
L’évolution de l’esclavage dans les Amériques espagnoles des XVIe-XIXe siècles . . . . . . . 161
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Collection « Histoire »
Dirigée par Frédéric Chauvaud, Florian Mazel et Jacqueline Sainclivier
Dernières parutions
Gabrielle F,
Les prêtres des empereurs. Le culte impérial civique dans la province romaine d’Asie, 2012,
324 p.
Deborah G-J,
Les équivoques du genre. Devenir homme et femme à l’âge romantique, 2012, 374 p.
Jean-Pierre B et Jean-Michel C,
Les collèges du peuple. L’enseignement supérieur et le développement de la scolarisation prolongée
sous la Troisième République, 2012, 546 p.
Laurent B, Philippe H, Pierre K-C et Cédric M (dir.),
S’exprimer en temps de troubles. Conflits, opinion(s) et politisation de la fin du Moyen Âge au
début du XXe siècle, 2012, 380 p.
Martine A, Guy M, Guy S et Laurent V (dir.),
Les villes et le monde. Du Moyen Âge au XXe siècle, 2012, 464 p.
Frédéric C (dir.),
L’ennemie intime. La peur : perceptions, expressions, effets, 2011, 288 p.
Patrick L R,
La toge et les armes. Rome entre Méditerranée et Océan, 2011, 786 p.
Martin A et Catalina G (dir.),
Chevalerie & christianisme aux XIIe et XIIIe siècles, 2011, 326 p.
Laurent B et Philippe H (dir.),
Fortunes urbaines. Élites et richesses dans les villes de l’Ouest à l’époque moderne, 2011, 218 p.
José Á J,
L’idée d’Espagne. La difficile construction d’une identité collective au XIXe siècle, trad. Laurence
Viguié, 2011, 472 p.
François C (dir.),
Histoire et nature. Pour une histoire écologique des sociétés méditerranéennes (Antiquité et Moyen
Âge), 2011, 316 p.
Anne D et Jean-Philippe L (dir.),
Les financiers et la construction de l’État. France, Espagne (XVIIe-XIXe siècle), 2011, 268 p.
Jean K,
La Hongrie des Habsbourg, t. II : De 1790 à 1914, 2011, 406 p.
Denis R,
L’Amérique latine et la France. Acteurs et réseaux d’une relation culturelle, 2011, 436 p.
Isabelle P-P,
La cité à l’épreuve des rois. Le siège de Rhodes par Démétrios Poliorcète (305-304 av. J.-C.),
2011, 410 p.
Guy L,
Paysans et seigneurs en Europe. Une histoire comparée, XVIe-XIXe siècle, 2011, 374 p.
Mathieu S,
Servir le Roi-Soleil. Claude Le Peletier (1631-1711), ministre de Louis XIV, 2011, 418 p.
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Raphaël Morera,
L’assèchement des marais en France au XVIIe siècle, 2011, 266 p .
Jean-Michel Matz et Noël-Yves Tonnerre (dir .),
René d’Anjou (1409-1480). Pouvoirs et gouvernement, 2011, 402 p .
Alain Collomp,
Un médecin des Lumières. Michel Darluc, naturaliste provençal, 2011, 236 p .
Jean-Pierre Leguay,
L’air et le vent au Moyen Âge, 2011, 332 p .
Damien Lorcy,
Sous le régime du sabre. La gendarmerie en Algérie, 1830-1870, 2011, 352 p .
Olivier Le Gouic,
Lyon et la mer au XVIIIe siècle. Connexions atlantiques et commerce colonial, 2011, 386 p .
Santos Juliá,
Manuel Azaña (1880-1940). L’Espagne et la République, 2011, 482 p .
Jérôme Pozzi,
Les mouvements gaullistes. Partis, associations et réseaux, 1958-1976, 2011, 392 p .
Daniel Faget,
Marseille et la mer. Hommes et environnement marin (XVIIIe-XXe siècle), 2011, 396 p .
Stéphane Tison,
Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme (1870-1940), 2011, 424 p .
Nicolas Mathieu,
L’épitaphe et la mémoire. Parenté et identité sociale dans les Gaules et Germanies romaines, 2011,
502 p .
Henri Fernoux,
Le Demos et la Cité. Communautés et assemblées populaires en Asie Mineure à l’époque
impériale, 2011, 446 p .
Christian Bougeard,
Les forces politiques en Bretagne. Notables, élus et militants (1914-1946), 2011, 388 p .
Bruno Poucet (dir .),
L’État et l’enseignement privé. L’application de la loi Debré (1959), 2011, 368 p .
Herrick Chapman,
L’aéronautique. Salariés et patrons d’une industrie française, 1928-1950, trad . de Bernard
Mullié, 2011, 430 p .
Jean-Patrice Boudet, Philippe Faure et Christian Renoux (dir .),
De Socrate à Tintin. Anges gardiens et démons familiers de l’Antiquité à nos jours, 2011, 332 p .
Alain Hugon,
Naples insurgée, 1647-1648. De l’événement à la mémoire, 2011, 410 p .
Bruno Curatolo et François Marcot (dir .),
Écrire sous l’Occupation. Du non-consentement à la Résistance, France-Belgique-Pologne, 1940-
1945, 2011, 346 p .
Pierre Ranger,
La France vue d’Irlande. L’histoire du mythe français de Parnell à l’État libre, 2011, 346 p .
Nathalie Barrandon et François Kirbihler (dir .),
Les gouverneurs et les provinciaux sous la République romaine, 2011, 304 p .
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Eric T. Jennings,
À la cure, les coloniaux ! Thermalisme, climatisme et colonisation française, 1830-1962, 2011,
256 p .
John Bell Henneman,
Olivier de Clisson et la société politique française sous les règnes de Charles V et de Charles VI,
traduit de l’anglais par Patrick Galliou, 2011, 352 p .
Hervé Drévillon et Diego Venturino (dir .),
Penser et vivre l’honneur à l’époque moderne, 2011, 388 p .
Bruno Lemesle et Michel Nassiet (dir .),
Valeurs et justice. Écarts et proximités entre société et monde judiciaire du Moyen Âge au
XVIIIe siècle, 2011, 198 p .
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Camille Grand-Dewyse,
Émaux de Limoges au temps des guerres de Religion, 2011, 488 p .
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Les conseillers de François Ier, 2011, 670 p .
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Musiques et danses dans l’Antiquité, 2011, 336 p .
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À chacun son Mai ? Le tour de France de mai-juin 1968, 2011, 400 p .
Alain Cabantous, Jean-Luc Chappey, Renaud Morieux, Nathalie Richard et François
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Mer et montagne dans la culture européenne (XVIe-XIXe siècle), 2011, 282 p .
Anne Dubet et Marie-Laure Legay (dir .),
La comptabilité publique en Europe (1500-1850), 2011, 264 p .
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Le salut par les armes. Noblesse et défense de l’orthodoxie (XIIIe-XVIIe siècle), 2011, 304 p .
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L’abandon d’enfants. L’exemple des Côtes-du-Nord au XIXe siècle, 2011, 368 p .
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La rumeur au Moyen Âge. Du mépris à la manipulation, Ve-XVe siècle, 2011, 352 p .
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Les justices seigneuriales en Anjou et dans le Maine à la fin du Moyen Âge, 2011, 394 p .
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Le monde de la chasse. Chasser en Anjou au XXe siècle, 2011, 402 p .
Capucine Boidin,
Guerre et métissage au Paraguay, 2001-1767, 2011, 318 p .
Sophie Victorien,
Jeunesses malheureuses, jeunesses dangereuses. L’éducation spécialisée en Seine-Maritime depuis
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L’enseignement mutuel en Bretagne. Quand les écoliers bretons faisaient la classe, 2011, 264 p .
Patrice Poujade,
Le voisin et le migrant. Hommes et circulations dans les Pyrénées modernes ( XVIe-XIXe siècle),
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Les trompettes de la République. Harmonies et fanfares en Anjou sous la Troisième République,
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Le comte de Falloux, 1811-1886. Entre Église et Monarchie, 2011, 370 p .
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Anne de Montmorency, Grand maître de François Ier, 2011, 434 p .
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La muse du peuple. Chansons politiques et sociales en France, 1815-1871, 2011, 382 p .
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Histoire sociale du politique. Les villes de l’Ouest atlantique français à l’époque moderne (XVIe-
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Corinne Bonnet, Véronique Krings et Catherine Valenti (dir .),
Connaître l’Antiquité. Individus, réseaux, stratégies du XVIIIe au XXIe siècle, 2011, 274 p .
Daniel Baric, Jacques Le Rider et Drago Roksandić (dir .),
Mémoire et histoire en Europe centrale et orientale, 2010, 360 p .
Madeleine Dupouy,
Les Lamaignère. Une famille de négociants à Bayonne, Nantes, Le Havre, aux Isles (1650-1850),
2011, 216 p .
Myriam Cottias, Laura Downs et Christiane Klapisch-Zuber (dir .)
avec la collaboration de Gérard Jorland,
Le corps, la famille et l’État. Hommage à André Burguière, 2010, 346 p .
Marie-Madeleine de Cevins (dir .),
L’Europe centrale au seuil de la modernité. Mutations sociales, religieuses et culturelles. Autriche,
Bohême, Hongrie et Pologne, fin du XIVe-milieu du XVIe siècle, 2010, 234 p .
Jean-Pierre Allinne et Mathieu Soula (dir .),
Les récidivistes. Représentations et traitements de la récidive, XIXe-XXIe siècle, 2010, 288 p .
Edina Bozoky (dir .),
Saints d’Aquitaine. Missionnaires et pèlerins du haut Moyen Âge, 2010, 236 p .
Yves Krumenacker (dir .) avec la collaboration d’Olivier Christin,
Entre calvinistes et catholiques. Les relations religieuses entre la France et les Pays-Bas du Nord
(XVIe-XVIIIe siècle), 2010, 424 p .
Florian Reynaud,
L’élevage bovin. De l’agronome au paysan (1700-1850), 2010, 344 p .
Marie-Cécile Thoral,
L’émergence du pouvoir local. Le département de l’Isère face à la centralisation (1800-1837),
2010, 384 p .
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Les circulations internationales en Europe, années 1680-années 1780, 2010, 504 p .
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Structures et dynamiques religieuses dans les sociétés de l’Occident latin (1179-1449), 2010,
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Sortir de crise. Les mécanismes de résolution de crises politiques (XVIe-XXe siècle), 2010, 246 p .
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Lire en communiste. Les Maisons d’édition du Parti communiste français, 1920-1968, 2010,
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Marie Anne Polo de Beaulieu, Pascal Collomb et Jacques Berlioz (dir .),
Le tonnerre des exemples. Exempla et médiation culturelle dans l’Occident médiéval, 2010,
424 p .
Laurent Jalabert et Christophe Patillon (dir .),
Mouvements ouvriers et crise industrielle dans les régions de l’Ouest atlantique des années 1960
à nos jours, 2010, 190 p .
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L’école laïque pour une République sociale. Controverses pédagogiques et politiques (1900-1914),
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Jérôme Bocquet (dir .),
L’enseignement français en Méditerranée. Les missionnaires et l’Alliance israélite universelle,
2010, 324 p .
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Gilles Simon,
Plogoff. L’apprentissage de la mobilisation sociale, 2010, 412 p .
Dominique Avon (dir .),
La caricature au risque des autorités politiques et religieuses, 2010, 204 p .
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Africaines et diplômées à l’époque coloniale (1918-1957), 2010, 346 p .
Bernard Paillard, Jean-François Simon et Laurent Le Gall (dir .),
En France rurale. Les enquêtes interdisciplinaires depuis les années 1960, 2010, 396 p .
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Le meeting politique de la délibération à la manifestation (1868-1939), 2010, 328 p .
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Crime et justice en Gascogne à la fin du Moyen Âge, 2010, 368 p .
Monique Chatenet et Pierre-Gilles Girault,
Fastes de cour. Les enjeux d’un voyage princier à Blois en 1501, 2010, 176 p .
François Rouquet,
« Mon cher Collègue et Ami. » L’épuration des universitaires (1940-1953), 2010, 224 p .
Laurent Bourquin et Philippe Hamon (dir .),
La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen Âge, 2010, 192 p .
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La Ligue en Bretagne. Guerre civile et conflit international (1588-1598), 2010, 576 p .
Mickaël Augeron, Jacques Péret et Thierry Sauzeau (dir .),
Le golfe du Saint-Laurent et le Centre-Ouest français. Histoire d’une relation singulière (XVIIe-
XXe siècle), 2010, 364 p .
Patricia Eichel-Lojkine (dir .),
Claude de Seyssel. Écrire l’histoire, penser le politique en France, à l’aube des temps modernes,
2010, 266 p .
Helen Harden Chenut,
Les ouvrières de la République. Les bonnetières de Troyes sous la Troisième République, 2010,
424 p .
David Do Paço, Mathilde Monge et Laurent Tatarenko (dir .),
Des religions dans la ville. Ressorts et stratégies de coexistence dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles,
2010, 222 p .
Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky (dir .),
1968, entre libération et libéralisation. La grande bifurcation, 2010, 352 p .
Jean-Louis Panicacci,
L’Occupation italienne. Sud-Est de la France, juin 1940-septembre 1943, 2010, 440 p .
Joëlle Quaghebeur et Sylvain Soleil (dir .),
Le pouvoir et la foi au Moyen Âge en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest. Mélanges en mémoire
du professeur Hubert Guillotel, 2010, 750 p .
Philippe Hamon,
L’or des peintres. L’image de l’argent du XVe au XVIIe siècle, 2010, 424 p .
Emmanuel Tronco,
Les carlistes espagnols dans l’Ouest de la France, 1833-1883, 2010, 348 p .
Xavier Bisaro,
Chanter toujours. Plain-chant et religion villageoise dans la France moderne ( XVIe-XIXe siècle),
2010, 248 p .
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Jean-Michel Chapoulie,
L’École d’État conquiert la France. Deux siècles de politique scolaire, 2010, 616 p .
Stéphane Morin,
Trégor, Goëlo, Penthièvre. Le pouvoir des comtes de Bretagne du XIe au XIIIe siècle, 2010, 408 p .
Nicolas Carrier et Fabrice Mouthon,
Paysans des Alpes. Les communautés montagnardes au Moyen Âge, 2010, 418 p .
Philippe Bourdin (dir .),
Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution, 2010, 602 p .
Arlette Gautier,
Les Sœurs de Solitude. Femmes et esclavage aux Antilles du XVIIe au XIXe siècle, 2010, 276 p .
Luc Capdevila, Isabelle Combès, Nicolas Richard et Pablo Barbosa,
Les hommes transparents. Indiens et militaires dans la guerre du Chaco (1932-1935), 2010,
250 p .
Alain Berbouche,
Marine et Justice. La justice criminelle de la Marine française sous l’Ancien Régime, 2010,
284 p .
Stéphane Boissellier, François Clément et John Tolan (dir .),
Minorités et régulations sociales en Méditerranée médiévale, 2010, 350 p .
Frédéric Chauvaud,
La chair des prétoires. Histoire sensible de la cour d’assises, 1881-1932, 2010, 384 p .
Gilbert Buti,
Les chemins de la mer. Un petit port méditerranéen : Saint-Tropez (XVIIe-XVIIIe siècles), 2010,
500 p .
Sébastien Legros,
Moines et seigneurs dans le Bas-Maine. Les prieurés bénédictins du Xe au XIIIe siècle, 2010, 360 p .
Jean-Philippe Cénat,
Le roi stratège. Louis XIV et la direction de la guerre, 1661-1715, 2010, 388 p .
Laurent Douzou (dir .),
Faire l’histoire de la Résistance, 2010, 344 p .
Alain J . Lemaître (dir .),
Le monde parlementaire au XVIIIe siècle. L’invention d’un discours politique, 2010, 268 p .
Laurent Coste (dir .), Lara Rosenberg (textes réunis par),
Liens de sang, liens de pouvoir. Les élites dirigeantes urbaines en Europe occidentale et dans les
colonies européennes (fin XVe-fin XIXe siècle), 2010, 350 p .
Augustin Pic et Georges Provost (dir .),
Yves Mahyeuc, 1462-1541. Rennes en Renaissance, 2010, 366 p .
Didier Panfili,
Aristocraties méridionales. Toulousain-Quercy, XIe-XIIe siècles, 2010, 462 p .
Marie-Hélène Garelli et Valérie Visa-Ondarçuhu (dir .),
Corps en jeu. De l’Antiquité à nos jours, 2010, 378 p .
Aude Cassayre,
La justice dans les cités grecques. De la formation des royaumes hellénistiques au legs d’Attale,
2010, 560 p .
Pierre-Antoine Fabre et Catherine Maire (dir .),
Les antijésuites. Discours, figures et lieux de l’antijésuitisme à l’époque moderne, 2010, 644 p .
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H I S T O I R E
▲
▲
Sous la direction de
Olivier Grenouilleau
Esclaves
Une humanité en sursis
▼
C
omment percevait-on l’esclave dans les sociétés esclavagistes,
lorsque l’esclavage était légal et que nombre d’hommes libres
pouvaient risquer d’y être plongés ? C’est à cette question que
les auteurs de ce livre ont tenté de répondre, en confrontant des situa-
tions issues des mondes gréco-romains antiques, d’Afrique noire et du ▼
monde musulman à celles des modèles esclavagistes de l’Amérique
coloniale.
De ces approches diverses à travers le temps et l’espace, entre
histoire, droit et anthropologie, ressortent de grandes différences entre
les sociétés, mais aussi des points de rapprochement. Ainsi, généra-
lement considéré comme une chose et parfois rapproché de l’animal,
▲
par son maître comme par ceux désirant légitimer l’institution escla-
vagiste, l’esclave demeure cependant toujours perçu par eux comme
un homme (en droit comme en fait), et donc comme un être humain
qui, tout en ne cessant jamais totalement d’être ainsi reconnu, peut
être à volonté réduit et/ou assimilé à la condition souhaitée par son
maître. Apparaît ainsi l’une des caractéristiques premières de tout
système esclavagiste : le pouvoir discrétionnaire du « maître » faisant
de l’esclave un homme-frontière, en sursis.
9 782753 517981
ISBN 978-2-7535-1798-1
www.pur-editions.fr 18 €
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