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Stéphane Ferret-La Leçon Des Choses
Stéphane Ferret-La Leçon Des Choses
fr
ISBN 978-2-02-135088-3
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Pour Herbe & Dune
Introduction
Imaginez une situation dans laquelle les choses telles qu’elles vous
apparaissent ne correspondent pas à des objets tridimensionnels, où il
n’existe, en dépit de vos croyances irrésistibles, aucun monde physique
meublé de choses tangibles comme le soleil, les grenouilles vertes et les
brosses à dents. Imaginez, par exemple, être un cerveau flottant dans une
cuve. Non pas un cerveau mort dans un bocal de formol, mais un cerveau
maintenu en état fonctionnel grâce à une solution chimique. Un savant fou a
extrait votre cerveau de sa boîte crânienne à votre insu et le reste de votre
corps a été incinéré. Pour vous donner l’illusion que rien n’a changé, le
savant fou a relié votre cerveau à un ordinateur qui lui adresse des
impulsions électriques via des électrodes reliées à ses terminaisons
nerveuses que votre cerveau, comme si de rien n’était, s’empresse de
traduire en images, sons, odeurs, impressions tactiles et gustatives. Le
processus est interactif, vous avez l’impression de pouvoir continuer à agir
sur le monde. De votre point de vue, vous avez toujours la même vie, vos
activités et vos perceptions sont les mêmes, sans que rien de ces activités et
de ces perceptions corresponde à la réalité au sens que nous donnons
habituellement à ce mot. Vous pouvez aller et venir comme bon vous
semble aujourd’hui, arroser les plantes vertes, donner à manger au chat,
profiter de vos vacances pour vous baigner dans l’eau bleue et pour vous
faire dorer sur une plage en lisant, bien installé dans un transatlantique, un
chapeau de paille sur la tête et le corps enduit de crème à bronzer, un
ouvrage de philosophie contemporaine décrivant l’hypothèse du cerveau
dans une cuve. Le super-ordinateur prothèse fonctionne à merveille : vous
êtes sinon un homme parmi les hommes, du moins un vivant parmi les
vivants, une chose du monde parmi les choses du monde.
Les philosophes ont souvent été intrigués par ce genre d’hypothèses,
mais très peu d’entre eux, sauf une catégorie singulière appelée les
sceptiques, les ont prises au sérieux. De telles fictions relèveraient d’une
pathologie ou d’une névrose typiquement philosophique à laquelle il serait
assez facile de remédier, ne serait-ce qu’en formulant un raisonnement
convaincant qui permettrait de faire taire l’insensé qui les exprime et aux
hommes de bonne volonté de retrouver, l’esprit apaisé, le bon vieux
réalisme traditionnel proche du sens commun. Je ne crois pas du tout que
ces hypothèses puissent être évacuées aussi facilement que nous le
supposons généralement. Ma conviction est plutôt qu’il est exclu de pouvoir
refermer la boîte de Pandore sceptique une fois qu’elle a été ouverte. À
partir du moment où nous comprenons que les choses pourraient très bien
ne pas avoir d’autre existence que mentale, il devient très difficile de se
débarrasser du vertige et, à vrai dire, d’éviter la chute.
Imaginez qu’en vous réveillant vous réalisez que certaines choses ont
disparu et que d’autres choses semblent peu à peu disparaître, qu’elles
s’évanouissent progressivement de votre espace familier, comme gommées.
Non seulement vous vous retrouvez seul au monde – les autres hommes et
les autres créatures ont disparu –, mais les choses comme votre mobilier, les
murs de votre chambre et de votre domicile ont également disparu. Plus rien
de ce qui composait le monde avant votre sommeil ne semble désormais
exister. Chaque fois que vous regardez dans une direction, les choses
s’estompent à la manière de ces fresques de Pompéi au contact de l’air libre.
En vous demandant, interloqué, ce qui arrive, vous vous rendez à la fenêtre
pour y jeter un coup d’œil, espérant ainsi retrouver un point d’ancrage, mais
il n’y a plus de fenêtre, plus de dehors. Il n’y a que le rien. Cherchant à vous
examiner dans le miroir, vous comprenez qu’il n’y a plus de miroir, que
vous n’avez plus de corps. Vous tentez de passer vos mains devant vos
yeux, mais il n’y a plus rien qui ressemble de près ou de loin à vos mains ou
à vos yeux. Vous n’êtes pas dans la situation de l’homme invisible. Vous
êtes dans la situation d’une entité sans corps – un point de pure conscience
dans un monde englouti.
Cette expérience de pensée qui consiste à abolir le monde matériel ne
conduit nullement à la conclusion que rien n’existe. Si je décide de remettre
en cause mes croyances, non seulement celles qui portent sur l’existence
des choses douteuses comme les anges ou les ectoplasmes, mais encore
celles qui portent sur l’existence des choses réputées avérées, comme cette
table et cette feuille de papier, ce stylo et cette main qui apparemment est la
mienne, je me heurte néanmoins à moi-même, c’est-à-dire au minimum à
cette chose qui, précisément, est en train d’essayer de remettre en cause ses
croyances. J’aurais beau annuler par la pensée tout ce qui m’entoure, les
villes et les montagnes, la faune et la flore, les autres hommes et moi-même
en tant qu’homme, il restera toujours au moins cette entité qui pense, doute,
ressent, craint, espère, etc. Douter de tout permet au moins d’aboutir à la
conclusion que le sujet qui doute existe d’une façon ou d’une autre, ce que
révèlent les hypothèses du cerveau dans une cuve et du monde englouti. Il
s’agit de notre seule certitude.
Naturellement, je suis persuadé de l’existence du monde extérieur.
Lorsque j’ouvre mes volets, je vois le ciel et les arbres, je sens la chaleur du
soleil sur ma peau, j’entends le chant des oiseaux et la bouilloire de mon
voisin. Je sais, comme évidemment, que les choses existent. Le monde est
là, devant moi, prêt à m’accueillir. Je peux prendre un billet d’avion pour
New York, Vienne ou Dakar. Je peux traverser les océans, marcher dans la
campagne et dans les villes. Je peux à tout moment appréhender les objets
qui m’entourent.
Par exemple, ce bouquet de roses que j’ai sous les yeux, comment
pourrait-il ne pas être, étant donné que je le vois ? Il est constitué d’une
douzaine de roses d’un rouge carmin magnifique qui dégagent un parfum
suave et entêtant. Les pétales sont doux et veloutés au toucher. Les tiges,
d’un beau vert clair, sont dures et recouvertes d’épines pointues, au point
qu’en posant mon doigt sur l’une d’elles je peux me faire saigner. En
rédigeant ces lignes, je viens à l’évidence de décrire le bouquet de roses qui
se trouve actuellement sur ma table de travail. J’ai l’impression d’une
correspondance totale entre le bouquet de roses tel que je viens de le décrire
et le bouquet de roses tel qu’il est. Cependant que j’acquiers cette
conviction, j’aperçois une coccinelle minuscule qui se déplace parmi les
fleurs. À n’en pas douter, ses perceptions, si tant est qu’elle perçoive
quelque chose, sont largement différentes des miennes. Le simple
changement d’échelle, sans parler de la différence entre nos organes
sensoriels et notre constitution interne, fait à ses yeux de ce bouquet
quelque chose comme un arbre ou une forêt. Par ailleurs, nos intérêts
propres conditionnent nos perceptions. Tandis que ce bouquet constitue
pour la coccinelle un formidable garde-manger, il n’est à mes yeux qu’une
simple présence décorative et affective. Mon regard et celui de la coccinelle
ne constituent que deux points de vue parmi une infinité d’autres possibles.
Un rhinocéros, un poisson rouge, un biologiste, un physicien, un
extraterrestre, moi-même avec des lunettes de soleil, une loupe ou un
microscope pourrions décrire ces fleurs de quantité d’autres façons, toutes
plus insolites les unes que les autres.
Nous pourrions être tentés de décréter que les animaux n’y connaissent
pas grand-chose en bouquets de roses et que le seul point de vue objectif,
celui qui rend compte de la réalité des fleurs, est celui de la science. Ce
serait oublier ou négliger le fait que la science ne fournit elle aussi qu’un
point de vue parmi d’autres. Décrire les cellules biologiques, les molécules
chimiques ou les particules subatomiques qui constituent le bouquet ne fait
que déplacer le problème, puisqu’il se pourrait que ces entités n’aient pas
plus de réalité que n’en a le bouquet lui-même. Certes, la science, par-delà
les apparences sensibles, élucide l’intimité des substances, exhibe ce qui est
traditionnellement appelé une essence : elle dit, par exemple, qu’un éclair
est une décharge électrique, que l’eau est composée de molécules de H2O,
que l’or est un métal doté du nombre atomique 79, que les roses possèdent
tel code génétique, un gène n’étant lui-même rien d’autre qu’une
composition de molécules d’ADN. Elle ne garantit pas pour autant
l’existence des éclairs, de l’eau, de l’or ou des roses. Il ne s’agit pas ici
d’imaginer que le discours scientifique puisse être faux, d’envisager par
exemple que les molécules d’eau ne soient nullement constituées de deux
atomes d’hydrogène et d’un atome d’oxygène, mais de souligner que cette
vérité scientifique ne change rien au problème. Croire le contraire revient à
imaginer qu’un livre sur Dieu prouverait son existence. La science met
progressivement au jour les ressorts cachés d’un univers, elle ne pose pas la
question de l’existence de cet univers.
L’extrême variété des descriptions possibles d’une seule et même chose
montre qu’il existe une différence importante entre cette chose telle qu’elle
apparaît à un observateur à un moment donné et cette chose telle qu’elle
existe indépendamment de tout point de vue. Contrairement à ce que
j’imaginais jusque-là, je me rends compte qu’une description dépend
nécessairement de l’observateur et des conditions matérielles d’observation,
et ne permet donc pas de saisir les choses telles qu’elles sont en elles-
mêmes.
Cependant, si la multitude des points de vue montre que la carte n’est pas
le territoire, elle ne montre pas que la carte ne renvoie à aucun territoire. Si
je demandais à un ami de décrire ce bouquet de roses, sa description serait
vraisemblablement très proche de la mienne. Certes, il utiliserait des mots et
des tournures de phrases différents. Il pourrait s’attacher à telle ou telle
caractéristique à laquelle, jusque-là, je n’avais guère prêté attention.
Toujours est-il que, sauf erreur immédiatement rectifiable, nos descriptions
ne pourraient pas se contredire. Elles pourraient s’enrichir et se compléter,
pas s’opposer. Naturellement, nous pourrions être en désaccord sur certains
points, par exemple sur la meilleure façon de traiter les fleurs, s’il convient,
chaque jour, de couper les pieds de tige en biseau ou d’ajouter dans l’eau du
vase une pincée de sels minéraux. Toutefois, nous ne pourrions pas être en
complet désaccord. Il ne semble guère envisageable, notamment, que nous
ne puissions pas nous accorder sur le fait qu’il s’agit d’un bouquet de roses.
Cet ami n’aurait aucune raison d’affirmer qu’il puisse s’agir d’autre chose –
un Picasso, un soldat de plomb ou une omelette au jambon. Même s’il
l’affirmait, nous ne dirions pas que le bouquet de roses n’existe pas. Nous
dirions plutôt que mon ami est de mauvaise foi ou qu’il ne possède pas le
concept « bouquet de roses ». Quoi qu’il en soit, dans des circonstances
ordinaires et selon toute probabilité, n’importe qui constaterait avec moi la
présence d’un bouquet de roses sur ma table.
Le problème est que le recours à des tiers ne fournit absolument pas les
garanties escomptées. À vrai dire, il est même dérisoire de recourir au
témoignage de mon ami pour garantir l’existence des choses matérielles,
dans la mesure où cet ami fait également partie des choses matérielles. Mon
ami est peut-être une illusion. En le consultant, il se pourrait que je ne fasse
que me leurrer moi-même. Au même titre que ce bouquet de roses, les
autres créatures sont pour moi des objets. Ce sont des objets singuliers dont
certains marchent, parlent, se brossent les dents et s’adaptent à leur
environnement. Certes, contrairement au bouquet de roses et à la coccinelle,
certains de ces objets peuvent témoigner de leur existence – ils peuvent me
prendre au collet et me secouer comme un prunier en hurlant qu’ils existent.
Il n’empêche, tout ce que je sais des autres créatures repose uniquement sur
le témoignage de mes sens, de la même façon que tout ce que je sais de ce
bouquet de roses repose sur ce même témoignage. Je n’ai pas accès aux
créatures par un canal différent de celui qui me permet d’appréhender les
autres choses. Il se pourrait donc que ce bouquet de roses et tous ceux qui
prétendent affirmer son existence n’existent pas en tant que tels, mais se
résument à des images ou des représentations de mon esprit.
À tout le moins, moi, j’existe. Et si j’existe, c’est que mes parents
existent ou ont existé, et les parents de mes parents, et ainsi de suite. Certes,
il se pourrait que mes parents officiels ne soient pas mes parents
biologiques. Il n’empêche que mes parents biologiques et que les parents
biologiques de mes parents biologiques ont très probablement existé. La
scène du monde que j’avais vidée de toute substance semble ainsi pouvoir
se repeupler. Et si je peux la repeupler a minima avec cette tranche
d’humanité que constitue l’ensemble de mes aïeux, pourquoi ne pourrais-je
pas la repeupler avec le reste de l’humanité et l’ensemble des autres êtres ?
Ces quelques humains qui, au minimum, existent ou ont existé ne tiennent
tout de même pas suspendus dans le vide.
Cependant, dire que j’existe n’est pas dire qu’un homme existe. D’abord,
je pourrais n’être qu’un pur esprit, sans reliquat biologique, et donc n’avoir
besoin pour exister d’aucun parent quel qu’il soit – je pourrais être une pure
création ex nihilo. Ensuite, il n’est même pas sûr que je existe. Ce que je
croyais au minimum être – une continuité psychologique identifiée sous le
label « je » – pourrait n’être qu’un grain éphémère de pure conscience qui
cristallise en un instant le monde et son histoire.
Me voici désespérément revenu à la case départ. Il ne semble pas
possible d’apporter quelque chose comme une preuve de l’existence de quoi
que ce soit d’autre que ce que, par commodité de langage, j’appelle moi. De
la même façon que j’adhère spontanément à mes rêves, il se pourrait que le
monde entier ne soit qu’une illusion, qu’il se réduise à la seule pensée que
j’ai de lui. Dans ce cas, ce n’est plus mon esprit qui est dans le monde, mais
le monde en entier qui s’y trouve. Les planètes et les étoiles, les vallées et
les montagnes, les villes et les fleuves, les végétaux et les animaux de toutes
sortes, les autres hommes et moi-même en tant qu’homme pourraient ne pas
avoir d’autre consistance que mentale. En particulier, il ne servirait à rien
pour régler le problème de crier, de frapper du poing sur la table ou de se
dévisager minutieusement devant un miroir. Ce cri, ce poing, cette table
n’ont peut-être pas plus de réalité qu’un spectre ou un fantôme.
Plusieurs philosophes contemporains ont dépensé beaucoup d’énergie
pour rendre incohérente l’hypothèse du cerveau dans la cuve. Outre les
critiques fondées sur les prétendues impossibilités de type technique –
critiques aussi peu convaincantes que possible, tant il est vrai que la
fécondité de cette hypothèse ne vient nullement de son cadre technique,
mais de l’arrière-fond de doute radical dans lequel elle s’inscrit –, leur
principal argument repose sur l’affirmation selon laquelle l’hypothèse du
cerveau dans une cuve serait autoréfutante. Une hypothèse autoréfutante est
une hypothèse dont l’énonciation implique la fausseté. Par exemple, dire :
« Je n’existe pas » est une hypothèse autoréfutante parce que, quoi que je
sois, un homme, un cerveau dans une cuve, un brin d’herbe, un grain de
pure conscience, je suis au moins un être qui formule cette proposition.
Pour ces philosophes, un cerveau dans une cuve ne pourrait pas penser qu’il
est un cerveau dans une cuve. Étant dans une cuve, un tel cerveau n’aurait
pas de relation avec les choses tridimensionnelles comme les cuves et ne
pourrait donc pas s’y référer.
Cette affirmation semble très étrange. De la même manière que je peux,
ici et maintenant, considérer que je suis un citron sur un tapis volant, si
j’étais un cerveau dans une cuve, rien ne m’empêcherait d’avoir la pensée
que je suis un cerveau dans une cuve. Cette affirmation doit malgré tout être
prise au sérieux, dans la mesure où elle se fonde sur une solide théorie de la
référence : ce n’est pas le sens d’un mot qui déterminerait sa référence,
comme nous le considérons généralement, mais ce serait tout au contraire la
référence des mots qui en fixerait le sens. En somme, le sens de certains
mots serait causalement relié à la réalité.
Lorsque nous utilisons le mot « arbre », nous faisons référence aux arbres
qualifiés ordinairement de « réels », c’est-à-dire à des objets végétaux
tridimensionnels que nous percevons, que d’autres hommes ont perçus
et décrits, etc. Maintenant, la question est celle-ci : pourrions-nous
découvrir que les arbres ne sont pas des plantes, mais des animaux, par
exemple des espèces de crocodiles ? Si, par extraordinaire, une telle chose
se produisait, que dirions-nous ? Que les arbres n’existent pas ? Que les
arbres sont bien des espèces végétales, mais que ce que nous avons jusque-
là supposé être des arbres, comme les chênes ou les platanes, n’en sont
pas ? Que les arbres sont des espèces de crocodiles, contrairement à ce que
nous avions considéré jusque-là ? Que les arbres ont toujours été des
espèces de crocodiles mais que nous n’avons pris conscience que
récemment de ce fait grâce aux avancées de la science ? Nous arpentons ici
un terrain instable. Toutefois, et de la même façon qu’il existe des
portefeuilles et des sacs à main en crocodile, il ne serait pas si étrange de
s’apercevoir que les tables et les chaises sont constituées par des planches
de crocodile. Peut-être le mot « arbre » disparaîtrait-il de notre vocabulaire,
tant il est vrai qu’il n’y aurait rien de tel que des arbres compris comme une
catégorie d’espèces végétales. Peut-être le mot « arbre » ferait-il dorénavant
référence à une catégorie d’espèces animales. Peut-être le mot « arbre », en
dépit de ce que nous avions considéré jusque-là, a-t-il toujours fait
référence à des espèces de crocodiles, tant il est vrai que la réalité ne nous a
pas attendus pour exister ou, pour être plus précis, que la nature des choses
ne nous a pas attendus pour être ce qu’elle est. Après tout, l’eau n’a pas
attendu les progrès de la chimie moléculaire pour être composée de
molécules de H2O. En utilisant le mot « eau », Platon et Descartes faisaient
déjà référence, sans le savoir, à ce genre de molécules.
Quelles que soient nos intuitions sur ce point, l’important est de
comprendre que le sceptique aurait toujours à sa disposition la liberté de
rejeter la théorie causale de la référence – selon laquelle les mots que nous
utilisons sont reliés causalement aux choses – plutôt que de refuser de
prendre au sérieux l’hypothèse du doute radical, une hypothèse dont
personne, jusqu’à preuve du contraire, n’a réussi à se débarrasser de façon
convaincante. Plus encore, il n’est même pas sûr que le sceptique ait besoin
de refuser cette théorie pour continuer de mettre au défi quiconque
imaginerait être en droit d’afficher une certitude portant sur quoi que ce soit
d’extérieur à son esprit. Il lui suffirait de remarquer qu’il porte son attention
non sur l’existence des choses, mais sur la nature de ces existences, nature
qu’il considère foncièrement et irrévocablement hypothétique. Il n’y a
aucune théorie magique de la référence, il y a un doute sur la nature des
choses. Si les arbres et les cuves n’avaient pas d’autre existence que
mentale, ces arbres et ces cuves auraient malgré tout quelque chose de réel,
à savoir leur statut d’objets mentaux. Un cerveau dans une cuve pourrait
sans aucun doute utiliser des mots comme « arbre » ou « cuve ». Il est
certainement faux de considérer que cette hypothèse doit être rejetée au
prétexte qu’il n’y aurait plus dans ce cas de référence du tout. Simplement,
la référence ne porterait plus sur les arbres et les cuves tridimensionnels,
mais sur des objets mentaux. Rien n’empêcherait un cerveau dans une cuve
de se référer à ces objets mentaux que seraient les cuves et les arbres tout en
considérant qu’il s’agit effectivement d’objets tridimensionnels. Et il est
probablement insuffisant d’objecter qu’un arbre ou une cuve qui ne serait
pas un objet tridimensionnel – et donc non mental – ne serait plus un arbre
ou une cuve du tout. De deux choses l’une : soit nous considérons que le
monde pourrait se ramener in extenso à la seule pensée que j’ai de lui et,
dans cette hypothèse, nous sommes bien dans un monde purement mental ;
soit nous considérons que le monde existe bel et bien comme nous le
croyons généralement, à ceci près que je suis moi-même un cerveau dans
une cuve et, dans ce cas, mes impressions de cuve et d’arbre seraient reliées
à des arbres et des cuves tridimensionnels. Les impulsions de l’ordinateur
dépendraient causalement des objets physiques du monde tridimensionnel
de la même façon qu’une photographie fait référence dans la vie courante à
des objets tridimensionnels. Dans le premier cas, rien n’existe au monde
que mes pensées et la question de la référence extra-mentale ne se pose
plus. Dans le second, je suis le seul à être dans l’illusion, les choses existent
bel et bien et les mots que j’utilise font effectivement référence, quoique de
façon indirecte, à des objets tridimensionnels.
De la même façon que nous pouvons parler de fantômes même si les
fantômes n’existent pas ailleurs que dans l’esprit des personnes qui y
croient, ou qu’un amputé peut continuer à parler de sa jambe ou de son bras,
un cerveau dans une cuve pourrait considérer qu’il est un cerveau dans une
cuve. Il est probable que personne ne croit qu’il est un cerveau dans une
cuve. Il n’empêche : le réel n’a que faire de nos croyances. Les arbres sont
peut-être des crocodiles, ces crocodiles ne sont peut-être que des objets
mentaux et vous-même, cher lecteur, comme moi ou n’importe qui d’autre,
êtes peut-être un cerveau dans une cuve.
Les choses
Imaginez maintenant que le monde est tel que vous le supposez. Il n’y a
pas de doute à avoir : les objets fabriqués, comme les brosses à dents et les
grille-pain, et les objets naturels, comme les fraises des bois et les orangs-
outans, existent bel et bien.
Dans le langage courant, vous appliquez le mot « chose » aux objets
matériels ordinaires, les blocs de matière inanimés ou inertes qui font partie
de votre environnement quotidien et que vous avez coutume d’utiliser. Dans
le langage philosophique, le mot « chose » s’applique à un beaucoup plus
grand nombre d’objets : non seulement les objets fabriqués de toute taille,
mais également les objets naturels, géographiques ou cosmologiques, et
même les objets biologiques comme les organes et les organismes. Un
poisson rouge est une chose. Cette dernière affirmation ne conduit pas à nier
l’existence des événements mentaux et donc à ravaler l’homme et les
animaux au rang de machines ou de zombies. Simplement, elle souligne que
les êtres vivants sont d’abord, au même titre qu’une clef à molette, des
objets tridimensionnels qui ne relèvent pas de la même catégorie que les
entités moins concrètes comme les valeurs, les recettes de cuisine, les
nœuds, les nombres ou les sons.
L’existence tridimensionnelle, la cohésion, l’individuation et la
persistance semblent être des caractéristiques fondamentales des choses.
L’existence tridimensionnelle souligne leur réalité matérielle : les choses
sont là, devant nous, palpables, tangibles, et ne coïncident pas avec leurs
représentations. L’idée de caméléon n’est pas elle-même un caméléon. La
définition de cet animal peut être aussi précise et adéquate qu’il est possible
de concevoir ou d’imaginer, il lui manquera toujours, pour être une chose,
le fait d’exister concrètement. Certes, l’idée de caméléon existe à sa façon.
Nous en trouvons l’expression sous forme de signes encrés dans les
dictionnaires, les manuels de zoologie ou l’Histoire des animaux d’Aristote.
Pour autant, cette remarque ne nous conduit nulle part. Un caméléon ne
commence pas par la lettre c. Quant à la définition, elle ne change pas de
couleur et n’attrape pas les libellules grâce à une langue gluante et spiralée.
La cohésion signifie que les parties physiques constitutives d’une chose
semblent solidaires les unes des autres : lorsque nous attrapons un lapin par
les oreilles, nous attrapons le lapin et pas seulement les oreilles. Une chose
se déplace ou peut être déplacée d’un seul tenant. Toutefois, ce phénomène
fondamental ne peut pas être généralisé et la queue du lézard nous reste
parfois entre les doigts. Comme nous pouvons le constater avec une
biscotte, les contre-exemples sont très fréquents parmi les objets fabriqués.
La cohésion d’une table constituée d’une planche en équilibre sur deux
tréteaux semble très précaire : elle ne repose que sur la seule force de
l’attraction terrestre. Il n’empêche, une chose a toujours une certaine
cohésion. Et cette cohésion peut être forte ou faible, intrinsèque (comme
cela semble être majoritairement le cas pour les organismes) ou extrinsèque
(comme cela semble être majoritairement le cas pour les objets fabriqués,
dont la cohésion ne repose généralement que sur des artifices : des pliages,
des emboîtements, des nœuds, des tenons, des mortaises, des chevilles, des
clous, des vis, de la colle). Le degré de cohésion semble également, au
moins en partie, fonction de la taille de la chose : une chose macroscopique
comme une planète semble avoir une grande cohésion ; une chose
microscopique comme une particule subatomique semble ne plus avoir de
cohésion du tout. Les physiciens nous apprennent que les particules ne sont
pas des choses mais de l’énergie, comme si, à ces limites extrêmes, les
choses semblaient se dissoudre à l’image du sable du désert entre les doigts.
L’individuation signifie que les choses peuvent être découpées dans
l’espace et le temps, et donc dénombrées. Cette caractéristique permet de
distinguer les choses des substances. Les substances, comme les choses,
sont des portions du monde, mais, à la différence des choses, elles ne sont
pas individuées et ne sont donc pas dénombrables. Dans une épicerie, vous
ne pourrez savoir combien il y a de chewing-gum qu’en faisant référence à
des choses. Vous pourrez dire notamment combien il y a de paquets de
chewing-gum ou combien il y a de plaquettes ou de boules de chewing-
gum. Les paquets et les plaquettes de chewing-gum sont des choses. En
revanche, le chewing-gum lui-même n’est pas une chose, mais une
substance. Naturellement, vous pourrez toujours dire combien il y a de
marques, de modèles ou de variétés de chewing-gum, ou quel est le poids
de chewing-gum ou le volume occupé par du chewing-gum, mais vous ne
pourrez jamais savoir, en vous référant à la seule substance, combien il y a
de chewing-gum, et cela parce que le chewing-gum, en tant que substance,
n’est pas individuable.
En outre, toutes les parties des substances, jusqu’au niveau moléculaire,
sont elles-mêmes des substances de même nature. Toutes les parties du
sucre sont du sucre, toutes les parties du cacao sont du cacao, toutes les
parties de l’eau sont de l’eau. Les choses, en revanche, sont généralement
constituées de différentes substances. Un grille-pain n’est pas constitué de
molécules de grille-pain et toutes les parties d’un crocodile ne sont pas
elles-mêmes des crocodiles. Cependant, certains fragments de substance
sont eux-mêmes des choses : un morceau de sucre, un tas de cacao, une
flaque d’eau, etc. La différence entre une flaque d’eau et de l’eau n’est pas
une différence de composition, la flaque étant, nous pouvons le supposer,
composée de molécules de H2O, mais bien une différence d’individuation.
Si vous séparez la flaque en deux, vous n’aurez en rien modifié la
substance, mais vous aurez créé une nouvelle chose, à savoir une nouvelle
flaque d’eau. Une chose est avant tout une chose, tandis qu’une substance
est avant tout de la substance. Dans la grammaire usuelle, les noms de
substance ont la particularité de s’employer avec des partitifs : une eau, de
l’eau ; un sucre, du sucre ; un chewing-gum, du chewing-gum, etc. Ces
termes n’ont pas la même référence : dans le premier cas, c’est la chose qui
est visée, dans le second la substance.
Individuer une chose, c’est la singulariser dans l’espace et le temps,
l’appréhender comme un être à part entière. Maintenant, il semble
impossible de pouvoir individuer et donc dénombrer tout en ignorant ce
qu’il convient d’individuer et de dénombrer. À la question de savoir
combien de choses se trouvent dans une boîte en carton, boîte qui ne
contient en tout et pour tout qu’un poussin, la réponse spontanée « une
seule » n’est pertinente qu’en regard de la chose-poussin. Or ce poussin est
lui-même composé de plusieurs choses – un bec, deux yeux minuscules,
deux pattes roses, de nombreux organes internes, etc. D’autres réponses,
tout aussi pertinentes, quoique moins spontanées, peuvent donc
légitimement être proposées. D’une façon générale, il est vain de songer
pouvoir compter, et donc individuer, indépendamment des sortes ou espèces
de choses considérées. Chaque chose, pour être dénombrée, doit être
individuée et chaque chose, pour être individuée, doit être appréhendée
comme une espèce de chose – un poussin, un œil, une patte, un estomac,
etc.
C’est la question « qu’est-ce que c’est ? » qui permet de capturer la
nature de la chose considérée, autrement dit d’exhiber sa sorte ou son
espèce. Si nous demandons « qu’est-ce que c’est ? » en désignant Socrate,
de nombreuses réponses peuvent être proposées : « c’est un homme »,
« c’est un philosophe », « c’est le maître de Platon », « c’est un Grec marié
à Xanthippe », « c’est une curieuse créature à tête de bouledogue qui
déambule en sandales dans les rues d’Athènes », etc. Toutes ces réponses
expriment, chacune à sa façon, ce qu’est Socrate, mais seule la première
désigne son espèce (Homo sapiens). Socrate n’est pas homme au même titre
ou de la même façon qu’il est philosophe ou qu’il est le maître de Platon.
De ces trois propriétés, c’est la seule qui peut être appliquée à Socrate tout
au long de son existence. Socrate à trois ans n’était pas déjà philosophe, pas
plus qu’il n’était le mari de Xanthippe. Maintenant, il est vrai que des
réponses comme « c’est un animal » ou « c’est une créature » répondent
également au critère de continuation temporelle. Toutefois, des réponses de
ce type ne sont pas assez précises pour circonscrire la nature de Socrate. Si
tout ce que nous savons de Socrate est son animalité et que nous apprenons
que Socrate a été coupé en deux, nous sommes dans l’incapacité de savoir si
Socrate continue d’exister : il se pourrait que Socrate soit un ver qui survive
à ce genre de mutilations.
Toute chose est une certaine sorte ou espèce de chose. Il s’agit d’un
principe universel qui s’applique à chacune des choses sans restriction.
Imaginons que des explorateurs rencontrent au cœur d’une région
désertique une chose inédite, par exemple une curieuse masse de gélatine
phosphorescente, sans que personne ne sache de quoi il s’agit. Les
explorateurs ignorent si cette chose est inerte ou vivante, consciente ou
inconsciente, naturelle ou artificielle, tombée ou non du ciel, etc. Même
dans ces conditions insolites, cette chose serait une certaine sorte de chose.
Il ne s’agit pas d’un problème de connaissance, mais d’un constat
métaphysique, autrement dit d’une affirmation liée aux choses elles-mêmes.
Le fait que les explorateurs soient incapables de répondre à la question
« qu’est-ce que c’est ? », et donc de savoir de quelle sorte de chose il s’agit,
n’empêche nullement que cette chose soit une certaine sorte ou espèce de
chose. Comprenons bien : il se pourrait que cette chose ne soit même pas
une chose. Peut-être s’agit-il d’un mirage, peut-être s’agit-il de plusieurs
choses entrelacées. Il n’empêche. Si cette entité bizarre est une chose, alors
elle est, par le fait même, un spécimen ou un exemplaire d’une certaine
espèce ou sorte de chose.
Il est temps de passer à la persistance, comprise, après l’existence
tridimensionnelle, la cohésion et l’individuation, comme la quatrième
caractéristique des choses. La persistance signifie simplement une certaine
durée d’existence. Les pierres, les cendriers, les cocottes-minute, les
abricots, les éléphants, bref toutes les choses qui nous entourent persistent à
travers le temps, et cela vaut tout aussi bien pour nous-mêmes. Même les
allumettes que nous brûlons et les éphémères, ces petits insectes qui ne
subsistent que de quelques heures à quelques jours, ont une certaine
persistance. Certes, si nous avions la capacité d’observer cette table
continûment pendant des millénaires, nous la verrions peu à peu se
transformer en sciure et en poussière. Ce fait ne retire rien à la notion de
persistance, qui ne signifie pas la permanence ou l’inaltérabilité. Si la
persistance dépend naturellement du contexte dans lequel la chose évolue –
un glaçon persiste davantage au congélateur que dans un verre de whisky et
davantage dans un verre de whisky qu’abandonné à midi en plein soleil –,
elle semble surtout dépendre de ce que cette chose est, c’est-à-dire de la
sorte ou espèce de chose de laquelle elle relève. C’est parce qu’ils sont
membres d’espèces différentes que les animaux n’auront pas tous les
mêmes conditions de persistance. Un papillon ne vivra que quelques heures
tandis qu’une tortue pourra subsister plus d’un siècle. Par ailleurs, il est
important de ne pas confondre la métaphysique avec la philosophie de la
connaissance. Le fait que personne ne puisse, par définition, garantir la
permanence de cette table lorsque nous cessons de l’observer ne retire rien à
sa persistance. Bien entendu, il se pourrait qu’un cambrioleur profite de
notre absence pour remplacer cette table par une réplique qualitativement
identique – mêmes forme et couleur, même degré d’usure, mêmes taches
d’encre, etc. –, de sorte qu’il n’y ait aucun moyen de se rendre compte de la
substitution. Cette hypothèse ne retire rien au fait que ces deux tables, au
même titre que toutes les autres choses, persistent à travers le temps.
Toute chose qui existe existe nécessairement dans l’espace et dans le
temps. Cette table, à chaque moment de son existence, est localisée dans un
espace – cet appartement, le camion du cambrioleur, l’atelier où elle a été
fabriquée, etc. Or, il ne semble guère concevable que deux tables soient
localisées simultanément au même endroit, autrement dit, que deux choses
de la même espèce puissent être, au même moment, situées rigoureusement
dans le même lieu. Deux cendriers, deux citrons, deux hippopotames ne
peuvent pas se trouver en même temps à la même place. Non seulement les
choses existent dans l’espace et dans le temps, mais encore deux choses de
la même espèce ne peuvent partager les mêmes coordonnées spatio-
temporelles.
Les choses semblent tracer une trajectoire continue dans l’espace et dans
le temps tout au long de leur existence. Une pelote de fil aurait pu être
déroulée de l’atelier de fabrication à la localisation actuelle de cette table.
Cependant, cette caractéristique commune n’est pas nécessaire : une seule
et même chose peut connaître une discontinuité spatio-temporelle et donc
une existence interrompue. Il suffit, pour s’en convaincre, d’imaginer une
machine de science-fiction qui pourrait téléporter un corps d’un point à un
autre, sans continuité. Trois étapes seraient nécessaires : l’analyse de l’état
quantique de ce corps, le transport instantané d’un point à un autre de cette
analyse, la reconstitution de ce corps. Pour enclencher le mécanisme, il
suffirait d’introduire une chose quelconque, comme par exemple cette table,
dans la cabine de désintégration et d’appuyer sur le bouton de la console
centrale pour que cette même table réapparaisse dans la cabine de
réintégration. À aucun moment la table ne s’est déplacée d’une cabine à
l’autre. Elle n’a donc en aucune façon tracé une trajectoire spatio-
temporelle continue, ce qui ne l’empêche pas d’être une et la même chose.
En toute rigueur, elle a cessé d’exister au moment de la désintégration pour
recommencer à exister dans la cabine de réintégration. Si la table a cessé
d’exister à un moment donné et en un lieu donné pour recommencer à
exister en un autre moment et en un autre lieu, cette table n’a pas pu tracer
une trajectoire spatio-temporelle continue.
Cette remarque conduit à renoncer au principe métaphysique selon lequel
les choses ne commencent et ne cessent d’exister qu’une seule fois.
Contrairement à ce que le bon sens populaire et de nombreux
métaphysiciens ont supposé, une seule et même chose peut connaître une
existence discontinue. En vérité, il n’est même pas nécessaire, pour s’en
persuader, de recourir à une hypothèse de science-fiction. Dans la vie
courante, de nombreuses choses comme les pipes, les instruments de
musique, les tentes pliantes n’existent que par intermittence. Une arme à feu
démontée et remontée avec les mêmes pièces est toujours une et la même
arme à feu, sans que nous puissions tracer une trajectoire spatio-temporelle
continue depuis sa date de fabrication. En outre, les tardigrades, de petits
arthropodes évoluant notamment dans les glaces, peuvent se laisser
complètement déshydrater et congeler pendant plusieurs mois ou années
(certains spécialistes parlent de plusieurs siècles, voire de plusieurs
millénaires) sans que ce phénomène semble leur poser le moindre
problème. Une goutte d’eau sur l’une de ces bestioles lyophilisées permet
de la réanimer en quelques minutes. Il serait très exagéré de parler de
résurrection des tardigrades. La notion de vie latente semble plus rigoureuse
pour exprimer la période de dessiccation de ces animaux cryptobiotiques.
Au moins ce phénomène intrigant permet-il de remettre sérieusement en
cause notre vision commune d’une existence continue.
Plus encore que les propriétés spatio-temporelles, ce sont les propriétés
compositionnelles, autrement dit le fait, pour chaque chose, d’être
composée de tels et tels éléments matériels, qui semblent essentielles à la
chose, autrement dit au fait d’être cette chose. Si la table est toujours une et
la même table en dépit de sa désintégration, c’est qu’elle est recomposée
avec les mêmes éléments matériels. Imaginons d’abord que la table
recomposée n’ait aucun élément matériel commun avec la table
désintégrée : qu’est-ce qui autoriserait à soutenir qu’il s’agit encore de la
même table ? Imaginons ensuite que deux tables similaires soient
positionnées dans la cabine de désintégration et que deux tables tout aussi
similaires réapparaissent dans la cabine de réintégration. Sur quelle base
autre que matérielle pourrions-nous justifier l’identité entre telle table
réintégrée et l’une ou l’autre des tables désintégrées ?
Il est temps de résumer ce que nous avons appris : une chose est un
exemplaire ou un spécimen d’une certaine sorte ou espèce de chose ; cet
exemplaire est doté de propriétés spatio-temporelles et compositionnelles.
La propriété d’être de telle ou telle sorte ou espèce est commune à plusieurs
choses : il s’agit d’une propriété partagée qui permet d’exhiber la nature de
la chose. Quant aux propriétés spatio-temporelles et compositionnelles, ce
sont des propriétés propres à chaque chose. Elles permettent de s’installer
au cœur de la chose, d’en exhiber la singularité. Les propriétés
compositionnelles semblent plus fondamentales que les propriétés spatio-
temporelles. La même chose aurait pu connaître une infinité d’autres
trajectoires spatio-temporelles. En revanche, la même chose n’aurait pas pu
être composée d’éléments matériels foncièrement différents. Être une chose,
c’est être un exemplaire ou un spécimen d’une certaine sorte ou espèce de
chose. Être telle chose, c’est être un exemplaire ou un spécimen composé de
tels et tels éléments matériels ou compositionnels.
Les espèces
Imaginez une situation dans laquelle vous réalisez que vous n’êtes pas un
être humain. En vous rasant un matin devant le miroir de votre salle de
bains, vous vous coupez la gorge et vous découvrez avec effroi que des
circuits électroniques se logent au fond de la plaie. Interloqué, vous décidez
de subir des examens à l’hôpital et le diagnostic ne tarde pas à être posé :
vous n’êtes pas une créature biologique. Vos os sont en titane, vos
articulations sont en carbone, le liquide qui coule dans vos veines en
plastique est une huile de moteur, des plaques de silicium se nichent à la
place des organes internes et, pour couronner le tout, votre crâne est
totalement vide, sans la moindre trace de cerveau. Il n’y a absolument
aucun doute à avoir, vous êtes un robot.
Imaginez maintenant une situation dans laquelle vous réalisez que vous
n’avez plus de corps. En vous réveillant un matin, vous sortez du lit et,
stupeur, vous prenez conscience en tentant de lever les draps et de mettre un
pied au sol qu’il n’y a plus rien, pas le moindre membre de chair. Pour une
raison mystérieuse, vous êtes devenu non pas un être invisible, mais un être
sans corps. Vous flottez dans les airs. Vous parcourez votre domicile et vous
reconnaissez vos proches. Ils semblent hagards. Vous tentez d’entrer en
communication avec eux mais ils ne réagissent pas. Et voilà que tout à coup
un cercueil entre dans votre champ de vision. En chêne clair, il est posé en
équilibre sur deux tréteaux dans le salon. Votre corps inanimé se trouve à
l’intérieur. Il n’y a plus de doute à avoir, vous êtes mort.
Dans chacune de ces deux situations, ce que vous êtes – vous-même – ne
coïncide pas avec un corps biologique ou avec une partie d’un corps
biologique, à savoir le cerveau qui, dans le cas du corps humain, est la
partie essentielle. Vous n’êtes pas anéanti : vous continuez à éprouver
quelque chose et il semble bien que vous êtes toujours le même être que
celui que vous étiez avec votre corps familier. Ce quelque chose que vous
êtes, qui vous singularise et qui semble traverser indemne les épreuves plus
ou moins spectaculaires subies par le corps est précisément ce qu’il
convient d’aborder ici : l’esprit, c’est-à-dire une entité qui éprouve quelque
chose de l’« intérieur ».
Le problème du rapport de la matière et de la pensée, du corps et de
l’esprit, du cerveau et de la conscience est une source de perplexité et un
sujet de controverse typiquement philosophique. De nombreuses réponses
ont été proposées, sans qu’aucune ait emporté l’adhésion. À l’examen, il
apparaît que les plus cohérentes sont les moins crédibles et que les plus
crédibles sont en fait incohérentes. Il se pourrait que ce problème se résume
à une simple question de perspective et que rien ne permette de concilier
des points de vue foncièrement antinomiques – celui, objectif, du corps et
celui, subjectif, de l’esprit.
Parmi les êtres, les uns semblent pourvus d’un esprit, les autres non. Les
cendriers, les boules de neige, les branches de céleri font indéniablement
partie de la seconde catégorie. Les êtres humains, les singes, les chinchillas
font indéniablement partie de la première catégorie. Cette distinction permet
d’éclairer la notion d’esprit, qui ne renvoie à rien d’autre qu’à certains types
d’activité mentale. Tout être qui éprouve quelque chose de l’« intérieur » et
à qui nous pouvons raisonnablement attribuer des propriétés mentales est
doté d’un esprit. De nos jours, le terme « esprit », plombé de superstitions,
semble bien désuet et nous parlons plus volontiers de conscience ou de
subjectivité. Il est vrai que certaines personnes superstitieuses n’hésitent
pas, pour rendre compte de phénomènes inexpliqués, à recourir aux
« bons » ou aux « mauvais » esprits. Et que d’autres, en vertu notamment de
leurs convictions religieuses, s’obstinent à imaginer que de tous les êtres sur
la Terre, seul l’homme est doté d’un esprit.
Le point de départ du problème peut être le suivant. D’une part, le corps
et l’esprit sont en étroite relation tant ils exercent une influence
considérable l’un sur l’autre. D’autre part, il semble possible de les
imaginer fonctionnant de façon autonome, indépendamment l’un de l’autre.
La première affirmation, qui souligne l’existence d’interactions entre le
corps et l’esprit, ne semble guère contestable. Lorsque je décide de tendre le
bras gauche, mon bras gauche se tend. Il en va de même lorsque je décide
de tirer la langue ou de tourner la tête. Chaque fois, je parviens à faire
bouger mon corps comme je le souhaite – dans les limites de ses
possibilités, tout au moins. Réciproquement, mon corps influence
également mon esprit. Lorsque je me cogne l’orteil dans une porte,
j’éprouve aussitôt une douleur. Il en va de même lorsque je me brûle ou que
je me coupe : c’est mon corps qui est brûlé ou coupé, mais c’est moi qui
souffre.
Tout se passe donc comme si l’esprit conditionnait certains mouvements
du corps, et comme si ce qui arrive au corps pouvait conditionner certains
états ou événements mentaux. Ce constat conduit naturellement à postuler
une correspondance étroite entre le corps et l’esprit, comme si le corps et
l’esprit étaient indissolublement liés l’un à l’autre, à l’image des deux faces
d’une médaille ou de la traduction d’un texte et de sa version originale.
La seconde affirmation, qui souligne que l’esprit et le corps semblent
pouvoir fonctionner l’un sans l’autre, comme deux réalités bien distinctes,
est cautionnée par de nombreux indices. La croyance en une existence
autonome de l’esprit est fondée sur le fait qu’il n’est pas difficile de
s’imaginer exister dans le corps de quelqu’un d’autre, voire sans corps,
comme l’attestent les deux situations imaginaires proposées en guise
d’introduction. Les lecteurs de science-fiction adhérent spontanément à la
première situation. Les personnes qui croient en une vie après la mort
prennent au sérieux la seconde. Lorsque je ferme les yeux, je ressens la
présence incontournable de mon esprit indépendamment, semble-t-il, de
toute considération corporelle. Il se pourrait même que mon corps cesse
d’exister à ce moment-là sans que mon esprit ou cette conscience mienne
cesse d’exister. Quant à la croyance en une existence autonome du corps,
elle est fondée sur l’hypothèse de l’homme-zombie : un automate humain
sans la moindre conscience n’est pas inconcevable. Une créature de ce
genre n’éprouverait rien de l’« intérieur », tout de même qu’un grille-pain
ou un bilboquet. Il n’est même pas besoin de recourir à de telles hypothèses
pour se convaincre que les corps peuvent exister sans esprit : il suffit de
réaliser que les bananiers, par exemple, ont un corps (organisme), sans pour
autant avoir un esprit. Pour les nombreuses personnes qui n’imaginent pas
que les animaux puissent avoir un esprit, ce genre de remarque va tout
bonnement de soi. Ces deux familles d’hypothèses, l’esprit flottant dans le
vide et le corps du zombie sans esprit, mettent bien en lumière le fait que
l’esprit et le corps se situent à des niveaux de réalité différents, comme deux
entités irréductibles.
Cependant, s’il n’est pas difficile de voir à quoi ressemble un corps sans
esprit – un ascenseur, un légume, un caillou –, il est nettement plus difficile
de voir ce que serait l’esprit sans le corps. Après tout, le fait qu’une
situation soit imaginable ne constitue pas une raison suffisante pour
affirmer que cette situation est possible. Il se pourrait fort bien que ce que
nous avons vu à ce propos jusqu’à présent ne soit qu’une illusion. De nos
jours, cette position est massivement dominante. Un esprit sans corps est le
plus souvent considéré comme une entité impossible. L’esprit, notamment,
éprouve et perçoit, mais que pourrait-il éprouver ou percevoir sans être lié à
un corps quel qu’il soit, autrement dit sans rien qui puisse faire en sorte
qu’il éprouve ou perçoive ? Imaginons que l’esprit puisse éprouver et
percevoir indépendamment de tout corps. Comment expliquer la relation
que cet esprit entretiendrait avec le monde, à commencer par lui-même ?
Faudrait-il dire que cet esprit n’entretiendrait aucune relation ? Comment,
dès lors, pourrait-il encore s’agir d’un esprit ?
En acceptant l’idée selon laquelle un esprit désincarné n’est plus rien, il
devient tentant de faire coïncider le corps et l’esprit. Lorsque deux choses
sont identiques, elles commencent et cessent d’exister simultanément. Or
c’est bien ce qui se passe ici : si l’esprit est indissolublement lié au corps, en
l’occurrence au cerveau – ou au système nerveux central –, il commence et
cesse d’exister lorsque le cerveau commence et cesse d’exister. Il s’agirait
par conséquent de la même chose vue sous des angles différents. L’idée est
que, chaque fois qu’une personne éprouve une sensation, une sensation de
douleur ou de rouge, par exemple, un processus neuronal se produit. Ce que
cette personne ressent de l’« intérieur » ne serait que la traduction
subjective de la réalité cérébrale objective telle que pourraient l’analyser
des neurophysiologistes qui observeraient le contenu de sa boîte crânienne.
S’il semble naturel d’accepter que de telles correspondances existent entre
l’esprit et le corps via le cerveau, il semble nettement plus téméraire de
postuler une identité stricte entre le cerveau et l’esprit. Si a = b, alors tout ce
qui est vrai de a est vrai de b. Autrement dit, si mon esprit = mon cerveau,
alors tout ce qui peut être dit de mon esprit peut également être dit de mon
cerveau. Or il semble que ce ne soit pas le cas ici. Par nature, mon cerveau
est objectif, c’est un organe, autrement dit un corps localisé dans l’espace et
le temps. Par nature, mon esprit est subjectif, ce n’est pas un organe mais un
point de vue, le point de vue de mon cerveau certes, mais un point de vue
tout de même. Si mon cerveau était identique à mon esprit, ce qui est
objectif serait subjectif, ce qui constitue une contradiction dans les termes.
Soutenir que le cerveau est identique à l’esprit revient à croire qu’un livre
est identique au fait de le lire, ce qui semble absurde.
L’exemple de la douleur illustre bien cette manière de voir les choses.
Comme l’accréditent de nombreux tests empiriques, la douleur correspond à
une activité neurobiologique spécifique. Lorsque vous souffrez d’un mal de
dents, il se passe quelque chose dans un endroit précis de votre cerveau.
Supposons qu’un extraterrestre inspecte votre cerveau lorsque vous
éprouvez un mal de dents. Cet extraterrestre aurait comme particularité
d’ignorer tout de la douleur telle qu’il nous arrive parfois de l’éprouver
subjectivement (de l’« intérieur ») et, inversement, de tout connaître de la
douleur d’un point de vue objectif : issu d’une civilisation dotée d’un savoir
neurobiologique total, cet extraterrestre serait le meilleur spécialiste de
l’univers de la douleur au sens objectif ou neurobiologique du terme. En
inspectant votre cerveau, il pourrait dire que vous souffrez et quelle est
l’intensité de votre douleur. Pour autant, aurait-il la moindre idée de ce
qu’est une impression de douleur ? Certes non, par définition. En dépit de
ses connaissances prodigieuses, cet extraterrestre ne saurait rien de ce qui
est essentiel pour vous dans votre mal de dents. Il serait capable de décrire
et d’expliquer de très nombreuses choses, il pourrait établir un rapport de
plus de mille pages sur votre mal de dents. Il n’empêche, cet extraterrestre
ne saurait pas ce que c’est qu’avoir mal aux dents au sens où nous
comprenons cette expression habituellement. A fortiori, il serait incapable
de savoir ce que cela vous fait à vous d’avoir mal aux dents. Or qu’est-ce
que votre esprit sinon, en l’occurrence, votre vécu intime de cette douleur et
donc ce savoir immédiat ?
Mon sentiment général est le suivant. Je crois à la fois que l’esprit
n’existe pas de façon autonome et qu’il est irréductible au corps, autrement
dit au cerveau. Le premier point s’oppose à ce que, pour des raisons
évidentes, nous nommons ordinairement le dualisme – l’esprit et le corps
sont considérés comme deux entités autonomes. Quant au second, il
s’oppose à ce que nous nommons généralement le matérialisme au sens
d’un physicalisme réductionniste – les propriétés mentales seraient
identiques à des propriétés cérébrales.
Si je m’oppose au dualisme, c’est que je ne parviens pas à comprendre
comment il serait vrai. Je doute fort que quelqu’un qui n’est pas poussé par
des motifs religieux puisse adhérer à une théorie qui prétend que les états
mentaux peuvent avoir une existence autonome, indépendante du corps et
des états neurophysiologiques du cerveau. D’une certaine manière, cette
théorie qui postule l’existence de quelque chose comme une âme est
cohérente. Le problème est qu’elle n’est pas crédible. D’abord, elle ne
repose que sur l’illusion dans laquelle nous sommes lorsque nous nous
imaginons comme de purs esprits, désincarnés, flottant dans le vide.
Ensuite, elle ne semble pas tenir compte de faits empiriques attestés selon
lesquels une modification du cerveau entraîne une modification de l’esprit.
Si une partie de votre cerveau est abîmée ou détruite, quelque chose se
produira au niveau de votre esprit. Enfin, il me semble qu’en fabriquant le
corps d’un homme, des savants fabriqueraient également l’esprit de cet
homme tout de même qu’en fabriquant le corps d’une mouche ou d’un
léopard, ils fabriqueraient les esprits respectifs de cette mouche et de ce
léopard.
Et si je m’oppose aux théories réductionnistes qui, de nos jours, sont
largement dominantes, notamment chez les biologistes et les
neurophysiologistes, c’est que la subjectivité est irréductible. En disséquant
un cerveau, personne ne risque de trouver de près ou de loin quelque chose
qui ressemble à un « je ». Ce n’est pas une question de manque de
puissance des moyens d’investigation ou d’avancée scientifique, mais de
perspective. À supposer qu’un neurophysiologiste réalise avec stupeur
que tout ce que nous croyions jusqu’à présent sur le cerveau se révèle faux,
à savoir, notamment, que le cerveau humain n’est nullement composé de
milliards de neurones mais de centaines de milliards de sweklemuiops, plus
connus sous le nom de particules mentales, le problème demeurerait entier.
Si des scientifiques parvenaient à établir un tableau de correspondances
entre telle et telle réaction électrique et chimique de tels ou tels
sweklemuiops et tel ou tel événement mental, et qu’ils parvenaient ainsi à
objectiver telle sensation de douleur, de sucré ou de rouge, le fait est qu’ils
ne sauraient toujours pas rendre compte de ce qui demeure par nature
insaisissable, à savoir l’esprit. Par leur critique du dualisme, les théories
réductionnistes sont très crédibles. Pour le reste, leur credo selon lequel
l’esprit ou la conscience est réductible à des réactions neurophysiologiques
est incohérent : s’il va de soi que de telles correspondances existent entre
les états mentaux et les états cérébraux, il n’en demeure pas moins que la
formule chimique de la pensée ne pense pas : elle n’est pas et ne peut pas
être subjective.
À partir de là, deux possibilités semblent ouvertes. La première est
l’idéalisme, théorie selon laquelle rien n’existe, les esprits exceptés. Cette
lampe, cette table, cette main ne seraient pas des choses, au sens strict
d’objets tridimensionnels, mais des images mentales. Dans cette
perspective, toutes les choses que nous croyons être se résument à une
représentation de notre esprit, le monde n’est plus qu’un album d’images.
Aussi extravagante qu’elle puisse sembler être, cette théorie est
parfaitement cohérente.
La seconde, tout aussi cohérente, semble beaucoup plus crédible. Le
monde des choses compris comme des objets tridimensionnels existe bel et
bien. Maintenant, l’ameublement du monde ne se réduit pas aux choses. La
racine carrée de deux, la signification du mot « eurêka », la souplesse d’un
roseau ou la loi de la gravitation universelle ne sont pas des choses. Ni âme
ni chose, l’esprit résulte d’un processus biologique causé par les
événements neurophysiologiques du cerveau. L’esprit, si j’ose dire, est livré
avec le corps et de lui seul il dépend. Pour autant, il ne s’y réduit pas.
La liberté
L’option (i) décrit l’illusion dans laquelle vous êtes lorsque vous faites un
choix apparemment libre. Ici, la liberté n’est rien d’autre que le nom donné
à votre ignorance des causes qui vous poussent à agir d’une certaine façon.
Il se pourrait que vous ayez un discours justifié sur vos actes sans que ce
discours corresponde dans les faits à une explication de ces mêmes actes.
Par exemple, vous allez tourner à droite (ou à gauche) parce que vous avez
le pressentiment ou l’intuition que la route à suivre est celle de droite (ou
celle de gauche) sans jamais réaliser que la « bonne » explication se situe à
un niveau inaccessible. Il se pourrait que votre cerveau ait été opéré à votre
insu et qu’il soit dorénavant programmé pour vous inciter à tourner à droite
(ou à gauche). Cette première option n’est pas très réjouissante. Elle semble
faire de l’homme ni plus ni moins qu’une marionnette.
L’option (ii) décrit ce que nous pouvons appeler le vertige de la liberté,
c’est-à-dire la croyance selon laquelle rien ne détermine certains de vos
choix si ce n’est vous-même, l’arbitre libre, l’ultime et donc seul vrai
décideur. En dernière instance, c’est toujours vous qui tirez les ficelles et
l’hypothèse de la marionnette tombe apparemment d’elle-même. Vous allez
peut-être choisir de tourner à droite, mais vous allez peut-être tout aussi
bien, dans les mêmes conditions, choisir de tourner à gauche.
C’est bien ainsi que nous avons coutume de considérer les choses. Je suis
parti me promener au jardin du Luxembourg en sifflotant l’air du Pont de la
rivière Kwaï, mais j’aurais pu tout aussi bien choisir de partir au jardin des
Tuileries en sifflotant le Requiem de Mozart. Cette croyance est largement
partagée. Pourtant, il est très difficile de la comprendre et de l’accepter. Il
ne s’agit pas de dénier cette impression psychologique apparemment
irrésistible. Nous avons bien le sentiment que nous aurions pu agir
différemment. Il s’agit plutôt de souligner que cette impression semble très
difficilement correspondre à une possibilité authentique. Car enfin, lorsque
je considère que j’aurais tout aussi bien pu faire x alors que j’ai fait y, je
considère exactement le même état du monde, moi compris, le même jour à
la même heure, avec le même décor urbain, les mêmes passants, les mêmes
postures corporelles, les mêmes trames neurophysiologiques de mon
cerveau.
Si vous êtes dualiste et que vous considérez que la liberté n’a rien à voir
avec les trames neurophysiologiques des cerveaux, vous imaginez sans
doute être sorti d’affaire. Dans cette optique, le vrai vous est comme un
minipilote logé au cœur de votre cerveau (un « homoncule », comme disent
les philosophes) qui dirige votre corps à l’image d’un capitaine dans son
vaisseau, seul maître à bord. Ainsi, vous seriez libre de vos pensées et de
vos choix. Il ne s’agit pourtant que d’une illusion supplémentaire qui
aggrave encore le problème. Non seulement tout ce que nous avons vu
jusqu’à présent s’appliquera exactement de la même façon à ce minipilote,
mais vous aurez encore deux nouvelles énigmes à résoudre : 1) Ce
minipilote a lui aussi, logé en son sein, un minipilote qui le dirige, et ainsi
de suite dans une régression infinie (si ce n’était pas le cas, l’hypothèse du
minipilote se contredirait elle-même). 2) Ce minipilote, pour être pris au
sérieux, devra interagir avec le cerveau et le reste du corps et il vous faudra
alors rendre compte de manière crédible, c’est-à-dire non fantastique, de
cette interaction. Avec le premier problème, nous retrouvons l’hypothèse de
l’homme-marionnette de l’option (i). Avec le second, nous ajoutons un
mystère à ce qui constitue déjà une énigme. Bien loin de résoudre le
problème de la liberté, le dualisme ne fait que l’obscurcir et le complexifier
davantage.
L’option (iii) prend en compte les raisons qui permettent de choisir. Ici, la
liberté est le nom donné à votre attitude en face d’un critère de choix,
critère que vous pouvez aussi bien accepter que refuser. Dans la situation
proposée, aucun critère n’est apparent mais rien n’empêche de reconsidérer
l’histoire. Par exemple, un génie passé inaperçu jusque-là pourrait vous
conseiller de tourner à droite (ou à gauche). Un panneau de signalisation
pourrait indiquer « Paradis », « Plaisirs » ou « Bonheur Assuré » sur la
route de droite et « Enfer », « Supplices » ou « Malheur Garanti » sur la
route de gauche. Dans ces conditions, vous ne ferez jamais que vous
positionner par rapport à un conseil ou une indication, quelle que soit la
force de persuasion de ce conseil ou de cette indication (le génie peut être
plus ou moins convaincant, les panneaux ont pu être mis à l’envers pour
vous égarer). Que vous soyez ou non prêt à suivre ce conseil ou ces
indications, vous êtes bien confronté à une liberté de choix.
Peut-être considérez-vous que ce choix n’est pas suffisamment étayé pour
prendre votre décision. Pour vous, la liberté est la possibilité de choisir de
tourner à droite (ou à gauche) si vous avez de bonnes raisons de tourner à
droite (ou à gauche) et la liberté est aussi la possibilité de choisir de tourner
à droite (ou à gauche) même si vous avez de bonnes raisons de tourner à
gauche (ou à droite). Imaginons que ces bonnes raisons existent. Vous
n’êtes plus au pays de nulle part, mais sur votre territoire. Vous sortez de
votre domicile pour acheter un paquet de café : vous savez que la seule
épicerie ouverte à cette heure se trouve à droite en sortant. Dans ce cas,
vous avez bien à la fois de bonnes raisons d’aller à droite et la liberté d’aller
à droite comme à gauche. Maintenant, la question est celle-ci : qu’est-ce qui
vous fera en définitive choisir entre tourner à droite et tourner à gauche ? Si
vous prétendez qu’il existe une raison (hors liberté), où est la différence
entre un comportement humain et la trajectoire d’une boule de billard ? Si
vous prétendez que la seule vraie raison est la mise en acte à chaque instant
de votre liberté, où est la différence avec un système aléatoire ? En quoi,
autrement dit, cette nouvelle situation conduit-elle à des conclusions
différentes de celles que nous avons envisagées jusqu’à présent ?
L’option (i) refuse la liberté. Les options (ii) et (iii) revendiquent la
liberté, mais ne résistent pas à l’analyse. Pourtant, nous ne sommes pas une
pierre qui roule à flanc de colline ou une feuille d’arbre qui tourbillonne
dans le vent. Nous sommes des créatures conscientes et agissantes,
apparemment douées de libre arbitre. La liberté est une chose dont nous
croyons chaque jour faire l’expérience. Choisir de prendre une douche ou
un bain, d’enfiler une chemise bleue ou une chemise blanche, de prendre un
thé ou un café, etc., autant de choses qui à chaque instant de notre vie
consciente semblent relever de décisions libres de toute contrainte.
Pour illustrer la façon dont les choses se passent, considérons que nous
disposons de trois curseurs, chacun étant réglable en intensité et
indépendant des deux autres, de sorte que nous pouvons en permanence
modifier le réglage à notre guise : le curseur du désir et du plaisir (P), le
curseur du calcul et de la raison (R), le curseur du devoir et des obligations
(O). L’hypothèse de ces curseurs est justifiée dans la mesure où ils semblent
bien traduire les trois inclinations spécifiques de notre comportement. Il y a
les choses que nous souhaitons faire, les choses que nous pouvons faire et
les choses que nous devons faire. Si, par exemple, vous êtes invité à
déjeuner, il n’y aura pas de tiraillement intérieur tant que les curseurs sont
orientés dans le même sens, qu’il s’agisse de l’orientation vers le vert (vous
avez envie, vous avez le temps, vous considérez qu’il est poli d’accepter
cette invitation) ou vers le rouge (vous n’avez pas envie, vous n’avez pas le
temps, vous n’avez aucune obligation vis-à-vis de la personne invitante). En
revanche, les choses se compliquent si les curseurs sont orientés dans des
sens différents (vous en avez très envie, mais vous n’avez pas le temps ou
vous n’en avez pas du tout envie, mais vous vous sentez obligé, etc.).
Remarquez que ce schéma est très éclairant pour expliquer nos
comportements et mettre à plat nos hésitations face à des choix. En outre, il
est aisé d’entrevoir que des profils psychologiques peuvent être esquissés en
fonction des réglages préférentiels des curseurs. En prenant en compte la
hiérarchie des trois instances, nous aboutissons à six profils typiques : PRO,
POR, RPO, ROP, OPR, ORP. Les personnes PRO ou POR mettent en avant
leurs envies et leurs plaisirs, elles disent souvent « Je souhaite », « J’ai
envie ». Les personnes RPO ou ROP mettent en avant les conditions de
faisabilité, elles disent souvent « Je peux », « C’est possible ». Les
personnes OPR ou ORP mettent en avant leurs devoirs et leurs obligations,
elles disent souvent : « Il faut » ou « Je dois ».
En quoi, maintenant, ce système à trois curseurs résout-il le problème de
la liberté ? La réponse est très simple : en aucune manière. Il n’y a pas de
doute à avoir sur le fait que des raisons nous inclinent à agir comme nous
agissons, mais, dans la mesure où ces raisons – c’est le propre de la liberté –
peuvent aussi bien être prises en compte qu’ignorées, acceptées que
refusées, nous nous retrouvons comme pris dans un étau :
– d’un côté, la nécessité ou le « prisonnier arbitre » : des causes ou des
raisons (hors liberté) nous conduisent à agir ainsi et pas autrement, auquel
cas nos agissements, comme les mouvements des boules de billard ou des
ascenseurs, sont entièrement déterminés et nous n’avons jamais réellement
le choix (perspective déprimante) ;
– de l’autre, le hasard ou le « libre arbitraire » : aucune cause ni aucune
raison autre que notre liberté ne nous conduit à agir ainsi et pas autrement,
auquel cas nos agissements, comme en roue libre, semblent aléatoires
(perspective inquiétante).
Vous êtes libre, mais vous ne savez plus quoi faire. Vous pouvez choisir
de tourner à droite. Vous pouvez choisir de tourner à gauche. Vous pouvez
choisir de continuer à réfléchir au problème, mais vous prenez alors le
risque de finir par vous écrouler inanimé à la croisée des chemins, comme
l’âne de Buridan qui, à force d’hésiter entre deux bottes de foin situées de
part et d’autre de son corps à égale distance, finit par mourir de faim, ayant
autant de raisons d’opter pour l’une que pour l’autre des deux bottes.
Demandons-nous, en guise de conclusion, en quoi le fait d’être des
créatures téléguidées, comme nous l’avons imaginé précédemment pour
illustrer l’option (i), changerait quoi que ce soit à notre condition. Il y a
deux cas de figure à considérer ici. Le premier où nous ignorons tout de
cette condition, le second où nous apprenons la nouvelle. Dans le cas où
nous serions des créatures téléguidées ignorant que nous le sommes, il
semble aller de soi qu’il n’y aurait rien de changé de notre point de vue.
Dans le cas où nous serions des créatures téléguidées sachant que nous le
sommes, il semble que de nombreuses réactions sont envisageables. Pour
ma part, si j’apprenais qu’un savant fou a implanté dans mon cerveau des
électrodes de telle sorte que je sois un jouet entre ses mains, je serais
probablement abasourdi, comme si le ciel me tombait sur la tête. Et il ne me
semblerait guère réconfortant de me rendre compte que je pourrais au moins
toujours continuer d’avoir l’illusion d’être libre de mes mouvements et de
mon emploi du temps, même s’il n’en est rien. Maintenant, la question est
celle-ci : ce genre de réaction, que j’imagine très commune, ne peut-elle pas
être regardée comme un argument très fort en faveur de la liberté,
contrairement à ce que nous avons considéré jusqu’à présent ? Après tout, si
j’étais convaincu que la seule issue est l’alternative du hasard et de la
nécessité, en quoi devrais-je être troublé par l’hypothèse de l’homme
téléguidé ? Ce trouble n’est-il pas le symptôme de ma liberté ? À moins,
bien sûr, qu’il ne s’agisse que d’une dernière illusion. Peut-être une telle
hypothèse avérée et généralisée à l’ensemble des êtres humains ne
changerait-elle finalement pas grand-chose à nos biographies. Peut-être
nous mettrions-nous tous au contraire en grève d’existence et déciderions-
nous de ne plus rien faire d’autre que de gémir et de nous lamenter sur notre
sort. Peut-être les choses dégénéreraient-elles assez vite et peut-être, pris de
folie à l’annonce de cette révélation extravagante, nous laisserions-nous
aller à tous nos penchants, et les choses finiraient rapidement par très mal
tourner.
Quoi qu’il en soit de ces hypothèses catastrophiques, la condition
d’homme libre que nous nous attribuons et que nous éprouvons apparaît
plus réjouissante, même s’il s’agit d’une illusion, que la condition
d’hommes téléguidés. C’est peut-être dans cet écart, aussi infime soit-il, que
consiste ce que nous appelons liberté. La liberté est une illusion dont nous
ne pouvons pas nous passer.
L’action
Introduction
Il existe de nombreuses introductions à la philosophie. Mes préférées
sont les suivantes : Bertrand Russell, The Problems of Philosophy, Oxford,
Oxford University Press, 1912 (traduction française Problèmes de
philosophie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971, première traduction
par S.-M. Guillemin, seconde traduction par François Rivenc, 1989) ;
Thomas Nagel, What Does It All Mean ? A Very Short Introduction to
Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1987 (traduction française
par Ruwen Ogien, Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Une très brève
introduction à la philosophie, Combas, L’Éclat, 1993) ; Simon Blackburn,
Think. A Compelling Introduction to Philosophy, Oxford, Oxford University
Press, 2001 (traduction française par Pierre-Emmanuel Dauzat, Penser, une
irrésistible introduction à la philosophie, Paris, Flammarion, 2002).
Un mot pour justifier l’expression « une tradition d’embaumeurs »
(p. 10). Je crois effectivement qu’une telle tradition existe et que cette
tradition est étonnamment sectaire et mortifère. J’admire les grands
historiens de la philosophie, comme j’admire les grands auteurs, cela va
sans dire. Ce que je conteste, en revanche, c’est plutôt cette réduction de
l’activité philosophique à l’activité encyclopédique ou encore cet
ensorcellement de l’activité philosophique par l’histoire de la philosophie.
Si j’osais, je dirais que les auteurs importent peu, que leur époque importe
peu, que leur langue importe peu, qu’ils ne sont rien en face de la réalité des
problèmes. Lorsque les auteurs sont mis en avant, comme une figure de
proue, il y a toutes les chances pour que le syndrome de la parole d’évangile
soit à l’œuvre. L’effet de sacralisation qui en résulte me semble relever
d’une puérile piété, pour ne rien dire du dogmatisme plutôt comique du
genre « gardien du temple ».
Plus grave encore, ces références innombrables font comme un écran de
fumée entre le monde et « moi ». La survivance de la philosophie en dépit
de ses faibles progrès tient à un fait massif : elle est à fois le révélateur et le
propre de la condition humaine. Si j’ai finalement choisi de rédiger ce post-
scriptum, c’est bien sûr d’abord pour dire ma dette, c’est bien sûr encore
pour orienter le lecteur, mais c’est bien sûr enfin pour tenter de séparer la
fleur de son pot.
Plutôt que de continuer de croire, comme on nous le répète
inlassablement, que la réflexion philosophique solitaire est une naïveté
caractérisée et qu’il est vain de réfléchir par soi-même à de grands
problèmes comme le libre arbitre ou les autres esprits, il est nettement
préférable de suivre un auteur comme Nagel, qui nous rappelle, au seuil de
son introduction, que « le matériau brut de la philosophie provient
directement du monde et de la relation que nous entretenons avec lui et non
de ce qui a été écrit dans le passé. Et c’est bien pourquoi ces problèmes
ressurgissent sans cesse dans l’esprit des gens qui n’ont pourtant jamais rien
lu les concernant » (Qu’est-ce que tout cela veut dire ?, op. cit., p. 7-8).
Pour de nombreux philosophes professionnels, la philosophie est une
activité culturelle inscrite dans une histoire et dans une langue. S’il va de
soi que c’est aux Grecs, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, que l’humanité
doit, entre autres choses, l’essor de la philosophie, rien ne permet de
considérer que la philosophie n’aurait pas pu exister sans eux. Un
extraterrestre philosophe n’est pas une contradiction dans les termes.
Circonscrire la philosophie à des époques et à des lieux, c’est confondre le
feu d’artifice avec l’artificier. En puissance, chaque être humain est un
animal philosophique.
Les autres
[...] si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des
hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels
je ne manque pas de dire que je vois des hommes
[...] et cependant que vois-je de cette fenêtre,
sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent
couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne
se remuent que par des ressorts ?
Descartes, Méditations métaphysiques, II.
Le problème des autres esprits (other minds problem) est une bonne
illustration de perplexité typiquement philosophique. Contrairement à
l’usage, j’ai choisi de le présenter avant le chapitre sur le doute radical pour
éviter d’assimiler l’un à l’autre : si le monde se réduit à la seule pensée que
j’ai de lui (solipsisme), la question des autres esprits ne se pose pas.
Ce problème peut être formulé clairement et simplement. Il semble
incongru et ne saurait pourtant être résolu. Les commentateurs ont beau
s’évertuer à nous convaincre qu’il se dissout de lui-même, rien n’y fait.
Aucun des arguments avancés ne semble faire autre chose que présupposer
ce qui est en question, qu’il s’agisse de l’argument du langage (si nous nous
exprimons c’est que nous avons des états mentaux, or les autres s’expriment
comme moi, donc ils ont des états mentaux comparables aux miens), de
l’argument du lien de causalité cerveau-conscience (si j’ai des états
mentaux c’est que j’ai un cerveau d’un certain type, or les autres ont un
cerveau du même type, donc nous devons éprouver des occurrences du
même type d’états mentaux) ou encore de l’argument fondé sur l’identité
spécifique (si je suis un homme, j’ai des états mentaux, si les autres sont des
hommes, ils ont des états mentaux, donc nos états mentaux relèvent de la
même mentalité). Le comble absolu, en matière de circularité, étant le
sempiternel recours à la notion d’intersubjectivité.
Il est de bon ton, aujourd’hui, de tourner le dos à l’autarcie cartésienne et
de remarquer que l’homme ne saurait s’épanouir qu’au sein d’une
collectivité. En quoi ce truisme règle-t-il la question ? Certains, qui savent
que le problème ne peut être résolu, finissent, découragés (ou exaspérés),
par nous dire : la meilleure preuve qu’il ne s’agit pas d’un problème est que
ce vertige improbable ne change rien, au fond, à nos attitudes et à nos
comportements envers autrui. Rien ne me semble plus faux. La notion
d’empathie, aussi louable soit-elle dans ses intentions, repose sur l’illusion
qu’un accès à la conscience d’autrui est envisageable, comme en témoigne
l’expression « alter ego ». Il y a des alter, il y a des ego, mais il n’y a rien
de tel que des alter ego. Les autres sont pour moi des objets. Une pensée
sans grandiloquence qui exprime que l’homme est condamné, à l’instar des
autres créatures cérébrées, à une solitude irrémédiable me semble autrement
plus révélatrice de notre condition.
Un autre point : ce sont généralement les mêmes qui pensent que le
problème des autres esprits n’en est pas réellement un et qui n’imaginent
pas que les chiens ou les chats aient le moindre état mental. Il existe une
tendance généralisée au déni des états mentaux animaliers depuis Descartes
et sa théorie des animaux-machines, même si cette tendance s’est
considérablement inversée depuis une vingtaine d’années. De nos jours,
certains auteurs semblent considérer les états mentaux des vers de terre ou
des bactéries comme allant de soi. Sans rire, il existe même des textes sur
les états mentaux des thermostats (cf. David Chamblers, The Conscious
Mind. In Search of a Fundamental Theory, Oxford, Oxford University
Press, 1996, cité par John Searle, Le Mystère de la conscience, traduction
française par Claudine Tiercelin, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 163). Il y a
manifestement quelque chose qui ne va pas. En somme, tout se passe
comme si l’homme était incapable de ne pas être extrémiste en la matière,
comme s’il avait un mal fou à reconnaître, ce qui semble très probable, que
la conscience ne relève pas d’une logique du tout ou rien mais comporte des
degrés.
La question « quel effet cela fait d’être x ? » (mon voisin de palier, un
extraterrestre, une girafe, etc.) est formulée par Thomas Nagel dans son
article de référence « What Is It Like to Be a Bat ? », Mortal Questions,
Cambridge-London-New York, Cambridge University Press, 1979, p. 165-
180 (traduction française par Pascal Engel et Claudine Tiercelin, « Quel
effet cela fait d’être une chauve-souris ? », Questions mortelles, Paris, PUF,
1983, p. 193-209), un texte remarquable sur le problème des rapports du
corps et de l’esprit et l’irréductibilité de la subjectivité. Nagel prétend qu’il
est exclu de savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris, en dépit de
notre compréhension du système de perception de ces animaux, à
commencer par l’échoalisation, un mécanisme sensoriel qui leur permet de
s’orienter dans le noir aussi aisément que les autres créatures en pleine
lumière, par une émission d’ultrasons et une réception de leurs échos, à la
manière d’un sonar.
Dans le même esprit que celui de Nagel sur les chauves-souris, citons
l’article antiphysicaliste de Frank Jackson « Epiphenomenal Qualia »,
Philosophical Quarterly, 32, 1982, p. 127-136 (cf. également « What Mary
Didn’t Know ? », Journal of Philosophy, LXXXIII, 1986, p. 291-295). Ce
texte décrit une jeune femme, Mary, qui, tout en poursuivant de brillantes
études en neurophysiologie de la vision, demeure enfermée dans une pièce
en noir et blanc (tous les objets présents sont noirs, gris ou blancs et elle ne
connaît le monde que par l’entremise d’un poste de télévision en noir et
blanc). On l’aura compris : Mary est une spécialiste des couleurs bien
qu’elle n’en ait jamais vu une seule. Que se passe-t-il, demande Jackson, le
jour où Mary voit une couleur ? Apprend-elle quelque chose de nouveau ?
« Il semble parfaitement évident qu’elle apprendra quelque chose au sujet
du monde et de l’expérience visuelle que nous en avons. Il s’ensuit que la
connaissance qu’elle avait précédemment était incomplète. Elle disposait de
toute l’information physique. Il existe donc en plus de cette totalité
d’informations physiques quelque chose qu’elle ignorait encore et le
physicalisme est faux. » Pour ma part, je ne souscris pas à la dernière
affirmation de Jackson. Je ne comprends même pas comment il parvient à
conclure à la fausseté du physicalisme à partir de son expérience de pensée.
Rien n’interdit en effet d’être à la fois physicaliste et non réductionniste (sur
ce sujet, se reporter au chapitre sur l’esprit et à la conclusion). Pour une
critique de l’affirmation conclusive de Jackson, cf. Joseph Levine, « On
Leaving Out What It’s Like », in M. Davies, G. Humphreys (dir.),
Consciousness, Psychological and Philosophical Essays, Oxford, Basil
Blackwell, 1993, p. 121-136 (traduction française par Pierre Poirier,
« Omettre l’effet que cela fait », in Denis Fisette, Pierre Poirier (dir.),
Problèmes de conscience, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 33-56, et in Denis
Fisette, Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit, vol. 2, Problèmes et
perspectives, Paris, Vrin, 2003, p. 195-221).
L’hypothèse envisagée ici de la perception inversée des couleurs, ou du
spectre inversé, ou encore des qualia inversés, est un classique de la
philosophie qui me semble illustrer l’une des facettes du problème des
autres esprits. Elle remonte à Locke (Essay, II, XXXII, 15), et est reprise par
de nombreux auteurs, notamment Ludwig Wittgenstein dans ses Notes sur
l’expérience privée et les sense data (Mauvezin, TER, édition bilingue,
1982), par exemple p. 24. Un bon article sur le sujet est « The Inversed
Spectrum » de Sydney Shoemaker, Identity, Cause and Mind, Philosophical
Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 327-357. Une
discussion intéressante sur les qualia inversés se trouve dans Daniel
Dennett, Consciousness Explained, Boston, Little, Brown and Company,
1993, traduction française par Pascal Engel, La Conscience expliquée,
Paris, Odile Jacob, 1993, p. 482-502, notamment p. 493 – un livre par
ailleurs très contestable. Pour de nombreuses références sur le spectre
inversé, se reporter à la note 4 de l’article de Levine précédemment
mentionné.
Un texte souvent cité sur les autres esprits est celui de Norman Malcolm,
« Knowledge of Other Minds », Journal of Philosophy, LV, 1958, p. 969-
978. Pour de nombreuses références analytiques aux problèmes des autres
esprits, se reporter à la page 229 du livre de Paul Churchland, Matter and
Consciousness, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1984, traduction
française par Gérard Chazal, Matière et Conscience, Seyssel, Champ
Vallon, 1999.
Pour des textes sur autrui qui contestent qu’il s’agisse d’un problème
authentique, voir « Other Minds », l’article de John L. Austin (1946), repris
dans Philosophical Papers, Oxford, Clarendon Press, 1961, p. 44-84
(traduction française par Lou Aubert et Anne-Lise Hacker, Écrits
philosophiques, Paris, Seuil, 1994, p. 45-91) ; Maurice Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 41 sq. ; Searle,
The Rediscovery of Mind, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1992
(traduction française par Claudine Tiercelin, La Redécouverte de l’esprit,
Paris, Gallimard, 1995, p. 109-116).
Une première version de ce chapitre a paru dans le journal Libération en
1993 sous le titre « Mon voisin a sa conscience pour lui ».
Le doute
Je me considérerai moi-même comme n’ayant
point de mains, point d’yeux, point de chair, point
de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant
faussement avoir toutes ces choses.
Descartes, Méditations métaphysiques, I.
Les choses
J’ajoute que si nous pouvons dire en un sens
qu’une chose quelconque est une quand elle est
quantité et continuité, en un autre sens nous ne le
pouvons pas : il faut encore qu’elle soit un tout,
autrement dit, qu’elle soit une par sa forme. Par
exemple, nous ne saurions parler d’unité, en
voyant, rangées en désordre, l’une près de l’autre,
les parties de la chaussure ; c’est seulement s’il y
a, non pas simple continuité, mais un arrangement
tel que ce soit une chaussure, ayant déjà une
forme une et déterminée.
Aristote, Métaphysique, V, 6.
Les espèces
Linné et Cuvier ont été mes dieux, quoique de
manière très différente, mais ils n’étaient que des
écoliers en comparaison du vieil Aristote.
Darwin, cité par Pierre Louis, La Découverte de
la vie, Aristote, Paris, Hermann, 1975, p. 200.
Pour qui s’intéresse à l’identité et au fait souvent constaté que les choses
sont en nombre presque infini et que les mots sont en nombre fini, il est
exclu de faire l’économie d’une réflexion sur les espèces. Si nous croyons
que, pour être ce cheval (ou cette table), il faut au moins être un cheval (ou
une table), une telle réflexion est indispensable. Ce principe, que j’appelle
la loi de restriction et qui correspond à ce que Wiggins intitule la
dépendance sortale de l’individuation, est, me semble-t-il, profondément
aristotélicien, comme en témoigne ce nous avons vu précédemment sur les
choses et ce passage déjà cité de la Métaphysique : « Ce qui est un selon le
nombre est aussi un selon l’espèce » (1016b37). Il gouverne notre vision du
monde.
Les textes qui ignorent cette condition nécessaire de l’identité sombrent
irrémédiablement dans la confusion. Pour tout dire, je suis persuadé que la
notion de « nature des choses », si souvent décriée, est une notion
profondément ancrée chez l’homme, comme l’atteste l’apprentissage du
langage chez l’enfant et notre capacité à appréhender les concepts ou les
identités d’espèces par-delà la diversité des spécimens.
Une question importante est de comprendre dans quelle mesure le
découpage en sortes ou espèces correspond ou non à la réalité, au sens
ordinaire du terme. Pour les uns, le monde aurait pu être articulé de façon
très différente et il existe un gouffre entre les mots et les choses. Pour les
autres, nos termes d’espèces courants, comme « couteau », « ananas »,
« alligator », correspondent effectivement à des portions du monde et il n’y
a pas de raison de considérer que, lorsque nous parlons d’un hippopotame
ou d’une trompette, nous ne faisons pas référence à des choses existantes. Il
se pourrait également que notre découpage corresponde à la réalité, au
moins pour certaines choses, notamment les choses naturelles, comme les
singes ou les citrons, et que notre découpage des choses artificielles
dépende uniquement de nos intérêts pratiques.
Une fois de plus, mes deux auteurs de référence sont Aristote et Locke.
Aristote a conceptualisé la catégorisation en espèces et genres. Il
s’intéressait de très près aux espèces naturelles, comme en témoignent ses
recherches sur les animaux, et considérait à la fois que l’espèce est ce qui
est indivisible sous le rapport de la connaissance et de la science et que le
découpage des espèces naturelles correspond à la réalité (sa vision des
choses est réaliste). Locke a remis en cause cette conception traditionnelle
en remarquant que les noms d’espèces ne sont jamais que des noms
humains d’espèces qui dépendent de l’idée que nous pouvons en avoir (sa
vision des choses est nominaliste).
En somme, si Aristote avait eu à résoudre l’énigme des objets
abandonnés sur la Terre par les extraterrestres, il aurait sans doute considéré
que le découpage proposé correspondait bien à la réalité. Et, si Locke avait
eu à résoudre la même énigme, il aurait sans doute considéré que ce
classement, aussi rigoureux soit-il, ne serait jamais qu’un classement
nominal.
Dans le cadre de la philosophie analytique, mes auteurs de référence sont
Putnam (cf. en langue française « Signification, référence et stéréotype »,
Philosophie, 5, Minuit, février 1985, p. 21-44, ou « La signification de
“signification” », in Denis Fisette, Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit,
vol. 2, Problèmes et perspectives, op. cit. ; cf. également un texte plus
récent, « L’eau est-elle nécessairement H2O ? », Le Réalisme à visage
humain, op. cit., p. 179-215) et Saul Kripke (Naming and Necessity,
Oxford, Basil Blackwell, 1981, traduction française par Pierre Jacob et
François Recanati, La Logique des noms propres, Paris, Minuit, 1982).
C’est à ces deux auteurs que nous devons la théorie causale de la
référence à laquelle je fais allusion à plusieurs reprises. Les termes
d’espèces naturelles font référence à une structure réelle intrinsèque
indépendamment des propriétés phénoménales superficielles. Cette thèse
très forte doit être nuancée, dans la mesure où il existe un lien de causalité
entre la structure profonde et l’apparence phénoménale. C’est parce que
l’eau est composée de molécules de H2O qu’elle est, à température
ambiante, transparente, inodore et sans saveur.
Putnam propose une expérience de pensée pour défendre et illustrer sa
théorie. Imaginons une planète identique à la Terre, à ceci près que
l’indispensable liquide transparent, inodore et sans saveur que nous
connaissons bien ne serait pas composé de molécules de H2O, mais de
molécules de XYZ. Sur Terre-Jumelle, les océans, les lacs, la pluie, etc.,
sont des composés de XYZ. Lorsqu’un Terrien-Jumellien boit un verre
d’eau, il absorbe des molécules de XYZ. Dans ces conditions, le mot
« eau », sur cette planète (« Terre-Jumelle »), ne ferait pas référence à de
l’eau, mais à un liquide spécifiquement différent, en dépit de sa similitude
phénoménale avec l’eau. Maintenant, la question est celle-ci : lorsqu’un
Terrien-Jumellien et un Terrien formulent le mot « eau », expriment-ils la
même chose ? La réponse classique est que « eau » a dans l’un et l’autre cas
la même signification, mais pas la même référence. La réponse de Putnam
est que le mot « eau » n’a pas la même signification parce qu’il n’a pas,
dans l’un et l’autre cas, la même référence. Si Putnam a raison, alors la
référence implicite de nos termes d’espèces naturelles est bien une
microstructure essentielle.
Un bémol, cependant : les organismes humains sont très largement
composés de H2O, contrairement aux organismes de nos doubles qui
seraient, quant à eux, très largement composés de XYZ. Dans ces
conditions, je ne crois pas que la différence entre nos doubles et nous-
mêmes serait aussi peu significative que ce que Putnam semble croire, en
dépit de son argument de la réalisation multiple (sur cette notion, cf. infra).
L’œuvre d’art
Vous pourriez penser que l’Esthétique est une
science qui nous dit ce qui est beau. C’est presque
trop ridicule pour les mots. – Je suppose qu’elle
devrait également inclure quelle sorte de café a un
goût plaisant.
Wittgenstein, Leçon sur l’esthétique, II, 2, Leçons
et conversations sur l’esthétique, la psychologie
et la croyance religieuse, suivies de Conférence
sur l’éthique, Paris, Gallimard, 1971.
L’identité personnelle
Je n’ai pas de peine à croire que certaines
suppositions que j’ai faites pour éclaircir cette
matière paraîtront étranges à quelques-uns de mes
lecteurs ; et peut-être le sont-elles effectivement.
Il me semble pourtant qu’elles sont excusables,
vu l’ignorance où nous sommes concernant la
nature de cette chose pensante qui est en nous et
que nous regardons comme nous-mêmes.
Locke, Essay, II, XXVII, 27.
Outre les Méditations, le texte de référence est celui de Locke déjà cité.
C’est à Locke, en effet, que nous devons d’avoir posé le problème de
l’identité personnelle dans les mêmes termes que ceux qui sont utilisés
aujourd’hui, qu’il s’agisse de la problématique, des types de solution ou
encore des innombrables expériences de pensée, comme en témoigne la
citation proposée.
Locke défend une théorie de l’identité personnelle fondée sur la
mémoire. Une personne P au temps t est identique à une personne P* au
temps antérieur t’ si et seulement si P à t se souvient en première personne
de la vie passée de P* à t’. Je n’ai pas repris cette thèse car elle se heurte à
de trop nombreuses objections, à commencer par la circularité. Sur ce sujet,
voir mon ouvrage Le Philosophe et son scalpel, Paris, Minuit, 1993, et mon
recueil de textes L’Identité, op. cit., où sont traduites les deux grandes
critiques classiques de la théorie de Locke : celle de Joseph Butler
(cf. p. 171-180) et celle de Thomas Reid (cf. p. 180-190).
L’expérience de pensée proposée remonte à une époque où je n’avais
encore lu ni Locke ni le moindre texte de philosophie analytique. En
revanche, j’étais déjà fasciné par l’amputation radicale de la première
Méditation et j’avais lu la nouvelle de Villiers de l’Isle-Adam Le Secret de
l’échafaud (1888), texte dont la tension narrative repose sur la question de
savoir si un décapité est capable de faire un clin d’œil au moment où sa tête
roule dans la sciure.
Maintenant, c’est bien à la philosophie analytique que je dois de m’être
intéressé aux hypothèses de transplantation cérébrale. Les origines de ces
expériences de pensée, reprises à un titre ou à un autre par de nombreux
auteurs, sont les suivantes : Sydney Shoemaker, Self-Knowledge and Self-
Identity, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1963, pour la simple
transplantation de cerveau (traduction française in L’Identité, op. cit.,
p. 190-194) ; David Wiggins dans son premier livre, Identity and Spatio-
Temporal Continuity, Oxford, Basil Blackwell, 1967, pour la double
transplantation de cerveau (une hypothèse qu’il s’est refusé à reprendre
dans ses écrits ultérieurs).
Un argument que j’utilise dans le cadre de la photocopieuse d’esprit,
l’argument dit de la duplication, se trouve chez Bernard Williams,
« Personal Identity and Individuation », Problems of the Self, Cambridge-
New York-Port Chester, Cambridge University Press, 1973, p. 7-8 (un des
articles de Bernard Williams est disponible en français : « Le moi et le
futur », in La Fortune morale, moralité et autres essais, Paris, PUF, 1994,
traduction française par Jean Lelaidier, p. 177-198).
Les deux recueils qui permettent d’aborder le problème de l’identité
personnelle sont les suivants : John Perry, Personal Identity, op. cit., et
Amélie O. Rorty, The Identities of Persons, Berkeley-Los Angeles-London,
University of California Press, 1976.
Un auteur souvent cité est Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford,
Clarendon Press, 1986. C’est lui qui défend le concept de « survie » tel que
je le critique ici. En langue française, on pourra consulter le chapitre que
Pascal Engel consacre à l’identité personnelle dans son livre sur la
philosophie de l’esprit (États d’esprit. Questions de philosophie de l’esprit,
Aix-en-Provence, Alinéa, 1994 ; voir aussi Introduction à la philosophie de
l’esprit, Paris, La Découverte, 1992) et le livre de Paul Ricœur Soi-même
comme un autre, Paris, Seuil, 1992, même si Ricœur s’est laissé un peu trop
envoûter à mon goût par le texte de Parfit.
L’esprit
En feignant qu’il y ait une Machine, dont
la structure fasse penser, sentir, avoir perception ;
on pourra la concevoir agrandie en conservant les
mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse
entrer, comme dans un moulin. Et cela posé, on
ne trouvera en la visitant au dedans, que des
pièces, qui poussent les unes les autres, et jamais
de quoi expliquer une perception.
Leibniz, La Monadologie, § 17.
Le problème des rapports du corps et de l’esprit (the mind-body problem)
a hanté des générations de philosophes. J’ai finalement choisi de lui
consacrer un chapitre et la conclusion parce que je souhaitais sensibiliser le
lecteur avant de proposer une liste de croyances plausibles à mes yeux.
Le plus troublant est de constater que les croyances communes, comme
les croyances des théoriciens, qu’il s’agisse de philosophes ou de
scientifiques comme les neurobiologistes, reposent souvent sur des
intuitions ou des conceptions fort peu crédibles. Les deux doctrines que je
considère comme incroyables, au sens strict, sont le « dualisme des
substances » et le « négationnisme de la conscience ». J’utilise cette
dernière expression, forgée pour les besoins de la cause, pour regrouper les
thèses qui nient purement et simplement l’existence des états mentaux
conscients.
Si le dualisme des substances est une théorie fausse (et elle l’est) et si le
négationnisme de la conscience est une théorie encore plus fausse (et elle
l’est), la tentation est grande de décréter que l’esprit et le cerveau ne sont
qu’une seule et même chose ou, pour le dire de façon moins grossière, que
les types d’événements mentaux sont identiques à des types d’événements
physiques. L’argument principal est l’argument réductionniste : de la même
façon que les sciences élucident la nature ou l’essence des espèces et des
substances naturelles en exhibant leurs composants physico-chimiques, ne
serait-il pas temps de réduire les phénomènes mentaux à des trames
neurobiologiques ? Nous savons qu’un éclair est une décharge électrique,
que la lumière est un flux de photons, que la température est l’énergie
cinétique moyenne des molécules. De la même manière, les états mentaux
comme les sensations, les désirs ou les croyances sont peut-être entièrement
réductibles à des trames neuronales.
À l’époque contemporaine, la « théorie de l’identité » psychophysique ou
« matérialisme réductionniste » a été formulée dans les années 1960 par le
philosophe australien J.J.C. Smart (« Sensations and Brain Processes »,
Philosophical Review, LXVIII, 1959, p. 141-156 ; voir également
U.T. Place, « Is Consciousness a Brain Process ? », British Journal of
Psychology, XLVII, 1956, p. 44-50, et David Lewis, « An Argument for the
Identity Theory », Journal of Philosophy, LXIII, 1, 1966, p. 17-25).
Cette théorie séduisante en apparence se heurte à plusieurs difficultés. La
principale est qu’il semble concevable que des créatures non cérébrées, des
poulpes ou des extraterrestres, aient des états mentaux. Dès lors, il devient
exclu de parler d’identité entre les états mentaux et les états
neurobiologiques en vertu de la transitivité de l’identité, tant il est vrai que
la conclusion absurde qui découlerait des prémisses de cette théorie serait
qu’un cerveau est identique à un non-cerveau. Il est très vraisemblable que
le cerveau soit une condition suffisante des états mentaux, mais il semble
très délicat d’envisager qu’il en soit une condition nécessaire. Maintenant,
une identité sans condition nécessaire n’est plus une identité du tout. Et
c’est bien là le problème. En d’autres termes, s’il semble qu’une douleur est
bien une trame neuronale, il est beaucoup plus téméraire de soutenir qu’une
douleur n’est qu’une trame neuronale. Notons qu’il suffit, pour atténuer
cette objection, de reprendre en compte la distinction proposée dans le corps
du texte entre les types et les états (ou les événements). Un type est un
universel. Un état (ou un événement) est un exemplaire. Dire qu’un type
d’état mental n’est pas identique à un type d’état physique, ce qui semble
clair du fait de l’argument de la réalisation multiple (le fait qu’une
tronçonneuse et qu’une hache permettent de couper un arbre ne signifie pas
qu’une tronçonneuse soit identique à une hache), n’est certainement pas
dire qu’un état mental n’est pas identique à un état physique.
Une fois le terrain déblayé, pour ne pas dire assaini, le reste importe
moins pour le non-spécialiste. Pour ma part, mes sympathies se portent sur
des théories à la fois non dualistes (matérialistes ou physicalistes) et non
négationnistes (explicitement ou implicitement).
Dans cette perspective, et en dépit du fait que leurs propres thèses
s’opposent sur certains points, il convient de citer trois auteurs : Davidson,
Nagel, Searle. Chacun, à sa façon, défend un point de vue qui tente de
concilier une vision matérialiste (non fantastique) et une prise en compte de
l’existence irrévocable de la conscience et des états mentaux.
Davidson défend la thèse dite du « monisme anomal », illustration
emblématique d’un physicalisme non réductionniste. Il s’agit d’un monisme
(par opposition au dualisme) et, donc, d’un matérialisme. Et d’un monisme
« anomal », dans la mesure où il est question à la fois de défendre l’identité
entre les événements mentaux et certains événements physiques et de
refuser l’existence de lois strictes reliant les descriptions mentales et les
descriptions physiques. La relation de dépendance du mental par rapport au
physique est une relation de « survenance » (supervenience). Voir « La
nature des états mentaux », in Essays onActions and Events, Oxford,
Clarendon Press, 1980, traduction française par Pascal Engel, Actions et
Événements, Paris, PUF, 1993, p. 277-304, et in Denis Fisette, Pierre Poirier
(dir.), Philosophie de l’esprit, vol. 1, Psychologie du sens commun et
science de l’esprit, op. cit., p. 237-268. D’autres auteurs ont considéré les
choses ainsi, par exemple Colin McGinn : voir « Anomalous Monism and
Kripke’s Cartesian Intuition », Analysis, 37, 2, p. 78-80.
Nagel défend la thèse dite du « double aspect », thèse selon laquelle,
comme nous l’avons vu à propos de son article sur les chauves-souris, il
convient à la fois d’affirmer l’irréductibilité du mental par rapport au
physique (sans pour autant imaginer que le dualisme des substances puisse
être vrai) et de reconnaître que le cerveau et l’esprit sont bien en étroite
relation (sans pour autant adhérer à la thèse de l’identité psychophysique).
Selon Nagel, la conscience est irréductible en ce sens que notre capacité
d’introspection essentiellement subjective, qui nous donne accès en
première personne à nos états mentaux, relève d’un autre registre que les
trames neurobiologiques de notre cerveau et de notre système nerveux
central. Sa thèse est un dualisme des propriétés (et certainement pas un
dualisme des substances). Voir The View from Nowhere, Oxford, Oxford
University Press, 1986, traduction française par Sonia Kronlund, Le Point
de vue de nulle part, Combas, L’Éclat, 1993, notamment chapitre II.
Searle défend la thèse dite du « naturalisme biologique » ou de
« l’émergence », une thèse fondée sur l’idée que le tout est supérieur à la
somme des parties, autrement dit sur le fait que des propriétés peuvent être
attribuées au tout sans être attribuées à aucune de ses parties comme, par
exemple, la liquidité dans le cas de l’eau ou la souplesse dans le cas d’un
roseau (cf. La Redécouverte de l’esprit, op. cit., p. 19, et Le Mystère de la
conscience, op. cit., p. 30-31).
L’action
N’oublions pas ceci, lorsque « je lève mon bras »,
mon bras se lève. Et le problème surgit : que
reste-t-il, si je soustrais le fait que mon bras se
lève du fait que je lève le bras ?
Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 621.
Les choses (donc les personnes) et les événements (donc les actions) sont
les deux grands composants du monde : il y a des choses et la carrière de
ces choses est ponctuée d’avatars.
Une action est un événement intentionnel. Pour tenter d’appréhender
cette notion fondamentale, j’ai souhaité l’aborder sous trois aspects.
Le premier est celui de la définition de la notion d’action et de la
typologie des actions. Il ne suffit pas de caractériser l’action par un
mouvement délibéré du corps. Primo, certaines actions sont purement
mentales comme une prière ou la récitation muette d’un poème. Secundo,
l’immobilité peut, dans certains cas, être une action. Je peux refuser de
répondre au téléphone pour ne pas être dérangé. Ici, l’agir qui caractérise
l’action correspond au fait délibéré de ne rien faire.
Le deuxième aspect est celui de la compréhension de l’action.
L’explication pertinente est-elle celle des causes ou des raisons ? Pour
répondre à cette interrogation, j’avais à l’esprit les deux grands courants
contemporains : le courant wittgensteinien incarné notamment par Elizabeth
Anscombe (1919-2001) et son livre Intention (Oxford, Blackwell, 1957,
traduction française par Mathieu Maurice et Cyrille Michon, L’Intention,
Paris, Gallimard, 2002) et le courant causaliste anti-wittgensteinien incarné
par Donald Davidson, la référence contemporaine majeure sur le sujet (voir
Actions et Événements, op. cit.).
À lire également, le livre de Searle Intentionality. An Essay in the
Philosophy of Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1983,
traduction française par Claude Pichevin, L’Intentionnalité. Essai de
philosophie des états mentaux, Paris, Minuit, 1985, et le livre d’Élisabeth
Pacherie Naturaliser l’intentionnalité. Essai de philosophie de la
psychologie, Paris, PUF, 1993.
Le troisième aspect abordé vise à comprendre si nous sommes bien les
acteurs de nos actions. Comme le montre assez l’hypothèse de l’homme
cérébréguidé, la question se pose de savoir si nous pourrions être dans
l’illusion de l’agir. Pour comprendre les enjeux en présence, il convient de
saisir la nature du rôle des états mentaux conscients : d’un côté, les théories
qui considèrent avec le sens commun que les attitudes propositionnelles,
comme les croyances et les désirs, sont bien des causes mentales efficientes
(je tends la main en direction de ce verre car je crois qu’il contient de l’eau
fraîche et que je désire boire de l’eau) ; de l’autre côté, les théories qui
considèrent, contre le sens commun, que les attitudes propositionnelles ne
sont pas des causes mentales du tout (mon cerveau me pousse à désirer
boire de l’eau et à tendre la main en direction de ce verre sans que ce désir
soit la cause de ce geste). Pour les partisans de cette dernière théorie (par
exemple Dennett, The Intentional Stance, Cambridge, The MIT Press, 1987,
traduction française par Pascal Engel, La Stratégie de l’interprète. Le sens
commun et l’univers quotidien, Paris, Gallimard, 1990), la causalité mentale
est une illusion, à l’image de la cheminée des trains électriques enfantins
qui n’est pour rien dans les mouvements du train, y compris lorsqu’elle
dégage de la fumée. Pour utiliser le jargon de la philosophie, la vie mentale
serait « épiphénoménale ».
Dans cette perspective, l’homme serait bien une créature douée de
conscience, mais cette conscience n’aurait aucun effet sur les gestes ou les
mouvements du corps. C’est le cerveau qui piloterait parallèlement et la vie
physique et la vie mentale. En somme, nous serions dans l’illusion d’être
des acteurs. En prenant la théorie de l’évolution au sérieux, il devient
difficile de souscrire à une telle thèse, comme le montre ma petite fable des
animaux verts, rouges et jaunes (Darwin est de plus en plus souvent cité par
les philosophes ; cf. notamment The Origins of Species, 1859, traduction
française par Edmond Barbier, L’Origine des espèces, Paris, GF-
Flammarion, 1992, et, par exemple, Richard Dawkins, The Blind
Watchmaker, Essex, Longman Scientific and Technical, 1987, traduction
française par Bernard Sigaud, L’Horloger aveugle, Paris, Robert Laffont,
1986).
Une dernière remarque. Dans l’histoire de la philosophie, le problème
conceptuel de l’action est assez curieusement délaissé, même si le monstre
sacré, comme souvent, est Aristote et son fameux syllogisme de l’action.
Sur ce sujet, voir Ruwen Ogien, La Faiblesse de la volonté, Paris, PUF,
1993, et le numéro spécial de la revue Philosophie, Aristote. Ontologie de
l’action et savoir pratique, Paris, Minuit, 73, mars 2002.
Pour un bon texte d’introduction à l’action, le mieux est sans doute de
lire l’article de Vincent Descombes, « L’action », in Denis Kambouchner
(dir.), Notions de philosophie, II, Paris, Gallimard, 1995, p. 103-174, qui,
pour sa part, penche nettement du côté du courant wittgensteinien.
Le bien et le mal
La béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu même.
Spinoza, Éthique, V, XLII.
La mort
L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la
mort, et sa sagesse est une méditation non de la
mort, mais de la vie.
Spinoza, Éthique, IV, LXVII.
Le Bateau de Thésée
Minuit, 1996
L’Identité
Flammarion, « GF-Corpus », 1998
Les Humains
Flammarion, 2000