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ISBN 978-2-02-135088-3

© Éditions du Seuil, janvier 2006

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Pour Herbe & Dune
Introduction

Ce livre est un parcours fléché dans le labyrinthe philosophique. Comme


son titre et son format le suggèrent, il propose de courtes incursions sur des
thèmes généraux, chacune pouvant être menée de manière isolée ou
combinée, l’ensemble étant censé former un itinéraire articulé.
Plutôt que de dresser une cartographie des auteurs et des systèmes ou de
m’interroger sur ce qu’est la philosophie, j’ai préféré larguer les amarres et
me confronter directement à des problèmes philosophiques. Si je n’éprouve
pas une attirance très grande pour les présentations historiques et si je
répugne à m’interroger sur la définition de la philosophie, c’est que je ne
crois pas qu’elle se résume à une fouille archéologique et que j’ai beaucoup
de mal à voir ce qu’elle pourrait espérer gagner en se prenant elle-même
pour sujet de réflexion. Prétendre que la philosophie ne se réduit pas à son
propre musée ne conduit évidemment pas à nier le génie des grands auteurs
du passé, pas plus qu’à sous-entendre que la lecture des textes illustres est
vaine ou dépassée. Contrairement à ce que cherche à imposer une tradition
d’embaumeurs, il s’agit seulement de refuser de ramener l’activité
philosophique à l’histoire de la philosophie, autrement dit à la présentation
et aux commentaires inlassables des mêmes textes.
Le monde n’est pas une bibliothèque. Ce qui motive l’activité
philosophique n’est pas tant la lecture qui présuppose elle-même cette
motivation que la présence insolite du monde et la relation que nous
entretenons avec lui. Je suis prêt à concéder que l’étude d’un grand texte
nous profite davantage que la contemplation de nos mains ou de la nuit
étoilée. Pour autant, je ne suis pas prêt à oublier que c’est parce que nous
éprouvons la présence du monde, à commencer par notre présence, à
chacun, dans le monde, que certains livres nous parlent.
Quant à la question de savoir ce qu’est la philosophie, je doute fort
qu’elle lui permette de progresser dans la résolution ou la dissolution des
problèmes qui sont les siens. Soit nous nous satisfaisons d’une étiquette
culturelle et il suffit d’ouvrir un dictionnaire ou une encyclopédie pour
tomber sur une réponse déjà cent fois rabâchée, soit nous cherchons à
formuler réellement quelque chose et le risque surgit de sombrer dans un
bavardage inutile et vain.
Qu’est-ce qu’un problème philosophique ? Moins, me semble-t-il, le
sujet de réflexion proposé que le trouble ou l’irritation suscité par l’écart
entre la simplicité déconcertante de sa formulation et l’impossibilité de
trouver quelque chose comme une réponse. Contrairement aux
interrogations météorologiques qui portent sur les phénomènes
atmosphériques ou aux interrogations anatomiques qui portent sur la forme
et la structure des organismes, les interrogations philosophiques ne
concernent pas un domaine spécifique, sanctuarisé, mais toutes les choses, y
compris celles que, dans le langage commun, nous n’appellerions pas des
choses : les chewing-gums, l’infini, la joie, les nœuds, les grille-pain, les
rages de dents, la loi de la gravitation universelle, les bébés qui dès qu’ils
naissent sont assez vieux pour mourir, les roses qui ont des épines et le mot
« rose » qui, lui, n’en possède pas.
Un problème philosophique n’est pas une interrogation d’emblée
technique ou ésotérique, réservée aux seuls spécialistes. C’est une
perplexité d’ordre général qui, quel que soit le thème abordé, n’admet pas
de réponse évidente. Prenons quelques exemples, avec le cerveau pour
sujet :
– « Les autres hommes pourraient-ils être des zombies ou des mutants ? »
– « Pourrions-nous êtres des cerveaux dans une cuve ? »
– « Une transplantation de cerveau doit-elle se comprendre comme une
transplantation d’organe ou de personne ? »
– « L’esprit est-il identique au cerveau ? »
– « L’homme pourrait-il être la marionnette de son cerveau ? »
– « Un savant fou aurait-il pu implanter des électrodes dans notre cerveau
pour nous guider à distance, tout en nous laissant croire que nous sommes
entièrement libres de nos pensées, de nos mouvements et de notre emploi
du temps ? »
Toutes ces questions sont simples, dans la mesure où elles se
comprennent instantanément. Et aucune de ces questions n’admet de
réponse évidente puisque chacune peut susciter de longs débats au point de
remplir une vie d’homme.
Un problème philosophique est par nature intriguant : nous croyons
posséder la réponse ; pourtant, dès que nous tentons de formuler les raisons
justifiant ce dont nous sommes persuadés, nous réalisons avec stupeur,
prenant peu à peu conscience de nos préjugés, que nous sommes incapables
d’articuler une réponse étayée, susceptible d’épuiser la question, et nous
nous retrouvons bientôt plongés dans un abîme de perplexité. Un problème
philosophique est d’abord, et peut-être seulement, un problème
embarrassant. Il colle à l’esprit comme le morceau de sparadrap du
capitaine Haddock colle à ses doigts : il semble n’y avoir aucun moyen
de s’en débarrasser. À peine croyons-nous le sparadrap décollé qu’il se
recolle aussitôt à un autre doigt.
Si la philosophie est bien une activité qui cherche à comprendre les
choses qui nous intriguent et qui nous touchent, la seule façon d’introduire à
la philosophie consiste tout bonnement à en faire. Comment faire
de la philosophie dans le cadre d’une initiation à la philosophie ? En
proposant des gammes ou des coups de sonde philosophiques aussi clairs et
aussi courts que possible. Cette exigence de clarté et de sobriété, qui n’est
pas autre chose que l’exigence de ce que je crois être la bonne philosophie,
entraîne plusieurs conséquences : poser simplement le problème, éviter tout
abus de langage technique, préférer la description et l’argumentation à
l’emphase et au pathos.
C’est pour avoir négligé ces exigences que de nombreux textes de
philosophie contemporains sont parfois source de frustrations et de
désillusions. Sur le conseil d’un proche – ami, parent, professeur –,
l’apprenti philosophe s’enhardit, le cœur battant, ouvrant avec un respect
infini ce qu’il imagine être un monument de la pensée, et il se décourage
bientôt face à l’opacité du texte proposé. Il ne tarde pas à se sentir grugé,
floué. Il s’imaginait embarqué au pays des merveilles, prêt à accueillir avec
ravissement je ne sais quelle révélation extraordinaire, et le voilà perdu au
milieu d’un territoire hostile, sans carte ni boussole. Tout se passe trop
souvent comme si les textes philosophiques étaient rédigés dans une langue
étrangère pour laquelle il n’existerait aucun dictionnaire. Ces remarques ne
signifient nullement qu’un texte, pour être philosophique, doive être
aisément accessible. Il est difficile de voir pourquoi la philosophie devrait
être la seule activité humaine à ne pas sécréter son propre langage.
Toutefois, le souci de précision légitime qui conduit à une technicité parfois
extrême ne saurait être confondu avec l’obscurité, l’inintelligibilité ou le
non-sens pur et simple.
Une bonne façon de philosopher consiste à recourir à des « expériences
de pensée », une méthode classique qui fait partie de l’équipement de base
du philosophe ; en somme, son tube à essais ou l’une des clefs de sa boîte à
outils. Une expérience de pensée est une situation imaginaire extrême qui
permet d’illustrer ou d’éprouver une croyance métaphysique et qui, par sa
capacité de déconditionnement, force la pensée à aller au fond d’elle-même,
de ses retranchements. Attention, cependant : les expériences de pensée ne
sont pas des « preuves » et ne tiennent même pas toujours lieu
d’« argument ». La tendance est à imaginer ce que l’on croit. Ce qui est
imaginaire ou concevable n’est pas nécessairement réaliste ou réalisable.
L’intérêt des expériences de pensée est pourtant bien réel : dénoncer nos
illusions, s’extraire de la caverne de nos croyances familières.
À quoi bon philosopher si les problèmes soulevés, si simples soient-ils en
apparence, demeurent le plus souvent irrésolus ou insolubles, si nous
sommes condamnés à errer sans fin dans le labyrinthe ? La question n’est
pas de savoir si la philosophie a une utilité quelconque – passer le temps,
dénoncer nos illusions, élucider les notions générales, vivre mieux,
apprendre à mourir, chercher la vérité, etc. –, mais de comprendre que les
hommes, parce qu’ils sont hommes, n’ont pas d’autre choix. Ce n’est pas en
aval, mais en amont qu’il faut rechercher la raison d’être de la philosophie.
Sans fonction stable, elle n’est pas sans fondement. Comme je l’ai déjà
signalé, la philosophie puise son discours dans la stupeur que l’homme
éprouve en présence du monde. Non pas du fait que le monde soit tel ou tel
– fini ou infini, temporel ou éternel, statique ou dynamique, etc. –, mais du
fait brut de son existence.
« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Réputée primordiale,
cette question est souvent considérée comme la question métaphysique par
excellence, celle qui, d’une certaine façon, aurait déterminé la totalité des
interrogations philosophiques. Comme chacun pouvait s’y attendre, elle
n’admet pas de réponse : soit nous postulons une cause surnaturelle et
l’étonnement inaugural dégénère en superstition ; soit nous considérons que
les choses sont ce qu’elles sont, sous-entendant par là que, si le monde
n’existait pas, personne ne serait là pour se poser la question, et nous
restons inévitablement sur notre faim.
Une ou plusieurs questions sur le monde, sur le moi, sur le rapport du
moi et du monde vous déconcertent probablement depuis votre enfance.
Peut-être ces questions se sont-elles progressivement estompées de votre
champ de conscience. Peut-être sont-elles toujours aussi présentes à votre
esprit. Peut-être êtes-vous passé de certaines questions à d’autres, plus ou
moins énigmatiques. Il serait étonnant qu’aucune question de ce genre ne
vous ait jamais effleuré l’esprit. Certaines personnes passent rapidement à
autre chose. Certaines y consacrent leurs efforts et leur vie. Certaines
veulent absolument une réponse et trouvent un refuge dans la religion.
Certaines veulent ne croire qu’en la rationalité scientifique. D’autres encore
adoptent à l’égard de ces questions un fonctionnement erratique qui peut
passer de périodes de somnolence de plusieurs mois ou années à des phases
de recherches actives, comme si le feu couvait sous la cendre.
Quelle que soit votre attitude, il semble exclu que l’homme puisse
échapper à ses singularités. L’homme est une créature hautement spécifique,
douée de raison, une capacité qui lui permet de prendre du recul sur le
monde et sur lui-même. C’est cette capacité constitutive qui le condamne à
s’interroger comme l’araignée est condamnée à tisser sa toile ou la taupe à
creuser ses galeries. L’homme est un animal malade de ses propres
interrogations.
Les autres

Que pouvez-vous connaître de votre voisin de palier ? Apparemment, de


nombreuses choses. Vous connaissez déjà son nom et son adresse. Vous
l’avez rencontré plusieurs fois dans le hall d’entrée et dans les escaliers,
aussi êtes-vous capable d’en faire un portrait assez fidèle. Vous connaissez
son sexe, son âge, sa taille et la teinte de sa peau, le genre de vêtements
qu’il a coutume de porter, la couleur de ses cheveux et celle de ses yeux, le
timbre de sa voix, et sûrement encore plusieurs choses, comme par exemple
sa démarche, ses horaires, le nombre et le genre de visites qu’il reçoit. Au
vu des courses qu’il rapporte, vous pouvez savoir ce qu’il mange, les
journaux qu’il lit. Si vous vouliez obtenir des renseignements
supplémentaires, vous pourriez faire sa connaissance, engager la
conversation. Vous découvririez alors son métier, ses occupations favorites,
les jeux et les sports qu’il pratique, s’il aime le bourgogne blanc ou la
musique, etc. Si vous souhaitiez poursuivre vos recherches, vous pourriez
mener une enquête, il vous suffirait de le suivre dans la rue pour savoir ce
qu’il fait, où il va, etc. Vous pourriez également profiter de son absence
pour vous rendre chez lui, fouiller ses affaires, inspecter ses papiers,
installer un microphone dans une plante verte pour enregistrer ses
conversations. Vous pourriez même recruter un détective privé. Au bout du
compte, il semble que vous pourriez à peu près tout connaître de lui.
Quelle que soit la puissance de vos moyens d’investigation, il y a une
chose, pourtant, que vous ne pourriez jamais savoir de votre voisin. Et cette
chose, c’est l’effet que cela fait d’être lui. Pour savoir l’effet que cela fait
d’être lui, il faudrait que vous preniez sa place dans le monde, non pas au
sens où vous devriez épouser sa biographie mais au sens d’un point de vue.
Que vous parveniez non pas à savoir ce qu’il fait, mais à savoir ce que cela
lui fait de faire ce qu’il fait, de voir et entendre ce qu’il voit et entend,
d’éprouver et de ressentir ce qu’il éprouve et ressent, etc. Si vous voyiez
votre voisin se tordre de douleur dans la rue, vous pourriez imaginer ses
souffrances. Ce faisant, vous ne feriez jamais qu’imaginer quelles seraient
vos souffrances si vous étiez à sa place. Pour parvenir à éprouver ce qu’il
éprouve, il faudrait que vous parveniez à vous faufiler en lui, que sa bouche
soit votre bouche, que ses plaies soient vos plaies, que sa douleur soit votre
douleur. Il faudrait, en un mot, que sa conscience puisse vous être enfin
accessible. Or c’est cela, précisément, qui n’est pas possible : toute
conscience est irrévocablement inaccessible à toute autre conscience.
La subjectivité n’est pas dans le corps comme le lait est dans le
réfrigérateur. Elle se présente plutôt comme une façon singulière d’être au
monde. Voilà pourquoi le fait d’accéder au cerveau de votre voisin ne vous
ferait en rien accéder à son esprit. Même si vous lui décalottiez le crâne,
vous n’accéderiez à rien d’autre qu’à une masse grise et molle, aux
inflorescences de chou-fleur. Une observation minutieuse des
circonvolutions de ses deux hémisphères ne vous apporterait rien de plus.
Même si vous parveniez à établir une corrélation très précise entre ce qu’il
prétend éprouver – de la peur, un goût d’œuf mayonnaise, un désir sexuel –
et une configuration cérébrale spécifique, vous resteriez malgré tout en
dehors de lui-même. Plus encore, si une machine très perfectionnée
parvenait à traduire les impulsions chimiques et électriques de son cerveau
en images – elles pourraient être visionnées sur un moniteur aussi aisément
qu’un vidéogramme –, vous ne pourriez toujours pas accéder à sa
conscience. Dans ces conditions, vous sauriez très précisément ce qu’il
pense. Sans doute encore plus que lui, vous auriez accès à ses rêves et à ses
fantasmes, aux tréfonds secrets de son âme. Toutefois, vous n’auriez
toujours pas accès à ce que cela fait d’être lui ; vous n’auriez accès qu’à de
simples images, pas à ce que cela lui fait de voir ces images.
Non seulement vous ne saurez jamais ce que cela fait d’être votre voisin,
mais encore il semble impossible à votre voisin et à vous-même de savoir si
vous ressentez les mêmes choses. Certes, quoi de plus naturel de considérer
que vos perceptions respectives d’un même objet – un livre, un coucher de
soleil, une assiette de spaghettis – sont similaires ? Après tout, vous êtes des
êtres humains dotés de la même constitution interne, vous partagez le même
genre d’éducation, la même culture, la même langue, etc. Par conséquent, il
est légitime de penser que votre voisin voit ce que vous voyez, ressent ce
que vous ressentez, etc. Il est également possible que ce ne soit pas le cas.
De la même façon que vos avis peuvent diverger sur la qualité d’un film
américain ou d’une choucroute alsacienne, il se pourrait que vos
perceptions sur le monde soient largement différentes. Naturellement, il
s’agit dans un cas d’un jugement sur les choses, dans l’autre des perceptions
des choses elles-mêmes, mais qu’est-ce qui vous garantit que votre
différence de jugement ne repose pas sur une différence de perception ? Si
vous ressentez effectivement les mêmes choses, comment vos avis
pourraient-ils être différents ? Du fait de vos intérêts ou de votre sensibilité
propre ? Soit, mais que désignent ces notions si ce n’est, précisément, un
type particulier de perception ?
Même si vous affirmez la même chose, il vous est impossible, à votre
voisin et à vous, de savoir si vous parlez effectivement de la même chose.
Imaginez que votre voisin voie jaune ce que vous percevez bleu et
inversement. Pour lui, les citrons sont bleus et l’eau de la piscine est jaune.
Comme, depuis sa plus petite enfance, ses interlocuteurs lui ont appris à
appeler bleu ce que vous appelez jaune et jaune ce que vous appelez bleu, il
n’y aucun moyen de déceler cette inversion. Lorsque la question lui est
posée de savoir de quelle couleur sont le ciel et le soleil, il répond « bleu »
pour le premier et « jaune » pour le second. L’identité des mots ne prouve
en rien une identité de perception. Nos expériences internes sont à la fois
personnelles et incommunicables, ce sont les nôtres, celles de
personne d’autre, inaccessibles à jamais pour qui que ce soit d’autre.
Ce qui est vrai du langage l’est également des comportements. Rien ne
dit, en effet, que votre voisin et vous éprouvez les mêmes choses quand
vous adoptez des comportements analogues. Par exemple, il se pourrait que
votre voisin éprouve de la tristesse quand il rit et de la joie quand il pleure –
plus exactement, ce que vous appelez « tristesse » quand son corps semble
rire, et ce que vous appelez « joie » quand ses yeux rougissent et que des
larmes coulent sur ses joues. Il se pourrait même que votre voisin n’éprouve
rien de tel que ce type d’expérience et que ses sensations internes n’aient
tout bonnement rien de commun avec les vôtres.
Alors que vous pensiez tout savoir de votre voisin, vous vous rendez
compte que vous ne connaissez finalement que très peu de choses à son
sujet, rien en tout cas de ce qui semble essentiel : à savoir ce qu’il ressent
lui, de son point de vue. Vous vous rendez compte que l’accumulation
d’informations sociales et comportementales ne permet pas de garantir que
vos perceptions soient les mêmes ou que vos comportements correspondent
aux mêmes expériences internes. À bien y réfléchir, vous réalisez soudain
que vous ne pouvez même pas vous assurer que votre voisin ressent ou
éprouve quoi que ce soit. Il se pourrait que votre voisin n’ait tout
simplement pas de conscience. La dissection de votre voisin ne vous
apporterait aucune garantie sur ce point. Vous ne pourriez même pas vous
assurer, en répertoriant ses organes et en les comparant à la description
d’une planche anatomique, que votre voisin est bien un être humain – il se
pourrait qu’il s’agisse d’un androïde très perfectionné constitué avec de la
chair et des organes artificiels.
Ce n’est évidemment pas parce que la conscience d’autrui nous est
inaccessible qu’il faut en conclure que ses sensations internes sont sans
commune mesure avec les nôtres (hypothèse de l’homme-mutant) ou qu’il
n’a pas de conscience (hypothèse de l’homme-zombie) et que tous les
hommes – à commencer par votre voisin de palier – sont, au choix, des
mutants ou des zombies. Même sans jamais parvenir à prouver qu’autrui est
conscient, nous n’en doutons pas pour autant. Il est troublant, toutefois, de
constater à quel point ce que nous tenons généralement pour acquis est en
réalité loin de l’être. Plus que toute autre considération philosophique, ces
hypothèses métaphysiques, si inouïes et fantaisistes qu’elles puissent
paraître, nous renvoient aux fondements de nos croyances et nous ramènent
inexorablement à notre solitude.
Le doute

Imaginez une situation dans laquelle les choses telles qu’elles vous
apparaissent ne correspondent pas à des objets tridimensionnels, où il
n’existe, en dépit de vos croyances irrésistibles, aucun monde physique
meublé de choses tangibles comme le soleil, les grenouilles vertes et les
brosses à dents. Imaginez, par exemple, être un cerveau flottant dans une
cuve. Non pas un cerveau mort dans un bocal de formol, mais un cerveau
maintenu en état fonctionnel grâce à une solution chimique. Un savant fou a
extrait votre cerveau de sa boîte crânienne à votre insu et le reste de votre
corps a été incinéré. Pour vous donner l’illusion que rien n’a changé, le
savant fou a relié votre cerveau à un ordinateur qui lui adresse des
impulsions électriques via des électrodes reliées à ses terminaisons
nerveuses que votre cerveau, comme si de rien n’était, s’empresse de
traduire en images, sons, odeurs, impressions tactiles et gustatives. Le
processus est interactif, vous avez l’impression de pouvoir continuer à agir
sur le monde. De votre point de vue, vous avez toujours la même vie, vos
activités et vos perceptions sont les mêmes, sans que rien de ces activités et
de ces perceptions corresponde à la réalité au sens que nous donnons
habituellement à ce mot. Vous pouvez aller et venir comme bon vous
semble aujourd’hui, arroser les plantes vertes, donner à manger au chat,
profiter de vos vacances pour vous baigner dans l’eau bleue et pour vous
faire dorer sur une plage en lisant, bien installé dans un transatlantique, un
chapeau de paille sur la tête et le corps enduit de crème à bronzer, un
ouvrage de philosophie contemporaine décrivant l’hypothèse du cerveau
dans une cuve. Le super-ordinateur prothèse fonctionne à merveille : vous
êtes sinon un homme parmi les hommes, du moins un vivant parmi les
vivants, une chose du monde parmi les choses du monde.
Les philosophes ont souvent été intrigués par ce genre d’hypothèses,
mais très peu d’entre eux, sauf une catégorie singulière appelée les
sceptiques, les ont prises au sérieux. De telles fictions relèveraient d’une
pathologie ou d’une névrose typiquement philosophique à laquelle il serait
assez facile de remédier, ne serait-ce qu’en formulant un raisonnement
convaincant qui permettrait de faire taire l’insensé qui les exprime et aux
hommes de bonne volonté de retrouver, l’esprit apaisé, le bon vieux
réalisme traditionnel proche du sens commun. Je ne crois pas du tout que
ces hypothèses puissent être évacuées aussi facilement que nous le
supposons généralement. Ma conviction est plutôt qu’il est exclu de pouvoir
refermer la boîte de Pandore sceptique une fois qu’elle a été ouverte. À
partir du moment où nous comprenons que les choses pourraient très bien
ne pas avoir d’autre existence que mentale, il devient très difficile de se
débarrasser du vertige et, à vrai dire, d’éviter la chute.
Imaginez qu’en vous réveillant vous réalisez que certaines choses ont
disparu et que d’autres choses semblent peu à peu disparaître, qu’elles
s’évanouissent progressivement de votre espace familier, comme gommées.
Non seulement vous vous retrouvez seul au monde – les autres hommes et
les autres créatures ont disparu –, mais les choses comme votre mobilier, les
murs de votre chambre et de votre domicile ont également disparu. Plus rien
de ce qui composait le monde avant votre sommeil ne semble désormais
exister. Chaque fois que vous regardez dans une direction, les choses
s’estompent à la manière de ces fresques de Pompéi au contact de l’air libre.
En vous demandant, interloqué, ce qui arrive, vous vous rendez à la fenêtre
pour y jeter un coup d’œil, espérant ainsi retrouver un point d’ancrage, mais
il n’y a plus de fenêtre, plus de dehors. Il n’y a que le rien. Cherchant à vous
examiner dans le miroir, vous comprenez qu’il n’y a plus de miroir, que
vous n’avez plus de corps. Vous tentez de passer vos mains devant vos
yeux, mais il n’y a plus rien qui ressemble de près ou de loin à vos mains ou
à vos yeux. Vous n’êtes pas dans la situation de l’homme invisible. Vous
êtes dans la situation d’une entité sans corps – un point de pure conscience
dans un monde englouti.
Cette expérience de pensée qui consiste à abolir le monde matériel ne
conduit nullement à la conclusion que rien n’existe. Si je décide de remettre
en cause mes croyances, non seulement celles qui portent sur l’existence
des choses douteuses comme les anges ou les ectoplasmes, mais encore
celles qui portent sur l’existence des choses réputées avérées, comme cette
table et cette feuille de papier, ce stylo et cette main qui apparemment est la
mienne, je me heurte néanmoins à moi-même, c’est-à-dire au minimum à
cette chose qui, précisément, est en train d’essayer de remettre en cause ses
croyances. J’aurais beau annuler par la pensée tout ce qui m’entoure, les
villes et les montagnes, la faune et la flore, les autres hommes et moi-même
en tant qu’homme, il restera toujours au moins cette entité qui pense, doute,
ressent, craint, espère, etc. Douter de tout permet au moins d’aboutir à la
conclusion que le sujet qui doute existe d’une façon ou d’une autre, ce que
révèlent les hypothèses du cerveau dans une cuve et du monde englouti. Il
s’agit de notre seule certitude.
Naturellement, je suis persuadé de l’existence du monde extérieur.
Lorsque j’ouvre mes volets, je vois le ciel et les arbres, je sens la chaleur du
soleil sur ma peau, j’entends le chant des oiseaux et la bouilloire de mon
voisin. Je sais, comme évidemment, que les choses existent. Le monde est
là, devant moi, prêt à m’accueillir. Je peux prendre un billet d’avion pour
New York, Vienne ou Dakar. Je peux traverser les océans, marcher dans la
campagne et dans les villes. Je peux à tout moment appréhender les objets
qui m’entourent.
Par exemple, ce bouquet de roses que j’ai sous les yeux, comment
pourrait-il ne pas être, étant donné que je le vois ? Il est constitué d’une
douzaine de roses d’un rouge carmin magnifique qui dégagent un parfum
suave et entêtant. Les pétales sont doux et veloutés au toucher. Les tiges,
d’un beau vert clair, sont dures et recouvertes d’épines pointues, au point
qu’en posant mon doigt sur l’une d’elles je peux me faire saigner. En
rédigeant ces lignes, je viens à l’évidence de décrire le bouquet de roses qui
se trouve actuellement sur ma table de travail. J’ai l’impression d’une
correspondance totale entre le bouquet de roses tel que je viens de le décrire
et le bouquet de roses tel qu’il est. Cependant que j’acquiers cette
conviction, j’aperçois une coccinelle minuscule qui se déplace parmi les
fleurs. À n’en pas douter, ses perceptions, si tant est qu’elle perçoive
quelque chose, sont largement différentes des miennes. Le simple
changement d’échelle, sans parler de la différence entre nos organes
sensoriels et notre constitution interne, fait à ses yeux de ce bouquet
quelque chose comme un arbre ou une forêt. Par ailleurs, nos intérêts
propres conditionnent nos perceptions. Tandis que ce bouquet constitue
pour la coccinelle un formidable garde-manger, il n’est à mes yeux qu’une
simple présence décorative et affective. Mon regard et celui de la coccinelle
ne constituent que deux points de vue parmi une infinité d’autres possibles.
Un rhinocéros, un poisson rouge, un biologiste, un physicien, un
extraterrestre, moi-même avec des lunettes de soleil, une loupe ou un
microscope pourrions décrire ces fleurs de quantité d’autres façons, toutes
plus insolites les unes que les autres.
Nous pourrions être tentés de décréter que les animaux n’y connaissent
pas grand-chose en bouquets de roses et que le seul point de vue objectif,
celui qui rend compte de la réalité des fleurs, est celui de la science. Ce
serait oublier ou négliger le fait que la science ne fournit elle aussi qu’un
point de vue parmi d’autres. Décrire les cellules biologiques, les molécules
chimiques ou les particules subatomiques qui constituent le bouquet ne fait
que déplacer le problème, puisqu’il se pourrait que ces entités n’aient pas
plus de réalité que n’en a le bouquet lui-même. Certes, la science, par-delà
les apparences sensibles, élucide l’intimité des substances, exhibe ce qui est
traditionnellement appelé une essence : elle dit, par exemple, qu’un éclair
est une décharge électrique, que l’eau est composée de molécules de H2O,
que l’or est un métal doté du nombre atomique 79, que les roses possèdent
tel code génétique, un gène n’étant lui-même rien d’autre qu’une
composition de molécules d’ADN. Elle ne garantit pas pour autant
l’existence des éclairs, de l’eau, de l’or ou des roses. Il ne s’agit pas ici
d’imaginer que le discours scientifique puisse être faux, d’envisager par
exemple que les molécules d’eau ne soient nullement constituées de deux
atomes d’hydrogène et d’un atome d’oxygène, mais de souligner que cette
vérité scientifique ne change rien au problème. Croire le contraire revient à
imaginer qu’un livre sur Dieu prouverait son existence. La science met
progressivement au jour les ressorts cachés d’un univers, elle ne pose pas la
question de l’existence de cet univers.
L’extrême variété des descriptions possibles d’une seule et même chose
montre qu’il existe une différence importante entre cette chose telle qu’elle
apparaît à un observateur à un moment donné et cette chose telle qu’elle
existe indépendamment de tout point de vue. Contrairement à ce que
j’imaginais jusque-là, je me rends compte qu’une description dépend
nécessairement de l’observateur et des conditions matérielles d’observation,
et ne permet donc pas de saisir les choses telles qu’elles sont en elles-
mêmes.
Cependant, si la multitude des points de vue montre que la carte n’est pas
le territoire, elle ne montre pas que la carte ne renvoie à aucun territoire. Si
je demandais à un ami de décrire ce bouquet de roses, sa description serait
vraisemblablement très proche de la mienne. Certes, il utiliserait des mots et
des tournures de phrases différents. Il pourrait s’attacher à telle ou telle
caractéristique à laquelle, jusque-là, je n’avais guère prêté attention.
Toujours est-il que, sauf erreur immédiatement rectifiable, nos descriptions
ne pourraient pas se contredire. Elles pourraient s’enrichir et se compléter,
pas s’opposer. Naturellement, nous pourrions être en désaccord sur certains
points, par exemple sur la meilleure façon de traiter les fleurs, s’il convient,
chaque jour, de couper les pieds de tige en biseau ou d’ajouter dans l’eau du
vase une pincée de sels minéraux. Toutefois, nous ne pourrions pas être en
complet désaccord. Il ne semble guère envisageable, notamment, que nous
ne puissions pas nous accorder sur le fait qu’il s’agit d’un bouquet de roses.
Cet ami n’aurait aucune raison d’affirmer qu’il puisse s’agir d’autre chose –
un Picasso, un soldat de plomb ou une omelette au jambon. Même s’il
l’affirmait, nous ne dirions pas que le bouquet de roses n’existe pas. Nous
dirions plutôt que mon ami est de mauvaise foi ou qu’il ne possède pas le
concept « bouquet de roses ». Quoi qu’il en soit, dans des circonstances
ordinaires et selon toute probabilité, n’importe qui constaterait avec moi la
présence d’un bouquet de roses sur ma table.
Le problème est que le recours à des tiers ne fournit absolument pas les
garanties escomptées. À vrai dire, il est même dérisoire de recourir au
témoignage de mon ami pour garantir l’existence des choses matérielles,
dans la mesure où cet ami fait également partie des choses matérielles. Mon
ami est peut-être une illusion. En le consultant, il se pourrait que je ne fasse
que me leurrer moi-même. Au même titre que ce bouquet de roses, les
autres créatures sont pour moi des objets. Ce sont des objets singuliers dont
certains marchent, parlent, se brossent les dents et s’adaptent à leur
environnement. Certes, contrairement au bouquet de roses et à la coccinelle,
certains de ces objets peuvent témoigner de leur existence – ils peuvent me
prendre au collet et me secouer comme un prunier en hurlant qu’ils existent.
Il n’empêche, tout ce que je sais des autres créatures repose uniquement sur
le témoignage de mes sens, de la même façon que tout ce que je sais de ce
bouquet de roses repose sur ce même témoignage. Je n’ai pas accès aux
créatures par un canal différent de celui qui me permet d’appréhender les
autres choses. Il se pourrait donc que ce bouquet de roses et tous ceux qui
prétendent affirmer son existence n’existent pas en tant que tels, mais se
résument à des images ou des représentations de mon esprit.
À tout le moins, moi, j’existe. Et si j’existe, c’est que mes parents
existent ou ont existé, et les parents de mes parents, et ainsi de suite. Certes,
il se pourrait que mes parents officiels ne soient pas mes parents
biologiques. Il n’empêche que mes parents biologiques et que les parents
biologiques de mes parents biologiques ont très probablement existé. La
scène du monde que j’avais vidée de toute substance semble ainsi pouvoir
se repeupler. Et si je peux la repeupler a minima avec cette tranche
d’humanité que constitue l’ensemble de mes aïeux, pourquoi ne pourrais-je
pas la repeupler avec le reste de l’humanité et l’ensemble des autres êtres ?
Ces quelques humains qui, au minimum, existent ou ont existé ne tiennent
tout de même pas suspendus dans le vide.
Cependant, dire que j’existe n’est pas dire qu’un homme existe. D’abord,
je pourrais n’être qu’un pur esprit, sans reliquat biologique, et donc n’avoir
besoin pour exister d’aucun parent quel qu’il soit – je pourrais être une pure
création ex nihilo. Ensuite, il n’est même pas sûr que je existe. Ce que je
croyais au minimum être – une continuité psychologique identifiée sous le
label « je » – pourrait n’être qu’un grain éphémère de pure conscience qui
cristallise en un instant le monde et son histoire.
Me voici désespérément revenu à la case départ. Il ne semble pas
possible d’apporter quelque chose comme une preuve de l’existence de quoi
que ce soit d’autre que ce que, par commodité de langage, j’appelle moi. De
la même façon que j’adhère spontanément à mes rêves, il se pourrait que le
monde entier ne soit qu’une illusion, qu’il se réduise à la seule pensée que
j’ai de lui. Dans ce cas, ce n’est plus mon esprit qui est dans le monde, mais
le monde en entier qui s’y trouve. Les planètes et les étoiles, les vallées et
les montagnes, les villes et les fleuves, les végétaux et les animaux de toutes
sortes, les autres hommes et moi-même en tant qu’homme pourraient ne pas
avoir d’autre consistance que mentale. En particulier, il ne servirait à rien
pour régler le problème de crier, de frapper du poing sur la table ou de se
dévisager minutieusement devant un miroir. Ce cri, ce poing, cette table
n’ont peut-être pas plus de réalité qu’un spectre ou un fantôme.
Plusieurs philosophes contemporains ont dépensé beaucoup d’énergie
pour rendre incohérente l’hypothèse du cerveau dans la cuve. Outre les
critiques fondées sur les prétendues impossibilités de type technique –
critiques aussi peu convaincantes que possible, tant il est vrai que la
fécondité de cette hypothèse ne vient nullement de son cadre technique,
mais de l’arrière-fond de doute radical dans lequel elle s’inscrit –, leur
principal argument repose sur l’affirmation selon laquelle l’hypothèse du
cerveau dans une cuve serait autoréfutante. Une hypothèse autoréfutante est
une hypothèse dont l’énonciation implique la fausseté. Par exemple, dire :
« Je n’existe pas » est une hypothèse autoréfutante parce que, quoi que je
sois, un homme, un cerveau dans une cuve, un brin d’herbe, un grain de
pure conscience, je suis au moins un être qui formule cette proposition.
Pour ces philosophes, un cerveau dans une cuve ne pourrait pas penser qu’il
est un cerveau dans une cuve. Étant dans une cuve, un tel cerveau n’aurait
pas de relation avec les choses tridimensionnelles comme les cuves et ne
pourrait donc pas s’y référer.
Cette affirmation semble très étrange. De la même manière que je peux,
ici et maintenant, considérer que je suis un citron sur un tapis volant, si
j’étais un cerveau dans une cuve, rien ne m’empêcherait d’avoir la pensée
que je suis un cerveau dans une cuve. Cette affirmation doit malgré tout être
prise au sérieux, dans la mesure où elle se fonde sur une solide théorie de la
référence : ce n’est pas le sens d’un mot qui déterminerait sa référence,
comme nous le considérons généralement, mais ce serait tout au contraire la
référence des mots qui en fixerait le sens. En somme, le sens de certains
mots serait causalement relié à la réalité.
Lorsque nous utilisons le mot « arbre », nous faisons référence aux arbres
qualifiés ordinairement de « réels », c’est-à-dire à des objets végétaux
tridimensionnels que nous percevons, que d’autres hommes ont perçus
et décrits, etc. Maintenant, la question est celle-ci : pourrions-nous
découvrir que les arbres ne sont pas des plantes, mais des animaux, par
exemple des espèces de crocodiles ? Si, par extraordinaire, une telle chose
se produisait, que dirions-nous ? Que les arbres n’existent pas ? Que les
arbres sont bien des espèces végétales, mais que ce que nous avons jusque-
là supposé être des arbres, comme les chênes ou les platanes, n’en sont
pas ? Que les arbres sont des espèces de crocodiles, contrairement à ce que
nous avions considéré jusque-là ? Que les arbres ont toujours été des
espèces de crocodiles mais que nous n’avons pris conscience que
récemment de ce fait grâce aux avancées de la science ? Nous arpentons ici
un terrain instable. Toutefois, et de la même façon qu’il existe des
portefeuilles et des sacs à main en crocodile, il ne serait pas si étrange de
s’apercevoir que les tables et les chaises sont constituées par des planches
de crocodile. Peut-être le mot « arbre » disparaîtrait-il de notre vocabulaire,
tant il est vrai qu’il n’y aurait rien de tel que des arbres compris comme une
catégorie d’espèces végétales. Peut-être le mot « arbre » ferait-il dorénavant
référence à une catégorie d’espèces animales. Peut-être le mot « arbre », en
dépit de ce que nous avions considéré jusque-là, a-t-il toujours fait
référence à des espèces de crocodiles, tant il est vrai que la réalité ne nous a
pas attendus pour exister ou, pour être plus précis, que la nature des choses
ne nous a pas attendus pour être ce qu’elle est. Après tout, l’eau n’a pas
attendu les progrès de la chimie moléculaire pour être composée de
molécules de H2O. En utilisant le mot « eau », Platon et Descartes faisaient
déjà référence, sans le savoir, à ce genre de molécules.
Quelles que soient nos intuitions sur ce point, l’important est de
comprendre que le sceptique aurait toujours à sa disposition la liberté de
rejeter la théorie causale de la référence – selon laquelle les mots que nous
utilisons sont reliés causalement aux choses – plutôt que de refuser de
prendre au sérieux l’hypothèse du doute radical, une hypothèse dont
personne, jusqu’à preuve du contraire, n’a réussi à se débarrasser de façon
convaincante. Plus encore, il n’est même pas sûr que le sceptique ait besoin
de refuser cette théorie pour continuer de mettre au défi quiconque
imaginerait être en droit d’afficher une certitude portant sur quoi que ce soit
d’extérieur à son esprit. Il lui suffirait de remarquer qu’il porte son attention
non sur l’existence des choses, mais sur la nature de ces existences, nature
qu’il considère foncièrement et irrévocablement hypothétique. Il n’y a
aucune théorie magique de la référence, il y a un doute sur la nature des
choses. Si les arbres et les cuves n’avaient pas d’autre existence que
mentale, ces arbres et ces cuves auraient malgré tout quelque chose de réel,
à savoir leur statut d’objets mentaux. Un cerveau dans une cuve pourrait
sans aucun doute utiliser des mots comme « arbre » ou « cuve ». Il est
certainement faux de considérer que cette hypothèse doit être rejetée au
prétexte qu’il n’y aurait plus dans ce cas de référence du tout. Simplement,
la référence ne porterait plus sur les arbres et les cuves tridimensionnels,
mais sur des objets mentaux. Rien n’empêcherait un cerveau dans une cuve
de se référer à ces objets mentaux que seraient les cuves et les arbres tout en
considérant qu’il s’agit effectivement d’objets tridimensionnels. Et il est
probablement insuffisant d’objecter qu’un arbre ou une cuve qui ne serait
pas un objet tridimensionnel – et donc non mental – ne serait plus un arbre
ou une cuve du tout. De deux choses l’une : soit nous considérons que le
monde pourrait se ramener in extenso à la seule pensée que j’ai de lui et,
dans cette hypothèse, nous sommes bien dans un monde purement mental ;
soit nous considérons que le monde existe bel et bien comme nous le
croyons généralement, à ceci près que je suis moi-même un cerveau dans
une cuve et, dans ce cas, mes impressions de cuve et d’arbre seraient reliées
à des arbres et des cuves tridimensionnels. Les impulsions de l’ordinateur
dépendraient causalement des objets physiques du monde tridimensionnel
de la même façon qu’une photographie fait référence dans la vie courante à
des objets tridimensionnels. Dans le premier cas, rien n’existe au monde
que mes pensées et la question de la référence extra-mentale ne se pose
plus. Dans le second, je suis le seul à être dans l’illusion, les choses existent
bel et bien et les mots que j’utilise font effectivement référence, quoique de
façon indirecte, à des objets tridimensionnels.
De la même façon que nous pouvons parler de fantômes même si les
fantômes n’existent pas ailleurs que dans l’esprit des personnes qui y
croient, ou qu’un amputé peut continuer à parler de sa jambe ou de son bras,
un cerveau dans une cuve pourrait considérer qu’il est un cerveau dans une
cuve. Il est probable que personne ne croit qu’il est un cerveau dans une
cuve. Il n’empêche : le réel n’a que faire de nos croyances. Les arbres sont
peut-être des crocodiles, ces crocodiles ne sont peut-être que des objets
mentaux et vous-même, cher lecteur, comme moi ou n’importe qui d’autre,
êtes peut-être un cerveau dans une cuve.
Les choses

Imaginez maintenant que le monde est tel que vous le supposez. Il n’y a
pas de doute à avoir : les objets fabriqués, comme les brosses à dents et les
grille-pain, et les objets naturels, comme les fraises des bois et les orangs-
outans, existent bel et bien.
Dans le langage courant, vous appliquez le mot « chose » aux objets
matériels ordinaires, les blocs de matière inanimés ou inertes qui font partie
de votre environnement quotidien et que vous avez coutume d’utiliser. Dans
le langage philosophique, le mot « chose » s’applique à un beaucoup plus
grand nombre d’objets : non seulement les objets fabriqués de toute taille,
mais également les objets naturels, géographiques ou cosmologiques, et
même les objets biologiques comme les organes et les organismes. Un
poisson rouge est une chose. Cette dernière affirmation ne conduit pas à nier
l’existence des événements mentaux et donc à ravaler l’homme et les
animaux au rang de machines ou de zombies. Simplement, elle souligne que
les êtres vivants sont d’abord, au même titre qu’une clef à molette, des
objets tridimensionnels qui ne relèvent pas de la même catégorie que les
entités moins concrètes comme les valeurs, les recettes de cuisine, les
nœuds, les nombres ou les sons.
L’existence tridimensionnelle, la cohésion, l’individuation et la
persistance semblent être des caractéristiques fondamentales des choses.
L’existence tridimensionnelle souligne leur réalité matérielle : les choses
sont là, devant nous, palpables, tangibles, et ne coïncident pas avec leurs
représentations. L’idée de caméléon n’est pas elle-même un caméléon. La
définition de cet animal peut être aussi précise et adéquate qu’il est possible
de concevoir ou d’imaginer, il lui manquera toujours, pour être une chose,
le fait d’exister concrètement. Certes, l’idée de caméléon existe à sa façon.
Nous en trouvons l’expression sous forme de signes encrés dans les
dictionnaires, les manuels de zoologie ou l’Histoire des animaux d’Aristote.
Pour autant, cette remarque ne nous conduit nulle part. Un caméléon ne
commence pas par la lettre c. Quant à la définition, elle ne change pas de
couleur et n’attrape pas les libellules grâce à une langue gluante et spiralée.
La cohésion signifie que les parties physiques constitutives d’une chose
semblent solidaires les unes des autres : lorsque nous attrapons un lapin par
les oreilles, nous attrapons le lapin et pas seulement les oreilles. Une chose
se déplace ou peut être déplacée d’un seul tenant. Toutefois, ce phénomène
fondamental ne peut pas être généralisé et la queue du lézard nous reste
parfois entre les doigts. Comme nous pouvons le constater avec une
biscotte, les contre-exemples sont très fréquents parmi les objets fabriqués.
La cohésion d’une table constituée d’une planche en équilibre sur deux
tréteaux semble très précaire : elle ne repose que sur la seule force de
l’attraction terrestre. Il n’empêche, une chose a toujours une certaine
cohésion. Et cette cohésion peut être forte ou faible, intrinsèque (comme
cela semble être majoritairement le cas pour les organismes) ou extrinsèque
(comme cela semble être majoritairement le cas pour les objets fabriqués,
dont la cohésion ne repose généralement que sur des artifices : des pliages,
des emboîtements, des nœuds, des tenons, des mortaises, des chevilles, des
clous, des vis, de la colle). Le degré de cohésion semble également, au
moins en partie, fonction de la taille de la chose : une chose macroscopique
comme une planète semble avoir une grande cohésion ; une chose
microscopique comme une particule subatomique semble ne plus avoir de
cohésion du tout. Les physiciens nous apprennent que les particules ne sont
pas des choses mais de l’énergie, comme si, à ces limites extrêmes, les
choses semblaient se dissoudre à l’image du sable du désert entre les doigts.
L’individuation signifie que les choses peuvent être découpées dans
l’espace et le temps, et donc dénombrées. Cette caractéristique permet de
distinguer les choses des substances. Les substances, comme les choses,
sont des portions du monde, mais, à la différence des choses, elles ne sont
pas individuées et ne sont donc pas dénombrables. Dans une épicerie, vous
ne pourrez savoir combien il y a de chewing-gum qu’en faisant référence à
des choses. Vous pourrez dire notamment combien il y a de paquets de
chewing-gum ou combien il y a de plaquettes ou de boules de chewing-
gum. Les paquets et les plaquettes de chewing-gum sont des choses. En
revanche, le chewing-gum lui-même n’est pas une chose, mais une
substance. Naturellement, vous pourrez toujours dire combien il y a de
marques, de modèles ou de variétés de chewing-gum, ou quel est le poids
de chewing-gum ou le volume occupé par du chewing-gum, mais vous ne
pourrez jamais savoir, en vous référant à la seule substance, combien il y a
de chewing-gum, et cela parce que le chewing-gum, en tant que substance,
n’est pas individuable.
En outre, toutes les parties des substances, jusqu’au niveau moléculaire,
sont elles-mêmes des substances de même nature. Toutes les parties du
sucre sont du sucre, toutes les parties du cacao sont du cacao, toutes les
parties de l’eau sont de l’eau. Les choses, en revanche, sont généralement
constituées de différentes substances. Un grille-pain n’est pas constitué de
molécules de grille-pain et toutes les parties d’un crocodile ne sont pas
elles-mêmes des crocodiles. Cependant, certains fragments de substance
sont eux-mêmes des choses : un morceau de sucre, un tas de cacao, une
flaque d’eau, etc. La différence entre une flaque d’eau et de l’eau n’est pas
une différence de composition, la flaque étant, nous pouvons le supposer,
composée de molécules de H2O, mais bien une différence d’individuation.
Si vous séparez la flaque en deux, vous n’aurez en rien modifié la
substance, mais vous aurez créé une nouvelle chose, à savoir une nouvelle
flaque d’eau. Une chose est avant tout une chose, tandis qu’une substance
est avant tout de la substance. Dans la grammaire usuelle, les noms de
substance ont la particularité de s’employer avec des partitifs : une eau, de
l’eau ; un sucre, du sucre ; un chewing-gum, du chewing-gum, etc. Ces
termes n’ont pas la même référence : dans le premier cas, c’est la chose qui
est visée, dans le second la substance.
Individuer une chose, c’est la singulariser dans l’espace et le temps,
l’appréhender comme un être à part entière. Maintenant, il semble
impossible de pouvoir individuer et donc dénombrer tout en ignorant ce
qu’il convient d’individuer et de dénombrer. À la question de savoir
combien de choses se trouvent dans une boîte en carton, boîte qui ne
contient en tout et pour tout qu’un poussin, la réponse spontanée « une
seule » n’est pertinente qu’en regard de la chose-poussin. Or ce poussin est
lui-même composé de plusieurs choses – un bec, deux yeux minuscules,
deux pattes roses, de nombreux organes internes, etc. D’autres réponses,
tout aussi pertinentes, quoique moins spontanées, peuvent donc
légitimement être proposées. D’une façon générale, il est vain de songer
pouvoir compter, et donc individuer, indépendamment des sortes ou espèces
de choses considérées. Chaque chose, pour être dénombrée, doit être
individuée et chaque chose, pour être individuée, doit être appréhendée
comme une espèce de chose – un poussin, un œil, une patte, un estomac,
etc.
C’est la question « qu’est-ce que c’est ? » qui permet de capturer la
nature de la chose considérée, autrement dit d’exhiber sa sorte ou son
espèce. Si nous demandons « qu’est-ce que c’est ? » en désignant Socrate,
de nombreuses réponses peuvent être proposées : « c’est un homme »,
« c’est un philosophe », « c’est le maître de Platon », « c’est un Grec marié
à Xanthippe », « c’est une curieuse créature à tête de bouledogue qui
déambule en sandales dans les rues d’Athènes », etc. Toutes ces réponses
expriment, chacune à sa façon, ce qu’est Socrate, mais seule la première
désigne son espèce (Homo sapiens). Socrate n’est pas homme au même titre
ou de la même façon qu’il est philosophe ou qu’il est le maître de Platon.
De ces trois propriétés, c’est la seule qui peut être appliquée à Socrate tout
au long de son existence. Socrate à trois ans n’était pas déjà philosophe, pas
plus qu’il n’était le mari de Xanthippe. Maintenant, il est vrai que des
réponses comme « c’est un animal » ou « c’est une créature » répondent
également au critère de continuation temporelle. Toutefois, des réponses de
ce type ne sont pas assez précises pour circonscrire la nature de Socrate. Si
tout ce que nous savons de Socrate est son animalité et que nous apprenons
que Socrate a été coupé en deux, nous sommes dans l’incapacité de savoir si
Socrate continue d’exister : il se pourrait que Socrate soit un ver qui survive
à ce genre de mutilations.
Toute chose est une certaine sorte ou espèce de chose. Il s’agit d’un
principe universel qui s’applique à chacune des choses sans restriction.
Imaginons que des explorateurs rencontrent au cœur d’une région
désertique une chose inédite, par exemple une curieuse masse de gélatine
phosphorescente, sans que personne ne sache de quoi il s’agit. Les
explorateurs ignorent si cette chose est inerte ou vivante, consciente ou
inconsciente, naturelle ou artificielle, tombée ou non du ciel, etc. Même
dans ces conditions insolites, cette chose serait une certaine sorte de chose.
Il ne s’agit pas d’un problème de connaissance, mais d’un constat
métaphysique, autrement dit d’une affirmation liée aux choses elles-mêmes.
Le fait que les explorateurs soient incapables de répondre à la question
« qu’est-ce que c’est ? », et donc de savoir de quelle sorte de chose il s’agit,
n’empêche nullement que cette chose soit une certaine sorte ou espèce de
chose. Comprenons bien : il se pourrait que cette chose ne soit même pas
une chose. Peut-être s’agit-il d’un mirage, peut-être s’agit-il de plusieurs
choses entrelacées. Il n’empêche. Si cette entité bizarre est une chose, alors
elle est, par le fait même, un spécimen ou un exemplaire d’une certaine
espèce ou sorte de chose.
Il est temps de passer à la persistance, comprise, après l’existence
tridimensionnelle, la cohésion et l’individuation, comme la quatrième
caractéristique des choses. La persistance signifie simplement une certaine
durée d’existence. Les pierres, les cendriers, les cocottes-minute, les
abricots, les éléphants, bref toutes les choses qui nous entourent persistent à
travers le temps, et cela vaut tout aussi bien pour nous-mêmes. Même les
allumettes que nous brûlons et les éphémères, ces petits insectes qui ne
subsistent que de quelques heures à quelques jours, ont une certaine
persistance. Certes, si nous avions la capacité d’observer cette table
continûment pendant des millénaires, nous la verrions peu à peu se
transformer en sciure et en poussière. Ce fait ne retire rien à la notion de
persistance, qui ne signifie pas la permanence ou l’inaltérabilité. Si la
persistance dépend naturellement du contexte dans lequel la chose évolue –
un glaçon persiste davantage au congélateur que dans un verre de whisky et
davantage dans un verre de whisky qu’abandonné à midi en plein soleil –,
elle semble surtout dépendre de ce que cette chose est, c’est-à-dire de la
sorte ou espèce de chose de laquelle elle relève. C’est parce qu’ils sont
membres d’espèces différentes que les animaux n’auront pas tous les
mêmes conditions de persistance. Un papillon ne vivra que quelques heures
tandis qu’une tortue pourra subsister plus d’un siècle. Par ailleurs, il est
important de ne pas confondre la métaphysique avec la philosophie de la
connaissance. Le fait que personne ne puisse, par définition, garantir la
permanence de cette table lorsque nous cessons de l’observer ne retire rien à
sa persistance. Bien entendu, il se pourrait qu’un cambrioleur profite de
notre absence pour remplacer cette table par une réplique qualitativement
identique – mêmes forme et couleur, même degré d’usure, mêmes taches
d’encre, etc. –, de sorte qu’il n’y ait aucun moyen de se rendre compte de la
substitution. Cette hypothèse ne retire rien au fait que ces deux tables, au
même titre que toutes les autres choses, persistent à travers le temps.
Toute chose qui existe existe nécessairement dans l’espace et dans le
temps. Cette table, à chaque moment de son existence, est localisée dans un
espace – cet appartement, le camion du cambrioleur, l’atelier où elle a été
fabriquée, etc. Or, il ne semble guère concevable que deux tables soient
localisées simultanément au même endroit, autrement dit, que deux choses
de la même espèce puissent être, au même moment, situées rigoureusement
dans le même lieu. Deux cendriers, deux citrons, deux hippopotames ne
peuvent pas se trouver en même temps à la même place. Non seulement les
choses existent dans l’espace et dans le temps, mais encore deux choses de
la même espèce ne peuvent partager les mêmes coordonnées spatio-
temporelles.
Les choses semblent tracer une trajectoire continue dans l’espace et dans
le temps tout au long de leur existence. Une pelote de fil aurait pu être
déroulée de l’atelier de fabrication à la localisation actuelle de cette table.
Cependant, cette caractéristique commune n’est pas nécessaire : une seule
et même chose peut connaître une discontinuité spatio-temporelle et donc
une existence interrompue. Il suffit, pour s’en convaincre, d’imaginer une
machine de science-fiction qui pourrait téléporter un corps d’un point à un
autre, sans continuité. Trois étapes seraient nécessaires : l’analyse de l’état
quantique de ce corps, le transport instantané d’un point à un autre de cette
analyse, la reconstitution de ce corps. Pour enclencher le mécanisme, il
suffirait d’introduire une chose quelconque, comme par exemple cette table,
dans la cabine de désintégration et d’appuyer sur le bouton de la console
centrale pour que cette même table réapparaisse dans la cabine de
réintégration. À aucun moment la table ne s’est déplacée d’une cabine à
l’autre. Elle n’a donc en aucune façon tracé une trajectoire spatio-
temporelle continue, ce qui ne l’empêche pas d’être une et la même chose.
En toute rigueur, elle a cessé d’exister au moment de la désintégration pour
recommencer à exister dans la cabine de réintégration. Si la table a cessé
d’exister à un moment donné et en un lieu donné pour recommencer à
exister en un autre moment et en un autre lieu, cette table n’a pas pu tracer
une trajectoire spatio-temporelle continue.
Cette remarque conduit à renoncer au principe métaphysique selon lequel
les choses ne commencent et ne cessent d’exister qu’une seule fois.
Contrairement à ce que le bon sens populaire et de nombreux
métaphysiciens ont supposé, une seule et même chose peut connaître une
existence discontinue. En vérité, il n’est même pas nécessaire, pour s’en
persuader, de recourir à une hypothèse de science-fiction. Dans la vie
courante, de nombreuses choses comme les pipes, les instruments de
musique, les tentes pliantes n’existent que par intermittence. Une arme à feu
démontée et remontée avec les mêmes pièces est toujours une et la même
arme à feu, sans que nous puissions tracer une trajectoire spatio-temporelle
continue depuis sa date de fabrication. En outre, les tardigrades, de petits
arthropodes évoluant notamment dans les glaces, peuvent se laisser
complètement déshydrater et congeler pendant plusieurs mois ou années
(certains spécialistes parlent de plusieurs siècles, voire de plusieurs
millénaires) sans que ce phénomène semble leur poser le moindre
problème. Une goutte d’eau sur l’une de ces bestioles lyophilisées permet
de la réanimer en quelques minutes. Il serait très exagéré de parler de
résurrection des tardigrades. La notion de vie latente semble plus rigoureuse
pour exprimer la période de dessiccation de ces animaux cryptobiotiques.
Au moins ce phénomène intrigant permet-il de remettre sérieusement en
cause notre vision commune d’une existence continue.
Plus encore que les propriétés spatio-temporelles, ce sont les propriétés
compositionnelles, autrement dit le fait, pour chaque chose, d’être
composée de tels et tels éléments matériels, qui semblent essentielles à la
chose, autrement dit au fait d’être cette chose. Si la table est toujours une et
la même table en dépit de sa désintégration, c’est qu’elle est recomposée
avec les mêmes éléments matériels. Imaginons d’abord que la table
recomposée n’ait aucun élément matériel commun avec la table
désintégrée : qu’est-ce qui autoriserait à soutenir qu’il s’agit encore de la
même table ? Imaginons ensuite que deux tables similaires soient
positionnées dans la cabine de désintégration et que deux tables tout aussi
similaires réapparaissent dans la cabine de réintégration. Sur quelle base
autre que matérielle pourrions-nous justifier l’identité entre telle table
réintégrée et l’une ou l’autre des tables désintégrées ?
Il est temps de résumer ce que nous avons appris : une chose est un
exemplaire ou un spécimen d’une certaine sorte ou espèce de chose ; cet
exemplaire est doté de propriétés spatio-temporelles et compositionnelles.
La propriété d’être de telle ou telle sorte ou espèce est commune à plusieurs
choses : il s’agit d’une propriété partagée qui permet d’exhiber la nature de
la chose. Quant aux propriétés spatio-temporelles et compositionnelles, ce
sont des propriétés propres à chaque chose. Elles permettent de s’installer
au cœur de la chose, d’en exhiber la singularité. Les propriétés
compositionnelles semblent plus fondamentales que les propriétés spatio-
temporelles. La même chose aurait pu connaître une infinité d’autres
trajectoires spatio-temporelles. En revanche, la même chose n’aurait pas pu
être composée d’éléments matériels foncièrement différents. Être une chose,
c’est être un exemplaire ou un spécimen d’une certaine sorte ou espèce de
chose. Être telle chose, c’est être un exemplaire ou un spécimen composé de
tels et tels éléments matériels ou compositionnels.
Les espèces

Imaginez qu’il vous soit demandé de classer et de regrouper un nombre


élevé d’objets extraterrestres en un nombre limité de catégories. Il ne s’agit
pas de procéder par hasard, en fonction de vos caprices du moment, mais de
tenter de fonder une classification cohérente et justifiée dans le but de
répertorier des objets dont les êtres humains ignorent tout. Vous savez
seulement que des extraterrestres les ont abandonnés sur Terre sans laisser
d’autres traces. Pour accomplir votre tâche, vous êtes invité à adopter la
logique des ensembles : certaines choses peuvent appartenir à plusieurs
catégories et plusieurs choses peuvent appartenir à la même catégorie. Vous
pouvez faire procéder ou procéder vous-même à tous les tests et analyses
scientifiques que vous souhaitez. Il y a là de très nombreuses choses plus ou
moins surprenantes, plus ou moins animées, plus ou moins grandes, plus ou
moins solides, plus ou moins lourdes, plus ou moins lisses, plus ou
moins froides, plus ou moins bruyantes, plus ou moins odoriférantes, plus
ou moins colorées, plus ou moins stables, etc. De chacune de ces choses,
vous commencez par vous demander si elle est dangereuse ou
inoffensive, naturelle ou fabriquée, organique ou inorganique, morte ou
vivante, consciente ou inconsciente, etc., puis vous vous rendez compte que
vous ne faites que projeter vos catégories familières, celles de l’espèce
humaine elle-même. C’est bien naturel, car, au fond, c’est bien de cela qu’il
s’agit : vous êtes à vous seul dans la situation de l’humanité qui, au fil des
siècles et des générations, est parvenue à répertorier les objets terrestres,
aujourd’hui si familiers.
Votre vision du monde n’est pas uniforme et indifférenciée à la façon
d’une page blanche ou d’une banquise, elle apparaît plutôt saturée d’objets
hétéroclites à l’image du contenu d’un bazar, d’un souk ou d’un grenier.
Comme en témoignent les mots que vous utilisez, ce capharnaüm n’est pas
indescriptible, et vous êtes une créature qui a une forte tendance à
distinguer les objets les uns des autres puis à les regrouper. Non
seulement vous dites « cette chaise », « ce singe », « ce nuage », mais vous
dites encore « les chaises », « les singes », « les nuages ». Dans un cas
comme dans l’autre, vous croyez que ces mots font référence à des portions
du monde. En disant « cette chaise », vous faites référence à un objet qui est
une chaise et à aucune autre chose. En disant « les chaises », vous faites
référence à une espèce de chose, en l’occurrence l’ensemble des chaises. Si
un Esquimau, un Japonais et un Sud-Africain disent « les abricots », ils font
référence, bien qu’ils ne se connaissent pas et ne parlent pas la même
langue, aux mêmes portions du monde, en l’occurrence à l’ensemble des
abricots, c’est-à-dire de tous les spécimens qui ont existé, existent ou
existeront, et même de tous les spécimens possibles. Et si nous affirmons
que Jules César, Napoléon et Charles de Gaulle ont mangé des abricots,
nous ne croyons pas que ces trois personnes ont dégusté exactement les
mêmes portions du monde, ce qui serait absurde ; nous croyons plutôt
qu’elles ont dégusté des objets de la même espèce.
Qu’est-ce qui permet de regrouper des portions du monde sous un nom
d’espèce ? La première réponse qui vient à l’esprit est fondée sur
l’apparence : différents objets sont des objets d’une même espèce si et
seulement s’ils se ressemblent. Cette croyance commune semble légitime :
qu’est-ce qui ressemble plus à un objet qu’un autre objet de la même
espèce ?
À l’examen, cependant, les choses ne semblent pas aussi simples et il
serait inexact d’ériger cette généralité en principe. Ce n’est pas parce que,
dans la majorité des cas, les membres d’une espèce donnée se ressemblent
davantage entre eux qu’ils ne ressemblent à n’importe quel membre de
n’importe quelle autre espèce que vous devez en conclure que toutes les
choses qui se ressemblent appartiennent à la même espèce et que toutes les
choses qui ne se ressemblent pas appartiennent à des espèces différentes.
Parmi les objets extraterrestres que vous êtes chargé de regrouper, deux
objets similaires relèvent peut-être de deux espèces différentes et deux
objets en apparence différents appartiennent peut-être à la même espèce.
Sur Terre, certains poissons ont des ailes et certains oiseaux ne volent pas,
un bébé kangourou ressemble davantage à un ver qu’à sa mère, certaines
herbes, comme les bananiers, sont plus hautes que certains arbres et certains
arbres, comme les bonsaïs, sont plus petits que certaines herbes. Pour
exprimer cette idée de façon plus radicale, nous pouvons aller jusqu’à
imaginer qu’une girafe n’est pas nécessairement un animal, comme le dit le
dictionnaire, « à cou très long et rigide au pelage roux marqué d’un système
de raies claires formant un système de cloisonnement polygonal » : un
explorateur pourrait rencontrer une girafe à petit cou mou au pelage
uniformément violet. Certes, la tentation est grande d’opérer une distinction
entre le normal et l’exceptionnel. Cependant, y succomber ne ferait que
reculer le problème, car qu’est-ce qui prouve que les girafes, telles que nous
les connaissons, ne souffrent pas toutes de nombreux problèmes de santé ?
Peut-être que les girafes sont percluses de rhumatismes, ce qui expliquerait
la rigidité et la longueur de leur cou. Peut-être qu’elles connaissent de
graves problèmes dermatologiques sans lesquels leur pelage serait d’un
superbe violet.
Ce qui semble vrai des espèces naturelles semble également l’être des
espèces artificielles. L’apparence n’est pas le critère de l’identité spécifique
des objets fabriqués. Des ustensiles indiscernables n’appartiennent pas
forcément à la même espèce : une soucoupe de tasse à café peut être
indiscernable d’un cendrier, une carafe peut être indiscernable d’un vase,
une table peut être indiscernable d’un tabouret (les mêmes cubes de bois
peuvent être indifféremment l’un ou l’autre). Et des ustensiles apparemment
très différents peuvent appartenir à la même espèce, comme en témoignent
les innombrables variétés existantes de lampes, de montres, de porte-clefs,
etc.
Songeons un instant à la très grande diversité des tire-bouchons : ce
foisonnement exceptionnel n’empêche pas une identité d’espèce. Un tire-
bouchon peut être composé de pratiquement n’importe quelle matière et
avoir n’importe quelle forme. Certains tire-bouchons ne sont même pas
portatifs : ils se vissent au mur de la cuisine ou de la cave, ce qui évite
d’avoir à les chercher. Peuvent être imaginés et, plus encore, conçus et
fabriqués des tire-bouchons en pierre, en porcelaine ou en verre, avec
n’importe quel type de système – mécanique simple ou à ressort, électrique
ou à gaz, etc. À l’inverse, peut être imaginé un objet qui ressemblerait en
tous points à l’un des nombreux modèles standards sans être du tout un tire-
bouchon : une pièce mécanique entrant dans le cockpit de la navette spatiale
américaine, par exemple. Il pourrait s’agir d’une charnière, d’une pièce de
suspension des fauteuils, d’une manette du tableau de bord ou de n’importe
quoi d’autre.
Imaginer pouvoir dire ce que sont les tire-bouchons sur leur seule
apparence, c’est se condamner à un travail fastidieux, inutile et surtout
incertain. Qu’est-ce donc qu’un tire-bouchon ? La réponse, bien connue, est
contenue dans le mot lui-même. La nature des objets fabriqués n’est pas
élucidée par leur apparence mais par la fonction qui leur est communément
associée. Tout objet fabriqué qui permet de remplir telle ou telle fonction est
un objet de telle ou telle espèce.
Cette affirmation doit être précisée. D’abord, il semble clair que le fait
qu’un objet fabriqué ne puisse pas remplir la fonction qu’il est censé
remplir ne l’empêche pas d’être un objet de l’espèce qu’il est censé
incarner. Un tire-bouchon qui ne fonctionnerait pas serait malgré tout un
tire-bouchon.
Ensuite, il semble tout aussi clair qu’un objet fabriqué peut être utilisé
pour d’autres usages que ceux pour lesquels il a été conçu initialement. Le
fait de planter un clou avec le talon d’une chaussure ne transforme pas,
comme par magie, cette chaussure en marteau. Il ne faut pas confondre
l’usage courant et l’usage occasionnel. Plus encore, même si demain tout le
monde décidait de s’asseoir couramment sur des pots de fleurs et des postes
de télévision, ces pots et ces postes ne deviendraient pas des tabourets du
même coup. Pour qualifier la nature des objets conçus et fabriqués,
l’intention légitime du concepteur et du fabricant prime, au moins dans un
premier temps, sur l’usage effectif. C’est d’ailleurs cette primauté qui
explique qu’un tire-bouchon ou une machine à laver qui ne pourraient pas
fonctionner seraient malgré tout deux spécimens respectivement de tire-
bouchon et de machine à laver. Maintenant, cette intention doit elle-même
être crédible. Un producteur qui mettrait sur le marché des olives vertes ou
des palmes, masques et tubas en guise de tire-bouchons ou de machines à
laver ne pourrait pas être pris au sérieux.
Ces remarques montrent que, si l’intention prime sur l’usage, c’est bien
l’usage (ou sa possibilité) qui valide l’intention. Si nous prenons conscience
du fait qu’un médicament destiné à résorber les verrues a comme effet
secondaire de guérir l’hépatite, ce médicament, en dépit de sa vocation
d’origine, sera rapidement référencé dans la liste officielle des traitements
pour guérir l’hépatite.
Enfin, il semble aller de soi que des objets fabriqués d’espèces différentes
peuvent remplir une fonction analogue. Par exemple, de très nombreux
objets permettent d’allumer une cigarette – des allumettes, des briquets, des
brûleurs de cuisinière, des lampes tempête, des chauffe-bains, etc. Ce
constat conduit à penser que nous ne pouvons peut-être pas exclure aussi
facilement que nous l’avons fait jusqu’à présent l’apparence de la définition
des espèces ou, en tout cas, de certaines d’entre elles. Un briquet pourrait-il
ressembler trait pour trait à une allumette ? Un fabricant de gadgets pourrait
concevoir et mettre au point un objet qui aurait l’apparence d’une allumette
mais qui, en fait, serait un briquet. Dans ce cas, qu’est-ce qui permettrait de
justifier qu’il s’agisse d’un briquet ? Un briquet est généralement doté d’un
mécanisme, mécanisme dont nous escomptons plusieurs utilisations. Par
exemple, l’allume-cigare des tableaux de bord de voiture est une variété de
briquet qui permet bien ce type d’utilisation. Un briquet est une allumette
mécanique à répétition.
Cependant, il convient ici comme ailleurs de se méfier des conclusions
hâtives. Par exemple, il est faux de dire qu’un briquet est nécessairement
doté d’un mécanisme. Les marins utilisent des briquets solaires qui ne
contiennent pas d’autre dispositif qu’une simple loupe. En outre, rien
n’interdit de penser que des allumettes à répétition seront mises demain sur
le marché.
Une conclusion à tirer de ces remarques pourrait être la suivante : si un
objet fabriqué se définit bien par sa fonction, certains traits familiers sont
malgré tout typiques de l’espèce de choses considérée ou de l’une des
variétés de l’espèce de choses considérée. Peut-être convient-il également
d’envisager que les espèces d’objets fabriqués ne se définissent que de
façon conventionnelle. Après tout, c’est nous qui fabriquons ces objets et il
semble raisonnable de considérer que la nature des choses auxquelles les
noms d’espèces artificielles font référence ne correspond qu’à des choses
circonscrites à des époques et à des lieux, en fonction notamment des
coutumes et us caractéristiques de ces époques et de ces lieux.
Autrefois, les briquets ne désignaient pas les mêmes portions du monde
que de nos jours. Ce terme faisait référence aux morceaux d’acier qui
étaient utilisés pour extraire du feu d’un caillou. Par la suite, notamment à
e
partir du XVIII siècle, ce terme a été réemployé pour désigner la pierre des
fusils d’où partait l’étincelle destinée à mettre le feu à la poudre.
Toutefois, personne ne peut utiliser un mot à sa guise. À partir du
moment où un terme comme « briquet » est jeté dans l’arène et où sa
compréhension est fixée, il fait référence à des portions du monde, en
l’occurrence les briquets, et sa signification ne varie jamais qu’en fonction
de l’évolution des briquets eux-mêmes, indépendamment des caprices de
quiconque.
Dans le cas des objets naturels, aucune fonction permettant de les définir
ne peut leur être assignée. Certes, l’homme, pour satisfaire ses besoins et
ses désirs, utilise de nombreux objets naturels. Ces utilisations parfois
intempestives ne permettent nullement de spécifier ces objets. Lorsque
l’homme se contente de classer les objets naturels en considération de leur
seule utilité, il y a toutes les chances pour que le classement proposé ne
corresponde pas à la nature réelle de ces objets. C’est, par exemple, le cas
des premiers herbiers, qui regroupaient les herbes uniquement en fonction
de leur comestibilité et de leurs vertus thérapeutiques.
Maintenant, ce sont bien les hommes qui classent les objets et nos termes
d’espèces naturelles ne peuvent pas être autre chose que des termes
humains d’espèces. Il est concevable, autrement dit, que des créatures
équipées d’organes sensoriels différents des nôtres appréhendent le monde
tout aussi différemment et que le découpage du monde opéré par ces
créatures soit sans commune mesure avec celui que nous opérons nous-
mêmes. Il n’empêche, ni les citrons ni les hippopotames n’ont attendu
d’être distingués et spécifiés pour être respectivement ce qu’ils sont. Nous
ne pouvons donc pas si facilement renoncer à la croyance commune
selon laquelle les espèces naturelles sont bel et bien découvertes (plutôt
qu’inventées) sur la base du constat, somme toute élémentaire, que c’est
nous qui identifions et regroupons les objets. Peut-être le plus raisonnable
est-il de considérer que le monde lui-même se prête à être articulé ou
découpé plutôt d’une certaine façon que d’une autre.
Comment pouvons-nous élucider l’essence des objets naturels si aucune
fonction ne permet de les définir et si l’apparence, et donc la similitude,
sont incapables de fournir (du moins complètement) les garanties
escomptées ? Cette question est l’un des domaines où la philosophie a
intérêt à se tourner vers la science pour trouver une réponse qui puisse la
satisfaire. Ce sont en effet les sciences en général, et les sciences de la
nature en particulier, qui ont pour tâche d’élucider la nature des choses.
Quelle réponse les scientifiques proposent-ils ? Elle tient en un mot : la
microstructure. Les objets naturels, comme les plantes et les animaux, sont
dotés d’une microstructure typique de leur espèce. Nous savons aujourd’hui
que l’eau n’est pas autre chose qu’un composé de molécules de H2O, que le
plomb est un métal pourvu du nombre atomique 82, que les grenouilles sont
des animaux pourvus de tel code génétique ou de telle structure
chromosomique.
Ces remarques ne s’appliquent pas aux objets fabriqués. Si des
scientifiques enthousiastes se mettaient en tête d’analyser la microstructure
des chaises et des grille-pain, nous aurions de bonnes raisons de penser que
leurs recherches sont vouées à l’échec. Même dans le cas extraordinaire où
ils parviendraient à des conclusions sur la nature profonde des chaises et des
grille-pain, nous voyons mal comment nous pourrions les prendre au
sérieux. Il n’y a rien de tel que la nature intime des objets fabriqués. Les
chaises ne sont pas composées de molécules de chaises comme l’eau est
composée de molécules d’eau, les brosses à dents ou les grille-pain ne
possèdent pas de structure interne équivalente à tel ou tel nombre atomique
ou à tel ou tel code génétique.
Par ailleurs, la réponse scientifique permet de reconsidérer l’apparence
avec bienveillance. Il est bien clair, en effet, qu’il existe un lien de cause à
conséquence entre la microstructure et l’apparence d’un objet. C’est parce
que l’eau est un composé de molécules de H2O qu’elle nous semble liquide,
transparente, incolore et sans saveur.
La réponse à la question sur la nature des choses dépend donc en grande
partie de la catégorie d’objets (naturels ou fabriqués) considérés. Tandis que
les objets naturels, comme les plantes et les animaux, semblent dotés d’une
nature réelle indépendante de l’homme, qui coïncide avec leur
microstructure, la nature des objets fabriqués semble foncièrement
dépendante de celui qui les conçoit et de l’utilisation qui en est faite. Les
objets naturels sont bien en eux-mêmes ce qu’ils sont. Les objets fabriqués
ne sont pas en eux-mêmes ce qu’ils sont. La nature des premiers est réelle.
La nature des seconds est nominale, c’est-à-dire rattachée au nom qui leur
est associé.
Pour illustrer cette différence entre les deux types de nature, imaginons
qu’un coquelicot et une baignoire sont expédiés dans une tribu lointaine
dont les membres ont comme principale caractéristique d’ignorer tout des
coquelicots et des baignoires. Pour un membre de cette tribu, un coquelicot
n’est pas une fleur et une baignoire n’est pas un ustensile de salle de bains.
Il s’agit de deux choses un peu mystérieuses et tout à fait incongrues.
Imaginons maintenant que les membres de cette tribu s’intéressent de très
près à ces deux choses. Ils sont tellement intrigués qu’ils se donnent pour
objectif d’en élucider la nature. Pour ce faire, ils peuvent discuter pendant
des heures, mettre au point toutes sortes d’expériences et même, pourquoi
pas, passer le coquelicot et la baignoire au crible des analyses scientifiques
les plus sophistiquées. Ils mettent une telle énergie qu’ils finissent par
découvrir, entre autres choses, que le coquelicot est doté d’un code
génétique et que la baignoire est composée de molécules de faïence. Dans
ces conditions, ils croiront peut-être avoir enfin élucidé la nature de ces
deux choses. Auraient-ils raison ?
En mettant au jour le code génétique du coquelicot, ils auraient bel et
bien élucidé sa nature. Pour eux, comme pour nous, un coquelicot n’est rien
d’autre que ce qu’ils ont trouvé. Dans le cas de la baignoire, les choses sont
bien différentes : les membres de cette tribu ont considéré la baignoire en
tant que chose, non en tant qu’ustensile de salle de bains. Ignorant tout de
ce qu’est (pour nous) une baignoire, ils ne pouvaient faire autrement. Même
si les membres de la tribu avaient imaginé que la baignoire sert à prendre
des bains, et s’ils s’y étaient baignés avec plaisir, ils n’auraient pas pu
savoir qu’il s’agissait en fait d’une baignoire. Ils ne pouvaient rien faire
d’autre que de la considérer, au même titre que le coquelicot, comme une
simple portion du monde. En elle-même, la baignoire n’est d’ailleurs que
cela : une chose anonyme composée d’atomes. Si les membres de cette tribu
ont bel et bien élucidé la nature de la « baignoire-chose », ils n’ont en
revanche nullement mis au jour la spécificité de la « baignoire-ustensile ».
Ils savent tout de la baignoire – ses dimensions, sa masse, sa texture
superficielle et atomique, etc. –, sauf qu’il s’agit d’une baignoire.
Pour dire les choses autrement : le coquelicot est lui-même en lui-même
un coquelicot ; si les hommes n’avaient jamais existé, les coquelicots
seraient des coquelicots ; en revanche, la baignoire n’est pas elle-même en
elle-même une baignoire. En elle-même, elle n’est qu’une chose anonyme,
la chose précise que les membres de la tribu ont fini par appréhender. Son
statut de baignoire ne coïncide pas avec ce qu’elle est comme chose.
Avec vos objets extraterrestres, vous êtes dans la situation des membres
de cette tribu exotique. Vous comprenez qu’il est vain de tenter de deviner
la fonction de tel ou tel objet, car, même dans le cas où votre hypothèse
serait effectivement la bonne, vous n’auriez aucun moyen de la valider.
Votre seule chance d’arriver à un classement pertinent est de considérer que
tous ces objets sont naturels.
Vous commencez par vous dire que la probabilité pour qu’il en soit ainsi
est très faible, avant de comprendre qu’il ne s’agit pas d’un pis-aller ou d’un
pari fou, mais d’une affirmation métaphysique crédible sur la nature des
choses. Un coquelicot, une baignoire, un barrage de castors, une brosse à
dents, une œuvre d’art, un épi de maïs transgénique, comme n’importe quel
objet matériel terrestre ou extraterrestre, est d’abord une chose, c’est-à-dire
un agrégat matériel foncièrement anonyme.
Fort de ce parti pris méthodologique, vous faites analyser les objets
extraterrestres par les meilleurs spécialistes de nombreuses disciplines :
taxinomie, métallurgie, minéralogie, biologie, physique, chimie, etc. Vous
ne commettez pas l’erreur de proposer un seul classement. Vous proposez
un répertoire, dûment argumenté et renseigné, de tous les classements
possibles, en fonction des meilleurs critères de répartition connus à ce jour
– des critères de forme et de matière, de taille, poids et densité, de
composition moléculaire et atomique, etc. Vous n’êtes pas dogmatique : la
liste de critères retenus n’est pas fermée. Elle peut être enrichie en fonction
des révisions ou des avancées scientifiques.
Une équipe d’informaticiens a mis au point un logiciel de sélection des
objets répondant à tel et tel critère. Après avoir sélectionné les critères de
votre choix, vous pouvez savoir en quelques secondes combien d’objets y
répondent. Lorsque la liste des critères est trop étroite, aucun objet n’est
sélectionné. Lorsque la liste des critères est trop large, tous les objets sont
sélectionnés. Entre ces deux extrêmes, toutes les combinaisons sont
possibles, combinaisons dont le résultat correspond aux meilleures
catégorisations théoriques de tous les objets abandonnés par les
extraterrestres.
Vous disposez rapidement de très nombreuses informations, beaucoup
plus que ce que vous imaginiez au départ, et vous formalisez un rapport
d’expert qui reçoit l’aval d’un comité scientifique international.
Comme toute catégorisation, la vôtre peut être appréhendée de deux
manières :
1) Nous pouvons considérer qu’elle correspond effectivement à la nature des objets extraterrestres
(réalisme).
2) Nous pouvons considérer qu’elle correspond inévitablement à la nature humaine, c’est-à-dire à la
grille de déchiffrement que vous avez projetée sur ces objets extraterrestres (conceptualisme).

Aucune de ces deux manières de considérer les choses ne vous semble


entièrement convaincante. La vision réaliste vous semble naïve (c’est vous
qui avez classé les objets et il n’y a rien de tel qu’un classement
intrinsèquement objectif). Quant à la vision conceptualiste, elle vous semble
stérile (la notion d’espèce n’est pas une simple vue de l’esprit, mais
correspond bien à des structures authentiques, comme en témoigne, par
exemple, la reproduction des plantes ou des animaux). Vous croyez en une
troisième voie qui tente de concilier les deux approches. Votre pensée est la
suivante : les critères de catégorisation sont bien, en l’occurrence, des
critères humains. Maintenant, « humain » ne signifie nullement artificiel.
L’homme est lui-même un être naturel et il peut être tentant de considérer
que son cerveau est en prise directe avec la réalité en ce sens que les
catégories retenues coïncident avec les structures du monde lui-même. Si le
monde était un poulet, rien ne dit que l’homme serait condamné à le
découper en tranches ou en rondelles comme un cake ou un saucisson. De
nombreux indices invitent au contraire à considérer que l’homme est
parvenu à poser la lame de ses concepts aux bonnes articulations. En
d’autres termes, le monde lui-même se prête à être découpé de telle et telle
manière. Certes, le découpage extraterrestre est probablement sans
commune mesure avec le vôtre. Il n’empêche, votre découpage semble
également fondé. Si tel est le cas, il convient de formuler une troisième
voie :
3) Nous pouvons considérer que la nature humaine de votre catégorisation n’exclut pas en principe
une coïncidence avec la nature des choses elle-même (naturalisme).

La qualité de votre travail est unanimement reconnue. Il n’empêche, le


débat fait rage entre les réalistes, les conceptualistes et les naturalistes. En
ce qui vous concerne, vous n’êtes pas entièrement satisfait du résultat. Vous
n’osez pas en parler, mais cinq problèmes continuent de vous tourmenter :
– même si les catégories proposées sont pertinentes, vous avez toujours
un doute sur le nombre d’objets (les extraterrestres ont peut-être laissé des
débris d’un seul objet, plusieurs objets sont peut-être emboîtés dans le
même bloc de matière) ;
– même si les catégories proposées sont pertinentes, vous savez que
certains niveaux d’analyse sont nettement plus adaptés que d’autres pour
identifier un objet (par exemple, le vécu à la première personne semble être
le « bon » niveau pour la douleur, les règles le « bon » niveau pour le jeu
d’échecs, la composition minérale le « bon » niveau pour une pierre) et que
vous ne saurez sans doute jamais quel est le « bon » niveau pour les objets
extraterrestres ;
– même si les catégories proposées sont pertinentes, vous ne saurez
jamais si certains de ces objets sont dotés de propriétés sémantiques (un des
objets est peut-être assimilable à un livre, une œuvre d’art ou une carte
géographique) ;
– même si les catégories proposées sont pertinentes, vous ne saurez
jamais si certains de ces objets ont des états mentaux (un objet minéral qui
ressemble à une pierre est peut-être conscient, il ressent peut-être quelque
chose de l’« intérieur ») ;
– même si les catégories proposées sont pertinentes, vous ne saurez
jamais ce que cela fait d’être un extraterrestre et vous ne pourrez jamais
concevoir ou imaginer quelle est sa vision (à supposer que ce mot pour lui
ait un sens) de ces objets.
L’œuvre d’art

Imaginez qu’il vous soit demandé si un coffre massif, fermé à double


tour, contient une œuvre d’art sans qu’il vous soit possible d’ouvrir ce
coffre et sans que rien ne vous soit dit de ce qu’il contient, si ce n’est qu’il
contient bien quelque chose. Dans de telles conditions, il semble exclu que
vous puissiez vous prononcer sur la question de savoir si, oui ou non, ce
coffre renferme une œuvre d’art. Aussi étrange que cela puisse paraître,
cette situation est pourtant analogue à une situation dans laquelle il vous
serait demandé de dire si un objet anonyme quelconque est bien une œuvre
d’art. Par objet anonyme, il faut comprendre un objet non identifié sur
lequel vous ne détenez aucune information. Il ne s’agit pas de supposer une
situation dans laquelle vous pourriez reconnaître telle ou telle œuvre plus ou
moins célèbre que vous connaissez déjà, ni même d’envisager qu’il puisse
s’agir d’un faux, mais de vous demander, sur la base de votre seul
jugement, si tel objet, dont vous ne savez rien d’autre que ce que vous
découvrez, est une œuvre d’art. Contrairement à ce que vous imaginez sans
doute, le fait d’ouvrir le coffre et de vous laisser librement examiner et
manipuler son contenu ne vous fournirait aucune information
supplémentaire vous permettant de répondre à la question posée. Que le
coffre soit ouvert ou fermé revient au même et ne change par conséquent
rien au problème. Quelle que soit la situation, vous ne pourriez pas dire,
autrement que de façon hasardeuse, si, oui ou non, cet objet anonyme est
une œuvre d’art.
Cette affirmation semble paradoxale ou absurde. Elle ne l’est nullement
et vise seulement à montrer qu’il est illusoire de penser que les œuvres d’art
sont des objets qui se définissent par ce qu’ils nous donnent à voir, à
entendre, à goûter, à sentir, etc., autrement dit leur apparence, autrement dit
encore leurs propriétés esthétiques. Si l’apparence est bien ce qui confère à
l’art tout son sel, elle n’entre pourtant absolument pas en ligne de compte
dans l’identité des œuvres d’art. Il ne faut pas confondre le jugement
esthétique porté sur un objet avec le fait que cet objet est une œuvre d’art.
Certaines œuvres d’art sont fascinantes, d’autres sont accablantes ou
émouvantes, d’autres niaises ou détestables, d’autres encore, et c’est sans
doute le cas le plus fréquent, nous sont purement et simplement
indifférentes. Or le fait qu’un objet puisse générer autant de sentiments ou
de jugements variés, loin d’être une spécificité des œuvres d’art, est le
propre de tous les objets. Tout ce qui existe a une certaine apparence. Et
toute apparence suscite le genre d’impressions susdites. Les impressions
sensibles suscitées par une promenade en forêt ou par la visite d’un
aquarium tropical pourraient être décrites exactement dans les mêmes
termes que les impressions sensibles suscitées par une déambulation dans
un musée.
Certes, la conviction commune selon laquelle nous sommes capables de
distinguer les œuvres d’art parmi un lot d’objets anonymes semble
irrésistible. Pourtant, s’il nous était demandé d’opérer un tri entre les
œuvres d’art et les objets ordinaires parmi trois objets quelconques – une
peinture, un grille-pain, un bibelot –, nous serions rapidement confrontés à
des difficultés insurmontables. La première serait de décrire ces objets. Le
fait de parler d’une peinture, d’un grille-pain et d’un bibelot est déjà une
interprétation lourde de présupposés. En toute rigueur, il aurait été plus
rigoureux de dire : x qui nous semble être une peinture, y qui nous semble
être un grille-pain, z qui nous semble être un bibelot. À supposer que nous
passions l’éponge sur cet aspect des choses et que nous décidions, comme il
pourrait sembler naturel de le faire, de placer d’un côté la « peinture » et, de
l’autre côté, le « grille-pain », le problème du « bibelot » ne serait pas réglé
pour autant. Que faire ? Répertorier cet objet arbitrairement dans l’une ou
l’autre des catégories ou créer à son intention une catégorie
supplémentaire ? En négligeant cette difficulté, nous ne serions pas plus
avancés et rien ne nous permettrait de dire que les œuvres d’art se
reconnaissent à leur apparence. Comme tous les objets, les œuvres d’art
peuvent être réparties selon des sous-catégories – la peinture, la sculpture,
la musique, la littérature, etc. – qui reposent bien, quant à elles, au moins en
partie, sur un certain type d’apparence. Cependant, ce n’est pas parce que
nos catégories artistiques sont fondées au moins partiellement sur
l’apparence qu’il est légitime d’en conclure que le fait pour un objet d’être
une œuvre d’art est également fondé sur l’apparence. Il ne faut pas
confondre une catégorisation avec une identification. Le fait qu’il semble
absurde de considérer le grille-pain comme une symphonie et légitime de
considérer la peinture comme un tableau ne permet nullement de conclure
que cette peinture est à coup sûr une œuvre d’art et que le grille-pain n’est
pas à coup sûr une œuvre d’art. Rien ne dit que cette peinture soit un
tableau. Il pourrait s’agir d’un vasistas, d’une porte de placard ou d’un
plateau de petit déjeuner. En vérité, tout ce que nous pouvons affirmer en
inspectant cette peinture est que, s’il s’agit d’une œuvre d’art, il s’agit alors
très probablement d’un tableau, moins probablement d’une sculpture, et de
façon très invraisemblable d’une œuvre appartenant à une autre catégorie.
Si cette conclusion est la seule qui puisse être tirée de l’inspection
méticuleuse d’une peinture anonyme, il devient clair que la classification
des objets sous deux rubriques, la rubrique « œuvres d’art » et la rubrique
« simples objets », est nettement plus problématique qu’il n’y paraît de
prime abord. Car, bien entendu, il en va ainsi de chaque objet. Considérons
le grille-pain. Dans la mesure où nous ne détenons aucune information – le
fait qu’il s’agisse d’un grille-pain ne nous a pas été communiqué –, rien ne
prouve que nous ne sommes pas en présence d’une sculpture contemporaine
– qu’il s’agisse d’une imitation de grille-pain ou d’un grille-pain
authentique désormais considéré comme une œuvre d’art par la sphère
artistique.
L’illusion commune dans laquelle nous sommes est de croire que les
objets sont en eux-mêmes des œuvres d’art et qu’il suffit de les observer
pour les reconnaître et les distinguer des objets ordinaires. Pour autant, il est
clair que les choses ne se passent pas ainsi.
Premièrement, nous venons de voir qu’il était naïf de croire qu’un objet
quelconque est une œuvre d’art du fait de son apparence – ce qu’il nous
donne à voir, à entendre, à goûter, à sentir, à toucher, etc. La conséquence
est qu’il est inutile de chercher à définir les œuvres d’art comme des objets
esthétiques, ce que proposent les manuels. Prétendre qu’une œuvre d’art est
un objet esthétique, c’est ne rien dire du tout, tant il est vrai que tous les
objets sont esthétiques du seul fait qu’ils existent.
Deuxièmement, les œuvres d’art ne possèdent pas de structure cachée
permettant de les identifier et il est vain de considérer qu’un objet
quelconque est une œuvre d’art comme de l’eau est de l’eau ou comme une
branche de céleri est une branche de céleri. Les œuvres d’art ne sont pas
composées de molécules d’œuvres d’art comme l’eau est composée de
molécules d’eau. Il n’existe pas de nombre atomique des œuvres d’art, pas
de code génétique des œuvres d’art. Bref, rien dans l’apparence ou la
structure intime des œuvres d’art n’est caractéristique du fait qu’il s’agit
d’œuvres d’art.
Troisièmement, il est inutile de s’imaginer que quelque chose d’autre
puisse permettre de distinguer une œuvre d’art parmi un lot d’objets
anonymes. Si ni la structure cachée ni les propriétés esthétiques ne
permettent d’opérer cette distinction, plus rien ne subsiste de l’objet. Il est
inutile, en particulier, d’imaginer pouvoir recourir à la notion de fonction
esthétique, autrement dit au fait que les œuvres d’art sont des objets dont la
vocation est de susciter des émotions esthétiques, car cette vocation n’est
justement pas une propriété perceptible d’un objet anonyme. Certes, une
telle fonction permet bien de comprendre qu’un estomac ou que le
Kilimandjaro ne sont pas des œuvres d’art. Malencontreusement, elle
conduit également à considérer qu’une cravate club ou qu’un nain de jardin
sont des œuvres d’art.
Ces remarques semblent aboutir à une conclusion sceptique. Il serait
impossible de définir les œuvres d’art et d’identifier une œuvre d’art parmi
un lot d’objets anonymes, conclusion qui elle-même semble contredite par
les faits. Après tout, nous savons tous ce qu’est une œuvre d’art et nous
savons tous faire la différence entre une sculpture de Rodin et une boule de
neige. Comment échapper à cette contradiction ? En soulignant à la fois que
le fait pour un objet d’être une œuvre d’art n’a rien à voir avec ce que nous
pouvons penser individuellement de ses qualités esthétiques et que les
œuvres d’art ne peuvent être définies par référence aux objets eux-mêmes
(les définitions du terme « œuvre d’art » qui ne tiennent compte que des
objets eux-mêmes sombrent immanquablement dans la confusion).
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que, de la même manière que n’importe
quel objet peut être mis ou non sous un projecteur, les objets peuvent être
ou ne pas être des œuvres d’art en fonction de leur positionnement dans le
monde. Hors contexte, il est impossible de savoir si le projecteur est ou non
allumé. Le savoir précède le regard. Si nous ne savons pas déjà que tel objet
est une œuvre d’art, il est impossible de le distinguer. Un estomac ou un
morceau du Kilimandjaro ne sont pas des œuvres d’art, mais un estomac ou
un morceau du Kilimandjaro présentés sous inclusion plastique dans un
musée d’art contemporain sont des œuvres d’art. À partir du moment où
nous comprenons que le même objet peut aussi bien être que ne pas être une
œuvre d’art, autrement dit que le fait d’être une œuvre d’art n’est pas une
propriété de l’objet lui-même, il devient clair que le fait pour un objet d’être
une œuvre d’art ne traduit nullement une nature, mais une attribution, une
simple vignette sociale et culturelle. Dire « x est une œuvre d’art » ne
signifie pas autre chose que « x est considéré comme une œuvre d’art » ou
« x est positionné comme œuvre d’art ». L’attribution ou la considération
évoquée ici n’exprime pas un sentiment ou une opinion comme dans
l’énoncé « cette glace aux fraises est délicieuse », mais un fait, en
l’occurrence une position ou une inclusion, comme dans l’énoncé « la glace
aux fraises est dans le congélateur ». Ce qui est en question n’est pas la
différence entre les jugements et les faits, mais la différence entre les
propriétés intrinsèques et les propriétés extrinsèques : une propriété
intrinsèque dépend de ce que l’objet est en lui-même, une propriété
extrinsèque dépend de la relation que cet objet entretient avec le reste du
monde. Soit un cube exhibé sur un piédestal dans un musée. Le fait qu’il
s’agisse d’un cube est une propriété intrinsèque de l’objet. En revanche, le
fait que ce cube soit une œuvre d’art ne dépend pas de la nature de l’objet
lui-même, il dépend seulement de son environnement culturel. Pour dire les
choses autrement, dans un monde où l’homme aurait disparu, il n’y aurait
plus d’œuvre d’art.
Nous savons désormais pourquoi il est impossible d’identifier une œuvre
d’art parmi un lot d’objets anonymes : n’importe quel objet peut être
comme ne pas être une œuvre d’art. Tout dépend de sa position dans le
monde. Une personne quelconque pourrait s’emparer d’un objet quelconque
et tenter de le positionner comme œuvre d’art. Il ne s’agit pas pour elle de
façonner ou de transformer patiemment un objet, mais de tout mettre en
œuvre, socialement parlant, pour atteindre son objectif. Cette personne peut
réussir ou échouer dans son entreprise. Toujours est-il que, quel que soit le
résultat auquel elle parviendrait, ce résultat serait légitime. Il se peut que cet
objet en vienne à être exhibé dans une galerie d’art ou un musée, qu’il soit
exposé avec succès dans les plus grandes capitales et fasse l’objet de
nombreux commentaires avisés, que des reproductions de cet objet soient
vendues en guise de cartes postales dans les kiosques des musées et
apparaissent en quadrichromie sur papier glacé dans les livres d’art. A
contrario, il se peut que cet objet ne rencontre aucun écho et que la
considération attendue soit vouée à l’échec. Quoi qu’il en soit, il semble
vain d’imaginer que le statut de l’objet ne corresponde pas à ses
tribulations. Dans le premier cas, le contexte est artistique : l’objet est
clairement positionné comme œuvre d’art et par conséquent il est (considéré
comme) une œuvre d’art. Or cette considération n’est pas autre chose que le
fait pour un objet d’être une œuvre d’art. Dans le second, le contexte est
non artistique : l’objet n’est clairement pas positionné comme œuvre d’art
et par conséquent il n’est pas (considéré comme) une œuvre d’art. Ici
encore, cette absence de considération n’est pas autre chose que le fait pour
un objet de ne pas être une œuvre d’art. Quel que soit le cas de figure, il n’y
a pas de place pour l’erreur : qu’il s’agisse d’une réussite ou d’un échec, il
n’y a aucune raison de refuser ou de dénigrer le statut accordé à cet objet,
quel qu’il soit – un galet, une serpillière, un coquelicot, une tranche de foie,
un dentier, une cabine téléphonique, un œil de verre, un extincteur, un
morceau de sucre. N’importe quoi de n’importe quelle forme, en n’importe
quelle matière, de n’importe quelle taille, de n’importe quelle couleur, etc.,
peut être une œuvre d’art. Cette affirmation ne signifie nullement que tous
les objets sont des œuvres d’art, mais simplement qu’il suffit qu’un objet
quelconque soit positionné comme œuvre d’art dans une sphère artistique
pour en être une. Un objet n’est pas une œuvre d’art, il le devient.
Il est vain de continuer à imaginer que les œuvres d’art sont en elles-
mêmes des œuvres d’art, qu’elles occupent de façon inaliénable la place
qu’elles occupent. La raison en est la suivante : ce n’est pas parce qu’un
objet est une œuvre d’art qu’il se retrouve exposé dans un musée, c’est au
contraire parce qu’il est exhibé dans un musée qu’un objet est une œuvre
d’art. Il ne s’agit pas d’une affaire de goût, mais de contexte et de degrés.
Songeons un instant aux animaux de zoo. Qu’est-ce qu’un animal de zoo ?
Un animal qui posséderait en lui-même telle ou telle caractéristique ? Non,
un animal de zoo est un animal identique aux autres animaux à ceci près
qu’il se trouve dans un zoo. Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Un objet qui
posséderait telle ou telle caractéristique ? Non, une œuvre d’art est un objet
identique aux autres objets à ceci près qu’il se trouve exposé dans une
galerie ou un musée.
Si un objet est une œuvre d’art en fonction de son positionnement dans
une sphère artistique, le fait d’être une œuvre d’art ne peut plus être une
affaire de tout ou rien, mais une question de degrés. Certains objets sont
davantage des œuvres d’art que d’autres et le même objet peut être plus ou
moins une œuvre d’art. Dans les deux cas, tout dépend de son degré
d’exposition. Un tableau exposé dans votre salon est moins une œuvre d’art
qu’un tableau exposé dans une galerie d’art et un tableau exposé dans une
galerie d’art est moins une œuvre d’art qu’un tableau exposé dans un musée
des Beaux-Arts. Cette remarque reste vraie s’il s’agit du même tableau
successivement exposé dans un salon, une galerie et un musée. En somme,
il en va des œuvres d’art comme du bronzage. De la même façon qu’un
corps peut être plus ou moins exposé au soleil, un objet peut être plus ou
moins exposé à la lumière muséale.
La Joconde fait partie des œuvres les plus exposées. Localisée dans l’un
des musées les plus prestigieux, fabuleusement célèbre, reproduite et
récupérée à des millions d’exemplaires sous de multiples formes – posters,
calendriers, foulards, pots à crayons, etc. –, elle est une œuvre d’art au plus
haut degré connu. Si La Joconde se trouvait depuis des siècles dans un
grenier, il s’agirait par définition (les éventuels problèmes de conservation
mis à part) du même objet que celui que nous connaissons. Or cet objet
n’aurait pas bénéficié de l’exposition du Louvre, il ne s’agirait donc pas de
la même œuvre d’art. La Joconde oubliée dans un grenier serait une œuvre
d’art, étant donné qu’elle a été reconnue comme telle dès l’époque de sa
création ; il n’empêche, il ne s’agirait pas de la même œuvre d’art.
En poussant le raisonnement, nous comprenons que cette chose appelée
Joconde aurait très bien pu ne pas être une œuvre d’art du tout. Imaginons
une situation telle qu’à la fois Léonard de Vinci n’ait jamais exécuté La
Joconde et que ce même objet ait été le fruit hasardeux d’une projection de
peinture sur une planche de cèdre sans que personne ne le sache et que
personne, par conséquent, ne connaisse d’aucune façon cet objet. Par
hypothèse, cet objet anonyme est composé des mêmes éléments matériels,
disposés selon la même structure physique, que ceux qui composent La
Joconde telle qu’elle existe actuellement au Louvre. Dans ces conditions,
cet objet ne pourrait d’aucune façon être une œuvre d’art, personne ne
connaissant son existence. Pour autant, cet objet serait identique à celui que
nous connaissons sous le nom de Joconde : il s’agirait non pas de deux mais
d’une seule et même portion du monde.
Imaginons maintenant que Léonard de Vinci se décide finalement à
exécuter La Joconde, comme il a fini par le faire, sans qu’il puisse toutefois
dans cette hypothèse utiliser la même planche de cèdre et les mêmes
matériaux que ceux qu’il utilisa effectivement, cette planche et ces
matériaux étant déjà mobilisés par l’objet ignoré. Dans ces conditions, cet
objet, La Joconde, serait la même œuvre d’art que celui que nous
connaissons, et cet objet serait un objet différent de l’objet ignoré qui lui est
pourtant similaire. Les œuvres d’art, pas plus que n’importe quel objet, ne
sauraient relever le défi de la logique de l’identité.
Ces remarques visent, si j’ose dire, à remettre les œuvres d’art à leur
place. Les œuvres d’art ne sont pas des entités qui s’imposeraient à nous
comme telles. En particulier, elles ne sont dotées d’aucune caractéristique
interne permettant de les distinguer des simples objets. Que le coffre massif
soit ouvert ou fermé ne change rien : personne, du simple amateur éclairé
aux plus grands experts en art, n’est capable de dire d’un objet anonyme
quelconque si, oui ou non, il s’agit d’une œuvre d’art. Le statut d’œuvre
d’art est un statut imaginaire.
L’identité

Imaginez deux bateaux du même modèle à quai sur le port d’Athènes,


Beau-Jaune et Beau-Vert, respectivement jaune et vert, composés
exactement de mille planches chacun. Comme toute chose, chacun de ces
deux bateaux est ce qu’il est et pas autre chose. Quoi qu’il puisse leur
advenir, leur identité est garantie par le fait même qu’ils existent. L’identité
est la limite de l’existence.
Imaginez maintenant que des marins un peu ivres décident de permuter
progressivement chacune des planches de ces deux bateaux. À chaque
heure, une planche jaune de Beau-Jaune est incorporée à la coque de Beau-
Vert et une planche verte de Beau-Vert est incorporée à la coque de Beau-
Jaune. À la fin du processus, soit à la millième heure, vous êtes toujours en
présence de deux bateaux, l’un jaune, l’autre vert. Maintenant, la question
est celle-ci : où sont passés Beau-Jaune et Beau-Vert ?
Apparemment, deux points de vue peuvent s’affronter :
(i) Beau-Vert et Beau-Jaune n’ont pas changé de place mais de couleur ;
(ii) Beau-Vert et Beau-Jaune n’ont pas changé de couleur mais de place.

La solution radicale selon laquelle Beau-Jaune et Beau-Vert n’existent


plus ne semble pas en être une. Peut-être sommes-nous dans l’incapacité de
trancher et débattons-nous vainement pour savoir ce que ces deux bateaux
sont devenus. Toutefois, nous voyons mal comment nous pourrions adopter
un tel point de vue. À aucun moment du processus les bateaux n’ont
disparu. Ils ont toujours été là, présents continûment sous nos yeux. En
outre, soutenir que Beau-Jaune et Beau-Vert n’existent plus conduit à se
demander d’où viennent les deux bateaux présents à l’issue du processus
sans qu’une réponse crédible différente de (i) ou (ii) puisse être proposée.
La solution (i) semble être cautionnée par de nombreux arguments.
D’abord, vous pouvez remarquer que, de la même manière qu’un organisme
change perpétuellement de composition, Beau-Jaune et Beau-Vert ont
entièrement renouvelé leurs composants. Séduisante en apparence, cette
analogie est toutefois trompeuse. Dans le cas d’un objet biologique, c’est
l’objet lui-même qui se développe suivant les lois de son espèce et qui est
donc lui-même la cause de son propre changement. Dans le cas des objets
fabriqués, la cause du changement est externe : ce sont les marins qui ont
changé les planches, non les bateaux eux-mêmes. À supposer que ces
bateaux soient des objets biologiques qui auraient, eux-mêmes par eux-
mêmes, sans que les marins interviennent, changé de couleur à la manière
des caméléons, il n’y aurait aucun problème. Et à supposer maintenant que
Beau-Jaune et Beau-Vert soient respectivement un singe jaune et un singe
vert, et que des vétérinaires tout aussi ivres et excentriques que nos marins
décident d’en inverser les organes, il ne fait guère de doute que ce n’est pas
la thèse (i) mais bien la thèse (ii) qui devrait être validée.
Ensuite, il semble que, en vous concentrant sur l’un des deux bateaux
seulement plutôt que sur l’ensemble du processus (il suffirait, pour faciliter
cette concentration, de recouvrir l’un des deux bateaux d’un drap noir),
vous pourriez aisément vous convaincre de sa permanence. Vous vous
postez devant Beau-Jaune et vous l’observez. Vous voyez qu’il devient peu
à peu vert. Vous vous dites que c’est lui, un et le même, qui devient vert. À
chaque instant du processus, le bateau est identique à lui-même. À chaque
instant, vous êtes face à une forme de bateau continue dans l’espace et le
temps.
Le fondement de cette manière de voir les choses repose sur l’idée
apparemment incontestable selon laquelle l’existence des objets est
nécessairement continue. Un objet quelconque commence à exister à un
moment donné et cesse d’exister à un autre moment, sans qu’il semble
possible que son existence soit interrompue entre ces deux moments. Si
vous soutenez que Beau-Jaune et Beau-Vert n’ont jamais cessé d’exister, il
s’ensuit que Beau-Jaune et Beau-Vert n’ont pas changé de place mais de
couleur. Cependant, cette croyance ancrée au plus profond de nous n’est pas
toujours vérifiée, comme nous pouvons le remarquer en démontant et
remontant pièce par pièce un objet : si successivement vous démontez et
remontez entièrement votre montre, vous aurez encore affaire à la même
montre. Ce point n’est pas douteux. Or que s’est-il passé pendant
l’intervalle de temps au cours duquel les pièces étaient éparpillées ? La
montre existait-elle à ce moment là ? Apparemment non. Une fois que la
montre est démontée, vous êtes exactement dans la situation de l’horloger
avant le premier assemblage. Il n’y a strictement aucune différence.
Soutenir que la montre continue à exister lorsque toutes ses pièces sont
éparpillées revient donc à soutenir que cette montre a commencé d’exister
avant d’être fabriquée, ce qui est absurde. Plus encore, à supposer que vous
décidiez de ne plus jamais remonter votre montre, elle aurait sans doute
cessé d’exister au moment de son démantèlement. Or, il n’y a aucune
différence entre les pièces d’une montre qui ne seront jamais remontées et
les pièces d’une montre que nous nous apprêtons à remonter. Soutenir
qu’une montre démantelée continue à exister revient donc à soutenir qu’une
montre qui existe et qu’une montre qui n’existe pas sont une seule et même
chose, ce qui, là encore, est absurde.
Si ni la montre d’origine ni la montre réassemblée n’existent cependant
que les pièces sont éparpillées, et si la montre réassemblée et la montre
d’origine sont une seule et même montre, force est de renoncer à la
croyance selon laquelle l’existence des objets est nécessairement
ininterrompue ou, en d’autres termes, selon laquelle ce qui existe n’a
commencé à exister qu’une seule fois. Par définition, un objet ne peut
commencer et cesser d’exister qu’une seule fois, mais il ne faut pas
confondre commencer et recommencer à exister, cesser et cesser à tout
jamais d’exister. Une seule et même chose peut cesser d’exister à un
moment donné pour recommencer à exister à un autre moment. Si la montre
démontée et la montre remontée sont un seul et même objet, c’est qu’il
s’agit chaque fois d’une montre et que les mêmes pièces les composent
l’une et l’autre. La permanence de composition sous une même sorte ou
espèce suffit à garantir l’identité.
C’est à ce stade de la réflexion que la thèse (ii) peut émerger. De la même
façon qu’une montre peut être successivement démontée et remontée, n’est-
il pas légitime de soutenir que Beau-Jaune et Beau-Vert ont changé de
place ?
D’abord, il est clair que si les bateaux avaient été des radeaux
rudimentaires, composés non pas de mille mais d’une seule et unique
planche, il n’y aurait pas de problème. Ensuite, le fait que chacun des deux
bateaux, bien que composé de plusieurs planches, ait pu changer de place
n’est pas mystérieux. Lorsque nous déplaçons les parties d’un objet, par
exemple le plateau et les tréteaux qui composent une table, nous retrouvons
le même objet, comme si celui-ci n’avait jamais été déplacé. Enfin,
imaginez une situation dans laquelle Beau-Rubis et Beau-Moisi, deux
bateaux respectivement composés de mille planches serties de rubis et de
mille planches moisies subissent le même processus d’inversion
cumulative : oseriez-vous prétendre que Beau-Rubis est maintenant
composé de mille planches moisies et que Beau-Moisi est maintenant
composé de mille planches serties de rubis ? Si, pour des raisons de
cupidité, le propriétaire de Beau-Moisi peut tenter de soutenir que son
bateau est désormais serti de rubis, il ne fait guère de doute, à l’inverse, que
le propriétaire de Beau-Rubis ne s’en laisserait pas conter.
Dans tous ces cas, la manière (ii) de voir les choses, qui consiste à
soutenir que les deux bateaux n’ont pas changé de couleur mais de place,
semble pertinente. À partir du moment où nous acceptons qu’un objet
puisse être successivement démantelé et recomposé, il semble qu’il n’y ait
plus de problème.
Le débat est-il clos ? Non, dans la mesure où défendre (ii) pousse
inévitablement à demander à partir de quelle planche permutée la
permutation des deux bateaux elle-même a eu lieu. À partir de la première
planche ? de la deuxième ? de la n-ième ? à la fin seulement du processus ?
e
Quelle que soit la planche cruciale considérée (par exemple la 501 ), vous
êtes dans une impasse. N’est-il pas en effet absurde de faire dépendre
l’identité d’un objet comme un bateau de l’absence ou la présence d’une
seule planche ?
Considérez le stade où chacun des deux bateaux est composé
d’exactement 500 planches jaunes et 500 planches vertes. Quid de l’identité
de ces deux bateaux ? Si vous persistez à considérer que la thèse (ii) est la
seule valide, force est alors de constater que l’identité de ces deux bateaux
est tout à fait indéterminée, l’un comme l’autre ayant autant de raisons
d’être Beau-Jaune que d’être Beau-Vert. En revanche, si vous êtes un
partisan de la thèse (i), cette situation n’est nullement problématique : Beau-
Jaune et Beau-Vert n’ayant pas changé de place, ils sont toujours localisés
au même endroit, c’est-à-dire à leur emplacement d’origine.
La thèse selon laquelle deux objets composés des mêmes constituants
matériels, agencés de façon similaire sous une même espèce, ne sont en fait
qu’un seul et même objet semble incontournable. Cependant, une telle
affirmation, aussi massivement convaincante soit-elle, ne nous avance
guère, l’identité des deux bateaux tels qu’ils apparaissent dans la situation
intermédiaire au cours de laquelle chacun est composé de 500 planches
jaunes et de 500 planches vertes étant dès lors absolument indécidable.
Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’identité est une chimère de notre
imagination ? Certains philosophes l’ont pensé. Pour ma part, je considère
que l’énigme de la planche cruciale montre plutôt que ce n’est pas l’identité
elle-même qui est « en crise », mais nos termes familiers. Dès que nous les
mettons à l’épreuve de situations limites, les mots comme « livre »,
« montre », « bateau » apparaissent nettement moins élucidés que nous le
supposons généralement. La plupart de nos termes expriment des notions
vagues aux limites floues, mais cette caractéristique est le plus souvent
insoupçonnée car, en pratique, elle ne soulève guère de problèmes.
En somme, tout se passe comme si nous ne pouvions utiliser certains
termes sans y associer au moins implicitement un critère d’identité :
connaître le mot « livre », par exemple, c’est savoir ce qui vaut pour un
livre et ce qui vaut pour un autre livre.
Imaginons qu’un bibliothécaire décide de recenser le nombre de livres
que renferme sa bibliothèque. La question, il s’en rendra compte bien vite,
est de savoir ce qu’il convient de compter : les volumes ? les titres ? les
éditions ? les exemplaires ? S’il ne tient pas compte d’un critère d’identité
associé au mot « livre », il lui sera impossible d’entamer son énumération.
Supposons que la bibliothèque renferme en tout et pour tout cinq
exemplaires de la Métaphysique : deux exemplaires d’une édition brochée
en deux volumes et trois exemplaires d’une édition de poche en un volume.
Il n’y a pas de réponse absolue à la question du nombre de livres que
renferme cette bibliothèque : on peut aussi bien soutenir qu’il y a un livre
(nombre de titres), deux livres (nombre d’éditions), cinq livres (nombre
d’items dans le fichier de la bibliothèque), sept livres (nombre de volumes).
Qu’est-ce que cela signifie ? Que la méconnaissance des critères
d’identité conduit bientôt à des difficultés inextricables. Tant que le
bibliothécaire n’utilise pas un critère pour répertorier les livres de sa
bibliothèque et savoir ce qu’il convient de compter, il ne pourra jamais
commencer son recensement. Posséder le concept de livre, c’est savoir où
commence un livre et où s’arrête un livre. Notons que les réponses crédibles
à la question de savoir combien de livres contient une bibliothèque sont
malgré tout assez limitées. Notre bibliothécaire ne pourrait prétendre que sa
bibliothèque renferme indifféremment 37, 72 ou 246 livres. Si, en toute
bonne foi, il fournissait une réponse de ce genre, nous aurions de bonnes
raisons de penser qu’il ne sait pas ce qu’est un livre. Il n’en demeure pas
moins que deux bibliothécaires pourraient à juste titre fournir des réponses
différentes. Ce dernier point ne signifie certainement pas que notre
bibliothécaire peut compter n’importe quoi. S’il sait ce qu’est un livre, il
semble exclu qu’il recense à ce titre la lampe, le chat ou sa main.
Cet exemple montre que les critères d’identité associés subrepticement
aux termes d’espèces sont pluriels. Derrière un seul mot se nichent parfois
de nombreux concepts, concepts dont la vocation est de fournir une réponse
cohérente à la question de savoir ce qu’est x ou y (un livre ou un bateau). Le
philosophe qui considère que Beau-Jaune et Beau-Vert ont changé de place
ne possède pas le même concept de « bateau » que le philosophe qui
considère que Beau-Jaune et Beau-Vert ont changé de couleur. Pour le
premier, le critère d’identité des bateaux à travers le temps est matériel ou
compositionnel. Pour le second, le critère d’identité des bateaux est la
continuité spatio-temporelle. Personne, pas même le plus grand expert en
bateaux, ne peut dire lequel de ces deux critères est le plus pertinent.
L’identité personnelle

Imaginez qu’un chirurgien décide de profiter de votre présence à l’hôpital


pour vous amputer de chacun de vos membres et vous dépouiller de chacun
de vos organes dans le but de résoudre l’énigme de la limite somatique : la
limite d’amputation en deçà de laquelle vous êtes toujours identique à vous-
même et au-delà de laquelle vous n’êtes plus rien.
Vous voilà endormi sur une table d’opération, sanglé de lanières de cuir.
La panseuse ayant préparé ses instruments, le chirurgien peut commencer
son œuvre. Il ne s’agit pas de gâcher cette expérience cruciale par un choc
trop brusque. Pour cette première expérimentation, il se contente de vous
tondre le crâne, de vous arracher les dents, de vous ôter un rein et de vous
amputer des deux jambes. Vous demeurez vous-même à l’issue de cette
intervention. Vous êtes tondu, vous êtes édenté, vous n’avez plus qu’un rein,
vous n’avez plus de jambes, mais vous êtes malgré tout la même personne.
Certains philosophes refuseraient ce premier bilan. Au premier organe
ôté, au premier doigt tranché, une personne ne serait déjà plus elle-même.
Ces philosophes sont victimes d’une confusion linguistique. Prétendre
qu’une personne n’est plus la même après une intervention chirurgicale
comme l’ablation des amygdales ou de l’appendice, c’est confondre
l’identité personnelle, c’est-à-dire ce que nous sommes tout au long de notre
existence, avec l’immuabilité ou l’invariabilité, concept qui s’oppose par
définition à toute espèce de changement. Cependant, cette manière de
considérer les choses ne correspond pas à nos pratiques individuatives en
vigueur : le fait d’aller chez le dentiste ou le coiffeur ne nous fait pas
disparaître pour autant. Dans l’immense majorité des cas, c’est parce que
nous désirons continuer à être nous-mêmes que nous acceptons de nous
couper les ongles ou de nous faire opérer. Il faut accepter de changer pour
être le même.
Convaincu par le bien-fondé de cette première analyse, le chirurgien est
décidé à poursuivre son enquête. Cette fois, il se décide à aller aux confins
de vous-même : non seulement en vous ôtant les bras, mais également le
sexe, la peau du tronc qu’il écorche. Écartant votre cage thoracique, il
accède à vos viscères, dont il vous démunit patiemment. Comme il ne tient
pas à ce que vous succombiez au cours de cette expérimentation, il prend
soin de remplacer ou de compenser chaque organe vital par une prothèse
appropriée – assistance cardiaque, circulation extracorporelle, etc.
À votre réveil, vous ne ressentez rien de particulier, si ce n’est une
impression de flottement presque agréable en dépit d’une curieuse douleur
au cou et d’une forte migraine. Vous ouvrez les yeux. Vous réalisez,
stupéfait, que vous êtes réduit à votre tête branchée à plusieurs tuyaux, eux-
mêmes reliés à différentes prothèses. Vos yeux roulent comme des planètes
folles : sans doute avez-vous pris conscience de la situation épouvantable
dans laquelle vous êtes. Quant au chirurgien, il semble soulagé. Vous êtes
toujours en vie, comme en témoignent les paramètres vitaux du monitoring
– pouls, pression veineuse centrale, pression de l’artère pulmonaire,
température – et il semble inconcevable que ce ne soit pas de vous – de qui
d’autre ? – qu’il s’agit.
Bien décidé à aller au bout de sa logique, le chirurgien décide maintenant
de vous décalotter le cerveau. Il vous badigeonne le crâne de polyvidone
iodée, réajuste ses gants chirurgicaux et branche une scie Skinner qu’il fait
longuement tourner devant ses yeux avant de découper en rond le haut de
votre crâne. Cette tâche accomplie, il pose ses mains en haut de votre front
et, d’un coup sec, vous épluche le visage qui se décolle sans résistance
avant de s’effondrer mollement sur lui-même sur ce qui vous tient lieu de
cou. Enfin, il parvient à extraire votre cerveau qu’il pose
précautionneusement, comme un trophée sanglant, sur la table d’opération.
Pour la première fois, le chirurgien se demande s’il n’est pas allé trop vite
en besogne. En présence de votre seul cerveau, a t-il affaire à vous ou à
autre chose ? Après tout, c’est de vous qu’il s’agit et vous êtes peut-être le
mieux placé pour connaître la réponse. Décidé à en avoir le cœur net, le
chirurgien branche à un appareillage radiophonique certaines des
terminaisons nerveuses situées à la base de votre bulbe rachidien. Après
plusieurs essais, il parvient à établir une communication. À son casque
récepteur, au milieu des grésillements, il entend une voix étrange lui dire :
« Je suis moi, je suis toujours moi ! » Cette fois, les choses sont bien
claires : il ne peut s’agir que de vous et le chirurgien est convaincu d’avoir
enfin résolu l’énigme. Le cerveau est la limite somatique des créatures
cérébrées.
Pour certains philosophes, se contenter de cette opération est frustrant et
il n’y a aucune raison de ne pas vous amputer de votre cerveau. Selon eux,
l’essentiel est moins le cerveau que les événements mentaux eux-mêmes, à
commencer par la conscience de soi, et il n’est pas inconcevable d’imaginer
la même conscience de soi, c’est-à-dire la conscience du même soi, avec un
cerveau différent.
Pour cautionner cette hypothèse, imaginons un procédé technique, sorte
de photocopieuse d’esprit, permettant, dans un premier temps, d’extraire et
d’emmagasiner les souvenirs et la personnalité d’une créature cérébrée, ce
que nous appellerons son code subjectif, et, dans un second temps,
d’informer (pour ne pas dire animer) n’importe quelle autre créature
cérébrée.
Supposons que des médecins disposant de cette nouvelle technique
proposent à une personne P atteinte de maladie incurable de dupliquer son
code subjectif. À sa mort, les médecins programment son code subjectif sur
une personne P* atteinte de coma profond. L’expérience est couronnée de
succès. Une personne P** se réveille avec les caractéristiques suivantes :
elle possède le corps de P* et les caractéristiques psychologiques de P. Elle
possède le corps de P*, comme l’attestent la ressemblance physique, le
dossier médical, les marqueurs génétiques, les témoignages des personnes
de son entourage, etc. Et elle possède la psychologie de P, comme l’attestent
ses expériences internes, sa personnalité, le fait qu’elle reconnaisse les
membres de la famille de P et pas la famille de P*, qu’elle se montre à la
fois capable de décrire très précisément la biographie de P et incapable de
décrire quoi que ce soit de la biographie de P*, etc. Cette personne P**
n’est-elle pas identique à P sans posséder son cerveau ? Et, si tel est le cas,
comment espérer encore soutenir que le cerveau est le critère de l’identité
personnelle ?
En dépit de son attrait apparemment irrésistible, l’identité P** = P doit
être refusée. À partir du moment où nous considérons qu’il n’est pas
logiquement contradictoire de soutenir qu’un procédé de ce genre puisse
exister, nous ne voyons pas pourquoi le fait d’informer un corps humain
avec un code subjectif empêcherait de pouvoir informer d’autres corps
humains avec le même code subjectif, de la même façon qu’une cassette
magnétique ou une disquette informatique peut être indéfiniment dupliquée
à partir d’un enregistrement initial. À supposer que plusieurs corps humains
soient ainsi programmés avec le même code subjectif, nous nous
retrouverions dans la curieuse situation où la relation entre la personne
primitive et ses duplicata ne serait pas une relation de type un-un, mais de
type un-plusieurs. Dans ce cas, aucun des duplicata ne serait identique à la
personne primitive, puisque, si l’un et l’autre l’étaient, ils seraient alors
identiques entre eux en vertu de la transitivité de l’identité (si a = b et si
b = c alors a = c). Et, à partir du moment où nous considérons qu’aucun de
ces duplicata n’est identique à la personne primitive, le fait de n’avoir
programmé qu’une seule personne ne change rien à l’affaire. Imaginer
pouvoir vous dupliquer, c’est imaginer pouvoir vous dupliquer plusieurs
fois, c’est-à-dire ne pas pouvoir vous dupliquer du tout : vous n’êtes pas vos
reproductions.
Aucune théorie ne peut revendiquer un divorce entre le moi et le cerveau
sans sombrer aussitôt dans le mirage de la photocopieuse d’esprit et perdre
ainsi la différence essentielle entre l’identité au sens numérique – ce que
vous êtes de façon catégorique et ultime – et l’identité au sens qualitatif –
d’autres vous qui auraient tout de vous, à ceci près qu’ils ne seraient pas
vous.
Définir la personne humaine par son cerveau n’épuise pas toutes les
difficultés, dans la mesure où nous ignorons à peu près tout des critères
d’identité du cerveau. Imaginons qu’un chirurgien décide de scinder le
cerveau d’une personne P en deux au niveau du corps calleux et de
transplanter chacun des deux hémisphères dans la boîte crânienne de deux
êtres humains préalablement décérébrés. Imaginons ensuite que cette
curieuse opération soit couronnée de succès. À leur réveil, chacune des
deux personnes résultantes, P1 et P2, prétend être (identique à) P. Qu’est-il
advenu de P ? A-t-elle cessé d’exister ? Est-elle identique à P1 ? Est-elle
identique à P2 ? Est-elle identique et à P1et à P2 ?
Aucune de ces quatre possibilités ne semble satisfaisante. Apparemment
rigoureuse, la première est foncièrement décevante pour ne pas dire
scandaleuse. À partir du moment où nous acceptons qu’une personne
survive à la transplantation de son cerveau et où nous tenons compte du fait
que des personnes humaines ont survécu avec une moitié de cerveau
seulement, il devient très difficile de soutenir que P a cessé d’exister.
La deuxième et la troisième possibilité doivent être écartées si,
effectivement, il n’existe aucune raison de privilégier l’une des deux
personnes résultantes par rapport à l’autre. Certes, cette symétrie apparente
est en réalité fantaisiste, dans la mesure où le cerveau n’est justement pas un
organe fonctionnellement symétrique. Chaque hémisphère est doté de
caractéristiques propres et P1 et P2, les deux personnes résultant de cette
opération, ne seraient ni numériquement ni qualitativement identiques. Elles
n’auraient donc pas, contrairement à ce nous avons supposé, exactement les
mêmes raisons d’être identiques à P. Pour autant, devons-nous privilégier
l’une par rapport à l’autre ? Et sur quelle base ? Quant à la quatrième
possibilité, elle semble tout bonnement absurde. Comment deux choses
différentes pourraient-elles être une seule et même chose ?
Maintenant, n’est-il pas concevable de renoncer purement et simplement
à l’identité et d’adopter le concept plus vague de survie ? Il serait vrai à la
fois qu’aucune des deux personnes résultantes n’est identique à la personne
d’origine et que celle-ci survit dans l’une et dans l’autre, un peu à la
manière d’une rivière qui se scinderait en deux à un moment de sa
trajectoire sans que personne puisse dire, autrement que de façon
conventionnelle, ce qu’elle devient à partir de là. Dans un cas de fission, la
personne primitive survivrait dans chacun de ses descendants. Une telle
affirmation ne va pas sans conduire à de redoutables difficultés, la
principale, me semble-t-il, étant la signification exacte du terme « survie ».
Que signifie cette notion ? Existe-t-il une place, autre que rhétorique, entre
l’être et le néant ? À partir du moment où l’identité personnelle désigne la
relation qu’une personne entretient avec elle-même tout au long de son
existence, l’idée même de survie sans identité n’est-elle pas incongrue et
vide de sens ?
Au bout d’un certain laps de temps, l’un des deux êtres résultants finira
inévitablement par mourir. Devons-nous dire que la personne d’origine
meurt également ou, au contraire, que la personne résultante qui survit
cristallise sur elle son identité ? Comprenons : quelle que soit la position
que nous nous décidons à adopter, il semblerait en découler que l’identité
comprise comme l’existence d’un être dépende de l’existence ou de la non-
existence d’un autre être. N’est-il pas carrément absurde d’imaginer qu’une
telle chose soit possible ?
En dépit de sa légitimité apparente – de nos jours, la définition légale de
la mort correspond purement et simplement à la mort cérébrale –, le critère
cérébral de l’identité personnelle – une personne humaine P est identique à
une personne humaine P* si et seulement si P et P* ont le même cerveau –
semble conduire à des difficultés inextricables. Comme nous venons de le
voir, il ne résout de fait réellement rien, tant il est vrai que nous ignorons à
peu près tout du critère d’identité du cerveau lui-même.
Nous sommes dans une impasse. Et nous le resterons tant que nous ne
parviendrons pas à comprendre que les termes « personne » et « cerveau »
sont des termes vagues, c’est-à-dire non pas des termes ambigus qui
peuvent être compris de plusieurs manières, comme le terme « chose »,
mais des termes qui n’offrent pas de limite précise. Comme dans le cas de
l’identité à travers le temps des objets matériels, nous sommes dans
l’impossibilité de trouver cette limite. Or cette impossibilité ne signifie
nullement qu’une telle limite n’existe pas. Cette conclusion semble
scandaleuse parce que c’est de chacun de nous qu’il s’agit. Pourtant, les
choses sont ainsi. Nous ignorons qui nous sommes.
Certes, nous sommes notre cerveau. La référence des termes « vous » ou
« moi » est un cerveau, mais nous n’avons pas la moindre idée de la nature
profonde de cette référence essentielle. Imaginons que notre chirurgien se
décide à retirer progressivement chaque neurone de votre cerveau, qu’il
dispose pour cette dernière tentative d’un temps infini et que, à chaque
seconde, il retire un et un seul neurone. À quel moment aura-t-il enfin percé
le secret de l’identité personnelle ? Il est clair que le paradoxe du neurone
crucial se déploie aussitôt : 1) si un cerveau possède plusieurs milliards de
neurones qui génèrent tels et tels états mentaux, alors le cerveau est le
meilleur candidat au critère de l’identité personnelle ; 2) ôter un neurone de
ce cerveau ne change rien à son identité ; 3) quel que soit le nombre de
neurones ôtés de ce cerveau, ce dernier sera toujours identique à lui-même
et sera donc toujours le meilleur candidat au titre de critère de l’identité
personnelle.
Personne ne peut sérieusement imaginer que notre identité ne dépend que
de la présence ou de l’absence d’un neurone (ou d’un synapse, ou d’une
connexion neuronale). Pour autant, c’est un fait qu’un cerveau moins un
neurone est encore identique à lui-même et c’est un fait qu’un cerveau sans
neurone n’est plus un cerveau du tout.
Notre chirurgien est troublé par ces remarques. Il passe une mauvaise
nuit et finit par vous regarder avec compassion. Il décide de vous rétablir. Il
replace votre cerveau dans votre boîte crânienne et la coupelle d’os qu’il
prend soin de souder, il greffe vos organes, vos os, vos membres. Nerf à
nerf, il vous reconstitue. Après une période de convalescence au cours de
laquelle vous vous demandez pourquoi il a été aussi long à vous opérer de
l’appendicite, et pourquoi vous êtes à ce point couturé de cicatrices, vous
finissez par vous convaincre que tout est pour le mieux. Tout de même, en
prenant congé du chirurgien, vous hésitez à lui serrer la main.
L’esprit

Imaginez une situation dans laquelle vous réalisez que vous n’êtes pas un
être humain. En vous rasant un matin devant le miroir de votre salle de
bains, vous vous coupez la gorge et vous découvrez avec effroi que des
circuits électroniques se logent au fond de la plaie. Interloqué, vous décidez
de subir des examens à l’hôpital et le diagnostic ne tarde pas à être posé :
vous n’êtes pas une créature biologique. Vos os sont en titane, vos
articulations sont en carbone, le liquide qui coule dans vos veines en
plastique est une huile de moteur, des plaques de silicium se nichent à la
place des organes internes et, pour couronner le tout, votre crâne est
totalement vide, sans la moindre trace de cerveau. Il n’y a absolument
aucun doute à avoir, vous êtes un robot.
Imaginez maintenant une situation dans laquelle vous réalisez que vous
n’avez plus de corps. En vous réveillant un matin, vous sortez du lit et,
stupeur, vous prenez conscience en tentant de lever les draps et de mettre un
pied au sol qu’il n’y a plus rien, pas le moindre membre de chair. Pour une
raison mystérieuse, vous êtes devenu non pas un être invisible, mais un être
sans corps. Vous flottez dans les airs. Vous parcourez votre domicile et vous
reconnaissez vos proches. Ils semblent hagards. Vous tentez d’entrer en
communication avec eux mais ils ne réagissent pas. Et voilà que tout à coup
un cercueil entre dans votre champ de vision. En chêne clair, il est posé en
équilibre sur deux tréteaux dans le salon. Votre corps inanimé se trouve à
l’intérieur. Il n’y a plus de doute à avoir, vous êtes mort.
Dans chacune de ces deux situations, ce que vous êtes – vous-même – ne
coïncide pas avec un corps biologique ou avec une partie d’un corps
biologique, à savoir le cerveau qui, dans le cas du corps humain, est la
partie essentielle. Vous n’êtes pas anéanti : vous continuez à éprouver
quelque chose et il semble bien que vous êtes toujours le même être que
celui que vous étiez avec votre corps familier. Ce quelque chose que vous
êtes, qui vous singularise et qui semble traverser indemne les épreuves plus
ou moins spectaculaires subies par le corps est précisément ce qu’il
convient d’aborder ici : l’esprit, c’est-à-dire une entité qui éprouve quelque
chose de l’« intérieur ».
Le problème du rapport de la matière et de la pensée, du corps et de
l’esprit, du cerveau et de la conscience est une source de perplexité et un
sujet de controverse typiquement philosophique. De nombreuses réponses
ont été proposées, sans qu’aucune ait emporté l’adhésion. À l’examen, il
apparaît que les plus cohérentes sont les moins crédibles et que les plus
crédibles sont en fait incohérentes. Il se pourrait que ce problème se résume
à une simple question de perspective et que rien ne permette de concilier
des points de vue foncièrement antinomiques – celui, objectif, du corps et
celui, subjectif, de l’esprit.
Parmi les êtres, les uns semblent pourvus d’un esprit, les autres non. Les
cendriers, les boules de neige, les branches de céleri font indéniablement
partie de la seconde catégorie. Les êtres humains, les singes, les chinchillas
font indéniablement partie de la première catégorie. Cette distinction permet
d’éclairer la notion d’esprit, qui ne renvoie à rien d’autre qu’à certains types
d’activité mentale. Tout être qui éprouve quelque chose de l’« intérieur » et
à qui nous pouvons raisonnablement attribuer des propriétés mentales est
doté d’un esprit. De nos jours, le terme « esprit », plombé de superstitions,
semble bien désuet et nous parlons plus volontiers de conscience ou de
subjectivité. Il est vrai que certaines personnes superstitieuses n’hésitent
pas, pour rendre compte de phénomènes inexpliqués, à recourir aux
« bons » ou aux « mauvais » esprits. Et que d’autres, en vertu notamment de
leurs convictions religieuses, s’obstinent à imaginer que de tous les êtres sur
la Terre, seul l’homme est doté d’un esprit.
Le point de départ du problème peut être le suivant. D’une part, le corps
et l’esprit sont en étroite relation tant ils exercent une influence
considérable l’un sur l’autre. D’autre part, il semble possible de les
imaginer fonctionnant de façon autonome, indépendamment l’un de l’autre.
La première affirmation, qui souligne l’existence d’interactions entre le
corps et l’esprit, ne semble guère contestable. Lorsque je décide de tendre le
bras gauche, mon bras gauche se tend. Il en va de même lorsque je décide
de tirer la langue ou de tourner la tête. Chaque fois, je parviens à faire
bouger mon corps comme je le souhaite – dans les limites de ses
possibilités, tout au moins. Réciproquement, mon corps influence
également mon esprit. Lorsque je me cogne l’orteil dans une porte,
j’éprouve aussitôt une douleur. Il en va de même lorsque je me brûle ou que
je me coupe : c’est mon corps qui est brûlé ou coupé, mais c’est moi qui
souffre.
Tout se passe donc comme si l’esprit conditionnait certains mouvements
du corps, et comme si ce qui arrive au corps pouvait conditionner certains
états ou événements mentaux. Ce constat conduit naturellement à postuler
une correspondance étroite entre le corps et l’esprit, comme si le corps et
l’esprit étaient indissolublement liés l’un à l’autre, à l’image des deux faces
d’une médaille ou de la traduction d’un texte et de sa version originale.
La seconde affirmation, qui souligne que l’esprit et le corps semblent
pouvoir fonctionner l’un sans l’autre, comme deux réalités bien distinctes,
est cautionnée par de nombreux indices. La croyance en une existence
autonome de l’esprit est fondée sur le fait qu’il n’est pas difficile de
s’imaginer exister dans le corps de quelqu’un d’autre, voire sans corps,
comme l’attestent les deux situations imaginaires proposées en guise
d’introduction. Les lecteurs de science-fiction adhérent spontanément à la
première situation. Les personnes qui croient en une vie après la mort
prennent au sérieux la seconde. Lorsque je ferme les yeux, je ressens la
présence incontournable de mon esprit indépendamment, semble-t-il, de
toute considération corporelle. Il se pourrait même que mon corps cesse
d’exister à ce moment-là sans que mon esprit ou cette conscience mienne
cesse d’exister. Quant à la croyance en une existence autonome du corps,
elle est fondée sur l’hypothèse de l’homme-zombie : un automate humain
sans la moindre conscience n’est pas inconcevable. Une créature de ce
genre n’éprouverait rien de l’« intérieur », tout de même qu’un grille-pain
ou un bilboquet. Il n’est même pas besoin de recourir à de telles hypothèses
pour se convaincre que les corps peuvent exister sans esprit : il suffit de
réaliser que les bananiers, par exemple, ont un corps (organisme), sans pour
autant avoir un esprit. Pour les nombreuses personnes qui n’imaginent pas
que les animaux puissent avoir un esprit, ce genre de remarque va tout
bonnement de soi. Ces deux familles d’hypothèses, l’esprit flottant dans le
vide et le corps du zombie sans esprit, mettent bien en lumière le fait que
l’esprit et le corps se situent à des niveaux de réalité différents, comme deux
entités irréductibles.
Cependant, s’il n’est pas difficile de voir à quoi ressemble un corps sans
esprit – un ascenseur, un légume, un caillou –, il est nettement plus difficile
de voir ce que serait l’esprit sans le corps. Après tout, le fait qu’une
situation soit imaginable ne constitue pas une raison suffisante pour
affirmer que cette situation est possible. Il se pourrait fort bien que ce que
nous avons vu à ce propos jusqu’à présent ne soit qu’une illusion. De nos
jours, cette position est massivement dominante. Un esprit sans corps est le
plus souvent considéré comme une entité impossible. L’esprit, notamment,
éprouve et perçoit, mais que pourrait-il éprouver ou percevoir sans être lié à
un corps quel qu’il soit, autrement dit sans rien qui puisse faire en sorte
qu’il éprouve ou perçoive ? Imaginons que l’esprit puisse éprouver et
percevoir indépendamment de tout corps. Comment expliquer la relation
que cet esprit entretiendrait avec le monde, à commencer par lui-même ?
Faudrait-il dire que cet esprit n’entretiendrait aucune relation ? Comment,
dès lors, pourrait-il encore s’agir d’un esprit ?
En acceptant l’idée selon laquelle un esprit désincarné n’est plus rien, il
devient tentant de faire coïncider le corps et l’esprit. Lorsque deux choses
sont identiques, elles commencent et cessent d’exister simultanément. Or
c’est bien ce qui se passe ici : si l’esprit est indissolublement lié au corps, en
l’occurrence au cerveau – ou au système nerveux central –, il commence et
cesse d’exister lorsque le cerveau commence et cesse d’exister. Il s’agirait
par conséquent de la même chose vue sous des angles différents. L’idée est
que, chaque fois qu’une personne éprouve une sensation, une sensation de
douleur ou de rouge, par exemple, un processus neuronal se produit. Ce que
cette personne ressent de l’« intérieur » ne serait que la traduction
subjective de la réalité cérébrale objective telle que pourraient l’analyser
des neurophysiologistes qui observeraient le contenu de sa boîte crânienne.
S’il semble naturel d’accepter que de telles correspondances existent entre
l’esprit et le corps via le cerveau, il semble nettement plus téméraire de
postuler une identité stricte entre le cerveau et l’esprit. Si a = b, alors tout ce
qui est vrai de a est vrai de b. Autrement dit, si mon esprit = mon cerveau,
alors tout ce qui peut être dit de mon esprit peut également être dit de mon
cerveau. Or il semble que ce ne soit pas le cas ici. Par nature, mon cerveau
est objectif, c’est un organe, autrement dit un corps localisé dans l’espace et
le temps. Par nature, mon esprit est subjectif, ce n’est pas un organe mais un
point de vue, le point de vue de mon cerveau certes, mais un point de vue
tout de même. Si mon cerveau était identique à mon esprit, ce qui est
objectif serait subjectif, ce qui constitue une contradiction dans les termes.
Soutenir que le cerveau est identique à l’esprit revient à croire qu’un livre
est identique au fait de le lire, ce qui semble absurde.
L’exemple de la douleur illustre bien cette manière de voir les choses.
Comme l’accréditent de nombreux tests empiriques, la douleur correspond à
une activité neurobiologique spécifique. Lorsque vous souffrez d’un mal de
dents, il se passe quelque chose dans un endroit précis de votre cerveau.
Supposons qu’un extraterrestre inspecte votre cerveau lorsque vous
éprouvez un mal de dents. Cet extraterrestre aurait comme particularité
d’ignorer tout de la douleur telle qu’il nous arrive parfois de l’éprouver
subjectivement (de l’« intérieur ») et, inversement, de tout connaître de la
douleur d’un point de vue objectif : issu d’une civilisation dotée d’un savoir
neurobiologique total, cet extraterrestre serait le meilleur spécialiste de
l’univers de la douleur au sens objectif ou neurobiologique du terme. En
inspectant votre cerveau, il pourrait dire que vous souffrez et quelle est
l’intensité de votre douleur. Pour autant, aurait-il la moindre idée de ce
qu’est une impression de douleur ? Certes non, par définition. En dépit de
ses connaissances prodigieuses, cet extraterrestre ne saurait rien de ce qui
est essentiel pour vous dans votre mal de dents. Il serait capable de décrire
et d’expliquer de très nombreuses choses, il pourrait établir un rapport de
plus de mille pages sur votre mal de dents. Il n’empêche, cet extraterrestre
ne saurait pas ce que c’est qu’avoir mal aux dents au sens où nous
comprenons cette expression habituellement. A fortiori, il serait incapable
de savoir ce que cela vous fait à vous d’avoir mal aux dents. Or qu’est-ce
que votre esprit sinon, en l’occurrence, votre vécu intime de cette douleur et
donc ce savoir immédiat ?
Mon sentiment général est le suivant. Je crois à la fois que l’esprit
n’existe pas de façon autonome et qu’il est irréductible au corps, autrement
dit au cerveau. Le premier point s’oppose à ce que, pour des raisons
évidentes, nous nommons ordinairement le dualisme – l’esprit et le corps
sont considérés comme deux entités autonomes. Quant au second, il
s’oppose à ce que nous nommons généralement le matérialisme au sens
d’un physicalisme réductionniste – les propriétés mentales seraient
identiques à des propriétés cérébrales.
Si je m’oppose au dualisme, c’est que je ne parviens pas à comprendre
comment il serait vrai. Je doute fort que quelqu’un qui n’est pas poussé par
des motifs religieux puisse adhérer à une théorie qui prétend que les états
mentaux peuvent avoir une existence autonome, indépendante du corps et
des états neurophysiologiques du cerveau. D’une certaine manière, cette
théorie qui postule l’existence de quelque chose comme une âme est
cohérente. Le problème est qu’elle n’est pas crédible. D’abord, elle ne
repose que sur l’illusion dans laquelle nous sommes lorsque nous nous
imaginons comme de purs esprits, désincarnés, flottant dans le vide.
Ensuite, elle ne semble pas tenir compte de faits empiriques attestés selon
lesquels une modification du cerveau entraîne une modification de l’esprit.
Si une partie de votre cerveau est abîmée ou détruite, quelque chose se
produira au niveau de votre esprit. Enfin, il me semble qu’en fabriquant le
corps d’un homme, des savants fabriqueraient également l’esprit de cet
homme tout de même qu’en fabriquant le corps d’une mouche ou d’un
léopard, ils fabriqueraient les esprits respectifs de cette mouche et de ce
léopard.
Et si je m’oppose aux théories réductionnistes qui, de nos jours, sont
largement dominantes, notamment chez les biologistes et les
neurophysiologistes, c’est que la subjectivité est irréductible. En disséquant
un cerveau, personne ne risque de trouver de près ou de loin quelque chose
qui ressemble à un « je ». Ce n’est pas une question de manque de
puissance des moyens d’investigation ou d’avancée scientifique, mais de
perspective. À supposer qu’un neurophysiologiste réalise avec stupeur
que tout ce que nous croyions jusqu’à présent sur le cerveau se révèle faux,
à savoir, notamment, que le cerveau humain n’est nullement composé de
milliards de neurones mais de centaines de milliards de sweklemuiops, plus
connus sous le nom de particules mentales, le problème demeurerait entier.
Si des scientifiques parvenaient à établir un tableau de correspondances
entre telle et telle réaction électrique et chimique de tels ou tels
sweklemuiops et tel ou tel événement mental, et qu’ils parvenaient ainsi à
objectiver telle sensation de douleur, de sucré ou de rouge, le fait est qu’ils
ne sauraient toujours pas rendre compte de ce qui demeure par nature
insaisissable, à savoir l’esprit. Par leur critique du dualisme, les théories
réductionnistes sont très crédibles. Pour le reste, leur credo selon lequel
l’esprit ou la conscience est réductible à des réactions neurophysiologiques
est incohérent : s’il va de soi que de telles correspondances existent entre
les états mentaux et les états cérébraux, il n’en demeure pas moins que la
formule chimique de la pensée ne pense pas : elle n’est pas et ne peut pas
être subjective.
À partir de là, deux possibilités semblent ouvertes. La première est
l’idéalisme, théorie selon laquelle rien n’existe, les esprits exceptés. Cette
lampe, cette table, cette main ne seraient pas des choses, au sens strict
d’objets tridimensionnels, mais des images mentales. Dans cette
perspective, toutes les choses que nous croyons être se résument à une
représentation de notre esprit, le monde n’est plus qu’un album d’images.
Aussi extravagante qu’elle puisse sembler être, cette théorie est
parfaitement cohérente.
La seconde, tout aussi cohérente, semble beaucoup plus crédible. Le
monde des choses compris comme des objets tridimensionnels existe bel et
bien. Maintenant, l’ameublement du monde ne se réduit pas aux choses. La
racine carrée de deux, la signification du mot « eurêka », la souplesse d’un
roseau ou la loi de la gravitation universelle ne sont pas des choses. Ni âme
ni chose, l’esprit résulte d’un processus biologique causé par les
événements neurophysiologiques du cerveau. L’esprit, si j’ose dire, est livré
avec le corps et de lui seul il dépend. Pour autant, il ne s’y réduit pas.
La liberté

Imaginez qu’il vous soit demandé, au croisement d’un chemin, de choisir


entre tourner à droite et tourner à gauche sans qu’il vous soit possible de
revenir sur vos pas et sans que rien ne vous soit dit de la destination finale.
Vous êtes au pays de nulle part. Vous ne connaissez pas les lieux et aucun
panneau de signalisation ne peut vous permettre de vous guider. Vous avez
exactement autant de raisons, bonnes ou mauvaises, de tourner à droite que
de tourner à gauche. Votre choix ne dépend que de vous et de cette chose
considérée généralement comme acquise – votre liberté, c’est-à-dire cette
impression irrépressible de pouvoir agir à votre guise, au moins en certaines
circonstances.
Apparemment, les trois façons de décrire la situation sont les suivantes :
(i) Une raison insoupçonnée vous conduit à choisir ;
(ii) À part vous-même, aucune raison connue ou inconnue ne guide votre choix ;
(iii) Une raison dont vous prenez peu à peu conscience vous permet de faire un choix.

L’option (i) décrit l’illusion dans laquelle vous êtes lorsque vous faites un
choix apparemment libre. Ici, la liberté n’est rien d’autre que le nom donné
à votre ignorance des causes qui vous poussent à agir d’une certaine façon.
Il se pourrait que vous ayez un discours justifié sur vos actes sans que ce
discours corresponde dans les faits à une explication de ces mêmes actes.
Par exemple, vous allez tourner à droite (ou à gauche) parce que vous avez
le pressentiment ou l’intuition que la route à suivre est celle de droite (ou
celle de gauche) sans jamais réaliser que la « bonne » explication se situe à
un niveau inaccessible. Il se pourrait que votre cerveau ait été opéré à votre
insu et qu’il soit dorénavant programmé pour vous inciter à tourner à droite
(ou à gauche). Cette première option n’est pas très réjouissante. Elle semble
faire de l’homme ni plus ni moins qu’une marionnette.
L’option (ii) décrit ce que nous pouvons appeler le vertige de la liberté,
c’est-à-dire la croyance selon laquelle rien ne détermine certains de vos
choix si ce n’est vous-même, l’arbitre libre, l’ultime et donc seul vrai
décideur. En dernière instance, c’est toujours vous qui tirez les ficelles et
l’hypothèse de la marionnette tombe apparemment d’elle-même. Vous allez
peut-être choisir de tourner à droite, mais vous allez peut-être tout aussi
bien, dans les mêmes conditions, choisir de tourner à gauche.
C’est bien ainsi que nous avons coutume de considérer les choses. Je suis
parti me promener au jardin du Luxembourg en sifflotant l’air du Pont de la
rivière Kwaï, mais j’aurais pu tout aussi bien choisir de partir au jardin des
Tuileries en sifflotant le Requiem de Mozart. Cette croyance est largement
partagée. Pourtant, il est très difficile de la comprendre et de l’accepter. Il
ne s’agit pas de dénier cette impression psychologique apparemment
irrésistible. Nous avons bien le sentiment que nous aurions pu agir
différemment. Il s’agit plutôt de souligner que cette impression semble très
difficilement correspondre à une possibilité authentique. Car enfin, lorsque
je considère que j’aurais tout aussi bien pu faire x alors que j’ai fait y, je
considère exactement le même état du monde, moi compris, le même jour à
la même heure, avec le même décor urbain, les mêmes passants, les mêmes
postures corporelles, les mêmes trames neurophysiologiques de mon
cerveau.
Si vous êtes dualiste et que vous considérez que la liberté n’a rien à voir
avec les trames neurophysiologiques des cerveaux, vous imaginez sans
doute être sorti d’affaire. Dans cette optique, le vrai vous est comme un
minipilote logé au cœur de votre cerveau (un « homoncule », comme disent
les philosophes) qui dirige votre corps à l’image d’un capitaine dans son
vaisseau, seul maître à bord. Ainsi, vous seriez libre de vos pensées et de
vos choix. Il ne s’agit pourtant que d’une illusion supplémentaire qui
aggrave encore le problème. Non seulement tout ce que nous avons vu
jusqu’à présent s’appliquera exactement de la même façon à ce minipilote,
mais vous aurez encore deux nouvelles énigmes à résoudre : 1) Ce
minipilote a lui aussi, logé en son sein, un minipilote qui le dirige, et ainsi
de suite dans une régression infinie (si ce n’était pas le cas, l’hypothèse du
minipilote se contredirait elle-même). 2) Ce minipilote, pour être pris au
sérieux, devra interagir avec le cerveau et le reste du corps et il vous faudra
alors rendre compte de manière crédible, c’est-à-dire non fantastique, de
cette interaction. Avec le premier problème, nous retrouvons l’hypothèse de
l’homme-marionnette de l’option (i). Avec le second, nous ajoutons un
mystère à ce qui constitue déjà une énigme. Bien loin de résoudre le
problème de la liberté, le dualisme ne fait que l’obscurcir et le complexifier
davantage.
L’option (iii) prend en compte les raisons qui permettent de choisir. Ici, la
liberté est le nom donné à votre attitude en face d’un critère de choix,
critère que vous pouvez aussi bien accepter que refuser. Dans la situation
proposée, aucun critère n’est apparent mais rien n’empêche de reconsidérer
l’histoire. Par exemple, un génie passé inaperçu jusque-là pourrait vous
conseiller de tourner à droite (ou à gauche). Un panneau de signalisation
pourrait indiquer « Paradis », « Plaisirs » ou « Bonheur Assuré » sur la
route de droite et « Enfer », « Supplices » ou « Malheur Garanti » sur la
route de gauche. Dans ces conditions, vous ne ferez jamais que vous
positionner par rapport à un conseil ou une indication, quelle que soit la
force de persuasion de ce conseil ou de cette indication (le génie peut être
plus ou moins convaincant, les panneaux ont pu être mis à l’envers pour
vous égarer). Que vous soyez ou non prêt à suivre ce conseil ou ces
indications, vous êtes bien confronté à une liberté de choix.
Peut-être considérez-vous que ce choix n’est pas suffisamment étayé pour
prendre votre décision. Pour vous, la liberté est la possibilité de choisir de
tourner à droite (ou à gauche) si vous avez de bonnes raisons de tourner à
droite (ou à gauche) et la liberté est aussi la possibilité de choisir de tourner
à droite (ou à gauche) même si vous avez de bonnes raisons de tourner à
gauche (ou à droite). Imaginons que ces bonnes raisons existent. Vous
n’êtes plus au pays de nulle part, mais sur votre territoire. Vous sortez de
votre domicile pour acheter un paquet de café : vous savez que la seule
épicerie ouverte à cette heure se trouve à droite en sortant. Dans ce cas,
vous avez bien à la fois de bonnes raisons d’aller à droite et la liberté d’aller
à droite comme à gauche. Maintenant, la question est celle-ci : qu’est-ce qui
vous fera en définitive choisir entre tourner à droite et tourner à gauche ? Si
vous prétendez qu’il existe une raison (hors liberté), où est la différence
entre un comportement humain et la trajectoire d’une boule de billard ? Si
vous prétendez que la seule vraie raison est la mise en acte à chaque instant
de votre liberté, où est la différence avec un système aléatoire ? En quoi,
autrement dit, cette nouvelle situation conduit-elle à des conclusions
différentes de celles que nous avons envisagées jusqu’à présent ?
L’option (i) refuse la liberté. Les options (ii) et (iii) revendiquent la
liberté, mais ne résistent pas à l’analyse. Pourtant, nous ne sommes pas une
pierre qui roule à flanc de colline ou une feuille d’arbre qui tourbillonne
dans le vent. Nous sommes des créatures conscientes et agissantes,
apparemment douées de libre arbitre. La liberté est une chose dont nous
croyons chaque jour faire l’expérience. Choisir de prendre une douche ou
un bain, d’enfiler une chemise bleue ou une chemise blanche, de prendre un
thé ou un café, etc., autant de choses qui à chaque instant de notre vie
consciente semblent relever de décisions libres de toute contrainte.
Pour illustrer la façon dont les choses se passent, considérons que nous
disposons de trois curseurs, chacun étant réglable en intensité et
indépendant des deux autres, de sorte que nous pouvons en permanence
modifier le réglage à notre guise : le curseur du désir et du plaisir (P), le
curseur du calcul et de la raison (R), le curseur du devoir et des obligations
(O). L’hypothèse de ces curseurs est justifiée dans la mesure où ils semblent
bien traduire les trois inclinations spécifiques de notre comportement. Il y a
les choses que nous souhaitons faire, les choses que nous pouvons faire et
les choses que nous devons faire. Si, par exemple, vous êtes invité à
déjeuner, il n’y aura pas de tiraillement intérieur tant que les curseurs sont
orientés dans le même sens, qu’il s’agisse de l’orientation vers le vert (vous
avez envie, vous avez le temps, vous considérez qu’il est poli d’accepter
cette invitation) ou vers le rouge (vous n’avez pas envie, vous n’avez pas le
temps, vous n’avez aucune obligation vis-à-vis de la personne invitante). En
revanche, les choses se compliquent si les curseurs sont orientés dans des
sens différents (vous en avez très envie, mais vous n’avez pas le temps ou
vous n’en avez pas du tout envie, mais vous vous sentez obligé, etc.).
Remarquez que ce schéma est très éclairant pour expliquer nos
comportements et mettre à plat nos hésitations face à des choix. En outre, il
est aisé d’entrevoir que des profils psychologiques peuvent être esquissés en
fonction des réglages préférentiels des curseurs. En prenant en compte la
hiérarchie des trois instances, nous aboutissons à six profils typiques : PRO,
POR, RPO, ROP, OPR, ORP. Les personnes PRO ou POR mettent en avant
leurs envies et leurs plaisirs, elles disent souvent « Je souhaite », « J’ai
envie ». Les personnes RPO ou ROP mettent en avant les conditions de
faisabilité, elles disent souvent « Je peux », « C’est possible ». Les
personnes OPR ou ORP mettent en avant leurs devoirs et leurs obligations,
elles disent souvent : « Il faut » ou « Je dois ».
En quoi, maintenant, ce système à trois curseurs résout-il le problème de
la liberté ? La réponse est très simple : en aucune manière. Il n’y a pas de
doute à avoir sur le fait que des raisons nous inclinent à agir comme nous
agissons, mais, dans la mesure où ces raisons – c’est le propre de la liberté –
peuvent aussi bien être prises en compte qu’ignorées, acceptées que
refusées, nous nous retrouvons comme pris dans un étau :
– d’un côté, la nécessité ou le « prisonnier arbitre » : des causes ou des
raisons (hors liberté) nous conduisent à agir ainsi et pas autrement, auquel
cas nos agissements, comme les mouvements des boules de billard ou des
ascenseurs, sont entièrement déterminés et nous n’avons jamais réellement
le choix (perspective déprimante) ;
– de l’autre, le hasard ou le « libre arbitraire » : aucune cause ni aucune
raison autre que notre liberté ne nous conduit à agir ainsi et pas autrement,
auquel cas nos agissements, comme en roue libre, semblent aléatoires
(perspective inquiétante).
Vous êtes libre, mais vous ne savez plus quoi faire. Vous pouvez choisir
de tourner à droite. Vous pouvez choisir de tourner à gauche. Vous pouvez
choisir de continuer à réfléchir au problème, mais vous prenez alors le
risque de finir par vous écrouler inanimé à la croisée des chemins, comme
l’âne de Buridan qui, à force d’hésiter entre deux bottes de foin situées de
part et d’autre de son corps à égale distance, finit par mourir de faim, ayant
autant de raisons d’opter pour l’une que pour l’autre des deux bottes.
Demandons-nous, en guise de conclusion, en quoi le fait d’être des
créatures téléguidées, comme nous l’avons imaginé précédemment pour
illustrer l’option (i), changerait quoi que ce soit à notre condition. Il y a
deux cas de figure à considérer ici. Le premier où nous ignorons tout de
cette condition, le second où nous apprenons la nouvelle. Dans le cas où
nous serions des créatures téléguidées ignorant que nous le sommes, il
semble aller de soi qu’il n’y aurait rien de changé de notre point de vue.
Dans le cas où nous serions des créatures téléguidées sachant que nous le
sommes, il semble que de nombreuses réactions sont envisageables. Pour
ma part, si j’apprenais qu’un savant fou a implanté dans mon cerveau des
électrodes de telle sorte que je sois un jouet entre ses mains, je serais
probablement abasourdi, comme si le ciel me tombait sur la tête. Et il ne me
semblerait guère réconfortant de me rendre compte que je pourrais au moins
toujours continuer d’avoir l’illusion d’être libre de mes mouvements et de
mon emploi du temps, même s’il n’en est rien. Maintenant, la question est
celle-ci : ce genre de réaction, que j’imagine très commune, ne peut-elle pas
être regardée comme un argument très fort en faveur de la liberté,
contrairement à ce que nous avons considéré jusqu’à présent ? Après tout, si
j’étais convaincu que la seule issue est l’alternative du hasard et de la
nécessité, en quoi devrais-je être troublé par l’hypothèse de l’homme
téléguidé ? Ce trouble n’est-il pas le symptôme de ma liberté ? À moins,
bien sûr, qu’il ne s’agisse que d’une dernière illusion. Peut-être une telle
hypothèse avérée et généralisée à l’ensemble des êtres humains ne
changerait-elle finalement pas grand-chose à nos biographies. Peut-être
nous mettrions-nous tous au contraire en grève d’existence et déciderions-
nous de ne plus rien faire d’autre que de gémir et de nous lamenter sur notre
sort. Peut-être les choses dégénéreraient-elles assez vite et peut-être, pris de
folie à l’annonce de cette révélation extravagante, nous laisserions-nous
aller à tous nos penchants, et les choses finiraient rapidement par très mal
tourner.
Quoi qu’il en soit de ces hypothèses catastrophiques, la condition
d’homme libre que nous nous attribuons et que nous éprouvons apparaît
plus réjouissante, même s’il s’agit d’une illusion, que la condition
d’hommes téléguidés. C’est peut-être dans cet écart, aussi infime soit-il, que
consiste ce que nous appelons liberté. La liberté est une illusion dont nous
ne pouvons pas nous passer.
L’action

Imaginez une situation de la vie quotidienne dans laquelle vous exécutez


un geste élémentaire ou une série de gestes élémentaires comme lire le
journal, enfiler vos chaussettes ou boire un café. Imaginez, pour ne prendre
qu’un exemple parmi des milliers d’autres possibles, que vous êtes en train
de vous laver les dents. Vous vous examinez dans la glace, vous empoignez
votre brosse à dents que vous passez sous l’eau tiède, vous dévissez le
bouchon du tube de dentifrice, vous pressez le tube de façon à en extraire
suffisamment de pâte pour en enduire votre brosse, et vous commencez à
vous laver les dents, probablement dans un ordre immuable depuis des
années. Cette série de gestes familiers, il n’y a pas de doute, c’est bien vous
qui l’exécutez. Vous êtes maître de vos mouvements et de vos agissements.
Vous êtes réveillé, vous n’êtes pas somnambule, vous n’êtes pas un robot
très perfectionné. Vous êtes un être humain qui chaque jour exécute des
milliers de gestes ordinaires.
La situation est la suivante : vous vous lavez les dents consciemment.
Maintenant, demandez-vous si, en toute conscience, vous êtes en train de
décomposer chaque geste élémentaire de votre brossage de dents ou si, au
contraire, il s’agit d’une série d’opérations plus ou moins automatiques,
comme dans le cas d’un réflexe. Vous commencez sans doute à vous
apercevoir que la plupart de vos gestes sont à la fois conscients et
machinaux. Or, si tel est le cas, la question se pose de savoir si vous agissez
ou si, au contraire, vous êtes agi, exactement comme une marionnette par
des ficelles ou les feuilles d’un arbre par le vent. Se pourrait-il, autrement
dit, qu’il n’existe aucune différence autre que verbale entre vos actions et
vos réflexes ? Et si, contrairement à ce que vous supposiez jusque-là, vous
passiez toute votre vie dans l’illusion de l’agir ?
Je propose d’appeler « action » un geste ou une pensée intentionnel. Une
action est un geste au sens d’un mouvement ou d’un déplacement du corps
ou d’une partie du corps. Ce geste peut être figé, il s’agit alors d’une
posture. Le mime statuaire agit par immobilité. L’immobilité peut être
action, comme le montre assez un calcul mental, une réflexion échiquéenne
ou une réflexion métaphysique. La concentration est action.
Les actions peuvent être positives (le fait de se mouvoir) ou négatives (le
fait délibéré de ne pas se mouvoir en dépit des sollicitations extérieures). Je
peux décider ou non de répondre au téléphone. Je peux décider ou non de
me rendre à un rendez-vous. Je peux décider ou non d’absorber un verre de
whisky ou un médicament. L’agir peut coïncider avec le fait de ne rien faire.
Prétendre qu’une action est un geste, c’est dire que l’action est ponctuelle
par nature, qu’elle semble avoir un début, une fin et être accomplie d’un
seul tenant, qu’elle décrit le plus souvent une trajectoire spatio-temporelle
continue. Nous n’imaginons pas une action de plusieurs années, avec de
nombreuses interruptions, réalisée dans de nombreux lieux, comme des
villes, des pays ou des planètes différents. Une action ne se confond
pas avec un complexe d’actions, ce que nous appelons communément une
pratique : casser un œuf est une action, faire la cuisine est une pratique.
Notons qu’il existe des cas intermédiaires entre les actions et les pratiques.
Écrire un livre de cuisine, par exemple, me semble relever de cet « entre-
deux ». Il ne s’agit ni vraiment d’une action de base ni vraiment d’une
pratique. Je peux bien écrire un livre de cuisine sur plusieurs années et de
façon totalement interrompue, qui plus est avec un coauteur. Dans ce cas, il
s’agit d’une série ou d’un corps d’actions qui vise un seul objectif : publier
un livre de cuisine. Nous pouvons peut-être, pour régler la question,
proposer une distinction entre les micro-actions et les macro-actions, les
micro-actions étant bien des gestes intentionnels et les macro-actions des
corps d’actions tendues vers le même but.
Une action n’est pas seulement un geste ou une série de gestes. Une
action est un geste ou une série de gestes intentionnels, au sens où ce geste
ou cette série de gestes est imputable à un agent. Une action n’est pas un
événement comme un tremblement de terre ou la chute d’une feuille morte.
L’action comme l’événement entraînent une modification du monde, mais
cette modification, si minuscule soit-elle, n’est jamais anonyme ou aveugle.
Elle est toujours l’action de quelqu’un. Dire qu’une action est
intentionnelle, c’est également souligner qu’une action est toujours
finalisée. L’agent n’agit pas pour agir, mais agit pour ou en vue de quelque
chose, parce qu’il vise un résultat, parce qu’il donne sens à son geste, le
terme « sens » devant être compris dans toutes ses acceptions, à la fois
comme perception (organe des sens), comme direction (le but visé) et
comme signification (ce que ce but signifie pour l’acteur). Cette visée ou ce
but est inclus dans notre notion d’action.
Lorsque nous parlons de l’action d’un acide sur un corps, par exemple du
jus de citron sur un morceau de sucre, nous nous exprimons de façon
métaphorique : le jus de citron n’est pas un acteur, le jus de citron n’a pas
comme visée de dissoudre le sucre. Si l’être humain est sans aucun doute un
excellent candidat au titre d’agent ou d’acteur et si le vent, les chaises ou les
pierres ne semblent pas être des candidats du tout, pouvons-nous envisager
d’autres candidats non humains crédibles ? Contrairement à une longue
tradition philosophique qui réserve à l’homme seul l’intentionnalité, il
semble désormais acquis que les animaux (au moins certains d’entre eux)
sont également des entités capables d’action. Aux yeux de la plupart des
humains, il ne fait guère de doute que les singes, les ânes ou les girafes sont
des créatures agissantes. D’autres entités, comme les extraterrestres, s’ils
existent, peuvent également être considérés comme des candidats possibles.
Le critère discriminant semble reposer sur la différence entre la notion de
but et la notion de fonction. Un acteur est une entité qui a conscience d’un
but. Un pseudo-acteur est un objet ou une substance qui se contente
d’accomplir une fonction, sans avoir conscience d’un but. Prenons
l’exemple d’un grille-pain (quantité d’autres exemples, tel celui du cœur
comme pompe sanguine, fonctionnent aussi bien) : cet ustensile a
clairement pour fonction de griller du pain. Nous ne pouvons pourtant pas
lui attribuer le but de griller du pain. Un grille-pain n’est pas un acteur.
Cette distinction entre but et fonction permet de réduire l’extension de la
notion d’acteur et d’écarter bon nombre de candidats farfelus comme les
algues ou les thermostats, sans pour autant réserver au seul homme le titre
d’agent ou d’acteur. Malheureusement, comme souvent en philosophie,
cette argumentation est faussement attrayante, car purement et simplement
circulaire. Elle ne saurait être prise en compte à la lettre : c’est l’intention
qui permet d’établir une distinction entre le concept de but, qui la
présuppose, et le concept de fonction, qui l’exclut. Dès lors, même s’il peut
être éclairant d’utiliser cette distinction pour opérer un tri entre ce qui est
intentionnel et ce qui ne l’est pas, il serait vain d’y voir une analyse de la
notion d’intention elle-même.
Si, par définition, seuls les acteurs peuvent agir, au sens où nous
l’entendons ici, tous les gestes des acteurs ne sont pas intentionnels et ne
sont donc pas des actions. Un mouvement réflexe n’est pas une action,
comme nous pouvons le remarquer chaque fois qu’un médecin frappe notre
genou à l’aide d’un maillet et que notre jambe, malgré nous, s’agite comme
un corps étranger. Un processus de régulation n’est pas non plus une action,
comme nous pouvons le remarquer lorsque, debout dans un wagon de train
ou dans une cage d’ascenseur, notre corps tangue et se redresse, par une
série de contractions musculaires spontanées presque imperceptibles. En
revanche, se laver les dents, lacer ses souliers ou conduire sa voiture sont
généralement des actions. C’est du moins ainsi, semble-t-il, que nous avons
coutume de considérer les choses. Dans le cas d’un mouvement réflexe et
d’un processus de régulation, ce n’est pas l’acteur qui agit, mais son corps
ou son organisme qui répond (réflexe) ou qui s’adapte (régulation) à une
sollicitation de l’environnement. Dans le cas d’une action, c’est bien
l’acteur qui agit par l’intermédiaire de son corps ou de son organisme. Il se
pourrait cependant que ces distinctions soient moins fondées qu’elles ne
semblent l’être, qu’il n’existe pas en fin de compte de différence essentielle
entre les réflexes, les régulations et les actions, que nous soyons victimes
d’une illusion. L’homme est peut-être un organisme téléguidé qui se prend
pour un acteur, il croit agir quand il n’a que des réflexes, ce n’est pas lui qui
agit sur le monde mais le monde qui le sollicite.
En attendant de revenir sur cette dernière hypothèse, remarquons bien
ceci : le même mouvement apparent peut être comme ne pas être une action.
Le même plongeon apparent peut être délibéré (l’acteur plonge avec délice
dans l’eau bleue) comme non délibéré (l’acteur dérape malencontreusement
sur le rebord de la piscine ou de la falaise). Dans la plupart des cas,
nous pourrons observer une différence phénoménale : le plongeon et la
chute sont deux postures typiques, très différentes l’une de l’autre. Un corps
tendu et fuselé est la marque traditionnelle du plongeon au moment de
l’entrée dans l’eau. Un corps agité et déstructuré est quant à lui la marque
attendue de la chute. L’action suppose un savoir-faire, une méthode ou une
technique, contrairement à la chute qui tient davantage du « sauve-qui-
peut ». Toutefois, nous pouvons nous entraîner à chuter au point qu’un
observateur ne puisse pas parvenir à savoir s’il s’agit d’un plongeon
délibéré ou non, comme l’atteste le métier de cascadeur, dont la raison
d’être est précisément de transformer en action un mouvement
apparemment involontaire comme une chute. La différence entre une action
et une non-action est donc moins d’ordre phénoménal qu’intentionnel : c’est
toute la différence entre ce que nous faisons et ce qui nous arrive. Une
action est un quelque chose que nous faisons. Une non-action est un
quelque chose qui nous arrive.
Il est intéressant de noter que, contrairement à ce qui est souvent cru ou
supposé, ce n’est pas l’attention ou la conscience des moyens qui
caractérise l’action. Au contraire, l’apprentissage suppose une
intériorisation au point d’en arriver à une perte de conscience du mode
opératoire de l’action : le pianiste ou le dactylographe professionnel ignore
la position de ses doigts sur le clavier, contrairement au débutant, qui en a,
malheureusement pour lui, pleinement conscience et qui, de ce fait, ne
parvient pas à exécuter une œuvre avec virtuosité ou à dactylographier un
texte. La maîtrise d’une méthode ou d’une technique est l’intériorisation
pleine et entière de cette méthode ou de cette technique au point que nous
pouvons aller jusqu’à dire que l’inconscience (des modalités du geste, pas
du but) est le plus souvent propice à une action réussie. Ne pas faire
attention, tel est le meilleur conseil qui puisse être donné pour bien faire.
Cet aphorisme a ses limites et il me semble que certaines actions nécessitent
une grande attention. Si je me faisais greffer un œil ou un doigt, je
préférerais nettement que le chirurgien fasse attention à ses gestes, qu’il
sache précisément à tout moment où il en est. En ce sens, nous ne pouvons
pas aller jusqu’à imaginer, de façon quelque peu paradoxale, que l’action
pleinement réussie est une manière de réflexe ou de régulation
intentionnelle. L’aphorisme proposé permet au moins de prendre conscience
du fait qu’il existe un large éventail de gestes entre le réflexe et l’action
attentionnée. Par exemple, les gestes machinaux ne paraissent relever
d’aucune des catégories précédentes, comme lorsque, réfléchissant à ce
texte, je me surprends à me gratter l’oreille.
De nombreuses situations permettent d’aller plus loin dans la réflexion.
D’abord, il convient de noter que l’échec n’empêche pas le geste d’être une
action. Si le beau Serge flanque une claque à Bébert en visant la joue de
Raoul, cette claque est bel et bien une action, même si le but du beau Serge
n’était pas de gifler Bébert mais de gifler Raoul. Il ne s’agit pas dans ce cas
d’une non-action ou d’un événement, mais d’une action ratée,
en l’occurrence d’une gaffe. Une action est réussie si le résultat obtenu par
le geste correspond au résultat attendu. Une action est ratée si le résultat
obtenu ne lui correspond pas. Ensuite, soulignons qu’une action peut avoir
de nombreux effets collatéraux. Paul plante un clou à l’aide d’un marteau
pour installer un tableau au mur de son salon. Le coup de marteau donné
par Paul plante effectivement le clou. Cependant, l’histoire ne s’arrête pas
là. Ce coup de marteau génère également un bruit assourdissant, troue le
mur, réveille et transperce l’oreille du voisin de Paul, écrase le pouce de
Paul, fait gicler du plâtre et du sang sur le tapis du salon de Paul et sur le
tapis de la chambre à coucher de son voisin. Paul a certes atteint son but,
mais les raisons de son coup de marteau ne coïncident pas avec ses effets
induits. Enfin, remarquons qu’il existe des cas dans lesquels le but visé est
réalisé par l’acteur sans que la cause de l’action par laquelle le but se réalise
coïncide avec ce but. Imaginons que Pierre veuille tuer sa belle-mère et que,
tourmenté par ce projet, il brûle un feu rouge et écrase par inadvertance un
piéton déguisé en clown qui se trouve être sa belle-mère. Pierre a écrasé sa
belle-mère et a donc atteint son but. Pourtant, la cause de cette action ne
coïncide pas avec le but pourtant recherché par Pierre. Pierre, bien que
voulant liquider sa belle-mère et l’ayant effectivement liquidée, n’a pas
accompli l’action de liquider sa belle-mère. « Avoir fait » ne signifie pas
« avoir accompli une action ». Une première conclusion semble être la
suivante : le même geste phénoménal peut être ou non une action, la même
action numérique peut être réussie ou ratée, une action peut générer de
nombreux effets collatéraux, le but visé peut être atteint sans que la raison
de l’action qui permet de l’atteindre corresponde à ce but.
Nous avons jusqu’à présent dit ou essayé de dire ce en quoi consiste une
action, comment elle est accomplie et par qui elle est accomplie. Il nous
reste à examiner le type d’explication que requiert une action. Ce type
d’explication procède-t-il par les causes ou par les raisons ? Cette voiture
roule-t-elle parce qu’elle est dotée d’un moteur et d’un système mécanique
permettant de transmettre l’énergie du moteur aux roues (cause) ou parce
qu’un pilote à son bord souhaite se rendre quelque part (raison) ? Ce simple
exemple permet de comprendre que ces deux manières de rendre compte
d’un fait ne sont pas contradictoires, mais se complètent. Prise isolément,
chacune semble tourner à vide et ne pas être d’une grande utilité. La seule
explication par les causes ne suffit pas à rendre compte d’une action, car
elle néglige l’intentionnalité. Il ne suffit pas de dire qu’un processus
neurophysiologique s’est mis en branle pour rendre compte du fait
qu’Aristote lace ses sandales. Se contenter de ce type d’explication, c’est
réduire l’action à un simple événement, comme la chute d’une feuille ou
d’un fruit d’un arbre. Si Aristote lace ses sandales, ce n’est pas simplement
parce que ses mains et ses doigts bougent d’une certaine manière, mais
parce qu’il souhaite finir de s’habiller avant de sortir. La seule description
par les raisons n’est pas plus convaincante, car il ne suffit pas d’avoir
l’intention de lacer ses sandales pour le faire. Se contenter de faire coïncider
action et intention, et espérer ainsi dissoudre le problème, ne semble guère
convaincant. Telle quelle, l’intention semble stérile. Il se peut qu’il existe
quelque chose comme une intention en acte, ainsi que nous pouvons le
concevoir pour de nombreuses situations de la vie quotidienne : tendre le
bras, l’avant-bras et la main vers un paquet de chips par exemple.
Maintenant, qui considère sérieusement qu’il suffit d’avoir l’intention
d’écrire la Critique de la raison pure pour le faire ? Prétendre qu’avoir une
intention c’est agir, autrement dit que l’intention se confond purement et
simplement avec l’action, c’est ne rien expliquer du tout. Cette grille de
lecture permet certainement, et c’est bien là son mérite, de fournir une
raison au fait que l’action a été réalisée, de lui conférer un sens, de la rendre
intelligible, bref de justifier la définition de l’action comme geste ou série
de gestes intentionnels, mais elle ne semble pas permettre de rendre compte
de l’effectivité de ce geste ou de cette série de gestes.
Pour espérer rendre compte des actions, il convient de considérer à la fois
les raisons (l’intention fait partie de notre concept d’action) et les causes
(pour tenir compte de l’effectivité de l’action). Outre l’explication de
l’action par les causes neurophysiologiques et le déchiffrement de l’action
par les raisons descriptives ou interprétatives, il convient de considérer un
niveau intermédiaire qui éclaire et l’une et l’autre – aussi bien des processus
cérébraux qui rendent le geste efficient que du but poursuivi par la
réalisation de ce geste. Ce niveau d’explication correspond à la thèse selon
laquelle certaines raisons sont des causes. Une seule et même explication
peut conjointement rendre compte de l’intelligibilité et de l’effectivité d’une
action. Cette manière de voir les choses rejoint assez largement notre
psychologie populaire, qui nous invite à considérer que, contrairement aux
pierres et aux grille-pain, il nous arrive fréquemment de faire ce que nous
voulons faire et que nos croyances et nos désirs sont des causes mentales. Je
tends la main vers ce verre parce que je désire boire de l’eau et que je crois
que ce verre accessible contient de l’eau fraîche.
Cette thèse apparemment convaincante renferme de nombreuses
difficultés. Pour être crédibles, ses partisans doivent notamment disposer
d’une solide théorie permettant d’expliquer comment ce qui est mental,
comme une croyance et un désir, peut exercer une influence quelconque sur
ce qui est physique : des processus neurophysiologiques et des mouvements
du corps. Dans le cas contraire, nous n’aurions plus d’autre choix que de
considérer l’homme comme un zombie (un automate de chair sans
conscience) ou comme un organisme marionnettisé ou cérébréguidé (une
créature consciente, certes, mais sans que cette conscience et cette
intentionnalité exercent un pouvoir quelconque sur les choses, à commencer
par le corps et par les membres). Je ne crois pas du tout que la thèse de
l’homme-zombie soit d’une manière quelconque crédible, tant il est vrai
qu’elle revient simplement à nier les états mentaux, états qui sont la seule
chose dont nous ne puissions pas douter. En revanche, je crois que la thèse
de l’homme cérébréguidé mérite tout à fait d’être prise au sérieux. Selon
cette thèse, c’est le cerveau qui génère à la fois les mouvements du corps et
les états mentaux, sans que ces derniers exercent une influence quelconque
sur les états cérébraux et, consécutivement, sur les mouvements du corps.
La première partie de la thèse – le fait que le cerveau génère et les
mouvements du corps et les états mentaux – est acceptée par l’immense
majorité des théoriciens de nombreuses disciplines, de la neurophysiologie
à la philosophie, et rejoint assez largement le sens commun. En revanche, la
seconde partie de la thèse – le fait que le cerveau génère les états mentaux
sans que ces états mentaux exercent une influence quelconque sur les états
cérébraux et, consécutivement, sur les états corporels – semble incongrue.
Encore une fois, il s’agit non pas de nier l’existence des événements
mentaux (théorie de l’homme-zombie), mais de refuser d’accorder à ces
événements le moindre pouvoir. En somme, c’est le cerveau qui piloterait
les mouvements corporels (ce que tout le monde croit) et qui, tout en
générant les états mentaux, générerait également l’illusion dans laquelle
nous serions de piloter consciemment nos gestes (ce que personne
n’envisage). Dans cette perspective, la notion de geste intentionnel est vidée
de sa substance. L’homme serait la marionnette de son cerveau. C’est le
cerveau qui, en quelque sorte, orchestrerait à l’aveugle nos gestes
apparemment intentionnels, le fait que nous ayons l’impression que certains
états mentaux pilotent ces gestes que nous appelons des actions, autrement
dit que nous soyons des acteurs, étant, dans cette perspective, une illusion
complète.
Cette thèse iconoclaste semble inacceptable. Après tout, que font les
milliards d’êtres humains du matin au soir ? Pour toutes nos actions,
qu’elles soient banales ou exceptionnelles, avec ou sans enjeu, il semble
choquant, voire absurde, de nier la notion de cause mentale, de dissoudre la
notion d’agent ou d’acteur et, par là, de refuser d’opérer la moindre
distinction parmi la palette de nos gestes, notamment entre les réflexes et
les régulations d’une part, les actions machinales et les actions réclamant de
la vigilance d’autre part. Il n’empêche, cette différence, quel que soit son
degré d’évidence, demande à être élucidée.
Une façon intéressante de tenter de remédier au problème consiste à
remarquer que les créatures cérébrées ne tombent pas du ciel. Nous ne
sommes pas issus de la terre ou de la boue par génération spontanée, nous
apparaissons au terme d’un lent processus d’évolution et de sélection. La
conscience est une façon pour nous d’être en relation avec le monde et de
nous piloter dans le monde. Dans ces conditions, cette conscience ne saurait
être vaine. Elle a, comme nous le croyons généralement, permis à l’homme
de survivre au long des millénaires. Si le cerveau avait pu s’en passer,
comme l’impose la thèse de la marionnette cérébréguidée, pourquoi cette
conscience, sans pouvoir causal aucun, quel que soit son degré de
complexité, serait-elle générée ? Comment expliquer qu’une chose telle
qu’un homme cérébréguidé puisse être sélectionnée ?
À partir du moment où nous admettons que l’homme est le fruit d’une
évolution et d’une sélection naturelles, il semble convaincant de considérer
que la causalité mentale n’est pas un rouage vide ou postiche. Le cerveau
est l’organe intégrateur qui a permis à l’homme de survivre au milieu de la
jungle sans écailles, sans fourrure et sans crocs.
Pour espérer aller davantage au fond des choses, il convient de se
demander si le concept de cause finale peut être justifié, c’est-à-dire de
comprendre jusqu’à quel point il est crédible de considérer que le cerveau
est un organe fait pour réguler la vie végétative (respiration, battements
cardiaques, régulations chimiques) et pour générer des états mentaux, avec
tous les paradoxes que ce genre d’affirmations engendre. Nos yeux sont-ils
faits pour voir ? Nos mains sont-elles faites pour manipuler ? Notre cerveau
est-il fait pour nous permettre de survivre au milieu de la jungle ? Et en quel
sens, pour commencer, disons-nous de nos organes qu’ils sont faits ?
Apparemment, il est assez naturel de considérer que nos organes sont
enclins à accomplir une certaine fonction : la manipulation pour les mains,
la vue pour les yeux, le pompage du sang pour le cœur, etc. Cependant,
nous savons bien que cette manière de considérer les choses est
foncièrement naïve, tant il est vrai qu’elle repose sur le modèle du créateur
ou de l’artisan qui élabore et qui construit des objets manufacturés – une
horloge, un grille-pain – en vue d’une certaine fin. Nous savons qu’il est
absurde de considérer les choses ainsi dans le cas des objets géographiques
comme les fleuves ou les volcans. Les fonds marins n’existent pas pour
permettre aux hommes-grenouilles de faire de la plongée sous-marine. Les
pentes neigeuses n’existent pas pour permettre aux skieurs de faire de la
godille ou des schuss. Si la notion de but ou de finalité n’a pas de sens pour
rendre compte de la présence des objets naturels, il n’en demeure pas moins
que celle de fonction semble en conserver un pour les organes : les yeux ne
sont pas faits pour voir, mais ils permettent effectivement de voir ; les mains
ne sont pas faites pour manipuler, mais elles permettent effectivement de
manipuler ; le cœur n’est pas fait pour pomper le sang, mais il permet
effectivement de le pomper, etc.
Nous croyons à la fois qu’il n’existe pas de créateur ou d’artisan, que
cette image éculée nous empêche de réfléchir sur le monde tel qu’il est et,
en même temps, qu’il est exagéré, comme le font les adversaires les plus
résolus de toute causalité finale, de prétendre que la notion de fonction est
aussi vaine que celle de but.
La grande force de la théorie de l’évolution et de la sélection naturelle est
qu’elle permet de comprendre à la fois que les organes, sans être finalisés,
sont bien fonctionnels et que cette double caractéristique ne nécessite la
présence d’aucun créateur ou d’aucun artisan. Cette thèse est elle-même
constituée de deux principes majeurs, logiquement indépendants. Le
premier principe est celui de l’évolution : les espèces ne sont pas des entités
immuables mais évolutives. Le second principe est celui de la sélection : les
espèces évoluent en fonction d’une sélection naturelle, indépendamment de
tout dessein ou de toute finalité.
Imaginons une colonie de créatures rouges vivant dans l’herbe verte. Ces
créatures sont des proies aisées pour les prédateurs sensibles au contraste
des couleurs. Imaginons maintenant que, en fonction des seuls principes de
multiplication (ces créatures peuvent se reproduire) et de variation (les
reproductions ne sont pas qualitativement identiques à l’original), l’une de
ces créatures rouges produise non seulement des bébés rouges, mais
également des bébés verts et des bébés jaunes. Les bébés verts ont
davantage de chance de survivre, de croître et de se développer que les
bébés rouges et que les bébés jaunes. Or ce fait repose sur un simple calcul
de probabilité. En particulier, il ne dépend d’aucune finalité comme le
camouflage. Croire que ces créatures ont appris au fil du temps, par je ne
sais quelle propriété mystérieuse, à se dissimuler est une illusion. Ces
créatures ne se fondent pas dans la nature, elles sont la nature. Maintenant,
il ne s’agit pas non plus d’affirmer que ce camouflage n’existe pas ou, pour
le dire autrement, qu’il n’est que dans l’œil de l’observateur ou de
l’interprète, car il est au moins également dans l’œil des prédateurs. En
d’autres termes, c’est un fait que du vert sur du vert est moins visible que du
rouge sur du vert, comme c’est un fait que l’œil permet de voir et que le
cœur pompe le sang. Simplement, ces faits ne sont pas a priori ou liés à un
dessein quelconque, mais a posteriori ou liés à un état du monde.
Imaginons maintenant que l’herbe se dessèche et jaunisse, ou que le sable
progresse sur cette lande comme à la frontière d’un désert. Cette fois, ce
sont les bébés jaunes, s’il en reste, qui deviendront ipso facto les champions
de cette espèce. Le fait que ces jeunes créatures soient adaptées à leur
environnement est un fait purement contingent (elles auraient pu ne pas
l’être) et ce fait est un état réel du monde réel qui ne dépend d’aucun
créateur ni d’aucun interprète.
Le cœur n’est pas fait pour pomper le sang, pour la bonne raison qu’il
n’est pas fait (mythe du créateur). Malgré tout, c’est un fait que le cœur
pompe le sang, et cette fonction peut difficilement être niée. Pomper le sang
pour le cœur ne dépend d’aucun observateur (mythe de l’interprète). De
même, le cerveau n’est pas fait pour être conscient, pour la bonne raison
qu’il n’est pas fait, mais cette affirmation ne conduit nullement à la
croyance opposée, selon laquelle le cerveau ne serait conscient qu’aux yeux
d’un observateur (en l’occurrence, cette dernière croyance ne veut plus rien
dire). Simplement, il se trouve que les créatures dotées d’un cerveau, c’est-
à-dire la totalité des animaux au-delà d’une certaine taille, ont plus de
chances de survivre que celles qui n’en sont pas dotées. Dans la nature, le
concept de cause finale n’a pas de sens en dehors de celui qui interprète
cette nature. Ce n’est pas une raison pour refuser de constater
empiriquement que l’œil permet de voir, que le cœur pompe le sang et que
le cerveau génère des états mentaux.
En appliquant ces remarques au dilemme de l’homme cérébréguidé et de
la causalité mentale, je dirais ceci : il se pourrait que, sur la branche de
l’évolution d’où provient l’espèce humaine, se nichent successivement des
créatures sans cerveau, des créatures avec un cerveau réduit aux seules
fonctions végétatives, comme dans le cas des bébés anencéphaliques, des
créatures cérébréguidées, c’est-à-dire douées de propriétés mentales sans
que ces propriétés aient un pouvoir causal quelconque, et enfin des
créatures douées de propriétés mentales dotées d’un pouvoir causal, comme
nous considérons généralement que le sont les hommes et la plupart des
animaux cérébrés. Peut-être sommes-nous trop optimistes en considérant
que nous en sommes déjà à l’étape de la causalité mentale. Peut-être
sommes-nous trop pessimistes en considérant qu’une étape caractérisée par
des créatures cérébréguidées ait tout bonnement pu exister.
Exactement comme les bébés verts survivent davantage que les bébés
rouges sur de l’herbe et que les bébés jaunes survivent davantage que les
bébés verts sur du sable, les créatures conscientes dont les états mentaux
sont dotés d’un pouvoir causal seraient plus adaptées que les créatures
conscientes dont les états mentaux ne sont pas ainsi dotés. Que l’homme
soit ou ne soit pas une créature cérébréguidée, l’homme et le monde sont
sans finalité.
Le bien et le mal

Imaginez des explorateurs qui découvrent dans une contrée lointaine


deux tribus exotiques. Dans la première, celle des Rigiditos, une liste très
précise de ce qui est permis et de ce qui est interdit est formalisée depuis
des lustres. La croyance commune est que le bien et le mal sont des notions
immuables aux références intangibles. Ici, il n’y a pas de question à se
poser : la morale repose sur la parole sacrée du Très-Grand. Dans cet
univers, il n’y a pas d’autre choix que de se soumettre à ses
commandements. Les Rigiditos sont si sûrs de leur morale qu’ils la tiennent
pour universelle : elle doit s’appliquer à toutes les personnes de toutes les
tribus, sans restriction.
Dans la seconde tribu, celle des Relativitos, les règles de bonne conduite
ne dépendent pas de principes supérieurs toujours un peu mystérieux, mais
plus prosaïquement du bon vouloir de chacun. Les membres de cette tribu
parlent plus volontiers d’éthique que de morale, de bon et de mauvais que
de bien et de mal. Il n’y a pas une liste très précise de ce qui est permis et de
ce qui est interdit, parce que les choses, en la matière, changent en fonction
des personnes, des époques, des circonstances. Certes, nous retrouvons
presque toujours certaines des prescriptions classiques rencontrées dans la
première tribu, comme « Tu ne tueras point » ou « Tu ne voleras pas ». Pour
le reste, chacun peut bien faire ce qui lui plaît. Ici, l’opinion commune est
que le bon et le mauvais sont relatifs aux désirs de chacun. L’adage est le
suivant : changez de désir et vous changerez d’éthique. Contrairement aux
Rigiditos, les Relativitos n’ont pas de prétention à l’universalité. Comme ils
l’éprouvent eux-mêmes, ils considèrent que d’autres tribus peuvent vivre
selon des codes de bonne conduite différents. Il y a une morale, mais il y a
des éthiques.
Pour les Relativitos, les Rigiditos sont archaïques, obscurantistes,
crédules et dangereux. Ils sont archaïques, car la morale, un mot dont ils se
gargarisent, est une notion largement désuète. Ils sont obscurantistes, car
leur code moral accorde autant d’importance à un interdit tel que « Tu
n’auras pas de rapport sexuel le jeudi » (une prescription qu’on ne retrouve
dans aucune autre tribu) qu’à un interdit tel que « Tu ne tueras point ». Ils
sont crédules, car ils ne se rendent pas compte qu’avec leur Très-Grand ils
sombrent dans l’illusion de la transcendance et dans la soumission. Et ils
sont dangereux, car la pente naturelle de la prétention universelle est le
fanatisme et le totalitarisme.
Pour les Rigiditos, les Relativitos sont puérils, indignes, en proie à une
confusion mentale et inconséquents. Ils sont puérils, car ce n’est pas en
changeant de mots que nous changeons de choses. Ils sont indignes, car ils
ravalent l’homme au rang de bête obsédée par les plaisirs charnels et les
biens matériels. Ils sont en proie à une confusion mentale, puisqu’ils
commettent de nombreuses erreurs de catégories : la grammaire du désir
n’est pas celle du bien mais celle du plaisir, la logique du droit n’est pas
celle du bien mais celle du juste. Bref, l’éthique du bien-vivre n’est pas la
morale du devoir. Ils sont inconséquents, car le bien et le mal ne dépendent
nullement de l’opinion de chacun, tant il est vrai que rien ne pourra jamais
faire qu’un génocide soit moral ou que la torture d’un enfant soit un bien.
En observant et en écoutant chacune des deux tribus, les explorateurs en
profitent pour faire le point sur leur propre philosophie. D’abord, il semble
clair que le bien et le mal n’existent pas à l’état de nature. Une coulée de
lave qui pétrifie une foule ne fait pas le mal. Seules les actions, c’est-à-dire
les gestes ou les pensées intentionnels, peuvent sensément être qualifiées de
bonnes ou de mauvaises.
Ensuite, il convient de tracer une ligne de partage entre les jugements de
fait et les jugements de valeur. Une chose est de dire que « le petit chat est
mort » ou que « la Terre tourne autour du Soleil ». Une autre qu’« il ne faut
pas mentir » ou que « tuer est un mal ». Les deux premières propositions
sont descriptives. Elles visent à décrire le monde tel qu’il est. Les deux
dernières propositions sont évaluatives ou normatives. Elles visent à
promouvoir ce qu’il convient de faire. Les propositions de fait sont vraies
ou fausses en fonction de leur correspondance avec l’état du monde. Les
propositions normatives ne sont ni vraies ni fausses (aux yeux du monde).
Enfin, nos explorateurs se persuadent qu’il est vain de recourir à une
autorité, si grandiose soit-elle, pour justifier la morale. Il se peut que la
religion soit morale. Il n’empêche, pour être ce qu’elle prétend, la morale
doit être indépendante des croyances religieuses. Non seulement le Très-
Grand est un être mal défini dont l’existence est sujette à caution, mais,
surtout, ce n’est pas parce qu’il le décrète que tuer est un mal, c’est au
contraire parce qu’il en est ainsi qu’il le décrète. Dieu lui-même est soumis
à la morale. Le bien et le mal sont des notions autonomes, indépendantes de
qui que ce soit.
C’est dire si les explorateurs ne sont pas sensibles à la formule utilisée
comme un véritable mantra par les Rigiditos : « Si le Très-Grand n’existe
pas, tout est permis. » À l’analyse, cette formule se révèle être une piètre
formule philosophique, le contraire pouvant aussi bien se dire. Si je crois au
Très-Grand, je peux décider par calcul de faire le bien et mettre en œuvre
une stratégie personnelle de sainteté. Soit que je désire garantir mes chances
d’accéder au paradis, soit que je craigne l’opprobre ou le courroux divin.
Par ailleurs, si le Très-Grand, comme certains l’imaginent, est amour, il me
pardonnera quoi que je fasse et j’ai donc intérêt à assouvir sans retenue mes
désirs les plus sombres : trucider mes voisins, par exemple. En vérité, si le
Très-Grand existe, tout est permis.
Maintenant, nos explorateurs pensent que les Relativitos ont tort de
considérer que la morale fluctue au gré des circonstances. Si les notions de
bien et de mal ont un sens quelconque, ce qui est un bien (ou un mal) est un
bien (ou un mal) en tout temps et en tout lieu. Certes, c’est un fait que ce
qui est considéré ici comme un bien peut être considéré là comme un mal
avec la même tranquille assurance. Mais ce n’est pas parce que l’heure
d’hiver n’est pas identique à l’heure d’été que la Terre tourne différemment
autour du Soleil. Souligner que ce sont inévitablement les hommes – qui
d’autre ? – qui devisent sur le bien et sur le mal ne retire rien au fait de
l’indépendance de ces deux notions. Une convention n’est pas par nature
arbitraire. Ainsi peut s’expliquer une réalité méconnue par les Relativitos :
la plupart des grandes prescriptions morales se retrouvent dans toutes les
tribus humaines. La prohibition de l’inceste, par exemple.
Certes encore, la morale est souvent prescrite par le plus fort. Pour
autant, il est faux d’imaginer que le plus fort a raison par définition.
Remarquer banalement que ce sont les plus forts qui forgent les lois n’est
pas dire que ces lois sont bonnes pour autant. Les Relativitos ne
comprennent pas le sens de cette remarque. Quant aux Rigiditos, ils ne se
rendent même pas compte qu’elle s’applique en premier lieu au Très-Grand
(par définition, le Très-Grand est le plus fort). Pour bien comprendre
pourquoi la loi du plus fort ne coïncide pas forcément avec le bien,
imaginez l’existence d’une espèce d’animaux – les kroacks –, plus grands,
plus forts, plus intelligents et plus nombreux sur la Terre que les hommes.
Dans un tel cas de figure, les choses, pour nous, se passeraient sans doute
assez mal. Les kroacks, en effet, auraient probablement une fâcheuse
tendance à nous asservir. En somme, et à supposer que l’espèce humaine
échappe à l’extermination pure et simple, nous ne serions rien d’autre que
leurs esclaves ou (à la limite) leurs animaux domestiques. Les kroacks
feraient-ils le bien dans de telles conditions ? De leur point de vue, pourquoi
non ? Du nôtre, certainement pas.
Nos explorateurs veulent à la fois justifier la morale (il existe une
différence incontestable entre une action bonne et une action mauvaise ;
pour le dire autrement, les goûts éthiques et les couleurs morales ne sont pas
dans la nature) et, en même temps, ne pas rendre la morale tributaire de la
croyance naïve en une transcendance objective, c’est-à-dire en un ciel étoilé
doué de sens au-dessus de nous.
La stratégie proposée se résume à faire « comme si... ». Certes, la morale
est un ensemble de valeurs conventionnelles (il ne peut pas en être
autrement), et, pourtant, nous devons faire comme s’il s’agissait d’un socle
de valeurs universelles absolues, comme en témoigne la Déclaration
universelle des droits de l’homme. C’est le principe bien connu de
l’universalité. Une conduite qui ne saurait être généralisée ne peut être une
conduite morale. Ainsi du mensonge : on ne peut souhaiter qu’il soit
universel ; il ne peut donc être moral, on ne saurait en faire une « loi
générale ». Notons qu’en faire une loi générale ne peut être que de nature
utilitaire : le mensonge suppose que la vérité soit la règle commune
pour pouvoir jouer son rôle. Il s’agit simplement de préserver la possibilité
de communiquer avec nos semblables.
Maintenant, il existe des situations où le mensonge est un acte moral,
pour ne pas dire héroïque. Par exemple, une personne qui, durant la
Seconde Guerre mondiale, nie héberger un évadé quand la Gestapo frappe à
sa porte. En ce cas, le respect aveugle du principe d’universalité, dans la
mesure où il conduit à la dénonciation, constitue un mal plus grand que la
violation (occasionnelle) de ce principe. Un autre principe permet de
comprendre ce point, celui de la réciprocité : ne fais pas à autrui ce que tu
n’aimerais pas qu’on te fasse ou, pour utiliser une formule plus technique et
moins utilitariste : traite toujours l’humanité (que ce soit en nous-mêmes ou
en autrui) comme une fin. Notons que ce principe n’est qu’une implication
logique du principe d’universalité, qui l’englobe. De tels principes
permettent très largement d’agir moralement, c’est-à-dire en vertu de notre
idée du bien, en connaissance de cause.
Ces deux principes, le principe d’universalité et le principe de réciprocité,
ne suffisent évidemment pas à faire le tour de la question morale et à
trancher systématiquement entre le bien et le mal. Ils permettent au moins
deux choses. D’une part, d’éviter de confondre la morale avec les interdits
capricieux et risibles de certains autocrates (par perversité, ces gens-là
interdisent ce qui touche au plaisir, c’est-à-dire au bien). D’autre part, de
constituer cette troisième voie entre une morale absolue tombée du ciel
(illusion de la transcendance) et une morale purement locale, liée aux
coutumes et us de telle ou telle tribu humaine.
La mort

La mort est un objet philosophique paradoxal. En un sens, elle n’est rien


– un grand blanc ; il n’y a donc rien à en dire, rien à en craindre. En un
autre sens, elle est tout. Elle affecte sans rémission la totalité des vivants
et l’homme, isolé sur son rocher, est bien le vivant se sachant mortel.
Comme aucune autre, l’existence humaine est voilée par cette ombre
inexpugnable.
Lorsque je songe à la mort, je n’ai rien en tête que cette loi commune à
tous les organismes qui veut que la vie s’achève au bout d’un certain laps de
temps. Qu’il s’agisse, à un bout de l’échelle, de l’éphémère ou du bombyx
du mûrier, qui ne vivent que quelques heures à peine et, en tout cas, jamais
plus d’une journée ou, à l’autre bout de l’échelle, du baobab, de l’if ou du
séquoia qui peuvent vivre allègrement plusieurs siècles, toujours est-il que
le vivant, homme compris, semble bien condamné à disparaître. La mort
n’est pas un passage vers je ne sais quelle région suprasensible ou éthérée,
mais la fin irrévocable de l’existence, une muraille insondable contre
laquelle le vivant se pulvérise.
Comme tous les organismes, l’homme est mortel par nature. C’est la loi
du vivant. Tout ce qui vit périt, inéluctablement. Considérée ainsi, la mort
est un mal indubitable, puisqu’elle gomme l’être au profit du néant. Et rien
ne me semble pouvoir la rendre aimable, à moins qu’elle permette
l’évitement d’un mal encore plus grand. Il se peut que je me sacrifie si ma
mort permet à une ou plusieurs autres vies d’être sauvées. Il se peut que je
décide de mettre fin à mes jours si ma vie devient insupportable. Toujours
est-il que, dans le cadre de la vie ordinaire, rien ne me semble devoir rendre
la mort désirable, de sorte que si un malin génie, chaque matin, au lever du
soleil, me laissait le choix entre mourir à la nuit tombée ou dans une année,
j’opterais toujours pour la durée de vie la plus longue : par moi-même, je
choisirais de continuer à vivre indéfiniment, repoussant sans cesse l’heure
de ma mort à plus tard, le plus loin possible de mon présent.
Les relations entre la vie et la mort peuvent, semble-t-il, être abordées de
deux façons. D’abord, nous pouvons considérer que la vie et la mort sont
par nature étrangères l’une à l’autre et se renvoient constamment dos à dos,
sans coexistence possible. Je peux bien me retrouver un jour à l’hôpital
dans une situation désespérée, le dernier fil, aussi ténu soit-il, qui me
retiendra à la vie m’y retiendra totalement. De même, il se peut que soit
décrétée morte une créature qui ne l’est pas, qu’une personne encore
vivante soit enterrée ou incinérée à tort, mais il ne se peut qu’un mort soit
encore un tant soit peu vivant. À l’image de l’être et du non-être, la vie et la
mort n’admettent pas de degré et désignent deux univers non miscibles et
sans nuances, parfaitement étanches.
Nous pouvons ensuite considérer que la mort et la vie, loin de s’opposer,
sont au contraire intimement mêlées et que, d’une certaine façon, la mort
s’inscrit au cœur de la vie. Non seulement chaque jour qui passe est un jour
de moins à vivre (irréversibilité chronologique), mais encore chaque jour
qui passe me rapproche un peu plus de la mort (déterminisme
physiologique). Quel que soit mon âge, quel que soit mon état de santé, je
meurs inexorablement chaque jour. Dans cette perspective, la vie est une
mort lente, une maladie, un virus qui nous ronge et nous gangrène. Je perds
mes cheveux, mon dos se voûte, mes articulations se rouillent, ma peau se
ride, des taches de son apparaissent sur mon visage et mes mains. À chaque
instant, le bébé que j’étais se transforme davantage en cadavre.
Toutefois, la vieillesse n’est pas la mort. Si la mort semble chaque jour
gagner davantage de terrain, il existe un gouffre entre la vie, même précaire,
et la mort considérée comme la fin. L’homme a la réputation d’être un
animal qui sait qu’il va mourir. Enfoui au commencement, ce savoir pèse
bientôt sur nos épaules et il pèse toujours plus lourd à mesure que les morts
s’empilent autour de nous. Tant que nos parents sont en vie, la conscience
de notre mort est un savoir distant, purement théorique, à la manière non
vécue d’un théorème ou d’un algorithme. Au jour de la mort d’un être aimé,
à travers la loupe incomparable des larmes du chagrin, nous entrevoyons
que ce sera bientôt notre tour.
La relation entre l’immortalité, c’est-à-dire moins la perspective
fantasmatique d’un évitement permanent de la mort que la possibilité d’une
survie après la mort du corps, et le problème des rapports entre le corps et
l’esprit, semble claire. À supposer que le dualisme qui soutient que nous
sommes composés d’une âme – pure substance spirituelle – et d’un corps –
pure substance matérielle – soit vrai, alors la possibilité d’une survie en
dépit de la mort du corps semble ouverte. Puisque je ne me résume pas à
mon corps, il n’y a aucune raison pour que je ne continue pas à exister après
sa mort. À l’inverse, si le dualisme est faux ou, plus précisément, si les
processus mentaux sont exclusivement conditionnés par des processus
cérébraux, alors il semble inconcevable de survivre à la mort de son corps.
S’il est très facile de voir sur quoi se fonde la croyance fantastique en
quelque chose comme une âme comprise comme esprit désincarné – la peur
de la mort, l’effroi du néant –, il est en revanche très difficile d’accorder à
cette croyance une crédibilité quelconque. D’une part, il semble bien que
l’esprit, aussi réel soit-il, n’est qu’une propriété du corps, ni plus ni moins
que la dimension subjective de l’organisme, et que rien ne permette
d’affirmer qu’un état mental puisse exister sans être corrélé d’une façon ou
d’une autre à un corps ou à une partie du corps, en l’occurrence le cerveau
et le système nerveux central. D’autre part, si, comme je le crois, notre
nature, de même que la nature de n’importe quelle chose, coïncide avec
l’espèce de chose que nous sommes censés être, les croyances religieuses ne
peuvent pas être prises au sérieux.
Si la mort soulève bien des questions, c’est peut-être sur un plan moins
métaphysique et théologique que psychologique : l’indéniable effroi qu’elle
provoque. Apparemment, quelqu’un qui croit en la vie après la mort
pourrait se targuer d’avoir moins de raisons de redouter la mort que le non-
croyant pour qui la mort est la fin. Ce n’est précisément qu’une apparence
et il n’est pas difficile de souligner que le contraire peut se dire aussi bien.
Pour le non-croyant, la mort, d’une certaine façon, n’est rien et, à bien des
égards, il n’y a donc rien à en dire, rien à en craindre. À l’inverse, pour le
croyant, la mort peut prendre les aspects d’un voyage inquiétant : le fait
d’ignorer les conditions de sa vie post mortem, qu’elles soient effroyables,
bienheureuses ou tout bonnement indifférentes, peut générer une angoisse,
somme toute légitime.
Naturellement, la crainte de la mort peut être liée aux conditions dans
lesquelles elle survient. Dans ce cas, cette prétendue crainte de la mort se
résume à une crainte de la souffrance, de la peine ou du malheur. Il ne s’agit
pas tant de la peur du néant que de l’inquiétude liée à une éventualité plus
ou moins désagréable. Or, si la crainte de la mort ne saurait se réduire à la
crainte des conditions de notre mort, c’est qu’il est facile d’envisager ou de
rencontrer des conditions d’existence à ce point insupportables –
emprisonnement, torture, maladie, déshonneur, etc. – que la seule issue
envisageable soit le suicide, autrement dit la volonté délibérée de mourir.
Par ailleurs, l’éventualité d’une mort instantanée, c’est-à-dire d’une
situation marquée par l’inconscience de l’imminence de notre mort,
n’empêche en rien la crainte de la mort. Ainsi, ce ne sont pas tant les
conditions – paisibles, inquiétantes ou fulgurantes – de la mort qui sont à
craindre que le fait, parfaitement blanc, de la mort même.
La mort est avant tout privation. Être mort, c’est d’abord ne plus être en
mesure de jouir des biens terrestres ordinaires – l’amour d’une personne
chère, les joies intellectuelles, morales ou matérielles, le simple bonheur
d’être. La crainte de la mort est donc essentiellement négative. Mort, je
perdrai l’opportunité du plaisir d’écrire, d’aimer, de déambuler dans la ville,
de déguster une fraise ou d’embrasser mes filles. Toutefois, même le
vieillard qui a tout perdu et n’a plus goût à rien peut craindre la mort. Même
le reclus solitaire, enfermé depuis des années dans un cachot humide et
obscur, sans aucun espoir de sortir un jour, peut craindre la mort.
Que craindre, dès lors, sinon la mort elle-même, le pur et simple fait de
ne plus être ? Craindre la mort, c’est craindre la perte de cette relation
intime, réflexive et merveilleuse de soi à soi, c’est simuler son propre deuil.
Conclusion

Mon but est maintenant de présenter succinctement les croyances que je


juge crédibles à propos du monde, du corps et de l’esprit, de reprendre de
façon synthétique les questions restées en suspens sur ce point et de saisir
quelle vision d’ensemble s’en dégage.
– Croyance 1 : la conception physicaliste du monde est pertinente si nous
nous contentons, par le terme « physicaliste », de nier l’existence d’une
substance mentale, au sens d’un quelque chose de vaporeux qui pourrait
exister de façon autonome. Il n’y a rien de tel qu’une âme. Le monde est
entièrement explicable par des entités physiques et il n’y a aucune raison
d’imaginer un lapin mental indépendant du chapeau cérébral. Les théories
dualistes qui opèrent une scission radicale entre, d’une part, une substance
matérielle, le corps ou le cerveau, et, d’autre part, une substance
immatérielle, l’esprit ou la conscience, sont incapables de nous expliquer
comment l’une interagit avec l’autre, autrement dit comment je peux
éprouver une douleur si je me cogne un orteil ou comment mon bras se lève
si j’ai l’intention de le lever.
– Croyance 2 : la croyance 1 ne conduit nullement à imaginer que les
états mentaux conscients n’existent pas. Cette affirmation mérite d’être
soulignée, tant les philosophes contemporains se sentent parfois obligés, par
peur de sombrer dans le dualisme et de réintroduire subrepticement la
notion d’âme, de nier, sinon frontalement, au moins sous forme déguisée,
les états mentaux. Ce déni frise l’absurdité, tant il est vrai que ces états
mentaux sont les seules choses au monde qui ne peuvent pas être mises en
doute. Si je manipule un fossile ou un crâne et qu’un paléontologue
m’assure qu’il s’agit du premier fossile d’un être vivant ou du crâne du
premier être humain connu, il se peut que ce fossile ne soit pas un fossile,
mais un simple caillou, que ce crâne ne soit pas celui du premier homme, ni
même un crâne humain, ni même un crâne, il se peut que ce paléontologue
ne soit pas un paléontologue, ni même un être humain, il se peut que ni ce
fossile, ni ce crâne, ni ce paléontologue ne soient le moins du monde des
choses au sens d’objets tridimensionnels, mais il ne se peut que cette
impression de manipulation d’un fossile ou d’un crâne, doublée des
commentaires savants du paléontologue, ne soit rien. L’impression de
percevoir quelque chose, y compris dans le cas d’un rêve ou d’une
hallucination, est une expérience dont je ne peux dénier la réalité. Nous
pouvons douter que le monde existe, que les choses existent, que les
fossiles, les crânes et les paléontologues existent, mais nous ne pouvons pas
douter, de quelque manière que ce soit, de l’existence de nos propres états
mentaux.
– Croyance 3 : comme le montre assez la croyance 1, dont cette troisième
croyance ne constitue qu’un appendice, la croyance 2 ne conduit nullement
à adhérer à la thèse idéaliste selon laquelle le monde pourrait bien être une
illusion mentale. Nous croyons, sans que nous ayons besoin de le justifier et
en dépit du fait que nous ne pouvons pas le prouver, que le monde tangible
existe, que les objets tridimensionnels existent. Il y a des choses telles que
les paléontologues, les fossiles, les crânes, les cerveaux. Le doute radical,
bien qu’irréfutable intellectuellement, est en fait incompatible avec notre
expérience vécue. Le monde est composée de choses comprises comme des
objets tridimensionnels et d’entités plus abstraites comme les nombres, les
nœuds ou les centres de gravité.
– Croyance 4 : les états mentaux sont corrélés d’une façon ou d’une autre
au cerveau ou au système nerveux central. Si nous sommes si sûrs de
l’existence d’une telle relation entre les états mentaux et le cerveau, c’est
que des modifications du cerveau entraînent ipso facto des modifications de
la conscience. Il suffit de se donner un coup de marteau sur la tête ou
d’absorber un cachet d’aspirine pour s’en convaincre. Des lésions
cérébrales entraînent des conséquences au niveau de la motivation, des
désirs, des sentiments, des perceptions, de la mémoire, du langage, des
actions, c’est-à-dire des expériences conscientes. Lorsqu’un cerveau
humain est scindé au niveau du corps calleux, nous nous retrouvons avec
une personne dont les états mentaux et la conscience de soi sont
profondément bouleversés au point que la question se pose de savoir à
combien de personnes ou d’esprits nous avons affaire. Ainsi, c’est un fait
que des changements au niveau du cerveau entraînent des changements au
niveau des états mentaux.
– Croyance 5 : les types d’états (ou d’événements) mentaux ne sont pas
identiques à des types d’états (ou d’événements) cérébraux, contrairement à
ce que pourraient laisser entendre les quatre premières croyances. Pour
comprendre cette cinquième croyance, il est important de maîtriser deux
notions : la notion de propriété ou de type et la notion d’entité ou de
particulier. Les propriétés ou les types sont des universaux, c’est-à-dire des
éléments de la réalité partagés par plusieurs entités. Par exemple, « être
rouge » est une propriété partagée par tous les objets rouges. Les entités ou
les particuliers sont des individus, c’est-à-dire des objets singuliers quelle
que soit leur nature. Il peut s’agir de choses concrètes comme ce citron ou
ce grille-pain, mais aussi de choses abstraites comme l’exemplaire ou
l’occurrence d’un nombre ou d’un mot.
Dans le cas des objets tridimensionnels, il est assez facile de comprendre
la différence entre l’espèce (assimilable à un type concret) et les spécimens
(assimilables à des entités concrètes), les arbres en général et cet arbre en
particulier. Être une chose, c’est être un spécimen d’une espèce de choses.
Dans le cas des états ou événements mentaux, comme une douleur dentaire,
une image de bleu turquoise ou une croyance à propos du temps qu’il fait à
Cambridge, il est très facile de négliger cette distinction et la confusion
entre les propriétés ou les types et les exemplaires ou les occurrences est
très fréquente. Lorsque nous parlons d’une douleur, nous pouvons parler
d’un certain type de douleur, ce type étant exemplifié par des douleurs
particulières que de très nombreuses créatures d’espèces différentes
pourraient ressentir, et nous pouvons parler d’un exemplaire ou d’une
occurrence de cette douleur, que l’une et seulement l’une de ces créatures a
ressenti, ressent ou ressentira à un moment précis.
Ces précisions étant apportées, il est temps de revenir à la croyance 5 en
soulignant qu’il est fort peu plausible qu’un type de croyance (qui est un
type d’état mental), par exemple la croyance que la Terre tourne autour du
Soleil, soit identique à un type d’état neurobiologique du cerveau. Une telle
identité signifierait en effet que votre croyance que la Terre tourne autour
du Soleil et que ma croyance que la Terre tourne autour du Soleil
correspondent exactement au même type de trame neurobiologique de
chacun de nos deux cerveaux. Il semble plutôt que nos deux croyances
typiquement identiques correspondent ou, en tout cas, pourraient
correspondre à des trames neurobiologiques typiquement différentes.
Je suis même convaincu que ma croyance du 10 mars 1972 que la Terre
tourne autour du Soleil et que ma croyance du 25 août 2005 que la Terre
tourne autour du Soleil, qui sont deux exemplaires du même type de
croyance, correspondent, dans les faits, à deux types de trame
neurobiologique. Et, pour aller encore plus loin, je suis convaincu qu’un
extraterrestre pourrait à la fois ressentir l’exemplaire ou l’occurrence d’un
certain type de douleur, un type de douleur qualitativement identique à un
type de douleur dont nous éprouvons des exemplaires ou des occurrences, et
ne pas être pourvu d’un organe assimilable à un cerveau. Dans un tel
cas de figure, sa douleur ne serait pas corrélée à rien (croyance 1), elle serait
plutôt corrélée à un quelque chose dont la physique, la chimie et la biologie
ne correspondraient à rien de connu sur la Terre.
Cette hypothèse est fondée sur l’argument de la réalisation multiple,
c’est-à-dire sur l’idée que des structures physiques différentes peuvent
exemplifier des propriétés mentales indiscernables ou qualitativement
identiques. Une telle idée n’est pas vraiment surprenante si nous songeons
que des objets fabriqués, structurellement différents, sont susceptibles de
remplir la même fonction, comme en témoignent les nombreuses variétés de
montres ou de tire-bouchons.
Une forte tension semble résulter de la confrontation de la croyance 1 et
de la croyance 5. Je suis enclin à considérer que cette tension conduit bien
des personnes à refuser une vision physicaliste du monde. Si, comme cela
semble très plausible, ce qu’affirme la croyance 5 est vrai (correspond à la
réalité), ne sommes-nous pas conduit à refuser la croyance 1 et à revenir à
la notion obscure de substance mentale ? Tout l’enjeu de la croyance 6 est
de répondre par la négative à cette interrogation.
– Croyance 6 : il existe des états et des événements dépourvus de toute
propriété mentale, mais il n’existe pas d’états mentaux non physiques, c’est-
à-dire non cérébraux, dans le cas des êtres humains et des créatures
cérébrées en général. Il existe des états cérébraux simpliciter, c’est-à-dire
des états cérébraux non conscients, comme en témoignent les oscillations de
l’électroencéphalogramme d’une personne dans le coma, mais il n’existe
pas d’états mentaux simpliciter, comme l’implique la croyance 1. Les états
mentaux sont aussi des états cérébraux.
L’important, ici, est de tenir pour vraies deux affirmations généralement
tenues pour contradictoires. La première : les états mentaux et certains états
cérébraux sont coréférentiels – ils désignent les mêmes portions du monde.
La seconde : notre concept d’état mental conscient et notre concept d’état
cérébral sont deux concepts incommensurables – il est impossible de
justifier cette coréférentialité par la description, aussi complète soit-elle, de
l’un des deux concepts.
Notre concept d’état mental est un concept psychologique et aucune
description d’un état mental (en « première personne ») ne nous permettra
jamais d’accéder à l’extériorité physique – par introspection, je ne pourrai
jamais accéder aux réactions chimiques et électriques de mon cerveau.
Notre concept d’état cérébral est un concept physique (neurobiologique) et
aucune description d’un état cérébral (en « troisième personne ») ne nous
permettra jamais d’accéder à l’intériorité mentale. Pourtant, nous croyons
que ces deux types de propriétés cohabitent et qu’ils peuvent être
exemplifiés par une seule et même entité, une entité biface ou amphibie,
c’est-à-dire une entité dotée à la fois de propriétés physiques et de
propriétés mentales, elles-mêmes incommensurables. L’hypothèse
déroutante d’une substance chimique effervescente encapsulée dans un tube
à essai dont nous pourrions dire avec raison « ça pense ! » n’est pas une
hypothèse inconcevable.
L’erreur à ne pas commettre est d’imaginer que ces entités bifaces ou
amphibies seraient constituées de deux sous-entités, l’une mentale, l’autre
physique. Chacune de ces entités bifaces est un et un seul objet du monde,
mais chacune de ces entités est dotée de propriétés mentales et de propriétés
physiques. Une telle entité est dotée de propriétés mentales dans le sens où
elle correspond à une expérience subjective. Une telle entité est dotée de
propriétés physiques dans le sens où elle correspond à une trame
neurobiologique du cerveau. Le physicalisme non réductionniste revendiqué
ici conduit à penser à la fois qu’il n’y a pas de place, dans l’ameublement
du monde, pour des entités purement mentales, comme les spectres ou les
ectoplasmes, et que la conscience est irréductible.
Pour éviter de croire qu’un simple mot comme « amphibie » ou
« biface » suffirait, comme par un tour de passe-passe linguistique, à régler
le problème, il faut bien comprendre que la référence de ces termes n’est
pas vide, comme nous pouvons le constater avec les objets matériels dotés
de propriétés sémantiques de notre univers familier. Lorsque nous décrivons
un tableau, comme une nature morte de Chardin, nous pouvons dire avec
raison qu’il s’agit de taches de peinture à l’huile, et nous pouvons
également dire avec raison qu’il s’agit d’une cuisine avec, comme éléments
principaux, une raie, un chat et une huître. Dire qu’il s’agit de taches de
peinture, c’est décrire les éléments physiques constitutifs de cet objet. Dire
qu’il s’agit d’une cuisine avec, comme éléments principaux, une raie, un
chat et une huître, c’est décrire la représentation non directement physique
d’une certaine scène par cet objet. En somme, les taches de peinture sont à
la face physique ce que la raie, le chat et l’huître sont à la face mentale. De
nombreux autres exemples pourraient être proposés, comme celui d’un mot,
d’un billet de banque ou d’une carte géographique. Un mot est un très bon
exemple d’entité biface. Un mot est un signe ou un symbole linguistique,
mais ce signe ou ce symbole linguistique lui-même est biface, il est à la fois
signifiant et signifié, le signifiant devant être compris comme l’aspect
matériel du signe – la sonorité ou les traces d’encre –, le signifié devant être
compris comme ce que représente ce signe, ce qu’il exprime, sa
signification.
Dans le cas d’un tableau comme La Raie, un interprète est nécessaire
pour traduire ces taches de couleur en raie, chat et huître. D’un point de vue
objectif, il n’y a rien de tel qu’une raie, un chat ou une huître dans le tableau
de Chardin. Dans le cas du tandem cerveau-conscience, la conscience est à
elle-même son propre interprète. Cette propriété semble mystérieuse parce
que nous nous retrouvons comme acculés au bout du couloir, comme s’il
n’y avait plus le moindre espace pour la moindre explication. La sagesse
consiste à en rester là, en montrant le bout du couloir. Elle ne consiste pas à
imaginer une entité interprétative supplémentaire qui ne changerait rien, au
fond, au problème, sachant qu’il n’est pas difficile de voir qu’une telle
fiction nous pousserait dans une régression sans fin, un interprète de
l’interprète, et ainsi de suite ad infinitum. Un état mental est à lui-même son
propre interprète.
– Croyance 7 : Un point important concerne la causalité mentale. Les
théories classiques ont échoué à rendre compte du fait qu’une intention, une
croyance ou un désir permettait d’accomplir une action. Si mon intention
(ou un complexe mental désir/croyance) de lever le bras est une entité
monoface, purement mentale, elle devient causalement stérile, comme un
rouage qui tourne à vide. Il y a, comme le disent les philosophes, une
clôture du champ causal, c’est-à-dire une croyance largement admise selon
laquelle la causalité n’est effective que dans son propre registre ou son
propre univers, c’est-à-dire, pour le physicaliste, un registre ou un univers
uniquement physique. Autrement dit, il devient très difficile, pour ne pas
dire impossible, de décrire et encore plus d’expliquer comment ce qui serait
purement mental pourrait exercer la moindre influence sur ce qui serait
purement physique, et réciproquement. En revanche, à partir du moment où
nous considérons avoir affaire à une seule et même entité, nous comprenons
comment un contact sur le corps peut conditionner une expérience de
douleur et comment une intention peut générer une action, c’est-à-dire un
mouvement intentionnel du corps.
– Les sept croyances proposées, correctement articulées, constituent
l’ossature d’une théorie corps-esprit : une théorie physicaliste (première
croyance), non éliminative (deuxième croyance), réaliste ou anti-idéaliste
(première, troisième et quatrième croyances), non réductionniste
(cinquième croyance), biface ou amphibie (sixième croyance), causale ou
non épiphénoménale (septième croyance – un épiphénomène est un
phénomène causé sans lui-même être cause).
Une telle théorie présente de nombreux avantages :
– elle refuse la mythologie dualiste qui considère que le monde est
composé de deux substances irréductibles, une substance physique et une
substance mentale ;
– elle semble éviter deux des plus tenaces mythologies matérialistes de
notre époque, la mythologie réductionniste, qui postule sans sourciller une
identité cerveau-conscience incohérente – ma conscience ne pèse pas un
kilogramme, un nœud n’est pas identique à de la ficelle ou de la corde – et
la mythologie éliminative, qui, face à cette incohérence, en vient de façon
absurde à nier purement et simplement l’existence des états mentaux ;
– elle permet de comprendre qu’il peut exister des états physiques du
cerveau non conscients, comme cela semble être évidemment le cas. Je ne
suis pas conscient de toutes les réactions électriques et chimiques à l’œuvre
dans mon cerveau ;
– elle permet de comprendre en revanche qu’il ne peut exister d’états
mentaux simpliciter, autrement dit d’états mentaux qui ne correspondraient
pas ipso facto à des états cérébraux. Ce sont les mêmes particuliers ou les
mêmes entités, des particuliers ou des entités amphibies ou bifaces, qui sont
dotés de propriétés mentales et de propriétés physiques ;
– elle permet de comprendre que le fait de se cogner un orteil puisse faire
mal (relation corps-esprit) et que l’intention de lever le bras soit suivie de la
levée du bras (relation esprit-corps).
Post-scriptum

En écrivant ce livre, mon objectif était double : faire le ménage de ma


cabane philosophique et proposer au lecteur une série d’aquarelles ou de
cartes postales métaphysiques.
Mon cahier des charges était le suivant : ne pas être trop long,
sélectionner une douzaine de sujets parmi de nombreux autres possibles,
éviter la compilation et le syndrome du « Kant a dit ... ».
Une fois la totalité des chapitres rédigés, je me suis rendu compte que
trois familles d’auteurs m’avaient particulièrement influencé :
– les Grecs, inévitablement, notamment Aristote ;
e
– les grands métaphysiciens du XVII siècle – Descartes, Leibniz, Spinoza,
Locke ;
e
– les auteurs du XX siècle de tradition analytique.
Chacun de ces auteurs ou chacune de ces familles d’auteurs présente tout
ce que j’aime en philosophie : la confrontation avec les grands problèmes,
la rigueur de la pensée, le goût pour la recherche de la vérité.
Mon aristotélisme remonte à l’époque de mes recherches sur l’identité où
je me suis attelé à la Métaphysique. En ce qui concerne les classiques, mon
admiration est profonde pour chacun des auteurs cités. Descartes est le
premier que j’ai fréquenté et tenté de comprendre. Il représente le type
même du philosophe de référence, en dépit du fait que presque rien de ce
qu’il dit ne me semble vrai. Cette remarque vise un point essentiel : lire un
scientifique du passé n’apporte rien à un scientifique sur son objet d’étude,
mais lire un philosophe du passé permet à la fois d’aborder les grands
problèmes et d’admirer une grande pensée, fût-elle vaine. Leibniz est pour
moi un auteur plus lointain, même si je suis ébloui chaque fois que je lis ses
textes, notamment sa correspondance avec Arnauld et son Discours de
métaphysique. Parmi les trois monstres sacrés de l’âge d’or de la
philosophie, ma préférence se porte sur Spinoza, sa vie, son œuvre, sa
lucidité et la subtilité de sa pensée. Dans mon panthéon personnel, John
Locke mérite une place à part : son maître-livre, An Essay Concerning
Human Understanding (1691 ; traduction française par Pierre Coste, Essai
philosophique concernant l’entendement humain, Paris, Vrin, [1700],
1983), en particulier l’important chapitre consacré à l’identité et à la
diversité (II, XXVII), adjoint à la deuxième édition (1694), m’a accompagné
pendant plusieurs années.
Les philosophes analytiques sont, à mes yeux, les derniers
métaphysiciens de notre époque. J’ignore pourquoi ce grand courant de
pensée est présenté sur le ton du disque rayé comme une philosophie du
langage (voir, par exemple, Michael Dummett, Ursprünge der analytischen
Philosophie, traduction française par Marie-Anne Lescourret, Les Origines
de la philosophie analytique, Paris, Gallimard, 1991). L’expression
« tournant linguistique » ne doit pas nous égarer et je ne crois pas le moins
du monde que la thèse paradigmatique de la philosophie analytique se
résume à l’idée, illusoire selon moi, que les recherches métaphysiques
seraient une dépendance ou une annexe de la philosophie du langage. S’il
va de soi que ces philosophes s’intéressent au langage, il va surtout de soi
qu’ils s’intéressent à bien d’autres choses. Dans les pays anglo-saxons,
depuis au moins une vingtaine d’années, la littérature sur la philosophie de
l’esprit, pour ne prendre qu’un exemple, est incomparablement plus vaste
que la littérature sur la philosophie du langage. A contrario, il va également
de soi que tous les grands philosophes se sont intéressés au langage. Ce ne
sont pas les philosophes analytiques qui nous ont interpellés sur les
multiples sens du verbe « être » et la tentative de dissoudre une perplexité
par l’analyse du langage relève purement et simplement du b.a.-ba
philosophique.
En vérité, les caractéristiques profondes de la philosophie analytique
coïncident exactement avec les caractéristiques de la grande philosophie : la
clarté et la sobriété de l’expression, la rigueur et la puissance de
l’argumentation, le goût prononcé pour les grands sujets problématiques et,
bien entendu, la capacité à proposer de très décapantes expériences de
pensée. Une Gedankenexperiment est une fiction insolite qui permet à
l’auteur de mettre à l’épreuve une intuition philosophique et au lecteur
d’accéder par déconditionnement à une manière de voir le monde qu’il
n’aurait autrement probablement même pas soupçonnée. Bizarrement,
certains commentateurs reprochent ce dernier trait à la philosophie
analytique. Il ne faut jamais avoir lu une ligne des grands auteurs pour
imaginer que les expériences de pensée ou cas problématiques, les puzzling
cases, sont une trouvaille philosophique de ces dernières années, comme en
témoignent le mythe de la caverne de Platon ou l’amputation radicale du
Descartes des Méditations, deux des plus fortes expériences de pensée
jamais imaginées.

Introduction
Il existe de nombreuses introductions à la philosophie. Mes préférées
sont les suivantes : Bertrand Russell, The Problems of Philosophy, Oxford,
Oxford University Press, 1912 (traduction française Problèmes de
philosophie, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1971, première traduction
par S.-M. Guillemin, seconde traduction par François Rivenc, 1989) ;
Thomas Nagel, What Does It All Mean ? A Very Short Introduction to
Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 1987 (traduction française
par Ruwen Ogien, Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Une très brève
introduction à la philosophie, Combas, L’Éclat, 1993) ; Simon Blackburn,
Think. A Compelling Introduction to Philosophy, Oxford, Oxford University
Press, 2001 (traduction française par Pierre-Emmanuel Dauzat, Penser, une
irrésistible introduction à la philosophie, Paris, Flammarion, 2002).
Un mot pour justifier l’expression « une tradition d’embaumeurs »
(p. 10). Je crois effectivement qu’une telle tradition existe et que cette
tradition est étonnamment sectaire et mortifère. J’admire les grands
historiens de la philosophie, comme j’admire les grands auteurs, cela va
sans dire. Ce que je conteste, en revanche, c’est plutôt cette réduction de
l’activité philosophique à l’activité encyclopédique ou encore cet
ensorcellement de l’activité philosophique par l’histoire de la philosophie.
Si j’osais, je dirais que les auteurs importent peu, que leur époque importe
peu, que leur langue importe peu, qu’ils ne sont rien en face de la réalité des
problèmes. Lorsque les auteurs sont mis en avant, comme une figure de
proue, il y a toutes les chances pour que le syndrome de la parole d’évangile
soit à l’œuvre. L’effet de sacralisation qui en résulte me semble relever
d’une puérile piété, pour ne rien dire du dogmatisme plutôt comique du
genre « gardien du temple ».
Plus grave encore, ces références innombrables font comme un écran de
fumée entre le monde et « moi ». La survivance de la philosophie en dépit
de ses faibles progrès tient à un fait massif : elle est à fois le révélateur et le
propre de la condition humaine. Si j’ai finalement choisi de rédiger ce post-
scriptum, c’est bien sûr d’abord pour dire ma dette, c’est bien sûr encore
pour orienter le lecteur, mais c’est bien sûr enfin pour tenter de séparer la
fleur de son pot.
Plutôt que de continuer de croire, comme on nous le répète
inlassablement, que la réflexion philosophique solitaire est une naïveté
caractérisée et qu’il est vain de réfléchir par soi-même à de grands
problèmes comme le libre arbitre ou les autres esprits, il est nettement
préférable de suivre un auteur comme Nagel, qui nous rappelle, au seuil de
son introduction, que « le matériau brut de la philosophie provient
directement du monde et de la relation que nous entretenons avec lui et non
de ce qui a été écrit dans le passé. Et c’est bien pourquoi ces problèmes
ressurgissent sans cesse dans l’esprit des gens qui n’ont pourtant jamais rien
lu les concernant » (Qu’est-ce que tout cela veut dire ?, op. cit., p. 7-8).
Pour de nombreux philosophes professionnels, la philosophie est une
activité culturelle inscrite dans une histoire et dans une langue. S’il va de
soi que c’est aux Grecs, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, que l’humanité
doit, entre autres choses, l’essor de la philosophie, rien ne permet de
considérer que la philosophie n’aurait pas pu exister sans eux. Un
extraterrestre philosophe n’est pas une contradiction dans les termes.
Circonscrire la philosophie à des époques et à des lieux, c’est confondre le
feu d’artifice avec l’artificier. En puissance, chaque être humain est un
animal philosophique.
Les autres
[...] si par hasard je ne regardais d’une fenêtre des
hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels
je ne manque pas de dire que je vois des hommes
[...] et cependant que vois-je de cette fenêtre,
sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent
couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne
se remuent que par des ressorts ?
Descartes, Méditations métaphysiques, II.

Le problème des autres esprits (other minds problem) est une bonne
illustration de perplexité typiquement philosophique. Contrairement à
l’usage, j’ai choisi de le présenter avant le chapitre sur le doute radical pour
éviter d’assimiler l’un à l’autre : si le monde se réduit à la seule pensée que
j’ai de lui (solipsisme), la question des autres esprits ne se pose pas.
Ce problème peut être formulé clairement et simplement. Il semble
incongru et ne saurait pourtant être résolu. Les commentateurs ont beau
s’évertuer à nous convaincre qu’il se dissout de lui-même, rien n’y fait.
Aucun des arguments avancés ne semble faire autre chose que présupposer
ce qui est en question, qu’il s’agisse de l’argument du langage (si nous nous
exprimons c’est que nous avons des états mentaux, or les autres s’expriment
comme moi, donc ils ont des états mentaux comparables aux miens), de
l’argument du lien de causalité cerveau-conscience (si j’ai des états
mentaux c’est que j’ai un cerveau d’un certain type, or les autres ont un
cerveau du même type, donc nous devons éprouver des occurrences du
même type d’états mentaux) ou encore de l’argument fondé sur l’identité
spécifique (si je suis un homme, j’ai des états mentaux, si les autres sont des
hommes, ils ont des états mentaux, donc nos états mentaux relèvent de la
même mentalité). Le comble absolu, en matière de circularité, étant le
sempiternel recours à la notion d’intersubjectivité.
Il est de bon ton, aujourd’hui, de tourner le dos à l’autarcie cartésienne et
de remarquer que l’homme ne saurait s’épanouir qu’au sein d’une
collectivité. En quoi ce truisme règle-t-il la question ? Certains, qui savent
que le problème ne peut être résolu, finissent, découragés (ou exaspérés),
par nous dire : la meilleure preuve qu’il ne s’agit pas d’un problème est que
ce vertige improbable ne change rien, au fond, à nos attitudes et à nos
comportements envers autrui. Rien ne me semble plus faux. La notion
d’empathie, aussi louable soit-elle dans ses intentions, repose sur l’illusion
qu’un accès à la conscience d’autrui est envisageable, comme en témoigne
l’expression « alter ego ». Il y a des alter, il y a des ego, mais il n’y a rien
de tel que des alter ego. Les autres sont pour moi des objets. Une pensée
sans grandiloquence qui exprime que l’homme est condamné, à l’instar des
autres créatures cérébrées, à une solitude irrémédiable me semble autrement
plus révélatrice de notre condition.
Un autre point : ce sont généralement les mêmes qui pensent que le
problème des autres esprits n’en est pas réellement un et qui n’imaginent
pas que les chiens ou les chats aient le moindre état mental. Il existe une
tendance généralisée au déni des états mentaux animaliers depuis Descartes
et sa théorie des animaux-machines, même si cette tendance s’est
considérablement inversée depuis une vingtaine d’années. De nos jours,
certains auteurs semblent considérer les états mentaux des vers de terre ou
des bactéries comme allant de soi. Sans rire, il existe même des textes sur
les états mentaux des thermostats (cf. David Chamblers, The Conscious
Mind. In Search of a Fundamental Theory, Oxford, Oxford University
Press, 1996, cité par John Searle, Le Mystère de la conscience, traduction
française par Claudine Tiercelin, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 163). Il y a
manifestement quelque chose qui ne va pas. En somme, tout se passe
comme si l’homme était incapable de ne pas être extrémiste en la matière,
comme s’il avait un mal fou à reconnaître, ce qui semble très probable, que
la conscience ne relève pas d’une logique du tout ou rien mais comporte des
degrés.
La question « quel effet cela fait d’être x ? » (mon voisin de palier, un
extraterrestre, une girafe, etc.) est formulée par Thomas Nagel dans son
article de référence « What Is It Like to Be a Bat ? », Mortal Questions,
Cambridge-London-New York, Cambridge University Press, 1979, p. 165-
180 (traduction française par Pascal Engel et Claudine Tiercelin, « Quel
effet cela fait d’être une chauve-souris ? », Questions mortelles, Paris, PUF,
1983, p. 193-209), un texte remarquable sur le problème des rapports du
corps et de l’esprit et l’irréductibilité de la subjectivité. Nagel prétend qu’il
est exclu de savoir ce que cela fait d’être une chauve-souris, en dépit de
notre compréhension du système de perception de ces animaux, à
commencer par l’échoalisation, un mécanisme sensoriel qui leur permet de
s’orienter dans le noir aussi aisément que les autres créatures en pleine
lumière, par une émission d’ultrasons et une réception de leurs échos, à la
manière d’un sonar.
Dans le même esprit que celui de Nagel sur les chauves-souris, citons
l’article antiphysicaliste de Frank Jackson « Epiphenomenal Qualia »,
Philosophical Quarterly, 32, 1982, p. 127-136 (cf. également « What Mary
Didn’t Know ? », Journal of Philosophy, LXXXIII, 1986, p. 291-295). Ce
texte décrit une jeune femme, Mary, qui, tout en poursuivant de brillantes
études en neurophysiologie de la vision, demeure enfermée dans une pièce
en noir et blanc (tous les objets présents sont noirs, gris ou blancs et elle ne
connaît le monde que par l’entremise d’un poste de télévision en noir et
blanc). On l’aura compris : Mary est une spécialiste des couleurs bien
qu’elle n’en ait jamais vu une seule. Que se passe-t-il, demande Jackson, le
jour où Mary voit une couleur ? Apprend-elle quelque chose de nouveau ?
« Il semble parfaitement évident qu’elle apprendra quelque chose au sujet
du monde et de l’expérience visuelle que nous en avons. Il s’ensuit que la
connaissance qu’elle avait précédemment était incomplète. Elle disposait de
toute l’information physique. Il existe donc en plus de cette totalité
d’informations physiques quelque chose qu’elle ignorait encore et le
physicalisme est faux. » Pour ma part, je ne souscris pas à la dernière
affirmation de Jackson. Je ne comprends même pas comment il parvient à
conclure à la fausseté du physicalisme à partir de son expérience de pensée.
Rien n’interdit en effet d’être à la fois physicaliste et non réductionniste (sur
ce sujet, se reporter au chapitre sur l’esprit et à la conclusion). Pour une
critique de l’affirmation conclusive de Jackson, cf. Joseph Levine, « On
Leaving Out What It’s Like », in M. Davies, G. Humphreys (dir.),
Consciousness, Psychological and Philosophical Essays, Oxford, Basil
Blackwell, 1993, p. 121-136 (traduction française par Pierre Poirier,
« Omettre l’effet que cela fait », in Denis Fisette, Pierre Poirier (dir.),
Problèmes de conscience, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 33-56, et in Denis
Fisette, Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit, vol. 2, Problèmes et
perspectives, Paris, Vrin, 2003, p. 195-221).
L’hypothèse envisagée ici de la perception inversée des couleurs, ou du
spectre inversé, ou encore des qualia inversés, est un classique de la
philosophie qui me semble illustrer l’une des facettes du problème des
autres esprits. Elle remonte à Locke (Essay, II, XXXII, 15), et est reprise par
de nombreux auteurs, notamment Ludwig Wittgenstein dans ses Notes sur
l’expérience privée et les sense data (Mauvezin, TER, édition bilingue,
1982), par exemple p. 24. Un bon article sur le sujet est « The Inversed
Spectrum » de Sydney Shoemaker, Identity, Cause and Mind, Philosophical
Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 327-357. Une
discussion intéressante sur les qualia inversés se trouve dans Daniel
Dennett, Consciousness Explained, Boston, Little, Brown and Company,
1993, traduction française par Pascal Engel, La Conscience expliquée,
Paris, Odile Jacob, 1993, p. 482-502, notamment p. 493 – un livre par
ailleurs très contestable. Pour de nombreuses références sur le spectre
inversé, se reporter à la note 4 de l’article de Levine précédemment
mentionné.
Un texte souvent cité sur les autres esprits est celui de Norman Malcolm,
« Knowledge of Other Minds », Journal of Philosophy, LV, 1958, p. 969-
978. Pour de nombreuses références analytiques aux problèmes des autres
esprits, se reporter à la page 229 du livre de Paul Churchland, Matter and
Consciousness, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1984, traduction
française par Gérard Chazal, Matière et Conscience, Seyssel, Champ
Vallon, 1999.
Pour des textes sur autrui qui contestent qu’il s’agisse d’un problème
authentique, voir « Other Minds », l’article de John L. Austin (1946), repris
dans Philosophical Papers, Oxford, Clarendon Press, 1961, p. 44-84
(traduction française par Lou Aubert et Anne-Lise Hacker, Écrits
philosophiques, Paris, Seuil, 1994, p. 45-91) ; Maurice Merleau-Ponty,
Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 41 sq. ; Searle,
The Rediscovery of Mind, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1992
(traduction française par Claudine Tiercelin, La Redécouverte de l’esprit,
Paris, Gallimard, 1995, p. 109-116).
Une première version de ce chapitre a paru dans le journal Libération en
1993 sous le titre « Mon voisin a sa conscience pour lui ».

Le doute
Je me considérerai moi-même comme n’ayant
point de mains, point d’yeux, point de chair, point
de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant
faussement avoir toutes ces choses.
Descartes, Méditations métaphysiques, I.

La référence majeure sur le doute est la première et la deuxième des


Méditations métaphysiques de Descartes (1645), deux textes envoûtants,
peut-être les plus puissants jamais écrits, peut-être les deux textes à
privilégier pour faire ses premiers pas en philosophie.
Bien entendu, la tendance à douter est un penchant très philosophique,
une hygiène de la pensée, et les philosophes n’ont pas attendu Descartes
pour se mettre à douter ou, comme Socrate, pour faire douter leurs
interlocuteurs, jusqu’à briser leurs certitudes.
Le scepticisme auquel je fais allusion est présent dès l’Antiquité,
précisément chez ceux qu’on appelle les sceptiques, dont Pyrrhon,
Aenésidème ou Sextus Empiricus sont les grandes figures.
Le doute donc, mais de quoi ? Non pas vis-à-vis des choses considérées
ordinairement comme douteuses, ce qui n’aurait guère d’intérêt, mais vis-à-
vis des choses considérées comme certaines, à commencer par le monde lui-
même, son existence physique, la réalité des choses matérielles. Le doute
est un doute extrême, un doute qui donne le tournis, un doute que les
philosophes appellent « radical ».
Le doute certes, mais pourquoi ? Pour trouver une première certitude sur
laquelle se jucher ; le doute comme méthode d’investigation philosophique,
donc, outil de la pensée, un doute que les philosophes appellent
« méthodique ».
Descartes a compris que la seule chose qui ne pouvait être révoquée en
doute est l’acteur du doute lui-même. Le fait que je doute prouve au moins
que quelque chose comme un « je » existe. Un « je », c’est-à-dire quelque
chose dont on ne peut rien dire d’autre que « ça doute » (le « ça pense » de
Lichtenberg), quelque chose comme un esprit. C’est le célèbre cogito : je
pense (je doute), je suis.
Le philosophe qui aura tiré la conclusion la plus extrême du doute
cartésien est George Berkeley, le célèbre auteur de la thèse connue sous le
nom d’immatérialisme. En 1710, il fait paraître à Dublin les Principes de la
connaissance humaine, où il présente sa thèse, qui ne rencontre que peu
d’échos. En 1713, il fait paraître à Londres Trois Dialogues entre Hylas et
Philonous dans le but de la diffuser davantage. Ce dernier texte est un texte
fascinant pour qui s’intéresse au réalisme et à l’antiréalisme, un chef-
d’œuvre absolu de provocation persuasive. Le lecteur accroché à son
fauteuil en vient à écarquiller les yeux et à se pincer pour se convaincre que
le monde des arbres et des tables existe bien de façon tangible, y compris
jusqu’à son propre corps, en chair et en os. Sa lecture achevée, le lecteur
finit par prendre au sérieux l’hypothèse antiréaliste (idéaliste) selon laquelle
il n’existerait que des esprits.
Il est remarquable que Berkeley ne soit pas allé jusqu’à franchir l’étape
du solipsisme (thèse selon laquelle seul le sujet pensant existe) et qu’il se
soit, si j’ose dire, contenté d’en rester à la thèse moins radicale qui prétend
que seuls existent l’esprit de Dieu et l’esprit de chaque homme. Ses
croyances religieuses et sa volonté de rejoindre le sens commun l’ont sans
doute empêché d’aller jusqu’à affirmer que seul son esprit existait, ce qu’il
ne fait pas et refuse d’ailleurs explicitement d’envisager (cf. Trois
Dialogues entre Hylas et Philonous, Œuvres II, traduction française par
Jean-Marie Beyssade, Paris, PUF, 1987, p. 108).
L’hypothèse du cerveau dans une cuve est un classique de la philosophie
analytique. Ma référence est Hilary Putnam, Reason, Truth and History,
Cambridge-New York-Melbourne, Cambridge University Press, 1981
(traduction française par Abel Gerschenfeld, Raison, Vérité et Histoire,
Paris, Minuit, 1984) ; cf. également Realism with a Human Face,
Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1990 (traduction française par
Claudine Tiercelin, Le Réalisme à visage humain, Paris, Seuil, 1994, p. 260-
261).
e
Au XX siècle, au moins deux grands auteurs se sont intéressés au doute
extrême : George Edward Moore et Ludwig Wittgenstein. Moore a proposé
la « preuve qu’il y a un monde extérieur » dans un article célèbre du même
nom (1939). Un texte qui peut être présenté comme l’antidote de
l’immatérialisme de Berkeley. On consultera le livre de Françoise
Armengaud, G.E. Moore et la genèse de la philosophie analytique, Paris,
Klincksieck, 1985, qui traduit et présente les textes capitaux de Moore.
Wittgenstein a été fasciné toute sa vie par ce sujet, comme en témoigne son
livre De la certitude, rédigé quelques semaines avant sa mort, en 1953. Il
considérait que le doute radical a moins lieu d’être que la philosophie ne le
suppose généralement, que le doute est fondé sur une erreur de type
« grammatical » au sens où l’inférence « je doute quelquefois de certaines
choses donc je pourrais douter toujours et de tout » lui semblait illégitime,
que celui qui doute devrait en quelque sorte douter de son doute ou encore
que le doute présupposait un fond de certitude.
Il existe, bien entendu, de nombreuses autres références, par exemple
Bertrand Russell, Scientific Method in Philosophy, Oxford, Clarendon
Press, 1914 (traduction française par Philippe Devaux, La Méthode
scientifique en philosophieetnotre connaissance du monde extérieur, Paris,
Payot, 1971, chapitres III et IV), et John Searle, The Construction of Social
Reality, New York-London-Toronto, The Free Press, 1995 (traduction
française par Claudine Tiercelin, La Construction de la réalité sociale,
Paris, Gallimard, 1998, chapitres VII et VIII, p. 193-251).
Deux livres récents en français méritent d’être signalés : Claudine
Tiercelin, Le Doute en question, Paris-Tel-Aviv, L’Éclat, 2005, et
Philosophie de la connaissance, croyance, connaissance et justification,
textes réunis par J. Dutant et P. Engel, Paris, Vrin, 2005 (cf. notamment la
troisième partie, consacrée au scepticisme).

Les choses
J’ajoute que si nous pouvons dire en un sens
qu’une chose quelconque est une quand elle est
quantité et continuité, en un autre sens nous ne le
pouvons pas : il faut encore qu’elle soit un tout,
autrement dit, qu’elle soit une par sa forme. Par
exemple, nous ne saurions parler d’unité, en
voyant, rangées en désordre, l’une près de l’autre,
les parties de la chaussure ; c’est seulement s’il y
a, non pas simple continuité, mais un arrangement
tel que ce soit une chaussure, ayant déjà une
forme une et déterminée.
Aristote, Métaphysique, V, 6.

Ce chapitre ne concerne pas la question de savoir jusqu’à quel point nous


avons accès aux choses (philosophie de la connaissance). Il pose la question
conceptuelle : « Qu’est-ce qu’une chose ? » Je voulais, dans une logique
descriptive, tenter de dire quelles sont les caractéristiques de ces objets
tridimensionnels plus ou moins macroscopiques, de toute sorte : naturelle
ou fabriquée, vivante ou non vivante, consciente ou non consciente.
Sur ce sujet, la référence la plus écrasante de l’histoire de la philosophie
est la Métaphysique, le plus grand texte jamais écrit sur les choses. Pour
Aristote, une chose est un composé de matière et de forme, ou composé
« hylémorphique ». Selon lui, les principales caractéristiques d’une chose
comprise comme unité matérielle sont les suivantes :
1) La continuité via l’unicité de mouvement : ce qui est un se déplace (ou
peut être déplacé) d’un seul tenant. L’essentiel, ici, repose sur la thèse
aristotélicienne du mouvement. Cette thèse deviendra un classique : on la
retrouve dans la tradition scolastique et chez les modernes, Descartes et
Spinoza notamment. « Par un corps, ou bien une partie de la matière,
j’entends tout ce qui est transporté ensemble, quoi qu’il soit peut-être
composé de plusieurs parties qui emploient cependant leur agitation à faire
d’autres mouvements » (Descartes, Principes, III, 124). Notons que cette
thèse sera critiquée par Leibniz (cf. lettre à Arnauld du 30 avril 1687) et
que, à l’époque contemporaine, les philosophes ont une forte tendance à
ironiser sur la vision d’Aristote. Par exemple, un chewing-gum collé sous
une table ne constitue-t-il donc qu’un seul objet avec elle ? (cf. Putnam,
Representation and Reality, Cambridge, Mass.-London, The MIT Press,
1988, traduction française par Claudine Tiercelin, Représentation et Réalité,
Paris, Gallimard, 1990, p. 183-184).
2) La continuité naturelle est davantage unité que la continuité
artificielle :
Il y a encore unité, et même plus d’unité, dans ce qui est un tout et qui a une configuration et une
forme, surtout si le tout est tel naturellement et n’est pas comme ce qui est joint par la colle, par
un clou, par un lien, le résultat de la contrainte (X, 1).

Cette thèse deviendra elle aussi un classique et la tradition opérera une


distinction entre les entia per se et les entia per alio, distinction fameuse qui
sera reprise et radicalisée par Leibniz. Pour Aristote, les individus
manufacturés (ce bateau, cette chaussure) ont moins d’unité que les
individus naturels (ce chat, cet homme). Pour Leibniz, seuls les êtres
vivants possèdent une véritable unité. Pour Descartes, seul l’homme détient
ce privilège.
3) L’identité numérique (cette chose) présuppose l’identité spécifique
(cette espèce de chose) et a fortiori l’identité générique (ce genre de
choses). En d’autres termes, l’identité spécifique est une condition
nécessaire de l’identité numérique : pour être cette maison, il faut au moins
être une maison, pour être Socrate, qui est un homme, il faut au moins être
un homme : « Un par essence se prend encore en un autre sens : c’est quand
le sujet ne diffère pas spécifiquement » (Métaphysique, 1016a17) – « ce qui
est un selon le nombre est aussi un selon l’espèce » (1016b37).
4) La matière est comprise comme principe de diversité numérique : deux
individus spécifiquement identiques diffèrent en ceci qu’ils ne sont pas
composés de la même matière. Attention, cependant : soutenir que la
matière est principe d’individuation n’est pas dire qu’une chose est
identique à la matière qui la constitue. Une chaussure dont les morceaux de
cuir sont éparpillés n’est plus une chaussure et n’est donc plus cet individu,
en dépit du fait que le cuir continue d’exister.
e
Au XVII siècle, mon auteur de prédilection sur les choses est Locke.
C’est à lui que nous devons les grands principes métaphysiques mentionnés.
D’une part, le principe selon lequel deux choses de la même sorte ou espèce
ne peuvent pas se trouver en même temps au même endroit (Essay, II,
XXVII, 1). D’autre part, le principe selon lequel les choses ne commencent et
ne cessent d’exister qu’une seule fois (Essay, II, XXVII, 1 ; cf. également
Thomas Reid, in Stéphane Ferret, L’Identité, Paris, GF-Flammarion, 1998,
p. 183).
J’ai finalement renoncé au second de ces deux principes. Les choses
peuvent connaître une existence discontinue, comme en témoigne l’exemple
de la montre entièrement démontée avant d’être remontée : il s’agit toujours
de la même montre, en dépit du fait que la montre a cessé d’exister entre le
moment de son démantèlement et le moment de son réassemblage
(cf. Stéphane Ferret, Le Bateau de Thésée, Paris, Minuit, 1996, p. 86-97).
En revanche, je crois que le premier principe est valide et qu’il structure
notre vision du monde (cf. supra nos remarques sur Aristote, ainsi que
l’article de David Wiggins « On Being in the Same Place at the Same
Time », traduction française in Ferret, L’Identité, op. cit., p. 139-145, et
mon commentaire de ce texte, ibid., p. 138-139).
Un point que j’ai finalement décidé de ne pas présenter est la thèse
classique de l’identité des indiscernables. Leibniz considère que deux
choses ne peuvent pas être exactement semblables et qu’il existe
toujours au moins une différence qualitative entre deux feuilles, deux
jumeaux ou deux œufs. Pour ma part, je considère que la validité du
principe de l’identité des indiscernables dépend des propriétés considérées.
Si l’on considère absolument toutes les propriétés, à commencer par la
propriété d’être identique à un individu donné (a a la propriété d’être
identique à a), l’identité des indiscernables est trivialement vraie : par
hypothèse, a partage avec b toutes ses propriétés, or a a la propriété d’être
identique à a, donc b a la propriété d’être identique à a, donc b = a
(C.Q.F.D.). Si, en revanche, sont exclues du champ des propriétés qui
doivent être prises en compte les propriétés qui ne concernent par définition
qu’un seul objet, l’identité des indiscernables ne semble plus reposer que
sur un préjugé métaphysique non justifié.
e
Au XX siècle, mes deux auteurs de référence sur les choses sont Quine,
Word and Object, Cambridge, Mass., The MIT Press, 1960 (traduction
française par P. Gochet et J. Dopp, Le Mot et la Chose, Paris, Flammarion,
1977), auteur à qui nous devons notamment la remarque fameuse :
« Connaître le mot pomme, c’est connaître où commence une pomme et ou
finit une autre pomme », et Peter F. Strawson, Individuals, London,
Methuen and Company, 1959 (traduction française par A. Shalom et
P. Drong, Les Individus, Paris, Seuil, 1973), un texte de pure métaphysique
descriptive des particuliers de base. Ces deux livres denses et complexes
sont à déconseiller aux débutants.

Les espèces
Linné et Cuvier ont été mes dieux, quoique de
manière très différente, mais ils n’étaient que des
écoliers en comparaison du vieil Aristote.
Darwin, cité par Pierre Louis, La Découverte de
la vie, Aristote, Paris, Hermann, 1975, p. 200.

Pourquoi disons-nous c’est un cheval, c’est une


mule, c’est un animal, c’est une herbe ?
Locke, Essay, III, VI, 7.

Pour qui s’intéresse à l’identité et au fait souvent constaté que les choses
sont en nombre presque infini et que les mots sont en nombre fini, il est
exclu de faire l’économie d’une réflexion sur les espèces. Si nous croyons
que, pour être ce cheval (ou cette table), il faut au moins être un cheval (ou
une table), une telle réflexion est indispensable. Ce principe, que j’appelle
la loi de restriction et qui correspond à ce que Wiggins intitule la
dépendance sortale de l’individuation, est, me semble-t-il, profondément
aristotélicien, comme en témoigne ce nous avons vu précédemment sur les
choses et ce passage déjà cité de la Métaphysique : « Ce qui est un selon le
nombre est aussi un selon l’espèce » (1016b37). Il gouverne notre vision du
monde.
Les textes qui ignorent cette condition nécessaire de l’identité sombrent
irrémédiablement dans la confusion. Pour tout dire, je suis persuadé que la
notion de « nature des choses », si souvent décriée, est une notion
profondément ancrée chez l’homme, comme l’atteste l’apprentissage du
langage chez l’enfant et notre capacité à appréhender les concepts ou les
identités d’espèces par-delà la diversité des spécimens.
Une question importante est de comprendre dans quelle mesure le
découpage en sortes ou espèces correspond ou non à la réalité, au sens
ordinaire du terme. Pour les uns, le monde aurait pu être articulé de façon
très différente et il existe un gouffre entre les mots et les choses. Pour les
autres, nos termes d’espèces courants, comme « couteau », « ananas »,
« alligator », correspondent effectivement à des portions du monde et il n’y
a pas de raison de considérer que, lorsque nous parlons d’un hippopotame
ou d’une trompette, nous ne faisons pas référence à des choses existantes. Il
se pourrait également que notre découpage corresponde à la réalité, au
moins pour certaines choses, notamment les choses naturelles, comme les
singes ou les citrons, et que notre découpage des choses artificielles
dépende uniquement de nos intérêts pratiques.
Une fois de plus, mes deux auteurs de référence sont Aristote et Locke.
Aristote a conceptualisé la catégorisation en espèces et genres. Il
s’intéressait de très près aux espèces naturelles, comme en témoignent ses
recherches sur les animaux, et considérait à la fois que l’espèce est ce qui
est indivisible sous le rapport de la connaissance et de la science et que le
découpage des espèces naturelles correspond à la réalité (sa vision des
choses est réaliste). Locke a remis en cause cette conception traditionnelle
en remarquant que les noms d’espèces ne sont jamais que des noms
humains d’espèces qui dépendent de l’idée que nous pouvons en avoir (sa
vision des choses est nominaliste).
En somme, si Aristote avait eu à résoudre l’énigme des objets
abandonnés sur la Terre par les extraterrestres, il aurait sans doute considéré
que le découpage proposé correspondait bien à la réalité. Et, si Locke avait
eu à résoudre la même énigme, il aurait sans doute considéré que ce
classement, aussi rigoureux soit-il, ne serait jamais qu’un classement
nominal.
Dans le cadre de la philosophie analytique, mes auteurs de référence sont
Putnam (cf. en langue française « Signification, référence et stéréotype »,
Philosophie, 5, Minuit, février 1985, p. 21-44, ou « La signification de
“signification” », in Denis Fisette, Pierre Poirier, Philosophie de l’esprit,
vol. 2, Problèmes et perspectives, op. cit. ; cf. également un texte plus
récent, « L’eau est-elle nécessairement H2O ? », Le Réalisme à visage
humain, op. cit., p. 179-215) et Saul Kripke (Naming and Necessity,
Oxford, Basil Blackwell, 1981, traduction française par Pierre Jacob et
François Recanati, La Logique des noms propres, Paris, Minuit, 1982).
C’est à ces deux auteurs que nous devons la théorie causale de la
référence à laquelle je fais allusion à plusieurs reprises. Les termes
d’espèces naturelles font référence à une structure réelle intrinsèque
indépendamment des propriétés phénoménales superficielles. Cette thèse
très forte doit être nuancée, dans la mesure où il existe un lien de causalité
entre la structure profonde et l’apparence phénoménale. C’est parce que
l’eau est composée de molécules de H2O qu’elle est, à température
ambiante, transparente, inodore et sans saveur.
Putnam propose une expérience de pensée pour défendre et illustrer sa
théorie. Imaginons une planète identique à la Terre, à ceci près que
l’indispensable liquide transparent, inodore et sans saveur que nous
connaissons bien ne serait pas composé de molécules de H2O, mais de
molécules de XYZ. Sur Terre-Jumelle, les océans, les lacs, la pluie, etc.,
sont des composés de XYZ. Lorsqu’un Terrien-Jumellien boit un verre
d’eau, il absorbe des molécules de XYZ. Dans ces conditions, le mot
« eau », sur cette planète (« Terre-Jumelle »), ne ferait pas référence à de
l’eau, mais à un liquide spécifiquement différent, en dépit de sa similitude
phénoménale avec l’eau. Maintenant, la question est celle-ci : lorsqu’un
Terrien-Jumellien et un Terrien formulent le mot « eau », expriment-ils la
même chose ? La réponse classique est que « eau » a dans l’un et l’autre cas
la même signification, mais pas la même référence. La réponse de Putnam
est que le mot « eau » n’a pas la même signification parce qu’il n’a pas,
dans l’un et l’autre cas, la même référence. Si Putnam a raison, alors la
référence implicite de nos termes d’espèces naturelles est bien une
microstructure essentielle.
Un bémol, cependant : les organismes humains sont très largement
composés de H2O, contrairement aux organismes de nos doubles qui
seraient, quant à eux, très largement composés de XYZ. Dans ces
conditions, je ne crois pas que la différence entre nos doubles et nous-
mêmes serait aussi peu significative que ce que Putnam semble croire, en
dépit de son argument de la réalisation multiple (sur cette notion, cf. infra).
L’œuvre d’art
Vous pourriez penser que l’Esthétique est une
science qui nous dit ce qui est beau. C’est presque
trop ridicule pour les mots. – Je suppose qu’elle
devrait également inclure quelle sorte de café a un
goût plaisant.
Wittgenstein, Leçon sur l’esthétique, II, 2, Leçons
et conversations sur l’esthétique, la psychologie
et la croyance religieuse, suivies de Conférence
sur l’éthique, Paris, Gallimard, 1971.

Ce chapitre ne s’intéresse qu’à la facette conceptuelle du problème


(« qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? »), la plus facile à traiter, et n’analyse pas
l’émotion esthétique.
Je défends la thèse conventionnaliste, telle qu’elle est proposée par
George Dickie (« Defining Art II », in Matthew Lipman (dir.),
Contemporary Aesthetics, Boston, Allyn and Bacon, 1973, p. 114-117,
traduction française par Claude Hary-Schaeffer, « Définir l’art », in
Esthétique et Poétique, textes réunis et présentés par Gérard Genette, Paris,
Seuil, 1992, p. 9-32) et surtout par Arthur Danto (« Le monde de l’art », in
Danielle Lories, Philosophie analytique et Esthétique, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1988, p. 193-195, et The Transfiguration of the Commonplace,
Cambridge, Mass.-London, Harvard University Press, 1981, traduction
française par Claude Hary-Schaeffer, La Transfiguration du banal. Une
philosophie de l’art, Paris, Seuil, 1981).
e
Une œuvre d’art, au moins depuis le XX siècle et ses ready-made, n’a pas
de statut autre que conventionnel ou contextuel : est artistique ce qui est
défini comme tel par une communauté ou encore est une œuvre d’art ce qui
est un objet consacré comme tel par l’histoire de l’art. Qu’est-ce que cela
signifie ? Que le statut d’œuvre d’art ne dépend pas de l’objet considéré :
être une œuvre d’art est une propriété non pas intrinsèque mais extrinsèque,
propriété qui dépend du contexte dans lequel cet objet évolue. La seule
question qui vaille est de savoir si, peu ou prou, cet objet met le doigt dans
l’engrenage de l’histoire de l’art : a-t-il été exhibé dans une galerie ou un
musée ? Est-ce que des personnes se sont déplacées pour aller le voir ? A-t-
il fait l’objet de critiques de la part du public ou de spécialistes ? Bref, a-t-il
une chance d’être récupéré par l’histoire de l’art ? Ce que je crois, au fond,
se résume à ceci : tant qu’un objet n’est pas inscrit dans les registres
officiels – l’état civil de l’art –, il n’y a aucune raison de décréter qu’il
s’agit d’une œuvre d’art. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il est vain
de fonder la différence entre les simples objets et les œuvres d’art en ne
s’appuyant que sur ces objets eux-mêmes. Le statut d’œuvre d’art n’est pas
un statut ontologique mais contextuel, ou, pour mieux dire, imaginaire.
Un hamburger chez McDonald’s n’est pas une œuvre d’art. Un
hamburger exposé sous une cloche de verre à Beaubourg est une œuvre
d’art. Ce n’est pas un avis, c’est un fait. Que ceux qui croient qu’il existe
une frontière nette entre les objets courants et les œuvres d’art dressent leur
propre liste : d’un côté, les objets qui sont des œuvres d’art ; de l’autre,
ceux qui ne peuvent pas en être. Pour ma part, je crois bien sûr qu’une telle
frontière existe. Seulement voilà : ce ne sont pas les objets eux-mêmes qu’il
faut répertorier mais les lieux, les lieux de l’histoire, les lieux de l’art, les
lieux de l’histoire de l’art.
Une référence non exploitée est le livre de Nelson Goodman, Languages
of Art, an Approach of a Theory of Symbols, Indianapolis, New York, The
Bobbs-Merrill Compagny Inc., 1968 (traduction française par Jacques
Morizot, Langages de l’art, une approche de la théorie des symboles,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990 ; cf. également Ways of Worldmaking,
Indianapolis-Cambridge, Hackett Publishing Compagny, 1978, traduction
française par Marie-Dominique Popelard, Manières de faire des mondes,
Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990), dont nous pouvons extraire ici deux
idées. 1) La bonne question n’est pas « qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? »
mais « quand y a-t-il œuvre d’art ? ». 2) Deux catégories d’œuvres d’art
doivent être distinguées : la première, dite autographique, dans laquelle
l’œuvre d’art est une chose unique comme une peinture ou une sculpture,
une œuvre qui coïncide avec son support d’incarnation ; la seconde, dite
allographique, dans laquelle l’œuvre d’art est un objet pouvant être
dupliqué à l’infini car correspondant non pas à une chose matérielle mais
plutôt à un objet idéel, comme un roman ou un poème.
L’identité
En ce qui concerne la différence produite par des
réparations incessantes effectuées sur le bateau de
Thésée, réparations qui consistaient à enlever les
vieilles planches et à en mettre de nouvelles, les
Sophistes d’Athènes avaient coutume de débattre
pour savoir si le bateau obtenu, une fois que
toutes les planches ont été remplacées, était le
même bateau numérique que celui du départ. Et
si un homme avait gardé les vieilles planches qui
ont été enlevées et les avait ensuite assemblées
dans le même ordre pour en faire un bateau, celui-
ci, sans doute, serait le même bateau numérique
que celui du départ. De sorte qu’il y aurait deux
bateaux numériquement le même, ce qui est
absurde.
Hobbes, De corpore. Cf. également Plutarque,
« Vie de Thésée », Les Vies des hommes illustres,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1951, vol. 1, p. 21.

Le grand texte classique sur l’identité des objets matériels à travers le


temps est celui de Locke déjà cité. On lira également avec profit le texte de
David Hume (A Treatise of Human Nature, édition par L.A. Selby-Bigge et
P.H. Nidditch, Oxford, Clarendon Press, 1978 ; Traité de la nature humaine,
traduction française par P. Baranger et P. Saltel, Paris, GF-Flammarion,
1995), ne serait-ce que pour comprendre comment un auteur aussi lucide et
pénétrant peut parfois passer à côté de son sujet.
Pour un ensemble de références historiques et un large éventail de textes
d’Héraclite aux auteurs contemporains, se reporter à mon anthologie
L’Identité, op. cit. Cet ouvrage est d’une lecture accessible.
Pour deux tentatives contemporaines de théorie de l’identité à travers le
temps, on consultera le livre de David Wiggins Sameness and Substance,
Oxford, Basil Blackwell, 1980, et mon ouvrage Le Bateau de Thésée,
op. cit. Ces livres assez techniques sont plus difficiles d’accès.
Une remarque : je suis toujours étonné de voir à quel point l’identité est
une notion fort peu assimilée et presque toujours présentée de façon absurde
ou erronée, notamment dans les dictionnaires prétendument spécialisés. Le
changement est si souvent mal compris que les livres de philosophie les
plus récents, abondamment cités dans les bibliographies réservées à un
public censé ne pas s’y connaître, regorgent d’affirmations fort peu
crédibles. L’une de mes préférées, parmi de nombreuses autres possibles,
est celle-ci : « Le changement viole sans cesse le principe d’identité. C’est
très gênant » (Jeanne Hersch, L’Étonnement philosophique. Une histoire de
la philosophie, Paris, Gallimard, 1993). Ce qui est très gênant est plutôt
qu’une telle absurdité puisse encore être diffusée et enseignée. Le principe
d’identité stipule que a = a. En quoi, s’il vous plaît, cette formule serait-elle
incompatible avec le changement ? Nos spécialistes du savoir
philosophique, embourbés, si je comprends bien, dans les mêmes problèmes
que ceux supposés des premiers philosophes, considèrent que si a = a, alors
tout ce qui est vrai de a à un moment t1 est également vrai de a à un
moment t2 et réciproquement, ce qui rend le changement irréel et, ce qui
revient en partie au même, l’identité d’une chose à travers le temps
impossible. Non seulement une telle conclusion est évidemment fausse – les
choses changent, ce qu’il convient d’expliquer –, mais la réalité du
changement ne contredit absolument pas la vérité du principe d’identité.
Car il ne résulte aucunement, de ce qu’une banane était verte il y a quinze
jours et ne l’est plus aujourd’hui, que quelque chose soit vrai de cette
banane d’il y a quinze jours qui ne serait pas vrai de la banane
d’aujourd’hui : le fait est, bien au contraire, que la banane d’aujourd’hui,
exactement comme la banane d’il y a quinze jours, était verte il y a quinze
jours, et que la banane d’il y a quinze jours, exactement comme la banane
d’aujourd’hui, n’est plus verte aujourd’hui. D’une façon générale, rien ne
peut être dit avec vérité de la banane d’il y a quinze jours qui ne puisse pas
être dit avec vérité de la banane d’aujourd’hui, et réciproquement.

L’identité personnelle
Je n’ai pas de peine à croire que certaines
suppositions que j’ai faites pour éclaircir cette
matière paraîtront étranges à quelques-uns de mes
lecteurs ; et peut-être le sont-elles effectivement.
Il me semble pourtant qu’elles sont excusables,
vu l’ignorance où nous sommes concernant la
nature de cette chose pensante qui est en nous et
que nous regardons comme nous-mêmes.
Locke, Essay, II, XXVII, 27.

Outre les Méditations, le texte de référence est celui de Locke déjà cité.
C’est à Locke, en effet, que nous devons d’avoir posé le problème de
l’identité personnelle dans les mêmes termes que ceux qui sont utilisés
aujourd’hui, qu’il s’agisse de la problématique, des types de solution ou
encore des innombrables expériences de pensée, comme en témoigne la
citation proposée.
Locke défend une théorie de l’identité personnelle fondée sur la
mémoire. Une personne P au temps t est identique à une personne P* au
temps antérieur t’ si et seulement si P à t se souvient en première personne
de la vie passée de P* à t’. Je n’ai pas repris cette thèse car elle se heurte à
de trop nombreuses objections, à commencer par la circularité. Sur ce sujet,
voir mon ouvrage Le Philosophe et son scalpel, Paris, Minuit, 1993, et mon
recueil de textes L’Identité, op. cit., où sont traduites les deux grandes
critiques classiques de la théorie de Locke : celle de Joseph Butler
(cf. p. 171-180) et celle de Thomas Reid (cf. p. 180-190).
L’expérience de pensée proposée remonte à une époque où je n’avais
encore lu ni Locke ni le moindre texte de philosophie analytique. En
revanche, j’étais déjà fasciné par l’amputation radicale de la première
Méditation et j’avais lu la nouvelle de Villiers de l’Isle-Adam Le Secret de
l’échafaud (1888), texte dont la tension narrative repose sur la question de
savoir si un décapité est capable de faire un clin d’œil au moment où sa tête
roule dans la sciure.
Maintenant, c’est bien à la philosophie analytique que je dois de m’être
intéressé aux hypothèses de transplantation cérébrale. Les origines de ces
expériences de pensée, reprises à un titre ou à un autre par de nombreux
auteurs, sont les suivantes : Sydney Shoemaker, Self-Knowledge and Self-
Identity, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1963, pour la simple
transplantation de cerveau (traduction française in L’Identité, op. cit.,
p. 190-194) ; David Wiggins dans son premier livre, Identity and Spatio-
Temporal Continuity, Oxford, Basil Blackwell, 1967, pour la double
transplantation de cerveau (une hypothèse qu’il s’est refusé à reprendre
dans ses écrits ultérieurs).
Un argument que j’utilise dans le cadre de la photocopieuse d’esprit,
l’argument dit de la duplication, se trouve chez Bernard Williams,
« Personal Identity and Individuation », Problems of the Self, Cambridge-
New York-Port Chester, Cambridge University Press, 1973, p. 7-8 (un des
articles de Bernard Williams est disponible en français : « Le moi et le
futur », in La Fortune morale, moralité et autres essais, Paris, PUF, 1994,
traduction française par Jean Lelaidier, p. 177-198).
Les deux recueils qui permettent d’aborder le problème de l’identité
personnelle sont les suivants : John Perry, Personal Identity, op. cit., et
Amélie O. Rorty, The Identities of Persons, Berkeley-Los Angeles-London,
University of California Press, 1976.
Un auteur souvent cité est Derek Parfit, Reasons and Persons, Oxford,
Clarendon Press, 1986. C’est lui qui défend le concept de « survie » tel que
je le critique ici. En langue française, on pourra consulter le chapitre que
Pascal Engel consacre à l’identité personnelle dans son livre sur la
philosophie de l’esprit (États d’esprit. Questions de philosophie de l’esprit,
Aix-en-Provence, Alinéa, 1994 ; voir aussi Introduction à la philosophie de
l’esprit, Paris, La Découverte, 1992) et le livre de Paul Ricœur Soi-même
comme un autre, Paris, Seuil, 1992, même si Ricœur s’est laissé un peu trop
envoûter à mon goût par le texte de Parfit.

L’esprit
En feignant qu’il y ait une Machine, dont
la structure fasse penser, sentir, avoir perception ;
on pourra la concevoir agrandie en conservant les
mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse
entrer, comme dans un moulin. Et cela posé, on
ne trouvera en la visitant au dedans, que des
pièces, qui poussent les unes les autres, et jamais
de quoi expliquer une perception.
Leibniz, La Monadologie, § 17.
Le problème des rapports du corps et de l’esprit (the mind-body problem)
a hanté des générations de philosophes. J’ai finalement choisi de lui
consacrer un chapitre et la conclusion parce que je souhaitais sensibiliser le
lecteur avant de proposer une liste de croyances plausibles à mes yeux.
Le plus troublant est de constater que les croyances communes, comme
les croyances des théoriciens, qu’il s’agisse de philosophes ou de
scientifiques comme les neurobiologistes, reposent souvent sur des
intuitions ou des conceptions fort peu crédibles. Les deux doctrines que je
considère comme incroyables, au sens strict, sont le « dualisme des
substances » et le « négationnisme de la conscience ». J’utilise cette
dernière expression, forgée pour les besoins de la cause, pour regrouper les
thèses qui nient purement et simplement l’existence des états mentaux
conscients.

Le dualisme des substances et le syndrome de l’homme-spectre

Le dualisme est défendu par Descartes. Descartes est un penseur chrétien


e
du XVII siècle et son univers de pensée n’était pas dominé, comme le nôtre
l’est aujourd’hui, au moins dans les milieux philosophiques ou
scientifiques, par une vision matérialiste. Pour Descartes, tel que je le
comprends, les choses sont simples : si une amputation radicale est
envisageable, comme en témoigne son expérience de pensée du
10 novembre 1619, c’est qu’un homme n’est pas d’abord son corps, mais un
quelque chose d’autre d’une nature complètement différente, un quelque
chose de spirituel, donc, un quelque chose qui doute, qui pense, un quelque
chose comme une âme.
Comme j’ai essayé de le dire, le dualisme des substances se heurte à de
nombreuses objections. 1) Il meuble le monde d’entités fantastiques : les
âmes, les spectres, les fantômes, etc. ; 2) il ne parvient pas à expliquer les
interactions esprit-corps – qu’il s’agisse de l’influence de l’âme sur le corps
ou de l’influence du corps sur l’âme, cette interaction impossible est le
talon d’Achille de la métaphysique dualiste, comme en témoigne par
exemple l’absence de réponse de Descartes à l’objection majeure de
Gassendi sur la causalité mentale (cf. Méditations métaphysiques) ; 3) il se
heurte à l’écueil de la régression infinie (le pilote du pilote, etc.) ; 4) il
méconnaît des faits massifs qui nous ramènent au deuxième point – si notre
esprit ne dépendait en aucune façon de notre cerveau, en vertu de quel
mystère les verres de whisky ou les cachets d’aspirine seraient-ils si
efficaces ? On ne peut évidemment pas reprocher à Descartes de ne pas
connaître une maladie dégénérative aussi troublante que la maladie
d’Alzheimer, mais c’est moins Descartes qui est en cause ici que cette
croyance folklorique selon laquelle nous sommes une âme indépendante du
corps, c’est-à-dire, en l’occurrence, du cerveau et du système nerveux
central.

Le négationnisme de la conscience et le syndrome de l’homme-zombie

Ce négationnisme à peine concevable prend au moins trois formes : le


béhaviorisme logique, le matérialisme éliminatif et
l’« hétérophénoménologie » (le nom barbare que Dennett donne à ses
propres travaux).
Le point de départ du béhaviorisme logique et de la philosophie de
l’esprit contemporaine est le classique de Gilbert Ryle The Concept of
Mind, London, Hutchinson, 1949, traduction française par Suzanne Stern-
Gillet, La Notion d’esprit. Pour une critique des états mentaux, Paris,
Payot, 1976. Selon Ryle, Descartes et les dualistes commettent une « erreur
de catégorie » : le mental et le physique ne doivent pas être vus comme
deux choses différentes, le mental n’est pas quelque chose qui se surajoute
au physique comme le mur se surajoute à ses briques. Il n’y a rien de tel,
pour reprendre la célèbre expression de Ryle, qu’un « fantôme dans la
machine ». Le mental est une caractéristique « dispositionnelle », une
tendance qui nous fait nous comporter de telle manière dans certaines
circonstances, sans qu’il soit nécessaire de postuler l’existence de quoi que
ce soit de subjectif. Le béhaviorisme est une réduction du mental au
comportemental (behavior veut dire en anglais « comportement »). La
douleur causée par un coup de marteau est identique non à une impression
de douleur (la souffrance) mais à des dispositions comportementales : des
cris, des contorsions, des gémissements. Aujourd’hui, plus personne ne
considère les choses ainsi. Comme le remarque Putnam, il suffit, pour
répudier le béhaviorisme logique, d’imaginer un superspartiate qui pourrait
endurer de vives douleurs sans en montrer aucun des signes
comportementaux habituels et d’imaginer un superacteur qui pourrait
mimer les comportements de la douleur sans éprouver aucune souffrance
(« Brains and Behavior », in R. Butler (dir.), Analytical Philosophy, Oxford,
Basil Blackwell, 1963, p. 211-235).
La théorie éliminative (ou « éliminativiste ») est défendue par plusieurs
auteurs, notamment Paul K. Feyerabend, « Mentals Events and the Brain »,
1963, in D.M. Rosenthal (dir.), Materialism and the Mind-Body Problem,
Englewood Cliffs, N.J., Prentice-Hall, 1971, p. 266-267 ; Richard Rorty,
L’Homme spéculaire, traduction française par Thierry Marchaisse, Paris,
Seuil, 1990 ; Paul Churchland, Matière et Conscience, op. cit. ; id., « Le
matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles », traduction
française par Pierre Poirier in Denis Fisette, Pierre Poirier (dir.),
Philosophie de l’esprit, vol. 1, Psychologie du sens commun et sciences de
l’esprit, op. cit. ; Patricia Smith Churchland, Neurophilosophy. Towards a
Unified Science of the Mind-Brain, Cambridge, The MIT Press, 1993,
traduction française sous la direction de Maryse Siksou, Neurophilosophie :
l’esprit-cerveau, Paris, PUF, 1999.
Paul Churchland considère que la psychologie populaire est une théorie
radicalement fausse. Il s’agit non pas de l’amender ou de la perfectionner,
mais de s’en débarrasser, à l’instar de la science qui a fini par se débarrasser
de concepts mythologiques, sans référent réel, comme la « substance
calorique » censée circuler dans les corps pour en expliquer la chaleur ou le
« phlogistique » censé s’échapper des corps au cours de leur transformation,
par exemple lors d’une combustion. Le problème est évident : on ne jette
pas impunément le bébé avec l’eau du bain. Prétendre qu’il convient de se
débarrasser des termes mentaux traditionnels comme « croyance »,
« désir », « intention », etc., revient purement et simplement à nier
l’existence des états mentaux, en l’occurrence des attitudes
propositionnelles. L’argument favori de Churchland est le suivant : de la
même façon que l’homme s’est pratiquement toujours trompé sur tous les
grands sujets par le passé, qu’il s’agisse, notamment, de ses croyances
cosmologiques ou de ses croyances biologiques, il serait étonnant qu’il ne
se trompe pas également sur les états mentaux. Il s’agit d’un très mauvais
argument puisque, à ce compte, absolument n’importe quelle thèse est
défendable.
Maintenant, remarquons bien ceci : le négationnisme de la conscience est
exactement celui que Descartes lui-même soutenait à l’égard des animaux.
C’est la fameuse thèse des animaux-machines : des mammifères comme les
chiens ou les chats sont sans conscience, ils n’éprouvent rien de
l’« intérieur ». Les hurlements d’un chien sont comme une roue qui grince.
Pour appliquer cette thèse à l’homme, les philosophes parleraient plus
volontiers aujourd’hui de la théorie de l’homme-zombie : un homme
exsangue de toute conscience. En ôtant l’âme au cerveau de Descartes, nous
finissons par aboutir au négationnisme de la conscience. De ce point de vue,
la théorie dualiste de Descartes et les théories ultramatérialistes de Ryle ou
de Churchland sont, si j’ose dire, une seule et même théorie.
Bref, si le dualisme des substances est affecté du syndrome de
l’« homme-spectre » (à quoi bon avoir un corps puisque je pourrais m’en
passer ?), le négationnisme de la conscience est affecté du syndrome de
l’« homme-zombie » (à quoi bon s’intéresser à la philosophie de l’esprit,
pour ne pas dire à la philosophie tout court, si la conscience est, au mieux,
négligée, au pire, niée ?).
Le plus troublant est que la thèse de l’« homme-zombie » est
explicitement adoptée sur le ton de la tranquille assurance par plusieurs
auteurs. Ainsi, Dennett, le théoricien de l’hétérophénoménologie, la
troisième figure du négationnisme de la conscience, propose de nombreuses
discussions sur les zombies, discussions qui visent à montrer qu’il n’y a pas
de différence entre les hommes et les zombies (cf. La Conscience expliquée,
op. cit., et Kinds of Minds. Towards an Understanding of Consciousness,
London, Weidenfeld and Nicholson, 1996, traduction française par
Alexandre Abensour, La Diversité des esprits. Une approche de la
conscience, Paris, Hachette Littératures, 1996).

L’identité psychophysique de type à type

Si le dualisme des substances est une théorie fausse (et elle l’est) et si le
négationnisme de la conscience est une théorie encore plus fausse (et elle
l’est), la tentation est grande de décréter que l’esprit et le cerveau ne sont
qu’une seule et même chose ou, pour le dire de façon moins grossière, que
les types d’événements mentaux sont identiques à des types d’événements
physiques. L’argument principal est l’argument réductionniste : de la même
façon que les sciences élucident la nature ou l’essence des espèces et des
substances naturelles en exhibant leurs composants physico-chimiques, ne
serait-il pas temps de réduire les phénomènes mentaux à des trames
neurobiologiques ? Nous savons qu’un éclair est une décharge électrique,
que la lumière est un flux de photons, que la température est l’énergie
cinétique moyenne des molécules. De la même manière, les états mentaux
comme les sensations, les désirs ou les croyances sont peut-être entièrement
réductibles à des trames neuronales.
À l’époque contemporaine, la « théorie de l’identité » psychophysique ou
« matérialisme réductionniste » a été formulée dans les années 1960 par le
philosophe australien J.J.C. Smart (« Sensations and Brain Processes »,
Philosophical Review, LXVIII, 1959, p. 141-156 ; voir également
U.T. Place, « Is Consciousness a Brain Process ? », British Journal of
Psychology, XLVII, 1956, p. 44-50, et David Lewis, « An Argument for the
Identity Theory », Journal of Philosophy, LXIII, 1, 1966, p. 17-25).
Cette théorie séduisante en apparence se heurte à plusieurs difficultés. La
principale est qu’il semble concevable que des créatures non cérébrées, des
poulpes ou des extraterrestres, aient des états mentaux. Dès lors, il devient
exclu de parler d’identité entre les états mentaux et les états
neurobiologiques en vertu de la transitivité de l’identité, tant il est vrai que
la conclusion absurde qui découlerait des prémisses de cette théorie serait
qu’un cerveau est identique à un non-cerveau. Il est très vraisemblable que
le cerveau soit une condition suffisante des états mentaux, mais il semble
très délicat d’envisager qu’il en soit une condition nécessaire. Maintenant,
une identité sans condition nécessaire n’est plus une identité du tout. Et
c’est bien là le problème. En d’autres termes, s’il semble qu’une douleur est
bien une trame neuronale, il est beaucoup plus téméraire de soutenir qu’une
douleur n’est qu’une trame neuronale. Notons qu’il suffit, pour atténuer
cette objection, de reprendre en compte la distinction proposée dans le corps
du texte entre les types et les états (ou les événements). Un type est un
universel. Un état (ou un événement) est un exemplaire. Dire qu’un type
d’état mental n’est pas identique à un type d’état physique, ce qui semble
clair du fait de l’argument de la réalisation multiple (le fait qu’une
tronçonneuse et qu’une hache permettent de couper un arbre ne signifie pas
qu’une tronçonneuse soit identique à une hache), n’est certainement pas
dire qu’un état mental n’est pas identique à un état physique.

Les théories raisonnables

Une fois le terrain déblayé, pour ne pas dire assaini, le reste importe
moins pour le non-spécialiste. Pour ma part, mes sympathies se portent sur
des théories à la fois non dualistes (matérialistes ou physicalistes) et non
négationnistes (explicitement ou implicitement).
Dans cette perspective, et en dépit du fait que leurs propres thèses
s’opposent sur certains points, il convient de citer trois auteurs : Davidson,
Nagel, Searle. Chacun, à sa façon, défend un point de vue qui tente de
concilier une vision matérialiste (non fantastique) et une prise en compte de
l’existence irrévocable de la conscience et des états mentaux.
Davidson défend la thèse dite du « monisme anomal », illustration
emblématique d’un physicalisme non réductionniste. Il s’agit d’un monisme
(par opposition au dualisme) et, donc, d’un matérialisme. Et d’un monisme
« anomal », dans la mesure où il est question à la fois de défendre l’identité
entre les événements mentaux et certains événements physiques et de
refuser l’existence de lois strictes reliant les descriptions mentales et les
descriptions physiques. La relation de dépendance du mental par rapport au
physique est une relation de « survenance » (supervenience). Voir « La
nature des états mentaux », in Essays onActions and Events, Oxford,
Clarendon Press, 1980, traduction française par Pascal Engel, Actions et
Événements, Paris, PUF, 1993, p. 277-304, et in Denis Fisette, Pierre Poirier
(dir.), Philosophie de l’esprit, vol. 1, Psychologie du sens commun et
science de l’esprit, op. cit., p. 237-268. D’autres auteurs ont considéré les
choses ainsi, par exemple Colin McGinn : voir « Anomalous Monism and
Kripke’s Cartesian Intuition », Analysis, 37, 2, p. 78-80.
Nagel défend la thèse dite du « double aspect », thèse selon laquelle,
comme nous l’avons vu à propos de son article sur les chauves-souris, il
convient à la fois d’affirmer l’irréductibilité du mental par rapport au
physique (sans pour autant imaginer que le dualisme des substances puisse
être vrai) et de reconnaître que le cerveau et l’esprit sont bien en étroite
relation (sans pour autant adhérer à la thèse de l’identité psychophysique).
Selon Nagel, la conscience est irréductible en ce sens que notre capacité
d’introspection essentiellement subjective, qui nous donne accès en
première personne à nos états mentaux, relève d’un autre registre que les
trames neurobiologiques de notre cerveau et de notre système nerveux
central. Sa thèse est un dualisme des propriétés (et certainement pas un
dualisme des substances). Voir The View from Nowhere, Oxford, Oxford
University Press, 1986, traduction française par Sonia Kronlund, Le Point
de vue de nulle part, Combas, L’Éclat, 1993, notamment chapitre II.
Searle défend la thèse dite du « naturalisme biologique » ou de
« l’émergence », une thèse fondée sur l’idée que le tout est supérieur à la
somme des parties, autrement dit sur le fait que des propriétés peuvent être
attribuées au tout sans être attribuées à aucune de ses parties comme, par
exemple, la liquidité dans le cas de l’eau ou la souplesse dans le cas d’un
roseau (cf. La Redécouverte de l’esprit, op. cit., p. 19, et Le Mystère de la
conscience, op. cit., p. 30-31).

Le fonctionnalisme, le connexionnisme et les dernières références

Pour finir ce bref tour d’horizon de la philosophie de l’esprit, il convient


de citer les théories fonctionnalistes, très en vogue il y a quelques années, et
les thèses connexionnistes qui prennent comme modèle le fonctionnement
en réseau des neurones. Pour le fonctionnalisme, la source est l’article de
Putnam « Minds and Machines » (1960 ; traduction française par Patrice
Blanchard in Alan Ross Anderson (dir.), Pensée et Machine, Seyssel,
Champ Vallon, 1983, p. 110-134). Notons que Putnam s’est nettement
détaché du fonctionnalisme depuis cet article, au point d’en devenir un
virulent critique, cf., du même auteur, Représentation et Réalité, op. cit.
Voir également Jerry Fodor (ancien élève de Putnam) et sa théorie
computationnelle de l’esprit. Fodor défend une thèse du type « cerveau-
ordinateur ». Selon lui, le rapport pensée/cerveau est du même genre que le
rapport programme informatique/ordinateur. L’important n’est pas le
support matériel de l’ordinateur (hardware) mais la logique du programme
(software). Pour espérer comprendre comment les choses se passent, mieux
vaut s’intéresser à la logique à l’œuvre (la modularité) plutôt qu’à la trame
cérébrale. Cf. Modularity of Mind. An Essay on Faculty Psychology,
Cambridge, Mass., The MIT Press, 1983, traduction française par Abel
Gerschenfeld, La Modularité de l’esprit, Paris, Minuit, 1986, et « Pourquoi
il doit encore y avoir un langage de la pensée », in Philosophie de l’esprit,
vol. 1, Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, op. cit., p. 307-
339.
Pour des références sur le connexionnisme, on se reportera aux textes
suivants : Hubert L. Dreyfus, « La portée philosophique du
connexionnisme », in Daniel Andler (dir.), Introduction aux sciences
cognitives, Paris, Gallimard, 1993, p. 352-373 ; Paul Smolensky, « Le
traitement approprié du connexionnisme », in Philosophie de l’esprit,
vol. 2, Problèmes et perspectives, op. cit., p. 223-268, et la critique de
Fodor « Connexionnismes et architecture cognitive : une analyse critique »,
ibid., p. 269-327.
En plus des livres cités au long de cette présentation, on consultera
notamment Jaegwon Kim, Supervenience and Mind, Cambridge,
Cambridge University Press, 1993, et, pour une approche plus
« scientifique » sur le cerveau, Gerald M. Edelman, Bright Air, Brillant
Fire. On the Matter of the Mind, traduction française par Ana Gerschenfeld,
Biologie de la conscience, Paris, Odile Jacob, 1992.
Plusieurs textes parus directement en français doivent être signalés :
Pierre Jacob, « Le problème du rapport du corps et de l’esprit aujourd’hui »,
in Daniel Andler (dir.), Introduction aux sciences cognitives, op. cit.,
p. 313-351 ; Pascal Engel, États d’esprit. Questions de philosophie de
l’esprit, op. cit. ; Introduction à la philosophie de l’esprit, op. cit., 1992 ;
Denis Fisette, Pierre Poirier (dir.), Problèmes de conscience, op. cit. (la
note 1 de ce livre propose de nombreuses références).
J’ai bénéficié de très riches discussions avec Jean Vannier, mon
compagnon de route philosophique, qui m’ont influencé sur bien des points,
notamment sur la théorie des particuliers bifaces.
La liberté
L’homme n’est pas un empire dans un empire.
Spinoza, Éthique, III, préface.

Ceux donc qui croient qu’ils peuvent parler, se


taire, en un mot agir en vertu d’une libre
disposition de l’âme, rêvent les yeux ouverts.
Spinoza, Éthique, III, scolie de la proposition II.

Spinoza est ma référence majeure sur le sujet. L’option (i) est


précisément sa thèse sur la mythologie du libre arbitre : l’homme imagine
être libre parce qu’il est conscient de ses actions et ignorant des causes qui
le font agir. Cette thèse fameuse est exposée notamment dans la lettre LVIII,
Œuvres IV, Paris, GF-Flammarion, 1966, p. 303-306. C’est dans cette lettre
de 1674 ou 1675 adressée à G.H. Schuller que Spinoza propose son
expérience de pensée de la pierre consciente, probablement le plus grand
texte sur l’illusion du libre arbitre : une telle pierre jetée en l’air aurait la
conviction de piloter sa trajectoire sans jamais s’apercevoir que les
paramètres de sa course sont entièrement causés par des données physiques
comme son poids, la force et la direction du lancer. D’où l’imparable
conclusion :
Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en
aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son
mouvement que parce qu’elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de
posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent
les causes qui les déterminent.

La référence finale à l’homme téléguidé est un clin d’œil à cette célèbre


expérience de pensée. En ce qui concerne Spinoza, voir également Court
Traité, II, 26, et surtout l’Éthique, même si ce livre-citadelle, passablement
hermétique, risque de décourager une personne non formée en philosophie.
Voir notamment : « La volonté ne peut être appelée cause libre, mais
seulement nécessaire » (I, proposition XXXII) et les deux citations
proposées en exergue.
L’hypothèse du minipilote est une référence explicite à Descartes et aux
difficultés insurmontables de son dualisme des substances, en dépit du fait
que Descartes, le premier, nous prévient : « je ne suis pas seulement logé
dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire » (Méditations
métaphysiques, VI, cf. également IV, objections et réponses ; Les Principes
de la philosophie, I, 37, 39, 41 ; lettres à Mesland du 2 mai 1644 et du
9 février 1645 ; lettre à Elisabeth, janvier 1646 ; lettre à Christine du
20 novembre 1647). Il est curieux que le sens commun et de nombreux
philosophes à la remorque de Descartes et de leurs croyances religieuses (il
suffit de remplacer la notion de minipilote par la notion d’âme) considèrent
que le dualisme est la seule option métaphysique qui permette de
sauvegarder quelque chose de la liberté humaine. À l’analyse, cette
croyance métaphysique s’avère si problématique que des théologiens en
viennent à penser que le libre arbitre est un mythe, comme l’atteste, par
exemple, le livre de Luther intitulé Du serf arbitre (Œuvres, tome 5,
Genève, Labor et Fides, 1958).
Le paradoxe de l’âne de Buridan trouve son origine chez Aristote (Traité
du ciel, 295b32). Spinoza (Éthique, II, XLIX, corollaire, scolie) et Leibniz
(Essais de théodicée, § 307) y ont répondu chacun à leur façon.
Les textes de Kant, qu’il s’agisse, notamment, de la Critique de la raison
pure (cf. « Des principes de la raison pure pratique ») ou de la Critique de
la raison pratique (cf. « Examen critique de l’analytique de la raison pure
pratique »), sont des références obligées.
L’opuscule de Schopenhauer consacré au libre arbitre est un texte
important (Essai sur le libre arbitre, Paris, Rivages, 1992). L’ironie et les
arguments de Schopenhauer mettent à genoux le naïf qui imagine faire ce
qu’il veut et qui considère qu’il lui suffit de tirer la langue pour prouver sa
liberté. À noter, également, le texte de Wittgenstein Leçons sur la liberté de
la volonté, traduction française par Antonia Soulez, Paris, PUF, 1998.
Parmi les textes contemporains, on consultera l’article de Putnam « La
place des faits dans un monde de valeurs », Le Réalisme à visage humain,
op. cit., p. 313-319, et le livre de Searle Liberté et Neurobiologie, traduction
française par Patrick Savidan, Paris, Grasset, 2004. En philosophie
analytique, les auteurs se partagent en deux camps opposés : les
compatibilistes qui considèrent que le libre arbitre est conciliable avec le
déterminisme naturel et les incompatibilistes qui refusent cette conciliation.
Sur ce sujet, on consultera G. Watson, Free Will, Oxford, Oxford University
Press, 1982. Un texte accessible en langue française est celui de Blackburn
dans son livre Penser, op. cit., cf. chapitre III, p. 105-150.

L’action
N’oublions pas ceci, lorsque « je lève mon bras »,
mon bras se lève. Et le problème surgit : que
reste-t-il, si je soustrais le fait que mon bras se
lève du fait que je lève le bras ?
Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 621.

Les choses (donc les personnes) et les événements (donc les actions) sont
les deux grands composants du monde : il y a des choses et la carrière de
ces choses est ponctuée d’avatars.
Une action est un événement intentionnel. Pour tenter d’appréhender
cette notion fondamentale, j’ai souhaité l’aborder sous trois aspects.
Le premier est celui de la définition de la notion d’action et de la
typologie des actions. Il ne suffit pas de caractériser l’action par un
mouvement délibéré du corps. Primo, certaines actions sont purement
mentales comme une prière ou la récitation muette d’un poème. Secundo,
l’immobilité peut, dans certains cas, être une action. Je peux refuser de
répondre au téléphone pour ne pas être dérangé. Ici, l’agir qui caractérise
l’action correspond au fait délibéré de ne rien faire.
Le deuxième aspect est celui de la compréhension de l’action.
L’explication pertinente est-elle celle des causes ou des raisons ? Pour
répondre à cette interrogation, j’avais à l’esprit les deux grands courants
contemporains : le courant wittgensteinien incarné notamment par Elizabeth
Anscombe (1919-2001) et son livre Intention (Oxford, Blackwell, 1957,
traduction française par Mathieu Maurice et Cyrille Michon, L’Intention,
Paris, Gallimard, 2002) et le courant causaliste anti-wittgensteinien incarné
par Donald Davidson, la référence contemporaine majeure sur le sujet (voir
Actions et Événements, op. cit.).
À lire également, le livre de Searle Intentionality. An Essay in the
Philosophy of Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1983,
traduction française par Claude Pichevin, L’Intentionnalité. Essai de
philosophie des états mentaux, Paris, Minuit, 1985, et le livre d’Élisabeth
Pacherie Naturaliser l’intentionnalité. Essai de philosophie de la
psychologie, Paris, PUF, 1993.
Le troisième aspect abordé vise à comprendre si nous sommes bien les
acteurs de nos actions. Comme le montre assez l’hypothèse de l’homme
cérébréguidé, la question se pose de savoir si nous pourrions être dans
l’illusion de l’agir. Pour comprendre les enjeux en présence, il convient de
saisir la nature du rôle des états mentaux conscients : d’un côté, les théories
qui considèrent avec le sens commun que les attitudes propositionnelles,
comme les croyances et les désirs, sont bien des causes mentales efficientes
(je tends la main en direction de ce verre car je crois qu’il contient de l’eau
fraîche et que je désire boire de l’eau) ; de l’autre côté, les théories qui
considèrent, contre le sens commun, que les attitudes propositionnelles ne
sont pas des causes mentales du tout (mon cerveau me pousse à désirer
boire de l’eau et à tendre la main en direction de ce verre sans que ce désir
soit la cause de ce geste). Pour les partisans de cette dernière théorie (par
exemple Dennett, The Intentional Stance, Cambridge, The MIT Press, 1987,
traduction française par Pascal Engel, La Stratégie de l’interprète. Le sens
commun et l’univers quotidien, Paris, Gallimard, 1990), la causalité mentale
est une illusion, à l’image de la cheminée des trains électriques enfantins
qui n’est pour rien dans les mouvements du train, y compris lorsqu’elle
dégage de la fumée. Pour utiliser le jargon de la philosophie, la vie mentale
serait « épiphénoménale ».
Dans cette perspective, l’homme serait bien une créature douée de
conscience, mais cette conscience n’aurait aucun effet sur les gestes ou les
mouvements du corps. C’est le cerveau qui piloterait parallèlement et la vie
physique et la vie mentale. En somme, nous serions dans l’illusion d’être
des acteurs. En prenant la théorie de l’évolution au sérieux, il devient
difficile de souscrire à une telle thèse, comme le montre ma petite fable des
animaux verts, rouges et jaunes (Darwin est de plus en plus souvent cité par
les philosophes ; cf. notamment The Origins of Species, 1859, traduction
française par Edmond Barbier, L’Origine des espèces, Paris, GF-
Flammarion, 1992, et, par exemple, Richard Dawkins, The Blind
Watchmaker, Essex, Longman Scientific and Technical, 1987, traduction
française par Bernard Sigaud, L’Horloger aveugle, Paris, Robert Laffont,
1986).
Une dernière remarque. Dans l’histoire de la philosophie, le problème
conceptuel de l’action est assez curieusement délaissé, même si le monstre
sacré, comme souvent, est Aristote et son fameux syllogisme de l’action.
Sur ce sujet, voir Ruwen Ogien, La Faiblesse de la volonté, Paris, PUF,
1993, et le numéro spécial de la revue Philosophie, Aristote. Ontologie de
l’action et savoir pratique, Paris, Minuit, 73, mars 2002.
Pour un bon texte d’introduction à l’action, le mieux est sans doute de
lire l’article de Vincent Descombes, « L’action », in Denis Kambouchner
(dir.), Notions de philosophie, II, Paris, Gallimard, 1995, p. 103-174, qui,
pour sa part, penche nettement du côté du courant wittgensteinien.

Le bien et le mal
La béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu même.
Spinoza, Éthique, V, XLII.

Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté


puisse toujours valoir en même temps comme
principe d’une législation universelle.
Kant, Critique de la raison pratique, I, 1, VII.

De nos jours, nous parlons plus volontiers d’éthique que de morale. La


morale est un terme d’origine latine qui renvoie au bien et au mal. L’éthique
est un mot d’origine grecque qui renvoie plus volontiers au bon et au
mauvais. Le bien et le mal, c’est-à-dire des valeurs apparemment
transcendantes. Le bon et le mauvais, c’est-à-dire plutôt des normes de vie
pratiques. La question de la morale est « Que dois-je faire ? ». L’ordre est
celui du devoir. La question de l’éthique est « Comment bien vivre ? ».
L’ordre est celui de l’agir.
Mon intention était de renvoyer dos à dos deux des discours les plus
débilitants sur la question. Le premier, incarné par la tribu des Rigiditos, est
la thèse selon laquelle la morale serait fondée sur la religion. Le deuxième,
incarné par la tribu des Relativitos, est la thèse selon laquelle l’éthique n’est
qu’une affaire de circonstances et – pourquoi s’arrêter en si bon chemin –
de convenances personnelles. Je crois naïves et fausses l’une et l’autre de
ces deux thèses. La première me semble illusoire. La deuxième me semble
autoréfutante. Tout le problème consiste donc à trouver une troisième voie.
Une voie sans illusion sur les fondements de la moralité et, en même temps,
une voie qui permette de tracer une ligne de démarcation entre les actions
bonnes et les actions mauvaises. Toutes ne se valent pas.
En la matière, la référence incontournable est Kant et sa Critique de la
raison pratique (cf. également Fondements de la métaphysique des mœurs).
Comme l’atteste la citation proposée, c’est lui qui a formulé le principe
d’universalité. Pour Kant, la morale n’a pas d’autre visée qu’elle-même.
Nous agissons moralement non en vue de je ne sais quelle fin utilitaire mais
simplement parce qu’il le faut : « Tu dois donc tu peux. » La morale
kantienne est une morale du devoir. Le mensonge ne souffre aucune
exception, y compris en cas de dénonciation.
Une autre de mes références est Spinoza. C’est lui qui nous apprend que
le bien et le mal n’existent pas dans la nature : « En ce qui concerne le bien
et le mal, ils ne désignent non plus rien de positif dans la nature, j’entends
considérés en soi, et ils ne sont rien d’autre que des manières de penser, ou
notions, que nous formons de ce que nous comparons les choses entre
elles » (Éthique, IV, préface). C’est lui encore qui nous apprend que la vertu
n’est pas autre chose que le fait de se conformer à sa nature (ou son
espèce) : « La vertu n’est rien d’autre qu’agir selon les lois de sa propre
nature » (IV, XVIII, scolie). L’éthique spinoziste est une éthique naturaliste
(ou spécifique). « En tant qu’une chose convient avec notre nature, en cela
elle est nécessairement bonne » (IV, XXXI). Il s’agit d’être bien, plutôt que
de « faire le bien ». Nous appelons bonne une chose quand elle sert notre
désir, qu’il soit trivial ou élevé, et nous désignons comme mauvaise une
chose qui s’y oppose (cf. III, IX). Il suffit que nos désirs changent pour que
notre appréciation puisse se modifier. L’éthique de Spinoza est une éthique
du désir et de la joie. Quel désir ? Quelle joie ? Le désir le plus élevé est
celui qui correspond au bien-être de notre nature. La joie la plus haute est
celle qui témoigne de cette correspondance. L’homme n’est pas une
exception dans la nature. Il ne s’agit pas d’imaginer je ne sais quel vice de
fabrication originel, comme dans le texte de la Genèse, mais de comprendre
et d’assumer notre condition ontologiquement naturelle.
Pour tenter de concilier Kant et Spinoza, il convient de ne retenir de la
morale kantienne que son « universalisme » (et l’idée corrélative que nous
devons toujours traiter l’homme comme une fin plutôt que comme un
moyen) tout en rejetant son rigorisme (par quoi j’entends son indifférence à
l’épanouissement personnel de l’homme). L’universalisme kantien est la
seule arme dont nous disposons contre tous les fanatismes (politiques ou
religieux), mais il doit être complété par une éthique où la notion de
bonheur (ou de béatitude) joue le premier rôle.
C’est Freud qui observe que les objets de plaisir sont généralement
interdits. « Souvent le mal ne consiste nullement en ce qui est nuisible et
dangereux pour le Moi, mais au contraire en ce qui est souhaitable et lui
procure un plaisir » (Malaise dans la civilisation, édition originale 1929,
première traduction française 1934, Paris, PUF, p. 81).
La célèbre phrase : « Si Dieu n’existe pas, tout est permis » est extraite
des Frères Karamazov de Dostoïevski. J’ai tenté de montrer, à rebours, que
la morale ne pouvait pas être d’origine religieuse. Si nous considérons la
religion comme une superstition, la morale n’est plus qu’une superstition
supplémentaire dont il convient de se débarrasser. Or il va de soi que nous
pouvons tenir la morale comme essentielle sans pour autant croire en Dieu.
Kant avait parfaitement compris que la morale était indépendante de la
religion. Certes, la religion peut bien passer pour morale, mais il est naïf
d’en conclure que la morale est circonscrite à la religion. Un homme moral
parce que religieux ne serait qu’une carpette de Dieu, un être dont la
soumission ne serait que la seule vertu.
La thèse selon laquelle les conséquences de l’action favorable à tous
déterminent ce qui est bien et ce qui est mal définit une morale
conséquentialiste. Jeremy Bentham (1748-1832) est l’un des premiers
philosophes utilitaristes de ce type. Il propose de considérer les
conséquences de nos actions puis de mesurer le plaisir et la peine qui en
résultent, d’où le nom donné à cette doctrine, celui d’hédonisme utilitariste.
L’hédonisme est un courant philosophique qui fait du plaisir et de son
intensité le principe de la morale et le but de la vie. Selon Bentham, disciple
de Hobbes, le but de la législation comme de la justice est « le plus grand
bonheur du plus grand nombre d’hommes ».
Une remarque en guise de conclusion sur la morale et le libre arbitre.
Pour celui qui croit à la volonté libre, pas de problème. Un être moral est un
être libre. En revanche, pour celui qui n’y croit pas, la question est de savoir
comment la morale, ou une éthique, sont possibles. La négation du libre
arbitre, bien qu’elle ne rende pas sans objet les notions de bien et de mal,
nous oblige à considérer le méchant comme un malade plutôt que comme
un coupable. Comme le dit Spinoza : « Qui devient enragé par la morsure
d’un chien doit être excusé à la vérité, et, cependant, on a le droit de
l’étrangler » (lettre LXXVIII à Oldenburg). Rien n’est contingent, tout est
déterminé nécessairement. Quand nous sommes confrontés au mal, il n’y a
pas à accuser une supposée volonté libre qui « aurait pu agir autrement ».
Le vertige de la tentation du mal ne peut plus s’expliquer par un choix libre
mais par un déterminisme inéluctable. Maintenant, si notre existence est
menacée par un individu, il convient de le mettre hors d’état de nuire.
Rien n’est plus éloigné du spinozisme que l’espérance, le sarcasme ou les
lamentations. Dieu est la nature : « Deus sive natura » (Éthique, IV, IV,
démonstration). Et la nature est matière. Il n’y a ni surnaturel, ni
Providence, ni jugement dernier. Notre éthique est celle de notre espèce.
L’universalité est celle de la nature humaine.

La mort
L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la
mort, et sa sagesse est une méditation non de la
mort, mais de la vie.
Spinoza, Éthique, IV, LXVII.

De tous les objets réputés philosophiques, la mort est probablement celui


sur lequel le plus de choses auront été écrites et le moins de choses auront
été dites.
Je ne crois pas que la mort soit un problème philosophique au sens
analytique ou conceptuel, tant il est vrai que ce terme est bien élucidé. Je
demande « Qu’est-ce qu’une chose ? » ou « Qu’est-ce que le temps ? », car
je suis enclin à chercher une réponse. Je ne demande jamais « Qu’est-ce que
la mort ? », car je sais d’emblée ce qu’elle est. La mort est comme un cercle
ou un carré. Sa définition peut s’apprendre : elle est tranchée, adéquate, elle
épuise le concept. Il s’agit de la moins floue de toutes les grandes notions.
La mort, donc, est la fin. Il n’y a là aucune ambiguïté. Il s’agit d’un fait
biologique universel avéré. Et, tout de même que n’importe quel être vivant,
la coccinelle ou la fleur de poirier, l’homme est condamné :
Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les
uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition
dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans
espérances attendent leur tour.
C’est l’image de la condition des hommes (Pascal, Pensées, 434-199).

L’homme est bien la créature se sachant mortelle. Il s’agit alors de


s’interroger sur l’influence éventuelle que ce savoir exerce sur notre
existence et notre vision du monde. Si tel est bien le cas, la question n’est
plus celle de notre mort, mais celle de notre vie. Une vie dont la mort est
l’horizon essentiel ou, pour mieux dire, l’ombre portée – une vie malgré
tout.
Quant à l’après, il s’agit de prendre position. Ici, les choses semblent
claires, incluses dans la définition. La croyance en une vie après la mort est
une croyance de type fantastique (à mes yeux, les croyances religieuses sont
des croyances fantastiques ; même le petit enfant sait que les carrosses ne se
transforment pas en citrouilles). Certes, personne ne peut fournir
d’argument décisif. Il n’empêche. Un indice au moins mérite d’être relevé.
Nous n’étions rien avant de naître. Ce néant de l’avant nous permet de
souligner qu’il n’y a aucune raison de penser qu’il puisse en être
autrement de l’après : « Regarde maintenant en arrière, et vois pour nous
quelle fut cette longue période de l’éternelle durée qui a précédé notre
naissance : voilà le miroir où la nature nous présente ce que l’avenir nous
réserve après la mort » (Lucrèce, De la nature, III, 972-977).
Ce terme de la vie qu’est la mort, personne, jamais, ne saurait en faire
l’expérience. Vivre sa mort est une contradiction dans les termes. Comme le
souligne Épicure dans la Lettre à Ménécée : « Tant que nous sommes, la
mort n’est pas ; quand la mort est, nous ne sommes pas. » Voir également
Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 17, et Wittgenstein,
Tractatus logico-philosophicus, 6.4311.
Maintenant, le prétendu problème de la mort peut être compris comme
celui de sa définition phénoménale ou légale. Sur ce point, il est bien clair
que la généralisation des transplantations cardiaques ne permet plus de
considérer la cessation des battements du cœur comme le signe infaillible
de la mort. En élisant la mort cérébrale comme la mort « tout court », nos
institutionnels se sont montrés philosophes. Ils évitent l’incongruité qui
consiste à s’atteler à une discussion sur la mort sans conduire une réflexion
sur l’identité personnelle (ce que font bon nombre d’auteurs de langue
française) et leur réponse clinique montre à quel point le cerveau est un
excellent candidat au titre de critère de l’identité personnelle.
Une dernière chose. J’ignore si la philosophie peut nous apprendre à
mourir, comme l’ont proclamé tant d’auteurs, à commencer par Platon :
« Les vrais philosophes s’exercent à mourir, et ils sont, de tous les hommes,
ceux qui ont le moins peur de la mort » (Phédon, 67d-e ; voir également
Cicéron, Tusculanes ; Montaigne, Essais, XXI). Au moins pouvons-nous en
douter. La mort n’est pas renouvelable. On ne meurt qu’une fois. En
première personne, il ne s’agit même pas d’une expérience. La mort n’est
pas un savoir. La philosophie n’est pas un anxiolytique ou une religion, ce
qui revient pratiquement au même.
Une phrase en guise de refrain pour une chanson populaire : la mort n’est
pas la vie et c’est la vie que je préfère.

Une première version de ce texte a paru dans le journal Libération en


1993 sous le titre « Je n’irai pas à mon enterrement ».
DU MÊME AUTEUR

Le Philosophe et son Scalpel


Minuit, 1993

Le Bateau de Thésée
Minuit, 1996

L’Identité
Flammarion, « GF-Corpus », 1998

Les Humains
Flammarion, 2000

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