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Phénomène, vérité et essence en photographie. Réflexions à
partir de François Soulages.

La présente communication propose une réflexion sur les rapports


qu’entretient la photographie avec le phénomène, l’essence et la vérité,
triptyque de grande importance pour les approches exégétiques de la
photographie, à partir du livre L’Esthétique de la photographie1 de
François Soulages.
Au chapitre 3 de son ouvrage, intitulé « L’objet en général : le réel
impossible à photographier », dans la partie dédiée à Kant (La résolution
philosophique du problème : Kant), Soulages commence à expliquer, à
partir du mythe de la caverne, la difficulté de photographier le réel :
« Dans La République, écrit Soulages, Platon a montré l’écart
ontologique et épistémologique séparant le sensible et l’intelligible, les
ombres de la caverne et l’Idée de Bien, le visible et la pensée. Le
prisonnier de la caverne ne voit que les apparences, seule la dialectique
peut avoir pour terme la contemplation et la connaissance du bien. Dans
un premier temps, il semble que la photographie aussi nous installe
prisonniers dans la caverne, victimes de l’illusion qui nous fait prendre
les phénomènes pour le réel et les photos pour les objets à
photographier2. »
C’est ce point que j’aimerais approfondir et développer dans la suite
de ce texte en insistant sur la différence entre essence et phénomène, en
essayant d’éclairer, à ma manière, le fait que nous sommes en effet
prisonniers de la caverne, prisonniers des phénomènes, sous toutes leurs
formes, les formes artistiques incluses, qui nous font croire que le monde
n’est finalement réduit qu’à ce que l’on perçoit avec notre vision
corporelle limitée. Aussi, sommes-nous prisonniers de la caverne puisqu’
il est difficile de sortir des sentiers battus, de créer des formes de pensée
nouvelles, d’oser être à l’écoute de ses propres intuitions.
Afin de mieux étudier cette différence entre essence et phénomène,
j’introduirai un troisième terme entre ces deux pôles, le terme de vérité.
La notion de vérité me semble être un outil qui permet de créer des
nouvelles approches, d’installer de nouvelles méthodes en ce qui
concerne la poïétique3 de la photographie, la poïétique étant la
focalisation sur ce qui se passe pendant la gestation de l’image,
lorsqu’elle est en train de se faire. Selon Arlette Elkaïm-Sartre « toute

1
François Soulages, Esthétique de la photographie, éd. Nathan, Paris, 1998.
2
Ibid., pp. 80-81.
3
Le terme « poïétique » est emprunté à René Passeron qui, lui-même, l’a emprunté à Paul Valéry.
« Valéry, on le sait, écrit Passeron, a déjà employé ce mot. Partant de la poétique, au sens d’Aristote et
de Boileau, pour en garder presque le mot, mais très peu la chose, il se propose d’étudier la genèse du
poème. » René Passeron, Pour une philosophie de la création, Paris, éd. Klincksieck, 1989, p. 13.
3
pensée, toute action pratique, toute conduite impliquent un rapport à la
vérité1 ». Aussi, peut-on ajouter que toute action artistique, quand elle est
authentique, implique un rapport à la vérité. Ainsi, le terme de vérité
devient un outil qui permet de débrayer et de circuler plus aisément entre
deux notions qui portent le poids de deux siècles de philosophie.
Heidegger explore aussi le rapport entre art, vérité et essence :
« L’essence de l’art, écrit-il, c’est la vérité se mettant elle-même en
œuvre2. » Mais de quelle vérité s’agit-il ? De la vérité du sujet ou bien
celle de l’objet ? Je répondrai que, dans l’art, il s’agit essentiellement de
la vérité du sujet artiste, ce que confirme Hegel: « Par l’œuvre d’art,
l’homme qui en est l’auteur cherche à exprimer la conscience qu’il a de
lui-même3. »
La question de la vérité, sous toutes ses formes possibles, est une
notion capitale qui me préoccupe continuellement. Dans ma pratique,
j’essaie de figurer ma propre vérité de photographe, puis la vérité de la
photographie comme médium spécifique et relativement nouveau, dont
on ignore encore le potentiel, lequel, au lieu d’essayer de forger sa propre
identité, sa propre nature, court bêtement derrière la peinture, cherchant à
être autre chose que ce qu’il est. Soulages souligne très justement que « la
peinture est le surmoi de la photographie ».
Vérité donc du sujet photographiant et vérité du médium sont deux
notions que j’essaie d’introduire constamment, quand l’occasion se
présente, dans mes travaux. Quant à la notion de « vérité du médium »,
elle est empruntée à Cézanne lorsqu’il écrivait à son ami Émile Bernard :
« Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai » (23 octobre 1905),
citation célèbre sur laquelle Jacques Derrida s’appuiera ensuite pour son
essai La Vérité en peinture.
Par ailleurs, la trilogie « phénomène, vérité, essence » me permet de
distinguer deux autres formes de vérité : la vérité phénoménale et la vérité
essentielle4. « La vérité essentielle, écrit Pascal, est toute pure et toute
vraie5 », alors que la vérité phénoménale est mêlée de fausseté au sujet de
ce qui est bien et juste. Si la vérité phénoménale rassure le spectateur, elle
clôt, par contre, l’horizon de la quête artistique. Elle ne laisse pas de place
aux interrogations multiples qui tourmentent l’artiste : « Comment faire
pour figurer la vérité ? Y a-t-il un rapport entre beauté et vérité ? »
J’en parlerai donc en termes de vérité essentielle et vérité
phénoménale afin d’adapter la question étudiée aux spécificités du
médium photographique. Le problème pointé par Soulages tient à ce que
1
Jean-Paul Sartre, Vérité et Existence, Paris, Gallimard, 1989, p. III.
2
Martin Heidegger, L’Origine de l’œuvre d’art, p. 81.
3
Ibid., p. 43.
4
Voir l’article d’Hélène Bouchilloux « Vérité phénoménale et vérité essentielle chez Pascal » in
Martine Pécharman, Pascal. Qu’est-ce que la vérité ? Paris, PUF, 2000, p. 65.
5
Ibid., p. 65.
4
la photographie confond vérité phénoménale et vérité essentielle.
J’explique que j’ entends par vérité phénoménale la vérité de l’apparence
et pour être encore plus clair je citerai Delacroix, qui explique très bien
cette distinction, lorsqu’il se remémore son voyage en Afrique : « Je n’ai
commencé à faire quelque chose de passable, écrit-il, dans mon voyage
d’Afrique, qu’au moment où j’avais assez oublié les petits détails pour ne
me rappeler dans mes tableaux que le côté frappant et poétique ; jusque-
là, j’étais poursuivi par l’amour de l’exactitude, que le plus grand nombre
prend pour la vérité1. »
L’exactitude de la représentation n’est donc pas la vérité. Est­ce bien
le problème dont souffre la photographie ? La réflexion de Delacroix
nous rappelle que le trop-plein des apparences rend l’homme aveugle,
dissipe les doutes, le rassure au lieu de l’alerter au sujet de ce qu’il croit
savoir. Je dirais alors que là réside la difficulté du photographe : Il
confond constamment le réel tel qu’il est enregistré par l’appareil
mécanique avec le réel tel qu’il est ressenti et vécu intérieurement. La
vérité essentielle serait alors la vérité poétique du sujet photographiant
dans sa manière de recevoir le monde et le réel.

L’essence du port de Salonique.

Pour expliquer on ne peut mieux à quoi pourrait ressembler cette


vérité essentielle en photographie, je proposerai deux exemples
personnels à partir de mon propre travail photographique.
Pendant l’été 1997 je suis retourné à Thessalonique, ma ville natale,
après deux ans d’absence ; j’ai pris mon appareil, je suis allé au port où
j’allais quand j’étais jeune, je voyais les bateaux, les bus, la foule et
j’étais très ému de cette émotion qui nous submerge lorsqu’on se trouve
dans un lieu aimé où nous avons habité pendant longtemps, lieu que l’on
redécouvre après une très longue absence. Les premiers jours de ces
retrouvailles ont été vécus très intensément. J’étais physiquement, avec
mon corps, sur le lieu, mais j’étais en même temps, à cause de ma longue
absence, dans un passé lointain où je me voyais écolier, puis étudiant ; je
m’asseyais dans les cafés en face du port, je regardais l’horizon et
j’essayais d’imaginer à quoi ressemblerait mon avenir ; quel genre
d’homme j’allais devenir. Ainsi le présent était débordé par les souvenirs
poétiques de ma jeunesse. J’ai essayé alors de photographier mes
émotions, ce chaos intérieur que je ressentais fortement en moi. Je
photographiais tout ce qui se passait devant mes yeux, en essayant de
fixer en images mes souvenirs, mes émotions ressenties en ce moment de

1
Journal d’Eugène Delacroix, 17 octobre 1853, p. 369.
5
retrouvailles avec ma ville natale. Puis, je suis rentré à Paris, j’ai
développé les films – il n’y avait pas encore la photo numérique –, j’ai
commencé à faire des tirages et je cherchais la photo qui pourrait
représenter, mettre en image, les émotions ressenties devant le port. Or il
n’y avait aucune photo capable de figurer, même de loin, un équivalent de
ce que j’avais ressenti. Je peux dire en paraphrasant Soulages1 que
« j’avais visé et manqué le réel », ce réel étant bien sûr une synthèse
complexe entre le Dedans et le Dehors, entre ce qui se trouvait devant
mon objectif et ce qui se jouait en mon for intérieur.
J’avais donc manqué le réel, mais je ne pouvais pas en rester à ce
constat d’échec et d’impuissance. Ne sachant comment faire, j’ai
commencé par faire de petits tirages de lecture, comme on dit de 10 X 15
cm en papier plastique que je posais sur la paroi carrelée de mon atelier.
Les tirages, comme ils étaient trempés dans l’eau à la suite de leur lavage,
adhéraient à la surface carrelée sans effort particulier. Je les plaçais au
mur et ils y restaient collés. Je faisais les tirages de telle sorte que l’on
pouvait voir les perforations, la marque du film et sa numérotation, tandis
que je notais, sur le bord noir de la partie inférieure des tirages, avec un
feutre spécial, la date et l’heure de mon intervention.

1
« Qu’est-ce que le réel ? S’interroge François Soulages. Qu’est-ce que le moi ? Quelle est la nature de
cet acte par lequel le moi vise et manque le réel… ? » in Esthétique de la photographie, op. cit., p. 155.
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Ainsi on peut s’apercevoir que le premier tirage en haut à gauche,
qui correspond à la pose 39-39A, a été réalisé le 26 août 1997 à 14h 55
avec un diaphragme de f : 8 et un temps de pose de 15 sec. Sur la pose
37-37A, la quatrième de gauche à droite je note en grec : «Ψάχνω να
εκφράσω την ιδέα, την ουσία του λιμανιού» (Je cherche à représenter
l’idée, l’essence1 de ce port ». J’ai donc voulu noter mon intention
artistique au moment où l’image était en train de se former ; pour ne pas
oublier, une fois que l’image était finie, ce à quoi j’ai voulu me mesurer.
Je voulais créer une image de ce port, non pas tel qu’il paraissait devant
l’objectif – objectivement –, mais tel que je le percevais par ma vision
intellectuelle et spirituelle. Là encore je citerai Soulages : « Toute
photographie est intentionnelle au sens husserlien du terme : elle est
toujours photographie de quelque chose2. » Je dirai que quand ce
« quelque chose » est une entité abstraite, une idée ou une émotion, là le
photographe a plus de chances de créer des images originales mettant en
œuvre des vérités essentielles et non simplement phénoménales.
A la septième photo j’ai commencé à dessiner les contours de chaque
scène photographiée en modifiant l’exposition à chaque tirage afin
d’obtenir différentes gradations de gris, du plus foncé jusqu’au plus clair.
Arrivé au dernier tirage de lecture, le quinzième (en effet, j’ai fait trois
rangées avec cinq photos sur chaque rangée), après avoir dessiné les
contours, j’y ai écrit mon prénom (Panayotis) sur l’image du bateau qui
se trouvait au port et j’ai inscrit l’heure. Il était 18h 22, l’« opération »
dans la chambre noire avait duré presque quatre heures.
J’avais donc quinze photos, qui tenaient encore sur la paroi carrelée de
mon atelier à cause de leur trempage dans l’eau. Le résultat me plaisait,
mais j’avais encore besoin d’ajouter quelques éléments
autobiographiques qui correspondraient à la vérité du moment telle que je
la vivais alors. J’ai pris le feutre et j’ai noté sur le carrelage une pensée
qui me trottait dans l’esprit toute la journée : « Je suis plus fasciné par la
recherche de l’image pendant la prise de vue et le tirage, que par l’image
finale. » Ensuite j’ai marqué la date en indiquant le jour, puis mon nom,
pour signer ce que j’avais produit. Quand tout cela fut fini et bien mis au
point, j’ai installé mon appareil de moyen format (les autres photos
étaient prises au Leica) et j’ai photographié le résultat.
La phrase que j’avais inscrit sur le mur carrelé me représente
parfaitement, elle correspond à mon tempérament dans la mesure où je
suis un éternel insatisfait, ce qui est, pour moi, tout à fait logique car une

1
Le terme « essence du port » recouvrait pour moi une représentation photographique du port en
adéquation avec ce que j’y avais ressenti ; je voulais photographier le port non pas tel qu’il était dans
son apparence, tel qu’il se présentait devant mon objectif, mais tel que je l’avais vécu, en tant que
rapport sujet/objet, en ce mois d’août 1997.
2
François Soulages, op. cit., p. 295.
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fois qu’une production est finie je me retrouve au point de départ et la
question qui surgit concerne le moment suivant : Que faire maintenant ?
Comment continuer ? Cette phrase démontre aussi le plaisir irremplaçable
que ressent le sujet photographiant quand il est sur la prise de vue, dans la
poïétique pure, en train de chercher son image.
Ce plaisir est souligné par Soulages lorsqu’il cite les propos de Jean-
Pierre Évrard : « J’ai trente-cinq ans de tirage et quinze ans de prise de
vue ; or, ce qui m’intéresse dans le reportage, c’est de prendre des photos
et non de les tirer après1. »
Le plaisir de l’acte photographique est évoqué aussi par Koudelka, qui
nous rappelle qu’il pratique la photographie, non pas tant pour l’image
finale que pour le plaisir pur, utopique, de la prise de vue : « Il y a eu des
périodes, dit-il, où je n’avais pas d’argent, et j’imaginais que quelqu’un
arrivait et me disait : “Voilà l’argent, tu peux aller faire des photos, mais
tu ne dois pas les montrer.” J’aurais accepté tout de suite2. »
L’image du port de Salonique démontre très clairement que le plaisir
de la prise de vue, en tant que recherche de l’image, peut se perpétuer
dans la chambre noire ; contrairement à ce qui se fait couramment et à ce
que l’on croit, la photographie peut ne pas être terminée une fois que le
rideau de l’obturateur est tombé. L’image peut se poursuivre, elle peut
encore être modifiée, transformée, s’éloigner de son référent, de la
mimesis exacte, de l’exactitude du miroir dans la chambre noire du
photographe.
Par ailleurs, cette image – bien plus qu’une simple photographie que
l’on prend avec un appareil photo –, appartient à la catégorie des images
multiples, dans la mesure où elle est constituée de plusieurs
photographies.
A la suite de cette photographie multiple je me suis concentré sur une
autre idée, qui était apparue lorsque j’étais en train de travailler à la
chambre noire. J’ai fait une photo unique en dessinant simplement, sous
l’agrandisseur, les contours de la scène photographiée en y ajoutant mon
nom sur la figure du bateau qui se trouvait au port.
Sur l’opposition entre l’image multiple et l’image unique je me
reporterai à Hegel qui note : « D’abord le multiple apparaissait comme
opposé à l’unité; précisément par-là l’unité est elle-même un opposé,
enfermé dans le multiple, l’Un des multiples, et le multiple cesse d’être
un terme indifférent par-là seulement que ses multiples sont posés comme
étant ainsi déterminés : l’un comme le non-multiple, autrement dit
comme l’Un, l’autre comme le non-Un, comme le multiple3. »
L’invention de la photographie permet, à cause du temps de la production
1
Cité dans François Soulages, op. cit., p. 49.
2
Frank Horvat, Entrevues, Paris, Nathan, 1990. p. 74.
3
Friedrich Hegel, Logique et Métaphysique (Iéna 1804-1805), Paris, Gallimard, 1980, p. 157.
8
qui est très court, d’explorer l’opposition ou plutôt le rapport de
complémentarité qui se joue entre image unique et image multiple.
L’image multiple correspondrait mieux, me semble-t-il, à la vérité du
médium photographique, tandis que l’image unique est le modèle
dominant sur lequel ont fonctionné les arts plastiques depuis toujours.
Encore aujourd’hui, le spectateur est plus à l’aise avec l’image unique.

Ainsi, ce jour-là, j’avais réussi à faire, non pas une, mais deux images
qui correspondaient à mon idée de représenter ma vérité de photographe,
et aussi un peu de la vérité de la photographie analogique en mettant en
images une partie de ce qui se passe dans la chambre noire. Ces deux
photographies représentent, en ce qui me concerne, l’essence du port telle
que je l’avais perçue.
Cette essence n’est pas épuisée dans les deux images que j’ai
produites ; je pourrais continuer à créer des formes inédites de ce port si
je le voulais, si mon imagination n’était pas limitée à ma manière
singulière de percevoir et de recréer le monde par la photographie.
A la suite de ce récit je vais essayer de mettre en mots l’origine de
cette manière de créer des images, laquelle est en effet le résultat d’un
long parcours, de bien des errances et des égarements ayant comme objet
la poïétique de l’image sous toutes ses formes. Quant à la signification du
terme « origine », Heidegger précise : « Origine signifie ce à partir de

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quoi et ce par où la chose est ce qu’elle est, et comment elle est. […]
L’origine d’une chose, c’est la provenance de son essence1. »
A l’origine de cette image, il y a le désir de créer des photographies
vraies, essentielles, qui ne copient pas bêtement le réel ; cette recherche a
été forcément nourrie par une réflexion théorique aidée par les lectures.
La relecture attentive de La République, après celle de L’Esthétique de la
photographie de Soulages, a été l’une des causes de cette libération. Je
tâcherai de raconter plus précisément en quoi les réflexions provoquées
par la relecture de La République m’ont permis de prendre mes distances
vis-à-vis de la copie exacte du référent2 photographique.

L’essence du lit platonicien


Dans La République Platon s’interroge sur le rôle de l’art qui imite les
êtres dans leur apparence et non pas tels qu’ils sont dans leur essence. La
mimesis est, selon lui, un jeu qui produit des simulacres de ce monde et
non pas des choses vraies. S’appuyant sur l’exemple du lit, il raconte
qu’il y a trois sortes de lit : le lit tel qu’il a été conçu par Dieu, le lit tel
qu’il est fabriqué par l’artisan menuisier, puis le lit tel il est peint par le
peintre. Ainsi le peintre reproduit des objets ou des étants, selon la
terminologie heideggérienne, qui sont éloignés de trois degrés de la
vérité, le menuisier produit des objets éloignés de deux degrés de la vérité
et Dieu seul a fait un lit conforme à la vérité. Dieu est celui qui détient la
forme archétypale d’un lit unique qui existe dans la nature et dont
l’essence est d’être lit. « Le Dieu, […] n’a fait qu’un seul lit dont toute
l’essence est d’être “lit” 3 », écrit précisément Platon.
Dans la lecture du texte, ce qui m’a paru bizarre c’est l’idée qui il y ait
eu un Dieu qui aurait fait un lit unique. A partir de cette aporie sont nées
les questions suivantes : Dans le cas où ce Dieu n’existerait pas, que
serait l’idée de ce lit unique dont découlent toutes les autres formes du
lit ? A quoi ressemblerait ce lit unique ? Ressemblerait-il à la figure du lit
qu’on a tous dans l’esprit ? Pourrait-il ressembler à autre chose qu’à son
image habituelle ? Serait-il possible de représenter une fois pour toutes ce
lit unique ou bien, dans le cas contraire, pourrait-on saisir par la
contemplation ce que serait l’idée ou l’essence de ce lit unique ?
Afin de répondre à la question je me suis reporté mentalement aux
premiers jours de la création de l’homme et j’ai essayé d’imaginer ses

1
Martin Heidegger, op. cit., p. 13.
2
« J’appelle “référent photographique”, écrit Barthes, non pas la chose facultativement réelle à quoi
renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif,
faute de quoi il n’y aurait pas de photographie. » Roland Barthes, La Chambre claire. Note sur la
photographie, éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 120.
3
Platon, Œuvres Complètes, tome 1, éd. Gallimard, tr. Léon Robin et M.-J. Moreau, p. 1207.
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premiers jours sur la Terre, sans entrer dans les détails de cette apparition
(quel était son âge, y avait-il une femme à ses côtés, etc.).
J’ai imaginé qu’il a marché sur le sol, dans les champs, qu’ il a
cherché sa nourriture et qu’au bout d’un certain temps il a été fatigué, il a
voulu se reposer, il s’est assis sur le sol, s’appuyant contre un arbre, puis,
le jour suivant, en essayant de trouver une manière plus confortable de se
reposer, il s’est étendu et couché à même le sol. Les jours suivants il
aurait essayé de trouver des endroits plus propices pour le sommeil où le
sol serait plus plat et doux et conviendrait mieux au repos ; un autre jour
il aurait pris comme oreiller une pierre ou un morceau de bois, un autre
jour il aurait fabriqué une surface plate en bois à laquelle il aurait ajouté
des pieds, etc. Ainsi peu à peu, avec les années, on aurait la forme du lit
telle que nous la connaissons à présent.
On se rend compte alors que l’objet « lit » n’existait pas dès le début ;
il a pris forme peu a peu avec le temps, avec les efforts de l’homme pour
produire un objet qui serait conforme à son besoin de se reposer.
Cela signifie que l’essence du lit demeure, non pas dans la forme
habituelle du lit, mais dans le besoin de l’homme de bien se reposer
pendant le sommeil. J’ai donc compris qu’il ne fallait pas confondre ces
deux entités bien distinctes. Entre le besoin intérieur de l’homme, la
nécessité intérieure évoquée par Kandinsky, et l’objet qui en résulte, il y a
un rapport de contigüité très éloigné de la vérité phénoménale. L’essence
du lit (la forme archétypale, la vérité essentielle du lit) n’a aucun rapport
avec la forme du lit que fabrique l’artisan, qu’imite le peintre.
Si l’on change de modèle de référence, si l’on s’éloigne du modèle
anthropocentrique et que l’on se met à la place d’un cheval, d’un
éléphant, d’un poisson ou bien d’un oiseau, on peut bien imaginer, en
admettant que le besoin de repos est commun à tout être vivant, que pour
chacune de ces espèces correspondrait une forme de lit qui n’aurait que
très peu de rapport avec la forme habituelle du lit utilisé par les humains.
Il ne faut donc pas confonde la forme réalisée afin de satisfaire un
besoin avec le besoin en soi. C’est aussi ça la différence entre l’essence et
le phénomène. En effet, le monde des essences est beaucoup plus vaste,
inépuisable à l’infini, tandis que le monde des phénomènes est plus limité
dans la mesure où il est constamment nourri et renouvelé par le monde
des essences, le monde des idées.
Cette réflexion m’ouvrait de nouvelles perspectives, premièrement
dans ma façon d’interpréter les productions artistiques de l’art moderne et
contemporain et, deuxièmement, elle m’aidait à avancer dans ma propre
pratique. Comment ça ? Elle dirigeait l’intention davantage vers la notion
capitale de besoin intérieur et non pas vers l’objet concret visé par
l’appareil. Cela permettait de me libérer du poids de la représentation
exacte des apparences qui est, à mon avis, le problème majeur qui pèse
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sur la photographie et de me concentrer sur l’idée de ce que je voulais
faire. Elle m’autorisait à m’éloigner des vérités phénoménales, d’arrêter
de copier bêtement et mécaniquement le réel, pour commencer à explorer
mes propres vérités et schémas imaginaires. En d’autres termes, la
focalisation sur l’idée et non pas sur la chose concrète était une libération,
me permettant de m’éloigner du référent terrestre afin d’explorer le
référent imaginaire.
Là encore, je citerai Soulages : « Le dévoilement des limites de la
photographie est un des fondements d’une esthétique de la photographie
qui peut ainsi s’ouvrir sur une esthétique de la fiction et une esthétique du
référent imaginaire1. »
Les images qui illustrent le présent article sont un exemple de ce que
pourrait être le référent imaginaire. Puis, la distinction entre le besoin des
êtres vivants de se reposer et l’objet « lit », fabriqué pour satisfaire ce
besoin, démontre qu’il peut n’y avoir aucune ressemblance entre référent
réel et référent imaginaire, entre vérité phénoménale et vérité essentielle.
Les pratiques artistiques et les réalisations humaines prendront tout
leur envol quand elles se mettront à explorer cette scission, à remplir le
trou noir qui sépare ce qui est déjà produit depuis des siècles par l’homme
et ce qui reste encore à découvrir.

Paris, 22 Août 2012

1
François Soulages, op. cit., p. 71.
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