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Le retour de l'événement
In: Communications, 18, 1972. pp. 6-20.
Morin Edgar. Le retour de l'événement. In: Communications, 18, 1972. pp. 6-20.
doi : 10.3406/comm.1972.1254
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1254
Edgar Morin
Le retour de l'événement
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de science
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I. LE RETOUR DE L'ÉVÉNEMENT
Physis et Cosmos
Alors que la notion de cosmos, c'est-à-dire d'un univers un et singulier, avait
été écartée parce qu'inutile, non seulement de la physique, mais de l'astronomie,
on assiste dans ce domaine, depuis quelques années, à la réintroduction nécessaire
et centrale du Cosmos. Il ne s'agit même plus de se référer à la dispute doctrinale
entre les tenants d'un univers sans commencement ni fin, obéissant à des prin
cipes dont on peut trouver la formule unitaire sans pourtant postuler pour
autant l'unicité, et d'autre part les tenants d'un univers créé. En fait, depuis
quelques années les phénomènes captés par l'astronomie d'observation, et,
notamment le décalage des raies spectrales des quasars vers le rouge par effet
Doppler, ont renforcé de plus en plus, non seulement la thèse de l'expansion
de l'univers, mais la thèse d'un événement originaire, vieux approximativement
Le retour de Vévênement
au-delà du donné originel qui se modifie dans son déplacement à travers et par
rencontres et ruptures (d'où la possibilité de développements).
Si l'on considère maintenant l'ordre microphysique, il apparaît aujourd'hui
qu'on ne peut plus distinguer la notion d'élément, c'est-à-dire la particule-
unité de base des phénomènes physiques, de la notion d'événement. L'élément
de base, en effet, manifeste certains caractères événementiels : l'actualisation
(sous certaines conditions d'observations ou d'opération), le caractère discontinu,
l'indéterminabilité et l'improbabilité. Il y a donc, à un certain degré microphys
ique, analogie ou coïncidence entre élément et événement.
Ainsi au niveau astronomique-cosmique, au niveau de l'histoire physique et
au niveau de l'observation microphysique, on voit que les caractères propres
et propices à l'événement : actualisation, improbabilité, discontinuité, acciden-
talité, s'imposent à la théorie scientifique.
Il est erroné donc, d'opposer une évolution biologique à un statisme physique.
En fait, il y a une histoire [micro-macro-physico-cosmique où déjà apparaît
le principe d'évolution à travers « une création successive d'ordre toujours accru,
d'objets toujours plus complexes, et par là même improbables1 ».
La Vie
L'évolution n'est donc pas une théorie, une idéologie, c'est un phénomène
qu'il faut comprendre et non escamoter. Or, les problèmes cruciaux que pose
l'évolution surgissent, de façon étonnante avec les associations actives nucléo-
protéinées nommées vie.
Il est fort plausible qu'un principe d'hétérogénéisation soit en œuvre dans le
cosmos, et que la vie sur terre soit une des manifestations chanceuses de ce
principe, dans des conditions données. Il n'est nullement exclu par ailleurs,
que des organisations hétérogénéisantes d'un type inconnu, mais qui ne seraient
pas assimilables à ce que nous appelons vie, puissent exister sur d'autres pla
nètes, ou même sur la terre. Mais ce que nous appelons vie, c'est-à-dire une orga
nisation nucléoprotéinée disposant d'un pouvoir d'auto-reproduction et se
déterminant selon un double mouvement génératif et phénoménal, ceci semble
avoir été un événement de la plus haute improbabilité. Comme dit Jacques Monod
(le Hasard et la Nécessité, p. 160) : « La vie est apparue sur la terre : quelle était,
avant V événement, la probabilité qu'il en fût ainsi? l'hypothèse n'est pas exclue...
qu'un événement décisif ne se soit produit qu'une fois. Ce qui signifierait que sa
probabilité, a priori, était presque nulle. » En effet, l'unicité du code génétique,
l'identité à travers tous les êtres vivants des constituants protéiques et nucléiques,
tout ceci semble nous indiquer que ces êtres vivants descendent d'un unique et
hasardeux ancêtre. Et, dès que la vie est apparue, celle-ci s'est manifestée simu
ltanément comme accident-événement d'une part, et comme système-structure
d'autre part. Alors que, l'on tend habituellement à dissocier ces deux concepts
antagonistiques, événement et système, il nous faut au contraire essayer de
concevoir de quelle façon ils sont indissolublement liés.
De toutes façons, tout ce qui est biologique est événementialisé :
1° L'évolution à partir du premier unicellulaire jusqu'à la [gamme infinie des
espèces végétales ou animales, est composée d'une multitude de chaînes événe-
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mentielles improbables, à partir desquelles se sont constituées, dans les cas favo
rables, les organisations de plus en plus% complexes et de mieux en mieux inté
grées.
a) L'apparition d'un élément ou trait nouveau a toujours un caractère
improbable, parce qu'il est déterminé par une mutation génétique. La mutation,
c'est un accident qui apparaît au moment de la copie du message héréditaire,
et qui le modifie, c'est-à-dire modifie le système vivant qu'il va déterminer.
La mutation, est provoquée soit par des radiations extérieures, soit par le carac
tèreinévitablement aléatoire de l'indétermination quantique. Elle ne peut appar
aître ■ autrement que comme accident. Or, nous voyons ici que, dans certains
cas, rarissimes, certes, la mutation, c'est-à-dire l'accident, est récupérée par le
système, dans un sens améliorant ou progressif, et fait apparaître un nouvel
organe ou une nouvelle propriété.
b) II n'y a pas que sur le plan de la mutation que l'évolution dépend de l'év
énement. La « sélection naturelle » (ou du moins, les facteurs d'élimination et de
survie des espèces) se manifeste avec un certain degré d'événementialité. Ce ne
sont pas tellement des conditions statiques qui opèrent la sélection. Ce sont des
conditions éventuellement dynamiques (les rencontres et interactions entre sys
tèmes mobiles), et certaines aléatoires, comme le climat, dont un faible change
mentmodifie faune et flore.
Le milieu n'est pas un cadre stable mais un lieu de surgissement d'événements.
Lamarck remarquait déjà « le pouvoir qu'ont les circonstances de modifier
toutes les options de la nature ». Le milieu c'est le lieu des rencontres et inter
actions événementielles d'où vont découler disparition ou promotion des espèces.
c) D'ores et déjà, la biologie éclaire la nature de l'évolution. L'évolution n'est
ni statistiquement probable selon les causalités physiques, ni auto-générative
selon un principe interne. Au contraire, les mécanismes physiques conduisent
à l'entropie, et le principe interne livré à lui-même maintient purement et sim
plement l'invariance. Or l'évolution dépend d'événements-accidents intérieurs-
extérieurs et constitue à chaque étape un phénomène improbable. Elle élabore
des différences, de l'individualisme, du nouveau. L'auto-génération de la vie
(évolution des espèces) n'est rendue possible que par l'hétéro-stimulation de
l'accident-événement.
d) Enfin, il faut constater que l'événement ne joue pas seulement sur le
plan des espèces, mais aussi sur celui des individus. L'être vivant va faire émerger
au cours de l'évolution une duplicité qui ne se manifestait d'abord qu'à travers
la duplication des premiers unicellulaires. Cette duplicité tient à ce que l'être
vivant est un être géno-phénotypé. Selon ce double aspect, il faut considérer que
l'événement-accident joue non seulement au niveau du génotype mais aussi au
niveau du phénotype : l'existence phénoménale est une succession d'événements :
le learning, l'apprentissage sont les fruits non seulement d'une éducation parent
ale, mais aussi des rencontres entre l'individu et l'environnement. Les traits
les plus singuliers résultent de ces rencontres.
2° Et ici, nous arrivons peut-être à la zone théorique qui sera, sans doute,
défrichée dans les années à venir, où la vie apparaît, dans ses caractères à la fois
organisationnels et événementiels. C'est dire que l'organisation biotique (la vie)
est, non seulement un système métabolique assurant, dans ses échanges avec
l'environnement, le maintien de sa constance intérieure; non seulement un sys
tème cybernétique doué de feed-back, ou possibilité rétroactive d'autocorrection;
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Anthropologie
L'apparition de l'homme est elle-même un événement. Dire qu'une grande
muraille structurelle sépare la Nature de la Culture c'est dire implicitement qu'un
grand Événement les sépare. Cet Evénement sans doute se décompose en enchaî
nements d'événements, où a joué une dialectique génético-culturelle marquée
entre autres par l'apparition de l'outil et celle du langage. Il est possible, voire
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1. Parce qu'il n'a pas vu que des mécanismes à la base des développements, mais
aussi des antagonismes.
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trophiques » qui utilisent, bien et (ou) mal, avec erreur et (ou) succès, avec régres
sionset (ou) progressions, les forces déstructurantes en jeu, pour se restructurer
sur un autre mode. Une société qui évolue est une société qui se détruit pour se
récupérer, et c'est une société donc, où se multiplient les événements. Aujourd
'hui,la sociologie est la seule science qui dédaigne l'événement, alors que nos
sociétés modernes sont soumises à une dialectique permanente et heurtée de
l'événementiel et de l'organisationnel. La sociologie propose des modèles écono-
cratiques ou technologiques de la société moderne, alors que le xxe siècle a
surexcité — non refoulé — les caractères shakespeariens d'une histoire faite de
bruits et de fureur avec deux guerres mondiales et une suite ininterrompue de
crises et de chaos.
Marx et Freud
Si l'on considère les deux grandes doctrines transdisciplinaires en sciences
humaines, celle de Marx et celle de Freud, on voit que non seulement l'évolution
autogénératrice y joue un rôle capital, mais aussi que l'événement peut trouver
sa place dans les deux systèmes. Si dans Marx la notion de lutte de classes s'accou
ple de façon indéracinable à la notion de développement des forces de product
ion, cela signifie que l'évolution n'est pas due seulement à une logique économico-
technique, se développant autogénérativement d'elle-même : elle comporte des
relations actives, c'est-à-dire conflictuelles, entre sujets acteurs historico-sociaux :
les classes. Il apparaît que le développement historique est le produit d'antago
nismes,de « contradictions » (et ce mot né d'une logique idéaliste exprime fort
bien le caractère hétérogène des systèmes sociaux complexes), et c'est le choc
contradictoire des antagonismes qui devient générateur. La notion même de
lutte de classes, si on l'interroge un peu plus, révèle un aspect aléatoire, comme
toute lutte, et renvoie à des événements, dont ces batailles décisives qui sont les
révolutions ou contre-révolutions. Les révolutions — « locomotives de l'histoire »
— sont des événements-clés, et dans ses œuvres historiques comme le 18 Bru
maire, Marx a étudié stratégiquement, c'est-à-dire sur le plan des décisions, la
lutte de classes. C'est par ce biais -là que l'on peut faire le raccord qui sinon serait
complètement manquant entre d'un côté une théorie fondée sur des déter-
minismes absolument rigoureux, et de l'autre côté une pratique qui demande des
décisions extrêmement hardies. Comment concilier en effet la hardiesse des déci
sions de type léninien, c'est-à-dire les thèses d'avril en 17, c'est-à-dire la décision
de la révolution d'octobre 17, avec la conception d'un mécanisme de forces écono
mico-sociales. Il semble que c'est en développant les virtualités événementielles
et aléatoires incluses dans la notion de lutte des classes que l'on puisse faire ce
raccord théorique.
En ce qui concerne Freud, on se rend compte que la recherche d'élucidation
anthropologique tend, comme chez Rousseau à chercher un événement originel
d'où serait issue toute la systématique humaine et sociale. Dans Totem et Tabou,
Freud envisage l'hypothèse du meurtre du père par le fils comme fondation de
toute la société humaine par l'institution conjointe de la loi, de la prohibition,
de l'inceste et du culte. Très justement, Freud sent très bien qu'il y a dans toute
l'évolution, peut-être depuis la création du monde une relation entre un trau
matisme et une remodification structurante générale d'un système. Si l'on consi
dère maintenant le Freudisme par l'autre bout, c'est-à-dire non plus à partir
de la recherche d'une théorie des origines du lien social, mais du côté de la théorie
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des individus, c'est-à-dire des personnalités au sein d'un monde socialisé, on voit
que la formation de la personnalité vient de la rencontre entre un développement
autogénératif et l'environnement. Le rôle capital des traumatismes est mis en
relief. Or les traumatismes sont précisément quelques-uns des chocs qui pro
viennent de la rencontre entre ce développement autogénéré et le monde exté
rieur, représenté par les principaux acteurs qui interviennent dans le processus
génératif, c'est-à-dire le père, la mère, les frères, les sœurs et autres figures substi
tutives. Des événements décisifs marquent la constitution, la formation d'une
personnalité. Une personnalité n'est pas seulement un développement autogénéré
à partir d'une part, d'une information génétique, d'autre part, d'une information
socio-culturelle. D'autre part notons que là conjonction de thèmes conflictuels,
les uns issus de l'information "génétique (hérédité) les autres de l'information
sociologique (culture), est par elle-même potentiellement génératrice de conflits.
Et déjà ces conflits constituent des événements internes invisibles. Ainsi le déve
loppement est une chaîne dont les maillons sont associés par une dialectique entre
événements internes (résultant des conflits intérieurs) et événements externes.
C'est dans ces entrechocs perturbants qu'apparaissent les traumatismes fixateurs
qui vont jouer un rôle capital dans la constitution de la personnalité. C'est très
fondamentalement que la thérapeutique freudienne demande, non seulement
d'élucider la cause originelle du mal dont souffre l'organisme entier, c'est-à-dire
de retrouver le traumatisme oublié (occulté), mais elle demande aussi un nouvel
événement à la fois traumatique et détraumatisant, qui soit à la fois la répéti
tionet l'expulsion de V événement qui a déréglé et altéré le complexe psychosomat
ique.
Ainsi, on peut avancer que la personnalité se forme et se modifie en fonction
de trois séries de facteurs :
a) hérédité génétique;
b) héritage culturel (en symbiose et antagonisme avec le précédent) ;
c) événements et aléas.
Il conviendrait d'examiner comment le couplage antagoniste ou hétérogène
de l'hérédité génétique et de l'héritage culturel, source permanente d'événements
internes, permet à l'événement-aléa de jouer un rôle dans la formation du sy
stème bioculturel que constitue un individu humain.
Ces quelques indications nous montrent que les théories de Marx et de Freud
laissent une place, parfois vide, parfois occupée à l'événement. Mais le marxisme
et le freudisme contemporains ont, l'un et l'autre, dérivant en dogmatique et
vulgatique, cherché à refouler le problème événementiel que contenaient fonda
mentalement les théories géniales de Marx et de Freud. Sous l'influence du déte
rminisme économistique, de la glaciation stalinistique et en dernier lieu du struc
turalisme althusserien l'événementialité, voire même l'événementialisé ont été
éjectés des marxismes orthodoxes.
Quant à la psychanalyse, elle a renoncé à considérer le problème de l'origine
anthropologique et une nouvelle vulgate tend à envisager le processus œdipien
comme un mécanisme où l'événement devient élément. Ici encore, nous nous
rendons compte de la dégradation des systèmes explicatifs par la réduction de
l'événement à l'élément, alors que nous devons rester dans l'ambiguïté, c'est-à-
dire dans la dualité, où le même trait phénoménal est à la fois élément constitutif
et événement.
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théorie de l'évolution, c'est-à-dire du devenir n'en est qu'à ses premiers pas.
La théorie de revolution est une théorie de l'improbabilité, dans la mesure où les
événements y jouent un rôle indispensable en fait. « Tous les événements sont
improbables » (J. Monod). L'évolution physique déjà était « une création successive
d'ordre toujours accru d'objets toujours plus complexes et par là même plus
improbables » (Jean Ullmo). « Pour autant qu'un processus statistique ait une
direction, c'est un mouvement vers la moyenne — et c'est exactement ce que n'est
pas l'évolution » (J. Bronowsky).
CONCLUSION
III. Il n'y a pas que la notion de système qui soit une plaque tournante cosmo-
physico-bio-anthropologique. C'est aussi la notion d'événement. Elle touche à
toutes les sciences, et c'est la question limite de toutes les sciences. C'est en même
temps le problème philosophique même de l'improbabilité ou contingence de
l'être.
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