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DE L’ANACHRONISME À L’INVENTION DE L’HISTOIRE

Jean Wier à l’épreuve de la psychiatrie

Eva Yampolsky

I. La archives diaboliques de la psychiatrie

Trois siècles après la parution du De praestigiis daemonum de Jean Wier, les sorcières
et les possédées ressurgissent dans les écrits psychiatriques et neurologiques. Ce sont
désormais des hystériques, ou des hystéro-épileptiques, que l’école de la Salpêtrière, avec
Charcot en tête, observe, tente de soigner et expose à la communauté médicale et savante. On
constate, en effet, un nouvel intérêt pour la démonomanie d’autrefois, que les aliénistes et les
neurologues déplacent entièrement dans le cadre médical. Les sorcières et les possédées
n’étaient, en réalité, que des hystériques, des folles, et Wier a eu raison de dire qu’il vaut
mieux les soigner que les condamner. Ce diagnostic rétrospectif, revendiqué par les médecins
de la fin du XIXe siècle eux-mêmes, donne à relire et à redécouvrir une histoire lointaine, de
croyances religieuses et de théories médicales désormais abandonnées, et erronées selon eux.
Il s’agit, à mon sens, d’une reconstitution stratégique de l’histoire, au nom d’une nouvelle
conception de l’hystérie et de son traitement. Au cœur d’une telle reconstitution, tous ces
récits médico-juridico-religieux – sur les sorcières, les possédées, les convulsionnaires, les
extatiques et les visionnaires aussi – furent rassemblés sans distinction et regardés depuis le
seul prisme de la psychiatrie moderne. En les citant abondamment, en les comparant avec
leurs propres patients, en les rééditant aussi, ces récits ont apporté aux psychiatres un matériel
d’observations désormais médicales, de données et de preuves de leur héritage et de leur
histoire. Plus encore, réinscrire ces anciennes observations au cœur de leur propre cadre
clinique leur a permis non seulement d’observer le passé et de le réinterpréter, mais aussi et
surtout de le rapporter au présent et ultimement d’« inventer » des filiations épistémologiques
de leur propre discipline.
En faisant de Jean Wier la figure fondatrice de la psychiatrie, il s’agit, à mon sens,
d’un véritable discours de fondation par lequel les psychiatres du XIX e siècle, et certains
médecins, psychiatres et psychologues encore aujourd’hui, reconstituent l’histoire de leur
propre discipline. Si les travaux de Wier restent encore très éloignés de ce qui deviendra plus
1
tard la psychiatrie, il serait néanmoins précipité de qualifier cette filiation de pur
« anachronisme », comme de nombreux critiques l’affirment aujourd’hui1. La nouvelle
position que Wier adopte envers les malades mentaux marque un tournant fondamental en
médecine, dans son rapport avec la justice et l’Église. C’est justement cette revendication —
qui elle est bien réelle — par Wier, de la légitimité du savoir et de l’autorité médicaux devant
les cas de démoniaques, qui sera vue par les psychiatres depuis le XIX e siècle comme le
moment fondateur de leur discipline. Ainsi, le problème ne concerne pas la réalité
psychiatrique du travail de Wier, mais consiste à savoir quel usage les aliénistes en ont fait
pour écrire l’histoire de leur propre discipline. Enfin, ce travail de réécriture de l’histoire
amène ces médecins à placer la femme, de nouveau, sous l’œil scruteur de la médecine, dans
un prolongement du regard naturalisant de ses propriétés prédisposées à la folie, à l’hystérie
et aux croyances superstitieuses.
Ce nouveau modèle de compréhension des phénomènes religieux, comme les
possessions démoniaques justement, a pour effet un certain « nivellement » de l’histoire, un
déni des facteurs religieux, philosophiques, médicaux aussi, qui ont pu légitimer ces
croyances, un modèle par lequel les médecins du XIX e siècle réduisent tous ces phénomènes
médico-religieux, depuis le Moyen Âge, à une entité nosographique. Comme Gabriel Legué
conclut dans sa thèse de médecine sur les possédées de Loudun : « Satan, l’être imaginaire, a
disparu complètement pour faire place à une réalité, la maladie »2. Or, malgré cet effet de
nivellement historique, l’intérêt que les médecins du XIXe siècle portent pour ces
phénomènes les amène à redécouvrir eux-mêmes des textes anciens, et à les faire découvrir à
un lectorat plus large.
C’est justement l’enjeu de la Bibliothèque diabolique, une collection fondée et dirigée
par l’aliéniste français Désiré-Magloire Bourneville (1840-1909), qui n’a pas duré plus de
vingt ans et n’a publié que neuf ouvrages. Médecin à l’hôpital de Bicêtre, Bourneville fut l’un
des disciples de Charcot et un collaborateur actif de l’école de la Salpêtrière. Parmi les neuf
ouvrages publiés dans la Bibliothèque diabolique, entre 1882 et 1902, Bourneville choisit de
rééditer, pour la première fois depuis le XVI e siècle, l’ouvrage de Jean Wier, De praestigiis
daemonum. Les aliénistes font de Wier l’initiateur humaniste de l’interprétation médicale des

1
Hans de Waardt, « Witchcraft, Spiritualism, and Medicine : The Religious Convictions of Johan Wier »,
Sixteenth Century Journal, XLII/2, 2011, p. 369-391, spéc. p. 371-372 ; Patrick Wandermeersch, Patrick
Wandermeersch, « The Victory of Psychiatry over Demonology. The Origin of the Nineteenth Century Myth »,
History of Psychiatry, 2, 1991, p. 351-363.
2
Gabriel Legué, Documents pour servir à l’histoire médicale des possédées de Loudun, thèse de doctorat,
Faculté de médecine de Paris, no. 63, 1874, p. 68.

2
phénomènes démoniaques, et fondent autour de lui un mythe fondateur, semblable à celui que
l’on aura construit autour de Pinel.
Par sa « rigoureuse exactitude », l’œil de l’aliéniste et du neurologue, qui scrute les
hystériques du XIXe siècle, peut percer les préjugés religieux et superstitieux qui demeurent
encore dans les « relations » de Wier, et révéler la « similitude complète » entre les
démoniaques d’autrefois et les hystériques du XIX e siècle. Aucun ouvrage de la collection de
Bourneville ne démontre ce travail de relecture et de « médecine rétrospective » mieux que
l’autobiographie de Sœur Jeanne des Anges, éditée par Legué et Gilles de la Tourette, dans
laquelle l’auto-observation de cette possédée mystique se transforme en un objet
d’observation psychiatrique. Un texte ancien cerné, contraint, une parole de religieuse
circonscrite et saisie par l’autorité du savoir psychiatrique, qui lui interdit sa légitimité propre
et le réduit à un ensemble de symptômes et de signes pathologiques, que la publication
expose et donne à voir, comme les célèbres photographies de la Salpêtrière donnent à voir les
corps contorsionnés des hystériques.
Parmi les éditions en langue française de l’ouvrage de Wier, Bourneville choisit de
publier l’édition de 1579, en six livres, suivi de deux dialogues de Thomas Erastus, publié à
Genève chez Jacques Chouet. Il s’agit d’un remaniement de la traduction de Jacques Grévin
par Simon Goulart. La nouvelle édition de Bourneville de 1885 est accompagnée d’un avant-
propos de Bourneville et d’une notice biographique d’Axenfeld, un de ses maîtres auquel il
rend hommage. Dans un souci, qui pourrait paraître à premier abord comme un intérêt
purement esthétique, Bourneville reproduit l’orthographe, les notes dans les marges latérales
et les lettrines ornementales, telles qu’elles ont paru dans l’édition de 1579. Or, une analyse
proche de ces deux éditions – celle de 1579 et celle de 1885 –, révèlent de petits indices
graphiques qui trompent le lecteur et trahissent l’authenticité prétendue de l’édition de
Bourneville, et surtout l’enjeu documentaire et archivistique de cette nouvelle édition, et par
conséquent de toute la collection diabolique. La différence, entre l’original et l’édition du 19e
siècle, est mineure, négligeable, pourrait-on dire, mais elle est révélatrice d’une manipulation,
d’une tromperie par laquelle Bourneville tente de rendre le texte plus authentique que
l’original, plus vrai que vrai, mais qui par ces indices-là trahit l’enjeu archivistique auquel il
prétend. En ce sens, les publications de la collection diabolique de Bourneville représentent
une simulation documentaire qu’opère l’aliéniste-sorcier, au nom du savoir psychiatrique et
du progrès médical. Cette nouvelle figure de l’aliéniste-sorcier transperce l’âme du fou par

3
son regard enchanteur, le libère des chaînes, comme aurait fait l’aliéniste Philippe Pinel 3, du
démon désormais intériorisé, et dépossède le fou à lier des ligatures du démon. Un travail
qu’il systématise et démocratise au nom de l’hygiène morale et publique de la société.

II. La démonomanie, un concept psychiatrique

La première définition psychiatrique approfondie de la démonomanie, et qui est restée


longtemps une référence, a été développée par le célèbre aliéniste français, et élève de
Philippe Pinel, Jean-Etienne-Dominique Esquirol en 1814, pour le Dictionnaire des sciences
médicales de Panckoucke4. Il s’agit d’une espèce de mélancolie religieuse, ou de
monomanie5, caractérisée par la conviction et la peur d’être pourchassé ou possédé par les
démons.
Dans son « Étude clinique sur la démonomanie », de 18436, Maurice Macario (1811-
1898), aliéniste à l’asile de Maréville (Meurthe), souligne la prévalence de la démonomanie
en province et accompagne son étude de trente-trois observations de ses propres patients à
Maréville. Le seul traitement efficace contre la démonomanie, selon lui, est la « méthode
perturbatrice »7, qui permet de « briser la chaîne vicieuse des idées des démoniaques,
provoquer des secousses morales énergiques qui ébranlent tout l’organisme, briser le spasme
par le spasme, opposer des passions réelles à des passions imaginaires, toucher la seule corde
qui vibre encore dans leur âme, celle de la douleur, et de cette lutte »8.
Le regain religieux au milieu du 19 e siècle, notamment dans la communauté médicale,
coïncide avec une résurgence de la possession démoniaque dans les années 1840, une montée
dans les apparitions mariales, comme à Lourdes 9, des expériences mystiques, visionnaires et

3
Cf. Gladys Swain, Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie, Toulouse, Privat, 1976 ; Jacques Postel,
« Philippe Pinel et le mythe fondateur de la psychiatrie française », Psychanalyse à l’Université, vol. 4, no. 14,
1979, p. 197-244 ; du même, Genèse de la psychiatrie. Les premiers écrits de Philippe Pinel, op. cit., p. 33-71 ;
Jack Juchet et Jacques Postel, « Le « surveillant » Jean-Baptiste Pussin à la Salpêtrière », Histoire des sciences
médicales, t. 30, no. 2, 1996, p. 189-198.
4
Jean-Etienne-Dominique Esquirol, « démonomanie », in Dictionnaire des sciences médicales, t. 8, Paris,
Panckoucke, 1814, p. 294-318.
5
Jean-Etienne-Dominique Esquirol, « monomanie », in Dictionnaire des sciences médicales, t. 34, Paris,
Panckoucke, 1819, p. 114-125.
6
Maurice Macario, « Étude clinique sur la démonomanie », Annales médico-psychologiques, no. 1, 1843, p.
440-485.
7
Ibid., p. 481.
8
Ibid.
9
Voir Nicole Edelman, « L’invisible (1870-1890) : une inscription somatique », Ethnologie française, 33, 4,
2003, p. 593-600, et son ouvrage Voyantes, guérisseuses, visionnaires en France, 1785-1914, Paris, Albin
Michel, 1995 ; Ruth Harris, La grande histoire des apparitions, des pèlerinages et des guérisons, Paris, J.-C.
Lattès, 2001. Voir également Jacqueline Carroy, Hypnose, suggestion et psychologie. L’invention du sujet,
Paris, PUF, 1991.

4
extatiques, comme le cas d’Alexandrine Lanois 10 et celui de la stigmatisée belge Louise
Lateau11, ou encore la célèbre affaire des possédées de Morzine dans les années 1850 et
186012. Dans la plupart de ces cas, les ecclésiastiques, les exorcistes et les aliénistes se
côtoient autour des corps malades, souvent de femmes, possédées ou convulsionnées,
visionnaires ou hallucinées, extatiques ou cataleptiques. Venus sur scène soit par curiosité
intellectuelle, soit par responsabilité professionnelle et hygiéniste pour diagnostiquer la
pathologie responsable et prévenir une contagion des dérives superstitieuses, les aliénistes
publient leurs observations dans les revues spécialisées.
Toujours considérée, au milieu du XIXe siècle, comme une maladie à proprement
parler, on constate cependant un nouveau regard psychiatrique sur la démonomanie.
Désormais, cette pathologie englobe non seulement la peur et la conviction d’être possédé par
le démon, mais aussi d’autres phénomènes surnaturels, comme l’extase et les visions. Cette
position est défendue notamment par l’aliéniste Claude-François Michéa (1815-1882), dans
sa définition de la démonomanie de 186913. La distinction entre ces différents phénomènes
religieux dépend alors non pas de la réalité et de la légitimité de ces croyances, mais de leurs
effets sur le fonctionnement physique et psychique du malade. Les visions mystiques ne sont
que des hallucinations, et la manifestation du démon dans le corps du possédé et l’état
extatique ne sont que convulsions et relèvent de pathologies nerveuses.
L’étape ultime dans la légitimation médicale des phénomènes surnaturels s’accomplit
dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque les aliénistes rejettent le statut même de
maladie de la démonomanie, qu’ils réduisent à celui de symptôme ou de caractéristique
comportementale ou physiologique, accompagnant l’hystérie ou un autre type de
psychopathologie. Cette posture sur la démonomanie est développée notamment par Antoine

10
Voir l’article de François Lassus, « « L’extatique de Voray » : l’histoire extraordinaire d’Alexandrine Lanois,
1850-1851 », Barbizier. Culture et patrimoine en Franche-Comté, 41, 2016, p. 125-136.
11
Voir l’article de Gábor Klaniczay, « Louise Lateau et les stigmatisées du XIX e siècle, entre directeurs
spirituels, dévots, psychologues et médecins », in Gábor Klaniczay (éd.), Discorsi sulle stimmate dal medioevo
all’età contemporanea, Archivio italiano per la storia della pietà, 26, 2013, p. 279-319. Voir également
Bourneville, Science et miracle : Louise Lateau, ou la stigmatisée belge, Paris, Delahaye, 1878 ; Antoine
Imbert-Gourbeyre, Les stigmatisées, Paris, Victor Palmé, 1873 et son ouvrage La Stigmatisation, édition établie
par J. Bouflet, Grenoble, Jérôme Millon, 1996.
12
Voir Jacqueline Carroy, Le Mal de Morzine. De la possession à l’hystérie (1857-1877), Paris, Solin, 1981 ;
Catherine Laurence Maire, Les Possédées de Morzine, 1857-1873, Lyon, Presses Universitaire de Lyon, 1981 ;
Ruth Harris, « Possession on the Borders : The “Mal de Morzine” in Nineteenth-Century France », The Journal
of Modern History, 69, 3, 1997, p. 451-478.
13
Claude-François Michéa, « Démonomanie », Nouveau dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques, éd.
Sigismond François Jaccoud, t. 11, Paris, J.-B. Baillière, 1869, p. 122-130, spéc. p. 123-124. Voir également son
étude intitulée « De la sorcellerie et de la possession démoniaque dans leurs rapports avec le progrès de la
physiologie pathologique », Revue contemporaine, t. 25, 1862, p. 526-566.

5
Ritti14, mais aussi Morel et Krafft-Ebing15. Réduite à un simple symptôme, la démonomanie
est rapportée à tout un ensemble de « dérives » religieux, collectifs et « épidémiques »,
caractérisés souvent par des troubles neurologiques, notamment les convulsions, la catalepsie,
l’hystérie et le trouble des sens. Ce tournant résultera en un nouvel intérêt pour les cas
historiques de possession et d’épidémies religieuses comme les possédées de Loudun, les
Convulsionnaires de Saint-Médard et les Trembleurs des Cévennes, en somme tout un
ensemble d’épidémies convulsives, étudiées désormais sous le prisme de l’hystérie, depuis
Pierre Briquet jusqu’à l’école de la Salpêtrière 16. Cette hystérisation de l’histoire religieuse
relève non pas de la légitimité des croyances passées, mais du dédoublement et de
l’inquiétude qui s’opèrent dans le corps, surtout de la femme, autrefois par le diable, et par les
maladies psychiques et nerveuses à l’époque de Charcot.
La question de l’observation est fondamentale dans ce processus de réinterprétation et
d’appropriation médical des phénomènes surnaturels. Il ne s’agit plus de discerner les
esprits17, ni de distinguer les « marques » ou les signes démoniaques des signes naturels. Les
observations que les aliénistes et les neurologues présentent des démonomaniaques sont
désormais inscrites dans un modèle d’analyse strictement médical de physiologie
pathologique. Les observations anciennes rapportées par les médecins modernes et reprises
par les médecins du XIXe siècle fonctionnent comme autant de comparaisons, d’analogies,
dont le seul but est de confirmer ce que voient les aliénistes, mieux selon eux, de leurs
propres yeux. Les documents officiels, les procès-verbaux judiciaires et médicaux de
l’époque moderne « sont autant d’observations cliniques » qui permettent aux médecins du
XIXe siècle d’établir le lien direct entre leur conception de l’hystérie et les anciens cas de
possession démoniaque18.
Le portrait physiognomonique de la folle-sorcière décrit par les aliénistes comme
Macario est reproduit visuellement par des dessins cliniques et par les fameuses

14
Antoine Ritti, « démonomanie », Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, éd par Amédée
Dechambre, série 1, t. 26, Paris, Masson et Asselin, 1882, p. 682-693.
15
Bénédict-Auguste Morel, Traité des maladies mentales, Paris, Masson, 1859 ; Richard von Krafft-Ebing,
Lehrbuch der Psychiatrie auf klinischer Grundlage, Stuttgart, Verlag von Ferdinand Enke, 1879.
16
Pierre Briquet, Traité clinique et thérapeutique de l’hystérie, Paris, J.-B. Baillière, 1859.
17
Sur le discernement des esprits à l’époque moderne, voir Nancy Caciola, Discerning Spirits : Divine and
Demonic Possession in the Middle Ages, Ithaca, Cornell University Press, 2003; et son article avec Moshe
Sluhovsky, « Spiritual Physiologies : The Discernment of Spirits in Medieval and Early Modern Europe »,
Preternature : Critical and Historical Studies on the Preternatural, 1, 1, 2012, p. 1-48 ; ainsi que Moshe
Sluhovsky, Believe Not Every Spirit. Possession, Mysticism, & Discernment in Early Modern Catholicism,
Chicago et London, The University of Chicago Press, 2007.
18
Compte rendu, rédigé par L. Landouzy, de l’ouvrage de G. Legué, intitulé Documents pour servir à l’histoire
médicale des Possédées de Loudun (Paris, Delahaye, 1874), paru dans Le progrès médical, série 1, t. 2, 1874, p.
553-554.

6
photographies de la Salpêtrière, qui servent tous de référence ou de modèle diagnostic pour la
communauté médicale. Esquirol déjà accompagne son article sur la démonomanie de quatre
planches, qui s’inscrivent dans la méthode phrénologique de Gall et de Spurzheim 19, par
laquelle le psychisme et le caractère de l’individu peuvent se mesurer sur les traits du visage
et la forme du crâne.
Cette démarche iconographique, inscrite clairement dans des enjeux disciplinaires,
arrive à son apogée à la fin du XIX e siècle, toujours à la Salpêtrière, sous l’influence de
Charcot. On peut mentionner ici deux ouvrages importants de cette période : Iconographie
photographique de la Salpêtrière, en trois volumes, publié par Bourneville et Paul Regnard
entre 1877 et 1880, et Les démoniaques dans l’art, publié par Charcot et Paul Richet en
188720. Partant d’une approche que Charcot dénomme la médecine rétrospective21, les
représentations anciennes des démoniaques, des religieux en convulsion et des extatiques sont
interprétées, dans le texte qui les accompagne, comme autant d’hystériques, tandis que les
photographies des hystériques de la Salpêtrière sont-elles rapprochées aux différentes figures
prises par les démoniaques et les extatiques des époques précédentes, telles le crucifiement et
l’extase.

III. D’un Charcot à l’autre, pour une réécriture de l’histoire démonologique

La médecine « rétrospective » prônée par Charcot et ses disciples est issue d’une
érudition que l’on constate au travers des études médicales du XIX e siècle, qui inscrivent
souvent leurs nouvelles analyses dans un cadre médical et historique plus large. Cependant,
les enjeux dépassent clairement cette érudition, dans un objectif disciplinaire par lequel les

19
Cf. Franz Josef Gall, Anatomie et physiologie du système nerveux et général, et du cerveau en particulier,
Paris, La librairie grecque-latine-allemande, 1818 ; Johann Gaspar Spurzheim, Observations sur la folie, ou sur
les dérangements des fonctions morales et intellectuelles de l’homme, Paris, Treuttel et Würtz, 1818. Sur la
phrénologie, voir Georges Lantéri-Laura, Histoire de la phrénologie, Paris, PUF, 1970 ; et Marc Renneville, Le
langage des crânes. Une histoire de la phrénologie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2000.
20
Désiré-Magloire Bourneville et Paul Regnard, Iconographie photographique de la Salpêtrière, 3 vols., Paris,
aux bureaux du Progrès Médical et V. Adrien Delahaye, 1877-1880 ; Jean-Martin Charcot et Paul Richet, Les
démoniaques dans l’art, Paris, Adrien Delahaye et Émile Lecrosnier, 1887. Pour ce dernier texte, voir
également la nouvelle édition : J.-M. Charcot et P. Richer, « Les démoniaques dans l’art », suivi de « La foi qui
guérit », de J.-M. Charcot, introduction de Pierre Fédida, postface de Georges Didi-Huberman, Paris, Macula,
1984.
21
Jean-Martin Charcot et Paul Richet, Les démoniaques dans l’art, op. cit., p. vi. Sur la médecine rétrospective
voir Michael R. Finn, « Retrospective Medicine, Hypnosis, Hysteria and French Literature, 1875-1895 », in G.
S. Rousseau, M. Gill, D. Haycock et M. Herwig (éds.), Framing and Imagining Disease in Cultural History,
Palgrave Macmillan, London, 2003, p. 173-189 ; Sarah Ferber, « Charcot’s demons : Retrospective medicine
and historical diagnosis in the writings of the Salpêtrière school », in M. Gijswijt-Hofstra, H. Marland et H. de
Waardt (éds.), Illness and Healing Alternatives in Western Europe, London, Routledge, 2013, p. 120-140.

7
médecins réinterprètent l’histoire et inscrivent des cas anciens dans leurs modèles de
compréhension des phénomènes pathologiques. Ainsi, en mettant l’histoire au profit de la
médecine, les médecins du XIXe siècle instrumentalisent les cas anciens, les approprient en
les réinterprétant à partir de nouveaux modèles de compréhension et, par-là, ils les vident de
leur historicité, en vue de dévoiler leur « vraie nature », désormais pathologique et libérée des
croyances superstitieuses et erronées au diable. En ce sens, les différents phénomènes
religieux – démoniaques, sorcières, convulsionnaires, extatiques, visionnaires et mystiques –
sont réunis en un ensemble indissociable. Autant de femmes aussi, qui sont prises au centre
de ces différents modèles de compréhension, les sorcières et les possédées à la Renaissance,
les femmes Convulsionnaires au XVIIIe siècle, puis les hystériques qui sont majoritairement
femmes dans les études des neurologues.
Sous ce regard comparatif, entre l’histoire et le contexte médical contemporain, les
médecins se chargent de « mettre en lumière les traits communs qui relient entre elles toutes
les épidémies convulsives », comme l’expliquent Charcot et Richet dans Les démoniaques
dans l’art22, et de montrer l’ancienneté de l’hystérie telle qu’ils la conçoivent 23. Il s’agit d’un
« exorcisme historiographique », selon le terme de Michel de Certeau, par lequel les
aliénistes et les neurologues déplacent le diable d’un champ de savoir à un autre 24, en
l’intériorisant au cœur du psychisme.
Or, il serait réducteur de dire que cet intérêt pour les phénomènes religieux anciens
chez les médecins du XIXe siècle répond au seul souhait de démontrer le progrès médical.
Dans ce nivellement historique, par lequel les médecins s’approprient les phénomènes
religieux anciens, il y va, chez certains auteurs, d’un nouveau rapport avec l’histoire, qu’ils
non seulement relisent et réinterprètent, mais aussi la réinventent et la réécrivent.
On peut ici revenir à la Bibliothèque Diabolique et plus précisément au premier
ouvrage édité, en 1882, par Bourneville et Teinturier intitulé Le Sabbat des sorciers. Cet
ouvrage inaugural consiste en un rassemblement de passages issus principalement du
Discours exécrable des sorciers d’Henri Boguet (1602), entremêlés avec des citations
d’autres démonologues de la Renaissance, notamment de Jean Bodin et de Francesco Maria

22
Jean-Martin Charcot et Paul Richet, Les démoniaques dans l’art, op. cit., p. 78.
23
« La « grande névrose hystérique », dont l’étude raisonnée est relativement de date récente, écrivent Charcot
et Richet, n’en est pas moins une affection fort ancienne. Elle ne saurait être considérée, ainsi qu’on s’est plu si
souvent à le répéter, dans ces derniers temps, sous toutes les formes, comme la maladie spéciale de notre
siècle », ibid., p. v.
24
Michel de Certeau, La possession de Loudun, Paris, Gallimard/Julliard, 1980, p. 328. Voir également Hélène
Hotton, Les marques du diable et les signes de l’Autre. Rhétorique du dire démonologique à la fin de la
Renaissance, thèse de doctorat, Département des littératures de langue française, Faculté des arts et des sciences,
Université de Montréal, 2011, p. 31.

8
Guazzo25. Le Sabbat des sorciers se démarque des autres éditions publiées dans cette
collection en ce qu’il s’agit d’une compilation de textes anciens de plusieurs auteurs, que
Bourneville et Teinturier introduisent et relient par leurs propres propos, tout en gardant le
style, la typographie et l’orthographe anciens. Une prétention à l’authenticité qui, en réalité,
est toute factice, une construction du texte et de l’histoire, comme il en va de la figure du
démoniaque et surtout de l’hystérique dans le contexte psychiatrique26. Si la majorité du texte
est extraite de l’ouvrage de Boguet, les deux auteurs du XIXe siècle empruntent, en partie, la
voix de ce démonologue, qui, à l’intérieur du texte de Boguet, cite Boguet lui-même. L’enjeu
de cet ouvrage recomposé n’est donc pas de simplement glaner des figures et des postures des
démoniaques hystériques d’une époque lointaine. À la différence de l’Autobiographie de
Sœur Jeanne des Anges, une seule et brève note comporte un contenu médical du XIX e siècle,
en faisant référence à l’hystérie. Il y va d’un rapport tendancieux avec les textes
démonologiques, d’un va-et-vient, qui résulte en une réécriture de l’histoire démonologique,
que Bourneville met au profit de la médecine de son époque. Ce premier ouvrage de la
Bibliothèque diabolique fonde ainsi un lien d’hérédité, d’une continuité historique de
l’hystérie, mais aussi d’un lien de paternité, une filiation épistémologique anachronique, voire
fallacieuse entre deux Charcot, l’un de la Renaissance qui chasse les chats diaboliques par
des rituels religieux, et l’autre qui chasse les désirs, les angoisses et d’autres affects des
femmes hystériques par des gestes d’hypnose et de suggestion. Henry Boguet, célèbre
magistrat et démonologue de Bourgogne, revient sur ce cas de Charcot à plusieurs reprises
dans son Discours exécrable des sorciers (1602) :

Le semblable advint sont environ quarante ans, lors que les Bernois tenoyent le
Bailliage de Gex en la personne d’un Charcot, homme de la mesme terre, & qui estoit
de la religion pretendue reformee : Celui-cy fut assailly de nuict au bois de Rat par
une multitude de Chats, à l’encontre desquels ils se mit en défense, se servant d’une

25
Jean Bodin, De la démonomanie des sorciers, op. cit. ; Francesco Maria Guazzo, Compendium Maleficarum,
Milan, 1608. Le texte du Sabbat des sorciers est accompagné de 25 gravures, issues du De lamiis et phitonicis
(1489) d’Ulrich Molitor et de l’ouvrage de Guazzo. L’ouvrage de Molitor constitue une des premières
publications sur la sorcellerie qui associent texte et image, et qui aura influencé les représentations savantes et
populaires des sorcières. À ce sujet, voir la thèse d’Amy Ghilieri, Text and Image in Ulrich Molitor’s De Lamiis
et phitonicis mulieribus, 1489-1669 : A Bibliographic and Cultural Analysis, Reno, University of Nevada, 2015,
ainsi que l’ouvrage de Jane Davidson, The Witch in Northern European Art, 1470-1750, Lingen, Luca Verlag
Freren, 1987.
26
Cf. Georges Didi-Huberman, Invention de l’hystérie. Charcot et l’Iconographie photographie de la
Salpêtrière, Paris, Macula, 1982.

9
epee qu’il portoit : Mais comme il recogneut que son epee ne luy profitoit en rien, il
fit le signe de la croix, & lors tous les Chats disparurent. 27

L’heureux coïncidence de noms, auquel Bourneville et Teinturier font référence dans


une note de bas de page, devient elle-même l’objet d’invention historique. En effet, d’autres
médecins s’emparent de cette anecdote, pour en faire le lien d’une véritable paternité, entre
les procédés religieux d’autrefois et les nouvelles méthodes thérapeutiques en neurologie. Il y
va, dans cette construction historique et textuelle, d’un enjeu de filiation, celle de l’hérédité
pathologique de l’hystérie, permanente dans l’histoire, et celle de la paternité scientifique du
progrès médical. Un rapport aussi entre les traditions anciennes, la culture savante et
scientifique, et la culture populaire, qui se retrouve dans cette ancienne figure du chat
diabolique, qui accompagne les sorcières et qui fut brulé avec elle, pour devenir, à la fin du
XIXe siècle, un corps convulsé et contorsionné, mis en spectacle, par les neurologues et au
Chat Noir28.

27
Henry Boguet, Discours exécrable des sorciers [1602], Rouen, chez Romain de Beauvais, 1606, p. 354. On
peut dater cette histoire entre 1547 et 1552, lorsqu’Augustin von Luternau était bailli bernois de Gex, comme le
texte de Boguet le remarque. C’est justement à cette époque, suite à son annexation par les Bernois en 1536, que
le baillage de Gex devient réformé, avant de redevenir catholique à la fin du XVI e siècle. Voir l’édition critique
préparée par Nicole Jacques-Chaquin et Philippe Huvet de cet ouvrage de Boguet, paru au Sycomore (Paris), en
1980. Dans le passage cité ici en exergue, Boguet se réfère au chapitre XIX («  Experientia apparentis
conversionis strigum in catos ») du traité du théologien italien Bartolomeo Spina, Quaestio de strigibus, una
cum tractatu de praeminentia Sacrae Theologiae, & quadruplici Apologia de Lamiis contra Ponzinibium,
Rome, In Aedibus Populi Romani, 1576, p. 52-55. Ces trois traités ont été publiés séparément au cours des
années 1520.
28
Sur les liens entre le célèbre cabaret parisien Le Chat Noir et l’hystérie, voir les articles de Rae Beth Gordon,
« Le Caf conc’ et l’hystérie », Romantisme, 64, 1989, p. 53-67 ; et « From Charcot to Charlot : Unconscious
Imitation and Spectatorship in French Cabaret and Early Cinema », Critical Inquiry, 27, 3, 2001, p. 515-549.
Dans ces deux études, Gordon parle des danseurs de ce cabaret en termes de modèle pour des hystériques,
imitant leurs tics, leurs grimaces et leurs mouvements convulsifs par une danse en « zigzag », et qui par là
détournent l’hystérie, se l’approprient et en font un nouvel objet de spectacle. Pour une histoire du Chat Noir,
voir Caroline Crépiat, Le sujet lyrique dans la poésie du Chat Noir (1882-1897), thèse de doctorat en littérature
française, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2016.

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