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Bulletins de la Société des

sciences naturelles de Saône-


et-Loire

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque municipale de Chalon-sur-Saône


Société des sciences naturelles de Saône-et-Loire et mycologique
de Chalon-sur-Saône. Auteur du texte. Bulletins de la Société des
sciences naturelles de Saône-et-Loire. 1908-06.

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BULLETIN
DE LA
SOCIÉTÉ DES SCIENCES NATURELLES
DE SAONE-ET-LOIRE
CHALON-SUR-SAONE
SOMMAIRE :
Excursion chez les Moïs de Thudaumot. par M. Ant. Brébion (suite). -
Formation et tracé du réseau hydrographique entre Dijon et Chalon" par
M. C. Rouyer (suite et fin), et une carte hors texte.
— Hygiène rurale,
par M. P. Privat-Deschanel. — Biographie du Dr Emile Mauchamp, par
M. H. Guillemin (suite). 2 planches hors texte.

Excursion chez les Mois de Thudaumot

(Suite)

a femme soigne ses enfants, tisse la bande


d'étoffe qui sert de vètement aux deux sexes,
exécute des travaux de vannerie, aide son
mari à ensemencer le champ, — ray, —
ramasse le bois et assure la provision d'eau potable,
aidée en cela par les hommes valides. Les uns et les
autres se rendent au Suôi; les femmes, chargées d'énorme
coloquintes à peau épaisse et dure, d'une capacité de qua-
tre à cinq litres; les hommes, portant sur l'épaule un tuyau
de bambou de trois à quatre mètres, de ces bambous de
six à sept centimètres de diamètre, aux nœuds très
espacés à peine sensibles. Au cours d'eau ils remplis-
sent leurs récipients et, processionnellement, ils rentrent
au village les déverser en les grandes jarres, où chacun
ensuite vient puiser pour son usage. C'est le beau sexe
qui décortique et blanchit le riz à mesure des besoins
journaliers, dans un mortier de bois d'une contenance de
deux à quatre litres, au moyen d'un pilon vertical, aminci
en sa partie médiane.
1. Voir Bulletin, n°s 4-5-6, p. 45.
Les Mois ne boivent que rarement du thé; mais par
contre, en leurs occasions de réjouissances, dont les cau-
ses sont diverses et nombreuses; ils font un usage bien
souvent immodéré de leur boisson nationale et favorite :
le CAI-BON-BÉ, qui se déguste à même la jarre— ché - en
laquelle il a été préparé. On l'y aspire au moyen de deux
chalumeaux en bambou qui, ainsi que le traditionnel ca-
lumet des Peaux-Rouges, passent de bouche en bouche,
en commençant par le chef, puis les anciens du village,
suivant une gradation toute protocolaire, dont le dernier
échelon est le plus jeune des célibataires.
C'est à l'affectueuse et inlassable obligeance du très
érudit R. P. J. Poinat, des Missions Etrangères, un Lyon-
nais de bonne race, qui, de longues années, a vécu parmi
les populations forestières voisines du Song-Bê, et
qui, d'elles, n'ignore rien, que je dois les précieux ren-
seignements suivants, sur les matières entrant dans la
composition du ferment qui sert à faire le vin moi; et sur
la préparation de ce dernier, que j'avais dégusté avec
plaisir en chacun des villages où nous fîmes étapes à par-
tir de Dong-nô.
Je transcris le passage de la longue lettre qu'il vient
de m'adresser de Thudaumot, dont il dirige la Chré-
tienté.
« Voici les noms annamites et autant que possible
» botaniques et français des différentes plantes qui entrent
» dans la composition du ferment qui sert à faire le vin
» moi :

1° Ecorce et racines du cây vang nghî — Cucurma lon-


ga (des Zenzibéracées) ou Safran des Indes = Cucurma.
2° Ecorce et racines du cây lûôi hôûg— Quintia ficus
indica (des Cactées) = Pommier raquette.
3° Ecorce du cây hai—Lantana racemosa, arbrisseau
des Verbénacées.
4° Feuilles du cây ghen : les noms botaniques et fran-
çais me sont inconnus.
5° Ecorce et racines du cây vô gè — Quercus conten-
trica (des Quercinées) = Chêne.
6° Feuilles du cây nàng haï
— Bohmeria interrupta
des Urticées) = Ortie.
7° Feuilles du cây sâÚ : les noms botaniques et fran-
çais me sont inconnus, ainsi que ceux des végétaux ci-
après.
8° Ecorce de la liane - Chamlllc.
du dôm chap — (nom cambodgien).
9" Racines » » krup - do
» » Ta m - d°
» Ceciest une nomenclature on ne peut plus incomplète
des plantes qui peuvent entrer dans la fabrication du vin
mol.
» En effet, les racines, écorces, feuilles, fleurs même
qu'on peut employer pour ce genre de vin, remplissent
la forêt; aussi chaque sauvage va-t-il chercher et choisir
lui-même, dans la forêt, les plantes, etc., dont le goût
plaira le mieux à son palais et à celui de ses invités.
))La cueillette faite, le Moï revient à sa maison pour fa-
briquer « un vin de son cru». C'est, me semble-t-il, l'expli-
cation la plus plausible de la différence de goût que l'on
trouve entre les nombreux vins mois : rarement bons,
quelquefois passables et presque toujours imbuvables à
des gosiers européens.
»Les plantes, racines, écorces, indiquées plus haut, ou
d'autres encore, sont placées dans un mortier, broyées à
l'aide d'un pilon à mains et réduites en bouillie, laquelle,
retirée du mortier, est mélangée à raison d'un bol pour
deux de riz blanc que l'on a fait macérer dans l'eau pen-
dant une nuit.
» Le mélange fait, on le verse dans le mortier sous le
pilon et on le broie et rebroie jusqu'à ce que le tout ne
fasse plus qu'une pâte ténue, mais suffisamment épaisse.
» Celte pâte prise par poignée est roulée dans le creux
de la main pour en faire quantité de petites boulettes, à
peu près grosses comme une belle prune reine-claude,
de France.
» Les boulettes terminées sont placées soigneusement
séparées les unes des autres sur une grande claie circu-
laire.
» La claie remplie est recouverte et fermée hermétique-
ment au moyen d'une natte, puis disposée dans un coin
de la maison où l'on laisse fermenter son contenu pendant
trois ou quatre jours; c'est à dire, jusqu'au moment où
l'on remarque des moisissures sur les boulettes. Le fer-
ment étant alors à point, les boulettes sont mises en cha-
pelets et ces derniers placés pour être séchés, soit à l'en-
trée de la maison, en plein soleil, soit à côté du foyer.
» Pour fabriquer le vin il faut :
1° Le ferment décrit;
2° Du riz cuit en assez grande quantité;
3° Une jarre - Ché - presque ventripotente; haute, à
la base pas très large et au col assez étroit.

» Tous ces objets étant réunis là, sous la main, on place


au fond de la jarre 1° un lit de feuilles fraîches du CAiy
gian val—Baccauréa cauliflera (des Laurencées), d'une
épaisseur d'environ dix centimètres. 2° Dessus on verse
jusqu'au trois quarts de la jarre, du riz cuit mélangé avec
le ferment, en proportion de 4 bols de riz cuit, pour en-
viron quinze boulettes. 3° Au-dessus on arrange quelques
larges feuilles d'une essence que je ne connais pas, et l'on
assujettit le tout avec de légères, mais solides lamelles de
bambou que l'on place entravers; puis l'ouverture de la
jarre est fermée d'un couvercle, que l'on scelle d'un mor-
tier obtenu par une trituration des cendres de canne à
sucre ou de cây vô-vê. Elle est alors portée dans un coin
de la maison, où on la laissera tranquille deux ou trois
semaines, c'est-à-dire jusqu'à l'arrivée des invités. »
A l'occasion d'une fête, à la suite de transactions, on
pour honorer des étrangers, au milieu du cercle formé
par les habitants du village, on apporte plusieurs jarres
de cai bon bé; on descelle l'une et l'on y verse une cer-
taine quantité d'eau, emplissant à peu près le vase, après
y avoir plongé deux tubes de bambous, destinés à dégus-
ter le produit. Un ancien y goûte d'abord, pour s'assurer
que le liquide peut être absorbé, qu'il n'a aucun goût de
moisissure et peut être offert aux hôtes. La jarre leur est
alors présentée. Refuser d'aspirer quelques gorgées de
la boisson qu'on ne peut voir, serait une grave injure ;
une, imprudence dangereuse au delà de la frontière ;
d'ailleurs, ce vin de riz n'est réellement point désa-
gréable. En les huit ou dix villages dans lesquels il m'en
a été offert, je l'ai dégusté avec plaisir. Chaque fois sa sa-
veur m'a rappelé celle du vin doux au sortir du pressoir;
opinion qui, bien entendu, n'infirme en rien celle émise
par le R. P. J. Poinat.
La jarre fait le tour de l'assemblée, circulant d'individu
à individu, jusqu'à ce qu'ayant reçu trois ou quatre fois
son plein d'eau, elle ne donne plus à l'aspiration qu'un
liquide sans saveur. On ouvre alors un autre vase dont
les étrangers, puis les vieillards, ont l'étrenne ; et cela
continue ainsi, jusqu'à ce que, ivres ou rassasiés, les plus
jeunes du village aient à leur tour autre chose que la
ripopée, leur partage aux débuts de la beuverie.
En quelques occasions s'établit un véritable concours
d'ingurgitation : des heures et des heures s'écoulent, pen-
dant lesquelles les hommes boivent sans trêve. C'est un
concours à qui videra le plus grand nombre de jarres, dont
les vaincus paieront le contenu. Ces libations inconsidé-
rées se terminent souvent par des rixes mortelles.
Les Mois préparent encore une autre boisson fermentée,
avec l'écorce du cây do dé (?), — mais elle ne vaut point
sans doute le cai bon bé.
Les Moïs font usage de la chique de bétel, mais, comme
la noix d'areck1 leur manque fort souvent, ils la remplacent
par des rondelles de Casse, ou encore par celles très
minces découpées dans Fécorce rugueuse du cây giên-
Irang, — un arbre de la famille des Anonacées.
Les Afoi's cultivent et récoltent un tabac dont ils font sé-
cher les feuilles qu'ils découpent en brins un peu plus gros
que le caporal ordinaire.
De couleur blonde, mélangé de brindilles vertes, ce ta-
bac, doux, se fume bien et dégage un arôme agréable. Les
sauvages le roulent en grosses cigarettes tronc-coniques,
dans une feuille de bananier, ou en bourrent leurs petites
pipes, en racine de bambou.
Le lendemain de notre arrivée à Dong-nô, avec le con-
cours d'une partie de sa population masculine qui nous
servit de rabatteurs, nous organisâmes une chasse au
cou calang, dont plusieurs troupeaux nous avaient été si-
gnalés dans les environs, principalement en la grande
plaine marécageuse, coupée de fondrières, qui forme une
cuvette de quatre à cinq cents hectares, limitée par un
cirque de monticules, sur le flanc d'un desquels est le
village où nous campions.
Au petit jour, peu après le départ de nos hommes, qui
avaient pour mission de maintenir le gibier dans les fonds
où il avait coutume de venir boire à l'aube, nous parti-
mes tous trois séparément, emmenant avec nous un ou
deux natifs. Bien m'en prit pour ma part, car, peu après être
entré dans le marécage, précédant le Moi qui s'obstinait
à se tenir derrière moi, sur une fort étroite levée de terre
à peine visible, une branche cachée me fit trébucher et
me porta à quelques pas sur la droite. Je n'y fis tout
1. Arek = Areca catcchu.
d'abord attention et allais de l'avant, quand soudain, le
sol glissant sous mes pas, je m'enfonçai dans la vase :
d'abord à mi-cuisse, puis jusqu'au ventre et je me sentis
m'enliser encore insensiblement. Mon guide, comme moi
enfoncé, se débattait à deux mètres sur ma gauche.
J'eus une soudaine et terrible angoisse. J'appelai à mon
aide, n'ayant plus que la poitrine hors de la fange. J'avais
heureusement mon fusil sur le bras lors de l'accident. Vi-
vement j'épaulai et, simultanément, fis feu en l'air des
deux coups, pour, comme il était convenu, attirer à mon
aide mes compagnons. Mais ils ne vinrent, n'ayant prêté
aucune attention à mon signal. Mon Moï, familiarisé
sans doute avec pareille mésaventure, et point gêné par
ses vêtements et son équipement, était après quelques
efforts, à l'aide de sa hache et de son carquois, parvenu à
atteindre une racine, sur laquelle il se hissa. Puis, avec
un camarade arrivant derrière nous, il m'aida à sortir de
la fondrière qui sans eux m'eût englouti. Couvert de
fange, énervé et furieux de ma mésaventure, je rentrai
promptement au village, et, m'étant changé, je m'allongeai
sur une claie de bambou, envoyant à tous les diables : la
chasse en plaine aux marécages inconnus.
Cependant plusieurs coups de feu lointains vinrent
m'apprendre que mes compagnons étaient plus heureux
que moi, et lorsque, vers les dix heures, largement crottés,
ils arrivèrent au campement, les rabatteurs apportaient
derrière eux : deux cou hùoiV et un sanglier.
Le lendemain matin, nous envoyâmes les villageois
dans une autre direction; la chasse ne prit fin que le
soleil au Zénith. Harassés, nous revînmes au gite; mais,
pour ma part du moins, plus heureux que la veille
et, en la circonstance, que mes compagnons, j'avais abattu
un superbe con-ccilang (cervus eldi), le seul au tableau de
toute notre campagne.
1. Cervus axis.
De Dong-nô nous nous rendîmes en 3 heures de marche
à Loc-Khé, d'où le lendemain matin nous partîmes pour
Hon-quan, où nous n'arrivâmes qu'à la nuit tombante,
ayant fait la halte du déjeuner sur les bords d'un Suôi,
dont l'eau claire coulant sur fond de sable, en un bassin
naturel, nous incita à attendre là le retour de la fraîcheur.
Nous nous y baignâmes longuement, tandis que notre
maître-queue préparait le repas. Cette pleine eau, non ta
première en forêt, était une imprudence les ruisseaux, ;
si engageants que se montrent leurs ondes, sont les pires
ennemis du coureur de brousse : surchargées de matières
organiques, elles véhiculent la terrible fièvre des bois.
Une des précautions à prendre, pour essayer d'y échap-
per, est de s'abstenir absolument de toute immersion, si
courte soit-elle, en ruisseau ou rivière coulant sous le
couvert de la forêt. L'ignorance alors, de cette essentielle
précaution, m'a été une dure leçon.
Hon-quan, alors un village quelconque en un quel-
conque emplacement de demi-futaie, est maintenant —
1907 — un poste administratif dirigé par un délégué
européen, ayant sous ses ordres directs deux secrétaires,
une vingtaine de miliciens pour assurer la police de
sa circonscription, un chef de trcun\ et près de lui un
garde forestier et son personnel. Un gros village2 a été
constitué. Où ne se trouvaient que quelques cases, un
Chinois a ouvert boutique de toutes choses. Une école a
été installée! Bref, Hon-quan, desservi par une route car-
rossable qui se prolonge, praticable aux charrettes seule-
ment, jusqu'à Kratié, sur le Mékong (120 kil.), est un petit
centre à 112 kil. de Saïgon, que n'ignore aucun automo-
,
biliste. La forêt subsiste toujours, à peu près telle qu'en
1887, mais son charme est rompu, son mystère attrayant
est à jamais disparu ; les sirènes et les cornes des véhicu-

1. Poslc aux lcttrcs annamite.


2. Le poste administratif de Hon-quan fut établi en le courant de 1900.
les modernes Font violée. Le tigre abonde toujours en ses
fourrés. Tels les bandits de grand chemin, il s'embusque

et enlevait bêtes ou gens.


à la tombée de la nuit sur les bords de la route coloniale,
l'ancienne sente sinueuse, où déjà il quêtàit ses victimes

A Hon-quan nous trouvâmes un infirme demi-cul-de-jatte,


qui assez rapidement évoluait sur les genoux et les mains;
il paraisait jouir d'une certaine considération parmi les
siens. Quand il vint nous saluer, nous lui donnâmes une
vingtaine de sous, qu'il s'empressa de partager avec ceux
qui se trouvaient à ses côtés; et le soir, alors que nous
buvions le cai bon bé entourés de feux protecteurs, il vint
nous régaler d'un air de flûte; motif très doux, aux modu-
lations et aux trilles d'une rustique et langoureuse tona-
lité. Daphnis devait ainsi jouer pour Chloé.
Son instrument, un tuyau de bambou percé de dix
trous, recevait le souffle par une double ouverture en par-
tie obturée par une étroite et mince lame de cuivre, glis-
sée sous l'écorce du bois, soulevée, et moins large que
la plaque. L'exécutant embouchait son instrument entre la
joue gauche et les dents.
Le surlendemain de notre arrivée à Hon-quan,
-
nous
descendîmes jusqu'à Dong-Phat, toujours en quête de
con catang. L'un de nous. H. Mercié, ancien chancelier
de notre consulat à Tourane, grand disciple de Saint-
Hubert1, tenait absolument à abattre un de ces animaux,
qui ne figurait encore sur ses tablettes cynégétiques.
Nous avions laissé nos charrettes au camp, où nous devions

1. Cet excellent garçon, un cœur d'or. que des déboires avaient, à 30 ans,
poussé en Indo-Chine, dix ans plus tôt, mourut quelques mois après notre
excursion, d'un accès pernicieux, à Tracou, dans la province de Bïenhoa, sur
la frontière de l'Annam, où il avait été chargé d'établir un poste administratif
y créant un centre à la population moï de la région. C'est revenant de chercher
".le corps d'un de ces sauvages, tué par les éléphants qui, quotidiennement, rava-
geaient sa station, qu'il fut terrassé par l'implacable fièvre. Et ce fut au milieu
des pleurs de ces gens simples et doux, dont il avait su se faire chérir, qu'il
s éteignit", comme H. Mouhot, seul, loin de tous les siens.
revenir déjeuner. La course nous procura une unique
poule sauvage et pas mal de fatigue. H. M., inlassable
chasseur; moins que Jame et moi, docile aux sollicitations
de l'estomac, mettait parfois le nôtre à rude épreuve.
De Hon-quan à Phu-lo, l'étape fut ce qu'avaient été les
précédentes. Nous allions le fusil à la bretelle, souvent
même simplement un bâton à la main, bien en avant de
notre convoi, accompagnés de quelques sauvages, la ha-
che ou l'arbalète sur l'épaule. Nous marchions sans grande
hâte, nous arrêtant pour décrocher une orchidée, regar-
der quelque arbre ou plante, oublieux de l'heure et du
temps, ne sachant plus au juste ni le jour ni le quantième
du mois. Ce qui a bien son charme.
A Phu-lo nous nous trouvâmes en pays slieng; le vil-
lage, comme disposition et comme construction, ne diffé-
rait en rien des agglomérations mois que nous avions
traversées, mais les habitants, sensiblement plus grands et
plus forts, les traits plus réguliers, le nez moins large,
plus droit, le teint plus clair, le front plus lumineux,
sont très visiblement proches parents des anciens Cambod-
giens. Chez nombre d'entre eux, j'ai reconnu les traits
des statues et bas-reliefs khmers : d'Angkor-Wat, d'Ang-
kor-Thom, de Préa-Kan.
En ce village de Phu-lo, j'ai rencontré un indi vid u
mince, plus petit que ses voisins, ayant la forme de tète
caractéristique de la race aztèque. Un autre Stieng, atteint
d'une maladie épidermique, avait le corps entier comme
saupoudré de farine blanche.
Le R. P. J. Poinat, auquel je citai le cas de mon homme
à la tête pyriforme, me dit avoir vu, dans je ne me sou-
viens quel village des rives du haut Song-Bè, un enfant
esclave, de huit à dix ans, dont la coloration de l'épiderme,
les traits et l'énorme chevelure laineuse, rappelaient
le type classique du Papoua.
Les Stiengs ont les cheveux coupés courts à la mode cam-

t
bodgienne, -- et le sampot. Aux armes des autres Moïs, ils
ajoutent le couteau cambodgien à lame épaisse, enfermée

en une gaine faite de deux lamelles de bambous, mainte-


nues par des fils de cuivre,, des liens en rotin. Le torse nu,
ils se suspendent à l'épaule une sorte de poche carrée en
étoffe de couleur voyante marron ou jaune clair, en laquelle
ils placent, lorsqu'ils sortent du village, leur provision de
riz, cuit pour la journée, leur tabac et leur bétel. Leurs fem-
mes portent le sampot et la chevelure comme les hommes.
C'est nous rendant de Phu-lo a Ca-la-hôn, trois heures
d'une route en grande partie encaissée, en le fond d'une
étroite vallée marécageuse, que nous eûmes une des plus
fatigantes étapes de notre excursion. Nous eûmes à y su-
bir l'attaque des petites sangsues des bois, qui, en l'atmos-
phère empestée des chaudes et entêtantes émanations d'un
sol ouaté d'humus, s'abattirent comme grêle, des bran-
ches et des feuilles, sur nous et le convoi, s'acharnant
après bêtes et gens, sans qu'il y ait eu d'autre ressource
contre leur sanguinaire voracité, qu'une fuite hâtive de
leur domaine.
Nous mîmes plus d'une heure à le franchir. Arrivés en
terrain plus élevé et sec, il fallut visiter les bœufs pour
les débarrasser des voraces bestioles, dont ils avaient
quantité sur tout le corps. Nous-mêmes, en dépit de nos
jambières de cuir, de nos vêtements de toile étroitement
boutonnés, nous avions largement payé notre contribution
aux larves immondes :
nous étions mouchetés de taches
sanglantes, de la tète aux pieds.
C'est dans ces parages que je bus du liquide contenti
dans la tige de la LIANE A EAU.
Ant. BRÉBION.
(Baria-Cochinchine.)
(A suivre)

h
FORMATION ET TRACÉ
DU
RÉSEAU HYDROGRAPHIQUE ENTRE DIJON ET CHALON

Par M. C. ROUYER
(Suite et fin)

II. — Tracés des thalwegs dans la plaine bourguignonne

Que deviennent les thalwegs au sortir des régions mon-


tueuses que nous venons d'examiner? Quelles sont les causes
de leur tracé dans la région à faibles reliefs qu'ils ont à
traverser pour atteindre la dépression de la vallée de la
Saône? Ces questions isont l'objet de ce second paragraphe.
La pente générale de la portion de la plaine bourgui-
gnonne, comprise entre les hauteurs de la Côte-d'Or et celles
du Chalonnais, est dirigée du nord-ouest au sud-est.
Il semble donc que les cours d'eau issus de ces hauteurs
auraient dû uniformément se diriger vers le sud-est et ne
pas quitter cette direction depuis leur débouché dans la
plaine jusqu'à leur confluent avec la Saône. Il n'en est
pas ainsi; principalement au voisinage de la Saône, leurs
directions sont absolument capricieuses, et elles ne sont
rigoureusement conformes à la pente du terrain qu'au bord
même de la Côte. Ainsi, la Vouge remonte brusquement
vers le nord, à Cîteaux; le Meuzin s'incline au contraire
brusquement ver-i le sud, à Gerland; la Dheune coule de
l'ouest-sud-ouest à l'est-nord-est, de Chagny à Palleau, et
—ensuite se coude brusquement au sud; la Thalie et l'Or-
bize coulent vers le sud-est, et la Corne vers le nord-est
Cependant, une apparente régularité semble ressortir de
toute cette diversité; il existe en effet, parmi les cours
d'eau de cette région, une tendance à converger vers l'aval
en un point unique. Ainsi, les cours d'eau issus de la Côte-
d'Or, entre Dijon et Nuits, convergent vers Bessey-lès-
Cîteaux, Aiserey, et arrosent un espace triangulaire
compris entre Dijon, Nuits et Bessey-lès-Cîteaux. Les
cours d'eau issus entre Nuits et Chagny conver-
gent nettement vers Palleau (au nord de Verdun-sur-le-
Doubs) et drainent un espace triangulaire compris entre
Nuits, Chagny et Palleau. De même, entre Chagny et Buxy,
tous les cours d'eau convergent vers Saint-Remy, près
Chalon. Entre chacun des trois triangles ainsi constitués,
et dont l'un des sommets est tourné vers la Saône, se
placent deux autres espaces triangulaires, qui, par contre,
ne sont arrosés par aucun cours d'eau, et où les thalwegs
eux-mêmes sont mal définis. C'est, au nord, l'espace occupé
par la forêt de Cîteaux; au sud, celui occupé par les
forêts de Gergy et de Chagny. Ils présentent un sommet
tourné au contraire vers les côtes.
Un premier examen nous avait porté à penser que ces
deux triangles représentaient d'anciens cônes de déjection
créés à l'époque du pliocène supérieur (Sables de Chagny),
par les cours d'eau torrentiels débouchant de la montagne;
leurs sommets se trouvent en effet au débouché des deux
vallées les plus importantes de la région : celle de la
Dheune et celle du Meuzin, dont le bassin d'alimentation,
dans l'Arrière-Côte, occupe une surface relativement consi-
dérable. Il ne paraisait donc pas impossible a priori qu'il
ait pu se créer ainsi des talus torrentiels pendant le pliocène
supérieur. Depuis le pliocène, l'activité des cours d'eau
ayant constamment diminué, leur débit se serait, à un
moment donné, trouvé insuffisant pour remanier les talus
antérieurement formés, et les cônes de déjection auraient
été abandonnés par les cours d'eau qui avaient contribué à
leur formation : la Dheune aurait ainsi tracé son cours
latéralement entre Chagny et Verdun-sur-le-Doubs; le Meu-
zin et la Vouge seraient également des branches latérales
de l'ancien torrent, qui aurait créé le cône de déjection
de la forêt de Cîteaux.
Cette hypothèse est, il faut le reconnaître, formellement
contredite par l'observation. Tout d'abord, à Chagny, les
couches du pliocène supérieur n'ont, en aucune façon,
l'aspect de celles qui d'ordinaire constituent un delta tor-
rentiel. Ce sont des marnes, des sables fins, des sables
granitiques ou quartzeux; mais il n'y a aucun dépôt d'élé-
ments grossiers, comme il faudrait s'attendre à en rencon-
trer, et comme on en rencontre effectivement parfois dans
les vallées de la Dheune actuelle, sur la rive gauche, vers
Dennevy et Saint-Léger-sur-Dheune, comme on en rencon-
tre aussi le long de la Côte-d'Or, sous forme de cailloutis
calcaires.
Quant au cône de déjection du Meuzin, occupé actuel-
lement par la forêt de Cîteaux, on devrait, si notre hypo-
thèse était exacte, y rencontrer quelques traces de débris
empruntés à la Côte-d'Or. Or, il est constitué entière-
ment par les marnes de la Bresse (P.1). Il est évident par
conséquent qu'il faut expliquer les traits du réseau hydro-
graphique étudié par lune autre hypothèse que celle de cône
de déjections pliocènes ou pleistocènes, et, à défaut de loi
générale régissant d'une façon uniforme la direction des
cours d'eau qui le composent, il importe de rechercher,
pour chacun d'eux, les causes directrices de leurs tracés.
Tout d'abord, aux environs de Saulon-la-Rue et de Barges,
on remarque un léger infléchissement des thalwegs vers le
sud-est. Il s'explique sans difficulté, par l'influence des
cours d'eau venant de la direction de Dijon; pendant tout
le quaternaire, ils ont occupé et remanié la large plaine
traversée maintenant par le canal de Bourgogne, entre
Dijon et Saint-Jean-de-Losne. Leur débit devait être plus
considérable que les cours d'eau issus de la Côte-d'Or,
entre Dijon et Nuits, et leurs crues plus violentes. Par
suite d'un phénomène bien connu, les embouchures de ces
derniers devaient tendre à se déplacer de plus en plus vers
l'aval. C'est ce qui explique les infléchissements vers le
sud-est du ruisseau de Sans-Fond (Saulon-la-Chapelle), de
la Varaude (Barges).
La Vouge, au contraire, entre Cîteaux et Aiserey, paraît
avoir échappé à cette poussée. De son origine jusqu'à
Cîteaux, sa direction est normale; mais ensuite elle remonte
brusquement vers le nord-est. C'est le seul endroit où
nous puissions, dans la région, observer un thalweg ainsi
orienté. Quel peut en être le motif? Voici l'explication vrai-
semblable : à l'époque où se déposaient les sédiments
connus sous le nom d'argiles et sables de Saint-Cosme, la
dépression drainée par le cours d'eau de la grande plaine
bressane paraît s'être étendue largement au nord-ouest de
Saint-Jean-de-Losne, vers Collonges-les-Premières, Tart-
l'Abbaye, Montot, Bessey les-Cîteaux. Nous en voulons pour
preuve les terrasses (p1b) qui sont si nettes dans ces
localités et qui viennent s'appuyer contre les marnes à palu-
dines (p,). Le cours d'eau principal poussa donc ses di-
vagations à la rencontre de la Vouge, jusque vers Cîteaux.
Lorsqu'il se fut retiré, les eaux venues du nord continuèrent
à s'écouler vers Aiserey et vers Saint-Jean-de-Losne, et pen-
dant tout le quaternaire,travaillèrent si activement, qu'elles
réduisirent à l'état de lambeaux la terrasse de Saint-Cosme,
qui s'étendait de Cîteaux à Tart-le-Haut. La Vouge, profi-
tant de la dépression ainsi constituée, s'y précipita, et
elle y mit d'autant plus d'empressement qu'elle rencontrait,
s'opposant à son accès direct à la vallée principale, l'ex-
trémité nord du plateau de marnes à paludines de la forêt
de Cîteaux. Elle se couda alors brusquement vers le nord;
et prit la direction actuelle. A la hauteur d'Aiserey, par-
venue dans la plaine alluviale de l'Ouche et de ses annexes,
la Vouge en subit l'influence directrice, et elle s'orienta
vers le sud-est.
Le tracé de la vallée de la Sereine paraît aussi quelque
peu paradoxal. Cette longue vallée est dirigée parallèlement
à la Saône et séparée d'elle par les hauteurs de Broin, d'Au-
villars, de Champ-Jarley (cotes 231, 215, 210). Elle offre cette
particularité d'être ouverte aux deux extrémités, car son
thalweg n'offre qu'un seuil absolument insignifiant, et d'être
placée exactement dans le prolongement de la vallée de la
Vouge, entre Cîteaux et Aiserey.
Pour expliquer ces caractères, on ne peut admettre qu'un
cours d'eau venu du nord ait créé cette longue et étroite
dépression. Aucun dépôt alluvial ou fluviatile n'y semble
accumulé; et, d'ailleurs, l'étroitesse de cette vallée se conci-
lie difficilement avec l'importance qu'il faudrait attribuer
à un cours d'eau issu de la région des environs de Dijon. Il
faut donc supposer que la direction nord-sud du thalweg
de la Sereine est due à une pente Locale de la surfatce struc-
turale ainsi dirigée. C'est par une cause de même ordre
qu'il faut expliquer Ja direction du Meuzin entre Marigny
et Gerland. Le Meuzin a, en outre, capturé le cours d'eau
qui, à l'époque des sables de Chagny, sortait de la Côte, à
Nuits, déposait les cailloutis de Boncourt-lès-Nuits, et pour-
suivait son cours suivant la direction de la Vouge actuelle.
Le Meuzin a conquis à son profit la partie supérieure de
ce cours d'eau, et, ainsi grossi, il a pu élargir son lit et
le remblayer par des dépôts alluvionnaires assez étendus.
La Sereine, au contraire, qui n'a pas eu la même fortune,
n'a jamais pu élargir sa vallée, et nous n'y constatons aucun
dépôt d'alluvions.
La Dheune. — Nous avons décrit plus haut le cours! ide
la Dheune dans la région montagneuse. Il nous reste à l'exa-
miner dans la plaine.
La Dheune conserve à son débouché dans la plaine bour-
guignonne la direction qui lui a été imprimée en amont de
Chagny par le synclinal hercynien de Montceau-les-Mines
et de Blanzy. Son tracé, en aval de Chagny, est vraisembla-
blement fort ancien; un cours d'eau à débit important à
dû, dès longtemps, drainer ce synclinal ; les eaux ainsi col-
ligées, ont dû, par leur volume, lutter efficacement contre
l'influence de la pente, qui, à l'instar de tous les cours
d'eaux affluents de gauche de la Saône, les auraient entraî-
nées vers le sud, à partir de Chagny. Elles ont pu ainsi, grâce
à leur masse et à leur force vive, contenir leur course vers
le nord-est. La Dheune est ainsi venue couper en biseau
les thalwegs issus de la Côte entre Beaune et Chagny, et les
empêcher de se prolonger directement jusqu'à la Saône.
Elle reçoit ainsi, sur sa rive gauche, le Ruisseau des
Cloux, l'Avant-Dheune, la Bouzoise et, récoltant à son
profit les eaux d'entre Beaune et Chagny, Les empêche
d'aller arroser la région de la forêt de Gergy.
Quant au coude brusque que ferait la Dheune à Palleau
pour rejoindre la Saône, il n'est qu'apparent. Le cours
d'eau qu'il a plu aux géographes d'appeler Dheune, entre
Palleau et Allerey, est en réalité étroitement lié par ses ori-
gines, non pas à la Dheune proprement dite, mais au Meu-
zin. La Dheune véritable termine son cours à Palleau, au
cours d'eau que nous pourrions dénommer Mcuzin-Dheune
inférieure, et qui est normalement dirigé du nord-est au sud-
ouest.
Thalie, Orbize. — Certains cours d'eau moins importants
que la Dheune n'ont pu, comme elle, conserver dans la plaine
la direction sud-ouest-nord-est qu'ils possédaient dans la
montagne. Telles sont la Thalie et l'Orbize. Elles sont paral-
lèles à la Dheune dans leur cours supérieur, parce que,
comme elle, elles subissent l'influence directrice des disloca-
tions de la Côte chalonnaise; mais dans leur cours infé-
rieur, elles lui deviennent perpendiculaires, parce que là
elles sont sollicitées vers le sud-est par le niveau de base
offert par la Saône et par la pente générale vers le sud-est.
Il nefaut pas chercher d'autre motif aux coudes brusques
du thalweg de la Thalie à Rully et de l'Orbize à Ger-
molles.
Corne et ses affluents. — Entre Givry et Saint-Gengoux-
le-National, le tracé des thalwegs n'offre rien d'anormal. Il
est dirigé d'est en ouest sous l'influence de la ligue de plus
grande pente des couches du jurassique de la Côte chalon-
naise. Mais les thalwegs ainsi orientés s'infléchissent, soit
nord-sud (ruisseau des Curies), soit sud-ouest-nord-ést
(Corne et Grosne). La direction de la Grosne esL motivée
évidemment entre Saint-Gengoux et son embouchure
par l'orientation du vaste synclinal qu'elle draine en amont
de son confluent avec la Guye. La direction de la Corne
ne paraît pas liée à cette même cause. Cette rivière est
en somme constituée par la convergence à Saint-Germain-
lès-Buxy de tous les cours d'eau issus, entre Saint-Désert
et Saint-Vallerin, de la Côte chalonnaise. Pourquoi cette con-
vergence, alors que normalement chacun des éléments de
ce faisceau aurait dû conserver son individualité, au moins
sur un parcours notable et atteindre direclement la Saône?
Pourquoi ensuite, de Saint-Germain à Saint-Remy, cette
orientation au nord-est, alors que normalement l'écoule-
ment aurait dû s'opérer vers l'est?
Nous n'en apercevons pas de raisons absolument satis-
faisantes. L'hypothèse la plus admissible est celle-ci : la
Grosne, à l'époque du pliocène supérieur, .a pu former un
delta et envoyer un de ses bras rejoindre la Saône suivant
le cours de la Corne entre Saint-Germain-lès-Buxy et Saint-
Remy. Elle recueillait ainsi au passage, par cette branche
septentrionale, une partie des cours d'eau issus de la Côte
chalonnaise. Puis, par suite d'un phénomène de déplace-
ment ou d'ensablement, le bras latéral et occidental de la
Grosne aurait été séparé du tronc principal et aurait forme
la Corne actuelle. Grâce aux cours d'eau issus de lai Côte
chalonnaise, ce thalweg, bien que privé des eaux d'amont
de la Grosne, aurait continué à donner asile à un cours
d'eau.
Quelle que soit l'explication admise, il est évident que la
direction de la Corne est en relation avec celle de la vallée
de la Grosne, et que la Grosne, soit par elle-même, soit
par l'influence de ses alluvions, a exercé une influence pré-
pondérante sur le cours de la Corne.
IIYGIÈNE RURALE

Je voudrais signaler à l'attention de la Société des


Sciences naturelles de Saône-et-Loire, qui a déjà accueilli
avec bienveillance mon étude sur les maisons du Valais,
un ouvrage de haute valeur, relatif à la question de l'ha-
bitation en France, question qui est aujourd'hui à l'ordre
du jour de la géographie. Cet ouvrage est Y Hygiène rurale,
publié par le Dr Ed. Imbeaux et M. E. Rolants1. Ce
livre de 249 pages et contenant 125 figures dans' le texte,
cartes, photographies, dessins, plans, graphiques, constitue
le fascicule XIII du grand Traité d'llygiène, actuellement
en cours de publication, et dont la haute direction a été
assumée dès l'origine par les professeurs Brouardel et
Chantemesse et par le Dr Mosny.
L'ouvrage de MM. Imbeaux et Rolants traite successive-
ment de la salubrité de l'atmosphère et du sol et'de l'assai-
nissement de celui-ci, de l'alimentation en eau des villages
et des habitations rurales, des habitations campagnardes
et des fermes, de l'évacuation des eaux et résidus, des
établissements publics et des établissements classés (cime-
tières, marchés, abattoirs, etc.), de la désinfection, enfin de
la réglementation sanitaire.
Trois chapitres (I, III, IV) intéressent particulièrement
les géographes.
Dans le chapitre Ici (Salubrité de l'atmosphère, et du sol)
les deux savants hygiénistes traitent particulièrement la
question des eaux stagnantes. La France, bien que favorisée
par rapport aux Iles-Britanniques, à la Hongrie, à la
1. Paris. G.-B. Baillière et fils, 1908 (publié en 1907).
Russie, aux Etats-Unis, à l'Italie, renfermait pourtant en-
core, au début du XIXe siècle, 200.000 hectares de marais.
Depuis, sous l'empire de la loi du 16 septembre 1807,
relative aux dessèchements, et des lois du 21 juin 1865
et du 22 décembre 1888 sur les associations syndicales,
50 des territoires inondés ont été desséchés; mais il en
reste encore 100.000 hectares. Les différentes régions plus
ou moins assainies sont passées en revue (Sologne, Dombes,
Landes, Forez, pays d'Arles et des Baux, région de Bour-
goin, wateringues de Bergues, Gravelines et Bourbourg,
moèras de Bergues et de Furnes) et des détails sont donnés
sur les travaux faits et sur les résultats obtenus. Les
deux cartes de la Dombes, en 1853 et en 1878, font un
contraste saisissant. En 1853, la Dombes renfermait
1,667 étangs d'une contenance de 19.215 hectares (sur 112.725);
la population, décimée par là fièvre, n'était que de 20 ha-
bitants au kilomètre carré et la mortalité atteignait le
taux formidable de 10,1 pour 1.000. En 1878, 134 étangs
avaient disparu (10.000 hectares, soit plus de 50 )/;». la
population kilométrique était montée à 31 pendant que le
taux de la mortalité s'abaissait à 26 pour 1.000 (mortalité
rurale moyenne en France : 19,7 pour .1.000). Malheureu-
sement de si beaux résultats ont été compromis par la loi —
justement qualifiée de loi homicide — du 25 novembre 1901,
rendue malgré les avis des hygiénistes et qui permet de
remettre en eau les anciens étangs du département de l'Ain.
Aujourd'hui 810 hectares ont été inondés à nouveau et le
paludisme a réapparu.
Les chapitres III et IV traitent des habitations rurales
et des fermes. Cette étude était difficile à faire, faute de
documents géographiques suffisants. Les auteurs ont uti-
lisé l'enquête sur les conditions de l'habitation en France1,
colligée par M. de Foville, et quelques travaux de géogra-
phie humaine récemment parus : R. Blanchard, Etude géo-
1. Paris. Leroux, 1894-1899.
graphique de la plaine flamande1 ; A. Demangeon, Là
Picardie2; E. Chantriot, La Champagne3; C. Vallaux,
La Basse-Bretagne4 ; R. de Felice, La Basse-Norman-
die5. Nous passons successivement en revue les mai-
sons et les fermes de la vallée ardennaise de la Meuse,
de la Champagne, de la Franche-Comté, des Hautes-
Alpes, de la Provence, du Cantal, du Tarn, de la Guyenne,
de l'Orléanais, de la Bretagne, les habitations troglodytes
du Maine-et-Loire, la cense wallonne, la ferme picarde,
l'hofstède flamande.
Ce qui frappe à peu près partout, c'est le manque absolu
de souci de l'hygiène. Toutes les enquêtes l'ont constaté,
celle de Marié Davy (Congrès international d'assainissement
et de salubrité de l'habitation. Paris, 1901), comme celle
de Landouzy et Weil Manton (Congrès international de la
tuberculose. Paris, 1905). Trop souvent la maison se compose
d'une seule pièce, éclairée seulement par la porte ou par
une fenêtre qui ne peut s'ouvrir; le sol de terre battue
est en contre-bas du sol extérieur; lorsqu'il est pavé ou
carrelé, ses cavités sont des réceptables à microbes; une
pièce unique sert à la fois de cuisine, de salle à manger
et de chambre à coucher; les lits sont situés dans des
renfoncements obscurs et mal aérés et ils sont en trop
petit nombre pour éviter la promiscuité des âges et des
sexes; la cheminée fumeuse ou le poële surchauffé rendent
l'atmosphère irrespirable; la pièce unique communique
avec l'étable, dont elle n'est parfois séparée que par une
cloison à mi-hauteur; le toit de chaume ou de pierres
plates laisse passer la pluie et le vent; les nrurs de pisé
absorbent l'humidité du sol; des rideaux d'arbres em-
pêchent l'air et le soleil de les assécher; les eaux de pluie,
non collectées par des gouttières, et les eaux ménagères

1. Dunkerque, 1906.-
"2. Paris. Colin, 1905.
3. Nancy. Borger-Levrault, 1905.
4. Paris. Cornély, 1907.
5. Paris. Hachette, 1907.
noient les fondations; le tas de fumier est toujours devant
la porte, de sorte que le moindre vent en entraîne les odeurs
et les poussières microbiennes dans la maison; ses infiltra-
tions souillent le puits voisin. Telles sont les conditions
hygiéniques de l'habitation rurale. en France; elles sont
semblables en Allemagne, pires encore en Italie et en
Espagne. Seule, l'Angleterre à réalisé de sérieux progrès.
Il résulte de cet état de choses que la salubrité, si Vantée,
de la vie à la campagne n'est qu'un préjugé. En France,
la mortalité urbaine en 1902 était de 19,1 pour 1.000 et
la mortalité rurale de 19,7. Cette anomalie, qui semble
paradoxale, tient aux efforts que les villes ont fait, depuis
un demi-siècle, pour s'assainir. Il nous faudra absolument
abandonner notre individualisme nuisible. Il appartient
à l'Etat d'imposer l'hygiène comme l'instruction. Les
moyens ne lui manqueront pas, sans même qu'il recoure
à la création des inspectors of nuisances et des survcjiors
qui existent depuis longtemps en Angleterre. Il lui suf-
fira d'imposer aux collectivités rurales les travaux et la
surveillance nécessaires, ce qui sera facile quand la loi
du 22 mars 1890, organisant les syndicats de communes,
aura été modifiée dans le sens d'une extension du pouvoir
social.
On voit par ce rapide aperçu quels problèmes intéressants
sont posés par MM. Imbeaux et Rolants et quelle relation
ils ont avec la géographie, base de tous les phénomènes so-
ciaux. L'étude remarquable des deux savants hygiénistes
n'est pas sans doute, à proprement parler, un travail de
géographie humaine; mais elle est un répertoire de faits
intéressant l'homme, considéré comme vivant et évoluant
dans un cadre géographique.
Paul PRIVAT-DESCHANEL.
BIOGRAPHIE
DU

Docteur Emile MAUCHAMP

Sa vie. — Ses services. — Sa mort et ses funérailles.


Hommage de ses Maîtres, de la Ville de Chalon et du Gouvernement,
Hommage national.

(Suite J1

Photographe habile, Emile Mauchamp rapporta de ses


lointaines excursions de nombreuses vues, plusieurs cen-
taines, devons-nous dire, souvenirs précieux et documents
authentiques qu'il a utilisés pour illustrer ses relations de
voyages, à la fois charmantes et historiques.
Quelques-unes de ces vues sont inédites : telles sont celles
de Pétra, et particulièrement, le Khazneh Firuoun, le
Trésor du Pharaon-, monument dune beauté saisissante,
consistant en une simple façade, de style corinthien, haute
de trente mètres environ, taillée à même le roc, et richement
décorée de colonnes, de sculptures et de statues.
A signaler surtout deux photographies du Haram sacré
de la grande mosquée d'Hébron3, en arabe El-Khalil ou ville
d'Abraham, car les musulmans désignent communément
Abraham par l'épithète de El-Khalil, l'ami de Dieu.
Cette mosquée renferme le tombeau d'Abraham (Isaac,
Jacob, Lia, Rebecca et Sarah); elle est vénérée avec presque
aillant de fanatisme que la casbah de la Mecque.
1. Voir Bulletin, nos 11-12, 1907, et nos 1-2, 1908.
2. Voir Pétra, id., 1905.
3. Hébron, ancienne résidence du roi David, est regardée comme une des
plus anciennes villes du monde.
Aussi, est-ce en courant le danger d'être lapidé que notre
Docteur, que rien n'arrêtait quand l'art ou le désir de
connaître entraient en jeu, prit ces deux photographies
en trompant la vigilance des gardiens incorruptibles.

PÉTRA. — LE KHAZNEH FIRAOUN, LE TRÉSOR DU PHARAON..


Ajoutons aussi plusieurs vues de Baalbck, dont le nom
signifie en syriaque: ville du soleil, l'ancienne Héliopolis des
Grecs, dont les ruines sont fameuses; puis des photographies
prises au Caire; d'autres, enfin, fort intéressantes, rap-
portées de son voyage en Belgique et en Hollande.
A MARRAKECH
C'est à la fin de 1904 et au commencement de 1905 que
le gouvernement français décida la création de dispen-
saires au Marocl. Il concevait avec raison que l'installation
de toubibs, c'est-à-dire de médecins dans les principales
villes serait un excellent moyen d'action et d'influence.
Les médecins français devaient donner gratuitement les
soins et les remèdes aux indigènes marocains et israélites.
Dès les premiers mois de 1905, des dispensaires, bien vite
très achalandés, furent ouverts d'abord sur la Côte, à
Casablanca (le Dr Merle, un Chalonnais), à Mazagan (Dr Gui-
chard, un Jurassien, condisciple du Dr Mauchamp), et à
Mogador, à Larache, puis à Rabat et Safi. Bientôt, on
décidait que d'autres seraient installés à Fez et à Marra-
kech, capitale du Sud marocain.
Le Dr E. Maucliamp, dont le patriotisme était ardent, fut
désigné en premier lieu pour le poste de Rabat, qu'il
avait choisi lui-même. Son choix s'était porté sur ce centre
maritime de 30.000 habitants, dont 4.000 juifs, à cause
du voisinage de Salé, la ville sainte, séparée seulement de
Rabat par l'Oued Bou-Regred.
Il espérait, grâce à sa qualité de toubib, pénétrer tôt ou
tard dans cette ville musulmane, fermée jusqu'alors aux
Européens, pour en étudier les mœurs et les coutumes.
Là, on avait et on a encore la haine des roumis:; à l'oc-
casion de la fête de l'Annsra, il était d'usage d'élever
des bûchers sur lesquels on installait des mannequins re-
présentant des chrétiens, des juifs. A la nuit, on allumait
ces bûchers et l'assistance poussait des cris de joie, tandis
que les hommes tiraient des coups de fusils sur ces
silhouettes.
Mais son long séjour en Palestine, son expérience des

1. Bulletin du Comité du Maroc, n° 4, 1907.


affaires arabes, et sa connaissance approfondie des peuples
de l'Islam, déterminèrent M. le Ministre des Affaires étran-
gères à le prier d'accepter la mission de fonder un dispen-
saire à Marrakech, où la France n'avait pas encore de
consul.
La création d'un dispensaire dans la vieille cité des Al-
mohades, insalubre et sauvage, où chaque semaine en-
core, il y a des marchés d'esclaves, était chose particuliè-
rement délicate, tant à cause du petit nombre d'Européens
habitant cette ville de plus de 100.000 âmes, restée barbare
jusqu'à la férocité, qu'en raison de la situation politique.
Le Dr Emile Mauchamp, désireux de justifier la con-
fiance que le Gouvernement plaçait en lui, accepta ce
poste « avec cette insouciance du danger, cette intrépidité
calme qui était un des traits saillants de son caractère. ».
Dans son juvénile enthousiasme, il résolut de consacrer
à ses nouvelles fonctions sa science éclairée, son tact exquis,
la générosité de son cœur, sa franchise loyale, son accueil-
lante amabilité, son complet désintéressement, son dévoue-
ment inlassable aux malheureux, sans distinction de
croyances, et par-dessus tout, son profond amour pour la
Patrie. C'est dans ces dispositions qu'il se rendit à Marra-
kech.

Premières difficultés.
A son arrivée il se promena avec son bagage, dans la
ville bâtie en terre. Il traversa des cours, où aux murs,
comme des oignons séchés, pendaient des têtes de vaincus;
il flâna au marché des esclaves où la vente se fait à l'encan,
et où le vieux serviteur dont il avait besoin lui serait
revenu dans les 200 francs; il répugnait à ce trafic. Il
prit une bonne allemande, mais voilà bien l'effet de la civili-
1. Il fut accueilli avec empressement pur Mme et M. Falcon, directeurs des
Ecoles de l'Alliance israélite. Reçu avec bienveillance dans cette maison hospi-
talière, c'est encore de cette même maison que, à dix-huit mois d'intervalle,
son corps sortira pour être porté à la Côte. #
sation, ce fut lui qui en devint l'esclave et il dut renoncer
à ses services autoritaires et insuffisamment fidèles. Le
plus difficile fut d'abord de se loger; on accueillait l'étranger
à coups de pierres, et de tous les seuils on le repoussait.
Un jour alors tranquillement il prit la clef d'une maison
vide, et pour toute réponse au propriétaire, offrit un large
loyer. On voulait le contraindre à quitter ses vêtements
européens : « Je ne m'y résoudrai pas », répondit-il. Il
venait montrer la France et non la dissimuler sous un
burnous.
Mais n'anticipons pas, laissons-le raconter lui-même ses
premières impressions.
Marrakech, 30 octobre 1906. — « Arrivés avant-hier
soir, samedi, à 6 heures, à Marrakech, par un beau soleil
couchant qui nous a fait traverser l'immense palmeraie
précédant la ville comme dans une apothéose de féerie.
C'était superbe. Mais les bêtes étaient éreintées et nous
avions très faim; heureusement la table était mise pour
nous recevoir. ,.
Hier soir a commencé le Rhamadan avec un beau tu-
multe, au moment où l'on a vu la lune : chants, cris,
coups de feu. L'immense minaret est à 150 mètres de
ma maison, et prend sous le soleil des tons rouges superbes,
rehaussés de l'émail vert de ses sculptures : c'est de
là qu'est parti le signal hier soir.
» Il y a énormément à faire ici! Je suis d'ailleurs
fort bien; j'ai déjà commencé aujourd'hui de voir trois ma-
lades gravement atteints. »
Du 8 novembre. — « On avait, en effet, répandu le
bruit que je n'étais pas médecin, mais envoyé secret du
gouvernement français pour lever des plans, faire de la
topographie et espionner en vue d'une invasion prochaine
des Français. J'ai déjà à peu près déjoué ces manœuvres,
et n'ai pas eu à souffrir beaucoup de cette hostilité fana-
tique qui s'est calmée dès qu'on a vu ouvrir les caisses
de médicaments; je les ai fait déclouer dans la rue, devant
le futur dispensaire, qui ne sera ouvert que dans une
huitaine. Une correction sérieuse infligée en plein bazar
à un individu qui tirait la queue de ma mule en m'injuriant,
a mis les rieurs de mon côté, et depuis huit jours on s'est
déjà habitué à moi dans toute la ville, où je circule tant
que je peux avec mon domestique et mon agent musulman.
Beaucoup de gens viennent me frotter la main au passage,
pour le baiser de bienvenue. Il y a loin de ma situation
actuelle aux menaces de mon arrivée.
»
Tout cela a du reste fort peu d'importance : ce
sont petites intrigues de petites gens. J'ai déjà réussi à les
annihiler par ma seule attitude. Lorsque j'aurai commencé
ma mission bienfaisante, la réplique sera complète. »
Le 8 décembre 1905, il écrivait au Comité du Maroc : —
«
J'ai réussi à aplanir bien des difficultés en y mettant
du mien tout ce que je pouvais, et à présent je suis assez
satisfait de mes seconds débuts. Le dispensaire marche
à souhait : j'ai de 30 à 40 malades à la consultation! Si
cela va en progressant, je n'y pourrai suffire. Heureuse-
ment, j'ai reçu de Tanger mon drogman arabe, qui est; in-
firmier et plus habile et plus entendu que mon drogman
israélite, que j'initie lentement à la pharmacie. J'ai, en
outre, deux domestiques arabes au dispensaire, un Ber-
bère et un Tunisien Hadj Omar, ancien caporal tambour,
aux tirailleurs, excellent, brave homme, très travailleur,
qui me fait un second infirmier.
» Les musulmans importants me
font appeler comme
médecin, notamment deux schérifs, quelques notables, même
pour leurs femmes.
»
Au dispensaire, naturellement, ce sont les israélites qui
encombrent, mais à présent, j'ai tous les deux jours de 10
à 20 Arabes. Il y vient des femmes juives et même quelques
femmes arabes. Six déjà. C'est un triomphe, surtout ici,
où Arabes et Juifs sont très fanatiques en ce qui concerne
leurs femmes. Donc, je suis content.
» J'ai d'ailleurs fait blanchir, peindre et même refaire

en partie (plafond, terrasses, cloisons), le dispensaire, qui a


un air sérieux et confortable qui doit donner confiance.
J'ai fait installer une pharmacie complète, un cabinet de
consultation, une salle de pansement, deux salles d'attente,
laboratoire, etc., le tout meublé en bois de cèdre et rayonné
largement..Vous savez comme les apparences importent
aux Arabes.
» J'ai eu, en outre, la chance de quelques réussites théra-.

peutiqucs et cela s'est répété : on n'injurie plus le Nasrani,


:
mais on chuchote le toubib! »
Sa mission bienfaisante produit déjà d'heureux résul-
tats. Qu'on en juge : 1

29 décembre 1906.
«Mon cher Père,
» Ici tout va bien. Seulement je ne puis plus suffire
à la tâche et j'attends impatiemment la fin de la conférence
pour demander qu'on me dédouble et qu'on me donne un
pharmacien. Ça prend des proportions débordantes et voilà
qu'on commence à me faire une réputation de faiseur de
miracles, surtout à propos des yeux, qui me met sur les
bras tous les aveugles du crû. et il y en a. Lorsque je
réclamerai un assistant, j'insisterai pour que ce soit un
oculiste.
» Apart cela, mes relations indigènes s'étendent; je
reçois au dispensaire quantité de notables, qui me re-
cherchent comme médecin et comme ami. Le cadi de la Mé-
dina m'a envoyé, en cadeau, toutes les bananes de (son
jardin et j'ai reçu chez lui un accueil luxueux. des
négresses m'inondaient de parfums variés avec des ai-
guières en argent, des nègres m'encensaient jusque sous

mosquée!.
mes vêtements avec des cassolettes de fumées de bois de

» J'ai été invité à un dîner indigestionnant chez les fils


de Si Mohammed Cabbaye, que le sultan a appelé comme
conseiller auprès de lui; je suis invité cette semaine pro-
chaine chez un autre notable et chez le caïd de la tribu
des Doukkala (près de Mazagan), qui habite un jardin près
de chez moi, dans la zaouia, etc.
»
Les femmes, même musulmanes, constituent la moitié de
ma trop nombreuse clientèle du dispensaire et ici les
juives comme les musulmanes sont très réfractaires aux
soins européens. Tout le monde est donc apprivoisé et je suis
très satisfait. »

Protestations énergiques.
Le succès du dispensaire alla grandissant, non cependant
sans attirer au Dr E. Mauchamp des inimitiés et des jalousies
qui mirent sa vie en danger.
Voici, du reste, le témoignage du mort:

Marrakech, le 7 janvier 1906.

«
Monsieur le Consul, à Mogador,
»
Laissant de côté ma qualité de médecin du gouverne-
ment français, qui me paraît compter bien peu actuellement
ou plutôt qui me paraît bien encombrante, j'ai l'honneur
de m'adresser à vous comme simple citoyen français rési-
dant à Marrakech et y exerçant la profession de médecin.
y Et je vous prie de vouloir bien accueillir la plainte
en diffamation que je porte contre le sieur Holtzmann,
se disant Allemand et médecin, plainte dont je vous
expose ci-après les motifs, et à laquelle je vous prie ins-
tamment de donner, sans délai, les suites nécessaires.
»
Avant mon arrivée à Marrakech, le sieur Holtzmann
(comme M. Falcon et M. Souessia, directeur et professeur
de l'école de l'Alliance israélite, et de nombreuses per-
sonnalités arabes peuvent en témoigner) s'est efforcé de
répandre sur mon compte et sur mes intentions des bruits
6. Id. Une cour de maison de pêcheurs. — 7. Id. Un coin du bourg principal.

BF'11fiAf>J
.Il, I:HA.lO!li-S.-S
LE CAIRE. — 5. Le Nil au Caire. — 6. Le Sphinx et les Pyramides.

tr.:7. ci-rxuN'^ CKAÎ.ON-S.«Û


malveillants qui ne tendraient à rien moins qu'à m'attirer
la défiance et l'hostilité de la population.
x
J'étais, prétendait-il, non pas un médecin, mais bien
un officier français venu ici sous une qualité déguisée
pour lever des plans, faire de l'espionnage et préparer
les voies pour une future invasion française! Ces bruits
prirent une telle consistance et cette légende ridicule s'éta-
blit si bien dans un milieu où, à cette période, les défiances
contre ce qui était français n'avaient pas besoin d'être ali-
mentées ni excitées, que j'eus, comme vous le savez, à
subir des injures et des menaces dans les premiers temps
de mon séjour.
;>
Je n'insiste pas sur ce point, d'autant plus que le
dispensaire que je m'empressai d'ouvrir au public et les
soins que j'y donnai eurent vite fait de dissiper l'équi-
voque et d'imposer la preuve de ma véritable profession.
Et, dès lors, j'eus la satisfaction de voir se constituer rapide-
ment au dispensaire une clientèle confiante, extrêmement
nombreuse, et qui se louait fort des soins qu'elle y rece-
vait; la réputation du médecin français s'établit et se
développa très vite; en outre, les notables marocains, fonc-
tionnaires et commerçants, s'adressaient à moi pour être
soignés, et cela avec une telle confiance que je pus décider
— chose sans précédent ici — un commerçant bien connu,
Si Ahmed ben Sami, ainsi que la femme d'un notable arabe,
à subir des interventions chirurgicales qui eurent des suites
excellentes, ce qui ne contribua pas peu à confirmer ma
popularité professionnelle.
» Mais voilà que,
depuis peu, je m'aperçus que les Arabes
diminuaient dans ma clientèle du dispensaire (je ne parle
pas des malheureux qui continuent à fréquenter le dis-
pensaire comme par le passé), que les notables ne me
faisaient plus appeler. J'en fus surpris ; puis j'ap-
pris que plusieurs personnes soignées par moi, y compris
mes opérés, ne voulaient plus me voir; deux de ces personnes
témoignèrent alors leurs craintes à mon drogman, Si Mo-
hammed, que j'avais envoyé prendre de leurs nouvelles,
et l'un d'eux, malade de peur, avoua ce qui suit :
»
Depuis quelque temps, le sieur Holtzmann, ayant
changé de tactique à mon égard, devant les éloges qu'il
entendait faire de mes capacités, tenait des propos de ce
genre :
«
Le docteur Mauchamp est en effet, je le sais à présent,
» un excellent médecin;
c'est même l'un des plus habiles
»
médecins de France; mais j'ai des renseignements sûrs
» que mon amitié pour les musulmans m'oblige à faire

» connaître.
ii
Il appartient à une sorte de franc-maçonnerie fran-
» caise et
chrétienne qui a voué aux musulmans du Maroc
» une haine
impitoyable et dont les adeptes ont fait le
» serment de
détruire le plus possible de ces derniers.
»
Voici comme on procède : On choisit des médecins très
» savants, très habiles, comme le docteur
Mauchamp, et
» on les envoie parmi les populations marocaines. Là, ces

» médecins soignent les


Arabes avec l'apparence d'une
» grande bonté, les guérissent, soit par des médicaments,

» soiL par des opérations, des


maladies dont ils souffrent,
» ce
qui leur attire la confiance de tous et une grande répu-
» tation, mais en
même temps ils leur font prendre un
» poison subtil
qui n'agit que deux, trois, quatre ans plus
»
tard, et qui les fait mourir sûrement.
»
Et lorsque ces médecins rentrent en France, ils se
» font un
grand mérite d'avoir fait mourir deux cents,
»
trois cents musulmans, ce qui leur vaut de grands
» honneurs. »

»
Le sieur Holtzmann se donne même la peine d'aller
tout exprès chez les personnages et chez les notables
arabes pour leur raconter très gravement cette absurde
fable en insistant sur ce qu'ils sont les plus menacés parce
que leur qualité les désigne plus spécialement à mon choix
(ceci à cause des avances courtoises que j'ai cru devoir
faire à quelques-uns sous forme de visite).
» Or, la crédulité des Arabes est telle que la plupart
de ceux-ci ajoutent pleine croyance à cette fantaisie extra-
vagante. Si, d'ici quelque temps, un des malades que j'ai
soignés venait à être atteint d'une maladie grave dont il
meure, on ne manquerait pas de convaincre toute cette
population crédule et superstitieuse que ce décès est le
résultat de mes médications occultes, de l'espèce d'envoû-
tement thérapeutique que je suis accusé de pratiquer, et
alors ma personne pourrait être exposée à de fâcheuses
impulsions de fanatisme que de semblables interprétations
de mes actions auraient tôt fait de soulever.
»
D'autre part, j'estime que de pareils racontars, puis-
qu'ils s'accréditent si facilement chez cette population sim-
pliste, sont de nature à faire le plus grand tort à l'in-
fluence civilisatrice dans cette importante région de Mar-
rakech, ainsi qu'à dénaturer d'une façon très dangereuse
nos intentions et nos efforts.
» Tous les médecins français établis au Maroc sont ex-

posés à subir le contre-coup de ces manœuvres si la lé-


gende qui se répand ici vient à se propager au delà de la
région. Il y a pour moi, comme pour nous tous, un, intérêt
urgent à y mettre un terme.
» C'est
pourquoi j'ai l'honneur, Monsieur le Consul, de
vous prier de vouloir bien faire toutes diligences pour
que des mesures soient prises par la légation qui me doit
protection, afin de couper court à ces intrigues.
» Veuillez agréer, etc.

» Dr Emile MAUCHAMP. »

Aucune suite ne fut donnée à la plainte de notre compa-


patriote 1.
1. L'aventurier Holtzmann, polyglotte instruit, il faut le reconnaître, se di-
sant médecin, ami ou parent du docteur Mohr, l'un des plus ardents champions,
à Berlin, de la politique coloniale antifrançaise, a été, il est vrai, désavoué par
La famine, le typhus, la variole. Succès relatifs.

Marrakech, 13 février 1906.


« cher Père,
Mon

»
Quant à la cherté actuelle de la vie ici, je pense
qu'elle diminuera avec la fin de la famine et la cessation
des troubles qui continuent à entrechoquer les tribus, dans
toute la région. On redoute actuellement le pillage des vil-
lages des environs par les affamés.
»
On n'a pas idée de la misère des populations d'ici.
Songe que le pain vaut 0 fr. 30 la demi-livre et que
l'orge vaut 50 francs les 98 kilogs; mes deux mules in-
dispensables me coûtent autant à nourrir que moi-même
avec mon personnef! On laisse crever la plupart des bêtes
dans la ville, ou on les vend pour rièn à, la campagne,
où elles mangent l'orge en herbe. Les sauterelles cuites
valent deux sous la douzaine! et l'on pille hors des, murs
les charges de sauterelles que les villageois apportent
ici. Il y a dans les silos des propriétaires et des hauts
fonctionnaires d'immenses provisions de céréales, mais
on ne les ouvre pas, de peur de les indiquer aux caïds,
qui les mangeraient 1. De même les gens qui ont de l'ar-
gent crient misère pour ne pas attirer l'attention du
les autorités allemandes. Celles-ci ont refusé de s'associer à la propagande
faite par ce triste personnage qui a renoncé à sa nationalité et à sa religion
pour se faire musulman et devenir sujet du sultan dans l'unique but de capter
la confiance de. ses nouveaux coreligionnaires. Démasqué dans la suite, perdu
dans l'esprit de Mouley-Hafid, le vice-roi de l'empire du Sud, réduit à l'irti-
-puissance par notre pauvre docteur, ce fourbe ose se jeter à ses genoux pour

Compatriote.
implorer sa clémenqé et solliciter son amitié; plus tard, il profitera de l'ab-
sence momentanée de celui à qui il a 'voué une haine mortelle, pour ressaisir son
autorité anéantie et déchaîner -moralement des brutes contre notre glorieux

Au moment où nous écrivons, les journaux nous apprennent que le docteur


Holtzmann (docteur, s'il vous plaît), médecin de Mouley-Hafid, vient, avec l'au-
torisation de celui-ci, d'épouser une musulmane. Il se fait appeler Otbman. l'à
copversion est complète !
1. C'est-à-dire qui .s'en empareraient.
Maghzen, qui les emprisonnerait aussitôt pour les voler.
»- C'est invraisemblable, et dire que les Allemands sem-

-
blent croire que tout est pour le mieux au Maroc on :
voit qu'ils n'y ont que peu d'intérêts engagés! Quant aux
craintes de soulèvement de la population en cas de réformes,
c'est à mon sens une erreur; seuls, les quelques gros
-
accapareurs et hauts fonctionnaires'enrichis aux dépens
des pauvres, seraient navrés de voir survenir un contrôle
et une justice; quant au peuple, on l'entraînerait peut-être
au début, par ignorance, mais dès qu'il comprendrait que
c'est la fin des exactions des grands et de la misère pour
lui, il rie pourrait qu'être enchanté du changement.
» J'espère
bien néanmoins que la paix européenne ne
sera pas troublée; ce serait trop horrible. Si l'on risquait
cela, il vaudrait mieux remettre à plus tard nos projets
et nos espoirs à propos du Maroc, »

18 février 1906. — « Je viens de recevoir de Jéru-


salem plus de 15 lettres : concert de regrets que je sens
sincères et parfois sous une forme touchante comme les
longues lettres de quatre sœurs de l'hôpital. On a fait
encadrer ma photographie dans le salon de l'hôpital. En
me parlant d'un de mes collègues très religieux et pra-
tiquant, le Père L. me dit : « J'avoue, dût. mon âme
» de prêtre en
pâtir, que je le préférerais sceptique et-
» incroyant
irréductible tel que vous, s'il possédait du moins
» tout ce dont vous nous avez
privés en nous quittant. »
>>
Le supérieur général des Pères Blancs m'écrit lui
aussi une lettre tout à fait gentille, de même plusieurs
dominicains; l'inspectrice générale des Dames de Sion,
la supérieure générale, les consuls d'Angleterre, d'Espagne,
de Hussie, de Grèce, le Dr Mazareky, mes omis Wiet,
Savoye, Dozon, etc., tout un courrier de lamentations et
de regrets. On dirait qu'ils se sont donné le mot.
» Ici, rien de bien nouveau;
Famine et agitation des tri-
-
bus voisines. Un temps superbe, mais pas de pluies très
désirées.
»
Tout est horriblement cher. Tu ne peux t'imaginer
ce qu'on consomme de sauterelles, qu'on vend cuites dans
l'eau salée, à raison de deux sous marocains la douzaine;
le tiers de la population ne se nourrit que de cela et de
racines, c'est ce qui est le moins cher. »
25 février. — «
J'ai fait la connaissance du fameux
et puissant caïd du Glaoui, qui est venu pour quelque
temps habiter dans sa maison de la Zaouïa, près de chez
moi. J'ai déjeuné chez lui avant-hier avec un tas de per-
sonnages notables. tous dans le même plat,! bien entendu,
et avec les mains. Nous sommes déjà fort amis. Dès le
lendemain, il me faisait appeler pour soigner une de ses
filles, puis lui-même; j'y vais presque chaque jour et
j'en sors à l'instant.
»
Je suis en train de faire travailler Mouley-Hafid, le
vice-roi du Sud, pour éloigner de lui Holtzmann et me
faire appeler; j'ai pour moi le beau-frère du sultan, son
ami le cadi, qui s'est mis sous ma protection, et aussi le
caïd du Glaouï, qui est le plus puissant soutien du Kha-
lifa. Il paraît que Mouley-Hafid est intelligent, convenable
et instruit. Je pense que j'arriverai à nous l'attacher. »

4 mars 1906. — «.
D'après les dernières nouvelles,
il semble que la conférence d'Algésiras n'a plus de souffle
et qu'on va s'en tenir là. Ce sera tout à fait regrettable,
car les Marocains attendaient quelque chose en fait de
police; si on ne donne rien, l'Europe deviendra la risée
du pays qui a l'ironie facile et à qui il faut qu'on en
impose. Comme c'est l'Allemagne qui aura fait échec à
toutes les puissances, on en conclura que' c'est la plus
forte, aussi fera-t-elle et obtiendra-t-elle tout ce qu'elle
voudra désormais et l'on se moquera de la France, sinon
des Français, car je pense que ceux qui sont au Maroc ne
permettront pas individuellement aux indigènes de se mo-
quer d'eux.
»
Pour moi, je défends notre cause tant que je puis, et
je sens qu'actuellement et désormais je pourrai maintenir,
avec mon propre prestige, celui de mon pays. Tout le monde
me respecte au moins ostensiblement, et ceux qui ne le
font pas par sympathie le font par crainte; je ferai mon
possible pour que ce soit par sympathie, mais je ne tolérerai
:
jamais le moindre manquement j'ai compris que c'était
une condition sine qllâ non ici.
»
En somme, tout se maintient et chaque semaine j'ob-
tiens quelque petit avantage pour un protégé ou quelque
concession de l'un d'eux aux exigences justifiées du
Maglizen.
»
Je reçois aujourd'hui une lettre de félicitations de
Mogador pour le succès obtenu dans l'affaire; du caïd
du Menabha et de notre protégé agricole qui avait été
emprisonné et volé par lui; notre protégé était relâché deux
heures après mon énergique intervention, ses troupeaux
lui étaient restitués et le caïd demandait à être mon ami
en me proposant de protéger ses propres parents!
»
Il arrive ici quelques Français qui me sont annoncés.
Tant mieux; ce n'est pourtant pas le moment de faire
des affaires avec la misère qui règne. Il meurt de faim
environ 12 personnes par jour au Mellah1 seulement, et
bien plus encore dans la ville arabe.
»
Je viens de demander à notre consul de Mogador,
si l'on ne pourrait pas faire quelque chose pour ces
malheureux; il n'ose prendre cela sur lui et en réfère à
Tanger.
»
En attendant, je fais distribuer quelques secours et de
la soupe aux plus affamés.
»
Iioltzmann se tient coi et m'envoie de temps à autre
quelqu'un qui proteste de ses bonnes intentions à mon
1. Quartier juif.
égard ! J'attends des preuves visibles pour lui accuser
réception de ses offres de dévouement. D'autant plus que
je sais à présent que malgré les dénégations du consul
allemand, il est bien agent allemand, mais non couvert et
sous sa responsabilité. »
12 mars. — « Le pays est assez troublé; les tribus se
révoltent et il y a aux environs de la ville des actes de
brigandage quotidiens. La famine conlinue et jamais, de
mémoire de Marrakechiens, on n'a vu pareille situation.
»
Je me demande si les personnes que nous attendons
pourront passer, car les routes sont coupées par les dé-
trousseurs de caravanes et même par les fractions de
tribus soulevées. »
25 mars. — « Je pars pour Tameslobt, à trois heures
d'ici, chez le fameux schérif, qui me fait appeler pour son
fils. Il m'envoie une escorte sérieuse, beaucoup plus sûre
que tous les soldats du Magbzen. »
1er avril. Je m'étais amusé à raconter -- en mémoire
de mon voyage très arrosé de Mogador à Marrakech —
que si je sortais de la ville la pluie ne manquerait pas de
tomber et que ma baraka (puissance de bénédiction qu'on
attribue aux schérifs) valait mieux que tous les jeûnes
et les prières où s'exténuaient juifs et musulmans, depuis
longtemps, pour obtenir la pluie. Je ne croyais pas être
si bien avec l'Olympe. -
»
Dès mon arrivée à Tamesloht, le vent s'est élevé et,
dans la nuit, il s'est mis à pleuvoir au point que le schérif,
à qui on avait fait part, la veille, de ma baraka, ne voulait
plus me laisser partir, afin que ses immenses propriétés
continuent d'être arrosées. Il m'a fallu recommencer les
festins de la veille; je n'ai pu, obtenir de me mettre en
route qu'à deux heures après midi, pour arriver à la nuit.
La pluie a cessé dès que je me suis mis en selle, et elle
n'est plus tombée depuis. Pas mal de, gens à qui on a raconté
cette merveille, croient sérieusement à ma baraka et deux
délégations sont venues me demander de ressortir!!! J'ai
répondu que je ne le referais que lorsque le Maghzen aurait
rétabli la sécurité. Je suis bien tranquille de ce côté et
je n'aurai pas de longtemps l'occasion d'être en défaut!
»
C'est drôle tout de même.
» D'ailleurs, j'y ai gagné un superbe étalon alezan cuivré,

que le schérif de Tamesloht m'a offert en reconnaissance


de la fertilité que j'ai attirée sur ses terres!
Après la famine, le typhus a fait son apparition, exerçant
de terribles ravages parmi la population épuisée par la
mauvaise alimentation; j'ai peine à obtenir du gouverneur
le nettoyage des quartiers les plus sales; le nombre des
malades à visiter en ville est considérable et le dispensaire
me retient souvent jusqu'à trois heures.
» On ne s'ennuie pas ici. »

8 avril. — «
Les trois mémoires dont je t'ai parlé sont
destinés à l'Académie de médecine, l'un à la section de
l'Hygiène de l'Enfance, l'autre au service de la vaccine,
le troisième au service des épidémies. Je n'ai plus que ce
dernier, le plus important, à terminer1. Je n'ai malheu-
reusement que peu de temps à cause de ce fâcheux ty-
phus, qui me donne fort à faire : un Anglais de Gibraltar
vient d'en mourir. La variole sévit en même temps. »
15 avril. — « J'ai eu la certitude que si tous les
fonctionnaires locaux se sont tout à coup montrés si carré-
ment et ouvertement hostiles, même et y compris le gou-
verneur de la Médina, qui s'y met lui-même depuis quelques
jours, c'est par ordre. Je viens même d'en avoir la confir-
mation par X., qui essaie de nous faire donner directement
satisfaction sans passer par la légation, laquelle, bien certai-
nement, ne fera rien, puisqu'elle a pris le Maroc à rebours,

1. Cesmanuscrits ont été volés et déchirés dans le pillage du courrier de


Marrakech à Mazagan.
de façon à réaliser pour la France un véritable jsuicide de
prestige par la faiblesse qu'elle témoigne.
»
L'excellent résultat moral d'Algésiras n'est que pour
notre situation européenne; quant aux Marocains, ils savent
qu'ils pourront nous créer tous les obstacles, nous faire

l'énergie de nous imposer.


toutes les niches possibles, sans que nous osions avoir

» A quand un autre personnel et le mot


d'ordre : Ener-
gie et activité.
-
» Mais on joue au polo à
Tanger! »

Le Docteur. continue son œuvre pacifique de pénétration


de l'influence française.
Au milieu de ses luttes journalières, il ne néglige pas
l'oeuvre pacifique de pénétration de l'influence française.
Le Comité lyonnais de l'Alliance française pour le déve-
loppement de la langue française à l'étranger, avait écrit
au Dr Emile Mauchamp, à Marrakech, lui proposant d'exa-
miner si l'Alliance française ne pourrait pas utilement
créer, sous sa surveillance, rune. école française dans cette
ville, la plus éloignée de l'Algérie qui soit au Maroc et
celle dont l'ignorance fanatique est la plus redoutable.
Le Docteur fournit aussitôt à son vice-président les
intéressants renseignements ci-après :
1 30 avril 1906.
«
Mon cher Ami,
» J'ai eu l'agréable surprise de votre lettre au moment
où j'avais précisément comme hôte un jeune Lyonnais,
:
M. Charmetant, élève de l'école de commerce de Lyon,
venu courageusement ici en voyage d'études.
»
Il est bien jeune et passe trop vite pour voir; et juger;
néanmoins, j'ai fait de. mon mieux pour lui faciliter (ses
recherches dans un pays où je suis moi-même novice.
Ainsi s'il passe vous voir à sa rentrée, comme il me l'a
promis, pourra-t-il vous fournir quelques renseignements
sur les opportunités commerciales du pays, de façon que
vous puissiez savoir dans quelle mesure et dans quel
sens il serait possible à des maisons lyonnaises de tenter
quelques affaires dans la région, par l'intermédiaire d'un
commissionnaire.

ration.
» Quant à l'idée de créer ici un cours de français, elle
est excellente et réalisable dès à présent, dans la forme
que vous préconisez et à la condition d'augurer avec modé-

»
Puisque vous ne voulez rien connaître des difficultés,
je ne vous les signalerai pas et je ne vous: entretiendrai
que du possible. Voici :
» Il existe au Mellali (quartier juif très fermé) une
école double, garçons et filles, de l'Alliance israélite, fon-
dée et soutenue par le comité de Paris; les tendances en
sont nettement françaises et on n'y enseigne que le français.
Ces écoles sont prospères et bien installées. Plusieurs mu-
sulmans se sont décidés à y envoyer leurs enfants — six,
je crois, en tout — mais beaucoup d'autres que je sais,
répugnent à l'idée de l'école juive et s'abstiennent. Ils
m'ont dit, et ont dit au directeur de ces écoles, que si
une école française était ouverte dans les villes arabes,
ils y enverraient très volontiers leurs enfants. Un Arabe
éclairé a même tenté d'envoyer deux fillettes à l'école de
filles du Mellah, mais le pacha s'y est opposé.
Donc, j'estime qu'un Algérien très bon sujet, instruit
et ostensiblement bon musulman, aurait assez facilement
• une vingtaine d'élèves au moins, dont quelques-uns payants,
s'il ouvrait une petite école arabe, où l'on apprendrait
à la fois le français et le calcul: les Arabes tiennent énor-
mément à ce dernier enseignement qui servirait d'attraction
pour l'autre. Comme ils sont également très attachés à
leurs écoles coraniques et qu'ils renonceraient difficilement
à l'enseignement du Coran et de la langue arabe (qui sont
solidaires ici), par un taleb marocain, dont l'orthodoxie
est patente, il serait bon que l'école française ne soit ou-
verte que trois fois par semaine, par exemple, du moins
pour commencer; les Marocains ont, en effet, à l'égard
des Algériens une certaine défiance et ne les tiennent pas
pour de très purs et très zélés musulmans. Mais les no-
tables du lieu ont en moi une certaine confiance, et comme
je me suis attaché à les convaincre toujours de mon res-
pect et même de ma sympathie pour leur foi religieuse,
qu'ils savent que j'exige de tout mon personnel l'observance
des rites marocains, je crois qu'ils accepteront volontiers
un maître d'école que je leur présenterai et duquel je me
porterai en quelque sorte garant.
»
Mais, malheureusement, il m'est matériellement et abso-
lument impossible de trouver moi-même ce sujet rare.
En fait d'Algériens ou Tunisiens, il n'y a ici que quelques
déserteurs illettrés et quelques individus peu recommanda-
bles. Mon éloignement de tout centre, les difficultés de
comprendre et mon absence de relations avec l'Algérie,
ne me permettent pas de connaître et de choisir le pro-
fesseur convenable. D'autre part, la légation me paraît très
détachée des questions pratiques d'influence française et
assez peu désireuse pour l'instant de favoriser des initia-
tives en ce sens. Ou je me trompe fort, ou bien il faut peu
compter sur son aide pour cette création. Aussi je pense que
le mieux serait que vous vous adressiez vous-même au gou-
vernement général de l'Algérie; M. Jonnart, votre beau-
frère, pourrait sans doute découvrir et vous adresser un
sujet qui nous fournirait toutes garanties pour la mission
réellement délicate que vous lui confieriez.
:>
Inutile de vous dire que je suis à votre entière dispo-
sition et que je serai très heureux de seconder de mon
mieux les sections lyonnaises de l'Alliance, puisqu'il s'agit
de faire de l'influence française et que je suis ici
pour cela.
» Si vous envoyez ici quelqu'un pour ouvrir des cours
de français et de calcul, je me charge de l'installer, de le
présenter et même de lui procurer des élèves; en outre,
je surveillerai discrètement son école et je m'efforcerai
d'écarter de lui et de son œuvre les petites intrigues, et les
quelques difficultés que les autorités locales pourraient être
amenées à lui créer; je me suis suffisamment imposé
à ces autorités pour obtenir d'elles au moins une indiffé-
rence polie.
>>
Si vous le chargez également de quelques intérêts com-
merciaux, je l'aboucherai avec les principaux négociants
et commerçants arabes et israélites, avec lesquels je suis
généralement bien.
»
Voilà ce que je puis faire. Si les circonstances me
permettaient de faire plus, ce serait avec plaisir, mais je
préfère ne pas escompter le mieux, afin de ne pas vous
donner de mécomptes.
» Personnellement, je suis heureux de cette occasion

pour vous prier de présenter à votre famille mon lointain


et respectueux souvenir et pour vous renouveler l'assu-
rance de ma très cordiale et dévouée! amitié.
»
Dr Emile MAUCHAMP. »
Ajoutons maintenant que ce serait rendre hommage à sa
vaillante mémoire que d'organiser pratiquement, avec
l'aide de nos instituteurs musulmans algériens, un ensei-
gnement que la France, de par ses écoles arabes d'Algérie,
est à même de donner mieux que toute autre puissance.
Le 14 mai, le Docteur écrit à son ami, M. Gouguet de
Girac. Ces lignes montreront mieux que tout ce que nous
pourrions dire, ce qu'était le vaillant pionnier de l'in-
fluence française au Maroc :
« Je suis parti à ce moment pour le Maroc, écrit-il
le 14 mai 190J, et j'attendais la nouvelle de ton arrivée
pour reprendre plume avec toi, à défaut de langue. Enfin
tout est pour le mieux et je suis on ne peut plus heureux
de savoir que les affaires te réussissent à merveille et
que tu as compris comme moi les avantages et les satisfac-
tions de la vie large, laborieuse, mais féconde hors de
France. Nous ne sommes pas précisément dans les mêmes
conditions de but, mais les satisfactions profondes sont
:
les mêmes réussir dans l'entreprise abordée ou dans la
mission acceptée; qu'il s'agisse de bénéfices pécuniaires
ou moraux peu importe! L'activité et l'initiative s'exercent;
on lutte, on vit et on est- joyeux. Et puis cela confère une
certaine fierté qui n'a pas besoin d'être méprisante, d'être
écrasante pour les autres, mais qui n'en est pas moins
intimement assez douce. par comparaison, quand on va
se reposer en France et qu'on regarde autour de soi.
On jouit mieux des distractions offertes et du repos, parce
qu'on sent qu'on les mérite mieux.
» Tu verras, mon cher ami, que tu éprouveras cela en
rentrant; et il est assez curieux que cette sensation vous
rende très indulgent pour les autres; l'indulgence est une
générosité supérieure et discrète et les générosités ne sont
permises qu'à ceux qui possèdent. Or ceux; qui possèdent
leur propre estime, justifiée naturellement, qui se sentent
quelque mérite, sont les plus portés à plaindre un peu
les autres; les seuls orgueilleux sont ceux qui n'ont aucun
droit à ce sentiment : l'orgueil est un bluff. Mais quelle
drôle d'idée de philosopher!. Tu me demandais ce que
je faisais au Maroc où l'on m'avait offert le poste le plus
délicat, le plus difficile en m'assurant par flatterie que
si je n'acceptais pas, on n'y enverrait personne autre.
Voilà, je t'ai répondu.
»
Oui, il s'agissait de fonder dans cette capitale très xéno-
phobe du sud du Maroc, un centre d'influence française; un
médecin seul y pouvait réussir et l'on n'avait pas osé y en-
voyer un consul; il fallait en outre, que ce médecin connût
bien l'âme musulmane, la comprît de façon, à ne pas cho-
quer et à se faire supporter, sinon aimer.( Je crois que j'y
ai enfin réussi. Ça n'a d'ailleurs pas été sans peine et
sans obstacles, je le reconnais. Ces obstacles ont même été de
telle sorte que je fus à un moment donné sur le point
de lâcher et pourtant je suis tenace.
» Mais ce serait trop long de te raconter cela, car ce
fut une lutte à formes multiples contre l'élément indigène
et aussi contre les intrigues allemandes qui allèrent très
loin. J'étais le premier Français à Marrakech.
»
J'ajoute qu'en ces difficiles conjonctures, qui coïnci-
dèrent avec Algésiras, je fus tout simplement abandonné
par la légation de France et que je dus tenir tête par mes
seuls moyens à l'hostilité savamment montée des indigènes
et du Maghzen.
» Tout cela est
fini; j'ai fait le méchant et tout s'est
arrangé à l'heure actuelle. Mon dispensaire-clinique est
surchargé et je demande du renfort. Et voilà ce que je
fais parmi ces sauvages berbères et arabes. »
3 juin.
Mon cher Père,
» Tout va bien. Nous avons une rude période de cha-
leur ; 36° à 400 à l'ombre vers midi, 70° à 76° au soleil ;
la nuit, vers une heure, dans ma chambre à coucher,
31° à 34°, c'est gentil. Je m'accommode à merveille de
cette douce température, qui abrutit les indigènes parce
qu'elle est venue brusquement. Le typhus fait de terribles
ravages.
» J'ai réduit le nombre des visites des typhiques à do-
micile. Quant au dispensaire, je suis arrivé au maximum
de célérité; je termine vers 1 h. 1/2 de l'après-midi
avec toujours de 75 à 100 malades. »
15 juillet.
— «. Quant à la Légation, elle continue
d'être muette et je n'ai reçu aucune réponse relativement
à mes différentes lettres datant de un à trois mois, au sujet:
» lo Du payement de l'indemnité du dispensaire;

» 20 D'une proposition de brochure de propagande ana-


logue à celle que je faisais distribuer en Palestine : Con
seils aux mères pour élever leurs enfants;
» 3o D'une demande d'autorisation à entrer de l'acide pi-
crique dont je manque depuis trois mois au dispensaire;
» 4o De ma réclamation au sujet du vol de mesi manus-

crits, etc.
» En outre, depuis deux mois, je ne reçois plus de traite
mensuelle !
» Allal Abdi, de Mogador, m'écrit ce matin qu'il
reçoit à l'instant les deux faucons de grande chasse que
j'ai comlnandés chez les Bédouins Eben-Rachid, en Arabie,
par l'intermédiaire du P. Janson, dominicain de l'école
biblique — celui qui vint avec nous au Sinaï — qui me
les a fait parvenir. Je t'ai dit que c'était pour le grand
caïd Si Aïssa ben Omar, caid des Abda, la seule grande
tribu restée au Maghzen du Sud. C e^L un fer\ent affolé
de fauconnerie, et différents Français : Segonzac, Gentil,
Lemoine, qui l'avaient vu, lui avaient promis de lui faire
parvenir ces volatiles qu'on ne trouve qu'en Arabie; et,
naturellement, ils n'avaient pu le faire, ne connaissant
personne chez les Bédouins. Et Si Aïssa n'était pas content.
J'ai voulu tenir la promesse faite par des compatriotes
pour prouver au fameux caïd que les Français n'ont qu'une
parole et tiennent leur engagement, étant solidaires, les uns
des autres, et quelque difficile que soit l'accomplissement
de la promesse faite. C'est Allal Abdi, le chancelier du
consulat de Mogador, qui va les lui porter en personne, de
ma part : je n'ai jamais vu Si Aïssa, mais on m'avait raconté
au consulat de Mogador cette affaire ennuyeuse, qui ris-
quait de nous aliéner les bonnes grâces de l'orgueilleux
et puissant caïd, et j'avais promis de m'en occuper. C'est
fait. Les faucons sont en parfaite santé. Ils ont voyagé
plus de quatre mois depuis le fond de l'Arabie, près du
Golfe Persique. (A suivre.)
Le Gérant : E. BERTRAND.
CHALON SUX-SAÔNE, IMPR. FRANÇAISE ET ORIENTALE DE E. BERTRAND.

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