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L'Anthropologie de la maladie
Marc Augé
Augé Marc. L'Anthropologie de la maladie. In: L'Homme, 1986, tome 26 n°97-98. L'anthropologie : état des lieux. pp. 81-90;
doi : https://doi.org/10.3406/hom.1986.368675
https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1986_num_26_97_368675
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L’Anthropologie de la maladie
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Commençons par les rapports entre sens et savoir. Toutes les sociétés
ont eu besoin de sens, et Claude Lévi-Strauss (1950) a rappelé justement
dans son « Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss » que, dès que sont
apparus conscience et langage, il a fallu que l’univers signifiât. Cette
nécessité immédiate du sens est évidemment incompatible avec la consti-
tution lente et progressive du savoir ; mais c’est la même raison humaine
qui est à l’œuvre dans l’observation de la nature, l’élaboration des tech-
niques, l’interprétation des aléas du corps individuel ou l’organisation des
rapports sociaux. Il n’est donc pas contradictoire que des acquisitions «
primitives » dont la rationalité et l’efficacité sont reconnues par les
spécialistes de la culture scientifique occidentale (notamment dans le
domaine de la domestication de la nature) s’insèrent dans un ensemble de
représentations dont ces mêmes spécialistes peuvent contester la vérité
même s’ils lui reconnaissent une cohérence formelle. Cette coupure (entre
l'empirico-rationnel et le symbolique pur) naît de l'observation scientifique
occidentale ; mais elle n’est pas le fait des cultures païennes ; celles- ci ne
distinguent pas un domaine qui serait accessible au savoir et un domaine
qui ne serait accessible qu’à la foi. On peut dire au contraire simultanément
à leur propos que les acquis de l’expérience s’insèrent dans la logique
symbolique et que la logique symbolique ne contredit jamais l’expérience et
même se fonde partiellement sur elle. Or ce double caractère n’est jamais si
apparent qu’à propos des problèmes que toutes les sociétés ont à résoudre
et à conceptualiser, indépendamment de leurs acquis scientifiques : le
rapport de soi à soi (qui inclut le rapport au corps), le rapport aux autres
(qui l’inclut aussi) et, plus largement, le rapport à l’ordre social et au
pouvoir. Ces trois rapports indissociables et complémentaires sont
irréductibles à toute définition exclusivement scientifique. C’est sans doute
la raison pour laquelle ils peuvent se formuler en termes homologues dans
des sociétés très différentes.
Si l’on en revient à l’ensemble des représentations nosologiques à
l’œuvre, par exemple, dans une société lignagère africaine on se rend
aisément compte d’une part que les raisonnements généraux en termes de «
vision du monde » simplifient à l’excès une réalité complexe, d’autre part
que la nature diverse des types d’expérience à l’origine des différents
paradigmes constitutifs de la nosologie et des différents énoncés qui en
procèdent oblige à nuancer sensiblement l'analyse de leur homogénéité tout
en permettant de mieux les comprendre en termes de rationalité et
d'efficacité.
Nicole Sindzingre (1983) a bien montré comment en milieu senufo la
logique du diagnostic et celle de la thérapie, sans être jamais contradic-
toires, ne s’impliquaient pas nécessairement ; cette dualité s’exprime, au
niveau institutionnel, dans le fait que certains spécialistes du diagnostic ne
soignent pas, ou que certains thérapeutes ne s’occupent pas de diagnostic,
et que le recours à certains thérapeutes spécialisés présuppose un
diagnostic qui peut être le fait du malade lui-même ou de son entourage;
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sémantique, une syntaxe et une pratique. Il n’est pas possible d’y distinguer
un niveau qui serait celui de la langue d'un niveau qui serait celui des
discours utilisant ou actualisant cette langue (Terray 1978). Tout au plus
peut-on la réduire, en déconstruisant ses énoncés, à la matérialité des
éléments qui la constituent, la matérialité même du corps. Celle-ci garantit
en quelque sorte la possibilité de mettre sans arbitraire en perspective les
systèmes nosologiques les plus divers dans le monde. De ce point de vue les
analogies sont plus frappantes que les différences. Mais en même temps,
dans chaque culture particulière, cette matérialité est déjà prise dans l’ordre
symbolique du social qui donne à chaque corps sa place et son statut.
L'anthropologie de la maladie éclaire ainsi d'un jour particulier les deux
thèmes de la réflexion anthropologique qui font peut-être tout son objet : la
prétention de toute pratique culturelle à se fonder en nature (qui définit
l’idéologie) et le langage universel de toute pratique singulière, à partir
duquel peut aussi bien se formuler le rapport individu/société que
s’esquisser la comparaison entre sociétés.
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