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Raymond Paquet aime la campagne.

Aussi, chaque été dělaisse-t-il la capitale pour un petit village de


la Haute- Auvergne, loin de la route nationale et du siècle. Six maisons basses et trapues, avec un
rien de mystérieux dans le regard sombre de leurs petites fenêtres. Une fontaine qui donne de l'eau
depuis qu'existent les sources. Et, par-dessus tout ça, la chevelure sage des grands marronniers, le
maquillage habile du lierre et le ciel, le ciel léger, clair, souverain.
Un troupeau de collines, serrés les unes contre les autres, comme des moutons peureux, garde les
abords du village auquel on accède par les labyrinthe verdoyant de vallées étroites. Ça et là, parmi
les empiècements des prés et des champs, de nombreux bois de sapins, de bouleaux et de chênes
chapeautent des mamelons ou encadrent des étangs. Et les bruyères ! Des bruyères roses, qui
pâlissent lentement, au fil de la bonne saison, pour être blanches quand s'annonce l'automne.
Raymond Paquet loge chez un couple de vieux paysans au visage et aux mains de buis sculpté. Sa
chambre, derrière des murs de forteresse médiévale, est fraiche et calme. Il y règne une demi-
pénombre monastique de laquelle émergent un lit, une armoire et une table.
Pour Raymond Paquet, c'est tout ça la campagne. Et le soleil la journée. Et les étoiles la nuit. Car il
ne se souvient jamais de la pluie et du vent.
Cette campagne, il l'aime particulièrement lorsque le soleil, au zénith, déverse sur elle des flots d'or
en fusion.
Il l'aime, pour le silence qui règne sur les prés et les champs, les bois et les rochers, les rivières et
les étangs.
Raymond Paquet aime le silence. Pas n'importe quel silence, mais ce silence-là. Un silence sans
limites, ni dans le temps ni dans l'espace. Son amour pour la campagne aux heures chaudes ou
nocturnes est le corollaire de sa passion pour le silence sans mesure. Il croit, en effet, à l'instar du
philosophe, que « le silence est aussi plein de sagesse et d'esprit en puissance que le marbre non
taillé est riche en sculptures». Le silence est pour lui l'élément dans lequel se façonnent les grandes
choses.
En tout cas, il l'aide à concevoir ses meilleures chansons, couplets toujours un peu tristes,
qu'interprètent deux ou trois artistes en renom.
Tous les jours à midi il prend son grand chapeau de paille- celui qui le fait ressembler à un Mexicain-
et, de son pas paisible de rêveur, emprunte, pour une lente promenade d'une heure ou deux, le
même petit chemin herbeux. Son regard glisse parmi les blés déjà lourds de millions de grains
emmagasinés, les avoines encore tendres et les chardons raides comme des hallebardiers. Dans le
grand silence de l'heure culminante, la nature est reine à nouveau, comme aux premiers temps.
Et chaque soir, la nuit tombée, Raymond Paquet refait le même parcours. II n'a plus son chapeau,
mais les mêmes espadrilles chaussent ses pieds. Il marche, les mains dans les poches, et s'amuse à
confondre dans un univers unique, apparent et amical, les lucioles jaunes des villages alentour et
celles, argentées, des étoiles de la voûte céleste. Le silence de la terre est égal à celui du ciel. Il a la
même qualité. Comme lui il est prodigieux.
Quelle différence entre le silence de sa campagne et celui de son bureau parisien savamment
capitonné I L'un est un silence fabriqué, sans vie, l'autre un silence vivant, né de la matière. Il est fait,
à midi, du bourdonnement lancinant des mouches, du craquement sec des cosses noires des genêts,
de l'immobilité de l'air compact; la nuit, de la mélodie acide des criquets et de la mystérieuse
symphonie des étoiles. Sans eux le silence qu'aime Raymond Paquet n'existerait pas. Il ne serait que
du vide.
Par une nuit du dernier été, une nuit rare et belle comme une pierre précieuse, Raymond Paquet
suivait le petit chemin de ses rêveries lorsqu'il s'arrêta, angoissé, tout à coup. Angoisse vague dont il
n'arrivait pas à définir les origines et à laquelle il ne parvenait pas à donner des contours.
Combien de temps resta-t-il immobile, nerís en alerte et cerveau fiévreux, au pied d'un noisetier tordu
comme une mandragore ? Une seconde? Deux ? Trois? Dix peut-être? Il n'aurait su le dire, mais cela
lui fut aussi douloureux qu'une interminable attente. Soudain, il réalisa le pourquoi de sa brusque
anxiété.
Un bruit encore incertain, mais à coup sûr étranger, venait de se glisser parmi les bruits propres aux
milliers de vies secrètes qui formaient le silence de la nuit.
Raymond Paquet tendit l'oreille et identifia le bruit intrus.
Il s'agissait d'un gémissement, modulé entre haut et bas, à peine plus fort que le bruissement de
paille des blés mûrs. Il provenait d'un fourré proche. Raymond Paquet s'en approcha, se baissa et
son cœur se mit à battre plus fort au fond de sa poitrine. Un petit renard à poil roux, la patte Hordus
par les dents aiguës d'un piège, gisait sır l'herbe grasse. Il n'essayait plus d'échapper à la mâchoire
d'acier qui le retenait prisonnier, il avait renoncé à tout n'ayant plus d'espoir et attendait, couché sur le
flanc, que la mort veuille bien de lui. S'il gémissait, c'est parce qu'il avait mal.
Quand I'homme se pencha sur lui, le goupil se raidit dans l'attente du coup final et c'est à peine s'il
montra les dents.
Raymond Paquet dut bander tous ses muscles pour desserrer l'étreinte froide du métal luisant sur la
patte meurtrie. Quelques jours plus tard, à la même heure, Raymond Paquet s'arrêta au même
endroit. II ne s'attendait à rien. II marquait un temps d'arrêt, comme ça, tout bonnement, en songeant
à la bestiole qu'il avait rendue à la liberté, à la vie.
Aussi, quelle fut sa surprise de deviner, plus que de percevoir, la respiration tiède d'un petit animal
au creux du taillis. Le renard! Il en était certain, il n'avait pas besoin de contrôler. Le renard était là qui
le regardait, assis sur son derrière.
Quand Raymond Paquet reprit sa marche feutrée, un imperceptible frôlement lui indiqua que le
renard s'en allait.
Vingt fois, au cours de l'été, le renard vint au rendez- vous. Raymond Paquet ne chercha jamais à
l'approcher. A quoi bon ? II écoutait, un instant, la respiration du petit animal; le goupil le regardait à
travers les feuillages et chacun, cette manifestation d'amitié accomplie, retournait au monde qui était
le sien.
Aujourd'hui, les vacances terminées, Raymond Paquet songe à tout ça dans le silence artificiel de
son bureau. Un silence qui lui fait horreur. Il attend l'été pour retrouver le Silence, le vrai. Et, avec lui,
un petit renard roux à la respiration tiède qui, il n'en doute pas, l'attendra au bord du chemin des
rêveries.

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