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Mihail Sebastian

FEMMES
roman suivi de
FRAGMENTS D’UN CARNET TROUVÉ
récit
Traduit du roumain et publié
avec l’aide du Centre National du Livre
et de l’Institut Culturel Roumain
par Alain Paruit

L’Herne
RENÉE, MARTHE, ODETTE

Il n’est pas encore huit heures. Stefan Valeriu


le sait d’après les rayons du soleil, qui atteignent
à peine le bas de sa chaise longue. Il les sentira
bientôt s’élever le long du montant en bois et lui
envelopper, chauds comme un châle, les doigts,
la main, le bras nu... Puis, après quelque temps
– cinq minutes, une heure, une éternité –, un
scintillement bleu aux vagues raies d’argent cer-
nera ses paupières closes. Il sera huit heures alors
et il se dira sans conviction qu’il doit se lever.
Pourtant il ne bougera pas, souriant à l’idée de ce
cadran solaire, qu’il a fabriqué dès le premier
jour avec un transat et un bout de terrasse.
Il sent ses cheveux brûlants au soleil, raides
comme la fibre du chanvre ; au fond peu
importe, pense-t-il, qu’il ait oublié à Paris, dans
sa chambre de la rue Lhomond, le flacon de
pétrole Hahn, sa seule coquetterie, mais
suprême. Il aime passer les doigts dans ces che-
veux en broussaille dont, ce matin, le peigne n’a
réussi à démêler que deux ou trois épis, ces che-
veux dont il jauge en ce moment la blondeur à
leur raideur.

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Il doit être très tard. Tout à l’heure on
entendait des voix dans l’allée. Du côté du lac,
quelqu’un a appelé, une voix de femme, peut-
être l’Anglaise d’hier, qui le regardait avancer
en nage libre et s’étonnait de cet à bras-le-
corps avec l’eau, elle qui ne connaissait que la
brasse.
Il balance une jambe hors du transat ; il cher-
che dans l’herbe, du bout de son pied nu, des
traces d’humidité. Il connaît sur la gauche, pas
loin, près du buisson, un endroit où la rosée
demeure jusqu’à midi.
C’est bon. Son corps assoupi qui cuit au soleil
et cette sensation de froid végétal.
Lundi soir, lorsqu’il est entré dans la salle à
manger de la pension de famille, après avoir
changé de chemise à la hâte – il arrivait de la
gare au bout d’un long voyage –, une cliente, la
Serbe bavarde assise à la table du fond, a dit
fort, pour tout le monde :
– Tiens, un nouveau jeune homme*.
Il lui en a été doublement reconnaissant. Pour
nouveau* et pour jeune homme*.

* En français dans le texte, comme désormais tous mots


en italique suivis d’un astérisque. (Les notes sont du
traducteur.)

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Il avait été vieux une semaine plus tôt, à l’issue
de son dernier examen d’internat. Vieux, pas
vieilli. La fatigue des nuits blanches, des mati-
nées d’hôpital, des longs après-midi à la biblio-
thèque, les deux heures passées dans une salle
obscure devant un examinateur sourd, ses vête-
ments trop chauds pour la saison, son col qu’il
croyait sale...
Et puis, le nom de ce lac alpin, découvert par
hasard sur une carte, dans une librairie, le billet
de train acheté dans la première agence de voya-
ges, les courses dans un grand magasin – un
pull-over blanc, un pantalon gris de flanelle, une
chemise d’été –, le départ telle une évasion.
Un nouveau jeune homme*.
*
Il ne connaît personne ici. On lui a adressé
deux mots au passage, à quelques occasions,
mais il a donné des réponses évasives. Il se méfie
de son accent hésitant, qui risque de le trahir
dès le premier jour : un étranger. Après le déjeu-
ner, il passe hâtivement entre les tables, absent,
presque renfrogné. On le croirait grincheux, il
n’est que nonchalant.
En haut, derrière la terrasse, commence la forêt.
Il y a là un arpent d’herbe haute, drue, souple. Il

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l’écrase tout l’après-midi sous le poids de son corps
endormi, pour la retrouver le lendemain entière-
ment redressée. Il est terrassé, les bras en croix, les
jambes écartées, la tête plongée dans l’herbe,
vaincu par une force qu’il aimerait combattre.
Il observe, dans les branches des noisetiers,
les bonds d’un écureuil – il pense à son nom en
roumain : vévéritsa.
Un immense silence... Non. Pas un immense
silence. C’est une formule tirée des bouquins.
Un immense embrouillamini, un immense
vacarme zoologique, des cigales qui stridulent,
des sauterelles qui s’agitent, des coléoptères qui
se percutent en vol, heurtent bruyamment leurs
élytres, puis tombent sur le sol en rendant un son
lourd, de plomb. Dans tout cela, son souffle, à
lui, Stefan Valeriu, est un détail, un signe de vie
dérisoire, aussi dérisoire et capital que celui de
l’écureuil qui bondit, ou celui de la sauterelle qui
s’arrête sur le bout de sa chaussure comme elle se
poserait sur une pierre. C’est bon de se savoir là,
un animal, un être vivant, une bête quelconque
qui dort et respire sous le soleil de tout le monde,
sur un bout de terre de deux mètres carrés.
S’il lui prenait l’envie de penser, que penserait
une cigale de l’éternité ? Et si par hasard l’éter-
nité avait le goût de cet après-midi...

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