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Contre la déflation de la vérité

François RIVENC†

ABSTRACT
Ramsey était-il “déflationniste”? C’est douteux, à lire attentivement le manuscrit “On Truth”.
La position de Ramsey a néanmoins quelque chose de curieux, comme Austin l’a fait remar-
quer: quel est l’intérêt d’éliminer le prédicat de vérité (grâce à des variables pro-phrastiques) si
le problème de la vérité n’est pas en même temps éliminé? En poursuivant ces remarques, je
suggère, à titre d’expérience de pensée, de lire autrement les fameuses “équivalencesT”.

– Je n’ai jamais aimé que toi au monde, Gaspar, dit-elle.


Il fit un mouvement de la tête. Ses yeux se ranimaient.
– Enfin! soupira-t-il, avant d’ajouter avec angoisse:
– Mais est-ce vrai? Est-ce bien vrai?
Joseph Conrad, Gaspar Ruiz, in Sextuor.

I
A quoi s’appliquent fondamentalement les adjectifs “vrais” et “faux”, de-
mande Ramsey dans le Manuscrit “On Truth” (1927-1928). Les candidats pos-
sibles au titre de porteurs de la vérité sont les significations des énoncés, ou
propositions, les états mentaux comme les croyances, enfin les énoncés dé-
claratifs d’un langage donné. A propos de la dernière classe, Ramsey affirme
rapidement:
La troisième classe des “statements” ou énoncés à l’indicatif n’est pas un rival sérieux,
car il est évident que la vérité et la fausseté des énoncés [statements] dépend de leur
signification, de ce que les gens veulent dire grâce à eux, des pensées et opinions qu’on
entend transmettre par eux. (Ramsey 1991, 7)

Cette évidence s’est perdue, largement sans doute sous l’influence de Tarski,
qui, sans trop crier gare, passe du problème de la définition de la vérité à celui
de la définition de l’expression “énoncé vrai” (dans les premières lignes de
son plus célèbre article). Tarski ne donne guère plus de justification à ce choix


Université de Paris - 1, Département de Philosophie, Email: francoisrivenc@noos.fr

Dialectica Vol. 58, No 4 (2004), pp. 517-528


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en 1944, dans “The Semantic Conception of Truth” (§ 2, L’extension du terme


“vrai”). Je voudrais tout d’abord la faire revivre.
Une première remarque: comme Tarski est bien conscient que la même
forme verbale peut être, ou pourrait être, suivant les langages auxquels elle ap-
partient, ici vraie, là fausse, ailleurs encore dénuée de sens, bref comme la vé-
rité dépend du sens, le prédicat linguistique de vérité (“vrai” appliqué à des
énoncés) doit être relativisé à un langage. Les prédicats dont Tarski cherche
une définition sont analogues à des expressions comme “vrai-en-français”,
“vrai-en-anglais”, etc. Mais il est douteux que de tels prédicats relativisés
soient des explications aussi naturelles qu’il le prétend de l’usage ordinaire du
mot “vrai” (même restreint aux cas où l’on veut dire que ce qui est affirmé est
vrai, non pas qu’il s’agit d’un vrai Carravage). Comme le fait remarquer Aus-
tin dans “Truth”:
“vrai dans la langue anglaise” est un solécisme, probablement modelé, et avec des
effets déplorables, sur le patron d’expressions comme “vrai en géométrie”. (Austin
1950).

Comme cette relativisation reste par la suite implicite dans les équivalences-
T, telles que Tarski les formule, ce point est aisément oublié.
Nul n’aurait l’idée de nier une équivalence-T comme le (trop) fameux bi-
conditionnel:
“La neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche.
Le problème est plutôt de comprendre le statut logique de cette équivalence.
Tarski parle d’“explication” d’expressions du type “X est vrai”, de “définition
partielle de la vérité”, et affirme en 1944 que deux énoncés de la forme:
“ “p” est vrai”, et “p”,
sont équivalents, sans autre précision concernant leur relation logique. La
convention T ajoute que toute définition d’un prédicat formel de vérité doit
entraîner à titre de conséquences logiques les équivalences correspondantes
pour le prédicat défini (disons “V(x)”). Tarski aurait-il accepté d’en conclure
qu’il s’agit d’énoncés logiquement équivalents, puisque leur équivalence dé-
coule d’une définition? En 1969, dans “Truth and Proof ”, il est plus explicite:
une équivalence T concernant l’adjectif ordinaire “vrai”
a la forme prescrite pour les définitions par les règles de logique, à savoir la forme
d’une équivalence logique.

Quoi qu’il en soit, Tarski admettait, pour différentes raisons, que l’usage des
guillemets du côté gauche de l’équivalence, permettait de former un nom de
l’énoncé mis entre guillemets. L’énoncé lui-même est donc cité, ou mentionné,
plutôt qu’utilisé. Quine a transformé cette construction des guillemets en ana-
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lyse de l’adjectif “vrai”: puisque citer l’énoncé pour dire qu’il est vrai, revient à
affirmer cet énoncé lui-même, la fonction du prédicat de vérité est simplement
décitationnelle: il annule la référence linguistique, ou la montée sémantique,
opérée du côté gauche des équivalences. D’où la thèse célèbre: “le prédicat de
vérité est un instrument de décitation.” (Quine 1970 par exemple). On pourrait
penser qu’il est donc inutile; en fait, il a cependant son utilité, une fonction pu-
rement logique, celle de nous permettre de généraliser sur une classe infinie (ou
non connue en détail) d’énoncés. Ces deux aspects ont été baptisés par Gupta,
respectivement, Thèse de décitation, et Thèse de généralisation (Gupta 1993).
Si, encouragé par l’évidente trivialité d’un énoncé comme:
“La neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche,
on poursuit (faussant à présent compagnie à Quine) en ajoutant qu’un tel
énoncé est analytiquement vrai, définitionnel du mot “vrai”, “vrai en vertu du
sens de “vrai””, ou encore “épuise” la signification [meaning] du concept de
vérité, on a tous les ingrédients d’une forme de déflationnisme. Ce déflation-
nisme peut être présenté comme la conjonction de deux idées fondamentales:
1) les équivalences de la forme T articulent ou explicitent la signification de
la vérité, au sens de notre compréhension ordinaire de ce mot. 2) il n’y a pas
de problème supplémentaire de la vérité, au sens où le problème serait de dé-
finir strictement une propriété spéciale de certains énoncés (que cette propriété
soit ou non visée, plus ou moins confusément, à travers l’usage ordinaire du
mot “vrai”. Le mot “meaning” est souvent équivoque dans ces contextes: il
vise à la fois le sens linguistique, et le concept sous-jacent à l’usage). Il est
certainement abusif d’imputer ce déflationnisme à Tarski, comme le fait par
exemple Scott Soames (voir Soames 1999), qui parle de la conception sé-
mantique de la vérité de Tarski comme de la “plus fameuse et influente ver-
sion du déflationnisme”. Tarski acceptait en un certain sens la thèse 1), qui
fonde la légitimité de la Convention T d’adéquation. Mais il aurait certaine-
ment refusé la thèse 2), au vu de ce qu’il dit sur la fécondité théorique d’une
définition formelle de la vérité (voir en particulier le §4 du “Wahrheitsbe-
griff ”), et il tenait certainement pour un grand succès, du côté des conclusions
positives aussi bien que du côté de son théorème d’impossibilité, le traitement
mathématique d’un problème philosophique. Enrôler Tarski sous la bannière
déflationniste est une opération largement idéologique.
Il est fort douteux que “vrai” , dans son usage ordinaire, soit un prédicat
linguistique, appliqué à des énoncés: je ferai mienne à ce sujet la remarque
d’Austin, selon laquelle, quand il nous arrive de dire quelque chose comme
“ses derniers mots sont vrais”, nous visons l’affirmation faite en ces mots, non
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la forme verbale constituée de ces mots. Mais il y a plus que cette remarque
de bon sens. L’impression correcte sur quoi repose la plausibilité de cette
forme de déflationnisme, – le déflationnisme linguistique –, réfute l’hypothèse
qui la fonde, à savoir l’interprétation purement citationnelle des guillemets.
Les équivalences T sont incontestablement triviales, et on doit pouvoir justi-
fier l’idée qu’elles sont analytiques. Mais cela ne veut nullement dire qu’elles
sont vraies “en vertu du sens du mot “vrai” seulement”, ou analytiques du
concept de vérité (Gupta 1993 fait remarquer qu’il y a là un saut injustifié,
justement du sens commun au déflationnisme) . Elles sont vraies “en vertu du
sens” des mots qu’elles contiennent, et non seulement en vertu du sens du mot
“vrai”. Pour s’en assurer, il suffit de passer des équivalences homophoniques
couramment prises comme exemples, à la vérité dite hétérophonique:
“Schnee ist weiss” est vrai (en allemand) si et seulement si la neige
est blanche,
qui, à supposer que cette forme soit attestée en français, n’est certainement pas
analytique, vrai en vertu du sens de “vrai”, etc. Il est possible que ce genre
d’énoncé délivre une information substantielle sur la sémantique de la langue
allemande (c’est le genre de “théorie de la vérité” que propose Davidson).
Mais ce fait montre a contrario que dans la version homophonique:
“La neige est blanche” est vrai si et seulement si la neige est blanche,
la signification de l’énoncé entre guillemets est active, saisie par tout locuteur
compétent du français, et que “vrai en vertu du sens” doit être compris comme
“vrai en vertu du sens de tous les mots figurant dans l’équivalence”. Mais c’est
dire que l’expression, guillemets compris:
“la neige est blanche”
n’est pas qu’un nom propre de l’expression mise entre guillemets, au sens où
cette dernière ne figurerait que de manière accidentelle, logiquement non per-
tinente, dans l’expression qui la mentionne. Là encore, il suffit d’opposer la
citation hétéronyme:
L’énoncé le plus souvent pris comme exemple par Tarski est vrai si et
seulement si la neige est blanche,
à la citation ou mention autonyme utilisée plus haut, pour reprendre la termi-
nologie de Recanati (Recanati 1997). Dans ce dernier cas, l’expression est
mentionnée et utilisée à la fois. Pace Quine, la mise entre guillemets est en un
certain sens transparente (je ne prétends pas donner par cette remarque une
théorie des guillemets).
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L’analyticité des équivalences T (quand elles sont analytiques!) provient du


fait que les énoncés ne sont pas simplement cités, mais utilisés, quoique de
manière déviante. De l’oubli de ce point, provient l’idée que ces équivalences
sont vraies seulement en vertu du sens de “vrai”, ou définitionnelles de la vé-
rité. Mais ce même point justifie la conclusion suivante: si la mise entre guille-
mets n’est pas purement citationnelle, il n’y a aucune raison de penser que le
prédicat de vérité est simplement un instrument de décitation. La thèse de dé-
citation repose sur une mauvaise analyse de la citation.
Peut-être cette idée provient-elle d’une lecture hâtive des quelques mots que
Frege consacre à cette question dans Sinn und Bedeutung, à propos du style di-
rect à l’écrit. A y regarder de près, cependant, Frege dit seulement que dans la
mise entre guillemets, les mots n’ont pas leur référence habituelle (“gewöhn-
liche Bedeutung”). Evidemment, cette prudence n’interdit pas par ailleurs de
construire artificiellement les guillemets comme formant des noms d’expres-
sions qui justement n’expriment plus, une fois plongées dans ce type de contexte.

II
L’argument ci-dessus enfonce un coin (du moins je l’espère) contre une va-
riante du déflationnisme. Mais il y a d’autres versions, plus séduisantes, du dé-
flationnisme, qu’il n’atteint évidemment pas: le déflationnisme proposition-
nel, selon lequel “vrai” s’applique fondamentalement à des contenus ou des
actes propositionnels, et selon lequel sa signification est épuisée par les équi-
valences comme:
la proposition que la neige est blanche est vraie si et seulement si la
neige est blanche,
et de manière générale par la collection possiblement infinie des instances du
schéma (MT):1
la proposition que P est vraie si et seulement si P.
Plus séduisantes, parce que le caractère analytique de ces nouvelles équiva-
lences est à l’abri du problème posé par les équivalences hétérophoniques (il
passe le fameux “test” de la traduction de Lewis-Langford promu par Church).
Une telle forme du déflationnisme a été défendue avec vigueur par Horwich
(Horwich 1990), sous le nom de conception minimaliste de la vérité, et plus
modérément par Soames (Soames 1999), selon lequel le déflationnisme,

1 “MT”, pour “Minimal Theory of Truth”, la théorie minimale ou minimaliste de la

vérité, comme dit Horwich.


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considéré de manière assez vague et comme une approche générale, est “cor-
rect”. Traditionnellement, on fait remonter cette perspective à Frege, et plus
nettement à Ramsey.
Horwich insiste sur le fait que sa conception minimaliste est particulière-
ment radicale (c’est un déflationnisme maximal), parce qu’elle ne concerne
pas seulement le “meaning” du mot “vrai”, mais la nature de la vérité elle-
même, distinction qui correspond sans doute à celle introduite plus haut entre
le sens linguistique du mot, et le concept philosophique de vérité qu’on
cherche traditionnellement à clarifier (voir en particulier le Chap. 2 de Hor-
wich 1990). Il écrit par exemple:
Le rôle tout entier de la vérité, aussi bien conceptuel que théorique, peut être expliqué
sur cette base [celle formée par les instances du schéma MT). Cela confirme notre
soupçon que l’effort traditionnel pour discerner l’essence de la vérité -pour analyser
cette qualité spéciale que toutes les vérités sont supposées avoir en commun – est seu-
lement un pseudo-problème basé sur une mauvaise généralisation syntaxique. A la dif-
férence de la plupart des autres propriétés, être vrai n’est pas susceptible d’une analy-
se conceptuelle ou scientifique. Il n’est pas étonnant que sa “nature sous-jacente” ait
résisté obstinément à toute élaboration philosophique; car il n’y a tout simplement rien
de tel. (Horwich 1990, Chap. 1)

Dans le jargon d’Horwich, la conception minimaliste soutient que la vérité


n’est pas une propriété complexe ou naturaliste, un “ingrédient de la nature”,
explicable par une sorte de mécanisme logique, une relation entre les propo-
sitions et la réalité, etc. Et la théorie minimaliste elle-même (c’est-à-dire la
collection infinie des équivalences MT, du moins des équivalences non-para-
doxales) doit dissiper l’apparence de mystère et d’obscurité. Selon la formule
saisissante d’Horwich, “la pertinence d’une théorie de la vérité peut résider
dans sa portée en ce qui concerne la non pertinence de la vérité”.
Horwich a été souvent vu comme un descendant lointain de Ramsey, et de
sa théorie dite “de la vérité-redondance” (lui-même s’attribue la généalogie:
Frege, Wittgenstein, Ramsey, Ayer, Strawson, et Quine, bien qu’il se distingue
de Frege en prétendant proposer une authentique théorie, même si non axio-
matisable, d’Ayer et Strawson en se refusant à identifier les contenus de “P”,
et de “il est vrai que P”, de Quine évidemment en attribuant la vérité aux pro-
positions). Il y a néanmoins une grande différence entre la position de Ram-
sey et le minimalisme d’Horwich.
Il est vrai que Ramsey est à la recherche de quelque chose de “modeste:
simplement savoir ce que ce mot “vrai” signifie [means]”. Et la platitude de
la réponse est à la mesure de la modestie de la question:
Quelle est la signification de “vrai”? Il me semble que la réponse est en fait parfaite-
ment obvie, que tout le monde peut voir quelle elle est, et que la difficulté surgit seu-
lement quand nous tentons de dire quelle elle est, parce que c’est quelque chose que le
langage ordinaire est plutôt mal fait pour exprimer. (On Truth, Chap. I)
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La définition de la vérité de Ramsey (RT) est, comme chacun sait, la vérité


étant rapportée fondamentalement à des états mentaux verbalisables comme
les croyances:
une croyance est vraie si et seulement si c’est une croyance que p, et p,
la lecture substitutionnelle de la quantification (ainsi que la nature pro-phras-
tique, ou non nominale, des variables) permettant de concevoir cette équiva-
lence comme une authentique définition, non pas simplement un schéma (voir
sur ce point Rivenc 1998). Et Ramsey commente:
Cette explication de la vérité est seulement un truisme, mais il n’y a pas de platitude si
évidente que d’éminents philosophes n’aient déniée. (On Truth, ibid.)

Tout cela a bien un parfum de déflationnisme, bien que Ramsey lui-même se


déclarât disposé à ranger sa théorie au nombre des formes variées des théories
de la vérité-correspondance. En fait, il semble avoir pensé que sa définition
était une meilleure formulation de cette idée de correspondance que les for-
mulations habituelles.
Par la signification du mot “vrai”, Ramsey entendait sans doute, non seule-
ment le sens linguistique du mot, ce que les locuteurs sont censés comprendre,
mais bien le concept de vérité, qu’analyse RT (à supposer qu’il distinguât clai-
rement les deux). Mais c’est ici que toute ressemblance avec le déflationnisme
s’arrête: voir plus haut la deuxième idée fondamentale du déflationnisme. Car
Ramsey est bien convaincu qu’avec sa définition, il n’a fait qu’une petite par-
tie du chemin, et à vrai dire la plus aisée, et la moins décisive. Il insiste à plu-
sieurs reprises sur le fait que le problème général de la vérité se divise en deux
questions: la première est posée par les occurrences du mot “ vrai”, et est ai-
sément résolue par RT, la seconde, beaucoup plus ardue, est celle de la réfé-
rence propositionnelle des états mentaux. Pour qu’une croyance soit éventuel-
lement vraie, il faut qu’elle soit croyance que ceci ou cela, croyance que aRb
par exemple, et c’est évidemment là la condition nécessaire pour qu’elle soit
vraie si et seulement si aRb. Il y a là une forme de correspondance qui doit être
de l’ordre de la ressemblance entre des états mentaux et la réalité, indique som-
mairement Ramsey dans un des manuscrits publiés dans On Truth, mais qu’à
ma connaissance il n’a pas eu le temps d’explorer. Or:
Une explication de la vérité qui accepte cette notion de référence propositionnelle sans
analyse ne peut être considérée comme complète. Car toutes les nombreuses difficul-
tés liées à cette notion sont réellement impliquées [involved] dans la vérité, qui dépend
d’elle: si, par exemple, “référence propositionnelle” a des significations tout à fait dif-
férentes en relation avec différents genres de croyances (comme beaucoup le pensent),
une ambiguïté similaire est latente aussi dans “vrai”, et il est manifeste que nous n’au-
rons pas rendu réellement claire notre idée de la vérité tant que ce problème et d’autres
n’auront pas été réglés. (On Truth, ibid.)
524 François Rivenc

Autrement dit, il reste bien un mystère, ou une difficulté philosophique, lors-


qu’on a formulé l’équivalence définitionnelle RT, mystère logé en particulier
dans l’expression “croyance que p”. Ce point, crucial à mon sens, distingue
Ramsey de tous les auteurs qui ont soutenu que la vérité n’était qu’un pseudo-
problème.2

III
Ma position est qu’il y a bien, sinon un mystère, du moins une difficulté, dans
ce genre d’équivalences (le schéma T, la collection MT, ou la définition RT,
comme on voudra), même si je ne la situe pas exactement où Ramsey la voyait
(ce qui ne veut pas dire que la notion d’une croyance que... va de soi). Comme
Ramsey, Tarski les lit de gauche à droite, suivant le schéma syntaxique devenu
habituel des définitions: definiendun à gauche, definiens à droite. Corrélati-
vement, le concept figurant à gauche comme designatum du mot “vrai” est ré-
puté être analysé, défini, et en un certain sens éliminé, par l’explication don-
née à droite, où ne figure plus ce concept, et qui est donc plus simple, plus
primitive, syntaxiquement et sémantiquement parlant. De telles équivalences
amorcent la réduction conceptuelle du concept de vérité à des concepts non
sémantiques, qui s’épanouit dans la véritable définition de la vérité construite
par Tarski (quand elle est possible), et qui était le but explicite de son entre-
prise. Cette méthodologie est évidemment irréprochable, à en juger par ses
succès. Il est clair, par ailleurs, que c’est cet aspect de réduction conceptuelle
qui permet d’enrôler si facilement ces auteurs, Ramsey, Tarski, sous la ban-
nière déflationniste.
Mais, pour secouer un instant la fascination qu’excerce cette lecture de ce
genre d’équivalences, la lecture à la Ramsey-Tarski, demandons-nous ce
qu’aurait pensé un auteur classique, Russell (disons), confronté à ce genre
d’équivalences. Il les aurait bien sûr acceptées comme évidentes; il s’en ré-
clame même, quand en faveur de sa théorie de la vérité par l’existence du com-
plexe correspondant, il fait valoir qu’elle a pour conséquence que la croyance
que aRb est vraie, si et seulement si (c’est un fait que) aRb. Mais il aurait cer-
tainement vu dans l’apparition du mot “vrai” à gauche un commencement
d’explication de ce qui se passe à droite, une manière d’épingler le caractère
de certaines de nos assertions, quand, dans le meilleur des cas, il leur arrive
d’être “correctes”. Il nous arrive (supposons-le) de dire que la neige est
blanche. Cette humble assertion a un trait que ne possède pas celle selon la-
2 Arthur Prior fait aussi remarquer que “la théorie de Ramsey préserve en fait tout ce

qui est vrai dans les autres, même dans les théories “réalistes”.”, Objets de Pensée, Chap. 1, trd.
fr. par J. C. Pariente (2002) de Prior 1971.
Contre la déflation de la vérité 525

quelle la neige est rouge. Lequel? D’être vraie. Naturellement, nous n’avons
là qu’un tout premier commencement d’explication, dans la mesure où tout
porte à penser qu’on a là une propriété relationnelle, et qu’il reste à com-
prendre comment la réalité intervient pour rendre vrai le contenu exprimé.
Mais enfin, nous sommes dans la bonne direction: ce qu’il faut expliquer, fon-
damentalement, c’est le côté droit des équivalences, le discours vrai, qu’on le
répute tel ou non.
On admet que dans un biconditionnel, la force assertive des énoncés com-
posants est levée. Soit. Dans “que la neige est blanche est vrai si et seulement
si la neige est blanche”, nous n’affirmons pas que la neige est, effectivement,
blanche. Mais ce genre d’équivalence correspond à un moment second, ré-
flexif, il s’agit d’un instrument auxiliaire pour comprendre ce qui advient, par
chance ou par méthode, à certaines de nos assertions, celles qui sont... vraies,
justement. Dire que la proposition que la neige est blanche est vraie, cette re-
marque est un début de commentaire philosophique sur le statut des assertions
selon lesquelles la neige est blanche.
La lecture russellienne des équivalences va de droite à gauche: je dis “rus-
sellienne” un peu par convention, on pourrait tout aussi bien dire “classique”.
L’idée est que le côté gauche ne fait qu’expliciter, en mentionnant la vérité, ce
qui était déjà logé au coeur du côté droit, quand dans l’usage ordinaire des
énoncés, la force assertive est présente et saisie comme telle par l’auditeur,
comme prétention à la vérité. C’est peut-être ce que voulait dire Descartes,
quand dans la lettre à Mersenne du 16 Octobre 1639, il suggère qu’il est inin-
téressant de chercher à définir la vérité, parce qu’une telle définition passerait
par une affirmation, que l’auditeur devrait déjà comprendre comme vraie ou
prétendant l’être (on trouve une remarque comparable dans la 1ère Recherche
Logique de Frege).
Il y a quelque chose de naturel dans cette lecture de droite à gauche, à quoi
on sera peut-être plus sensible si l’on revient sur ce qu’a de finalement étrange
la position de Ramsey. Ramsey est prêt à admettre que “la vérité consiste dans
une relation entre les idées et la réalité ” (On Truth, Chap. 1), mais d’un autre
côté, face aux nombreuses difficultés liées à l’idée de correspondance, il se
réjouit d’avoir donné:
une claire définition de la vérité qui évite toutes ces difficultés en ne faisant pas du tout
appel à une notion de correspondance. (ibid.)

Il est quand même curieux d’affirmer simultanément qu’il y a des relations


importantes entre certaines de nos énonciations et la réalité, et qu’on peut se
débarrasser facilement du mot “vrai” sans en parler. Car, comme le fait re-
marquer subtilement Austin (ce sont les dernières lignes de l’article “Truth”):
526 François Rivenc

Si on admet (si) que la relation plutôt inintéressante [boring] et pourtant satisfaisante


entre les mots et le monde qui vient d’être discutée ici a réellement lieu, pourquoi l’ex-
pression “est vrai” ne serait-elle pas notre manière de la décrire? Et si elle ne l’est pas,
quoi d’autre l’est? (Austin 1950)

IV
Laissons Ramsey. Cette différence de lecture des équivalences une fois notée,
est-ce une différence qui fait la différence? Je crois que oui, bien qu’elle ne
soit pas facile à identifier exactement.
On peut à la fois tomber d’accord sur l’équivalence entre une prédication
de vérité et la simple et directe assertabilité d’un contenu, et diverger sur le
programme philosophique qu’on a en vue. On peut vouloir une théorie de la
vérité pour elle-même, une théorie du concept de vérité tel qu’on le trouve,
comme une notion parmi d’autres, dans notre appareil conceptuel. Ce concept
est à la fois transparent, et paradoxal, comme le montre la confrontation des
équivalences et du paradoxe du Menteur dans ses différentes formes. Une telle
théorie du concept de vérité aura pour but de sauver autant que possible l’in-
tuition sous-jacente aux équivalences, tout en remédiant aux paradoxes; on
peut même soutenir, à l’extrémité de cette voie, qu’il ne s’agit pas tant de re-
médier aux paradoxes, que de les exploiter pour mettre en lumière la circula-
rité du concept de vérité:
Le comportement des énoncés pathologiques, selon nous, est enraciné dans la véritable
signification de la vérité. (Gupta & Belnap 1993, Chap. 7)

Cette caractéristique propre à la théorie “révisionnelle” de la vérité mise à part,


cette tradition remonte évidemment à Tarski, et se prolonge avec l’article de
Kripke “Outline of a theory of truth” (Kripke 1975), et tous ses descendants
(Soames 1999 par exemple).
D’un autre côté, on peut désirer mettre la clarification du concept de vérité
au service d’une meilleure compréhension des relations favorables qu’entre-
tiennent, de temps à autres, nos assertions et le monde. Naturellement, ce
concept est à clarifier, d’une part parce que l’usage ordinaire ne le maîtrise que
mal ou pas du tout, d’autre part parce qu’une théorie naïve mène rapidement à
des inconsistances. Mais le but est bien celui d’une meilleure sémantique, au
sens traditionnel d’une philosophie du langage: le concept de vérité, à côté de
ceux de proposition, d’assertion, de référence, d’états de choses, etc., n’est
qu’un moment, un aspect, ou un outil de l’analyse. Cette tradition est certaine-
ment celle de Russell (plutôt: des Russells, si on prend en compte l’explication
causale des expressions immédiates d’expériences perceptives de 1939), d’Aus-
tin, et de la sémantique des situations de Barwise-Perry-Etchemendy. En bref,
une théorie de la vérité doit rendre des services sémantiques fondamentaux.
Contre la déflation de la vérité 527

Ces deux perspectives sont distinctes, et même, en un sens, incarnent deux


méthodologies diamétralement opposées (comme l’a soutenu Etchemendy: la
première est éliminative, la seconde est instrumentale). Mais opposition ne
veut pas dire étanchéïté. Les travaux qui utilisent tout l’appareil linguistique
disponible pour construire un concept présentable de vérité célèbrent réguliè-
rement, serait-ce de manière quelque peu incantatoire, l’utilité ultérieure de ce
concept pour mieux comprendre les liens du langage et du monde. Et surtout,
les résultats et les outils théoriques de l’une des voies peuvent être mis au ser-
vice de l’autre: c’est le cas de l’idée d’une hiérarchie de langages et de prédi-
cats de vérité, comme de l’approche en termes de point fixe, etc. D’où la dif-
ficulté à y voir clair.
De ce point de vue, on comprend mieux pourquoi Tarski a pu être “récu-
péré” par le déflationnisme. La recherche d’une définition éliminative de la
vérité peut, plus facilement que la seconde voie, être absorbée dans une vaste
opération de dégonflage des problèmes philosophiques. Mais tous les post-
Tarskiens ne sont des déflationnistes (voir Gupta 1993). Est-il besoin d’ajou-
ter que, contrairement à une idée répandue, l’opposition ne pivote pas sur la
question de savoir s’il y a, ou s’il n’y a pas de “métalangage”? Pour Tarski
comme pour Russell, il n’y a au bout du compte qu’un langage, à travers les
différentes langues naturelles dans lesquelles il s’incarne, qui contient les mé-
talangages (en un usage analogique de ce terme) des fragments qu’on peut et
doit y isoler. Mais chez Russell, la hiérarchie des prédicats de vérité éclaire
le fait que les relations entre nos assertions et le monde sont très différentes
suivant les niveaux, et deviennent de plus en plus ténues quand on monte. La
vérité, comme l’être selon Aristote, se dit de multiples façons. Si l’on admet
l’auto-référence propositionnelle, à la manière de Barwise-Etchemendy (et
quelques constructions conceptuelles des notions de faits, propositions, situa-
tions,etc.), on doit abandonner la notion de la totalité du monde: il y a des pro-
positions fausses dans tout modèle du monde, mais dont la fausseté n’est pas
un fait dans le monde (les propositions paradoxales). On chercherait en vain
des conclusions ontologiques de cet ordre chez Tarski. Et c’est pourquoi il était
parfaitement fondé à dire que la conception sémantique de la vérité était épis-
témologiquement, ontologiquement, bref philosophiquement, neutre.*
* Note 1: je n’ai pas touché un mot des paradoxes de la vérité. Cela ne veut pas dire que

je pense, comme Austin, qu’ils ont une solution simple, parce qu’un “statement”, comme
évènement historique daté, acte d’un locuteur, ne peut faire référence à lui-même. Il me sem-
ble préférable d’attribuer la vérité ou la fausseté à des propositions, qui peuvent être identiques
bien qu’exprimées par des assertions distinctes (“je suis fatigué” dit par moi, et “il est fatigué”,
dit de moi: dans les deux cas, c’est ce qui a été dit qui est, -hélas!-, vrai).
Note 2: je ne sais pas jusqu’à quel point je suis prêt à soutenir jusqu’au bout les idées
exprimées ci-dessus. Disons plutôt qu’il s’agit d’un effort pour “voir les choses autrement”.
528 François Rivenc

REFERENCES
AUSTIN 1950, “Truth”, in Philosophical Papers, 1970, Oxford U. P.
GUPTA 1993, “A Critique of Deflationism”, Philosophical Topics, 21.
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HORWICH 1990, Truth, 1990, Oxford, Blackwell.
KRIPKE 1975, “Outline of a Theory of Truth”, Journal of Philosophy 72, 1975.
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2002.
QUINE 1970, Philosophy of Logic, Prentice-Hall.
RECANATI 1997, “Opacity and the Attitudes”, CREA, Rapport n° 9709, Mai 1997.
RIVENC 1998, “Ce que Ramsey a vraiment dit, ou la théorie prophrastique de la vérité”, Philo-
sophie 57, Mars 1998.
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