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Conférence 4/11/2010. Université de Kyoto.

Le positivisme dans la science européenne du droit


constitutionnel : quatre étapes.

Olivier Jouanjan, Universités de Strasbourg et Fribourg-en-Brisgau

Introduction

Le positivisme est une invention récente. Le mot lui-même, qui n’était pas alors
spécialement appliqué à la science juridique, ne remonte pas au-delà d’Auguste
Comte, un auteur français de la première moitié du XIXe siècle. Bien sûr, il y eut
avant même cette époque des manières de « faire du droit » que nous pouvons
qualifier rétrospectivement de « positivistes ». Mais j’appellerai positivisme ce
mouvement fondamental de la science européenne du droit qui, au XIXe siècle,
affirme un canon spécifique de scientificité et disqualifie le recours au droit naturel
ainsi qu’à l’histoire comme ressources permettant de travailler sur le droit en vigueur
en l’interprétant voire en le corrigeant au nom soit de la nature, soit de l’histoire. Le
positivisme est alors une position de combat et se définit d’abord contre le
jusnaturalisme et l’historicisme, ce dernier ayant fait une percée spectaculaire durant
la première moitié du XIXe siècle.

Ce phénomène de rejet, on le voit assez largement à l’œuvre en Europe, à


partir des années 1830-1850 pour devenir largement dominant vers la fin du siècle.
On le voit à l’œuvre dans le droit privé autant que dans le droit public. En Angleterre,
inspiré par l’utilitarisme de Bentham, John Austin développe son « analytical
jurisprudence » qui entend rompre avec le jusnaturalisme blackstonien. Un peu plus
tard, Dicey adoptera la méthode austinienne dans An Introduction to the Study of the

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Law of the Constitution. En France, l’école de l’exégèse fleurit, prétendant bannir
hors du droit toute référence au droit naturel. Le droit administratif français se borne
à étudier les « lois administratives » et la jurisprudence du Conseil d’État. En
Allemagne, la césure véritable sera la Révolution nationale-libérale manquée de
1848-1849 : dès les débuts de la réaction qui s’ensuit, le droit civil (Pandectisme)
commence, chez Windscheid par exemple, de rejeter le paradigme historiciste
jusque là dominant de l’école historique (Savigny, Puchta) et le projet d’un droit
public « positif » s’installe dès le début des années 1850 pour devenir jusqu’à la
République de Weimar dominant. Cette école positiviste du droit public allemand
(Gerber, Laband) aura une influence européenne quelques années plus tard et il
suffira ici de citer la réception italienne de cette école qui marquera, à travers l’œuvre
d’Emmanuele Orlando une césure profonde, de telle sorte que toute l’historiographie
italienne du droit public distingue une période « pré-orlandienne » d’une période
« post-orlandienne ».

Il y a suffisamment de témoignages donc – et l’on n’en a donné ici qu’un petit


nombre – pour justifier l’idée que quelque chose se passe dans la science du droit
public, quelque chose qui est décisif pour la suite des événements.

On peut faire l’hypothèse que le positivisme pénètre la science du droit


constitutionnel lorsque les systèmes constitutionnels sont ou paraissent stabilisés. A
l’époque des convulsions révolutionnaires ou des crises latentes ou patentes, l’objet
constitutionnel est trop sensible. En traiter, c’est nécessairement s’engager pour l’un
des camps en conflit ou en tension. La neutralité est une position difficile. C’est
pourquoi, sur le continent européen, jusqu’à la grande vague révolutionnaire de
1848, alors que les systèmes politiques continentaux sont travaillés par de fortes
tensions politiques, l’on voit les « doctrines constitutionnelles » essentiellement
engagées, dans le camp libéral ou dans le camp monarchiste. C’est l’époque des
professeurs « politiques » comme diront les Allemands. On peut tout au plus
observer, à côté de ces doctrines engagées, une certaine littérature pratiquant une
exégèse littérale ou même la paraphrase des textes, évitant de poser les « questions
qui fâchent » (celle de la « souveraineté » par exemple). C’est par exemple la
situation en Italie où, à côté de la doctrine engagée, s’est développée une littérature
de « commentaire » sans prétentions scientifiques quelconques. A Paris, le premier
cours de « droit constitutionnel » professé par Pellegrino Rossi à partir de 1834

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entend calmer toute ardeur révolutionnaire de l’élite de la jeunesse en démontrant
toutes les qualités du régime en place, la Monarchie de Juillet, conformément à la
lettre de mission définie par le ministre de Louis-Philippe, François Guizot.

Il faut dépassionner la matière sensible, au plan politique, qu’est le droit


constitutionnel. Toutefois le positivisme, qui va participer de cette tendance en tant
qu’il affiche une neutralité de principe à l’égard de son objet, affiche une autre
prétention que les exégètes du début du siècle n’avaient pas. Une prétention
scientifique. Cela veut dire : établir le droit public en général et le droit constitutionnel
en particulier sur des bases méthodologiques qui leur permettent de soutenir la
comparaison avec la science du droit privé. Cela est particulièrement visible en
Allemagne où, à la suite de l’école historique, s’était formée la grande école du droit
civil européen. Il s’agira, à partir de 1850, de donner au droit constitutionnel – ou
comme on l’appelle là-bas : droit de l’État – un « traitement véritablement
scientifique ». Parce que les objets – les constitutions en vigueur – apparaissent
stables, une science de ces objets, le droit constitutionnel, apparaît possible. Par
ailleurs, il s’agit d’affirmer la dignité scientifique de la matière afin d’assurer son
ancrage institutionnel au sein des facultés de droit où domine, impérieuse, la science
du droit civil et le droit romain.

Pourtant, si l’on peut constater une unité d’intention et de démarche, le mot


« positivisme » recouvre bien des orientations et des méthodes différentes. Il serait
judicieux de parler des positivismes au pluriel. Ce qu’ils ont en commun c’est la
prétention scientifique. Le positivisme n’est pas tant la position qui affirme que le droit
se confond avec la loi positive, que la position qui affirme la neutralité axiologique du
juriste dans le traitement de son objet, comme condition nécessaire d’une véritable
science du droit. Ce dont il faut prémunir le travail sur le droit, c’est le jugement de
valeur et, au tournant du siècle, la querelle du positivisme – dans les sciences
sociales en général – prendra la forme d’une dispute sur les « présupposés »
(Voraussetzungen), une science véritable devant garantir la
« Voraussetzungslosigkeit », l’absence de présupposés, c’est-à-dire d’évaluations.

Je me bornerai ici à évoquer quelques unes des principales figures allemandes


et françaises de l’attitude positiviste dans le champ du droit public, autant de
méthodes qui ont cherché à se ranger sous la bannière générale de la neutralité
scientifique. J’étudierai successivement, dans leurs grandes lignes seulement : (1)

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Carl Friedrich Gerber et Paul Laband : un positivisme conceptualiste ; (2) Georg
Jellinek : la sophistication néo-kantienne du positivisme ; (3) Hans Kelsen : le
normativisme radical ; (4) Léon Duguit : un positivisme sociologique.

1. L’école Gerber-Laband ou le positivisme conceptualiste

C’est en 1852 que Carl Friedrich Gerber publie son premier livre consacré au
droit public, Sur les droits publics. Son ambition avouée est de transposer dans ce
domaine la science juridique développée par son maître, Georg Friedrich Puchta, le
disciple de Savigny. Ce projet trouvera son achèvement dans les Principes du droit
public allemand dont la première édition date de 1852. Paul Laband donnera toute
son ampleur à ce projet avec la publication de son Droit public de l’Empire allemand,
en 4 volumes, une publication qui commence en 1876, alors qu’il vient d’arriver
comme professeur à l’Université de Strasbourg redevenue allemande en 1871. Bref,
c’est Gerber qui fixe le programme et Laband qui l’exécute complètement.

Dès 1852, Gerber note que le moment est venue de donner à la science du
droit constitutionnel un « véritable traitement scientifique ». La fin des agitations
libérales ouvre la porte à une science « véritable » du droit de l’État. Il inscrit donc
clairement son œuvre dans le sillage de la réaction monarchique en Allemagne.

Un traitement véritablement scientifique, cela signifie que doivent être bannies


toutes les considérations politiques, éthiques, morales et même historiques du
champ de la science du droit constitutionnel. C’est le leitmotiv du positivisme qui se
définit comme purification de la science du droit des éléments non juridiques. Le droit
ne peut être pleinement compris et construit qu’à partir du droit lui-même. Voilà l’idée
séminale du positivisme juridique.

Gerber reprend de son maître Puchta l’idée selon laquelle un système juridique
est un système de possibilités de la volonté. Le droit public doit donc être un sous-
système de ce système général se démarquant du droit privé, qui en forme l’autre
sous-système, par un critère. Ce critère doit être formel. En effet, s’agissant d’un
critère qui doit différencier a priori la sphère du droit public de la sphère du droit
privé, s’il était « matériel » (par exemple : les buts spécifiques poursuivis par l’État),

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on introduirait dans la construction du système du droit public des éléments
nécessairement politiques ou moraux qui contrediraient l’impératif catégorique de
purification du droit public. Ce critère tient, selon Gerber, à une certaine modalité de
la volonté. Le système du droit public est un système des possibilités de la volonté
en tant que celle-ci domine. La domination (Herrschaft) devient le critère du droit
public : celui-ci est un droit de la domination. L’Etat est le sujet de la domination
(celui qui l’exerce), l’individu, son objet. Pour construire juridiquement ce sujet de la
domination, il est nécessaire de postuler la personnalité juridique de l’État. La
domination devient ainsi le principe du droit public et la personnalité de l’État, sa
« pierre angulaire » comme dira Gerber. Cette conception prévaudra largement sur la
science allemande du droit public jusqu’à l’instauration de la République de Weimar
après la première guerre mondiale.

Mais cette doctrine n’a pas réfléchi davantage ses propres fondements
épistémologiques et méthodologiques. Elle est restée complètement naïve de ce
point de vue. Laband, qui s’inscrit complètement dans le projet de Gerber, explique
que la science du droit consiste exclusivement en opérations logiques et déductives.
On doit parler de formalisme. La science du droit découvre des relations formelles et
opère donc ainsi de manière formelle. C’est-à-dire que tout ce qu’elle doit manipuler
de « matériel » (les contenus juridiques) elle le postule comme préexistant à sa
propre opération. Pour reprendre une expression usuelle de cette science : la
science du droit doit « construire » ces relations formelles, mais elle ne construit pas
le contenu des éléments qu’elle met en relation. C’est du moins ce qu’elle prétend.
Ainsi, il appartient à la science du droit de déterminer juridiquement (construire) la
relation entre le monarque et les assemblées représentatives, de construire cette
relation en tant qu’elle aboutit formellement à l’acte législatif (l’intervention des
chambres se caractérise par une simple participation à la législation du monarque).
Mais elle considère que la définition de ce qu’est un Monarque ou une assemblée
représentative n’est pas de son ressort. Elle postule que ces notions lui préexistent,
qu’elles lui sont données d’avance. Autrement dit elle nie son propre pouvoir
d’interprétation de ces notions. C’est pourquoi elle considère sa tâche comme
simplement celle d’une mise en relation formelle de ces notions préexistantes.

Bien sûr, elle interprète ces notions (comme la définition du droit subjectif
comme pouvoir de la volonté est bien le résultat d’une interprétation scientifique).

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Mais elle nie qu’elle le fasse. Elle s’auto-illusionne sur ses méthodes et ses
opérations. C’est ainsi que l’on peut caractériser ce que, depuis Jhering, l’on appelle
la « Begriffsjurisprudenz », la science juridique « conceptualiste » : c’est la science
juridique qui croit en l’existence d’une « réalité juridique », c’est-à-dire à ce que les
concepts juridiques sont des idées préexistantes (l’idée du monarque, l’idée du droit
subjectif, l’idée de l’assemblée représentative, l’idée de loi etc.) que l’on découvre
mais que l’on ne construit pas. Il s’agit d’une sorte de « platonisme » ou
d’ « essentialisme » juridique rêvant un ciel étoilé de concepts juridiques purs et
parfaits.

Telle est la condition pour que l’on puisse considérer que la science
« véritable » du droit, que ses constructions sont des opérations purement logiques,
déductives. L’on voit ainsi que, considérée comme étant pure opération de logique
formelle, la science du droit peut se considérer comme étant elle-même « pure » et
apolitique : les contenus du droit constitutionnel lui sont donnés, elle les découvre ;
puisque c’est en eux que se trouvent les contenus politiques du droit constitutionnel,
une science « purement » déductive du droit constitutionnel ne construit et donc
n’introduit par elle-même dans son discours aucun contenu politique ou moral. Elle
est strictement dépolitisée.

Mais ce n’est là qu’une croyance et, comme je l’ai dit, une illusion que cette
science se fait sur elle-même. Il n’est écrit nulle part d’avance ce qu’est un droit
subjectif, un monarque etc. Il n’y a aucune « essence » substantielle des éléments
matériels du droit. De sorte que cette science du droit constitutionnel construit bien,
en vérité, ses concepts matériels et produit bien une science politique du droit
constitutionnel qu’elle n’avoue pas. La doctrine weimarienne parlera d’une
cryptopolitisation du droit constitutionnel.

2. Georg Jellinek et la sophistication néo-kantienne du droit


constitutionnel

Georg Jellinek appartient à la génération qui a suivi immédiatement celle de


Gerber et Laband. Il naît en 1851. Et cette date a une importance car, très tourné
vers la philosophie, il sera marqué par un mouvement philosophique qui commence

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à se développer en Allemagne dans les années 1860, le néo-kantisme. Or, le néo-
kantisme est fondamentalement une théorie de la connaissance. Ce qui signifie que,
influencé par ce mouvement, Jellinek sera amené à repenser jusqu’en ses
fondements l’épistémologie juridique.

Or, le principe de base du néo-kantisme pose que les objets de la


connaissance ne sont pas donnés aux sujets connaissants, mais que ceux-ci ont à
les construire. On voit aussitôt ce qui va fondamentalement séparer Jellinek de ses
prédécesseurs. Jellinek ne peut croire à l’existence d’une réalité juridique
conceptuelle préexistant à la science du droit puisque c’est à cette dernière qu’il
appartient de construire ses objets et donc ses concepts.

C’est ce qu’il dit on ne peut plus nettement : les concepts juridiques ne sont pas
des notions « substantielles », mais des notions « fonctionnelles ». La démarche
scientifique n’est pas de découvrir « ce qu’est » la propriété, le contrat ou l’État (les
quiddités) mais comment les penser et les construire pour ordonner le discours de la
science juridique. Il qualifie expressément la démarche de ses prédécesseurs de
« scolastique ». Il récuse donc clairement tout « essentialisme » juridique.

Il dit d’ailleurs à Laband, dans la partie méthodologique de son principal livre,


L’État moderne et son droit, que l’on ne peut mettre de côté, hors de la science
juridique, ce que Laband exclut explicitement, à savoir le travail sur la détermination
des concepts matériels du droit, autrement dit le travail de l’interprétation juridique.
Nul autre que le juriste, lorsque le législateur ne l’a pas fait, ne peut faire ce travail
nécessaire de construction des objets. L’État n’est pas une « personne » parce que il
possèderait des qualités intrinsèques qui en ferait une personne, mais seulement
parce que si je veux tenir un discours juridique cohérent sur l’État je n’ai pas d’autre
concept à ma disposition que celui de personne qui permet de voir dans l’État un
sujet agissant. La notion même de personne ne désigne pas une « substance » mais
une abstraction que la science juridique doit faire à raison de ses contraintes propres
(faire agir des sujets selon des règles). La personne elle-même, en général et donc
la personne de l’État en particulier, doit être construite non pas comme une entité,
mais comme une relation. Et Jellinek montre tous gains que l’on retire d’une telle
construction. Si l’on doit dire que la personne est une relation, ce n’est donc pas
parce qu’elle le serait en elle-même (d’ailleurs une personne juridique n’existe pas en
elle-même) mais parce que cela me permet d’expliquer davantage de relations

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juridiques et de rendre plus cohérent le discours de la science juridique. Notamment
en définissant l’État comme « personne relationnelle », on peut enfin construire ce
que ni Gerber, ni Laband ne pouvaient faire, à savoir le « rapport de droit public » :
l’État agissant juridiquement doit être construit comme relation à ses citoyens et il ne
prend sens qu’en tant que rapport juridique à ses citoyens. Ceux-ci ne peuvent donc
plus être définis comme des « objets » de la puissance publique, mais comme des
« sujets » du droit public en tant que relation à l’État. On peut ainsi construire la
catégorie des « droits publics subjectifs » qu’avaient rejeté Gerber et Laband.

Il n’y a donc pas de vérité intrinsèque des concepts juridiques (des idées pures)
si l’on entend par vérité la correspondance avec la chose en soi. Tout kantien sait
que la chose en soi est inconnaissable et que donc la correspondance entre un
concept et la chose en soi est impossible (puisqu’il faudrait que je puisse aussi
connaître la chose en elle-même). Il y a plutôt une qualité des notions juridiques
construites qui s’évalue à travers leur pouvoir d’explication (un concept est meilleur
s’il explique davantage de phénomènes de la vie juridique) et en termes de
cohérence (un concept est meilleur s’il apporte dans le système juridique une plus
grande cohérence d’ensemble). C’est de ce point de vue qu’il faut comprendre et
évaluer les grandes théories de Jellinek, à savoir, outre la doctrine des droits publics
subjectifs, celles de l’autolimitation de l’État, de la souveraineté ou encore de la
théorie de l’organe et de la représentation, sur lesquelles je ne peux m’arrêter ici
faute de temps.

3. Kelsen et le normativisme radical

A bien des égards, Kelsen doit beaucoup à Jellinek, même s’il en a dit du mal.
C’est à tout le moins leur filiation néo-kantienne qui les rapproche. D’ailleurs Kelsen a
suivi le séminaire de Jellinek à Heidelberg. Mais on peut résumer la critique que
Kelsen adresse à Jellinek comme suit : Jellinek, même s’il a posé la distinction entre
être et devoir-être, n’a pas été suffisamment radical. Il n’a pas détaché radicalement
la sphère de l’être (le monde empirique) de celle du devoir-être (de la norme). Le
normativisme kelsénien procède d’une telle radicalisation de la césure en être et
devoir-être.

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La conséquence en est la suivante : tout phénomène juridique doit être réduit
en normes. Si norme et fait doivent être séparés, il est alors non pas seulement
inutile, mais méthodologiquement inacceptable de chercher aux phénomènes
normatifs des bases empiriques. C’est ce que Jellinek faisait : il n’avait introduit
qu’une séparation relative entre la norme et le fait. Un concept normatif était la
traduction dans le discours juridique de phénomènes empiriques. Le concept
juridique de l’Etat présupposait pour lui une sociologie de l’État. Il ne s’agissait pas
de déduire le concept juridique de l’État du concept sociologique de l’État (ainsi il ne
déduisait pas du fait à la norme) mais de le traduire. Il restait kantien en ce sens où
une formule célèbre de Kant dit que toute connaissance commence dans la
sensation (perception des phénomènes empirique) mais aucune connaissance ne
s’épuise dans la sensation, il faut encore le concept qui, lui, n’est pas donné par la
sensation.

Chez Kelsen, la séparation radicale entre fait et norme condamne


irrévocablement cette manière de voir. Ainsi, aussi sophistiqué qu’ait été le concept
jellinékien de personne ou de sujet de droit, sa faiblesse tient à ce qu’il éprouve le
besoin de le rapporter à des sujets réels (ce que Jellinek appelle « abstraction »).
Cela amène Jellinek a introduire dans son discours des sujets qui, aussi abstraits
soient-ils, sont considérés comme ayant des qualités juridiques propres
indépendamment des normes objectives, du droit objectif. Je prendrai un seul
exemple pour essayer d’expliquer ce point. Dans la logique de son propre discours,
Jellinek dit : L’État est un sujet qui a et a nécessairement un ordre juridique. L’ordre
juridique est l’attribut nécessaire d’un sujet que je dois considérer comme étant autre
chose (juridiquement, abstraitement) qu’un ordre juridique. Chez Kelsen, la chose est
connu, l’État ne peut pas être défini autrement que comme ordre juridique : l’État est
un ordre juridique. L’État ne peut être autrement conçu que comme un système de
normes. Il n’y a pas de sujet hors des normes. Et comme l’on sait, le mot sujet de
droit ne remplit plus chez Kelsen qu’une fonction pratiquement métaphorique, sans
qualité propre, et désigne un centre d’imputation de normes. D’où son rejet de la
distinction classique entre droit subjectif et droit objectif. Tout sujet n’est qu’une sorte
de point en lui-même vide et qui n’a de consistance juridique qu’en tant qu’il est pour
ainsi dire rempli de normes. L’État n’est donc pas un sujet qui créerait de sa propre
volonté un ordre juridique, des lois, des règlements etc. Il est un système de normes.

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Mais cela amène Kelsen à proposer une conception radicalement nouvelle du
système normatif. Car, nous le savons tous, un système normatif évolue, bouge. S’il
n’y a pas de sujet ayant la volonté de faire bouger le système comment ce
mouvement s’explique-t-il ? Pour ce faire, Kelsen introduit l’idée de « dynamique
juridique ». Il s’agit d’une théorie difficile mais essentielle car, si on ne la comprend
pas, on ne comprend rien à Kelsen et, notamment, l’on donne un image
complètement faussée de ce que l’on appelle la « hiérarchie kelsénienne des
normes ».

Un système juridique ne doit pas être vu comme un empilement statique de


normes. Une caractéristique du droit, c’est qu’il règle lui-même les conditions de sa
propre production. Tout système juridique contient des règles plus ou moins
complexes qui déterminent sa propre formation (compétences, procédures). Ainsi,
une norme est valide dans un système juridique parce qu’elle a été produite
conformément à une norme qui en réglait la production. Ce n’est pas parce qu’une
assemblée adopte un texte que ce texte doit être dit loi et être tenu pour valide dans
le système juridique. Cette assemblée même n’est qu’un système de normes (réglant
sa composition et ses compétences) et le texte qu’elle prend est une loi (valide) dès
lors qu’elle a été prise conformément aux règles de compétence, de forme et de
procédure. Une loi n’est donc pas « valide » parce qu’elle serait par son contenu
conforme au contenu d’une autre norme (hiérarchie statique), mais parce qu’elle a
été produite conformément aux normes qui en règle la production.

On peut ainsi expliquer la définition célèbre de la norme qu’on trouve au début


de la Théorie pure du droit : une norme est la « signification objective d’un acte de
volonté ». L’acte de volonté est un phénomène empirique. Mais il n’est pas et ne
peut pas être la norme même (séparation du fait de la volonté et de la norme). C’est
sa « signification » que l’on doit appeler strictement la norme. Mais cette signification
doit être « objective » pour pouvoir être considérée comme une norme par tous. Ce
n’est pas la signification que l’auteur de l’acte de volonté attribue à cet acte de
volonté qui peut en faire une norme. Signification objective de l’acte de volonté, cela
ne peut que vouloir dire : le contenu de cet acte de volonté est tenu pour norme
parce que, par sa formation, il doit être considéré comme tel conformément aux
règles de production du droit que contient l’ordre juridique. Ce n’est pas l’adéquation
du contenu de l’acte de volonté au contenu d’une norme supérieur qui fournit

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l’objectivité nécessaire. Sur ces contenus, on le sait, on se dispute et nul ne peut
prétendre détenir l’interprétation vraie du contenu d’une norme. Pour Kelsen, il
n’existe pas de règles scientifiques de l’interprétation juridique. Ce qui fait donc qu’un
acte de volonté doit être considéré comme ayant créé une norme dans le système
c’est qu’il a été pris conformément aux normes de production des normes, aux règles
formelles de compétence et de procédure. Est « supérieure », la norme qui règle la
production d’une norme qu’on appellera inférieure. La « hiérarchie » des normes est
donc formelle et procédurale et ne s’explique que dans le cadre de cette conception
dynamique de l’ordre juridique.

Donnons un exemple classique : Kelsen dit, il n’y a pas de « lois


inconstitutionnelles ». Pourquoi ? Un acte de volonté posé conformément aux règles
de compétence et de procédure présidant à la production des lois crée une loi.
Sinon, il ne crée rien, juste un texte sans signification normative que je ne peux
appeler « loi ». Une loi est valide. Elle ne peut être scientifiquement dite
« inconstitutionnelle », quels que soient les doutes qu’on puisse avoir sur sa
conformité matérielle aux règles supérieures. Il peut exister qu’un système juridique
consacre l’existence d’un organe spécial (cour constitutionnelle) ayant compétence
pour statuer sur cette conformité des lois à la constitution. C’est seulement si la
procédure de contrôle est mise en œuvre et si cette cour prend une décision de non-
conformité que la loi sera abrogée ou annulée, qu’elle disparaît de l’ordre juridique.
La constitution a ainsi organisé une compétence et une procédure spéciale de
destruction des normes législatives. La loi, donc, aussi inconstitutionnelle qu’on la
considère, est valide jusqu’au moment où la production d’une autre norme (la
décision de la cour) procède à sa destruction, auquel cas elle n’est plus une loi. Dès
qu’elle est dite inconstitutionnelle par l’organe compétent, la loi n’est plus une loi ;
mais tant qu’elle ne l’a pas été, elle est toujours une loi. Il n’y a donc pas de loi dont
on puisse dire scientifiquement qu’elle soit « inconstitutionnelle ». L’affirmation
« cette loi est inconstitutionnelle » est une prise de position politique et non de
science juridique.

La théorie pure du droit de Kelsen est un système d’une implacable logique


destiné à marquer une ligne de démarcation stricte entre jugement politique et
jugement juridique. C’est le résultat de son normativisme radical. Mais celui-ci
débouche également sur un formalisme non moins radical et d’ailleurs expressément

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revendiqué par Kelsen. Il y a toutefois plusieurs points de faiblesse et je me bornerai
à en soulever un seul.

Les règles de production de normes ne sont pas – nous le savons tous – aussi
claires et indiscutables que la théorie pure du droit voudrait nous le faire croire. Un
organe est-il compétent, une forme a-t-elle était respectée, la procédure a-t-elle bien
été suivie ? En règle générale, toutes ces questions sont tout autant susceptibles
d’interprétations contradictoires que les questions se rapportant aux règles de fond,
aux règles matérielles (la loi a-t-elle respecté tel droit fondamental ?). Or Kelsen nous
dit qu’il n’y a pas de méthode scientifique d’interprétation nous permettant de dire
avec certitude que telle interprétation est vraie ou fausse. Cela vaut aussi pour ce
qu’il appelle les « règles de production de normes ». Dès lors on ne peut jamais dire
qu’une norme est conforme aux normes qui en règlent la production avec une
certitude plus grande que lorsque l’on dit qu’une norme est conforme à une norme
matérielle. La distinction entre les deux types de normes (formelles et procédurales
d’un côté, matérielles de l’autre) ne peut pas – à mon sens – assumer la fonction que
Kelsen lui assigne dans sa conception dynamique de l’ôté, matérielles de l’autre) ne
peut pas – à mon sens – assumer la fonction que Kelsen lui assigne dans sa
conception dynamique de l’ordre juridique.

4. Duguit et le positivisme sociologique

Je voudrais, pour terminer cette rapide exploration, donner un aperçu sur une
tout autre manière de concevoir le positivisme en droit, cette manière
« sociologique » dont Léon Duguit (1859-1928) est le principal représentant français
dans le champ du droit public.

Le positivisme sociologique de Léon Duguit s’inscrit dans une tradition


intellectuelle française inaugurée durant la première moitié du XIXe siècle par
Auguste Comte et qui constitua le milieu intellectuel dans lequel l’idée républicaine
put durablement s’installer en France après l’effondrement du Second Empire de
Louis Napoléon Bonaparte en 1870. Il s’agit d’un milieu « positiviste » et « radical »,
radical signifiant ici un courant politique que l’on peut qualifier de gauche bien que
non socialiste, anti-marxiste. C’est le milieu qui prône la « réforme » sociale pour

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réduire la lutte des classes et éviter la révolution prolétarienne. C’est le moment de la
« découverte » ou de l’ « invention » du « social ». L’État, interventionniste et
redistributeur, doit guider le développement de la société industrielle en garantissant
des conditions aussi décentes que possible aux classes défavorisées.

La sociologie, qui s’installe à cette époque dans le paysage universitaire et


intellectuel devient le savoir de base nécessaire à l’entreprise politique qu’il s’agit de
mener à bien. Il ne s’agit pas d’une sociologie « spéculative », mais d’une sociologie
positive qui puisse être efficace pour orienter la réforme sociale. Le grand nom de la
sociologie de cette époque est évidemment celui d’Émile Durkheim. Il n’est pas
anodin que Durkheim fut pendant une dizaine d’années le collègue de Léon Duguit à
Bordeaux. Les échanges entre les deux hommes furent intenses au cours des
années 1890.

Duguit transpose tout ce complexe d’idées sur le terrain du droit et,


spécialement du droit public, ce droit qui, précisément, conditionne l’action de l’État.
Il trouve dans le grand livre de Durkheim, De la division du travail social, un concept
clé, sociologique, et positif à partir duquel il peut donner à son projet d’un droit public
de l’État interventionniste les assises scientifiques qu’il estime suffisantes. Ce
concept est celui de la solidarité. Toute société est fondée sur la solidarité. Mais il
existe deux modalités distinctes de la solidarité : la solidarité par similitude, qui
agrège les individus parce qu’ils se reconnaissent les uns les autres, mécanisme
fondamental des sociétés primitives ; la solidarité par différenciation, qui attache les
individus entre eux précisément parce qu’ils exercent des fonctions sociales
distinctes mais complémentaires entre elles. Ce dernier mécanisme domine la
société moderne, c’est une solidarité des systèmes sociaux complexes.

Pour Duguit, l’État n’est pas une entité étrangère à la société qui gouvernerait
celle-ci depuis l’extérieur. Ce qu’on appelle l’État n’est formé, positivement, que par
l’ensemble des gouvernants, c’est-à-dire un groupe social parmi les autres exerçant
dans la société une fonction spécifique de gouvernement interdépendante des autres
fonctions sociales. Il n’y a aucune « transcendance » de l’État par rapport à la
société contrairement au postulat largement partagé dans la doctrine allemande
contemporaine. Cette approche oblige à déterminer l’État et son action en termes de
fonction sociale et de fonction sociale devant s’inscrire dans le grand système de
solidarité qu’est une société. Il en résulte une vision juridique bien précise en rupture

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par rapport aux doctrines françaises traditionnelles et en lutte contre le modèle
allemand d’un droit public fondé sur la Herrschaft, vue comme puissance
transcendante, extérieure au corps social.

Le premier point est que ce qui seulement légitime l’État et le pouvoir en


général, c’est sa capacité à remplir sa fonction sociale. Cette fonction sociale est
spécifique en ce qu’elle consiste à se porter garant de la solidarité générale. Cela
signifie que, là où les individus et groupes privés, n’arrivent pas à assurer la solidarité
ou l’ « interdépendance » sociale, il revient à l’État d’intervenir. Cette intervention
prend la forme du service public : la fonction de l’État est d’assurer les prestations de
services indispensables que l’initiative privée est incapable d’assumer. C’est
pourquoi, dans un droit fondé sur une telle sociologie, l’État ne peut être autrement
défini que comme un ensemble de services, un « faisceau de services publics ».

Il en résulte une certaine conception du droit public : fondé sur l’idée de fonction
sociale, c’est un droit public essentiellement téléologique. Le caractère propre du
droit public ne se trouve pas dans la « domination », moyen de l’État (c’est l’école
dite de la puissance publique, Hauriou), mais dans les buts de service public. Le
droit public n’est ni le droit de la puissance publique, ni le droit de la souveraineté, il
est le droit des services publics conçus comme finalité de l’action de l’État.

Ces finalités de l’action de l’État sont déterminées par l’état même de la société,
la situation sociale, l’état des besoins de solidarité non satisfaits par l’initiative privée.
La définition de la règle juridique en découle. Elle n’est pas le « commandement de
l’État ». Elle est cette règle qui se forme dans le corps social lui-même, l’expression
même de ses besoins insatisfaits de solidarité. La règle de droit est donc sociale par
son origine, du moins cette règle de droit que Duguit appelle « normative » et qui
correspond à peu près à ce qu’on peut appeler les règles touchant au fond du droit.
L’État ne retrouve de puissance de commandement que subordonnée, à travers
l’édiction de règles de droit dites « constructives » et qui n’ont pas d’autre objet que
d’assurer la mise en œuvre, l’efficacité des règles normatives, des besoins sociaux
transformés en règles. Les règles normatives s’imposent à tout le corps social en tant
que ses émanations mêmes, et donc aussi au groupe social particulier qu’est l’État.
C’est pourquoi Duguit pense pouvoir triompher en affirmant qu’il a résolu le problème
fondamental du droit public, celui de la limitation de l’État par le droit. Ce droit
« social » s’impose à l’État de la même manière qu’à tout autre groupe social.

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Il en résulte enfin un rejet du « subjectivisme » juridique qui, selon Duguit, est le
signe de la contamination métaphysique dont souffre la doctrine allemande du droit.
Il n’y a pas à proprement parler de « sujets » de « droits subjectifs » dans cette
vision. Il n’y a que des fonctions sociales objectives qui doivent être remplies par des
individus placés dans certaines situations dites « objectives » quand la situation
considérée est complètement définie par les lois et règlements (ex. le fonctionnaire
est dans une situation juridique objective) ou dites « subjectives », lorsque cette
situation n’est pas définies par les lois et règlements (la situation individuelle pure et
simple). Il n’y a ici qu’un jeu de normes objectives sous l’emprise desquelles se
trouve, plus ou moins, des individus qu’on ne sauraient qualifier de sujets de droit.
Leur situation se caractérise non pas d’après leurs volontés ou leurs intérêts
subjectifs, mais seulement d’après la fonction collective que leur assigne leur
situation juridique objective ou subjective.

Tel est le résultat le plus significatif d’un positivisme sociologique parti en lutte
contre les spéculations subjectivistes des Allemands.

Conclusion

Chez tous ces auteurs, le positivisme signifie une prétention à la scientificité. La


scientificité signifie l’objectivité du savoir. Et l’objectivité du savoir est liée à une
exigence de neutralité axiologique : il faut bannir le jugement de valeur. Pourtant, il
n’est pas difficile de mettre à jour comment l’école Gerber-Laband s’est mise au
service de la monarchie conservatrice. Il n’était pas plus difficile de voir comment le
projet sociologique de Duguit était inscrit dans une matrice politique précise,
républicaine sociale, de la IIIe République. Quant à Jellinek, une lecture attentive
montre comment sa méthode devait permettre de penser un droit public libéral,
renforçant l’élément représentatif et la garantie des droits dans le droit constitutionnel
allemand de son époque. Enfin, il n’est pas interdit de lire aussi l’œuvre de Kelsen
comme une réaction de grand style contre le conservatisme dominant de la science
constitutionnelle de son époque, la science d’un système dynamique et formel devait
précisément aussi nettoyer, purifier la science du droit public des contenus matériels,
des concepts fossilisés qui formaient autant de restrictions à la liberté d’un législateur

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démocratique, tel qu’il apparut après la Ière Guerre mondiale en Autriche comme en
Allemagne : il fallait détruire tout ce qui, dans la science juridique traditionnelle,
pouvait faire obstacle à la libre détermination par le législateur démocratiquement élu
du destin collectif. Et Kelsen a clairement et explicitement rattaché d’ailleurs sa
théorie « pure » du droit à sa conception strictement formelle et procédurale de la
démocratie.

Le positivisme est une méthode. Mais, quelle que soit la pureté proclamée de la
méthode, quelle que soit les scrupules qui animent ceux qui la prônent, appliquée à
l’objet juridique en général, et à l’objet du droit public plus particulièrement encore,
parce que le droit est l’un des mécanismes les plus puissants de régulation sociale et
politique, il est probable qu’aucune théorie du droit ne puisse être véritablement
indifférente à l’égard des enjeux politiques, éthiques et sociaux que porte
nécessairement son objet.

Kelsen a dit : le droit est impur, c’est la théorie du droit qui doit être pure. Mais
la question peut être posée de savoir si une théorie pure d’un objet impur est
véritablement possible.

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