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6, constamment
bombardées par l'aviation française.
Puis, les destructions ayant cessé, l'heure est venue,
annonce à la brigade son encadrement vietnamien,
d'entreprendre une indispensable rééducation politi-
que. A la fin de mars 1953, les hommes reprennent
donc la route, revenant sur leurs pas par la R.P. 41. La
rivière Noire franchie, ils remontent vers le Nord, à
travers la jungle, en direction de Yen Bay par la R.C.
2, que l'on quitte pour atteindre la rivière d'Or. Le
16 avril 1953, la brigade des routiers parvient au camp
113, réservé presque exclusivement aux sous-officiers
et hommes de troupe. C'est à ce moment que s'ouvre
le récit de Claude Baylé.
Précisons que la plupart des personnages sont
désignés sous leur véritable identité, sans oublier qu'il
s'agit d'un témoignage établi de mémoire plus de
quinze ans après les faits, auxquels le hasard d'une
actualité récente confère une portée particulière.
Claude Baylé, pensionné à 95 %, vit aujourd'hui
dans son Périgord natal.
PRÉFACE
J e a n - J a c q u e s BEUCLER
Ancien Ministre
Prisonnier de guerre au camp n° 1 de 1950 à 1954.
1
16 avril 1953...
Nous marchons depuis vingt et un jours maintenant.
Sans trop savoir où nous allons, mais en redoutant le
pire.
Lorsque les bo-doïs ont estimé qu'ils n'avaient plus
besoin de nous pour transporter leurs stocks de riz et
pour remettre en état chaque nuit les routes et les
pistes que les avions français détruisaient le jour, il
avait été décidé que nous rejoindrions un camp... Et
nous avions rêvé un moment. Peut-être allions-nous
trouver un minimum de confort, d'hygiène, d'organi-
sation et, pourquoi pas, des baraques en dur ; après
tout, les plus anciens d'entre nous avaient connu la
captivité en Allemagne, les barbelés et les miradors,
rien de réjouissant, certes, mais un mieux comparé à
nos cinq mois de travaux forcés dans la jungle, sous la
surveillance de nos gardiens exigeants, méprisants,
méchants, violents.
Nous avons ainsi rêvé jusqu'au jour où nous avons
fait halte dans un camp désaffecté. Là, nous avons
compris que nous marchions vers l'enfer : des pail-
lotes sommaires, la jungle si proche qu'elle dévorait
déjà les vestiges du camp et, tout près des masures
effondrées, des tombes, beaucoup de tombes puis-
qu'il y avait là, en vérité, deux cimetières improvisés.
Nous aurons quelques jours pour comprendre que
nous sommes au repos dans ce qui fut un mouroir.
Nous repartons un matin, théoriquement reposés
mais surtout inquiets, brisés ; trois d'entre nous sont
à bout de forces, détruits par une dysenterie tenace
qui, sous le climat du Tonkin, est la pire des
épreuves.
Vingt et un jours de marche. Et soudain devant
nous le camp 113.
Il est là, perché sur une sorte de mamelon que
mange la forêt, monticule dominant une plaine cer-
née par la jungle où les diguettes délimitent les
rizières que doivent cultiver quelques montagnards
vivant à proximité. Au pied de la butte, à deux ou
trois cents mètres d'un escalier que l'on entrevoit de
la plaine, coule une rivière aux eaux limpides, la
rivière d'Or.
Un Viet nous attend. Quelques mots très secs qui
n'ont rien d'un discours de bienvenue et nous devons
escalader les marches de terre battue, une sorte de
trouée très pentue tracée à travers la végétation.
L'escalier nous mène sur une sorte de plate-forme
arrachée à la jungle, une place d'une centaine de
mètres de long sur quatre-vingts de large avec, de
chaque côté d'une allée centrale, les paillotes des
prisonniers. Au-delà, des arbres, des bambous, des
lianes, des plantes grimpantes de toutes sortes...
Inutile, dans ces conditions, de construire des mira-
dors, de dresser un mur d'enceinte, nous sommes
aussi prisonniers de la jungle. C'est bien une réplique
du camp abandonné, bâtie sur le même modèle, avec
le même souci de se fondre dans la nature, de se
dissimuler sous les frondaisons, pour qu'aucun avion
ne repère les lieux.
Je ressens immédiatement un étrange malaise. Si je
pouvais marcher à nouveau vingt et un jours, je
n'hésiterais pas : plutôt le travail pour les bo-doïs,
plutôt le riz à transporter, les pistes à réparer et même
le risque d'être tué par une bombe amie ; tout plutôt
que ce camp. Mes compagnons de route paraissent
aussi désemparés que moi. Les premières rencontres
avec des anciens du 113 ne font qu'aggraver cette
impression déprimante. L'arrivée de notre petite
brigade de quarante nouveaux n'est pas passée inaper-
çue : ils sont là, devant les paillotes, tout le long de
l'allée centrale ; ils sont maigres, décharnés, les yeux
brillants, les pommettes saillantes, usés, voûtés, bri-
sés. Rien d'amical à notre égard, plutôt le regard de
loups affamés, avec des lueurs d'envie ou de haine
envers ces arrivants qui leur semblent ne pas avoir
souffert; pourtant nous avons trimé depuis novem-
bre ; nous avons aussi nos malades que nous avons
aidés, tirés, portés depuis trois semaines, depuis que
nous avons quitté le chantier de la route coloniale 6. Il
est vrai que ceux-là ont, depuis quelques instants, un
sursaut étonnant : malades ou blessés, ils se redres-
sent, avancent sans aide, cachent leur déception facile
à percevoir pour qui les connaît, comme s'ils voulaient
être dignes de leur brigade, celle des nouveaux. Ils
tiennent à entrer dans le camp non en victimes mais en
prisonniers dignes, en soldats, au nom de l'honneur ;
peut-être plus en pensant aux geôliers, d'ailleurs, qu'à
nos camarades d'hier.
Les anciens ne nous parlent pas, ne tentent pas un
geste vers nous, ils se contentent de nous dévisager, à
la fois curieux et absents ; pourtant nous en connais-
sons beaucoup : nous avons presque tous été pris au
terme des combats de novembre 1952, lorsque les
Viets ont enlevé les postes qui gênaient trop leur
offensive contre Na San ; puis nous avons, d'un même
pas hésitant, marché vers le camp provisoire de Moc
Chau, près de la route provinciale 41 qui, à partir de
Hoa Binh, file plein ouest vers Son La et Lai Chau.
Depuis, ceux qui sont venus directement au camp 113
ont sombré, je vais vite le comprendre, dans la
déchéance physique et morale. Et quelques anciens de
notre bataillon de tirailleurs marocains, je le devine
dès notre première rencontre, n'ont plus rien à
espérer, si ce n'est une mort qui ne soit ni trop
douloureuse ni trop humiliante. Ils sont à bout de vie,
nous sommes entrés en enfer.
La brigade passe entre ces êtres sans force, marche
vers les paillotes. Et nous découvrons d'autres prison-
niers, ceux qui n'ont plus assez de force pour aller
jusqu'à la rivière, ceux qui ne sortent même plus de la
baraque et survivent allongés, calés contre le bat-
flanc. Un deuxième Viet se présente : une quaran-
taine d'années, un regard cruel, une voix rude, une
silhouette arrogante et se voulant imposante malgré
son petit mètre soixante, un ventre bien rondouillard,
ce qui étonne toujours chez un Vietnamien. Il nous
conduit vers une paillote au toit assez haut recouvert
de feuilles de latanier. Avant de nous laisser entrer, il
nous dit dans un français presque correct qui il est : il
s'appelle « Monsieur Trinh », il est le surveillant
général des lieux, il s'occupe donc de la discipline, du
travail car nous allons là aussi travailler. Le ton est
sec, l'attitude autoritaire, les menaces sous-jacentes,
les risques pour l'avenir évidents. Il lutte à sa façon
pour le « Vietnam indépendant et démocratique » et
tient à ce que cela se sache. Il nous jauge une dernière
fois, bien cambré, le regard mi-clos, il aimerait tant
que la peur s'installe en nous...
D'un geste de main, il nous donne l'ordre d'entrer
dans la baraque. Rien de surprenant à vrai dire, elles
sont toutes pareilles, nous le savons depuis notre halte
dans le camp intermédiaire, abandonné parce qu'il
était trop insalubre et la mortalité effarante, nous
l'apprendrons bientôt. De part et d'autre de l'allée
centrale, une longue banquette de rondins recouverte
de lamelles de bambou tressées qui tiennent lieu de
sommier, avec ici et là des formes allongées qui ne
bougent pas à notre entrée. Des malades, des graba-
taires aussi, puis quelques tire-au-flanc faciles à identi-
fier : le tricheur n'exhale pas cette odeur insupporta-
ble où se mêlent la sueur et la saleté ; il ne gît pas dans
ses excréments que ne retiennent plus les ventres
gonflés, les intestins délabrés. Des symptômes qui
annoncent d'autant plus la mort prochaine que le
malade n'a plus conscience de se vider là où il se
trouve, sans se contrôler, en marchant ou en sommeil-
lant ; un moribond qui devient très vite insensible aux
remontrances ou aux brimades, indifférent au mépris
des mieux-portants qui ne peuvent plus rien pour lui
mais doivent encore cohabiter avec ses odeurs, ses
excréments et la mort qui guette.
Nous logerons là, entre les mourants et les tru-
queurs. Nous nous regroupons comme nous le pou-
vons. Je m'allonge sur la tresse de bambou, les mains
croisées derrière la nuque, j'essaie un instant de ne
plus penser à rien. Mais les images affluent. Une sorte
de décompression physique, nerveuse ; exactement ce
qu'il faut pour broyer du noir et tenter de faire le point
avec tout ce que cela comporte de désespérance.
Certes, je sais prendre les coups sans le montrer,
souffrir sans l'avouer; certes, je suis un des plus
valides ; mais combien de temps peut-on tenir ici ?
Combien de temps l'amitié liant les quarante-deux de
la brigade subsistera-t-elle ? Qui lâchera, qui pacti-
sera, qui trahira ? Et encore n'est-ce pas le pire, car il
est certain que nos malades, les nôtres, ceux que nous
avons portés jusqu'ici, ont bien peu de chance de
survivre ; certains d'entre eux l'ont déjà compris, j'en
suis certain.