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R.P. 20, la R.P. 41 et surtout la R.C.

6, constamment
bombardées par l'aviation française.
Puis, les destructions ayant cessé, l'heure est venue,
annonce à la brigade son encadrement vietnamien,
d'entreprendre une indispensable rééducation politi-
que. A la fin de mars 1953, les hommes reprennent
donc la route, revenant sur leurs pas par la R.P. 41. La
rivière Noire franchie, ils remontent vers le Nord, à
travers la jungle, en direction de Yen Bay par la R.C.
2, que l'on quitte pour atteindre la rivière d'Or. Le
16 avril 1953, la brigade des routiers parvient au camp
113, réservé presque exclusivement aux sous-officiers
et hommes de troupe. C'est à ce moment que s'ouvre
le récit de Claude Baylé.
Précisons que la plupart des personnages sont
désignés sous leur véritable identité, sans oublier qu'il
s'agit d'un témoignage établi de mémoire plus de
quinze ans après les faits, auxquels le hasard d'une
actualité récente confère une portée particulière.
Claude Baylé, pensionné à 95 %, vit aujourd'hui
dans son Périgord natal.
PRÉFACE

par Jean-Jacques Beucler

J'ai le triste privilège d'avoir lancé l'affaire Bouda-


rel, qui a révélé, et les horreurs du camp 113, et la
trahison d'un Français :
— Le camp 113, c'est un « mouroir », où le Viet-
minh traitait les prisonniers appartenant au corps
expéditionnaire français d'Indochine. L'un des rares
rescapés, Claude Baylé, sergent à l'époque, raconte le
calvaire physique et moral qu'il a subi : la faim, la
maladie, les brimades... et la « rééducation politi-
que ».
— Le traître, c'est un Français, qui a abandonné
son poste de professeur à Saigon pour rejoindre
l'ennemi, lui proposer ses services et sévir comme
« commissaire politique adjoint ».

La révélation des activités passées de Georges


Boudarel a pris des proportions imprévues. On
apprend avec effarement que, depuis son retour en
France en 1967, au lieu de se laisser oublier, il instruit
nos enfants et se pavane à des tribunes publiques. Et il
y a pire : plutôt que de pratiquer pour son compte
cette autocritique qu'il imposait à ses victimes, il
proclame à la télévision qu'il ne regrette pas son
engagement et qu'il recommencerait si l'occasion s'en
présentait. Apparemment, ses seuls remords sont
d'ordre idéologique : le communisme l'a déçu !

Ils sont plus de vingt anciens du camp 113 à se


manifester : leurs témoignages sont accablants.
Dans le cadre de la guerre psychologique, le Viet-
minh avait décidé d'utiliser les prisonniers. Pour les
contraindre à accepter les cours de « rééducation
politique », il créait des conditions de vie insupporta-
bles. Le taux de mortalité dépassait celui des camps de
concentration nazis (nous ne parlons évidemment pas
des camps d'extermination).
Boudarel se défend, à juste titre, d'avoir jamais
touché le cheveu d'un prisonnier. Mais on peut tuer
sans toucher.
Ce livre passionnant le démontre.
Claude Baylé dévoile la perfidie des procédés
utilisés pour « laver les cerveaux » et transformer les
« valets du colonialisme et du capitalisme » en « com-
battants de la paix ». Il plonge le lecteur dans
l'ambiance terrible de ce camp 113, où il suffisait de
quelques semaines pour fabriquer des loques
humaines. Mieux qu'un Viet, Georges Boudarel
excellait à semer la méfiance et la discorde pour
récolter la délation. Il maniait la « carotte de la
libération » pour provoquer un climat de « lutte pour
la vie », qui faisait des ravages.

Son récit, Claude Baylé l'a écrit il y a vingt ans,


donc bien avant qu'en n'éclate la bombe Boudarel, ce
qui lui donne encore plus de force et de poids.
L'intérêt de ce témoignage dépasse largement le
cas de Georges Boudarel.
Nous avions besoin d'un tel document pour
mesurer la cruelle réalité d'un camp de sous-offi-
ciers et de soldats.
J'ai raconté mes quatre années d'internement au
camp n° 1, réservé aux officiers et adjudants.
Nous aussi, nous avons souffert de la malnutrition,
de la maladie et de la « rééducation ». Nous per-
cevions la même ration de riz, étions contraints
aux mêmes corvées et logés à la même enseigne.
En outre, nous subissions une captivité beaucoup
plus longue puisque — sauf exception — nous
avons attendu les accords de Genève de 1954 pour
être rendus.
Mais nous avons « bénéficié », si j'ose dire, de
deux avantages déterminants :
— D'abord notre collectivité était relativement
homogène au plan social et ethnique. Formés dans
des moules à peu près semblables, nous avons
réussi à maintenir une certaine cohésion, même si
le vernis de l'éducation parfois s'écaillait. Unis,
nous étions moins vulnérables aux entreprises des
commissaires politiques. Et nous avons eu la
chance de ne pas rencontrer Boudarel !
— Ensuite, toute libération anticipée étant peu
probable, nous ne nous déchirions pas pour être
mieux classés que le voisin : la délation, qui fut
rare au camp n° 1, était moins nuisible que la
saleté ou la paresse.

A la lecture du livre Prisonnier au camp 113, on


comprendra que Claude Baylé et ses compagnons
n'aient pas effacé Georges Boudarel de leur
mémoire. Il les obsède comme le souvenir des deux
copains sur trois mal ensevelis dans la fange de leur
ancien « mouroir ».

J e a n - J a c q u e s BEUCLER
Ancien Ministre
Prisonnier de guerre au camp n° 1 de 1950 à 1954.
1

L'arrivée au camp. - Découverte des lieux et


des hommes. - Un curieux « commissaire
politique ».

16 avril 1953...
Nous marchons depuis vingt et un jours maintenant.
Sans trop savoir où nous allons, mais en redoutant le
pire.
Lorsque les bo-doïs ont estimé qu'ils n'avaient plus
besoin de nous pour transporter leurs stocks de riz et
pour remettre en état chaque nuit les routes et les
pistes que les avions français détruisaient le jour, il
avait été décidé que nous rejoindrions un camp... Et
nous avions rêvé un moment. Peut-être allions-nous
trouver un minimum de confort, d'hygiène, d'organi-
sation et, pourquoi pas, des baraques en dur ; après
tout, les plus anciens d'entre nous avaient connu la
captivité en Allemagne, les barbelés et les miradors,
rien de réjouissant, certes, mais un mieux comparé à
nos cinq mois de travaux forcés dans la jungle, sous la
surveillance de nos gardiens exigeants, méprisants,
méchants, violents.
Nous avons ainsi rêvé jusqu'au jour où nous avons
fait halte dans un camp désaffecté. Là, nous avons
compris que nous marchions vers l'enfer : des pail-
lotes sommaires, la jungle si proche qu'elle dévorait
déjà les vestiges du camp et, tout près des masures
effondrées, des tombes, beaucoup de tombes puis-
qu'il y avait là, en vérité, deux cimetières improvisés.
Nous aurons quelques jours pour comprendre que
nous sommes au repos dans ce qui fut un mouroir.
Nous repartons un matin, théoriquement reposés
mais surtout inquiets, brisés ; trois d'entre nous sont
à bout de forces, détruits par une dysenterie tenace
qui, sous le climat du Tonkin, est la pire des
épreuves.
Vingt et un jours de marche. Et soudain devant
nous le camp 113.
Il est là, perché sur une sorte de mamelon que
mange la forêt, monticule dominant une plaine cer-
née par la jungle où les diguettes délimitent les
rizières que doivent cultiver quelques montagnards
vivant à proximité. Au pied de la butte, à deux ou
trois cents mètres d'un escalier que l'on entrevoit de
la plaine, coule une rivière aux eaux limpides, la
rivière d'Or.
Un Viet nous attend. Quelques mots très secs qui
n'ont rien d'un discours de bienvenue et nous devons
escalader les marches de terre battue, une sorte de
trouée très pentue tracée à travers la végétation.
L'escalier nous mène sur une sorte de plate-forme
arrachée à la jungle, une place d'une centaine de
mètres de long sur quatre-vingts de large avec, de
chaque côté d'une allée centrale, les paillotes des
prisonniers. Au-delà, des arbres, des bambous, des
lianes, des plantes grimpantes de toutes sortes...
Inutile, dans ces conditions, de construire des mira-
dors, de dresser un mur d'enceinte, nous sommes
aussi prisonniers de la jungle. C'est bien une réplique
du camp abandonné, bâtie sur le même modèle, avec
le même souci de se fondre dans la nature, de se
dissimuler sous les frondaisons, pour qu'aucun avion
ne repère les lieux.
Je ressens immédiatement un étrange malaise. Si je
pouvais marcher à nouveau vingt et un jours, je
n'hésiterais pas : plutôt le travail pour les bo-doïs,
plutôt le riz à transporter, les pistes à réparer et même
le risque d'être tué par une bombe amie ; tout plutôt
que ce camp. Mes compagnons de route paraissent
aussi désemparés que moi. Les premières rencontres
avec des anciens du 113 ne font qu'aggraver cette
impression déprimante. L'arrivée de notre petite
brigade de quarante nouveaux n'est pas passée inaper-
çue : ils sont là, devant les paillotes, tout le long de
l'allée centrale ; ils sont maigres, décharnés, les yeux
brillants, les pommettes saillantes, usés, voûtés, bri-
sés. Rien d'amical à notre égard, plutôt le regard de
loups affamés, avec des lueurs d'envie ou de haine
envers ces arrivants qui leur semblent ne pas avoir
souffert; pourtant nous avons trimé depuis novem-
bre ; nous avons aussi nos malades que nous avons
aidés, tirés, portés depuis trois semaines, depuis que
nous avons quitté le chantier de la route coloniale 6. Il
est vrai que ceux-là ont, depuis quelques instants, un
sursaut étonnant : malades ou blessés, ils se redres-
sent, avancent sans aide, cachent leur déception facile
à percevoir pour qui les connaît, comme s'ils voulaient
être dignes de leur brigade, celle des nouveaux. Ils
tiennent à entrer dans le camp non en victimes mais en
prisonniers dignes, en soldats, au nom de l'honneur ;
peut-être plus en pensant aux geôliers, d'ailleurs, qu'à
nos camarades d'hier.
Les anciens ne nous parlent pas, ne tentent pas un
geste vers nous, ils se contentent de nous dévisager, à
la fois curieux et absents ; pourtant nous en connais-
sons beaucoup : nous avons presque tous été pris au
terme des combats de novembre 1952, lorsque les
Viets ont enlevé les postes qui gênaient trop leur
offensive contre Na San ; puis nous avons, d'un même
pas hésitant, marché vers le camp provisoire de Moc
Chau, près de la route provinciale 41 qui, à partir de
Hoa Binh, file plein ouest vers Son La et Lai Chau.
Depuis, ceux qui sont venus directement au camp 113
ont sombré, je vais vite le comprendre, dans la
déchéance physique et morale. Et quelques anciens de
notre bataillon de tirailleurs marocains, je le devine
dès notre première rencontre, n'ont plus rien à
espérer, si ce n'est une mort qui ne soit ni trop
douloureuse ni trop humiliante. Ils sont à bout de vie,
nous sommes entrés en enfer.
La brigade passe entre ces êtres sans force, marche
vers les paillotes. Et nous découvrons d'autres prison-
niers, ceux qui n'ont plus assez de force pour aller
jusqu'à la rivière, ceux qui ne sortent même plus de la
baraque et survivent allongés, calés contre le bat-
flanc. Un deuxième Viet se présente : une quaran-
taine d'années, un regard cruel, une voix rude, une
silhouette arrogante et se voulant imposante malgré
son petit mètre soixante, un ventre bien rondouillard,
ce qui étonne toujours chez un Vietnamien. Il nous
conduit vers une paillote au toit assez haut recouvert
de feuilles de latanier. Avant de nous laisser entrer, il
nous dit dans un français presque correct qui il est : il
s'appelle « Monsieur Trinh », il est le surveillant
général des lieux, il s'occupe donc de la discipline, du
travail car nous allons là aussi travailler. Le ton est
sec, l'attitude autoritaire, les menaces sous-jacentes,
les risques pour l'avenir évidents. Il lutte à sa façon
pour le « Vietnam indépendant et démocratique » et
tient à ce que cela se sache. Il nous jauge une dernière
fois, bien cambré, le regard mi-clos, il aimerait tant
que la peur s'installe en nous...
D'un geste de main, il nous donne l'ordre d'entrer
dans la baraque. Rien de surprenant à vrai dire, elles
sont toutes pareilles, nous le savons depuis notre halte
dans le camp intermédiaire, abandonné parce qu'il
était trop insalubre et la mortalité effarante, nous
l'apprendrons bientôt. De part et d'autre de l'allée
centrale, une longue banquette de rondins recouverte
de lamelles de bambou tressées qui tiennent lieu de
sommier, avec ici et là des formes allongées qui ne
bougent pas à notre entrée. Des malades, des graba-
taires aussi, puis quelques tire-au-flanc faciles à identi-
fier : le tricheur n'exhale pas cette odeur insupporta-
ble où se mêlent la sueur et la saleté ; il ne gît pas dans
ses excréments que ne retiennent plus les ventres
gonflés, les intestins délabrés. Des symptômes qui
annoncent d'autant plus la mort prochaine que le
malade n'a plus conscience de se vider là où il se
trouve, sans se contrôler, en marchant ou en sommeil-
lant ; un moribond qui devient très vite insensible aux
remontrances ou aux brimades, indifférent au mépris
des mieux-portants qui ne peuvent plus rien pour lui
mais doivent encore cohabiter avec ses odeurs, ses
excréments et la mort qui guette.
Nous logerons là, entre les mourants et les tru-
queurs. Nous nous regroupons comme nous le pou-
vons. Je m'allonge sur la tresse de bambou, les mains
croisées derrière la nuque, j'essaie un instant de ne
plus penser à rien. Mais les images affluent. Une sorte
de décompression physique, nerveuse ; exactement ce
qu'il faut pour broyer du noir et tenter de faire le point
avec tout ce que cela comporte de désespérance.
Certes, je sais prendre les coups sans le montrer,
souffrir sans l'avouer; certes, je suis un des plus
valides ; mais combien de temps peut-on tenir ici ?
Combien de temps l'amitié liant les quarante-deux de
la brigade subsistera-t-elle ? Qui lâchera, qui pacti-
sera, qui trahira ? Et encore n'est-ce pas le pire, car il
est certain que nos malades, les nôtres, ceux que nous
avons portés jusqu'ici, ont bien peu de chance de
survivre ; certains d'entre eux l'ont déjà compris, j'en
suis certain.

Ils sont quatre de mon ancienne compagnie, la 12e


du 3/1 RTM, arrivés directement au camp et qui
auraient sûrement mieux fait de nous suivre lorsque
nous sommes partis vers la R.C.6. qui était à recons-
truire jour après jour. Aujourd'hui ils peuvent m'ap-
prendre comment survivre au camp 113, me dire où se
cachent les amis, ce que peuvent les ennemis, com-
ment les Viets viennent à bout des tentatives de
résistance. En portant nos colis de riz, ces derniers
mois, nous avons bien tenu tête aux bo-doïs, pas plus
aimables que « Monsieur Trinh »... Leur récit ne me
rassure pourtant pas : depuis notre séparation ils ont
tout connu, tout subi. Et ils me racontent : la mésen-
tente presque immédiate entre les prisonniers; les
hommes de troupe se retournant contre leurs officiers
pour leur reprocher la défaite et la captivité ; les
blessés dont personne ne s'occupe, geignant, souf-
frant, mourant ; les tombes qu'il fallait creuser sans
cesse ; les premières évasions qui n'inquiètent d'ail-
leurs pas les Viets et ils ont raison parce que les
fuyards reviennent bientôt, enchaînés, livrés par les
villageois qui tiennent à se faire bien voir du Viet-
minh. Ils me parlent aussi de leur longue marche à
travers les plaines et les herbes à éléphant drues et
coupantes ; les brancards pour les blessés que portent
quatre hommes ; la faim et la fatigue, les pieds en sang
et les crises de paludisme. Ils arriveront ainsi au camp
où nous ferons étape quatre ou cinq mois plus tard, là
où les moustiques sont infatigables, l'eau absente et
bientôt la mortalité effarante au point que les gardiens
ne disposeront bientôt plus de cette main-d'œuvre
qu'ils savent pourtant faire marcher à la baguette. Ils
me semblent en bon état physique et moral, Turto et
Ribil surtout, le teint jaunâtre de Pruda m'inquiétant
davantage.
A mon tour, je leur parle de nos travaux sur la
R.C.6; de nos gardiens qui étaient tout sauf des
anges ; de la route bombardée à peine retapée, et des
engins à retardement qui pouvaient à chaque instant
nous sauter à la figure ; nos campements sommaires
qui avaient fait rêver de baraques en dur. Puis je les
interroge :
« Dites-moi comment les choses se passent ici.
Comment les hommes se comportent, de qui il faut se
méfier. Dites-moi tout, que je ne tombe pas dans le
premier piège...
— Le camp est commandé par le vieux Vinh, c'est
lui qui vous a accueillis au bas de l'escalier, à votre
arrivée. Tout peut se résumer en un seul mot : c'est un
mauvais con. Mais il n'est pas le seul de l'espèce. Il y a
aussi son adjoint direct. Un Français. Georges Bouda-
rel. Il serait né à Saint-Étienne ou dans la région, il
paraît avoir une trentaine d'années. Rallié au Viet-
minh, il est plus marxiste que les Viets ; persuadé que
son anticolonialisme en fait d'autorité le défenseur de
tous les opprimés. Antimilitariste bien sûr. Il n'y a
aucune pitié à attendre de lui. Il est insensible. Il n'a
jamais eu la moindre pitié pour les malades, il est
presque satisfait de leur mort. Et en plus, au sein de la
direction du camp, il est sûrement le plus influent.
« Nous ne savons pas exactement d'où il vient ni
pourquoi il est là. Il aurait été, dit-on, professeur de
philosophie à Saigon puis, un jour, il aurait tout
abandonné et aurait mis huit mois, à travers la jungle,
pour arriver ici. Ne nous demande pas pourquoi, nous
n'en savons rien, bien qu'il y ait huit ou dix versions
circulant à travers le camp : militant anarchiste ;
drogué remontant aux sources, c'est-à-dire vers les
plantations de pavot du pays thai ; ivrogne repenti ;
trafiquant ; victime d'une histoire de femmes. Tu peux
choisir. Une chose est certaine pourtant : il a choisi le
marxisme comme planche de salut personnel. Pour lui
tout est devenu politique et seule compte la politique.
— Et avec Boudarel ?
— Il y a Trinh. Tu le connais, c'est le gros ventre, il
vous a conduits à votre paillote. Dur, vachard, mais
finalement correct pour peu que l'on se plie stricte-
ment à ses consignes. Avec lui, ceux qui acceptent les
corvées sans trop de mauvaise volonté et qui font le
travail demandé ont des chances de s'en sortir; il
apprécie. A vrai dire, il vaut mieux avoir à faire à lui
qu'à sa bonne femme. Tu n'imagines pas le laideron.
La seule femme du camp, mais la plus belle peau de
vache qui soit. Elle est grande comme un gamin de dix
ans, mais elle n'a rien d'un moutard, ici tout le monde
a peur d'elle. J'ajoute qu'elle est à un poste clef : tout
le ravitaillement du camp lui passe entre les mains.
Heureusement les dégâts sont limités : quand elle
nous engueule, c'est en vietnamien, elle ne connaît
que quelques mots de français, l'Eurasien qui sert
d'interprète me donne l'impression de calmer le jeu.
— Et les gardiens ?
— Des bo-doïs, bien sûr. Ils sont cinq ou six,
chargés de nous surveiller, de nous escorter pendant
les corvées à l'extérieur du camp. Ils appliquent tout
simplement les consignes des chefs, en gueulant
beaucoup, en nous menaçant souvent, encore que
personne ne puisse dire qu'ils aient tabassé un prison-
nier. Souviens-toi, à leur propos, qu'ils ne badinent
pourtant jamais avec les consignes, qu'ils évitent tout
contact avec nous. Ils n'aiment sûrement pas les
Blancs, tu le comprendras vite à leurs regards. Mais
comprends aussi que pour des bo-doïs, ici c'est le
paradis : il vaut mieux être garde-chiourme à l'arrière,
loin des zones de combat, que de se battre en
première ligne et monter à l'assaut des postes français,
sous les tirs des mitrailleuses, les grenades ou les
mortiers. Ils se garderont de toute erreur pour rester
ici le plus longtemps possible. Nos planqués n'ont pas
envie de repartir trop vite en zone opérationnelle. »
Ribil s'arrête un instant, comme pour reprendre son
souffle ou mettre de l'ordre dans ses idées. Turto le
relance :
« Et si tu lui parlais des ralliés ?
— Rassure-toi, je n'oublierai sûrement pas ces
salauds. Ils ne sont pas très nombreux, moins de dix,
mais dangereux comme cent ; d'autant plus redouta-
bles qu'ils ont presque tous perdu la confiance des
Viets et qu'ils sont prêts à tout pour rentrer en grâce.
A commencer par les six Sénégalais. Ceux-là ont
décidé de travailler pour le vieux Vinh, puis ils ont eu
des remords, alors ils ont tenté de s'enfuir, de
retourner vers l'un de nos postes, et le résultat était
connu d'avance : ils sont revenus ici. Depuis, ils vivent
à la dure ; à l'écart parce que nous n'avons pas
pardonné ce qui a précédé l'évasion ; participant aussi
à toutes les corvées et surtout les plus rudes. Le
drame, c'est qu'ils veulent maintenant rentrer en
grâce et qu'ils feront n'importe quoi, à nos dépens,
pour retrouver une partie de leurs privilèges. Pour
l'ancien caporal des tirailleurs algériens, c'est autre
chose : il est passé du côté viet sans hésitation, sans
remords, et s'il n'avait pas déconné il serait toujours
parmi les favoris. Il a simplement eu l'idée idiote de
vouloir sauter une Vietnamienne... La congaïe n'a pas
aimé du tout. Depuis, retour à la case départ, il a été
rapatrié dans une paillote, il va aux corvées et, lui
aussi, est prêt à tout pour que les Viets passent
l'éponge. Alors il traîne ici et là, écoute toutes les
conversations qu'il peut surprendre, les rapporte à ses
anciens protecteurs. Il espère ainsi acheter une place
dans un convoi de libérables. Je parie gros qu'il ne
l'aura jamais et, de toute manière, s'il était libéré,
j'aimerais voir le comité d'accueil à Hanoi : c'est
quand même un déserteur...
« Enfin, tu as les deux légionnaires. Inutile de
s'attarder sur l'ancien officier nazi, il est fini. Entre la
dysenterie et le paludisme, il ne lui reste plus que la
peau sur les os; il vit seul, à l'écart, personne ne
s'occupe de lui ; sûrement pas les prisonniers et même
plus les Viets qui le trouvent totalement inutile et qui
d'ailleurs en avaient assez de son caractère de cochon.
Reste, pour finir, l'autre légionnaire, Aldo le Rital.
C'est un déserteur, comme les autres ; il n'a tenu que
trois mois à la Légion. Il n'avait pas l'âme d'un héros.
Il gère le magasin à vivres, sous les ordres de la
panthère. Si tu veux savoir comment ça se passe entre
eux, tu tends l'oreille : elle doit forcément l'engueuler
en ce moment, elle l'engueule tout le temps. Malade
lui aussi, il n'a plus rien à espérer. Il finira là. »
J'espère un instant que mes camarades en ont
terminé avec les gardiens et les traîtres. Ils se taisent,
se regardent. Mais je me trompe, ils ont encore des
confidences à me faire. Je les sens pourtant réticents,
presque gênés.
« Puisque vous avez commencé, continuez. J'ai
vraiment besoin de tout savoir.
— Alors, allons-y. Tu ne seras pas déçu. Il y a des
tas de types suspects, capables de moucharder pour
une petite faveur, une cigarette ou une poignée de riz,
c'est plus courant que tu le penses. Puis il y a quatre
véritables saloperies. Un adjudant-chef et je t'en
reparlerai ; trois sergents dont deux que tu connais
parfaitement puisqu'ils sont de notre bataillon.
— Je ne vous crois pas, c'est impossible. Ou alors
lâchez les noms.
— Cival et Troca.
— Ce n'est pas sérieux votre affaire.
— Tu peux me croire. Et d'ailleurs, tu auras tout le
temps de vérifier, de repérer les types entre deux
eaux, un jour avec nous, un jour avec les autres. Ils
sont surtout dangereux parce que imprévus et une
seule de leurs interventions lors des cours politiques
peut tourner au drame pour les copains. Revenons
maintenant à l'adjudant-chef. »
L'un d'eux me pousse du coude, me fait discrète-
ment signe de regarder sur le côté : assis sur un rondin
de bois, un homme seul nous observe.
« C'est l'adjudant-chef. Ne le perds plus de vue. De
toute façon tu le retrouveras rapidement : à chaque
meeting il est là, au premier rang, voulant toujours
parler et nous faire parler.
— Vous avez dû oublier un sergent.
— Oui, c'est Robert, dit le " pachyderme ". Diffi-
cile de savoir où nous en sommes avec lui. Nous
l'avons classé parmi les nuisibles parce que tout le
laisse supposer. Officiellement, il est interprète de
russe, sous le prétexte invérifiable qu'enfant de
Russes blancs il connaît la langue. C'est un prisonnier,
un ancien d'une unité thai, pris du côté de Nghia-Lo.
Il traîne un peu trop du côté des chefs pour être
totalement honnête. Facile à repérer : il est grand, un
bon mètre quatre-vingt-cinq ; il est encore enveloppé,
même s'il a perdu quelques kilos sur son petit quintal
d'origine. Il est aimable, jovial. Bref, le piège...
Il semble que chaque groupe de prisonniers soit
ainsi conduit à sécréter ses lâches, ses traîtres. Nous
aussi, parmi les quarante venant de la R.C.6, nous
avions des hommes douteux, parfois néfastes, comme
Platof — que nous avons pourtant aidé en chemin
pour qu'il arrive au camp 113.
Nous nous séparons. Eux descendent directement
vers la cuisine. Je passe par la paillote de la brigade,
chercher les nouveaux et ma « kébat », cette espèce
de gamelle que nous taillons dans une tige de bambou,
entre deux nœuds du bois. Il faut descendre l'escalier
de terre, tourner à gauche en regardant la rivière
d'Or, aller vers cette paillote adossée à la forêt.
Quelque deux cents ou trois cents mètres à parcourir
et surtout ensuite cet escalier à remonter, trop dur
pour certains prisonniers qui cesseront pratiquement
de s'alimenter et attendront la mort lorsqu'ils n'auront
personne pour leur apporter une poignée de riz, un
peu d'eau de la rivière.
Ces instants où l'on descend vers la cuisine comp-
tent parmi les rares moments qu'aucun prisonnier
valide ne voudrait manquer. Sûrement pas à cause du
menu, qui ne varie guère, mais parce que la distribu-
tion ne dure que très peu de temps et qu'il faut
absolument pour survivre la portion de riz jetée dans
la kébat. La paillote des cuistots est à trois ou quatre
mètres au-dessus du cours de la rivière ; des rondins et
des branches, un toit de latanier pour protéger les
foyers et les touques où mijote le repas. Ils sont trois
ou quatre prisonniers occupés à la distribution des
maigres portions tandis qu'un quatrième prépare
l'infusion de feuilles de goyave qu'il nous servira dans
un autre récipient, toujours taillé dans le bambou.
C'est mon premier repas au camp 113. Je le mange
tout en marchant vers l'escalier. Autour de moi
d'autres taulards, beaucoup de taulards, tous plus
maigres les uns que les autres. Une impression décon-
certante, une image étrange, insistante, le sentiment
éphémère de déjà-vu. Oui, oui, ce sont bien les photos
et les films d'actualité que l'on nous projetait en
France lorsque sont rentrés des camps nazis les
déportés aux pyjamas rayés. C'est bien cela : les
mêmes squelettes avançant à petits pas; les mêmes
regards perdus dans le vide. Nous sommes, je le
comprends en un instant, sur le chemin de l'extermi-
nation. Qui d'entre nous rentrera un jour et pourra
témoigner ?
J'arrive au bas de l'escalier qui va me ramener au
camp. Sur chaque marche, à droite comme à gauche,
des hommes qui n'en peuvent plus. C'est trop dur,

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