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(Collection Analyse) Renée Balibar, Dominique Gilbert Laporte, Étienne Balibar, Pierre Macherey - Le Français National - Politique Et Pratiques de La Langue Nationale Sous La Révolution Française-Hach
(Collection Analyse) Renée Balibar, Dominique Gilbert Laporte, Étienne Balibar, Pierre Macherey - Le Français National - Politique Et Pratiques de La Langue Nationale Sous La Révolution Française-Hach
RENÉE BALIBAR
DOMINIQUE LAPORTE
LE
FRANÇAIS NATIONAL
Politique et pratiques de la langue nationale
sous la Révolution française
PRÉSENTATION
de
Etienne BALIBAR et Pierre MACHEREY
HACHETTE LITTÉRATURE
© Librairie Hachette, 1974.
On peut uniformer la langue d'une grande nation
de manière que tous les citoyens qui la composent
puissent sans obstacle se communiquer leurs pen-
sées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée
chez aucun peuple, est digne du peuple français,
qui centralise toutes les branches de l'organisation
sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au
plutôt, dans une République une et indivisible,
l'usage unique et invariable de la langue de liberté.
[...] C'est surtout l'ignorance de l'idiome national
qui tient tant d'individus à une si grande distance
de la vérité; cependant, si vous ne les mettez en
communication directe avec les hommes et les livres,
leurs erreurs, accumulées, enracinées depuis des
siècles, seront indestructibles.
Pour perfectionner l'agriculture et toutes les
branches de l'économie rurale, si arriérées chez
nous, la connaissance de la langue nationale est
également indispensable [...].
Tout ce qu'on vient de dire appelle la conclusion,
que pour extirper tous les préjugés, développer
toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus,
fondre tous les citoyens dans la masse nationale,
simplifier le méchanisme et faciliter le jeu de la
machine politique, il faut identité de langage [...]
l'unité d'idiome est une partie intégrante de la Révo-
lution, et, dès lors, plus on m'opposera de diffi-
cultés, plus on me prouvera la nécessité d'opposer
des moyens pour les combattre.
GRÉGOIRE.
Rapport sur les idiomes et patois répandus dans
les différentes contrées de la République, 1794.
PRÉSENTATION
I
Afin que ce travail ait les meilleures chances de produire l'effet
qu'on peut en attendre : susciter d'autres études, plus précises et
plus complètes, il convient ici d'avertir le lecteur, non seulement
de ce qu'il va trouver, mais d'abord de ce qu'il ne pourra pas,
ou pas encore trouver, dans les pages qui suivent.
JO LE FRANÇAIS NATIONAL
Il ne pourra trouver, ni une contribution d'ensemble aux discus-
sions des historiens professionnels (sur la théorie de l'histoire de la
Révolution française), ni une contribution directe aux discussions des
linguistes (sur la théorie linguistique). Il s'agit bien plutôt d'un
appel, et nous l'espérons d'une incitation, adressé aux historiens
matérialistes et aux linguistes matérialistes.
Expliquons-nous. Les historiens professionnels se préoccupent
aujourd'hui avant tout de poursuivre et de rectifier l'explication des
événements politiques qui jalonnent la « grande Révolution »
française, et de leur base sociale et économique. S'ils se placent
sur les positions du marxisme, celles du matérialisme historique,
ils se posent ces problèmes en termes de classes, de luttes de
classes et de transformation dans la nature des classes et des
rapports de classes. Surgissent alors tous les problèmes difficiles
qui concernent la formation et le développement du mode de
production capitaliste, son « degré de développement » à la
fin du xvin 0 siècle, la nature de ses contradictions, la spécificité
de celles-ci dans une formation sociale déterminée comme la forma-
tion sociale française, le mode d'existence (ou de survivance) de
la « féodalité », etc. Surgissent également les problèmes qui concer-
nent la nature de l'Etat monarchique, de son rapport à la base
matérielle de la société française et à ses contradictions, des « blocs >
ou « alliances » de classes (et de fractions de classes) qui le
soutiennent, et qui se définissent comme tels dans ce soutien
même. D'où, pour finir, les problèmes qui concernent les causes
et les formes de la rupture révolutionnaire dans « l'ordre » social,
les forces motrices du processus révolutionnaire, leur évolution et
leurs propres contradictions pendant son déroulement, et les résultats
de leur intervention. Chacun sait que tous ces problèmes sont
largement ouverts, non seulement dans leur détail, qui dépend des
progrès de l'investigation empirique, mais dans les grandes lignes
mêmes de leur solution, qui peut et doit se combiner étroitement
aux progrès de la théorie du matérialisme historique. Chacun sait
également que les termes dans lesquels ces problèmes sont posés
et résolus impliquent, singulièrement dans notre pays, des positions
directement politiques, dont dépend l'ouverture même des problèmes
scientifiques.
L'exposé qu'on va lire ne peut évidemment avoir la prétention
de renouveler tous ces problèmes.
Il est cependant un aspect par où cet exposé peut néanmoins
PRÉSENTATION 11
se présenter comme une contribution à l'ouverture (ou à la réouver-
ture) d'un domaine important dans la problématique de l'histoire
de la Révolution française. Il faut bien constater en effet que le
problème des transformations historiques dans la pratique (sociale)
du français (de la langue française) n'est pour ainsi dire jamais
abordé, encore aujourd'hui, dans une connexion organique avec
l'étude des aspects économiques, politiques et idéologiques du pro-
cessus révolutionnaire. Ce qui pourrait sembler, à première vue,
s'en rapprocher le plus : certaines études récentes sur l'organisation
sémantique et le vocabulaire politique des Cahiers de Doléances
par exemple a en fait un tout autre objet ; il s'agit seulement
d'appliquer certains concepts et certaines méthodes de la linguistique
actuelle à l'analyse des textes-témoins de la transformation révolu-
tionnaire, pour expliciter l'idéologie « consciente » des classes et
des fractions de classes qui s'y affrontent, voire remonter, à travers
les formes de cette « conscience » même, jusqu'à une meilleure
définition de ces classes et fractions. Il ne s'agit donc pas encore
véritablement d'analyser le « support » linguistique du fonctionne-
ment des appareils idéologiques d'Etat, qui, dans les formations
sociales capitalistes est le produit de ce fonctionnement, et constitue
en même temps la forme matérielle nécessaire dans laquelle ils
produisent leurs effets. Par là, des aspects importants de la supers-
tructure politique et idéologique restent en dehors de l'étude du
processus révolutionnaire, et ne peuvent contribuer organiquement à
son explication. L'exposé qui suit pourra, pensons-nous, contribuer
à poser ce problème.
Disons-le tout de suite, cependant : il est bien évident que,
même sans chercher directement à mettre en cause tous les problèmes
de l'historiographie de la Révolution française, ou plutôt du fait
de cette limitation, un tel travail devait présupposer certaines thèses
générales. Ce sont essentiellement, on le verra, celles qu'implique le
concept de « révolution démocratique bourgeoise », emprunté à
Marx et à Lénine, et qui concernent la forme singulière de cette
révolution dans la société française2. Selon cette conception, la
Révolution française des années 1789 et suivantes doit être analysée
II
Ouvrons ici une parenthèse nécessaire. D'où proviennent ces
matériaux, et plus généralement ceux qui concernent les pratiques
linguistiques sous la Révolution française ? Pour la plus grande
partie, d'un travail monumental, et déjà relativement ancien, qui est
pratiquement l'unique représentant de son espèce : YHistoire de la
Langue française des origines à 1900, de Ferdinand Brunot, publiée
à partir de 1905 2. Il faudrait ici poser une double question :
— premièrement, pourquoi la problématique de Brunot, qui relève
du radicalisme politique de la petite-bourgeoisie républicaine, tel
qu'il inspire à la même époque l'œuvre d'historien d'un Mathiez, et
qui représente par conséquent une variante extrême, progressiste,
de l'idéologie dominante, a-t-elle rendu possible et nécessaire le
formidable développement de fait des connaissances réelles rassem-
blées dans YHistoire de la Langue française ? Comment, inversement,
cette problématique infléchit-elle dans son principe la sélection, la
présentation, l'interprétation de ces faits ? A ces questions, un
début de réponse devrait être fourni par l'utilisation critique des
recherches de Brunot qu'on trouvera ici. Mais cette question en
appelle une seconde :
— pourquoi l'entreprise de Brunot est-elle restée sans véritables
continuateurs (à notre connaissance) 3 , et pourquoi, jusqu'à une
III
Pour bien comprendre les problèmes qui se posent à partir du
travail de R. Balibar et D. Laporte, il faut maintenant indiquer
brièvement quel en a été le point de départ, et quels résultats
principaux il a permis d'obtenir.
Leur point de départ est dans le développement d'une investi-
gation qui porte sur le mécanisme de production des effets littéraires
dans ce qu'on appelle la littérature française des XIXe et xx* siècles.
On en trouvera les premiers résultats dans le volume sur Les
français fictifs. C'est cette étude même qui permet de mettre en
évidence le jeu de rapports sociaux réciproques où sont impliqués
les textes « littéraires », la pratique de la langue nationale et la
scolarisation généralisée, caractéristique de la société bourgeoise
moderne. Plus précisément, c'est dans le procès de scolarisation que
sont identifiés les textes « littéraires » et les formes de leur recon-
naissance sociales (« genres », « œuvres » et « styles » littéraires),
par opposition à l'usage « commun », « naturel » de la langue
nationale. En effet, c'est dans le procès de scolarisation que sont
fixées les pratiques linguistiques qui servent de base au « travail
de la fiction » littéraire, et le mettent en mouvement. Analyser ce
travail de la fiction, qui porte d'abord sur son propre langage, et les
effets idéologiques « esthétiques » qu'il produit (ou non), c'est
donc, avant tout, analyser la forme sociale, les causes et les tendances
contradictoires du procès de scolarisation et des pratiques qu'il
développe.
Mais cette base matérielle n'est nullement immuable. Elle se
transforme elle-même au cours d'un processus historique qu'il faut
connaître. Ce processus est fondamentalement celui de la constitution,
puis du développement d'un Appareil Idéologique d'Etat nouveau,
l'appareil scolaire. L'histoire de la littérature a donc pour base,
à l'époque moderne, l'histoire de la scolarisation, et elle ne pourra
1. Cf. R . BALIBAR, etc., Les français fictifs, op. cit., Première partie,
chapitre v, Hachette Littérature.
PRÉSENTATION 21
avancer des explications sérieuses aussi longtemps que l'histoire de
la scolarisation n'aura pas été explorée en détail du point de
vue du matérialisme historique.
C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la thèse prin-
cipale défendue par R. Balibar et D. Laporte : en constituant une
pratique linguistique spéciale, celle du français élémentaire, codifié
dans et pour l'apprentissage scolaire, le développement de l'appareil
scolaire peut seul donner une forme concrète, et une réalisation
effective, à la constitution du français national, langue « commune »
qui est censée résoudre tous les antagonismes linguistiques, et qui
leur fournit en réalité une nouvelle base. Mais l'existence du
français élémentaire (avec son vocabulaire épuré, et surtout sa
grammaire, adaptée à l'expression directe de « la réalité », et à la
« simple communication ») est inséparable de celle de l'école pri-
maire, école de « tous » les Français, école de la masse du peuple,
c'est-à-dire en fait, jusqu'à une date récente, seule école que
connaisse et fréquente la masse du peuple.
Chacun sait, ou croit savoir, que l'école primaire a été défini-
tivement constituée et généralisée en France, au lendemain de la
Commune, par la IIP République et Jules Ferry. Mais cette
connaissance s'avère, à l'épreuve, rien moins qu'exacte et innocente.
Elle fait bien plutôt partie des représentations idéologiques que
l'appareil scolaire doit développer et faire partager sur son propre
compte (notamment à ses fonctionnaires), et où s'expriment, jusqu'à
présent sous la domination préservée de l'idéologie bourgeoise,
les antagonismes dont il résulte. Naïvement, sur les bancs du
Primaire, ou savamment, sur ceux des Universités, la constitution
de l'école primaire par la IIP République a été investie de deux
caractéristiques qui ne sont qu'apparemment contradictoires :
— révolutionnaire, donc sans précédent, marquant sur le terrain
de l'instruction, de la culture, etc., la véritable fin des privilèges, des
inégalités, des incapacités, avec les conséquences politiques que cela
suppose ; -\
— mais aussi inscrite dans un progrès séculaire, non seulement
un progrès des lumières et de l'instruction en général, mais un
mouvement qui anticipe sur la scolarisation primaire des enfants :
avant Jules Ferry on relève déjà les écoles du Palais de Charle-
magne, les « petites écoles » de Port-Royal, etc., et les projets
scolaires de la Révolution française.
Laissons de côté Charlemagne, et les « petites écoles », qui
22 LE FRANÇAIS NATIONAL
posent des problèmes tout à fait différents : dans le premier cas
il ne s'agit même pas de l'histoire de l'appareil scolaire (mais de
l'Eglise) *. La référence à la Révolution française pose un problème
beaucoup plus intéressant. Dans la représentation idéologique domi-
nante de l'histoire de l'école qui nous a été inculquée (à l'école),
les institutions mises en place par la IIIe République figurent
à la fois, à un siècle de distance, comme la réalisation des projets
de la Révolution française, et comme le retour à l'inspiration démo-
cratique de ces projets originels2. La scolarisation primaire aurait
ainsi une double origine absolue, l'une en idée (1789), l'autre en
acte (Jules Ferry). Avant la première, rien, si ce n'est des antici-
pations fugitives. Entre les deux, le simple espace qui sépare l'idée
de l'acte, le projet de la mise en œuvre, le possible du réel, rempli
par les luttes intemporelles de ceux qui tentent de réaliser le projet
de scolarisation primaire (gratuite, laïque et obligatoire, selon l'éti-
quette traditionnelle), et de ceux qui y font obstacle. Mais ces
péripéties n'altèrent en rien l'identité foncière de l'école primaire à
elle-même, de sa figure idéale de 1789 à son organisation effective
de 1880.
Qu'en est-il en réalité? L'enquête de R. Balibar et D. Laporte
n'est pas une histoire de l'appareil scolaire, mais elle apporte des
éléments qui éclairent le véritable contenu de la période révo-
lutionnaire, et ses énigmes, une fois dissipée la fausse évidence du
mythe des origines.
Dissiper cette évidence, c'est d'abord tout simplement renvoyer
à son néant l'opposition du possible et du réel, et poser la question
suivante : à quelles conditions matérielles la République bourgeoise
de 1880 a-t-elle pu reprendre à son compte les discours de la Révo-
*
**
Mais pour expliquer vraiment la transformation qui affecte la
structure des échanges linguistiques, il ne faut pas se contenter de
constatations partielles sur la propagation du français en France vers
la fin du xvin n siècle. Car ces constatations pourraient laisser
croire que le problème des communications était principalement
technique, posé occasionnellement pour des motifs de commodité
entre marchands et clients dans les boutiques, entre commerçants de
ville à ville, etc. Ces motifs existent, avec leur importance propre,
mais ils sont secondaires, soumis qu'ils sont à des causes qui résis-
tent à l'observation empirique.
Car poser comme hypothèse que l'uniformisation linguistique est un
effet du mode de production capitaliste n'est nullement « traduire »
en termes prétendument « marxistes » l'idée, admise par tous ou
presque, que les facteurs sociaux « influent » sur la langue.
Les « influences » incitent en effet à penser P« histoire de la lan-
gue » (laquelle n'est pas notre objet, en supposant que 1' « histoire
de la langue » soit un projet théoriquement pensable) ou plutôt
l'histoire des pratiques linguistiques selon une perspective évolution-
niste et sur le mode de l'accumulation, la langue « s'enrichissant »
peu à peu, au fur et à mesure des progrès techniques et sociaux.
Or ce type de visée des phénomènes linguistiques ne rend pas
compte d'au moins deux problèmes essentiels que posent à leur
approche historique les faits linguistiques.
Car premièrement ceux-ci ne se laissent pas réduire à une « his-
toire », fût-elle non évolutionniste, de la langue, mais renvoient à des
pratiques linguistiques qu'il faut interroger sur leur fonction au sein
3. Dans le Manifeste : « Et l'union que les bourgeois du Moyen Age
mettaient des siècles à établir, avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires
modernes, avec les chemins de fer, la réalisent en quelques années. »
54 LE FRANÇAIS NATIONAL
de la formation sociale si l'on veut pouvoir se prononcer sur leur
« contenu » (quelle langue?).
Et secondement, les rapports qu'entretiennent la langue et les
pratiques linguistiques d'un côté, la structure sociale de l'autre, ne
sont pas pensables comme le produit d'un déterminisme mécaniste
pur et simple ; ils ne sont pas non plus pensables sur un mode pyra-
midal (le sommet de la pyramide étant alors occupé par la langue et
par les pratiques qu'elle autorise comme d'un support) qui néglige-
rait l'efficace propre des pratiques linguistiques dans la formation
sociale (sur les autres pratiques).
Enfin, que l'uniformisation apparaisse comme une nécessité techni-
que, ainsi que le montre Brunot, dans l'agriculture, le commerce,
l'industrie, ne doit pas recouvrir d'autres causes, au moins aussi
déterminantes. Car il y a — dans l'exhibition de phénomènes maté-
riels tels que ceux décrits par Brunot — danger de tomber dans
une explication faussement matérialiste, dans une explication de
type sociologiste qui attribuerait à des facteurs « matériels » (la
matérialité des charrues ou des produits échangés) la cause de la
transformation intervenant dans les échanges linguistiques, au lieu
de considérer ces facteurs eux-mêmes comme des effets du dévelop-
pement du mode de production capitaliste.
Partant, décrire ces facteurs ce n'est pas non plus simplement lire,
par transparence ou dans sa transcription phénoménale, la « réalité »
des échanges linguistiques dans une formation sociale où le mode de
production capitaliste commence à être le mode de production domi-
nant. Ces facteurs, qui ont la matérialité illusoire 1 de tout ce qui se
donne explicitement comme tel, sont aussi des effets, et il convient
de les interroger comme tels, c'est-à-dire en tant qu'ils sont produits
par des causes plus générales, sur lesquelles le matérialisme historique
seul peut apporter les éclaircissements nécessaires à une véritable
explication matérialiste. Par voie de conséquence, ces facteurs avancés
par Brunot comme cause de l'uniformisation ne peuvent revendiquer
1. Ce qui ne veut pas dire que les charrues, les routes ou les produits
échangés sont des « illusions de matière » (renvoyons Berkeley à son
évêché) mais que leur exhibition comme facteurs matériels uniquement, donc
absolument déterminants, produit une explication illusoirement matérialiste.
Ce qui est loin d'être la même chose. Il ne suffit pas, par exemple, de dire
qu'il y a des produits échangés, ou d'en faire la liste, pour produire une
théorie (matérialiste) de l'échange des marchandises.
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 55
dans notre recherche que le titre d'une phrase descriptive, faisant
largement et légitimement place au document, mais devant, à un
moment donné, céder le pas, tout en lui servant d'assise, à un autre
type d'explication.
I
II
SUR LES CAUSES DE
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE
1. Op. cit.
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 65
fait la spécificité du marché national (capitaliste), des travailleurs qui
se trouvent placés sur le marché en tant que vendeurs de leur force de
travail. Autrement dit, et pour prévenir en bref de la suite qu'on
introduit, nous avons traité l'aspect juridico-linguistique du processus
de constitution du marché national sous le seul angle de la libre
circulation des marchandises, mais il faut maintenant y aborder par
un autre côté, autrement déterminant et décisif, celui du rapport
juridique s'établissant entre le vendeur et l'acheteur de la force de
travail dans la forme du libre contrat.
Pour ce faire, il est nécessaire de rappeler sans tarder un des
principes fondamentaux du mode de production capitaliste.
2. L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE COMME EFFET DU TRAVAIL SALA-
RIÉ : L'ASPECT JURIDICO-LINGUISTIQUE DU LIBRE CONTRAT.
On lit dans Le Capital :
La transformation de l'argent en capital exige donc que le
possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre,
et libre à un double point de vue. Premièrement le travailleur doit
être une personne libre, disposant à son gré de sa force de
travail comme de sa marchandise à lui ; secondement il doit
n'avoir pas d'autre marchandise à vendre ; être, pour ainsi dire,
libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires
à la réalisation de sa puissance travailleuse 1 .
On se souviendra ici qu'Althusser, interrogeant l'idéologie sur sa
fonction de classe, définissait ainsi l'idéologie bourgeoise de la
liberté :
Dans l'idéologie de la liberté, la bourgeoisie vit ainsi très
exactement son rapport à ses conditions d'existence : c'est-à-
dire son rapport réel (le droit de l'économie capitaliste libé-
rale) mais investi dans un rapport imaginaire (tous les hommes
sont libres, y compris les travailleurs libres). Son idéologie
consiste dans ce jeu de mots sur la liberté, qui trahit autant la
volonté bourgeoise de mystifier ses exploités (« libres » !) pour
1. Lettre d'Isoré, 2 décembre 1793, citée par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, p. 176.
2. BRUNOT : H.L.F., IX, 1, pp. 175-176.
94 LE FRANÇAIS NATIONAL
Comité de Salut Public le 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) dénonça
à la tribune les menaces que faisaient peser sur le sort de la
République « les idiomes anciens, welches, gascons, celtiques, wisi-
gots, phocéens et orientaux ». L'intervention de Barère ne se limite
pas à ces envolées lyriques qui lui font dire que « le fédéralisme et la
superstition parlent bas-breton », ou encore que « la contre-révolu-
tion parle italien et le fanatisme parle basque », elle définit les prin-
cipes politiques et idéologiques qui impliquent l'existence d'une langue
nationale :
La monarchie avait des raisons de ressembler à la tour de
Babel ; dans la démocratie, laisser les citoyens ignorants de la
langue nationale, incapables de contrôler le pouvoir, c'est trahir
la patrie, c'est méconnaître les bienfaits de l'imprimerie, chaque
imprimeur étant un instituteur de langue et de législation. Le
français deviendra la langue universelle, étant la langue des
peuples. En attendant, comme il a eu l'honneur de servir à la
déclaration des Droits de l'homme, il doit devenir la langue
de tous les Français. Nous devons aux citoyens « l'instrument
de la pensée publique, l'agent le plus sûr de la Révolution, le
même langage ». Chez un peuple libre la langue doit être une
et la même pour tous K
On notera que ce passage confirme en tous points l'hypothèse
que nous avancions au début de ce chapitre et dans le précédent,
notamment concernant l'aspect juridique des problèmes linguistiques
(« la langue doit être une et la même pour tous », à l'instar de la
loi) et la nécessité de l'uniformisation en régime démocratique bour-
geois.
A la suite de l'intervention de Barère, la Convention décida par un
décret que des instituteurs de langue française seraient nommés —
dans un délai de dix jours — dans tous les départements où on
parlait bas-breton, basque, italien et allemand. La question linguis-
tique-scolaire était à l'ordre du jour puisque le lendemain (le 9 plu-
viôse an II) la Convention entendit un rapport du Comité d'Instruc-
tion publique et en adopta les conclusions 2. Mais laissons ce point
1. Cité par BRUNOT, op. cit., p. 181.
2. Signalons qu'on ne saurait considérer la nomination des instituteurs de
langue française comme une mesure de politique scolaire. Les « instituteurs
LA LANGUE NATIONALE 95
(la question scolaire dans la politique des Jacobins) qui mérite une
étude spéciale, et revenons au décret du 8 pluviôse pour y relever
un point qui mérite l'attention : la place donnée à la pratique poli-
tique dans l'apprentissage du français. L'un des articles (art. 4)
prévoit la lecture publique des lois et la traduction (orale) de celles
ayant trait à l'agriculture (n'oublions pas la place donnée à la
paysannerie par les Jacobins) et, plus généralement, aux droits des
citoyens. Quant à l'article 6, il assigne aux sociétés populaires un rôle
à la mesure de leur importance dans la pratique politique jacobine :
Art. 6 — Les sociétés populaires sont invitées à propager
l'établissement des clubs pour la traduction vocale des décrets
et des lois de la République, et à multiplier les moyens de
faire connaître la langue française dans les campagnes les plus
reculées 1 .
Cet article est important sous deux aspects, qu'il nous donne à
voir concurremment. Premièrement il confirme que la politique lin-
guistique des Jacobins n'est ni un fait accidentel ni un épiphénomène,
mais qu'elle est, au contraire, partie intégrante de leur pratique poli-
tique et des formes dans lesquelles elle s'exerce : en l'absence d'un
appareil spécialement élaboré à cet effet, les appareils démocratiques
de base sont chargés d'assurer une part importante de l'entreprise de
francisation, notamment dans les campagnes. Le fait est d'importance
si on rappelle que les sociétés populaires, les clubs, les comités
révolutionnaires n'étaient pas de simples relais administratifs d'un
pouvoir « venu d'en haut », mais qu'ils constituaient des organisations
de langue française » ne sont pas, même par anticipation, des instituteurs
en tant que ceux-ci constituent une partie du personnel de l'appareil scolaire.
Le bon sens voudrait qu'il n'y ait pas d'appareil scolaire sans qu'il y ait au
préalable des instituteurs. Mais le bon sens a tort : c'est l'appareil scolaire qui
produit les instituteurs en tant que corps social chargé de la fonction d'ensei-
gnement que nous lui connaissons aujourd'hui. La nomination des « institu-
teurs de langue française » est une mesure intérieure à la politique de la
langue nationale menée spécialement par les Jacobins et intérieure au procès
d'uniformisation pendant la période révolutionnaire.
Ajoutons qu'elle n'entrave pas le développement de notre hypothèse selon
laquelle des fragments de la politique jacobine de langue nationale et de leurs
théories idéologiques seront repris et développés ultérieurement à l'intérieur
d'une politique scolaire.
1. Cité par BRUNOT, H,L.F., IX, 1, p. 184,
96 LE FRANÇAIS NATIONAL
de masse qui non seulement bénéficiaient d'une large audience, mais
étaient le lieu d'une pratique institutionnelle de l'initiative révolu-
tionnaire des masses. Le fait est d'autant plus important, nous le
verrons plus loin 1, qu'il est inséparable de ses effets : pendant la
Révolution, c'est dans la pratique politique que les masses appren-
nent le français. Secondement l'article manifeste l'aspect historique de
la constitution d'une politique de la langue, il montre que la dictature
de la démocratie révolutionnaire en matière de langue ne s'instaura
pas du jour au lendemain, dès l'arrivée au pouvoir des Jacobins,
mais qu'au contraire elle fut un processus historique soumis à des
conditions objectives, au développement des idéaux révolutionnaires,
à son insertion dans le procès d'ensemble que constitue la politique
jacobine 2. En effet, si l'article en question invite les sociétés popu-
laires à « multiplier les moyens de faire connaître la langue française
[écrite, seule juridiquement valable] dans les campagnes les plus
reculées », il met cependant encore l'accent sur la nécessité de
traduire oralement les décrets et les lois. En un mot, il constitue
en quelque sorte le trait d'union de deux politiques. En cela
il se démarque, en même temps qu'il l'annonce, du décret du
2 thermidor (20 juillet 1794) qui sanctionne juridiquement la
coupure politique-linguistique. Dans la mesure où il marque la mise
à l'ordre du jour de la « terreur linguistique », il nous paraît utile de
le reproduire ici in extenso.
Art. 1. A compter du jour de la publication de la présente
loi, nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit
du territoire de la République, être écrit qu'en langue fran-
çaise.
Art. 2. Après le mois qui suivra la publication de la présente
loi, il ne pourra être enregistré aucun acte, même sous seing
privé, s'il n'est écrit en langue française.
Art. 3. Tout fonctionnaire ou officier public, tout agent du
Gouvernement qui, a dater du jour de la publication de la
présente loi, dressera, écrira ou souscrira, dans l'exercice de ses
fonctions, des procès-verbaux, jugemens, contrats ou autres
1. Chap. V.
2. Ajoutons que si ce processus historique acquiert pendant la dictature de
la démocratie révolutionnaire jacobine ses caractéristiques les plus nettes
(parce qu'elle s'en donne les moyens politiques et institutionnels), il ne s'y
réduit pas.
LA LANGUE NATIONALE 97
actes généralement quelconques conçus en idiomes ou langues
autres que la française, sera traduit devant le tribunal de police
correctionnelle de sa résidence, condamné à six mois d'emprison-
nement, et destitué.
Art. 4. La même peine aura lieu contre tout receveur du
droit d'enregistrement qui, après le mois de la publication de la
présente loi, enregistrera des actes, même sous seing privé,
écrits en idiomes ou langues autres que le françaisl.
Dire que ce décret constitue une sanction juridique c'est dire qu'il
ne fait qu'étendre sur l'ensemble du territoire national une série de
mesures déjà prises à des échelons locaux plus ou moins vastes, qu'il
ne fait que systématiser en lui donnant sa forme juridique une poli-
tique déjà constituée dans les faits.
En effet, non seulement la « terreur linguistique » avait déjà été
mise à l'ordre du jour, mais elle avait de plus été inaugurée sur le
terrain où les contradictions linguistiques prenaient la forme d'un
antagonisme ouvert. Saint-Just en avait été une sorte d'initiateur
lorsque, au cours de sa mission en Alsace (à partir d'octobre 93),
il avait constaté la prédominance massive de la langue allemande
dans les échanges linguistiques. Le 9 nivôse (29 décembre 1793)
les représentants du peuple Lebas et Saint-Just décrétèrent la création
d'une école de français dans chaque commune ou canton du Bas-
Rhin. Quelques jours auparavant (le 17 décembre), au cours d'une
fête commémorant les martyrs de la liberté, l'un des discours devait
être fait en allemand. Un représentant s'y opposa et tous les dis-
cours furent prononcés en français. Il fallait cependant attendre
le 25 germinal an II (14 avril 1794) pour voir le Directoire du
département du Bas-Rhin ordonner la rédaction en français de tous
les papiers administratifs et de tous les rapports et pétitions adressés
aux autorités. Dans la déclaration de principe qui ouvre l'Arrêté on
lit notamment :
Les administrateurs du Directoire du département du Bas-
Rhin (...) considérant que la différence de langage entre les
habitants de la rive gauche du Rhin et leurs frères de l'intérieur
paroît être un obstacle à la communication fraternelle qui doit
exister entr'eux ; qu'il est par conséquent essentiel de détruire
1. GRÉGOIRE : Rapport sur les idiomes et patois répandus dans les diffé-
rentes contrées de la République, 1794. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1,
pp. 205 à 213.
LA LANGUE NATIONALE 103
au sens strict (idéologie de sa forme), d'autre part une idéologie de sa
pratique (pratique uniformisée dans le cadre de l'Etat-Nation).
Précisons : nous avons montré plus haut la nécessité de l'unifor-
misation des pratiques linguistiques en régime capitaliste et apporté
quelques données sur la fonction d'une « langue commune » à tous
en démocratie bourgeoise ; ce faisant nous avons dû rompre avec une
conception instrumentaliste pour montrer que traduction et francisa-
tion ne sont pas de simples moyens (entre autres moyens de gouver-
nement), des pièces interchangeables d'une même politique. Il faut
aller plus loin : non seulement la langue doit être la « même pour
tous », mais il faut que celle-ci (en l'occurrence « le français »)
soit un français (lequel n'est « le français » tout court, « le fran-
çais » absolu, que par le jeu de l'idéologie qui en masque la nature
et la fonction). C'est dire que « le français », qui est à la fois enjeu
et objet d'uniformisation, n'est pas un matériau toujours-déjà-là
prêt à fonctionner mais qu'il constitue au contraire un ensemble
norme de pratiques dont la construction est historiquement un
résultat de la lutte des classes. C'est pourquoi, en fin de compte,
il contribue à réaliser la domination de la classe (fraction de classe
ou alliance de classes) qui détient le pouvoir et intervient à ce
niveau dans une politique de la langue et dans une rationalisation
idéologique conforme à ses intérêts (de classe).
En clair cela signifie que ce n'est pas n'importe quel « français »
qui fait l'objet de l'uniformisation. C'est pourquoi, concurremment à
leur idéal d'uniformisation des pratiques et aux mesures politiques
prises dans ce sens, les Jacobins développent, à l'intérieur de forma-
tions idéologiques appropriées, un modèle de langue commune
à réaliser dans l'Etat-Nation. Sur ce modèle — que nous identifierons
plus loin comme un modèle de français élémentaire — et sur les
idéologies qui supportent sa réalisation, nous pouvons déjà dire ceci :
parlant de modèle (i.e. d'un ensemble norme de pratiques), nous dési-
gnons à la fois la transformation formelle de la langue (qui n'est pas
ici directement notre objet ; mais nous aurons notre mot à dire
sur le matériau syntaxique qui autorisa cette transformation) et la
façon dont ce modèle se réalise (i.e. la forme sociale et institutionnelle
caractéristique de sa pratique).
En tant que sa construction est un processus historique, ce
modèle est par excellence l'objet d'une surdétermination qui assigne,
entre autres, à sa représentation (à la représentation de la forme et
des fonctions de ce modèle) un rôle important dans sa réalisation
104 LE FRANÇAIS NATIONAL
même. Ces représentations (qui sont celles de l'idéologie dominante)
jouent un rôle réel dans la construction et l'imposition de ce
modèle, lequel ne peut pas être instauré autrement qu'en se présen-
tant comme réalisation de sa propre idéologie (i.e. comme réalisation
de ces représentations). En ce sens, ce système de représentations,
qui intervient historiquement dans la construction du modèle de
langue commune, ne peut pas être confondu, ne doit pas être
confondu, avec ce qu'on pourrait appeler l'ensemble des « illu-
sions rétrospectives ». Par illusions rétrospectives nous entendons par
exemple (car ce n'est pas la seule) l'idée d'une langue commune
(« le français ») préexistant à la politique d'uniformisation, donnée
(représentée) comme toujours déjà là, idéalement vierge de toute
marque sociale. Cette représentation rétrospective (plutôt qu'illusion)
« agit », elle aussi, historiquement, elle exerce une fonction au sein
de la structure sociale, mais dans un autre moment du processus,
très précisément comme facteur de reproduction du modèle imposé
et comme condition de son efficace par la dénégation de l'aspect
historique de la constitution du modèle ; en d'autres termes, en
niant que ce modèle est bel et bien l'objet d'une construction.
Toute la difficulté vient justement de ce fait que sous le même
terme de « langue commune » sont visées plusieurs réalités contra-
dictoires et même plusieurs niveaux de la réalité : d'une part la
réalité du modèle (qui est bien une réalité, même s'il n'est pas ce que
l'on en dit), d'autre part la réalité des représentations de ce modèle
(de sa forme, de sa fonction, de ses pratiques, etc.), lesquelles, bien
qu'elles désignent faussement ce modèle, interviennent bien réellement
dans sa construction et dans les conditions sociales-idéologiques de sa
reproduction.
Parlant des conditions de réalisation de ce modèle, nous venons
de dire qu'il était l'objet d'une surdétermination, c'est-à-dire le
produit d'une pluralité de facteurs déterminants (économique, poli-
tique, juridique, idéologique). Or au sein même de sa détermination
idéologique, nous avons affaire à une pluralité de facteurs détermi-
nants. Nous venons d'isoler, sur la base d'un examen du rapport
de Grégoire, deux de ces facteurs : une idéologie de la langue au
sens strict (idéologie de sa forme) et une idéologie de sa pratique
(pratique uniformisée dans le cadre de l'Etat-Nation). Compte tenu
des quelques précisions qui précèdent, c'est sur cette distinction que
nous pouvons intervenir maintenant pour essayer de lever l'ambi-
guïté qui, semble-t-il, s'y pointe.
LA LANGUE NATIONALE 105
Disons d'abord ceci : la distinction, bien qu'opérante, est en
partie formelle dans la mesure où l'idéologie de la forme linguistique
est inséparable dans les faits de l'idéologie de sa pratique. Plus
précisément : l'idéologie de la forme linguistique (le modèle démocra-
tique de langue commune des Jacobins) n'est jamais que l'idéologie
de la forme historique de la langue nationale. Dans le cas particulier
qui nous occupe, celui de la révolution culturelle bourgeoise
française, ces formations idéologiques coïncident historiquement :
il n'existe pas alors une langue nationale qui serait affectée d'un
changement de forme sous le coup de la politique et des idéaux
jacobins, il y une langue nationale à réaliser dans une forme
spéciale. Ce faisant on ne désigne cependant qu'un aspect du pro-
blème : la « langue nationale » est une notion qui recouvre deux
« réalités » distinctes : d'une part la nécessité matérielle d'une
« langue commune » (au moins en droit sinon en fait), d'autre part
l'idéal bourgeois de « nation ». Partant, il faut en conclure que si
l'ambiguïté gît quelque part, c'est dans la notion même de « langue
nationale ». Attelons-nous à la clarifier.
1. C'est bien pourquoi la citation de Lénine doit être utilisée avec pru-
dence, c'est-à-dire limitée au seul aspect qu'elle traite explicitement. Son exten-
sion abusive hors de ce champ limité risquerait, en effet, de nous conduire
du côté des illusions sociologistes dont nous nous sommes déjà démarqués à
plusieurs reprises : les « commodités » techniques ou commerciales existent,
avec leur importance propre, mais elles restent subordonnées en définitive aux
causes plus générales étudiées au ch. II (2e partie) et à des facteurs politiques.
Mettre au compte de ces « commodités » l'uniformisation linguistique expose-
108 LE FRANÇAIS NATIONAL
ainsi puisque nous avons rappelé plus haut qu'un marché national
n'était pas seulement un marché de produits mais aussi un marché
de forces de travail. Nous avons vu par ailleurs que runiformisation
linguistique, l'adoption d'une « langue commune » par l'acheteur et
le vendeur de la force de travail ne sont pas dictées par des soucis
de « commodité » en vue d'un « mieux de communication », mais
que ces facteurs sont l'une des conditions de possibilité du libre
contrat, étant entendu que l'égalité linguistique qui y est réalisée
(ou selon les cas, historiquement à réaliser) est une forme d'égalité-
inégalité, c'est-à-dire qu'elle met face à face des individus dont
les pratiques linguistiques distinctes, parfois antagonistes (lors-
qu'elles interviennent directement dans l'expression d'antagonismes
de classes), sont soumises (dans leur apprentissage et leur usage) à
une règle générale, celle de la « langue commune ». Si cette hypo-
thèse est juste — et elle est confirmée dans les faits — cela signifie
que, dans le cadre de l'Etat-Nation à pratique uniformisée, la langue
nationale prend nécessairement en France une forme spéciale, démo-
cratique-bourgeoise (c'est-à-dire qui inclut des formes d'inégalité dans
un apprentissage égalitaire) dont la construction est historiquement
aux mains de la classe dominante l .
***
Le Monde des 1-2 nov. 1970 ce titre : « Les agriculteurs ont exprimé de
vive voix leurs doléances. » Il serait impossible d'employer le terme de
« doléances » à propos de syndicats ouvriers.
1. Décret du 30 décembre 1792.
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 123
La création des écoles primaires dans toutes les communes pourrait
prendre du temps (c'est ce qui arriva en fait). Le bon sens ne mit
jamais en doute le maintien des « petites » ou « grandes » classes
des Collèges qui dispensaient déjà l'enseignement prévu. Du point
de vue de la langue française les enfants des bourgeois parais-
saient être déjà des sortes d'adultes linguistiques ; ils pourraient servir
de modèles aux futurs « enfants des écoles » sur lesquels allait
descendre gratuitement le bienfait du français.
Ces idées, alors irréfutables, s'accompagnèrent de mesures pra-
tiques qui leur donnèrent aussitôt une forme d'existence. Le décret
du 4 août 1789, en supprimant les dîmes enleva à l'Eglise une
partie des moyens financiers affectés à ses écoles. Le décret de
février 1790, en supprimant les octrois municipaux, enleva bien
souvent aux communes la possibilité d'entretenir une école. Lorsque,
le 2 novembre 1789, les biens du clergé furent mis à la disposition
de la Nation, beaucoup d'écoles, de collèges, de congrégations, per-
dirent leurs ressources l . Nous avons tout lieu de penser que les
petites écoles furent plus rapidement atteintes que les grands éta-
blissements. Nous avons de cela une preuve : le décret du 18 août
1792 stipule que les immeubles appartenant aux congrégations
seraient aliénés aux mêmes conditions que les autres biens nationaux,
à l'exception des bâtiments et jardins de collèges.
D'autre part, le personnel enseignant ne fut pas frappé de la
même manière par les lois qui abolirent les congrégations et recon-
nurent à leur place des « associations de citoyens », selon qu'il
s'agissait de maîtres d'école ou de professeurs de collèges. Les
« membres des associations religieuses » furent admis à enseigner
individuellement comme tout autre citoyen jusqu'à l'organisation
définitive de l'instruction publique. Or les fonctions du maître
d'école dans les paroisses n'étaient pas un vrai métier, c'étaient
des besognes d'appoint, ajoutées, par exemple, à celles du sacristain,
sonneur de cloches, etc., et qui n'avaient en tout cas rien à voir
avec l'enseignement spécial du français. C'est donc au niveau des
collèges que se conservèrent assez d'enseignants pour que les histo-
1. Rapport..., p. 25.
2. Le décret est publié à la suite du rapport de Grégoire dans le
compte rendu du Comité d'Instruction publique imprimé sur ordre de
la Convention.
140 LE FRANÇAIS NATIONAL
de langue française » après avoir entendu les interventions de Gré-
goire et de Barère sur la nécessité de l'uniformisation et la lutte
contre les patois h Bien que les deux décisions ne relèvent pas de
la même série de mesures, mais de deux niveaux d'intervention
politique sensiblement distincts puisque, nous l'avons vu, il y a une
relative autonomie des projets d'institutions scolaires, la coïncidence
n'est pas fortuite. Elle est l'indice de la façon dont s'investissent
les formations idéologiques portant sur la langue et les pratiques
de la langue dans une politique scolaire. D'autre part, l'ouverture
du concours intervenait à la suite du décret du 29 frimaire an II
(19 décembre 1793) et officialisait en les précisant les mesures
appelées dans les projets d'organisation générale du « premier degré
d'instruction ». La politique scolaire était donc présente dans l'insti-
tution du concours en ce qu'elle destinait les livres à l'enseignement
élémentaire (et non à 1' « enseignement », relevant d'une politique
linguistique, tel qu'il était prévu par la nomination des « institu-
teurs de langue française ») et en ce qu'elle était redevable des idéaux
linguistiques et grammaticaux autorisant les pratiques de réduction
et de fragmentation requises par les théories idéologiques de l'école à
degrés 2.
Surtout, l'institution du concours réalisait en politique l'idéal de
français grammatical en mettant au nombre des manuels à composer
des Notions de Grammaire française. Les « réponses » (c'est-à-dire
les manuels ou les projets de manuels) qui parvinrent à la Conven-
tion et au Comité d'Instruction publique dès cette époque, attestent
la présence d'un modèle de français grammatical et confirment
sa nature (par là même, sa fonction) liée aux théories idéologiques
bourgeoises de l'école à degrés. En l'absence des documents qu'un
expert aussi découvreur des textes dits « de première main » que
Ferdinand Brunot confesse n'être « pas faciles à retrouver », nous
disposons d'indices non négligeables quant au modèle de français élé-
mentaire (grammatical) à l'œuvre dans les travaux participant pour
leur part à la construction de l'école à degrés. Ces indices nous sont
fournis par les titres des manuels. Citons-en quelques-uns au hasard.
1. On aura une idée des positions prises par les grammairiens républicains
décidés à rompre avec le latin dans les années précédant 1880, par cette
Préface de Pierre Larousse, qui concevait lucidement l'obstacle, ce qui
n'empêchait pas ensuite la Grammaire composée par Larousse de reprendre,
à quelques variantes près, les catégories grammaticales et les principes
d'analyse fournis par Lhomond.
« Actuellement encore beaucoup d'instituteurs font un usage à peu
près exclusif de la Grammaire française de Lhomond. C'est là un déplo-
rable préjugé, dont la conséquence funeste a été de fausser, depuis
quatre-vingts ans, dans notre pays, l'enseignement de la langue maternelle.
Voici toute notre pensée sur cette importante question : Lhomond
était professeur de l'Université de Paris ; sa modestie égalait son savoir ;
il chérissait les enfants ; et c'est dans le seul but de leur être constam-
ment utile qu'il composa tous ses ouvrages, et qu'il voulut toujours
rester professeur des basses classes. Ses Eléments de grammaire fran-
çaise ont été écrits pour les enfants que l'on destine à l'étude du
latin. Du temps de Lhomond les écoles primaires n'existaient point
encore ; il n'a donc pas pu les avoir en vue en écrivant.
Considéré comme une introduction à l'étude de la langue latine, le
livre de Lhomond est un chef-d'œuvre de simplicité, de méthode et de
logique ; appliqué à la langue française, c'est un non-sens. Voyez avec
quel soin le professeur expérimenté expose et traite à fond, dans sa
146 LE FRANÇAIS NATIONAL
de l'étude que nous présentons ici sur le français national à l'époque
révolutionnaire. Mais il est peut-être souhaitable d'en indiquer les
grandes lignes telles qu'elles nous semblent compréhensibles selon
nos hypothèses.
L'heure de vérité sonna pour l'ancien demi-Lhomond délégué
dans les fonctions de Grammaire française nationale quand la
conjoncture historique générale aboutit dans les années 1880 à un
nouvel acte de politique linguistique scolaire : les lois Ferry,
entraînant création des manuels élémentaires de l'enseignement de
masse. A ce moment la « question du latin » devint cruciale pour
le français, pour l'Ecole, pour le régime social. Un immense effort
théorique et pédagogique, aidé d'un commencement de connais-
sances exactes sur l'histoire du français, visa à trancher le lien qui
rattachait le français à la traduction franco-latine. Mais cet effort
aboutit une fois de plus à un compromis favorable aux classes diri-
geantes, masqué sous une apparence unitaire. La Grammaire de
Larive et Fleury, manuel officiellement et massivement répandu dans
les écoles communales de tous les départements, ne fut qu'une
réforme d'un Larive et Fleury, antérieur aux lois Ferry, et très
analogue au Lhomond. Il y eut peu de changements essentiels dans
la terminologie grammaticale sous beaucoup de nouvelles habiletés
pédagogiques. En fait, la Grammaire française élémentaire devint
ce qu'elle est encore maintenant : trop décrochée de la terminologie
et de la phrase latine pour préparer à l'analyse grammaticale et
logique et aux types de discours caractéristiques du degré secon-
daire ; trop accrochée à cette terminologie pour acquérir la rationa-
lité requise par une pratique nationale et massive du français. Le
résultat le plus tangible était, et est encore, l'échec des trois quarts
des citoyens français dans les exercices de français à l'école primaire ;
la fermeture du passage d'un degré à l'autre ; le blocage de l'évolu-
Dans l'état actuel des choses, il n'est pas facile (façon de dire
qu'il est impossible) de consulter les textes des procès-verbaux,
pétitions, lettres, rapports, etc., produits dans les appareils révolu-
tionnaires. Il n'existe pas d'ouvrage général (Brunot mis à part),
qui en décrirait les formes d'existence, les types de contenus, qui en
fournirait, non « le corpus > (la somme de ces innombrables pièces
hétéroclites n'est pas concevable), mais « un corpus », des extraits
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 165
(provisoirement) représentatifs. Nous ignorons peut-être des travaux
très utiles parus çà et là sur le sujet. Notre ignorance banale est
symptomatique. Et nous pouvons croire Soboul, historien spécialiste
des procès-verbaux des sociétés populaires parisiennes, qui déclare
ces pièces « peu exploitées » ; que dire de l'ensemble des archives
françaises1 ?
De l'histoire de ce courant populaire qui du printemps 1789
au printemps 1795 anime la Révolution et l'impulse souvent,
les sources, bien qu'ayant subi des pertes irréparables et ne se
présentant plus que sous forme de séries incomplètes ou d'en-
sembles disparates, demeurent encore assez nombreuses et se
révèlent avoir été peu exploitées.
Elles sont essentiellement constituées par ce qui subsiste
des papiers des sections parisiennes depuis l'incendie des
Archives de la Préfecture de Police en mai 1871. Organisées
par la loi municipale du 21 mai-27 juin 1790, les quarante-huit
sections de Paris disparurent le 19 vendémiaire an IV : elles
avaient succédé aux soixante districts créés par le règlement
royal du 13 avril 1789. Aux papiers qu'elles reçurent des
districts, les sections ajoutèrent un ensemble important d'archi-
ves : registres des délibérations des assemblées générales, procès-
verbaux des séances des comités civils, révolutionnaires, mili-
taires, de bienfaisance, des salpêtres, autorités administratives
(Commune, Département, Comités des Assemblées nationales),
registres d'enrôlements, de cartes de sûreté, de passeports, sans
parler des papiers de nombreuses sociétés populaires recueillis
à leur disparition au printemps de l'an II ou en l'an III. Ces
archives furent transmises en l'an IV, par les sections suppri-
mées, aux douze municipalités qui les remplacèrent ; nombre
d'entre elles furent alors inventoriées. Un an auparavant les
comités révolutionnaires des sections avaient également versé
leurs papiers aux douze comités de surveillance d'arrondissement
institués par la loi du 7 fructidor an II.
[Après avoir indiqué les transferts et les destructions qui
1. H.L.F., t. X, 1, p. 305.
2. H.L.F., t. IX, 1, p. 408.
168 LE FRANÇAIS NATIONAL
L'anecdote est utile parce qu'elle est symptomatique des conflits
qui engendrent les confusions intellectuelles, dans l'affaire qui nous
occupe. La « facétie » qu'elle prétend signaler se joue entièrement
dans la tête de Brunot, qui peut être aussi bien celle de l'enquêteur
de l'Empire. Bmnot trouve très drôle qu'un paysan interrogé ait
répondu en patois pour dire qu'il parlait le français : ce paysan
s'en rendait-il compte ? N'était-ce pas là une plaisanterie, une
roublardise, un effet de ce don de la parole, si déroutant, que
possèdent les paysans ? Voilà ce que suggère Brunot qui a pourtant
affirmé d'abord, avec raison, que le paysan parlait le français, et que
quelques accidents de parcours dans l'énoncé ne pouvaient pas
empêcher ce fait de se produire pour l'essentiel.
Voyons les choses autrement. Un citoyen de Saint-Léger-sur-
Dheune, Saône-et-Loire, interrogé (en quels termes, nous l'ignorons)
sous le Premier Empire par un agent du préfet chargé d'enquêter
sur l'état linguistique de la France, répondit :
« Depuis la Révolution, je (je ? nous ? on ?) commence (com-
mence ? commençons ?) de françayer (néologisme indispensa-
ble) assez bien. »
C'était à l'agent du préfet d'entendre le français, de s'arranger
pour le comprendre et l'écrire en usant de sa propre compétence.
Du point de vue du citoyen de Saône-et-Loire, ce citoyen parlait
le français et, détail utile à l'enquête, il le parlait assez bien,
compte tenu du fait qu'il le parlait depuis peu, qu'il commençait
de parler le français par suite de la Révolution. L'agent du préfet
aurait dû (considération rétrospective de notre part et utopique)
constater que le même citoyen, dans d'autres situations que celles où
il parlait français, lorsqu'il affirmait ses particularismes, lorsqu'il
était de sa province et non de son département, usait d'une forme
de langue qui avait beaucoup de « contacts » (c'est le terme de
Brunot) avec le français national.
Les innovations nationales démocratiques dans les institutions
avaient en effet changé radicalement la nature des particularismes :
marques régionales, sociales, etc., contrastèrent désormais avec le
français national, et de telle manière que phonèmes, morphèmes,
phrases (d'apparence partiellement ou totalement identiques pour un
observateur incompréhensif des situations) furent pris soit dans un
système marqué, soit dans le système non marqué du français
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 169
national ; c'est ce qui arrive par exemple aujourd'hui dans le cas
des « accents » typiques d'un milieu ou d'une région, entièrement
négligeables lorsqu'ils sont émis par un instituteur, un travailleur,
un speaker, un membre du gouvernement, qui s'adressent en français
à leurs concitoyens. Le mot écrit : « depuis » en français national,
fut entendu de travers par l'agent du préfet, et même par Brunot,
qui l'assimilèrent hâtivement à un mot apparemment identique sans
forme écrite historique, qu'ils écrivirent « dépeu » d'autorité en
« patois » (« bourguignon » !) ou « français fautif ». La mauvaise
façon de comprendre, provenant de l'incapacité bourgeoise à pra-
tiquer sous l'Empire l'entente nationale dans les échanges politiques
et économiques, fut assurément l'une des causes qui rendirent néces-
saire l'institution autonome du français scolaire.
Cette anecdote relative à une réalisation de français d'aspect
oral nous permet de mieux saisir le genre de difficulté que présentent
les pièces d'archives révolutionnaires aux lecteurs et éditeurs, étant
donné leurs graphies.
Un sûr instinct démocratique pousse les historiens de la Révo-
lution à prendre les procès-verbaux des sociétés et comités popu-
laires pour des textes de français national moderne, en négligeant
les accidents qui particulariseraient faussement les énoncés. Ou bien
ils se situent au niveau des conceptions générales et n'ont pas
besoin de citer littéralement leurs documents ; ou bien ils moder-
nisent les graphies selon nos normes scolaires actuelles. Un Manuel
pratique pour l'étude de la Révolution française1 refuse de les
reproduire avec leurs particularités d'orthographe et de ponctuation,
« comme on ferait d'un texte du Moyen Age » ; il fait surtout
observer qu'il est impossible de « respecter » la ponctuation géné-
ralement capricieuse ou rudimentaire des originaux, qui souvent
d'ailleurs n'en portent aucune. Or la ponctuation, c'est équivalem-
ment l'articulation du discours, la logique, la syntaxe de la phrase
complexe.
Mais un historien des formes linguistiques ne peut pas s'y prendre
ainsi. Paralysé sur ce point par ses contradictions, Brunot produit
les textes sur deux colonnes, l'une en forme soi-disant « authen-
tique » (en fait, une copie dont les particularités sautent aux yeux,
exagérant les séquelles de la division linguistique que la pratique
1. A.D.37 Lz 708.
2. A. SOBOUL : Précis..., p. 346.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 181
Canton de Ballan Liberté Egalité
Municipalité A Joué le 2 thermidor l'an 2 de la
de Joué République une et indivisible
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué aus
citoyens administrateurs du district révolutionaire de Tours
Citoyens
Nous vous faisons part qu'en conséquence d'un ordre du
représentant du peuple Ichay qui est à Tours notre muni-
cipalité a été organisée révolutionairement le décadi 30 messidor
dernier, et qu'il a été pris dans notre comité trois de nos
membres des plus instruits, qui sont Boussé, Beaulieu et Trou-
gnion. Lesquels membres ont été només et instalés dans notre
nouvèle municipalité. A ce moyen nous ne somes plus nombre
compétant, n'étant plus que neuf membres au lieu de douze que
nous devons être. Nous vous engageons de nous faire nomer
en peu trois membres, instruits, tant pour compléter notre
comité que pour nous mettre dans le cas de ne pas faire de
fautes, qui sont toujours dangereuses pour la chose publique.
Et pour les membres nous vous engageons à avoir égard à
notre demande, et d'y faire droit sous peu.
Salut et fraternité
Ladite lètre signée Rouleau présidant et Petibon-Paty
Ladite lètre a été remise le 3 par Paty
Secrétaire
Deux lettres du 10 thermidor, citées plus haut pages 155-157.
Liberté Egalité Canton de Ballan Municipalité de Joué
le Comité de Surveillance de la Comune de Joué
au citoyen Guyot agent national du district révolutionaire
de la Comune de Tours Le 20 thermidor l'an 2
Citoyen,
Pour nous conformer à la loi, nous t'acusons réception des
Buletins et Maximums que tu nous as fait passer depuis le
décadi dis du présant. Nous avons donc reçu, savoir :
les buletins des lois n° 24 et 25 le 16 thermidor
ceux n° 26 et 27 le 19 thermidor
+ nous avons reçu le 19 thermidor un maximum sur le
LE FRANÇAIS NATIONAL
pris des cercles et osiers, en exécution de l'arèté du Comité
de Salut Public du 24 messidor l'an 2.
Nous veillons à ce que notre municipalité publie lesdites
lois. Et ce qu'èle fait exactement.
Il nous manque toujours trois membres à notre comité,
ainsi que nous te l'avons mandé. Tâche de nous en faire nomer
d'instruits, en place des trois qu'on nous a ôtés pour la
municipalité.
Salut et fraternité
Par les membres du Comité de Surveillance de la Comune
De Joué.
Ladite lètre a été signée par Jean Orange, présidant et de
Petibon-Paty pour Richard Hardy secrétaire actuel et qui est
très malade
+ dans la lètre : nous te prions de nous faire passer une loi
qui nous done des renseignements sur ce que sont tenus de
faire les Comités de Surveillance. Nous ne l'avons pas. Et
nous devrions ne rien négliger pour le bien de la chose
publique.
+ accusé réception d'un buletin des lois n° 30
+ un arèté du comité de salut public à l'égard des militaires
malades.
Point reçu 28 et 29.
Canton de Ballan, Municipalité de Joué Liberté Egalité
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué
aus citoyens administrateurs du district révolutionaire de Tours
Le 20 thermidor l'an II de la République
Citoyens,
Nous conformant à la loi qui nous prescrit de vous instruire
de ce qui s'est passé dans notre comité dans l'espace de chaque
décade, nous vous prévenons que notre municipalité remplit son
devoir ; et qu'èle fait publier et aficher les lois exactement ;
que de notre côté nous veillons de notre mieus à ce qu'il ne
se passe rien dans notre comune contre les lois. Et nous voyons
avec plaisir qu'il ne s'y passe rien. A ce moyen nos opérations
ne sont pas considérables.
Nous avons toujours besoin de trois membres instruits pour
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 183
compléter notre nombre de douze, en ayant été pris trois pour
notre municipalité.
Salut et fraternité
Par les membres du Comité de Surveillance de la Comune
de Joué.
Ladite lètre signée Jean Orange, présidant
et Petibon-Paty pour Richard Hardy
secrétaire actuel et qui est très malade
Liberté Egalité, Canton de Ballan, Municipalité de Joué
A Joué le 30 thermidor l'an 2
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué aus citoyens
administrateurs du district révolutionaire de Tours
Citoyens,
Nous somes toujours zélés pour satisfaire à la loi. En
conséquence nous vous dirons que depuis la décade dernière
il ne s'est rien passé d'extraordinaire dans notre comité. Nous
voyons toujours avec plaisir que notre municipalité se comporte
très bien, et qu'èle fait publier les lois et aficher avec exacti-
tude. Quant aus autres habitants de cète comune, nous ne
voyons pas qu'il y en ait qui déroge aus lois. Nous somes
heureusement placés dans une comune de patriotes. Nous
avons célébré la fête civique du 10 d'août avec enthousiasme.
Salut et fraternité par les membres du comité de surveillance
de la Comune de Joué.
Ladite lètre est signée Jean Bruseau, présidant
et Petibon-Paty, secrétaire
Liberté Egalité Canton de Ballan Municipalité de Joué
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué au citoyen
Guyot, agent national du district révolutionaire de la Comune
de Tours
Le 30 thermidor l'an 2
Citoyen,
Nous somes toujours empressés de suivre la loi.
Et pour nous y conformer, nous t'avisons que nous avons
reçu depuis la décade dernière, savoir :
un Raport par Vadier, présanté à la Convention Nationale
au nom du Comité de Sûreté Générale, séance du 27 prairial
l'an 2. Nous l'avons reçu 23 présant mois.
184 LE FRANÇAIS NATIONAL
+ le même jour nous avons reçu le Buletin des lois N" 31
+ nous avons reçu le 25 présant mois, savoir :
le maximum disième division en exécution de la loi du
6 ventôse l'an 2, en livret.
4- le même maximum disième division en grande feuille pour
aficher. Les deus concernant la boneterie, bas, etc.
+ le 29 thermidor nous avons reçu les buletins des lois
N° 28 et N° 32
ainsi qu'un tarif pour la solde des militaires de tous grades
et de toutes armes employés dans les armées de la République.
Nous avons reçu aussi une invitation de ta part pour
conserver les nois et non point manger en cerneaus afin qu'il
se trouve plus d'huile, cète denrée étant très rare.
De plus nous avons reçu aussi le 29 thermidor un arèté
du Comité de Salut Public du 17 thermidor qui fixe les
dépôts et emplois des somes trouvées sur les individus mis en
état d'arestation. Et nous avons veillé à ce que notre municipalité
ait publié ladite loi ; ce qu'èle fait exactement.
Salut et fraternité
Par les membres du Comité de Surveillance de la Comune de
Joué. La lètre est signée
Jean Bruseau, présidant et Petibon-Paty, secrétaire
L'Interrogatoire d'André Chénier.
Enfin nous reproduisons l'extrait de l'interrogatoire d'André Ché-
nier que F. Brunot estime « mériter d'être cité tout au long ».
Brunot motive ainsi l'intérêt qu'il accorde à ce document :
Si on réfléchit quel est celui que l'on interroge et quels sont
les enquêteurs, ce texte met mieux qu'aucun autre dans une
lumière crue l'opposition entre les deux classes et entre les
deux langages qui étaient aux prises *.
Depuis l'édition critique des Œuvres en Prose d'André Chénier
en 1881, cet interrogatoire contribue à la gloire du poète. André
Chénier apparaît d'autant plus injustement massacré par la Terreur,
d'autant plus criminellement ôté à la littérature française, que sa
1. H.L.F., t. X, 1, p. 244.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 185
condamnation apparaît due à une « faute de français » commise
par ses juges. Pour des générations de lycéens et étudiants l'auréole
du martyre se confond là avec celle du génie de la langue. Nous
pensons autrement : si l'aristocrate lettré a dédaigné de s'expliquer
longuement, s'il a évité de commettre son français, pur et simple
au regard de la grammaire de sa classe, avec le français des
citoyens enquêteurs, il porte assurément sa part, la plus grande part,
du malentendu. Sans compter les rustres de la monarchie, combien
de citoyens mal scolarisés dans notre démocratie bourgeoise ont-ils
été défavorisés dans leur procès et condamnés, contre leur gré,
parce qu'ils maîtrisaient mal le vocabulaire-syntaxe du français
national ? Ont-ils reçu la palme du martyre linguistique ?
Brunot cite le procès-verbal en mettant en italiques un grand
nombre de « fautes » d'orthographe ou de syntaxe ; pourquoi
relève-t-il les unes plutôt que les autres ? C'est que tout aurait
été imprimé en italiques. Nous avons tout soumis aux recomman-
dations du rapport Beslais, comme dans le cas des spécimens pré-
cédents. Répétons qu'en l'occurrence rien ne serait plus trompeur
que la photocopie. Les linguistes qui définiront le français national,
tel qu'il est installé sous forme scolaire primaire par une consé-
quence tardive de la Révolution française, ou qui définiront par
rapport à ce français national la nature et l'évolution des différents
particularismes linguistiques en France, devront, comme nous, tra-
vailler pour faire apparaître l'objet de leurs observations dans la
production des pièces d'archives, et prendre différents partis.
Le 18 ventôse l'an 2 [...]
En vertu d'un ordre du comité de sûreté générale du 14 ventôse
qu'il nous a présenté le 17 de la même anée ; dont le citoyen
Guénot est porteur de ladite ordre ;
Après avoir requis les membres du comité révolutionaire et de
surveillance de ladite comune de Passy-lès-Paris [...]
Nous nous somes transportés [dans la] maison qu'ocupe la
citoyène Piscatory, où nous avons trouvé un particulier à qui
nous avons mandé qui il était et le sujet qui l'avait conduit dans
cète maison.
Il nous a exhibé sa carte de la section de Brutus, en nous
disant qu'il retournait à Paris ; et qu'il était bon citoyen ;
et que c'était la première fois qu'il venait dans cète maison ;
qu'il était acompagné d'une citoyène de Versailles dont il
186
LE FRANÇAIS NATIONAL
devait la conduire audit Versailles après avoir pris une voiture
au bureau du coche.
Il nous a fait cète déclaration à dis heures moins un quart à
la porte du bois de Boulogne en face du ci-devant château de
la Muette.
Et après lui avoir fait la demande de sa démarche, nous
ayant pas répondu positivement, nous avons décidé qu'il serait
en arestation jusqu'à que ledit ordre [...] ne soit rempli. Mais
ne trouvant pas la persone dénomée dans ledit ordre, nous
l'avons gardé jusqu'à ce jourdhui 18.
Et après les réponses des citoyens Pastourel et Piscatory,
nous avons présumé que le citoyen devait être intérogé ; et
après son intérogation être conduit à Paris pour y être détenu
par mesure de sûreté générale.
Et de suite avons interpelé le citoyen Chénier de nous dire
ses nom et surnom, âge et pays de naissance, demeure, qualité,
et moyen de subsister [...] 1 .
A lui représenté qu'il n'est pas juste dans sa 2 réponse ;
d'autant plus que des lètres personèles doivent se conserver
pour la justification de celui qui a envoyé les éfets, corne pour
celui qui les a reçus.
A répondu qu'il persiste à penser, quand des particuliers
qui ne mettraient pas tant d'exactitude que des maisons de
comerce, lorsque la réception d'éfets demandés est acusée —
toute la corespondance devient inutile ! Et qu'il croit que la plu-
part des particuliers en use ainsi.
A lui représenté que nous ne faisons pas de demande de
comerce. Sommé à lui ne nous répondre sur les motifs de
son arestation, qui ne sont pas afaire de commerce.
A répondu qu'il en ignorait du fait.
A lui demandé pourquoi il nous cherche des frases, et sur
quoi il nous répond catégoriquement.
A dit avoir répondu avec toute la simplicité possible ; et que
ses réponses contiènent l'exacte vérité.
A lui demandé s'il y a longtemps qu'il conait les citoyens où
1. Brunot fait ici une coupure.
2. Brunot écrit « dans faire réponse », lisant de travers ; nous retrouvons
un peu plus loin la bonne formule,
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS
nous l'avons arèté ; sommé à lui de nous dire depuis quel
temps.
A répondu qu'il les conaissait depuis quatre ou cinq ans
A lui demandé cornent il les avait conus.
A répondu qu'il croit les avoir connus pour la première fois
chez la citoyène Trudenne.
A lui demandé quèle rue èle demeurait alors.
A répondu sur la place de la Révolution, la maison à Cottée.
A lui demandé cornent il conait la maison à Cottée et les
citoyens qui y demeuraient alors.
A répondu qu'il est leur ami de l'enfance.
A lui représenté qu'il n'est pas juste dans sa réponse, atendu
que place de la Révolution il n'y a pas de maison qui se nome
la maison à Cottée, dont il vient de nous déclarer.
A répondu qu'il entendait la maison voisine du citoyen Letems.
A lui représenté qu'il nous fait des frases, atendu qu'il nous
a répété deus fois « la maison à Cottée ».
A répondu qu'il a dit la vérité.
AU LIEU D'UNE CONCLUSION
Le travail que nous publions ici ne peut pas se terminer par une
conclusion qui prétendrait résumer clairement nos recherches, hypo-
thèses, affirmations. Ce serait lui donner un aspect systématique
prématuré dont nous nous méfions au contraire, tant qu'une longue
série d'enquêtes historiques sur le français national n'aura pas été
menée à bien. La Présentation qui constitue le début de ce livre
indique mieux que nous ne le ferions nous-mêmes le profit qui
peut être tiré de cet ouvrage.
Nous nous bornerons à ajouter, pour ainsi dire en marge, les
réflexions suivantes.
La langue nationale française et l'instruction publique en France
sont avant tout l'œuvre des masses populaires, parce que ce sont
les besoins des masses populaires, la révolte des masses populaires,
et le poids des masses populaires jeté dans l'action politique, qui
en ont imposé la création historique aux privilégiés avant, pendant,
après la Révolution française. Mais, on le sait, le régime démo-
cratique bourgeois, instauré en France par un long processus, est
dominé par la bourgeoisie capitaliste. Dans le domaine du français
national, l'appareil idéologique d'Etat scolaire, résultat de luttes
sociales acharnées, a organisé la pratique institutionnelle de la langue
nationale de telle manière que le principe fondamental d'égalité
linguistique y est combattu intimement par des principes et des
effets confus d'inégalité. Le droit reconnu par l'Etat aux citoyens
français de pratiquer le français sans distinction de classes sociales
s'accompagne de modalités qui ont invisiblement aménagé, au profit
des classes dirigeantes de la bourgeoisie moderne, les avantages que
la formation grammaticale et culturelle procurait à la bourgeoisie
aristocratique.
190 LE FRANÇAIS NATIONAL
L'histoire de l'œuvre des révolutionnaires en matière de français
ayant été jusqu'ici mal étudiée, le français scolaire élémentaire ayant
été jusqu'ici consacré « national » sans discussion véritable sur ses
modèles grammaticaux et littéraires, le problème du français national
a toujours été posé en termes d'accès des masses populaires à l'ensei-
gnement institué par l'Etat. L'idée que l'instruction publique, créée
pour servir le peuple, devrait lutter pour subordonner les degrés
d'enseignement secondaire supérieur aux exigences du degré primaire,
c'est-à-dire pour subordomier l'idéologie d'Etat de la grammaire et
de la littérature aux exigences de la pratique massive du français,
cette idée n'inspire pas, c'est le moins qu'on puisse dire, les projets
de réformes proposés par le gouvernement à l'opinion. L'idée
régnante est au contraire que le peuple reçoit les bienfaits de
l'instruction. Or il les reçoit en fait dans des conditions secrètement
renouvelées de celles des petites classes de français des Collèges
monarchiques, réglées sur les besoins des grandes classes en latin
et langue vivantes.
Il semble chez nous naturel que la masse des citoyens peine
et échoue à s'approprier la langue nationale. « A la conquête de
notre langue » : tel est le titre d'une collection de manuels pri-
maires très largement utilisée actuellement dans les écoles. La prin-
cipale difficulté de cette conquête est d'être d'emblée et secrètement
orientée par la compétition des degrés scolaires vers l'accès au degré
plus élevé. Il semble pareillement naturel qu'une minorité de Fran-
çais « cultive des aptitudes particulières, des dons littéraires » dans
les classes de lettres, et s'emploie ensuite (dans les meilleurs cas,
désespérément) à abdiquer ses privilèges culturels en communiquant
aux masses le goût de « s'exprimer » gratuitement. Ces mythes
entretiennent la méconnaissance de la politique linguistique-scolaire
vitale pour l'évolution du régime.
Contre eux, contre les dispositions oppressives de l'Education
nationale, nous avons cherché à établir quelques données histo-
riques utiles à l'Instruction publique.
On comprendra pourquoi nous avons pensé qu'il fallait, pour
éclairer la politique bourgeoise en matière de « français natio-
nal », ses objectifs, son sens, ses effets, et ses contradictions —
insolubles par elle — commencer par les commencements : par la
politique, l'idéologie et les pratiques linguistiques de la Révolution
française.
ANNEXES
ANNEXE 1
La question linguistique-scolaire, lieu et enjeu de la lutte idéologique à la
fin de l'Ancien Régime.
A la fin du XVIII" siècle l'école est à l'ordre du jour. Projets scolaires,
« théories » de l'école, expériences d'enseignement en français, composition
de grammaires (Lhomond avait fait paraître les Eléments de la Grammaire
française en 1780), traités pédagogiques, etc., font de la question scolaire
l'un des hauts lieux de la lutte idéologique.
ANNEXE II, 1
CONVENTION NATIONALE
Instruction Publique
RAPPORT
Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser
l'usage de la langue française,
par GREGOIRE
Séance du 16 prairial, l'an deuxième de la République une et indivi-
sible ;
Suivi du Décret de la Convention nationale.
Imprimé par ordre de la Convention nationale,
Et envoyé aux autorités constituées, aux sociétés populaires et à toutes
les communes de la République.
Rapport de Grégoire
sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois,
et d'universaliser l'usage de la langue française
La langue française a conquis l'estime de l'Europe, et depuis un
siècle elle y est classique : mon but n'est pas d'assigner les causes qui
lui ont assuré cette prérogative. Il y a dix ans qu'au fond de l'Allemagne
(à Berlin) on discuta savamment cette question qui, suivant l'expression
d'un écrivain, eût flatté l'orgueil de Rome empressée à la consacrer dans
son histoire comme une de ses belles époques. On connoît les tentatives
de la politique romaine pour universaliser sa langue : elle défendoit d'en
employer d'autres pour haranguer les ambassadeurs étrangers, pour négo-
cier avec eux ; et malgré ses efforts, elle n'obtint qu'imparfaitement ce
qu'un assentiment libre accorde à la langue française. On sait qu'en
1774 elle servit à rédiger le traité entre les Turcs et les Russes. Depuis la
paix de Nimègue elle a été prostituée, pour ainsi dire, aux intrigues des
cabinets de l'Europe. Dans sa marche claire et méthodique la pensée se
déroule facilement ; c'est ce qui lui donne un caractère de raison, de
probité, que les fourbes eux-mêmes trouvent plus propre à les garantir des
ruses diplomatiques.
Si notre idiome a reçu un tel accueil des tyrans et des cours, à qui
ANNEXES 199
la France monarchique donnoit des théâtres, des pompons, des modes et
des manières, quel accueil ne doit-il pas se promettre de la part des
peuples à qui la France républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant
la route de la liberté ?
Mais cet idiome, admis dans les transactions politiques, usité dans
plusieurs villes d'Allemagne, d'Italie, des Pays Bas, dans une partie du
pays de Liège, du Luxembourg, de la Suisse, même dans le Canada et
sur les bords du Mississipi, par quelle fatalité est-il encore ignoré d'une
très grande partie des Français ?
A travers toutes les révolutions, le celtique qui fut le premier idiome
de l'Europe, s'est maintenu dans une contrée de la France, et dans quel-
ques cantons des îles britanniques. On sait que les Gallois, les Cornoual-
liens et les Bas-Bretons s'entendent : cette langue indigène éprouva des
modifications successives. Les Phocéens fondèrent, il y a vingt-quatre
siècles, de brillantes colonies sur les bords de la Méditerranée ; et dans
une chanson des environs de Marseille, on a trouvé récemment des
fragments grecs d'une ode de Pindare sur les vendanges. Les Carthaginois
franchirent les Pyrénées, et Polybe nous dit que beaucoup de Gaulois
apprirent le Punique pour converser avec les soldats d'Annibal.
Du joug des Romains, la Gaule passa sous la domination des
Francs. Les Alains, les Goths, les Arabes et les Anglais, après y avoir
pénétré tour à tour, en furent chassés ; et notre langue, ainsi que les
divers dialectes usités en France, portent encore les empreintes du passage
ou du séjour de ces divers peuples.
La féodalité qui vint ensuite morceler ce beau pays, y conserva soigneu-
sement cette disparité d'idiomes comme un moyen d'y reconnoître. de res-
saisir les serfs fugitifs et de river leurs chaînes. Actuellement encore
l'étendue territoriale où certains patois sont utilisés, est déterminée par les
limites de l'ancienne domination féodale. C'est ce qui explique la presque
identité des patois du Bouillon et de Nancy, qui sont à quarante lieues de
distance, et qui furent jadis soumis aux mêmes tyrans, tandis que le
dialecte de Metz, situé à quelques lieues de Nancy, en diffère beaucoup,
parce que pendant plusieurs siècles le pays Messin, organisé dans une
forme presque républicaine, fut en guerre continuelle avec la Lorraine.
Il n'y a qu'environ quinze départements de l'intérieur où la langue
française soit exclusivement parlée. Encore y éprouve-t-elle des altérations
sensibles, soit dans la prononciation, soit par l'emploi de termes impro-
pres et surannés, surtout vers Sanccrre, où l'on trouve une partie des
expressions de Rabelais, Amyot et Montagne.
Nous n'avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente
patois qui en rappellent les noms.
Peut-être n'est-il pas inutile d'en faire rénumération ; le bas-breton,
le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois,
200 LE FRANÇAIS NATIONAL
le messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le
lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat, le poitevin, le limousin, le picard, le
provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnois, le basque,
le rouergat et le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de
60 lieues en tout sens.
Au nombre des patois on doit placer encore l'italien de la Corse, des
Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas Rhin, parce que ces
deux idiomes y sont très dégénérés.
Enfin, les Nègres de nos colonies, dont vous avez fait des Hommes,
ont une espèce d'idiome pauvre comme celui des Hottentots, comme la
langue franque, qui, dans tous les verbes, ne connaît guères que l'infi-
nitif.
Plusieurs de ces dialectes, à la vérité, sont génériquement les mêmes ;
ils ont un fond dë physionomie ressemblante, et seulement quelques traits
métis tellement nuancés, que des villages voisins, que les divers faubourgs
d'une même commune, telles que Salins et Commune Affranchie, offrent
des variantes
Cette disparité s'est conservée d'une manière plus tranchante dans
des villages situés sur les bords opposés d'une rivière, où à défaut de
pont, les communications étoient autrefois plus rares. Le passage de
Strasbourg à Brest est actuellement plus facile que ne l'étoient jadis cer-
taines courses de vingt lieues ; et l'on cite encore vers St-Claude, dans le
département du Jura, des testamens faits (est-il dit), à la veille d'un
grand voyage ; car il s'agissoit d'aller à Besançon, qui étoit la capitale de
la province.
On peut assurer sans exagération qu'au moins six millions de Fran-
çais, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu'un
nombre égal est à-peu-près incapable de soutenir une conversation suivie ;
qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement
n'excède pas trois millions ; et probablement le nombre de ceux qui
l'écrivent correctement est encore moindre.
Ainsi, avec trente patois différons, nous sommes encore, pour le lan-
gage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté nous formons
l'avant-garde des nations.
Quoiqu'il y ait possibilité de diminuer le nombre des idiomes reçus en
Europe, l'état politique du globe bannit l'espérance de ramener les
peuples à une langue commune. Cette conception, formée par quelques
écrivains, est également hardie et chimérique. Une langue universelle est
dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie.
Mais au moins on peut uniformer le langage d'une grande nation, de
manière que tous les citoyens qui la composent, puissent sans obstacle
se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement
exécuté chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise
ANNEXES 201
toutes les branches de l'organisation sociale, et qui doit être jaloux de
consacrer au plutôt, dans une République une et indivisible, l'usage
unique et invariable de la langue de la liberté.
Sur le rapport de son comité de salut public, la Convention nationale
décréta, le 8 pluviôse, qu'il seroit établi des instituteurs pour enseigner
notre langue dans les départements où elle est moins connue. Cette mesure,
très salutaire, mais qui ne s'étend pas à tous ceux où l'on parle patois,
doit être secondée par le zèle des citoyens. La voix douce de la persuasion
peut accélérer l'époque où ces idiomes féodaux auront disparu. Un des
moyens les plus efficaces peut-être pour électriser les citoyens, c'est de leur
prouver que la connoissance et l'usage de la langue nationale importent
à la conservation de la liberté. Aux vrais républicains, il suffit de montrer
le bien ; on est dispensé de le leur commander.
Les deux sciences les plus utiles et les plus négligées sont la culture
de l'homme et celle de la terre : personne n'a mieux senti le prix de
l'une et de l'autre que nos frères les Américains, chez qui tout le monde
sait lire, écrire et parler la langue nationale.
L'homme sauvage n'est, pour ainsi dire, qué ' bauché : en Europe
l'homme civilisé est pire, il est dégradé.
La résurrection de la France s'est opérée d'une manière imposante ;
elle se soutient avec majesté : mais le retour d'un peuple à la liberté ne
peut en consolider l'existence que par les mœurs et les lumières. Avouons
qu'il nous reste beaucoup à faire à cet égard.
Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les places ;
il est à désirer que tous puissent successivement le remplir et retour-
ner à leurs professions agricoles ou mécaniques. Cet état de choses
nous présente l'alternative suivante : si ces places sont occupées par des
hommes incapables de s'énoncer, d'écrire correctement dans la langue
nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes
dont la rédaction présentera l'impropriété des termes, l'imprécision des
idées, en un mot, tous les symptômes de l'ignorance ? Si au contraire
cette ignorance exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui
jadis employoit le patois pour montrer son affabilité protectrice à ceux
qu'on appeloit insolemment les petites gens. Bientôt la société sera
réinfectée de gens comme il faut ; la liberté des suffrages sera restreinte,
les cabales seront plus faciles à nouer, plus difficiles à rompre, et, par le
fait, entre deux classes séparées s'établira une sorte d'hiérarchie. Ainsi
l'ignorance de la langue compromettroit le bonheur social, ou détruiroit
l'égalité.
Le peuple doit connaître les lois, pour les sanctionner et leur obéir ;
et telle étoit l'ignorance de quelques communes dans les premières
époques de la révolution, que confondant toutes les notions, associant
des idées incohérentes et absurdes, elles s'étoient persuadé que le mot
202 LE FRANÇAIS NATIONAL
décret signifoit un décret de prise de corps ; qu'en conséquence devoit
intervenir un décret pour tuer tous les ci-devant privilégiés ; et l'on
m'écrivoit à ce sujet une anecdote qui seroit déplaisante si elle n'étoit
déplorable. Dans une commune les citoyens disoient : « Ce seroit
pourtant bien dur de tuer M. Geffry ; mais au moins il ne faudroit
pas le faire souffrir. » Dans cette anecdote, à travers l'enveloppe de
l'ignorance, on voit percer le sentiment naïf d'hommes, qui d'avance
calculent les moyens de concilier l'humanité avec l'obéissance.
Proposerez-vous de suppléer à cette ignorance par des traductions ?
alors vous multipliez les dépenses : en compliquant les rouages politiques,
vous en ralentissez le mouvement : ajoutons que la majeure partie des
dialectes vulgaires résistent à la traduction, ou n'en promettent que
d'infidèles. Si dans notre langue la partie politique est à peine créée, que
peut-elle être dans des idiomes dont les uns abondent à la vérité en
expressions sentimentales, pour peindre les douces effusions du cœur, mais
sont absolument dénués de termes relatifs à la politique ; les autres sont
des jargons lourds et grossiers, sans syntaxe déterminée, parce que la
langue est toujours la mesure du génie d'un peuple ; les mots ne croissent
qu'avec la progression des idées et des besoins. Leibnitz avoit raison :
les mots sont les lettres de change de l'entendement ; si donc il acquiert
de nouvelles idées, il lui faut des termes nouveaux ; sans quoi l'équilibre
seroit rompu. Plutôt que d'abandonner cette fabrication aux caprices de
l'ignorance, il vaut mieux certainement lui donner votre langue ; d'ailleurs,
l'homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, man-
quera toujours de termes abstraits ; et cette inévitable pauvreté du langage
qui resserre l'esprit, mutilera vos adresses et vos décrets si même elle ne les
rend intraduisibles.
Cette disparité de dialectes a souvent contrarié les opérations de vos
commissaires dans les départemens. Ceux qui se trouvoient aux Pyrénées-
Orientales en octobre 1792 vous décrivoient que chez les Basques, peu-
ple doux et brave, un grand nombre étoit accessible au fanatisme, parce
que l'idiome est un obstacle à la propagande des lumières. La même chose
est arrivée dans d'autres départemens, où des scélérats fondoient sur
l'ignorance de notre langue, le succès de leurs machinations contre-
révolutionnaires.
C'est surtout vers nos frontières que nos dialectes, communs aux
peuples des limites opposées, établissent avec nos ennemis des relations
dangereuses, tandis que dans l'étendue de la République tant de jargons
sont autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce, et
atténuent les relations sociales. Par l'influence respective des mœurs sur
le langage, du langage sur les mœurs, ils empêchent l'amalgame politique,
et d'un seul peuple en font trente. Cette observation acquiert un
grand poids, si l'on considère que, faute de s'entendre, tant d'hommes
ANNEXES 203
se sont égorgés, et que souvent les querelles sanguinaires des nations,
comme les querelles ridicules des scholastiques, n'ont été que de véri-
tables logomachies. Il faut donc que l'unité de langue entre les enfants
de la même famille éteigne les restes des préventions résultantes des
anciennes divisions provinciales, et resserre les liens d'amitié qui doivent
unir des frères.
Des considérations d'un autre genre viennent à l'appui de nos raison-
nements. Toutes les erreurs se tiennent comme toutes les vérités : les
préjugés les plus absurdes peuvent entraîner les conséquences les plus
funestes. Dans quelques cantons ces préjugés sont affaiblis ; mais dans la
plupart des campagnes ils exercent encore leur empire. Un enfant ne
tombe pas en convulsion, la contagion ne frappe pas une étable, sans
faire naitre l'idée qu'on a jeté un sort : c'est le terme. Si dans le
voisinage il est quelque fripon connu sous le nom de devin, la crédulité
va lui porter son argent, et des soupçons personnels font éclater des
vengeances. Il suffiroit de remonter à très peu d'années, pour trouver
des assassinats commis sous prétexte de maléfices.
Les erreurs antiques ne font-elles donc que changer de formes en
parcourant les siècles ? Que du temps de Virgile on ait supposé aux
magiciennes de Thessalie la puissance d'obscurcir le soleil et de jeter la
lune dans un puits ; que dix-huit siècles après on ait cru pouvoir évo-
quer le diable, je ne vois là que des inepties diversement modifiées.
En veut-on un exemple plus frappant ? Le génie noir chez les Celtes,
plus noir que la poix, dit l'Edda ; Yéphialtcs des Grecs, les lémures
des Romains, les incubes du moyen-âge, le sotré vers Lunéville, le
drac dans le ci-devant Languedoc, ie chaouce-breille dans quelques
coins de la ci-devant Gascogne, sont depuis quarante siècles le texte de
mille contes puérils, pour expliquer ce que les médecins nomment le
cochemar.
Les Romains croyaient qu'il étoit dangereux de se marier au mois
de mai ; cette idée s'est perpétuée chez les Juifs ; Astruc l'a retrouvée
dans le ci-devant Languedoc.
Actuellement encore les cultivateurs, pour la plupart, sont infatués
de toutes les idées superstitieuses que des auteurs anciens, estimables
d'ailleurs, comme Aristote, Elien, Pline et Columelle, ont consignées
dans leurs écrits : tel est un prétendu secret pour fairs périr les
insectes, qui des Grecs est passé aux Romains, et que nos faiseurs
de maisons rustiques ont répété. C'est surtout l'ignorance de l'idiome
national qui tient tant d'individus à une grande distance de la vérité :
cependant si vous ne les mettez en communication directe avec les
hommes et les livres, leurs erreurs accumulées, enracinées depuis des
siècles, seront indestructibles.
Pour perfectionner l'agriculture, et toutes les branches de l'économie
204 LE FRANÇAIS NATIONAL
rurale si arriérées chez nous, la connoissance de la langue nationale est
également indispensable. Rozier observe que, d'un village à l'autre, les
cultivateurs ne s'entendent pas : après cela, dit-il, comment les auteurs
qui traitent de la vigne, prétendent-ils qu'on les entendra ? Pour fortifier
son observation, j'ajoute que, dans quelques contrées méridionales de la
France, le même cep de vigne a trente noms différens. Il en est
de même de l'art nautique, de l'extraction des minéraux, des instruments
ruraux, des maladies, des grains et spécialement des plantes. Sur ce
dernier article, la nomenclature varie non seulement dans des localités
très voisines, mais encore dans des époques très rapprochées. Le bota-
niste Villars, qui en donne plusieurs preuves, cite Sollier qui, plus que
personne, ayant fait des recherches, dans les villages, sur les dénomina-
tions vulgaires des végétaux, n'en a trouvé qu'une centaine bien
nommés. II en résulte que les livres les plus usuels sont souvent inintel-
ligibles pour les citoyens des campagnes.
Il faut donc, en révolutionnant les arts, uniformer leur idiome techni-
que ; il faut que les connoissances disséminées éclairent toute la surface
du territoire français ; semblables à ces réverbères qui, sagement distri-
bués dans toutes les parties d'une cité, y répartissent la lumière. Un
poëte a dit :
Peut-être qu'un Lycurgue, un Cicéron sauvage,
Est chantre de paroisse ou maire de village.
Les développements du génie attesteront cette vérité et prouveront
que surtout parmi les hommes de la nature se trouvent les grands
hommes.
Les relations des voyageurs étrangers insistent sur le désagrément
qu'ils éprouvoient de ne pouvoir recueillir des renseignements dans les
parties de la France, où le peuple ne parle pas français. Ils nous
comparent malignenemnt aux Islandais qui, au milieu des frimats d'une
région sauvage, connaissent tous l'histoire de leur pays, afin de nous
donner le désavantage du parallèle. Un Anglois, dans un écrit qui
décèle souvent la jalousie, s'égaie sur le compte d'un marchand qui lui
demandoit si, en Angleterre, il y avoit des arbres et des rivières, et
à qui il persuada que, d'ici à la Chine, il y avoit environ 200 lieues.
Les Français, si redoutables aux Anglais par leurs baïonnettes, doivent
leur prouver encore qu'ils ont sur eux la supériorité du génie, comme
celle de la loyauté : il leur suffit de vouloir.
Quelques objections m'ont été faites sur l'utilité du plan que je
vous propose. Je vais les discuter.
Pensez-vous, m'a-t-on dit, que les Français méridionaux se résoudront
facilement à quitter un langage qu'ils chérissent par habitude et par
sentiment ? Leurs dialectes, appropriés au génie d'un peuple qui pense
vivement et s'exprime de même, ont une syntaxe où l'on rencontre moins
ANNEXES 205
d'anomalie que dans notre langue. Par leurs richesses et leurs prosodies
éclatantes, ils rivalisent avec la douceur de l'Italien et la gravité de
l'Espagnol : et probablement, au lieu de la langue des Trouvères, nous
parlerions celle des Troubadours, si Paris, le centre du gouvernement,
avoit été situé sur la rive gauche de la Loire.
Ceux qui nous font cette objection ne prétendent pas sans doute que
d'Astros et Goudouli soutiendront le parallèle avec Pascal, Fénelon et
Jean-Jacques. L'Europe a prononcé sur cette langue, qui tour à tour
embellie par la main des grâces, insinue dans les cœurs les charmes de
la vertu, ou qui, faisant retentir les accents fiers de la liberté, porte
l'effroi dans le repaire des tyrans. Ne faisons point à nos frères du
Midi l'injure de penser qu'ils repousseront aucune idée utile à la patrie ;
ils ont abjuré et combattu le fédéralisme politique. Us combattront avec
la même énergie celui des idiomes. Notre langue et nos cœurs doivent
être à l'unisson.
Cependant la connoissance des dialectes peut jeter du jour sur quelques
monumens du moyen-age. L'histoire et les langues se prêtent un secours
mutuel pour juger les habitudes et le génie d'un peuple vertueux ou
corrompu, commerçant, navigateur ou agricole. La filiation des termes
conduit à celle des idées ; par la comparaison des mots radicaux, des
usages, des formules philosophiques ou proverbes, qui sont les fruits de
l'expérience, on remonte à l'origine des nations.
L'histoire étymologique des langues, dit le célèbre Sulzer, seroit la
meilleure histoire des progrès de l'esprit humain. Les recherches de
Peloutier, Bochard, Gebelin, Bochat, Lebrigand, etc., ont déjà révélé
des faits assez étonnans pour éveiller la curiosité et se promettre de
grands résultats. Les rapports de l'allemand au Persan, du suédois à
l'hébreu, de la langue basque à celle du Malabar, de celle-ci à celle
des Bohémiens errans, de celle du pays de Vaud à l'irlandais, la
presqu'identité de l'irlandais qui a l'alphabet de Cadmus, composé de
17 lettres, avec le punique, son analogie avec l'ancien celtique qui,
conservé traditionnellement dans le nord de l'Ecosse, nous a transmis
les chefs-d'œuvre d'Ossian. Les rapports démontrés entre les langues
de l'ancien et du nouveau monde, en établissant l'affinité des peuples
par celle des idiomes, prouveront d'une manière irréfragable l'unité
primitive de la famille humaine et de son langage, et par la réunion
d'un petit nombre dé ' lémens connus, rapprocheront les langues, en
faciliteront l'étude et en diminueront le nombre.
Ainsi la philosophie qui promène son flambeau dans toute la sphère
des connoissances humaines, ne croira pas indigne d'elle de descendre
à l'examen des patois, et dans ce moment favorable pour révolutionner
notre langue, elle leur dérobera peut-être des expressions enflammées,
des tours naïfs qui nous manquent. Elle puisera surtout dans le pro-
206 LE FRANÇAIS NATIONAL
vençal qui est encore rempli d'héllénismes, et que les Anglais même,
mais surtout les Italiens ont mis si souvent à contribution.
Presque tous les idiomes rustiques ont des ouvrages qui jouissent
d'une certaine réputation. Déjà la commission des arts, dans son instruc-
tion, a recommandé de recueillir ces monumens imprimés ou manuscrits ;
il faut chercher des perles jusques dans le fumier d'Ennius.
Une objection plus grave en apparence contre la destruction des dia-
lectes rustiques, est la crainte de voir les moeurs s'altérer dans les
campagnes. On cite spécialement le Haut-Pont, qui, à la porte de St-
Omer, présente une colonie laborieuse de trois mille individus, distingués
par leurs habits courts à la manière des Gaulois, par leurs usages, leur
idiome et surtout par cette probité patriarchale et cette simplicité du
premier âge.
Comme rien ne peut compenser la perte des mœurs, il n'y a pas
à balancer pour le choix entre le vice éclairé ou l'ignorance vertueuse.
L'objection eût été insoluble sous le règne du despotisme. Dans une
monarchie, le scandale des palais insulte à la inisère des cabanes, et
comme il y a des gens qui ont trop, nécessairement d'autres ont trop
peu. Le luxe et l'orgueil des tyranneaux prêtres, nobles, financiers, gens
du barreau et autres enlevoient une foule d'individus à l'agriculture et
aux arts.
De là cette multitude de femmes-de-chambre, de valets-de-chambre, de
laquais qui reportoient ensuite dans leurs hameaux des manières moins
gauches, un langage moins rustre, mais une dépravation contagieuse
qui gangrenoit les villages. De tous les individus qui, après avoir habité
les villes, retournoient sous le toit paternel, il n'y avoit guères de bon
que les vieux soldats.
Le régime républicain a opéré la suppression de toutes les castes
parasites, le rapprochement des fortunes, le nivellement des conditions.
Dans la crainte d'une dégénération morale, des familles nombreuses
d'estimables campagnards avoient pour maxime de n'épouser que dans
leur parenté. Cet isolement n'aura plus lieu parce que il n'y a plus
en France qu'une seule famille. Ainsi la forme nouvelle de notre
gouvernement et l'austérité de nos principes repoussent toute parité entre
l'ancien et le nouvel état de choses. La population refluera dans les
campagnes, et les grandes communes ne seront plus des foyers putrides,
d'où sans cesse la fainéantise et l'opulence exhaloient le crime. C'est
là surtout que les ressorts moraux doivent avoir plus d'élasticité. Des
mœurs ! sans elles point de République, et sans République point de
mœurs.
Tout ce qu'on vient de lire appelle la conclusion, que pour extirper
tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les
vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le
ANNEXES 207
méchanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité
de langage. Le temps amènera sans doute d'autres réformes nécessaires
dans le costume, les manières et les usages. Je ne citerai que celui
d'ôter le chapeau pour saluer, qui devroit être remplacé par une
forme moins gênante et plus expressive
En avouant l'utilité d'anéantir les patois, quelques personnes en
contestent la possibilité : elles se fondent sur la ténacité du peuple
dans ses usages. On m'allègue les Morlaques qui ne mangeoient pas
de veau il y a 14 siècles, et qui sont restés fidèles à cette absti-
nence ; les Grecs, chez qui, selon Guys, se conserve avec éclat la
danse décrite, il y a trois mille ans, par Homère dans son bouclier
d'Achille.
On cite Tournefort, au rapport duquel les Juifs de Prusse en Natolie,
descendans de ceux qui depuis longtemps avoient été chassés d'Espagne,
parloient espagnol comme à Madrid. On cite les protestans réfugiés à la
révocation de l'édit de Nantes, dont la postérité a tellement conservé
l'idiome local, que dans la Hesse et le Brandebourg, on retrouve les
patois gascon et picard.
Je crois avoir établi que l'unité d'idiome est une partie intégrante de la
révolution, et dès lors plus on m'opposera de difficultés, plus on me
prouvera la nécessité d'opposer des moyens pour les combattre. Dût-on
n'obtenir qu'un demi-succès, mieux vaudrait faire un peu de bien que
de n'en point faire. Mais répondre par des faits c'est répondre péremptoi-
rement, et tous ceux qui ont médité sur la manière dont les langues
naissent, vieillissent et meurent, regarderont la réussite comme infaillible.
Il y a un siècle qu'à Dieuse un homme fut exclus d'une place publique
parce qu'il ignoroit l'allemand, et cette langue est déjà repoussée
à grande distance au-delà de cette commune. Il y a cinquante ans que
dans sa Bibliothèque des auteurs de Bourgogne Papillon disoit, en parlant
des noëls de la Monnoie : « Us conserveront le souvenir d'un idiome
« qui commence à se perdre comme la plupart des autres patois de la
« France. » Papon a remarqué la même chose dans la ci-devant
Provence. L'usage de prêcher en patois s'étoit conservé dans quelques
contrées ; mais cet usage diminuoit sensiblement ; il s'étoit même éteint
dans quelques communes, comme à Limoges. Il y a une vingtaine
da' nnées qu'à Périgueux il étoit encore honteux de francimander,
c'est à dire de parler français. L'opinion a tellement changé, que bientôt
sans doute, il y sera honteux de sé ' noncer autrement. Partout, ces dia-
lectes se dégrossissent, se rapprochent de la langue nationale ; cette
vérité résulte des renseignements que m'ont adressés beaucoup de sociétés
populaires.
Déjà la révolution a fait passer un certain nombre de mots français
dans tous les départemens, où ils sont presque universellement connus, et
208 LE FRANÇAIS NATIONAL
la nouvelle distribution du territoire a établi de nouveaux rapports qui
contribuent à propager la langue nationale.
La suppression de la dîme, de la féodalité, du droit coutumier,
l'établissement du nouveau système des poids et mesures entraînent
l'anéantissement d'une multitude de termes qui n'éloient que d'un usage
local.
Le style gothique de la chicane a presque entièrement disparu, et
sans doute le code civil en secouera les derniers lambeaux.
En général dans nos bataillons on parle français, et cette masse de
républicains qui en aura contracté l'usage, le répandra dans ses foyers.
Par l'effet de la révolution, beaucoup de ci-devant citadins iront cultiver
leurs terres ; il y aura plus d'aisance dans les campagnes ; on ouvrira
des canaux et des routes ; on prendra, pour la première fois, des
mesures efficaces pour améliorer les chemins vicinaux ; les fêtes natio-
nales, en contribuant à détruire les tripots, les jeux de hasard qui sont
l'école des fripons et qui ont désolé tant de familles, donneront au
peuple des plaisirs dignes de lui : l'action combinée de ces opérations
diverses doit tourner au profit de la langue française.
Quelques moyens moraux, et qui ne sont pas l'objet d'une loi,
peuvent encore accélérer la destruction des patois.
Le 14 janvier 1790, lA ' ssemblée constituante ordonna de traduire
les décrets en dialectes vulgaires. Le tyran n'eut garde de faire une
chose qu'il croyoit utile à la liberté. Au commencement de sa session,
la Convention nationale s'occupa du même objet. Cependant j'observerai
que si cette traduction est utile, il est un terme où cette mesure doit
cesser, car ce seroit prolonger l'existence des dialectes que nous
voulons proscrire, et s'il faut encore en faire usage, que ce soit pour
exhorter le peuple à les abandonner.
Associez à vos travaux ce petit nombre d'écrivains qui réhaussent
leurs talents par leur républicanisme. Répandez avec profusion dans les
campagnes surtout, non de gros livres (communément ils épouvantent le
goût et la raison) mais une foule d'opuscules patriotiques, qui contien-
dront des notions simples et lumineuses, que puisse saisir l'homme à
conception lente, et dont les idées sont obtuses : qu'il y ait de ces
opuscules sur tous les objets relatifs à la politique, et aux arts, dont
j'ai déjà observé qu'il falloit uniformer la nomenclature. C'est la partie
la plus négligée de notre langue : car malgré les réclamations de Leibniz,
la ci-devant Académie française, à l'imitation de celle délia Crusca,
ne jugea pas à propos d'embrasser cet objet dans la confection de
son dictionnaire, qui en a toujours fait désirer un autre.
Je voudrois des opuscules sur la météorologie, qui est d'une application
immédiate à l'agriculture. Elle est d'autant plus nécessaire, que jusqu'ici
ANNEXES 209
le campagnard, gouverné par les sottises astrologiques, n'ose encore
fauché son pré sans la permission de l'almanach.
J'en voudrois même sur la physique élémentaire. Ce moyen est propre
à flétrir une foule de préjugés ; et puisque inévitablement l'homme des
campagnes se formera une idée sur la configuration de la terre, pourquoi,
dit quelqu'un, ne pas lui donner la véritable ? Répétons-le : toutes les
erreurs se donnent la main, comme toutes les vérités.
De bons journaux sont une mesure d'autant plus efficace, que chacun
les lit ; et l'on voit avec intérêt les marchands à la halle, les ouvriers
dans les ateliers se cotiser pour les acheter, et de concert faire la tâche
de celui qui lit.
Les journalistes (qui devroient donner plus à la partie morale)
exercent une sorte de magistrature d'opinion propre à seconder nos
vues, en les reproduisant sous les yeux des lecteurs : leur zèle à cet
égard nous donnera de nouveau la mesure de leur patriotisme.
Parmi les formes variées des ouvrages que nous proposons, celle du
dialogue peut être avantageusement employée. On sait combien elle
a contribué au succès des Magasins des enfans, des adolescens, etc.
Surtout qu'on oublie pas d'y mêler de l'historique. Les anecdotes sont
le véhicule du principe, et sans cela il échappera. L'importance de cette
observation sera sentie par tous ceux qui connoissent le régime des
campagnes. Outre l'avantage de fixer les idées dans l'esprit d'un
homme peu cultivé, par là, vous mettez en jeu son amour propre,
en lui donnant un moyen d'alimenter la conversation ; sinon quelque
plat orateur s'en empare, pour répéter tous les contes puérils de la
bibliothèque bleue, des commères et du sabat, et l'on ose d'autant moins
le contredire que c'est presque toujours un vieillard qui assure avoir
oui, vu et touché.
Le fruit des lectures utiles en donnera le goût, et bientôt seront
vouées au mépris ces brochures souillées de lubricité ou d'imprécations
convulsives qui exaltent les passions, au lieu d'éclairer la raison ; et
même ces ouvrages prétendus moraux dont actuellement on nous inonde,
qui sont inspirés par l'amour du bien, mais à la rédaction desquels
n'ont présidé ni le goût ni la philosophie.
Au risque d'essuyer des sarcasmes, dont il vaut mieux être l'objet que
l'auteur, ne craignons pas de dire que les chansons, les poésies lyriques
importent également à la propagation de la langue et du patriotisme :
ce moyen est d'autant plus efficace, que la construction symétrique
des vers favorise la mémoire ; elle y place le mot et la chose.
Il étoit bien pénétré de cette vérité ce peuple harmonieux, pour
ainsi dire, chez qui la musique étoit un ressort entre les mains de la
politique. Chrysippe ne crut pas se ravaler en faisant des chansons
pour les nourrices. Platon leur ordonne d'en enseigner aux enfants. La
210
LE FRANÇAIS NATIONAL
Grèce en avoit pour toutes les grandes époques de la vie et des saisons,
pour la naissance, les noces, les funérailles, la moisson, les vendanges ;
surtout elle en avoit pour célébrer la liberté. La chanson d'Harmodius
et d'Aristogiton qu'Athénée nous a conservée, étoit chez eux ce qu'est
parmi nous l'air des Marseillois : et pourquoi le comité d'instruction
publique ne feroit-il pas, dans ce genre, un triage avoué par le goût et le
patriotisme ?
Des chansons historiques et descriptives, qui ont la marche sentimen-
tale de la romance, ont pour les citoyens des campagnes un charme
particulier. N'est-ce pas là l'unique mérite de cette strophe mal agencée,
qui fait fondre en larmes les nègres de l'ile de St-Vincent ? C'est
une romance qui faisoit pleurer les bons Morlaques, quoique le voyageur
Fortis, avec une âme sensible, n'en fût pas affecté. C'est là ce qui
fit le succès de Geneviève du Brabant, et qui assurera celui d'une
pièce attendrissante de Berquin. Avez-vous entendu les échos d e la
Suisse répéter, dans les montagnes, les airs dans lesquels Lavater célèbre
les fondateurs de la liberté helvétique ? Voyez si l'enthousiasme qu'inspi-
rent ces chants républicains, n'est pas bien supérieur aux tons langoureux
des barcaroles de Venise, lorsqu'ils répètent les octaves galantes du
Tasse.
Substituons donc des couplets rians et décens à ces stances impures ou
ridicules, dont un vrai citoyen doit craindre de souiller sa bouche ;
que sous le chaume et dans les champs les paisibles agriculteurs adoucis-
sent leurs travaux en faisant retentir les accents de la joie, de la
vertu et du patriotisme. La carrière est ouverte aux talens : espérons
que les poètes nous feront oublier les torts des gens de lettres dans la
révolution.
Ceci conduit naturellement à parler des spectacles La probité, la
vertu sont à l'ordre du jour, et cet ordre du jour doit être éternel. Le
théâtre ne s'en doute pas, puisqu'on y voit encore, dit-on, tour-à-tour
préconiser les mœurs et les insulter : il y a peu qu'on a donné
le cocher supposé par Hauteroche. Poursuivons l'immoralité sur la
scène : de plus, chassons-en le jargon par lequel on établit encore entre
les citoyens égaux une sorte de démarcation. Sous un despote, Dufresny,
Dancourt, etc. pouvoient impunément amener sur le théâtre des acteurs,
qui, en parlant un demi-patois, excitoient le rire ou la pitié : toutes
les convenances doivent actuellement proscrire ce ton. Vainement m'objec-
terez-vous que Plaute introduit dans ses pièces, des hommes qui articu-
loient le latin barbare des campagnes d'Ausonie ; que les Italiens, et
récemment encore Goldoni, produisent sur la scène leur marchand
vénitien, et le patois Bergamasque de Brighella, etc. Ce qu'on nous
cite pour un exemple à imiter, n'est qu'un abus à réformer.
Je voudrois que toutes les municipalités admissent dans leurs discus-
ANNEXES 211
sions, l'usage exclusif de la langue nationale ; je voudrais qu'une police
sage fît rectifier cette foule d'enseignes qui outragent la grammaire,
et fournissent aux étrangers l'occasion d'aiguiser l'épigramme ; je vou-
drais qu'un plan systématique répudiât les dénominations absurdes des
places, rues, quais et autres lieux publics : j'ai présenté des vues à
cet égard.
Quelques sociétés populaires du Midi discutent en provençal : la
nécessité d'universaliser notre idiome leur fournit une nouvelle occasion
de bien mériter de la patrie. Eh ! pourquoi la Convention nationale ne
feroit-elle pas aux citoyens l'invitation civique de renoncer à ces dia-
lectes, et de sé
' noncer constamment en français ?
La plupart des législateurs anciens et modernes ont eu le tort de ne
considérer le mariage que sous le point de vue de la reproduction
de l'espèce. Après avoir fait la première faute de confondre la nubilité
et la puberté qui ne sont des époques identiques que chez l'homme de la
nature, oublierons-nous que, lorsque des individus veulent s'épouser, ils
doivent garantir à la patrie qu'ils ont les qualités morales pour remplir
tous les devoirs de citoyens, tous les devoirs de la paternité ? Dans
certains cantons de la Suisse, celui qui veut se marier doit préalablement
justifier qu'il a son habit militaire, son fusil et son sabre. En consa-
crant chez nous cet usage, pourquoi les futurs époux ne seroient-ils pas
soumis à prouver qu'ils savent lire, écrire et parler la langue nationale ?
Je conçois qu'il est facile de ridiculiser ces vues : il est moins facile
de démontrer qu'elles sont déraisonnables Pour jouir du droit de cité,
les Romains n'étoient-ils pas obligés de faire preuve qu'ils savoient lire
et nager ?
Encourageons tout ce qui peut être avantageux à la patrie ; que dès
ce moment l'idiome de la liberté soit à l'ordre du jour, et que le
zèle des citoyens proscrive à jamais les jargons, qui sont les derniers
vestiges de la féodalité détruite. Celui qui, connoissant à demi notre
langue, ne la parloit que quand il étoit ivre ou en colère sentira
qu'on peut en concilier l'habitude avec celle de la sobriété et de la
douceur. Quelques locutions bâtardes, quelques idiotismes prolongeront
encore leur existence dans le canton où ils étoient connus. Malgré
les efforts des Desgrouais, les gasconismes corrigés sont encore à
corriger. Les citoyens de Saintes iront encore voir leur borderie, ceux
de Blois leur closerie, et ceux de Paris leur métairie. Vers Bordeaux
on défrichera des landes vers Nîmes des garrigues; mais enfin les
vraies dénominations prévaudront même parmi les ci-devant Basques et
Bretons, à qui le gouvernement aura prodigué ses moyens : et sans
pouvoir assigner l'époque fixe à laquelle ces idiomes auront entièrement
disparu, on peut augurer qu'elle est prochaine.
Les accens feront une plus longue résistance, et probablement les
212 LE FRANÇAIS NATIONAL
peuples voisins des Pyrénées changeront encore pendant quelque temps les
e muets en é fermés, le b en v, les / en h. A la Convention nationale
on retrouve les inflexions et les accens de toute la France. Les finales
traînantes des uns, les consonnes guturales ou nazales des autres, ou
même des nuances presque imperceptibles, décèlent presque toujours le
département de celui qui parle.
L'organisation, nous dit-on y contribue. Quelques peuples ont une
inflexibilité d'organe qui se refuse à l'articulation de certaines lettres :
tels sont les Chinois, qui ne peuvent prononcer la dentale ; les Hurons
qui au rapport de la Hontan, n'ont pas de labiale, etc. Cependant si
la prononciation est communément plus douce dans les plaines, plus
fortement accentuée dans les montagnes ; si la langue, est plus pares-
seuse dans le nord et plus souple dans le midi ; si, généralement
parlant, les Vitriats et les Marseillais grasseyent, quoique situés à des
latitudes un peu différentes, c'est plutôt à l'habitude qu'à la nature qu'il
faut en demander la raison. Ainsi n'exagérons pas l'influence du climat.
Telle langue est articulée de la même manière dans des contrées très-
distantes, tandis que dans le même pays la même langue est diversement
prononcée. L'accent n'est donc pas plus informable que les mots.
Je finirai ce discours en présentant l'esquisse d'un projet vaste et dont
l'exécution est digne de vous ; c'est celui de révolutionner notre langue :
j'explique ma pensée.
Les mots étant les liens de la société et les dépositaires de nos
connoissances, il s'ensuit que l'imperfection des langues est une grande
source d'erreurs. Condillac vouloit qu'on ne pût faire un raisonnement
faux sans faire un solécisme, et réciproquement : c'est peut-être exiger
trop. Il seroit impossible de ramener une langue au plan de la nature,
et de l'affranchir entièrement des caprices de l'usage : le sort de toutes
les langues est d'éprouver des modifications ; il n'est pas jusqu'aux
lingères qui n'aient influencé sur la notre, et supprimé l'inspiration de
Yh dans les toiles d'Hollande. Quand un peuple s'instruit, nécessairement
sa langue s'enrichit, parce que l'augmentation des connoissances établit
des alliances nouvelles entre les paroles et les pensées, et nécessite des
termes nouveaux. Vouloir condamner une langue à l'invariabilité sous ce
rapport, ce seroit condamner le génie national à devenir stationnaire ;
et si, comme on l'a fait remarqué depuis Homère jusqu'à Plutarque, c'est
à dire, pendant mille ans, la langue grecque n'a pas changé, c'est que le
peuple qui la parloit a fait très peu de progrès dans ce laps de
siècles.
Mais ne pourroit-on pas au moins donner un caractère plus prononcé,
une consistance plus décidée à notre syntaxe, à notre prosodie ; faire
à notre idiome les améliorations dont il est susceptible, et, sans en
altérer le fond, l'enrichir, le simplifier, en faciliter l'étude aux nationaux
ANNEXES 213
et aux autres peuples ? Perfectionner une langue, dit Michaelis, c'est
augmenter le fond de sagesse d'une nation.
Sylvius, Duclos et quelques autres ont fait d'inutiles efforts pour
assujettir la langue écrite à la langue parlée ; et ceux qui proposent
encore aujourd'hui d'écrire comme on prononce, seroient bien embarras-
sés d'expliquer leur pensée, d'en faire l'application, puisque les rapports
de l'écriture à la parole étant purement conventionnels, la connoissance
de l'une ne donnera jamais celle de l'autre : toutefois il est possible
d'opérer sur l'orthographe des rectifications utiles.
1) Quiconque a lu Vaugelas, Bouhours, Ménage, Hardouin, Olivet et
quelques autres, a pu se convaincre que notre langue est remplie d'équi-
voques et d'incertitudes. Il seroit également utile et facile de les
fixer.
2) La physique et l'art social, en se perfectionnant, perfectionnent la
langue : il est une foule d'expressions qui par-là ont acquis récemment
une acceptation accessoire ou même entièrement différente. Le terme
souverain est enfin fixé à son véritable sens, et je maintiens qu'il
seroit utile de faire une revue générale des mots, pour donner de la
justesse aux définitions. Une nouvelle grammaire et un nouveau diction-
naire français ne paroissent aux hommes vulgaires qu'un objet de litté-
rature. L'homme qui voit à grande distance, placera cette mesure dans
ses conceptions politiques. Il faut qu'on puisse apprendre notre langue
sans pomper nos principes.
4) La richesse d'un idiome n'est pas d'avoir des synonymes ; s'il
y en avoit dans notre langue, ce seroit sans doute monarchie et
crime, ce seroit république et vertu. Qu'importe que l'Arabe ait trois
cents mots pour exprimer un serpent ou un cheval ? la véritable
abondance consiste à exprimer toutes les pensées, tous les sentiments et
leurs nuances. Jamais sans doute le nombre des expressions n'atteindra
celui des affections et des idées : c'est un malheur inévitable auquel
sont condamnées toutes les langues ; cependant on peut atténuer cette
privation.
4) La plupart des idiomes, même ceux du nord, y compris le russe
qui est fils de l'esclavon, ont beaucoup d'imitatifs, d'augmentatifs, de
diminutifs et de péjoratifs. Notre langue est une des plus indigente à
cet égard ; son génie paroit y répugner : cependant, sans encourir le
ridicule qu'on répandit avec raison sur le boursouflage scientifique de
Baïf, Ronsard et Jodelet, on peut se promettre quelques heureuses acqui-
sitions ; déjà Pougens a fait une ample moisson de privatifs, dont la
majeure partie sera probablement admise.
Dans le dictionnaire de Nicod, imprimé en 1606, sous le Z il n'y
avoit que six mots ; dans celui de la ci-devant académie française, édition
de 1718, il y en avoit douze ; sous la syllabe Be, Nicod n'avoit que
214 LE FRANÇAIS NATIONAL
45 termes ; celui de l'académie, même édition, en avoit 217, preuve
évidente que dans cet intervalle l'esprit humain a fait des progrès, puisque
ce sont les inventions nouvelles qui déterminent la création des mots ;
et cependant Barbasan, la Ravalière, et tous ceux qui ont suivi les
révolutions de la langue française, déplorent la perte de beaucoup
d'expressions énergiques et d'inversions hardies exilées par le caprice,
qui n'ont pas été remplacées, et qu'il seroit important de faire
revivre.
Pour compléter nos familles de mots, il est encore d'autres moyens :
le premier seroit d'emprunter des idiomes étrangers les termes qui nous
manquent, et de les adapter au nôtre, sans toutefois se livrer aux
excès d'un néologisme ridicule. Les Anglais ont usé de la plus
grande liberté à cet égard, et de tous les mots qu'ils ont adoptés,
il n'en est pas sans doute de mieux naturalisé chez eux, que celui
de perfidiousness.
Le second moyen, c'est de faire disparoitre toutes les anomalies
résultantes soit des verbes réguliers ou défecîifs, soit des exeptions aux
règles générales. A l'institution des sourds-muets, les enfants qui appren-
nent la langue française ne peuvent concevoir cette bisarrerie, qui contre-
dit la marche de la nature dont ils sont les élèves ; et c'est sous sa
dictée qu'ils donnent à chaque mot décliné, conjugué ou construit, toutes
les modifications qui, suivant l'analogie des choses, doivent en dériver.
« Il y a dans notre langue, disoit un royaliste, une hiérarchie de
style, parce que les mots y sont classés comme les sujets dans une
monarchie ». Cet aveu est un trait de lumière pour quiconque
réfléchit. En appliquant l'inégalité des styles à celle des conditions, on
peut tirer des conséquences qui prouvent l'importance de mon projet
dans une démocratie.
Celui qui n'auroit pas senti cette vérité, seroit-il digne d'être législateur
d'un peuple libre ? Oui, la gloire de la Nation et le maintien de ses
principes commandent une réforme.
On disoit de Quinault qu'il avoit désossé notre langue par tout ce
que la galanterie a de plus efféminé, et tout ce que l'adulation a
de plus abject. J'ai fait observer que la langue française avoit la
timidité de l'esclavage, quand la corruption des courtisans lui imposoit
des lois : c'étoit le jargon des coteries et des passions les plus viles.
L'exagération du discours plaçoit toujours au-delà ou en deçà de la
vérité. Au lieu d'être peines ou réjouis, on ne voyoit que des gens
désespérés ou enchantés ; bientôt il ne seroit plus resté rien de laid
ni de beau dans la nature : on n'auroit trouvé que de l'exécrable ou
du divin.
II est temps que le style mensonger, que les formules serviles dispa-
raissent et que la langue ait partout ce caractère de véracité et de
ANNEXES 215
fierté laconique qui est l'apanage des républicains. Un tyran de Rome
voulut autrefois introduire un mot nouveau : il échoua, parce que la
législation des langues fut toujours démocratique. C'est précisément
cette vérité qui vous garantit le succès. Prouvez à l'univers qu'au
milieu des orages politiques, tenant d'une main sûre le gouvernail
de l'état, rien de ce qui intéresse la gloire de la nation ne vous
est étranger.
Si la Convention nationale accueille les vues que je lui soumets,
au nom du comité d'instruction publique, encouragé par son suffrage,
nous ferons une invitation aux citoyens qui ont approfondi la théorie
des langues, pour concourir à perfectionner la nôtre, et une invitation
à tous les citoyens pour universaliser son usage. La nation entièrement
rajeunie par vos soins, triomphera de tous les obstacles ; et rien ne
ralentira le cours d'une révolution qui doit amélirorer le sort de
l'espèce humaine.
DÉCRET
La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son
comité d'Instruction publique, décrète :
Le comité d'Instruction publique présentera un rapport sur les moyens
d'exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau
de la langue française. Il présentera des vues sur les changements
qui en faciliteront l'étude et lui donneront le caractère qui convient
à la langue de la liberté.
La Convention décrète que le rapport sera envoyé aux autorités
constituées, aux sociétés populaires et à toutes les communes de la
République.
ANNEXE II, 2
Nous produisons, à la suite du Rapport de Grégoire, un document
qui s'inscrit, sous forme d'illustration, dans la description et l'analyse
du processus isolé sous le terme de « terreur linguistique » en France
pendant la période de la dictature de la démocratie révolutionnaire jaco-
bine. Il concerne plus particulièrement les effets des décisions prises
par le Comité d'Instruction publique et la Convention nationale sur la
politique linguistique menée par les organes du pouvoir locaux. Il
est par là même en mesure de donner une idée de la place occupée
216 LE FRANÇAIS NATIONAL
par les sociétés populaires dans la politique révolutionnaire, comme l'une
de ses formes institutionnelles.
Ce document est extrait des Mémoires de l'Institut historique de
Provence, tome II — Année 1925 1 . Il est présenté sous le titre de
La diffusion obligatoire de la Langue française en Provence pendant la
Terreur, et précédé d'une courte introduction de M. Edmond Poupé
que nous croyons utile de reproduire également.
ANNEXE III
PRÉSENTATION
ANNEXES 191
I. La question linguistique-scolaire, lieu et enjeu de la lutte
idéologique à la fin de l'Ancien Régime.
II, 1. Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir
les patois, et d'universaliser l'usage de la langue française.
II, 2. La diffusion obligatoire de la langue française en Provence
pendant la Terreur. Document.
III. L'apprentissage du français par les fêtes sous la Révolution.