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I

RENÉE BALIBAR
DOMINIQUE LAPORTE

LE
FRANÇAIS NATIONAL
Politique et pratiques de la langue nationale
sous la Révolution française
PRÉSENTATION
de
Etienne BALIBAR et Pierre MACHEREY

HACHETTE LITTÉRATURE
© Librairie Hachette, 1974.
On peut uniformer la langue d'une grande nation
de manière que tous les citoyens qui la composent
puissent sans obstacle se communiquer leurs pen-
sées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement exécutée
chez aucun peuple, est digne du peuple français,
qui centralise toutes les branches de l'organisation
sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au
plutôt, dans une République une et indivisible,
l'usage unique et invariable de la langue de liberté.
[...] C'est surtout l'ignorance de l'idiome national
qui tient tant d'individus à une si grande distance
de la vérité; cependant, si vous ne les mettez en
communication directe avec les hommes et les livres,
leurs erreurs, accumulées, enracinées depuis des
siècles, seront indestructibles.
Pour perfectionner l'agriculture et toutes les
branches de l'économie rurale, si arriérées chez
nous, la connaissance de la langue nationale est
également indispensable [...].
Tout ce qu'on vient de dire appelle la conclusion,
que pour extirper tous les préjugés, développer
toutes les vérités, tous les talents, toutes les vertus,
fondre tous les citoyens dans la masse nationale,
simplifier le méchanisme et faciliter le jeu de la
machine politique, il faut identité de langage [...]
l'unité d'idiome est une partie intégrante de la Révo-
lution, et, dès lors, plus on m'opposera de diffi-
cultés, plus on me prouvera la nécessité d'opposer
des moyens pour les combattre.
GRÉGOIRE.
Rapport sur les idiomes et patois répandus dans
les différentes contrées de la République, 1794.
PRÉSENTATION

Nous voudrions ici, selon la convention habituelle des pré-


sentations, examiner d'une façon très générale quelques-uns des
problèmes que soulève l'étude que voici, et qui porte sur la
constitution du français comme langue nationale à l'époque de la
révolution démocratique bourgeoise de 1789.
Pourquoi et comment les Français que nous sommes (citoyens
formellement égaux d'un même Etat national) parlent-ils « le
français » ? Et quelles sont les conséquences historiques de cet
état de fait qui semble si peu mystérieux ?
Pour répondre à ces questions, et d'abord tout simplement pour
les poser sur un terrain objectif, R. Balibar et D. Laporte ont
repris et exposé de façon critique à partir de la problématique du
matérialisme historique la documentation existante à ce jour. Ils
ont tenté une première analyse du processus dans lequel s'est cons-
tituée pour la première fois dans notre histoire une langue nationale,
identifiée dès lors au « français » tout court, sous l'effet direct des
luttes de classes de la Révolution française, et en particulier de
sa période jacobine.

I
Afin que ce travail ait les meilleures chances de produire l'effet
qu'on peut en attendre : susciter d'autres études, plus précises et
plus complètes, il convient ici d'avertir le lecteur, non seulement
de ce qu'il va trouver, mais d'abord de ce qu'il ne pourra pas,
ou pas encore trouver, dans les pages qui suivent.
JO LE FRANÇAIS NATIONAL
Il ne pourra trouver, ni une contribution d'ensemble aux discus-
sions des historiens professionnels (sur la théorie de l'histoire de la
Révolution française), ni une contribution directe aux discussions des
linguistes (sur la théorie linguistique). Il s'agit bien plutôt d'un
appel, et nous l'espérons d'une incitation, adressé aux historiens
matérialistes et aux linguistes matérialistes.
Expliquons-nous. Les historiens professionnels se préoccupent
aujourd'hui avant tout de poursuivre et de rectifier l'explication des
événements politiques qui jalonnent la « grande Révolution »
française, et de leur base sociale et économique. S'ils se placent
sur les positions du marxisme, celles du matérialisme historique,
ils se posent ces problèmes en termes de classes, de luttes de
classes et de transformation dans la nature des classes et des
rapports de classes. Surgissent alors tous les problèmes difficiles
qui concernent la formation et le développement du mode de
production capitaliste, son « degré de développement » à la
fin du xvin 0 siècle, la nature de ses contradictions, la spécificité
de celles-ci dans une formation sociale déterminée comme la forma-
tion sociale française, le mode d'existence (ou de survivance) de
la « féodalité », etc. Surgissent également les problèmes qui concer-
nent la nature de l'Etat monarchique, de son rapport à la base
matérielle de la société française et à ses contradictions, des « blocs >
ou « alliances » de classes (et de fractions de classes) qui le
soutiennent, et qui se définissent comme tels dans ce soutien
même. D'où, pour finir, les problèmes qui concernent les causes
et les formes de la rupture révolutionnaire dans « l'ordre » social,
les forces motrices du processus révolutionnaire, leur évolution et
leurs propres contradictions pendant son déroulement, et les résultats
de leur intervention. Chacun sait que tous ces problèmes sont
largement ouverts, non seulement dans leur détail, qui dépend des
progrès de l'investigation empirique, mais dans les grandes lignes
mêmes de leur solution, qui peut et doit se combiner étroitement
aux progrès de la théorie du matérialisme historique. Chacun sait
également que les termes dans lesquels ces problèmes sont posés
et résolus impliquent, singulièrement dans notre pays, des positions
directement politiques, dont dépend l'ouverture même des problèmes
scientifiques.
L'exposé qu'on va lire ne peut évidemment avoir la prétention
de renouveler tous ces problèmes.
Il est cependant un aspect par où cet exposé peut néanmoins
PRÉSENTATION 11
se présenter comme une contribution à l'ouverture (ou à la réouver-
ture) d'un domaine important dans la problématique de l'histoire
de la Révolution française. Il faut bien constater en effet que le
problème des transformations historiques dans la pratique (sociale)
du français (de la langue française) n'est pour ainsi dire jamais
abordé, encore aujourd'hui, dans une connexion organique avec
l'étude des aspects économiques, politiques et idéologiques du pro-
cessus révolutionnaire. Ce qui pourrait sembler, à première vue,
s'en rapprocher le plus : certaines études récentes sur l'organisation
sémantique et le vocabulaire politique des Cahiers de Doléances
par exemple a en fait un tout autre objet ; il s'agit seulement
d'appliquer certains concepts et certaines méthodes de la linguistique
actuelle à l'analyse des textes-témoins de la transformation révolu-
tionnaire, pour expliciter l'idéologie « consciente » des classes et
des fractions de classes qui s'y affrontent, voire remonter, à travers
les formes de cette « conscience » même, jusqu'à une meilleure
définition de ces classes et fractions. Il ne s'agit donc pas encore
véritablement d'analyser le « support » linguistique du fonctionne-
ment des appareils idéologiques d'Etat, qui, dans les formations
sociales capitalistes est le produit de ce fonctionnement, et constitue
en même temps la forme matérielle nécessaire dans laquelle ils
produisent leurs effets. Par là, des aspects importants de la supers-
tructure politique et idéologique restent en dehors de l'étude du
processus révolutionnaire, et ne peuvent contribuer organiquement à
son explication. L'exposé qui suit pourra, pensons-nous, contribuer
à poser ce problème.
Disons-le tout de suite, cependant : il est bien évident que,
même sans chercher directement à mettre en cause tous les problèmes
de l'historiographie de la Révolution française, ou plutôt du fait
de cette limitation, un tel travail devait présupposer certaines thèses
générales. Ce sont essentiellement, on le verra, celles qu'implique le
concept de « révolution démocratique bourgeoise », emprunté à
Marx et à Lénine, et qui concernent la forme singulière de cette
révolution dans la société française2. Selon cette conception, la
Révolution française des années 1789 et suivantes doit être analysée

1. Régine ROBIN : La Société française en 1789, Pion, Paris, 1970.


2. On trouvera une bonne mise au point de cette conception dans l'article
de l'historien soviétique A. MANFRED, « La Nature du Pouvoir jacobin »,
La Pensée, n" 150, avril 1970.
12 LE FRANÇAIS NATIONAL
comme un phénomène à la fois typique et exceptionnel dans l'histoire
du capitalisme. Un phénomène « typique », nullement parce que la
Révolution française constituerait un « modèle » que d'autres révo-
lutions auraient plus ou moins bien approché (soit en l'anticipant,
soit en le répétant), mais par sa place même et ses effets, dans
l'histoire du capitalisme. La Révolution française marque bien le
passage d'une époque à une autre. Elle ouvre dans toute l'Europe
la phase du déclin généralisé (quoique inégal) des rapports écono-
miques et politiques de la « féodalité », donc la période d'une
nouvelle configuration dans les antagonismes de classes : l'anta-
gonisme entre la bourgeoisie et la grande propriété foncière d'origine
féodale va passer de plus en plus au second plan, l'antagonisme
entre la bourgeoisie et le prolétariat en cours de constitution va
passer de plus en plus au premier plan. Elle pose par là même sous
une forme ouverte le problème des formes politiques qui permettent
la prise du pouvoir et son exercice direct par la bourgeoisie,
problème auquel sera suspendu tout le xixe siècle.
Par là même, le caractère « typique » de la Révolution fran-
çaise s'identifie à son caractère « exceptionnel ». Pour nous en
tenir au niveau des formes politiques, on sait que ce double carac-
tère tient un rôle exceptionnel joué dans la Révolution française
par la mobilisation et l'action politique des masses populaires de
paysans, d'artisans et d'ouvriers des manufactures, jusque dans le
fonctionnement de l'appareil d'Etat. On sait que (contrairement à
ce qui s'était passé, notamment, en Angleterre) la bourgeoisie fran-
çaise ne put accéder complètement au pouvoir d'Etat sans être
obligée d'abattre par la violence le pouvoir monarchique et d'en
éliminer les représentants (sans compromis possible), et qu'elle ne
put abattre ce pouvoir sans s'allier à la grande masse de la
paysannerie pauvre, et à celle des travailleurs exploités des villes.
D'où son problème essentiel, qui, malgré le faible développement
du prolétariat et l'inexistence de son organisation de classe, finit
par prendre une forme critique : comment renforcer cette alliance,
pour surmonter la résistance de l'ancienne classe dirigeante, tout
en préservant sa propre domination et sa direction sur l'ensemble
du processus ? A ce problème critique, la bourgeoisie française ne
trouva une première solution, provisoire, qu'en instituant avec
Bonaparte la forme d'une « dictature » centralisée et militaire.
Mais cette solution avait été précédée d'une phase remarquable,
celle de la dictature démocratique révolutionnaire de la bourgeoisie
PRÉSENTATION 13
alliée aux masses populaires, dans laquelle, la mesure même de
ses effets historiques décisifs, les contradictions se trouvaient portées
à leur point extrême, et prirent une forme exceptionnellement
« pure ».
C'est cette conception, élaborée dans ses grandes lignes par les
classiques du marxisme, Marx, Engels, Lénine et Gramsci, et
confirmée depuis, qui guide les analyses de R. Balibar et D. Laporte.
En retour, ces analyses commencent d'en développer de nouvelles
implications vérifiables dans les faits, sur un terrain jusqu'ici très
peu exploré.
Abordons maintenant le second point, tout aussi brièvement.
Les analyses qui suivent ont évidemment un rapport à l'objet de
la linguistique. Mais elles ne peuvent y contribuer directement,
du moins sous sa forme actuelle. Aussi est-il tout à fait inutile
que le lecteur s'interroge sur la présence ou l'absence dans cet
exposé des concepts élaborés par telle ou telle école de linguistes
actuels. Y compris lorsque ces concepts tendent à décrire « l'histoire
de la langue », la « diachronie » des systèmes linguistiques, le
« changement linguistique », etc. Toutes ces analyses présupposent
en effet (souvent sans le dire) l'isolement, selon des procédures
empiriques diverses, d'un objet désigné comme « une langue »,
ou « la langue» (« par exemple », dira-t-on, le français). Mais
cet objet n'existe pas « naturellement », dans une autonomie
spontanée. Il n'existe que sous l'effet des pratiques sociales dans
lesquelles il est investi, et dont l'analyse relève de plein droit du
matérialisme historique.
Quelle est la structure de ces pratiques, auxquelles le linguiste
se réfère parfois, mais confusément, sous la rubrique de « l'usage »
(voire de la « parole », du « discours », etc.) ? Et d'abord, où et
comment les repérer ?
Pour nous en tenir à la société bourgeoise, donc aux tendances
qui commencent à se réaliser avec le développement du mode de
production capitaliste, il faut, semble-t-il, au moins remarquer ceci.
La forme particulière des pratiques linguistiques intervient à la
fois au niveau de la base de la formation sociale, dans la réali-
sation des rapports de production et d'échange, et au niveau de la
superstructure politique et idéologique.
Au niveau de la base, parce que la « socialisation » progressive
de la production, dont les conditions matérielles résultent de la
concentration et de la mécanisation des moyens de production, et
14 LE FRANÇAIS NATIONAL
de la division du travail correspondante, fait de la « communication »
entre les travailleurs, et de la « communication » entre les travail-
leurs et les représentants du capital, « organisateurs » de la pro-
duction, une condition permanente du déroulement du procès de
travail. Mais cette communication n'est nullement « neutre »,
« technique », indépendante de la nature des rapports sociaux
de production, bien qu'elle doive autant que possible se présenter
comme telle : ses contradictions propres, historiquement spécifiées,
réalisent au contraire en les manifestant sur leur mode propre,
le caractère antagonique des rapports de production 1.
Au niveau de la superstructure, il convient, pour permettre la
simple position du problème, de renverser et de déplacer le rapport
pensé traditionnellement entre « langue » (ou langage) et « idéo-
logie ». Tantôt en effet, dans une perspective mécaniste et instru-
mentaliste, « la langue » apparaît comme un système élémentaire,
antérieur, non seulement aux pratiques linguistiques « individuelles »,
mais aux clivages idéologiques, auxquels elle fournirait après coup
un moyen d'expression. Tantôt, dans une perspective sociologique
et culturaliste, « la langue » apparaît comme étant toujours déjà
la réalisation d'une « pensée », d'une « culture », d'une « conception
du monde », d'une « idéologie », etc. (Celles d'une « société »,
d'un « groupe », voire, pour affecter une coloration marxiste, d'une
« classe »). Mais ce qui, dans tous les cas, reste exclu, c'est
l'analyse des effets que produit sur la forme des pratiques linguis-
tiques (et par là sur la constitution de la langue elle-même) leur
place dans le fonctionnement des rapports sociaux de la superstruc-
ture idéologique. Et comme ces rapports sociaux, dans une société
de classes, sont eux-mêmes contradictoires, comme l'idéologie qu'ils
réalisent n'existe pas elle-même autrement que sous la forme d'une
lutte idéologique de classes, ce qui reste hors de portée de toute
analyse, c'est, à nouveau, la forme sociale spécifique des contra-
dictions qui commandent et affectent les pratiques linguistiques,
tout en leur conférant une forme plus ou moins apparemment
unifiée, qui, au « premier regard » masque les effets linguistiques
de ces contradictions.
C'est précisément ce problème qu'il faut essayer de poser, en

1. Cf. plus loin, chapitre i, l'esquisse de R. Balibar et D. Laporte à propos


du vocabulaire du travail et de la « grève ».
% PRÉSENTATION 15
articulant effectivement, dans une « analyse concrète » (Lénine),
les différents niveaux inégalement déterminants l .
Il est clair que s'ouvre ainsi un vaste champ d'investigations, qu'il
est hors de question d'explorer et de circonscrire du premier coup.
L'intérêt du travail de R. Balibar et de D. Laporte, de ce point
de vue, c'est d'avoir d'emblée identifié au moins deux problèmes
importants à l'intérieur de ce champ : d'une part, celui de l'unifor-
misation linguistique tendancielle, ou plutôt de la pratique linguis-
tique commune dans une formation sociale capitaliste ; d'autre part,
celui des conditions historiques de Yapprentissage sans lequel une
telle pratique commune est impossible, et qui lui impose une forme
déterminée, de façon à « résoudre » les contradictions sociales en
les déplaçant sur son propre terrain. On peut dire que ces deux
problèmes, liés au statut nouveau des pratiques linguistiques dans la
société bourgeoise moderne, commandent la définition même de l'ob-
jet « langue » dont les linguistes étudient la structure formelle
(avant tout en soumettant à des normes contraignantes, respectées
ou non, les « énoncés » linguistiques).
Pour faire un pas de plus, malgré le caractère schématique de
ces indications, il faut dire que l'analyse des pratiques linguistiques,
et de leur structure de contradictions, constitue dans la société

1. Ces formulations, encore indicatives, permettent cependant de com-


prendre pourquoi la problématique du « caractère de classe » de la langue,
et la question de savoir si « la langue » constitue ou non « une super-
structure », est une problématique mal constituée, conduisant à des pro-
blèmes insolubles. Apparue à diverses reprises dans l'histoire du marxisme,
une première fois chez Lafargue (qui, dans « La Langue française avant
et après la Révolution », dans Ere nouvelle, janvier-février 1894, parle de
« la brusque révolution linguistique qui s'accomplit de 1789 à 1794» ), et
surtout en U.R.S.S. (dans la controverse soulevée par les travaux de Marr
et « réglée » par une intervention célèbre de Staline, A propos du marxisme
en linguistique, 1950), cette problématique rend malheureusement inutili-
sables aussi bien le marxisme que la linguistique. Le marxisme, parce
que le rapport de la base à la superstructure reste défini comme une dis-
jonction (ou un reflet) mécaniques, parce que la domination de l'idéologie
de la classe dominante n'est conçue que de façon psycho-sociologique,
comme le règne d'une « conscience » en elle-même unifiée, sans contra-
dictions internes. La linguistique, parce que, faute de chercher vraiment
à construire un objet d'étude pertinent dans le champ du matérialisme
historique, cette question reste dépendante de la catégorie (idéologique)
sous laquelle les grammairiens, puis les linguistes pensent l'objet de leurs
investigations (scientifiques) : « la langue », son évolution, ses stades.
16 LE FRANÇAIS NATIONAL
bourgeoise (en dernière analyse, comme on le verra, à cause de la
forme nationale de cette société), un aspect déterminé de l'analyse
du fonctionnement des Appareils Idéologiques d'Etat \ sous la forme
particulière que leur impose le développement du mode de pro-
duction capitaliste. C'est même de cette façon qu'on peut commencer
à mieux comprendre certains des mécanismes matériels qui assurent
l'efficace de la « superstructure > sur l'ensemble de la formation
sociale capitaliste, y compris sa base matérielle, en contribuant
à la reproduction des rapports de production qui y dominent.
Cette action efficace, et quotidienne, dans le procès de repro-
duction des rapports sociaux dominants, resterait en partie inintelli-
gible, si on ne pouvait analyser la façon dont les pratiques linguisti-
ques, qui pénètrent la base économique elle-même, peuvent être
nouées, combinées « de l'intérieur » à des contenus, ou mieux :
à des enjeux et à des positions déterminées de la lutte de classe
idéologique. C'est précisément au niveau des A.I.E. (ou de certains
d'entre eux, nous allons y revenir), dans et par leur fonctionne-
ment, que se réalise cette combinaison interne. C'est là un fait
historique nouveau, sans précédent dans les formations sociales
antérieures au capitalisme.
La situation est ici, semble-t-il, analogue à ce qui se passe
dans les formations sociales bourgeoises à propos du droit dont les
règles systématiques informent matériellement toutes les pratiques
sociales, à partir du moment où la force de travail devient elle-
même une marchandise vendue et achetée. L'idéologie juridique,
interne au fonctionnement même du droit, devient alors le noyau
déterminant de toute la superstructure idéologique bourgeoise, où
ses catégories sont reprises et variées à l'infini. Si l'analyse du droit
et de son fonctionnement nous place ainsi au centre du processus
de détermination de toute la superstructure idéologique par la base
matérielle de la production capitaliste, il n'est peut-être pas impos-
sible de dire que l'analyse des pratiques linguistiques nous découvre
une forme, par laquelle passe nécessairement, dans les formations
sociales capitalistes, le mécanisme d'assujettissement des individus
à l'idéologie dominante, dans les Appareils Idéologiques d'Etat
qui correspondent à cette base déterminée, et contribuent à sa
reproduction. Dans ces conditions, on pourra comprendre que ce

1. Selon la terminologie proposée par Althusser, « Idéologie et Appareils


Idéologiques d'Etat », dans La Pensée, juin 1970.
PRÉSENTATION 17
n'est nullement un hasard si R. Balibar et D. Laporte découvrent,
au cours du processus révolutionnaire français et dans la politique
des dirigeants de 89 et de 93, une étroite connexion entre la mise
en place et la généralisation du droit bourgeois (« privé » et
« public ») de la liberté et de l'égalité individuelles d'une part et,
d'autre part, la constitution d'une langue commune (qui est, tendan-
ciellement, celle de tous les citoyens, bien que nullement de la
même façon pour toutes les classes sociales). C'est cette connexion
qui explique l'émergence et les effets, dans le processus révolu-
tionnaire, d'une formation idéologique particulière, précisément une
idéologie juridique de la langue, qui développe la notion de l'égalité
linguistique, égalité devant la langue et par la langue, corrélative
de l'existence d'une langue commune (la même pour tous). Cette
idéologie est interne aux pratiques linguistiques comme pratiques
de la langue commune dont, sous le nom de « langue nationale »,
elle désigne ainsi le code, dans tous les sens de ce terme.
Reprenons. C'est, avons-nous dit, dans et par le fonctionnement
de certains A.I.E. que se réalise la combinaison interne des pra-
tiques linguistiques et de l'idéologie. Cette formulation est trop
générale, car elle efface l'inégalité, la fonction différente des A.I.E.
Dans les formations sociales capitalistes comme la France des
xix a et XXe siècles, c'est tendanciellement Yappareil scolaire qui,
à travers la scolarisation généralisée, assure cet effet de combinaison.
Il devient de ce fait même le lieu et l'instrument par excellence
de la réglementation des pratiques linguistiques et de l'apprentissage
généralisé, apparemment uniformisé, de la langue (nationale). Il
devient du même coup le lieu où les antagonismes de classes se
manifestent dans les formes et les effets de l'apprentissage linguistique,
dans la pratique de la langue et dans ses contradictions plus ou
moins bien surmontées.
Nous pouvons alors nous retourner vers les linguistes, et
souligner l'intérêt que présenterait pour eux une histoire détaillée,
critique, de leur discipline (en particulier une histoire de la gram-
maire, puis de la syntaxe) 1 , mettant en évidence la place de
celle-ci dans la pratique de l'apprentissage linguistique (qu'elle

1. Cf. les travaux de J.-Cl. CHEVALIER, Histoire de la syntaxe. Naissance


de la notion de complément dans la grammaire française (1530-1750) Genève-
Paris, 1968. Nous avons tout à apprendre de l'histoire de la syntaxe après
1750.
18 LE FRANÇAIS NATIONAL
« fonde » en définissant explicitement son objet : « la langue »),
son rôle dans la genèse et le développement de la scolarisation,
enfin la connexion entre les transformations de la théorie linguistique
et les transformations dans les conditions de l'apprentissage scolaire
de la langue, et dans la nature des contradictions qu'il doit surmon-
ter. R. Balibar et D. Laporte présentent quelques tout premiers
matériaux pour une telle étude. On en trouvera d'autres, complé-
mentaires, dans un volume parallèle sur « les français fictifs » 1 .

II
Ouvrons ici une parenthèse nécessaire. D'où proviennent ces
matériaux, et plus généralement ceux qui concernent les pratiques
linguistiques sous la Révolution française ? Pour la plus grande
partie, d'un travail monumental, et déjà relativement ancien, qui est
pratiquement l'unique représentant de son espèce : YHistoire de la
Langue française des origines à 1900, de Ferdinand Brunot, publiée
à partir de 1905 2. Il faudrait ici poser une double question :
— premièrement, pourquoi la problématique de Brunot, qui relève
du radicalisme politique de la petite-bourgeoisie républicaine, tel
qu'il inspire à la même époque l'œuvre d'historien d'un Mathiez, et
qui représente par conséquent une variante extrême, progressiste,
de l'idéologie dominante, a-t-elle rendu possible et nécessaire le
formidable développement de fait des connaissances réelles rassem-
blées dans YHistoire de la Langue française ? Comment, inversement,
cette problématique infléchit-elle dans son principe la sélection, la
présentation, l'interprétation de ces faits ? A ces questions, un
début de réponse devrait être fourni par l'utilisation critique des
recherches de Brunot qu'on trouvera ici. Mais cette question en
appelle une seconde :
— pourquoi l'entreprise de Brunot est-elle restée sans véritables
continuateurs (à notre connaissance) 3 , et pourquoi, jusqu'à une

1. R. BALIBAR, G. MERLIN, G. TRET : Les français fictifs {le rapport des


styles littéraires au français national), Hachette Littérature.
2. Réédition en 1907-1968, Paris, Armand Colin.
3. L'ouvrage de 3. DUBOIS, Vocabulaire politique et social en France
de 1869 à 1872, s'inspire de principes différents. 11 a fourni ici de précieux
éléments.
PRÉSENTATION 19
date récente, est-elle restée, dans les faits, ignorée de la plupart
des linguistes actuels ?
A cette question on ne saurait se satisfaire de répondre par la
constatation des « modes » successives dans le travail des linguistes,
où Brunot apparaîtrait comme le réprésentant d'un historicisme et
d'un sociologisme désuets, remplacés aujourd'hui par une probléma-
tique structuraliste ou, plus généralement, formaliste. On peut encore
moins donner à cette constatation une apparence de rigueur en la
présentant comme l'effet nécessaire d'une exigence scientifique : le
développement de la recherche ayant enfin découvert l'ordre logique,
et placé la « synchronie » avant la « diachronie », la linguistique
« interne » avant la linguistique « externe », etc.
On peut suggérer que cet isolement, et cet oubli pratique de
l'entreprise de Brunot sont liés au rapport très étroit, et réciproque,
qui unit la linguistique à l'enseignement de la littérature (donc à la
« critique littéraire » et à la « théorie de la littérature », à la
« poétique », etc.), rapport qui subsiste intact alors même que
(par un simple renversement interne à ce rapport qui fait partie
intégrante du mécanisme de valorisation des textes littéraires) la
linguistique se donne pour objet la langue « parlée », la langue
« commune ». Dans ce rapport, qui est une constante de l'histoire
scolaire et littéraire française, la représentation (ou la théorie) de
la grammaire, de l'histoire de la langue, puis de la linguistique,
agit directement sur l'enseignement des lettres, et sur l'idéologie
esthétique de la littérature elle-même. Mais cette action est récipro-
que : la représentation idéologique de son objet investie dans la
problématique de la linguistique (représentation de la langue soit
comme « norme collective », soit comme « histoire », soit comme
« structure ») est toujours un effet combiné de l'idéologie littéraire
et de sa mise en œuvre dans l'enseignement des Lettres. Nous sommes
ainsi renvoyés, à nouveau, à ce qui constitue l'objet principal du
travail de R. Balibar et de ses collaborateurs : les variations histo-
riques dans le mode de production des « effets littéraires » et leur
base matérielle immédiate constituée par le statut des auteurs
(français) et des textes (en français) dans le processus contradictoire
de la scolarisation. De ce point de vue, on peut avancer que
l'entreprise linguistique et historique de Brunot (à laquelle sont
dus, pour la plus grande part, les matériaux de cette étude),
puis l'interruption et l'occultation de cette entreprise, s'expliquent
de la même façon que la domination, dans l'idéologie littéraire,
20 LE FRANÇAIS NATIONAL
du « réalisme » de l'époque de la scolarisation de masse, elle-
même suivie tendanciellement, aujourd'hui, par son occultation sous
le culte formalisant de « l'écriture » ] .

III
Pour bien comprendre les problèmes qui se posent à partir du
travail de R. Balibar et D. Laporte, il faut maintenant indiquer
brièvement quel en a été le point de départ, et quels résultats
principaux il a permis d'obtenir.
Leur point de départ est dans le développement d'une investi-
gation qui porte sur le mécanisme de production des effets littéraires
dans ce qu'on appelle la littérature française des XIXe et xx* siècles.
On en trouvera les premiers résultats dans le volume sur Les
français fictifs. C'est cette étude même qui permet de mettre en
évidence le jeu de rapports sociaux réciproques où sont impliqués
les textes « littéraires », la pratique de la langue nationale et la
scolarisation généralisée, caractéristique de la société bourgeoise
moderne. Plus précisément, c'est dans le procès de scolarisation que
sont identifiés les textes « littéraires » et les formes de leur recon-
naissance sociales (« genres », « œuvres » et « styles » littéraires),
par opposition à l'usage « commun », « naturel » de la langue
nationale. En effet, c'est dans le procès de scolarisation que sont
fixées les pratiques linguistiques qui servent de base au « travail
de la fiction » littéraire, et le mettent en mouvement. Analyser ce
travail de la fiction, qui porte d'abord sur son propre langage, et les
effets idéologiques « esthétiques » qu'il produit (ou non), c'est
donc, avant tout, analyser la forme sociale, les causes et les tendances
contradictoires du procès de scolarisation et des pratiques qu'il
développe.
Mais cette base matérielle n'est nullement immuable. Elle se
transforme elle-même au cours d'un processus historique qu'il faut
connaître. Ce processus est fondamentalement celui de la constitution,
puis du développement d'un Appareil Idéologique d'Etat nouveau,
l'appareil scolaire. L'histoire de la littérature a donc pour base,
à l'époque moderne, l'histoire de la scolarisation, et elle ne pourra
1. Cf. R . BALIBAR, etc., Les français fictifs, op. cit., Première partie,
chapitre v, Hachette Littérature.
PRÉSENTATION 21
avancer des explications sérieuses aussi longtemps que l'histoire de
la scolarisation n'aura pas été explorée en détail du point de
vue du matérialisme historique.
C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la thèse prin-
cipale défendue par R. Balibar et D. Laporte : en constituant une
pratique linguistique spéciale, celle du français élémentaire, codifié
dans et pour l'apprentissage scolaire, le développement de l'appareil
scolaire peut seul donner une forme concrète, et une réalisation
effective, à la constitution du français national, langue « commune »
qui est censée résoudre tous les antagonismes linguistiques, et qui
leur fournit en réalité une nouvelle base. Mais l'existence du
français élémentaire (avec son vocabulaire épuré, et surtout sa
grammaire, adaptée à l'expression directe de « la réalité », et à la
« simple communication ») est inséparable de celle de l'école pri-
maire, école de « tous » les Français, école de la masse du peuple,
c'est-à-dire en fait, jusqu'à une date récente, seule école que
connaisse et fréquente la masse du peuple.
Chacun sait, ou croit savoir, que l'école primaire a été défini-
tivement constituée et généralisée en France, au lendemain de la
Commune, par la IIP République et Jules Ferry. Mais cette
connaissance s'avère, à l'épreuve, rien moins qu'exacte et innocente.
Elle fait bien plutôt partie des représentations idéologiques que
l'appareil scolaire doit développer et faire partager sur son propre
compte (notamment à ses fonctionnaires), et où s'expriment, jusqu'à
présent sous la domination préservée de l'idéologie bourgeoise,
les antagonismes dont il résulte. Naïvement, sur les bancs du
Primaire, ou savamment, sur ceux des Universités, la constitution
de l'école primaire par la IIP République a été investie de deux
caractéristiques qui ne sont qu'apparemment contradictoires :
— révolutionnaire, donc sans précédent, marquant sur le terrain
de l'instruction, de la culture, etc., la véritable fin des privilèges, des
inégalités, des incapacités, avec les conséquences politiques que cela
suppose ; -\
— mais aussi inscrite dans un progrès séculaire, non seulement
un progrès des lumières et de l'instruction en général, mais un
mouvement qui anticipe sur la scolarisation primaire des enfants :
avant Jules Ferry on relève déjà les écoles du Palais de Charle-
magne, les « petites écoles » de Port-Royal, etc., et les projets
scolaires de la Révolution française.
Laissons de côté Charlemagne, et les « petites écoles », qui
22 LE FRANÇAIS NATIONAL
posent des problèmes tout à fait différents : dans le premier cas
il ne s'agit même pas de l'histoire de l'appareil scolaire (mais de
l'Eglise) *. La référence à la Révolution française pose un problème
beaucoup plus intéressant. Dans la représentation idéologique domi-
nante de l'histoire de l'école qui nous a été inculquée (à l'école),
les institutions mises en place par la IIIe République figurent
à la fois, à un siècle de distance, comme la réalisation des projets
de la Révolution française, et comme le retour à l'inspiration démo-
cratique de ces projets originels2. La scolarisation primaire aurait
ainsi une double origine absolue, l'une en idée (1789), l'autre en
acte (Jules Ferry). Avant la première, rien, si ce n'est des antici-
pations fugitives. Entre les deux, le simple espace qui sépare l'idée
de l'acte, le projet de la mise en œuvre, le possible du réel, rempli
par les luttes intemporelles de ceux qui tentent de réaliser le projet
de scolarisation primaire (gratuite, laïque et obligatoire, selon l'éti-
quette traditionnelle), et de ceux qui y font obstacle. Mais ces
péripéties n'altèrent en rien l'identité foncière de l'école primaire à
elle-même, de sa figure idéale de 1789 à son organisation effective
de 1880.
Qu'en est-il en réalité? L'enquête de R. Balibar et D. Laporte
n'est pas une histoire de l'appareil scolaire, mais elle apporte des
éléments qui éclairent le véritable contenu de la période révo-
lutionnaire, et ses énigmes, une fois dissipée la fausse évidence du
mythe des origines.
Dissiper cette évidence, c'est d'abord tout simplement renvoyer
à son néant l'opposition du possible et du réel, et poser la question
suivante : à quelles conditions matérielles la République bourgeoise
de 1880 a-t-elle pu reprendre à son compte les discours de la Révo-

1. Il ne fait, bien entendu, aucun doute que se développent, sous l'effet


des modes de production esclavagistes et servagistes antérieurs au capi-
talisme, des pratiques d'instruction et d'éducation spécialisées, des « écoles »
familiales, artisanales ou ecclésiastiques, destinées à des groupes sociaux
variés, d'âge infantile ou non. Mais, il faut y insister d'emblée, ces pra-
tiques ne peuvent être artificiellement isolées des appareils idéologiques
dont elles font partie, pour entrer, à titre d'origines, dans une histoire
mythique de la scolarisation (et de la pédagogie). Elles ne confèrent
aucunement au processus social d' « éducation », c'est-à-dire d'assujettis-
sement à l'idéologie dominante, la forme scolaire centrale, et typique, qui
se développe sous l'effet du mode de production capitaliste.
2. Cette représentation est largement partagée par Brunot.
PRÉSENTATION 23
lution française, et les présenter comme la vérité, la garantie de sa
propre politique scolaire et sociale? A cette question, la seule
réponse correcte est, dans son principe, la suivante : elle l'a pu
précisément parce que la scolarisation réalisée en 1880 n'est pas
celle des projets révolutionnaires (bien qu'elle en repremie certains
traits formels), c'est-à-dire à cause de la différence entre la signifi-
cation objective de ces projets, qui sont en eux-mêmes des actes
politiques réels, et celle de la scolarisation ultérieure, correspondant
à une base économique transformée et à des rapports de force
différents dans la lutte des classes. Donc la base matérielle des
idéologies scolaires, et plus profondément les enjeux des luttes idéolo-
giques de classes à propos de la scolarisation ont nécessairement,
de 1789 à 1880, changé.
Pour dire les choses autrement, il devient possible maintenant de
débarrasser l'histoire de la scolarisation de toute téléologie et de
toute prédétermination (qui n'est jamais que la projection rétrospec-
tive d'un point d'arrivée). On peut et on doit étudier pour elle-même
la fonction du mythe de 89 dans l'idéologie de la bourgeoisie
dominante de 1880. Mais, pour cela, il faut aussi étudier pour
elle-même la place de la période révolutionnaire dans l'histoire de
la scolarisation, sans en faire ni une origine, ni une anticipation.
Cette place est paradoxale. R. Balibar et D. Laporte en fournis-
sent au moins quatre indices.
Premier indice : la Révolution française, pendant la période de la
Terreur, a bien ordonné la nomination d'« instituteurs de langue
française », mais ceux-ci ne sont en rien les précurseurs des institu-
teurs de l'enseignement primaire, avec lesquels ils n'ont rien à
voir. Ce sont les représentants transitoires d'une pratique tout à
fait différente de la scolarisation, inscrite dans la politique de
« terreur linguistique », et visant à uniformiser les pratiques lin-
guistiques dans la pratique politique elle-même, directement (et non
pas au moyen d'un appareil séparé, isolant l'apprentissage et la
formation de la vie politique et professionnelle).
Second indice : dans l'élaboration d'un français commun, qui
ne pourra recevoir un contenu complet que de la scolarisation généra-
lisée, le pas en avant que marque la Révolution française résulte du
fonctionnement d'autres Appareils Idéologiques d'Etat, sous la forme
exceptionnelle que leur confèrent les luttes de classes de la période
révolutionnaire : tels l'armée de la levée en masse, les clubs, les
sociétés révolutionnaires et les sections, les fêtes civiques, etc. Tendant
24 LE FRANÇAIS NATIONAL
en apparence au même résultat que la scolarisation ultérieure, les
pratiques linguistiques développées dans ces appareils constituent
cependant un obstacle qu'elle devra lever. L'existence du « français
commun » pratiqué dans les appareils idéologiques (et politiques)
de la période révolutionnaire, et celle du « français commun »
pratiqué dans l'apareil scolaire, et inculqué par lui, s'excluent maté-
riellement l'une l'autre. C'est pourquoi le premier apparaîtra rétros-
pectivement, du point de vue du second, comme « fautif ».
Troisième indice : les projets de scolarisation primaire de la Révo-
lution française voient, pour la première fois, surgir une tendance
précise, systématique, à la constitution d'un français élémentaire,
caractérisé avant tout par sa grammaire adaptée à l'enseignement
de « premier degré », l'enseignement des « éléments » de la langue.
Cette tendance n'a de sens que par rapport à l'objectif politique
d'un français commun, national, formulé par la Révolution démo-
cratique bourgeoise. Cependant, le modèle de français élémentaire
finalement validé par la Révolution française est directement
emprunté à l'Ancien régime : il est issu de la pédagogie des Collèges
du xvm e siècle (la Grammaire française de Lhomond). Et ce
« choix » n'a rien d'accidentel, puisque, nous le savons, c'est
précisément ce modèle qui régnera pendant un siècle sur l'enseigne-
ment du français.
Quatrième indice : les projets de scolarisation « primaire » de la
Révolution aboutissent finalement, dans l'immédiat, à la constitution
d'un appareil scolaire qui ne tend pas à la scolarisation généralisée,
mais au contraire l'exclut, ou du moins la diffère : les écoles
centrales, futurs lycées, c'est-à-dire l'enseignement « secondaire ».
Mais c'est ce détournement même qui est la vraie contribution de la
Révolution française à la constitution de l'appareil scolaire propre-
ment dit, ce qui signifie que l'école primaire, au XIXe siècle, se
constituera sous la domination, institutionnelle et idéologique, d'un
enseignement secondaire réservé aux enfants de la classe domi-
nante.
Tous ces indices permettent au moins de poser quelques-uns des
problèmes dont dépend l'explication du processus de scolarisation
en France. Ils placent au centre de l'analyse les rapports de force
sociales qui s'expriment dans ces décalages, ces retournements, ces
contradictions à première vue « irrationnels ». Ils nous amènent,
pour conclure cette présentation, à formuler quelques hypothèses
sur la périodisation du processus de constitution de l'Appareil
PRÉSENTATION 25
scolaire, dans ses rapports à l'histoire de la formation sociale fran-
çaise. Nous pourrons ainsi commencer d'éclairer le rôle paradoxale-
ment décisif de la période révolutionnaire, dont l'action reste pourtant
purement idéologique en ce qui concerne l'enseignement primaire.
Dans cette périodisation, il faut tenir compte de deux grands
faits.
Premièrement, le fait que la forme scolaire de l'apprentissage
(matériel) et de l'éducation (idéologique) ne se constitue pas du
premier coup dans son autonomie. Parmi les caractéristiques fonda-
mentales de cette forme figure précisément le fait d'instituer une
« formation » réservée aux enfants, préalable à toute activité
professionnelle, civile et civique, qui combine apprentissage et édu-
cation, tout en les cantonnant dans un même lieu socialement séparé.
En ce sens, le développement de la forme scolaire est un fait
historique récent, qui résulte tendanciellement du développement
du mode de production capitaliste. Mais des éléments disparates,
qui entreront plus tard dans le fonctionnement de cette forme, et
qui apparaîtront donc rétrospectivement comme scolaires, se consti-
tuent cependant d'abord sous d'autres rapports sociaux, au sein
d'autres appareils idéologiques.
C'est le cas des enseignements spécialisés (écrire, compter) mis au
point par les marchands dans leurs « écoles » professionnelles
depuis la fin du Moyen Age. C'est le cas de l'enseignement
« élémentaire » (en fait, complet en lui-même) dispensé, en particulier
à la campagne, par l'Eglise et les ordres religieux à l'époque classique,
et qui, pour la première fois, allie systématiquement des pratiques
éducatives jusqu'alors sans rapports mutuels (lire et chanter, prati-
ques d'origine religieuse ; écrire et compter, pratiques d'origine
artisanale et commerciale ; se bien tenir, être bien élevé, pratiques
d'origine familiale).
Mais c'est surtout le cas, qui nous intéresse ici particulièrement,
pour l'enseignement qui était dispensé dans les « Collèges » d'Ancien
Régime (l'un des lieux principaux où se préparait et se consolidait
l'alliance de classe de l'aristocratie nobiliaire et de la bourgeoisie
financière, administrative, judiciaire), et d'où provient, avec la
comparaison systématique des langues « mortes » et « vivantes »,
et le découpage progressif des « auteurs » littéraires, modèles d'écri-
ture et de rhétorique, la grammaire française « raisonnée ».
La scolarisation bourgeoise se contentera ultérieurement de démul-
tiplier cette grammaire, selon deux présentations : l'une simple et
26 LE FRANÇAIS NATIONAL
tronquée, pour l'enseignement du « français » aux classes popu-
laires, l'autre complète et complexe, pour l'enseignement des « let-
tres » aux classes dominantes. Les éléments de scolarisation que
nous rencontrons dans la période révolutionnaire ne sont donc
pas matériellement nouveaux : au contraire, ils proviennent de la
période antérieure, celle de l'Ancien Régime, c'est-à-dire de la
première phase historique de développement du mode de produc-
tion capitaliste en France. Mais ces éléments reçoivent une signifi-
cation et une fonction nouvelles : ils sont mis au service d'un
objectif politique et idéologique nouveau, contradictoire avec celui
de l'Ancien Régime. De ce fait même, ils doivent à terme s'insérer
dans le fonctionnement d'un Appareil Idéologique d'Etat spécial,
qui est dès lors constitué en appareil autonome (en particulier face
à l'Eglise, mais aussi à la famille, à l'armée). La Révolution fran-
çaise (continuée par l'Empire napoléonien), ce n'est pas l'origine de
la forme scolaire, ni son achèvement, mais c'est le commencement
d'un appareil scolaire autonome, qui pourra désormais se développer
par le jeu de ses successives « réformes », dans une apparente
continuité institutionnelle.
Mais les conditions mêmes dans lesquelles se produit cette autono-
misation, et la forme qu'elle revêt finalement, sont inintelligibles
si on ne les inscrit sur le fond d'un second fait d'une extrême
importance : l'impossibilité matérielle de toute scolarisation effective
des enfants des classes populaires dans le siècle qui s'étend approxi-
mativement de 1750 à 1850.
Ce qui donne son sens à cette impossibilité, c'est qu'elle n'est
pas une simple absence de scolarisation : elle se présente comme
une réelle déscolarisation des masses, après l'extension d'une pre-
mière forme d'instruction « populaire », à l'intérieur de l'appareil
religieux, dans la période classique (xvn e et début du xvnr siè-
cle). Instruction « populaire », parce que, si l'enseignement des
divers ordres religieux au xvn e siècle et au début du xvnr 8 siècle
est loin d'avoir effectivement touché tous les enfants, il n'en a pas
moins accueilli pendant un temps des enfants de toutes les classes
sociales, nobles et roturiers, riches et pauvres. Seulement, cette
universalité a été très vite restreinte aux classes dominantes, aristo-
cratie et bourgeoisie1.
1. Cf. les travaux de Philippe ARIÈS, L'Enfant et la Vie familiale sous
l'Ancien Régime, Paris, Pion, 1960.
PRÉSENTATION 21
Comment expliquer ce développement inégal, et finalement avorté,
et cette régression ? Il s'agissait alors, dans un premier temps du
développement du capitalisme (l'âge « classique » de la Monarchie
absolue), pour les classes dominantes, de pallier les effets, et les
redoutables dangers, de l'accumulation primitive du capital, qui avait
pour résultat de lâcher, au sens strict, sur les routes, des masses
importantes de « pauvres », de « gueux », dépossédés de leurs
moyens de production, mais sans, pour autant, en faire automati-
quement des travailleurs, non seulement contraints matériellement de
vendre leur force de travail, mais éduqués à respecter et aimer cette
contrainte même. En ce sens, l'aboutissement direct pour les classes
populaires de la « scolarisation » primitive, celle du xvir8 siècle,
c'est tout simplement l'asile, l'ouvroir, le workhouse, toutes institu-
tions de travail forcé et de contrainte morale, qui eurent pour
fonction principale de transformer les- pauvres en prolétaires.
A partir du milieu du XVIII0 siècle (l'époque des « lumières » !),
il semble bien qu'on entre au contraire dans une longue période de
déscolarisation massive, qui se présente comme telle au regard des
tendances précédentes, et dont le caractère « réactionnaire » en ce
sens peut expliquer en partie les revendications populaires de l'ins-
truction sous la Révolution. Le progrès des « lumières » dans les
classes dominantes, c'est, dans le peuple, ou mieux, dans la « popu-
lace », le progrès de l'analphabétisme1.
Or cette déscolarisation n'est compensée par aucune forme d'ins-
truction professionnelle ou familiale. Quelle en est la cause? C'est,
tendanciellement, l'extension du travail des enfants, caractéristique
fondamentale de la transition de la manufacture à la grande indus-
trie, et des premières étapes de la « révolution industrielle » capita-
liste 2, mais aussi nécessité permanente dans la famille paysanne qui
est le lieu du travail manufacturier « à domicile ». Les enfants
du peuple ne peuvent pas et ne doivent pas aller à l'école, parce
qu'ils doivent aller à la fabrique, à l'usine, aux champs.
1. Ce phénomène est attesté par les rares historiens de la question, et
mériterait d'être mieux étudié, si possible. Cf. Ariès, déjà cité, dont on
comparera les conclusions avec les tableaux statistiques de LEROY-LADURIE,
Les Paysans du Languedoc (Paris, Flammarion, 1970), qui montrent la
régression de l'analphabétisme dans les campagnes jusqu'aux xvie et
XVII* siècles.
2. Sur ce point, cf. MARX, Le Capital, livre I , sections I I I et I V , et
Jurgen KUCZINSKI, Les Origines de la classe ouvrière, Paris, Hachette, 1967.
LE FRANÇAIS NATIONAL
C'est pourquoi il n'y a pas d'école « primaire ». L'émergence
de celle-ci est le résultat de nouvelles luttes de classes issues de la
révolution industrielle, elle accompagne les progrès de la législation
de fabrique (analysée par Marx, pour l'Angleterre) *, limitant la
durée du travail, puis interdisant plus ou moins complètement le
travail des enfants. Alors, non seulement l'école primaire devient
possible, mais elle devient nécessaire, comme élément de repro-
duction de la force de travail ouvrière qui se dépense, qui est
consommée dans l'usine capitaliste.
La période révolutionnaire est tout entière inscrite dans la phase
de cette « déscolarisation » qui précède et détermine la généralisation
de la scolarisation au xixe siècle. C'est pourquoi elle présente une
situation contradictoire, tout à fait instable. Dans cette situation
les rapports de forces politiques viennent surdéterminer les trans-
formations de la base matérielle : ainsi peuvent s'expliquer les
premières formes du jeu concerté qui s'y instaure, dans la superstruc-
ture capitaliste, entre l'appareil scolaire, et l'appareil de la démocra-
tie politique. Mais ce jeu concerté est d'abord en quelque sorte
inversé.
Dans le cours de la révolution démocratique bourgeoise, les indi-
vidus commencent à être définis comme citoyens (plus ou moins
pleinement « actifs »). En tant que citoyens, ils deviennent les
« libres » sujets (aux deux sens du terme) d'un Etat français.
En tant qu'élèves, dans l'A.I.E. scolaire, ils apprendront des pra-
tiques linguistiques qui réalisent une communauté de langue fran-
çaise. Mais ils deviennent citoyens avant de devenir élèves et de
parler français. Ou plutôt, en apprenant à parler français dans l'armée,
dans les organisations démocratiques, ils deviennent à eux-mêmes,
au sein des masses, leurs propres « maîtres » dans une institution
non scolaire.
Et ainsi le risque s'établit que, réussissant pour une grande
part à échapper à l'emprise de l'idéologie religieuse (dans l'A.I.E.
de l'Eglise qui a partie liée au pouvoir d'Etat monarchique), les
masses des campagnes et des villes ne dépassent d'emblée le terme
où il faudrait s'arrêter : détruire l'ancienne domination sans, pour
autant, menacer la nouvelle. Le risque apparaît que les masses
trouvent sur le terrain nouveau d'une pratique linguistique commune,
1. Cf. aussi M . BOUVIER-AJAM, Histoire du travail en France, tome II,
Paris, 1969.
PRÉSENTATION
rion seulement une forme renouvelée d'assujettissement à l'idéologie
de leur « liberté » juridique, de leur « égalité » et de leur
« fraternité » nationales et bourgeoises, mais les moyens de formuler
les thèmes d'une idéologie révolutionnaire radicalisée, où s'exprime-
raient déjà, dans les formes de l'égalitarisme ou du « socialisme »
des partageux, de nouveaux intérêts de classe, qui dressent les
« pauvres », les « travailleurs », contre les « riches », les
« profiteurs », les « accapareurs ».
La bourgeoisie française, nous l'avons dit, fut obligée de courir
ce risque, parce que la résistance de la classe féodale et de ses alliés
intérieurs ou extérieurs l'obligeait à vaincre sans compromis ni
partage (à devenir « tout » dans l'Etat, et pas seulement « quelque
chose », selon l'objectif initial énoncé par Sieyès), et parce que la
victoire était à ce prix : ce fut la Terreur. Mais, dans cette situation
même, se forgèrent des instruments qui allaient lui permettre aussitôt
de conjurer le danger : en particulier l'armée révolutionnaire elle-
même, où précisément, sous une forme tout à fait différente de la
scolarisation, mais suffisamment différente aussi de la pratique
politique, l'éducation civique se combinait à l'uniformité de la disci-
pline. Il faudrait ici reprendre l'histoire de son évolution, des
« soldats de l'An II » aux soldats du 18 Brumaire.
Tout se passe donc comme si, de cette expérience forcée, la
bourgeoisie française avait, au cours du XIXE siècle, progressivement
tiré une « leçon » (quand nous disons « la bourgeoisie », il faut,
bien entendu, comprendre que l'évolution objective des luttes de
classes tire la leçon pour elle) : il faut renverser l'ordre de dépen-
dance matérielle entre la pratique politique (dans l'A.I.E. politique
des partis, des assemblées, des élections) et la formation scolaire
(dans l'A.I.E. scolaire, par la scolarisation généralisée). Il faut mettre
l'école, pour chaque individu, qu'il soit bourgeois ou prolétaire,
ou même paysan, avant la politique, à sa base ; faire de tous les
Français des élèves de l'école primaire (et, pour certains d'entre
eux seulement, du lycée et de l'université), avant d'en faire des
citoyens et des électeurs (et, pour certains d'entre eux seulement,
des députés, des fonctionnaires, des gouvernants). Alors seulement
l'A.I.E. politique peut dépasser les formes de compromis, comme la
monarchie constitutionnelle, ou le militarisme impérial, et revêtir celle
de la république démocratique, qui assure depuis 1875, à quelques
brèves interruptions près, la dictature de la bourgeoisie comme
classe (Lénine).
30 LE FRANÇAIS NATIONAL
Pas plus que l'école, la « démocratie » (même la démocratie
« bourgeoise ») n'est en effet une forme immuable, issue de la
simple réalisation d'un projet initial (serait-ce celui d'une classe sociale,
la bourgeoisie). Elle est, au contraire, le résultat d'un procès
inégal, sans fin déterminée à l'avance. Si elle peut trouver une
forme d'équilibre relatif à la fin du xix e siècle, et devenir
ainsi, selon l'expression de Lénine, à la fois « la meilleure forme
politique possible pour le capitalisme », assurant le pouvoir politique
direct de la bourgeoisie, et « la meilleure forme possible pour la
lutte du prolétariat1 », c'est bien en partie (mais en partie seule-
ment) à cause du développement de l'appareil scolaire, et de sa
place dominante dans le mécanisme d'assujettissement idéologique
sans lequel la classe bourgeoise, réduite à la « force » pure, ne
pourrait détenir historiquement le pouvoir d'Etat.
En formulant ces hypothèses très schématiques, nous nous sommes
peut-être aventurés trop loin du français national, de la langue
commune, et des projets d'enseignement élémentaire du français sous
la Convention. Nous leur laissons enfin la place.
ETIENNE BALIBAR
PIERRE MARCHEREY

1. LÉNINE : L'Etat et la Révolution.


T
VERS UNE PRATIQUE COMMUNE DU FRANÇAIS
A LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME

Tout le monde n'a pas toujours parlé le français en France. Pour


évidente qu'elle paraisse, cette proposition n'en va pas moins à
rebours des représentations idéologiques qui dominent actuellement
l'histoire des faits linguistiques.
Il y a carence manifeste des études linguistiques en matière
d'histoire des pratiques du français. Quand ces études existent,
leur idéologie idéaliste déforme les documents qu'elles produisent.
Il suffit de feuilleter un « manuel » (les Grammaires françaises rejet-
tent généralement dans leurs Appendices un chapitre d'« histoire de
la langue » qui n'excède jamais trois ou quatre pages) pour remar-
quer combien les représentations idéologiques des pratiques linguis-
tiques « refoulent » l'aspect historique de ces pratiques dans le
moment même où elles prétendent l'exposer. Ces représentations réali-
sent en effet invariablement l'idéologie bourgeoise de l'histoire en
laissant croire que le français existe de toute éternité, ou, sinon de
toute éternité, depuis que la France existe, et puisque aussi bien
on « sait » que la France existait en filigrane dans la Gaule de
nos ancêtres...
C'est bien pourquoi on ne saurait d'emblée considérer comme
« évidente » toute proposition visant à établir l'historicité du
français et de ses pratiques. Mais c'est aussi pourquoi il nous faut
ici rendre hommage à Ferdinand Brunot qui, dans son Histoire de la
Langue française, fournit quantité d'éléments nécessaires à la cons-
truction de cette histoire. Quand Brunot rapporte qu'à quelques
lieues de Paris on haranguait Louis XIV en patois picard, quand
il rappelle « qu'il fallait un interprète à Marseille, ou que Racine
en voyage à Uzès, en France, était incapable de se faire apporter
32 LE FRANÇAIS NATIONAL
un vase de nuit », il ne fait qu illustrer plaisamment les résultats
d'une enquête menée par la Convention et montrant qu'à la fin du
xvm c siècle douze millions de Français, soit la moitié de la popula-
tion, étaient incapables de « parier le français » et que trois mil-
lions seulement le parlaient « correctement », selon les normes
établies par les grammairiens sous la monarchie.
On ne peut en effet comprendre ni le « système » linguistique
de l'Ancien Régime en France, ni son évolution aux approches de
la Révolution de 89-93, ni par conséquent les théories révolution-
naires de l'école ainsi que le bouleversement des pratiques linguisti-
ques, si on ne tient pas compte d'abord de ce fait essentiel :
sous l'Ancien Régime, la masse des producteurs matériels — c'est-à-
dire l'immense majorité des paysans et des travailleurs des ateliers —
était étrangère aux pratiques du français.
En effet, le pouvoir monarchique pouvant s'exercer à partir
d'une langue qui n'était pas la langue de la masse, le français n'était
pas la langue de la France, mais la langue du roi, langue juridique
et langue d'Etat. Il était la pratique distinctive des nobles de la
cour et de la fraction supérieure de la bourgeoisie collectivement
engagée au service de l'Etat monarchique dans les fonctions juridi-
ques, administratives et financières.
Face au français de l'élite et des nantis, des langages confusé-
ment appelés au xrxe siècle « dialectes », « idiomes > ou « patois »,
et dont la définition scientifique n'est pas très avancée encore
aujourd'hui, régissaient les pratiques linguistiques des classes exploi-
tées. L'effet principal de ces langages était, par rapport à la masse
laborieuse et soumise de la population, un effet de caste contribuant
à cette soumission même : par leur nombre ils constituaient de
véritables barrières linguistiques consacrant des cloisonnements so-
ciaux qui empêchaient les communications linguistiques au sein de la
masse exploitée et la possibilité d'une quelconque identification poli-
tique à des intérêts de classe communs l .
Depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539 instituant l'usage
du français pour l'administration de la justice, l'établissement de

1. Ceci ne vise évidemment pas à dire que l'existence de ces langages


était le résultat délibéré d'une « intention » politique. Il est vrai, en
revanche, que l'une des tendances politiques de la monarchie d'Ancien
Régime fut de maintenir et de reproduire l'existence de ces barrières lin-
guistiques à raison même du bénéfice qu'elle tirait de leur existence.
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 33
l'état civil et la rédaction des actes notariés, il était impossible de
rédiger un acte, une requête, une écriture quelconque en patois.
En l'absence d'une langue nationale commune aux exploités et aux
classes dominantes, les paysans et les travailleurs des ateliers étaient
obligés d'en passer par des traducteurs chargés de formuler les
revendications des opprimés dans la langue des oppresseurs :
En l'absence du juge ou de son greffier, il fallait qu'ils
(les actes) fussent rédigés par un notaire, un praticien, voire
un régent d'école. Quelque confiance qu'on pût avoir en lui,
on devait inspirer sa rédaction, la contrôler, et elle était en
français... Ces gens pullulaient. Au xvn 8 siècle, dans un
bourg de trois mille âmes, on comptait, outre le bailli, le
prévôt, le lieutenant et le procureur fiscal, six notaires, quatre
sergents, douze procureurs et quatre greffiers... les nécessités
d'administrations multiples et compliquées obligeaient à avoir
dans toutes les villes et les bourgades un nombre important
de fonctionnaires, pour lesquels l'usage du français était néces-
saire au moins dans leurs écritures. Beaucoup du reste, étran-
gers à la localité, ignoraient le parler local, et ne s'en servaient
pas, même verbalement. C'était une sorte de garnison de
langue française, réduite à bien des endroits, à un grand ou
à un petit état-major, mais dont la présence seule avait ses
conséquences 1.

1. LES ÉCOLES ET LE FRANÇAIS A LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME


Cette barrière linguistique s'élevant contre toute tentative d'expres-
sion collective de revendications et d'intérêts communs était en
grande partie maintenue en place par l'appareil ecclésiastique. On
sait en effet que l'appareil idéologique d'Etat 2 mis en position
dominante dans la monarchie d'Ancien Régime était l'Eglise, laquelle
détenait, outre ses fonctions spécifiquement religieuses, le monopole
des fonctions scolaires et « culturelles ». Ces fonctions étaient exer-
cées de façon différente et inégale selon les classes sociales auxquelles
elles étaient destinées.

1. F . BRUNOT : Histoirede la Langue Française, VII, pp. 185-187.


2. Voir L. ALTHUSSER : Idéologie et Appareils Idéologiques d'Etat, Notes
pour une recherche, dans La Pensée, n° 151, Paris, juin 1970.
34 LE FRANÇAIS NATIONAL
Au niveau des paroisses de campagne et de quartier les masses
populaires étaient « instruites » en patois : sermons, instructions,
confessions, exercices de toute sorte, catéchismes des enfants et des
adultes, apprentissage des prières, devaient être prononcés ou appris
dans une langue intelligible au peuple. Le français aurait été une
barrière à la propagation de la foi, il fallait donc s'en tenir aux
patois.
Il serait impossible de le détruire (le patois) et de lui
substituer la langue française. La religion et les mœurs y
perdraient, si dans ces pays-ci, comme dans ceux où c'est
l'usage, les curés, catéchistes et confesseurs, cessaient de parler
au peuple le langage qu'il entend le mieux, le patois 1 .
Parallèlement, les enfants des classes populaires recevaient des
éléments d'instruction dans les Petites Ecoles lesquelles étaient,
dans la plupart des cas, surveillées et dirigées par des curés.
Lorsque, dans des locaux de fortune, dans les intervalles des
travaux des champs 2 , des maîtres d'école recrutés sur des critères
variables, où la connaissance du français était accessoire, instrui-
saient les enfants, ils leur apprenaient plus ou moins à lire
(ou épeler) et à écrire (ou signer leur nom), à partir du latin
liturgique. L'école était un second catéchisme destiné à compléter
le patois des sermons par le latin des cantiques. On le sait
non seulement par des documents relatifs à cet état de choses,
mais encore par le fait que les frères des Ecoles chrétiennes, depuis
la fondation de leur congrégation en 1679, ont lutté à contre-courant
du système en vigueur (ils étaient mille environ répartis dans 116
ou 121 maisons, situées dans les grandes villes, vers 1789) et
affirmé que « la plupart des enfants pauvres quittent l'école ne
sachant pas lire le français et ne lisant le latin que d'une manière
ridicule ou incorrecte 3 ».

1. Lettre à Grégoire, cité par BRUNOT, H.L.F., VII, p. 69.


2. Cf. BRUNOT, H.L.F., VII, pp. 136-137 : « (...) La fréquentation scolaire
était très irrégulière. Sauf les tout-petits, qui ne pouvaient point rendre
de service aux champs, personne n'allait à l'école à partir du printemps.
Les écoles de l'Ancien Régime étaient des écoles d'hiver, auxquelles le
beau temps faisait plus de tort encore que le mauvais. »
3. H.L.F., VII, p. 161.
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME
Ces écoles n'avaient que très peu à voir avec les futures écoles
primaires telles qu'elles figureront dans les grands projets révolu-
tionnaires, ni a fortiori, telles qu'elles seront réalisées plus d'un
siècle plus tard 1 . Introduction aux pratiques religieuses ou prolon-
gement de celles-ci, l'enseignement n'était pas destiné à transmettre
un « savoir », même partiel, mais il était entièrement tourné vers
sa finalité unique : l'inféodation du peuple à l'idéologie religieuse
chrétienne. Aucun diplôme ne le sanctionnait et il ne débouchait sur
aucune perspective scolaire ou professionnelle. Surtout, ses effets
linguistiques en matière de propagation du français étaient pratique-
ment nuls :
(...) L'enseignement élémentaire n'a eu qu'une part restreinte
dans la diffusion de la langue française à travers le pays.
Ce n'est pas que les Ecoles aient failli à leur tâche. Personne
ne la leur avait même attribuée, ni l'Etat, ni l'Eglise, ni même
la population 2.
Pour comprendre ce que sont respectivement la forme « scolaire »
de l'idéologisation dans la monarchie d'Ancien Régime et la forme
sociale caractéristique des pratiques scolaires (réalisées dans un
appareil scolaire autonome) en régime bourgeois, il faut d'abord
comprendre les causes de cette absence d'attribution. Comme le
remarque fort opportunément Brunot, cela n'est dû ni à un défaut
de fonctionnement du système, ni à l'audience limitée des Petites
Ecoles. Cela tient essentiellement au fait qu'il n'existe pas, sous
l'Ancien Régime, d'appareil scolaire autonome : les formes scolaires
de l'idéologisation se réalisent non dans un appareil spécial, mais
dans les appareils idéologiques déjà existants ; dans la famille, et
surtout dans l'Eglise. En un mot, « l'école » (au sens où nous
l'entendons aujourd'hui) n'existe pas, ou n'existe pas « encore ».
Il s'agit là d'un phénomène caractéristique de cette période de
transition (qui est aussi bien la première grande phase de l'histoire
1. Il faut saluer au passage la clairvoyance de Brunot qui va à contre-
courant des représentations idéologiques de l'école en affirmant : « Il
faut se garder de faire aucun rapprochement entre une époque comme
celle-là et la nôtre. Une école d'aujourd'hui est une maison où on enseigne,
une école de jadis était un endroit où on gardait et où on élevait des
enfants. » (H.L.F., VII, p. 132.)
2. H.L.F., VII, p. 181.
36 LE FRANÇAIS NATIONAL
du capitalisme) : les formes de la scolarisation sont elles-mêmes
des formes transitoires qui tendent à la réalisation de l'appareil
scolaire, qui l'« anticipent » d'une certaine façon, mais qui ne
peuvent être confondues avec lui. Si nous ajoutons maintenant que
cette tendance est contradictoire, c'est qu'elle se réalise différemment,
et dans des formes antagonistes, selon les classes sociales touchées
par ces premières pratiques de scolarisation : si le français est
absent des petites écoles, il n'en va pas de même, nous le verrons
plus loin, des collèges destinés à la bourgeoisie et à la noblesse.
Il faut rappeler par ailleurs, et au besoin le souligner de nouveau,
que la pratique de la « langue commune » n'était pas requise par la
forme politique de la monarchie sous l'Ancien Régime : le pouvoir
monarchique pouvait s'exercer à partir d'une langue qui n'était pas
la langue de la masse ; la pratique de masse d'une langue « commune
à tous les Français », c'est-à-dire destinée à assurer une « entente »
entre les classes sociales, non seulement n'était pas nécessaire à
l'exercice du pouvoir monarchique, mais même aurait constitué un
danger menaçant, un élément de subversion périlleux pour le régime.
Le projet d'un apprentissage généralisé de la « langue commune »
n'était pas un projet pensable à l'intérieur des structures politiques
et sociales de l'Ancien Régime monarchique ; ce projet ne pouvait
venir que des nouvelles classes, ou fractions de classe, déjà engagées
dans le procès de production et dans les rapports sociaux capitalistes,
et qui avaient objectivement intérêt à lutter contre les anciennes
formes de domination politique, à lutter contre tous les éléments,
qu'ils fussent d'ordre économique, politique ou idéologique (et
même, en l'occurrence, linguistiques), qui faisaient obstacle à la
généralisation du mode de production capitaliste. Des éléments
fondamentaux du mode de production capitaliste tels que l'instau-
ration d'un marché national et la liberté de contrat qui incluent
comme l'une de leurs conditions d'existence une uniformisation
linguistique, appelaient, pour leur développement et leur généralisation,
une révolution dans les pratiques et les institutions politiques et
juridiques (intervenant alors en retour dans la base économique).
Seules les classes en position d'agents dans les rapports sociaux capi-
talistes pouvaient se trouver en état d'impulser des projets révolu-
tionnaires en matière d'école et de langue. En revanche, les classes
qui détenaient le pouvoir dans l'Etat monarchique ne pouvaient
dans leur masse que faire obstacle à de tels projets.
Ces quelques indications extrêmement schématiques s'éclaireront
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 37
dans les pages et les chapitres qui suivent ; qu'il nous suffise donc
pour l'instant de rappeler que les Petites Ecoles d'Ancien Régime
ne pouvaient constituer ne fût-ce qu'une ébauche des écoles primaires
telles que les formations sociales dominées par le mode de production
capitaliste nous les donnent à voir, qu'en conséquence l'enseigne-
ment uniformisé d'une langue « commune » n'avait pas lieu d'être.
Tout autre était l'apprentissage linguistique réalisé par le clergé
dans des collèges à destination des nobles et des franges supérieures
de la bourgeoisie chargées des hautes fonctions administratives et
juridiques à l'intérieur de l'Etat monarchique. Ces collèges, ouverts
par l'Etat, relevaient principalement d'un ordre : les Jésuites1. Ils
dispensaient un enseignement à base de latin (latin profane de la
littérature gréco-latine) mais commençaient à s'ouvrir de plus en plus
à l'étude de la langue française sous la poussée de revendications
nombreuses, surtout à partir de la deuxième moitié du xvm° siècle.
Premier indice de cette tendance, en 1765 l'Université mit au
nombre des livres recommandés pour l'instruction de la jeunesse
l'ouvrage de De Wailly, Principes généraux et particuliers de la
Langue française. En 1762, année de la fermeture des Collèges de
Jésuites dans le ressort du parlement de Paris, les Parlements avaient
ouvert une large enquête visant à la réorganisation des Collèges,
les réponses qui leur parvinrent attestent à la quasi-unanimité de la
nouvelle orientation. Une fois confiés aux Bénédictins, les Collèges
ne firent que préciser et renforcer la tendance, notamment, et
surtout, en mettant en place les premiers éléments d'un enseignement
de la grammaire comparée (franco-latine). Brunot le signale sans
être en mesure toutefois d'en apprécier l'importance :
A Langres, par exemple, dans toutes les classes on analysait
les historiens, soit latins, soit français, qu'on expliquait, on
comparait les pièces « qui ont des correspondances dans les
deux langues 2 ».

1. C'est au xvie siècle que remonte l'instauration des premiers Collèges :


en 1551 la Compagnie de Jésus reçut du roi Henri II l'autorisation de
créer un Collège à Paris ; en 1563 le collège de Clermont (futur collège
Louis-le-Grand) ouvrit ses portes. Sous la triple pression des Parlements
de l'Université et des Jansénistes, les Jésuites furent expulsés de France
en 1762 et les Collèges qu'ils détenaient furent provisoirement fermés.
2. H.L.F., VII, p. 105. C'est nous qui soulignons.
38 LE FRANÇAIS NATIONAL

Ouvrons ici une parenthèse sans craindre d'anticiper sur les


chapitres suivants. On verra mieux par là où nous voulons en venir.
La forme scolaire du français national réalisée comme elle l'a été
progressivement dans l'Appareil Idéologique d'Etat français de la
démocratie bourgeoise, repose sur deux pratiques linguistiques :
le français des classes de français primaires, le français des classes
de lettres secondaires. Sans entrer ici dans l'analyse complète du
système, il faut dire que l'existence du français des classes primaires,
seul proprement national, car seul commun à tous les citoyens
scolarisés, réalise à elle seule (dans sa distinction du français des
classes de lettres secondaires) une inégalité radicale qui n'est que
l'une des formes historiques de la lutte des classes 1. Sous couvert
d'une continuité entre les différents types d'apprentissage (l'école
est divisée en degrés et en disciplines prétendument successifs et
complémentaires) et sous couvert d'une égalité de droit (le même
français pour tous), l'Appareil scolaire français actuel refoule hors
de son discours les situations sociales dans lesquelles le français
prend un sens, déterminées par les rapports de production capitalistes
(la représentation du travail productif, des luttes sociales, etc.).
Mais surtout, l'Appareil scolaire français actuel réalise une forme
d'antagonisme syntaxique entre français du degré primaire et français

1. On sait que C. Baudclot et R. Establet (L'Ecole capitaliste en France,


Paris, Maspéro, 1971) ont montré que sous le couvert d'une école unique
dont on franchirait, chacun selon ses « capacités », les degrés successifs,
fonctionnent en fait deux « réseaux » de scolarisation dans lesquels se
répartissent inégalement les enfants originaires des classes sociales anta-
gonistes (4 % de chances d'entrer à l'Université pour un fils d'ouvrier
contre 74 % pour un fils d'industriel), et dont on peut très schématique-
ment résumer les effets en disant qu'ils contribuent à la reproduction des
rapports de production capitalistes en répartissant inégalement la masse des
enfants scolarisés à des postes opposés de la division sociale du travail
et en soumettant, selon la formule de Louis Althusser, « chaque masse
qui tombe en route, à l'idéologie qui convient au rôle qu'elle doit remplir
dans la société de classe » (dans La Pensée, n° 151, op. cit.).
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 39
du degré secondaire (résultant de la fragmentation des modèles
grammaticaux), forme d'antagonisme syntaxique qui est l'instrument
linguistique de ce refoulement.
La grammaire française est en effet historiquement une gram-
maire comparée. Elle a été forgée par les grammairiens bourgeois
de l'Ancien Régime au sein du bilinguisme latino-français qui
procurait aux bourgeois des accès divers au pouvoir sous la Monarchie
(fonctions administratives, aristocratie de robe, humanisme littéraire
de prestige à la cour). Les notions de cette grammaire comparée
sont opératoires dans la traduction (version-thème), relativement
rationnelles, sans cesse rationalisées davantage pour les besoins du
plurilinguisme bourgeois lentement dégagé du bilinguisme franco-latin.
La « révolution culturelle bourgeoise », en structurant le français
scolaire de base dans le nouveau régime, a réemployé, pour la cohé-
rence naissante des classes bourgeoises et son hégémonie sur le
prolétariat naissant, l'arme grammaticale forgée sous l'Ancien Régime.
Contre le prolétariat l'innovation essentielle des révolutionnaires bour-
geois a été de fragmenter la grammaire comparée par un apprentis-
sage à degrés, en fournissant à l'école du peuple la grammaire fran-
çaise seule, aux lycées et collèges bourgeois le jeu complet des
deux grammaires française et latine. De ce fait elle réservait le
plein exercice du français raisonné aux classes dirigeantes tout en
obligeant l'ensemble de la population à connaître suffisamment de
français grammatical pour entendre le français des classes complè-
tement scolarisées. S'il est vrai, comme il y a toutes les raisons
de le penser lorsqu'on étudie différentiellement les modèles syntaxi-
ques réalisés dans le primaire et dans les lycées et collèges, que ces
réalisations initiales prolongent leurs effets jusqu'à nous, alors il
faut dire que c'est l'exercice de grammaire française qui divise les
classes scolaires dans l'acte même où il les unit et prétend les unir
absolument. Les Français des masses exploitées sont dominés sur le
terrain autonome de l'école comme ils le sont hors de l'école :
par Veffet de cette inégalité des modèles syntaxiques, et la domination
de l'un sur l'autre dans la pratique de la langue « nationale ».
Si nous avons pris la liberté de cette « anticipation » historique
indispensable1, c'est pour mesurer, rétrospectivement, l'importance
de cette tendance à la pratique de la grammaire comparée dans
1. Cf. MARX : « L'anatomie de l'homme est la clé de l'anatomie du
singe » (Contribution).
40 LE FRANÇAIS NATIONAL
les Collèges d'Ancien Régime. Si le fait est d'importance, en tant
qu'il s'intègre à la série d'éléments orientant le système des échanges
linguistiques vers une pratique commune du français, il est plus
important encore si on considère les transformations révolution-
naires dont il sera en partie le support. Mais surtout, la pratique de
la grammaire comparée atteste, selon nous, au moins à titre indiciel,
la présence dans les Collèges d'Ancien Régime cY éléments de scola-
risation — non encore systématisés — qui seront plus tard repris
dans le mode d'éducation capitaliste.
Nous sommes autorisés à avancer cette hypothèse par le fait qu'on
trouve dans les Collèges d'Ancien Régime d'autres éléments qui
seront constitutifs et de la forme caractéristique des pratiques scolaires
en régime bourgeois, et d'une idéologie bourgeoise de l'école.
Sans parler ici ni des programmes1 qui, dans un mode d'éducation
capitaliste, sont l'une des formes étatiques de la réalisation de
l'idéologie bourgeoise dans l'appareil scolaire, ni du Concours général
et de l'Agrégation, respectivement instaurés en 1748 et 1766, on
peut ainsi relever quelques faits qui concourent à la vérification de
cette hypothèse. Noter par exemple l'apparition, dès le xvir3 siècle,
de certaines notions telles que la « réussite scolaire », la « scolarité
normale » et le découpage scolaire par tranches d'âge qui correspon-
dent à autant de représentations idéologiques de l'école et de
l'enfance. Bien que le cursus scolaire ne soit pas très bien fixé
(en gros, entre huit et quinze ans) l'histoire des grands hommes « qui
ont réussi » permet de situer les limites d'âge pour un « élève
normal » : ne réussissent pas ceux qui à 16 ans n'ont pas terminé
ou ceux qui ont abandonné. Du coup apparaissent aussi les notions
de « retard » ou d' « avance » ; Descartes, par exemple, à 8 ans
en 6e, à 12 ans en l re , est un élève « doué » : il est en avance.
Or il se trouve que ces notions autorisent pour une part l'une des
représentations de l'école les plus efficaces en même temps que les
plus « évidentes » : celle d'un enseignement à degrés qui s'ordonne-
rait par ordre de complexité croissante et coïnciderait avec la
« croissance naturelle » et indiscutable attribuée à l'« enfant »
(être naturel, socialement non marqué). Il ne nous appartient pas
de discuter ici l'« évidence » de ces images : qu'il nous suffise
simplement de dire, sur la base de l'état actuel de nos connaissances
1. Les « Programmes » font l'objet de décisions (décrets, arrêtés, du
ministre de l'Instruction publique, puis de l'Education nationale.
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 41
•— c'est-à-dire, sur la base de ce fait qu'elles ne sont pas à
ce jour indiscutées mais en revanche pour une part déjà connues —,
que ce sont là des innovations relativement récentes (elles n'ont pas
toujours existé sous leur forme d'évidence « naturelle » et « indiscu-
table »), liées au développement d'une idéologie bourgeoise de
l'école. Mais il faut toutefois prendre garde à ne pas penser ces
images comme de pures illusions qui « tromperaient » sur la
véritable nature du système scolaire capitaliste puisque, au contraire,
elles ont joué un rôle dans l'instauration de l'appareil idéologique
d'Etat scolaire et qu'elles continuent d'y jouer un rôle en ce qu'elles
entrent dans la série d'éléments surdéterminant la discontinuité radi-
cale des apprentissages réalisée dans cet appareil. Discontinuité qui
existe donc non pas « en dépit » de la représentation de l'école
comme une ligne à degrés successifs — ce qui reviendrait à penser
l'école comme une ligne à degrés « imparfaite », et ce n'est pas
le cas même si à rebours l'école n'est pas « parfaite » — mais
au contraire en partie « à cause » de cette représentation.
Identifiés comme éléments de scolarisation propres au mode
d'éducation capitaliste, ces indices doivent être confrontés à un fac-
teur plus important encore dans la constitution de ce mode d'édu-
cation : la prétention des Collèges d'Ancien Régime à être l'« école
unique ». Car, aussi surprenant que ce soit, en droit, ils sont
ouverts à tous, sans distinction de revenus, ils accordent des bourses
(Diderot, fils d'un coutelier de Langres, fut boursier des Jésuites),
les enfants qu'ils reçoivent sont soumis au même régime et au même
traitement (Molière, fils de bourgeois, côtoyait au collège de Clermont
le prince de Conti, frère du Grand Condé) ; enfin, des pratiques uni-
fiées s'adressent collectivement à des individus sans distinction appa-
rente. Unique (l'école est la même pour tous), égalitaire et unifica-
trice (c'est le lieu où toutes les distinctions sociales sont effacées pour
un temps), c'est l'idéologie de l'école qui est en train de se consti-
tuer, c'est l'école qui « commence » à tenir sur elle-même un dis-
cours, son propre discours. A cette différence près cependant que
l'école qui tient ce discours n'est pas encore l'école. Précisons : si
l'idéologie de l'école est en train de se constituer, elle se constitue
d'une certaine façon : par le haut. La fréquentation scolaire se
répartit en effet inégalement entre toutes les classes de la société
(noblesse, bourgeoisie et secondairement « petite-bourgeoisie » et
paysannerie aisée) à une exception près : les classes socialement
démunies (entre autres de moyens d'expression), puisque nous avons
42 LE FRANÇAIS NATIONAL
appris que les Petites Ecoles ne sont pas le lieu d'un enseignement,
mais un endroit où on garde et où on élève les enfants ; et qui plus
est des écoles entièrement destinées à démunir ceux qui les fréquen-
tent de moyens d'expression véritables. En revanche c'est d'abord
à elle-même et pour elle-même que la bourgeoisie commence à
tenir le discours scolaire-égalitaire qui sera au centre des théories
bourgeoises de l'école pendant et après la Révolution dite de 89.
Autrement dit, Petites Ecoles et Collèges ne désignant pas un cursus
scolaire dans la mesure où il n'y a aucune espèce de communication
entre les deux, l'idéologie de l'école unificatrice est d'abord réalisée
dans le supposé « sommet » (les Collèges) avant même l'instaura-
tion d'un appareil scolaire élémentaire. En d'autres termes, cela signi-
fie que ce n'est pas l'instauration de l'appareil scolaire élémentaire
qui commande une idéologie de l'école unitaire et unificatrice ; autre-
ment dit encore cette idéologie n'est pas le fait d'une intervention
calculée ou délibérée de la bourgeoisie pour « tromper le bon peu-
ple » qu'elle enverra dans ses écoles, elle apparaît bien plutôt comme
constitutive du discours que, dans le jeu de son idéologie, la bour-
geoisie tient d'abord pour elle-même. Avant d'en convaincre les
autres, « la bourgeoisie doit croire à son mythe 1 ».

2 . LES PRATIQUES BOURGEOISES DU FRANÇAIS : LA PRATIQUE DOMI-


NANTE ET LA PRATIQUE ARISTOCRATIQUE-BOURGEOISE
Si nobles et bourgeois fréquentaient les mêmes collèges, la pratique
« bourgeoise » 2 du français était cependant opposée à la pratique
aristocratique. La première était l'arme-outil du pouvoir effectif de la
langue du roi, la seconde était essentiellement une institution de
prestige.
La langue du roi (c'est-à-dire de l'Etat de la Monarchie absolue)
fondamentalement juridique et administrative, était employée dans
l'enregistrement, la procédure, l'intendance, dont les fonctions maté-

1. L. ALTHUSSER : Pour Marx, p. 241.


2. Provisoirement nous désignons par des guillemets pour la distinguer de
la bourgeoisie au sens strict, c'est-à-dire déjà engagée dans les rapports
sociaux de production capitalistes, la classe engagée au service de l'Etat
monarchique dans les fonctions de justice, d'intendance, etc., que de mul-
tiples biens rattachent aux formes « antédiluviennes » du capital (commer-
cial et financier).
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 43
rielles étaient assurées par des « bourgeois ». Les nobles, à la fin de
l'Ancien Régime, n'avaient d'importance proprement « politique »,
que s'ils vivaient à la cour (environ 4 000 personnes 1 ) et servaient
l'Etat principalement dans les hauts commandements militaires. La
cour, en effet, avant tout institution de prestige symbolique de la
fermeture et de l'oisiveté nobiliaires, avait sa langue distinctive,
elle aussi institution de prestige : le « beau langage », épuré de
toutes les locutions utilitaires, exhibant en revanche une culture
littéraire gréco-latine réservée à une très petite élite parmi les privi-
légiés eux-mêmes. Idéologiquement, la langue de cour était à elle
seule pour l'aristocratie, « la langue française », toutes les autres
pratiques étant non seulement « basses » mais « condamnables ».
Or la noblesse d'épée n'avait pas besoin pour occuper le premier
rang de s'astreindre aux longues et difficiles études des « humanités
classiques » indispensables à la pratique du beau langage. Sauf
exceptions (principalement du fait des femmes, qui n'avaient guère
que ce moyen-là de briller à la cour pour leur propre compte) les
nobles ont mal pratiqué le français aristocratique pur et simple. Les
études classiques se trouvaient être précisément, et non par hasard,
l'affaire des « bourgeois », qui y étaient engagés par leur carrière de
juristes et de serviteurs de l'Etat. Sous leur forme la plus achevée,
la plus fermée, ces études constituaient l'apprentissage linguistique de
la grande bourgeoisie qui accédait aux plus hautes charges dans
l'entourage du roi. Le beau langage, « langue des honnêtes gens »,
« langue française », était donc le lieu d'un conflit linguistique :
sous le couvert d'une noblesse linguistique sans spécialité, la bourgeoi-
sie aristocratique y faisait preuve d'une écrasante supériorité due à
ses fonctions et à sa culture — aux formes de sa richesse — sur les
courtisans parasites.
Mais si le « beau langage » était bien le siège d'un antagonisme
linguistique entre la noblesse d'un côté et la bourgeoisie aristocratique
et la haute « bourgeoisie » de l'autre, cela ne constituait pas pour
autant la contradiction déterminante au sein du système des échanges
linguistiques de la fin de l'Ancien Régime. La lutte n'a été en effet
que plus vive en matière de langue, de la part des bourgeois aristo-
crates contre les bourgeois roturiers et vice-versa. Les aristocrates
ont établi leurs privilèges réels et idéologiques avec les armes qu'ils

1. Selon Mathiez et Soboul.


44 LE FRANÇAIS NATIONAL
possédaient : les auteurs anciens, la grammaire franco-latine, la
rhétorique et la littérature classique, le bon goût épurateur. Les
roturiers ont admis de loin, ou n'ont contesté que de façon détournée
et mineure, la supériorité du beau langage, tant qu'ils ont vécu dans
la dépendance totale du pouvoir en régime féodal.
Mais à la fin de l'Ancien Régime, la structure de la formation
sociale se transformant du fait du développement du mode de produc-
tion capitaliste, la structure des échanges linguistiques, à la fois effet
et facteur actif de cette transformation, changeait du même coup.
La pratique anstocraûque-bourgeoise du français était bien la prati-
que dominante, mais la bourgeoisie capitaliste en formation boulever-
sait les bases du système ; elle était en train de se ménager en
matière de langue comme dans le reste, une position de force compa-
rable à celle qu'occupait la bourgeoisie aristocratique elle-même au
sein de la noblesse. A longue échéance, la pression de sa production
linguistique en plein essor était inéluctable dans la formation sociale
capitaliste.

3. LE FRANÇAIS DE LA BOURGEOISIE CAPITALISTE : QUELQUES FAC-


TEURS MATÉRIELS DE L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE
A la fin de l'Ancien Régime la France est en effet en train de
devenir une nation manufacturière et marchande. Les rapports sociaux
se transforment, de nouvelles forces apparaissent dont les éléments
devaient constituer les principaux agents d'un bouleversement social
dont il est trop clair qu'il ne fut pas que linguistique : les forces d'une
classe capitaliste financière, marchande et manufacturière. H n'est
pas inutile d'en rappeler les composantes essentielles.
Selon Soboul, c'était la bourgeoisie de finances qui tenait la pre-
mière place dans l'activité économique nationale : fermiers géné-
raux, banquiers, fournisseurs aux armées, officiers de finance consti-
tuaient visiblement le groupe le plus puissant du royaume. Souvent
liés à l'aristocratie de naissance (ils redoraient les blasons de leurs
gendres nobles), ils édifiaient de grosses fortunes et protégeaient les
philosophes et les « idées nouvelles ».
S'il ne fait pas de doute que la « bourgeoisie de finances »
représentait une force considérable, il semble, en revanche, difficile
de fondre pêle-mêle dans la « grande bourgeoisie d'affaires » définie
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 45
comme « bourgeoisie active, vivant directement du profit 1 », des
catégories aussi différentes que celles des banquiers et des officiers
de finance ou encore des banquiers et des fermiers généraux.
Comme le remarque Régine Robin, les financiers ne sont en rien
caractéristiques de la bourgeoisie 2 . Pour ne prendre qu'un exemple,
il est clair que les richesses amassées par les fermiers généraux
ne provenaient pas du profit en tant que celui-ci est une forme
modifiée de la plus-value 3, mais de l'impôt, lequel est une forme
économique distincte du profit.
Derrière la « bourgeoisie de finances » venait la bourgeoisie com-
merçante, particulièrement florissante dans les ports. Commerçants et
négociants s'enrichissaient dans le commerce du café, du coton, des
vins, dans la traite des esclaves noirs. C'est dans ce groupe, note
Soboul, que se recrutèrent principalement les futurs dirigeants révolu-
tionnaires bourgeois : monarchistes constitutionnels, puis Girondins.
Mais c'est la bourgeoisie manufacturière qui constituait poten-
tiellement le groupe le plus important. Forme d'entreprise capitaliste
typique d'une formation sociale de transition, la manufacture « crée
des circonstances nouvelles qui assurent la domination du capital
sur le travail 4 ». Surtout, la fin du xvm e siècle voyait s'amorcer
dans les industries nouvelles (notamment dans la métallurgie qui

1. SOBOUL : Précis d'Histoire de la Révolution française, Ed. Sociales, p. 34.


2. ROBIN : La Société française en 1789, Pion, 1970, note 26, p. 4 2 :
« (...) En ce qui concerne le secteur financier, la distinction opérée par
Liithy entre financiers et banquiers me semble féconde, « plus que toute
autre institution d'Ancien Régime la finance d'office était un monstre lourd
et inadaptable d'un autre âge » (Luthy). Les financiers ne sont en rien
caractéristiques de la bourgeoisie. Jaurès avait remarqué que les fermiers
généraux formaient « une force sociale hybride au point de croisement de
l'Ancien Régime et du capitalisme nouveau ». (Nlle ed. de YHistoire socia-
liste de la Révolution française, t. 1, p. 113.) Forces hybrides, types mixtes,
combinaisons de sources de revenus sont sans doute les plus répandus dans
une société où le capitalisme n'a pas encore fait de « la dignité person-
nelle une simple valeur d'échange » (Marx, Le Manifeste du parti commu-
niste). »
3. « En réalité, le profit est le rapport de la plus-value du produit à
la valeur du capital total avancé. » (MARX : Histoires des Doctrines Econo-
miques, VIII, V, III, p. 15, éd. Coste, Paris, 1949.)
4. MARX : Le Capital, t. II.
Par « circonstances nouvelles » il faut entendre ici la non-propriété
absolue des moyens de production qui définit la situation du travailleur
par rapport aux moyens de production. Ces circonstances nouvelles ne font
46 LE FRANÇAIS NATIONAL
installait de grosses entreprises en Lorraine et au Creusot) un pro-
cessus de concentration industrielle qui allait faire passer de la
manufacture (ou fabrique) à Y usine \
qu'assurer « la domination du capital sur le travail », mais ne la réalisent
pas complètement dans la mesure où la subsomption réelle du travail sous
le capital suppose — outre la non-propriété déjà réalisée dans la manu-
facture — qu'on retire au travailleur la capacité de mettre en œuvre
seul les moyens de production. Cette subsomption est dite « réelle » quand
elle est ainsi soumise à cette double détermination : c'est celle du mode
de production capitaliste « proprement dit » (Marx). La subsomption « for-
melle » se dira donc encore de la manufacture où, individuellement, le
retour au métier reste « possible » (même si, tendanciellement, c'est l'in-
verse qui se produit, à savoir le « passage » à la subsomption réelle).
1. Cf. BRUNOT, H.L.F., VI, p. 381 :
« ATELIERS, FABRIQUES ET MANUFACTURES. — L'industrie est
partout où on travaille. C'est dire que les ateliers, y compris les ateliers
ruraux, continuent à en être les principaux foyers. Toutefois il se fait des
groupements plus larges, savoir les « manufactures ».
« Fabrique exprime toujours la « façon de conduire quelque ouvrage »,
comme dit Savary *. C'est de là qu'on a tiré le verbe « fabriquer »,
« travailler à faire certaines espèces d'ouvrages, comme étoffes, tapis-
series, bas, chapeaux ». De là également l'expression « lieu de fabrique t>
qui est notée aussi par Savary. Mais on trouve partout, dans les der-
niers techniciens surtout, « fabrique », pour « établissement où travail-
lent de nombreux ouvriers à une même espèce d'ouvrages ».
« Manufacture suit une marche parallèle. Il a d'abord des sens très
larges : « celle de toutes les « manufactures » qui est la plus essentielle...
c'est-à-dire la culture des terres ». On dit aussi : ce drap est d'une
bonne « manufacture », il est bien travaillé (Sav.) ; « manufacture » a là
le sens de « fabrication ». Ce sens se conservera longtemps : « toute la
manufacture » de la subsistance et de la richesse sociale viendrait à
déchoir et à dépérir » (Mirabeau, Les Economiques, 1769-71). Mais le
mot a pris le sens de « lieu où l'on manufacture ». (...)
Quant à Usine, c'est un mot qui, à la fin de la période dont nous
traitons (le XVIÏI* s.) est en plein développement. Il a été importé du
N.-E., pays du « charbon à usine », je ne sais pas au juste quand. En
tout cas, un Arrêt du Conseil du 2 août 1732 parle des « manufactures »,
« usines » et forges de Charleville. »
* [Deux mots sur les Savary, que Brunot cite souvent. Jacques Savary
(1622-1690), négociant et économiste connu notamment pour son ouvrage
intitulé Le parfait Négociant (Paris, 1675) qu'il compléta en 1688 par la
publication de Parères ou avis et conseils sur les plus importantes matières
de commerce. Son fils Jacques, dit Savary des Brûlons (1657-1716), inspec-
teur général des manufactures et de la douane sous Louvois, est l'auteur
du Dictionnaire universel du commerce, d'histoire naturelle, d'art et de
métiers (1723) publié après sa mort par son frère (Louis-Philémon) qui
avait collaboré à la préparation de cet ouvrage.]
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 47
Enfin l'agriculture, secteur clef de l'économie française encore à la
fin du xvm e siècle, se transformait elle aussi. Si l'agriculture fran-
çaise n'était pas bâtie sur le modèle anglais, autrement dit si la
petite paysannerie propriétaire occupait une place importante — et
continuera longtemps encore de l'occuper par la suite —, la fin du
xvm e siècle marqua cependant la tendance à la transformation
capitaliste de l'agriculture. Fermiers « collectionneurs de baux » du
Bassin parisien et riches laboureurs-marchands spécialisés dans une
spéculation sur les grains s'engageaient dans les rapports de produc-
tion capitaliste et prolétarisaient du même coup une partie de la
petite paysannerie.
Toute cette classe d'« entrepreneurs » commençait de réaliser les
formes d'exploitation capitaliste. La transformation des rapports
sociaux qui commençait ainsi de s'opérer sous l'effet du dévelop-
pement de la classe bourgeoise capitaliste, les nouvelles formes
d'exploitation qu'elle introduisait, tout cela nécessitait un boulever-
sement de la structure étatique et l'instauration, à travers de nou-
veaux appareils, de nouvelles formes d'inculcation idéologique pro-
pres à servir au mieux sa domination économique en partie (mais
en partie seulement) déjà établie. C'est ainsi qu'en transformant les
rapports sociaux elle tendait à modifier aussi du même coup, selon
ses intérêts, l'arme-outil linguistique dont elle disposait introduisant
non seulement des mots nouveaux en rapport avec les nouvelles
pratiques (« commerçant » par exemple, est un mot qui apparaît
dans la deuxième moitié du xvin° siècle), mais fondant aussi une
nouvelle pratique du français opposée à celle de la noblesse de cour
et à celle de la bourgeoisie aristocratique, et surtout renversant le
rapport des échanges linguistiques entre classes dominantes et classes
dominées.
L'histoire de la langue s'articule ainsi, selon les lois de son évolu-
tion propre, à « l'histoire de l'agriculture, du commerce et de
l'industrie ». L'articulation est mal connue parce que ce secteur des
sciences de l'histoire, en particulier la linguistique historique, est peu
avancé. Brunot nous fournit là-dessus un grand nombre de docu-
ments, qui tous sont allusifs de la transformation opérée, mais qui à
eux seuls, cependant, ne suffisent pas pour définir la nature exacte
de cette articulation. Mais surtout, la distinction opérée par Brunot
entre les secteurs agricole, commercial et industriel reste, pour l'objet
qui nous occupe, une distinction idéologique. S'il y a bien là des
appartenances de secteurs différentes — et empiriquement observa-
48 LE FRANÇAIS NATIONAL
bles — selon qu'on a affaire aux « révolutions » dans les techniques
agricoles ou aux prémices de la concentration industrielle, il n'y a
rien là en revanche qui puisse faire l'objet d'une distinction perti-
nente. La véritable distinction à opérer est une distinction de
niveaux dans la structure sociale, une distinction qui marque les
effets linguistiques des transformations intervenues dans les différentes
instances de la formation sociale, économique et juridico-politique
notamment. Dans la pratique tendanciellement commune du français
à la fin du xvni 8 siècle la révolution bourgeoise marquera la préémi-
nence du juridique et du politique sur les autres niveaux, produisant
ainsi des effets d'uniformisation. Mais surtout, la révolution politique
et culturelle bourgeoise développera une véritable politique de la
langue. Cette politique de la langue, forme d'intervention directe de
l'Etat sur la structure des échanges linguistiques, doit être séparée
— au moins en principe — des effets linguistiques réalisés « indirec-
tement » par les autres niveaux (économique et juridique par
exemple). Une chose est d'intervenir directement sur les pratiques
linguistiques (par exemple en rendant obligatoire l'usage du fran-
çais), autre chose est que certains « facteurs matériels » (par exemple
le développement des moyens de communication) interviennent —
sans que ce soit leur objectif premier — sur les échanges linguis-
tiques. La politique bourgeoise de la langue sera étudiée dans un
chapitre spécial, mais il faut prévenir de cette distinction pour saisir
la spécificité de la révolution politique-culturelle-bourgeoise en matière
de langue. La distinction ne vaut cependant qu'à condition de
séparer également ce qui, en tant qu'effets produits par les diffé-
rentes instances, relève de la période prérévolutionnaire et ce qui,
au contraire, s'inscrit dans le processus révolutionnaire ou lui suc-
cède immédiatement (si tant est que le processus révolutionnaire soit
à enfermer dans les dates qu'on attribue d'ordinaire à la Révolution
bourgeoise). Ceci pour des raisons qui tiennent non pas au respect dû
à la chronologie mais à la nouvelle articulation des instances et aux
transformations — quand ce ne sont pas des destructions et des
reconstructions — qui interviennent à l'intérieur de celles-ci sous le
coup de la Révolution bourgeoise. En effet, et nous l'expliciterons
plus avant dans un autre chapitre, seuls la destruction du système
juridique propre à la formation sociale d'Ancien Régime et son rem-
placement par un appareil juridique nouveau réalisant l'idéologie
juridique bourgeoise, peuvent permettre les innovations et les trans-
formations linguistiques que certaines régions de l'économie (agri-
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 49
culture, commerce, industrie) appelaient à la fin de l'Ancien Régime.
Une décision telle que l'uniformisation linguistique-juridique des
Poids et Mesures par exemple, qui était appelée par la création
d'un marché national en France mais qui, en retour, en autorisait le
développement, ne pouvait être le fait que d'un appareil juridique et
d'une idéologie juridique bourgeois.
Pour l'heure, contentons-nous de tirer de Brunot quelques-uns
des faits attestant des transformations qui affectent les échanges
linguistiques dès la fin de l'Ancien Régime : ils sont aussi l'annonce
de bouleversements plus profonds.
En matière d'agriculture Brunot enregistre la transformation extrê-
mement lente du vocabulaire agricole, en relation avec l'évolution
très lente de l'agriculture. L' « aubergine » et quelques nouveaux
légumes apparaissent : les procédés d'exploitation se modifient : on
remplace l'« arrosement » par l'« irrigation ». Mais le phénomène
principal est qu'on éprouve la nécessité de cultiver à une autre
échelle que celle de la localité, et qu'on se heurte alors à l'obstacle
matériel des langues régionales. On cherche par conséquent à le
surmonter.
En matière agricole, les dissemblances d'expression étaient
pires qu'ailleurs (...). C'est là surtout que les patois, si différents
de paroisse à paroisse, avaient marqué le français de leurs
empreintes 1 . Les noms dont on appelait le matériel, les travaux,
les produits, etc., variaient à l'infini. Il n'est pas exagéré de
dire qu'en parlant des choses les plus simples on se comprenait
peu et mal.
(...)
Il n'est pas besoin d'insister sur l'embarras qui résultait de la
nécessité d'interpréter à chaque instant la nomenclature : les
plaintes à ce sujet se succèdent d'année en année. Rougier-
Labergerie, qui, pour avoir fait partie des Assemblées, n'est pas
un Jacobin de la langue, s'en plaint à plusieurs reprises. Dans
un long article intitulé De la culture de la rave-turneps il dit :
« Je crois devoir introduire cette dénomination pour distinguer la
rave, la rabioule ou turnips, des diverses espèces de navets,

1. Nous récusons complètement, bien entendu, l'idée que Brunot donne


ici du « français » (éternel), des « patois » et de leurs « empreintes ».
50 LE FRANÇAIS NATIONAL
raves, radis, raifort, rabioules et turnips, dont les dénominations
sont vulgairement variées et confondues. // importe plus qu'on
ne pense de donner à cette plante un nom uniforme, qui soit
généralement connu des cultivateurs français. Les uns, en effet,
connaissent bien la rave, mais ne savent pas ce que c'est que le
turnips, d'autres connaissent le turnips ou turneps, et ne savent
pas ce que c'est qu'une rabioule ». (Ann. d'Agric, an VI, t. 1) *.
Pareillement le système des échanges commerciaux et la pratique
de la langue commerciale se modifiaient. En matière de lexique,
Brunot repère ainsi certains glissements de sens liés à la transforma-
tion du système des échanges. Des mots sont mis en position domi-
nante (commerçant et négociant) alors que d'autres tendent à être
déconsidérés (marchand et trafiquant) 2 , des mots nouveaux ou de
1. H.L.F., IX, pp. 1129-1130. C'est nous qui soulignons.
2. Cf. Brunot, H.L.F., VI, pp. 303 et s. : « COMMERÇANTS, MAR-
CHANDS, NEGOCIANTS, TRAFIQUANTS. — « Commerçant » est un
mot nouveau de ce temps-là. Voltaire si puriste, s'en est servi à plusieurs
reprises. 11 était du reste accepté par l'Académie dès 1740.
« Commerçant » n'a pas pour autant évincé marchand et négociant. On
voit encore alterner ces deux termes dans les ouvrages des Economistes ;
toutefois ils cherchent à établir des différences.
Les marchands, aux yeux de Cantillon, sont « ceux qui achètent les
denrées et matériaux de la Campagne pour les travailler et les revendre à
mesure que les Habitants ont besoin de les consommer » (il cite comme
exemple les Boulangers, Bouchers, Manufacturiers).
« On appelle négociant, dit de son côté Pinczon du Sel des Monts, celui
qui vend en caisse, par balles ou par pièces entières. On donne encore la
même qualité au banquier, dont l'objet est d'échanger du papier contre de
l'argent ou d'autre papier, afin de procurer dans un pays le retour de ce
qui est dû dans un autre. Enfin on nomme négociant celui qui importe
dans le royaume des denrées étrangères comme celui qui exporte au dehors
celles du crû du pays. » (...)
Condillac, lui, entend autrement que les Pby.iocrates les termes trafi-
quant et commerçant. Pour lui, commerçant est le terme général ; trafi-
quant s'applique à un marchand qui fait de multiples échanges en divers
pays. Il appellerait trafiquant un marchand, lorsque, par une suite d'échanges
faits en divers pays, il paraît commercer de tout... Le trafiquant se nomme
négociant lorsqu'ayant fait du commerce une affaire de spéculation il en
observe les branches, il en combine les circonstances, il en calcule les
avantages et les inconvénients.
... Toutes ces espèces sont comprises sous la dénomination de commerçants.
... 11 ne s'agissait pas seulement de mettre les mots en accord avec des
théories spéculatives, mais de lever des scrupules, et certains pensaient
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 51
nouvelles acceptions des mots apparaissent : « cautionneurs »,
« agences et bureaux d'affaires », « entrepôts réels et fictifs »,
« prospectus », « commis voyageurs », etc.
Mais plus que ces innovations et transformations lexicologiques,
c'est la transformation du système social des échanges linguistiques
qui doit être retenue comme l'effet linguistique du développement du
commerce. Le développement du grand commerce, la conquête du
marché intérieur par la bourgeoisie, en un mot la création d'un
marché national des produits et des forces de travail, supposent des
moyens assurant la circulation des marchandises, supposent un
développement des moyens de communication, notamment entre les
villes de l'intérieur et les ports. D'où l'essor, au xvnr 9 siècle, du
réseau routier : en 1789, 40 000 kilomètres de routes étaient cons-
truits et un nombre égal était tracé ou en voie de construction 1 .
Moyen de circulation, et par là même facteur d'unification, ce
développement du réseau routier eut des effets linguistiques assez
considérables. Brunot n'a pas peur de les comparer à ceux produits
par la naissance de l'imprimerie :
LA LANGUE CIRCULE LE LONG DES ROUTES. —
Jadis l'imprimerie avait mis du temps pour produire ses effets.
Si on aperçoit du premier coup comment elle a servi la pensée,
il faut réfléchir pour comprendre pourquoi elle a changé le
caractère de la langue, troublé son évolution intérieure et
augmenté son importance dans le royaume. De même pour les
routes. Leurs avantages économiques et politiques devinrent
bientôt sensibles. Leur influence sur le langage a été moins
rapide, moins directe : elle n'en est pas moins très grande.
pouvoir parvenir, en séparant les chefs des grandes entreprises des Messieurs
Jourdain de la rue Saint-Denis, à pousser vers les affaires une classe que ses
traditions et ses préjugés en tenaient écartées. Après cet effort et grâce à
lui [Brunot privilégie ici idéologiquement les pouvoirs de l'esprit] deux
mots, dans le brouillard qui règne encore, s'élèvent au dessus des autres et
dominent, c'est commerçant et négociant. « Il y a des Nations, dit
dédaigneusement le Marquis de Mirabeau, qui n'ont que le Commerce mar-
chand, qu'on appelle vulgairement Commerce. » Et sous les mots trans-
paraît l'idée : la France doit avoir autre chose. Aussi voit-on les contem-
porains parler de « l'esprit négociant et citoyen ». Deux mots, d'autre
part, tendent à être déconsidérés, c'est marchand et trafiquant.
1. P. LÉON et C. CARRIÈRE : La Montée des structures capitalistes, dans
Histoire économique et sociale de la France, t. 2.
52 LE FRANÇAIS NATIONAL
C'est le réseau routier qui a fourni le grand instrument de
pénétration à travers les campagnes. En l'exécutant, la monar-
chie, sans chercher ce résultat, sans le prévoir même, servait une
seconde fois la langue de tout son pouvoir. En ordonnant jadis
de faire les écritures administratives et judiciaires en français,
elle avait assuré la victoire sur le latin ; au xvin 8 siècle, en
créant des chemins, elle préparait la victoire sur les idiomes
parlés *.
Brunot cite aussi de nombreux témoignages qui confirment ses
affirmations, notamment parmi les correspondants de Grégoire qui, le
13 août 1790, avait lancé une grande enquête sur l'état linguistique
des provinces.
Parmi ces nombreux témoignages :
La langue française n'est en usage que dans les principales
villes, sur les routes de communication, et dans les châteaux.
(Limoges, Amis de la Constitution, Lettres à Grégoire2).
Quant à l'arrondissement de Rouen, tout le monde y parle
exclusivement le français ; les fréquentes relations que le com-
merce nécessite, les déplacements et les mélanges journaliers
d'individus que l'industrie manufacturière provoque, ne permet-
tent à aucun idiome local de se conserver, à aucun dialecte de
prédominer, à aucun patois étranger de s'introduire. Tous les
accents, toutes les variations d'expression s'y fondent néces-
sairement dans la langue nationale qui devient pour les Etrangers
le régulateur unique du langage. (Préfet de Seine-Inférieure,
Lettre 3.)
Le rôle des moyens de communication dans une formation sociale
ne se laisse donc pas réduire à leur fonction initiale — à dominante
économique. Ils produisent des effets qu'on pourrait dire « seconds »
eu égard à cette fonction initiale mais qui pour autant ne sont
pas moins déterminants : déjà Marx avait remarqué les effets de

1. H.L.F., VII, p. 228.


2. H.L.F., VII, p. 229.
3. Ibid., pp. 1129-1130.
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 53
cohésion politique historiquement produits par leur développement1.
Mais l'aspect linguistique se révèle d'autant plus important qu'il
constitue de toute évidence la condition matérielle de possibilité des
effets politiques et idéologiques en fait d'unification ; aux approches
du nouveau régime c'était une arme de poids entre les mains de ceux
qui, là comme ailleurs, allaient transformer la base du système.

*
**
Mais pour expliquer vraiment la transformation qui affecte la
structure des échanges linguistiques, il ne faut pas se contenter de
constatations partielles sur la propagation du français en France vers
la fin du xvin n siècle. Car ces constatations pourraient laisser
croire que le problème des communications était principalement
technique, posé occasionnellement pour des motifs de commodité
entre marchands et clients dans les boutiques, entre commerçants de
ville à ville, etc. Ces motifs existent, avec leur importance propre,
mais ils sont secondaires, soumis qu'ils sont à des causes qui résis-
tent à l'observation empirique.
Car poser comme hypothèse que l'uniformisation linguistique est un
effet du mode de production capitaliste n'est nullement « traduire »
en termes prétendument « marxistes » l'idée, admise par tous ou
presque, que les facteurs sociaux « influent » sur la langue.
Les « influences » incitent en effet à penser P« histoire de la lan-
gue » (laquelle n'est pas notre objet, en supposant que 1' « histoire
de la langue » soit un projet théoriquement pensable) ou plutôt
l'histoire des pratiques linguistiques selon une perspective évolution-
niste et sur le mode de l'accumulation, la langue « s'enrichissant »
peu à peu, au fur et à mesure des progrès techniques et sociaux.
Or ce type de visée des phénomènes linguistiques ne rend pas
compte d'au moins deux problèmes essentiels que posent à leur
approche historique les faits linguistiques.
Car premièrement ceux-ci ne se laissent pas réduire à une « his-
toire », fût-elle non évolutionniste, de la langue, mais renvoient à des
pratiques linguistiques qu'il faut interroger sur leur fonction au sein
3. Dans le Manifeste : « Et l'union que les bourgeois du Moyen Age
mettaient des siècles à établir, avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires
modernes, avec les chemins de fer, la réalisent en quelques années. »
54 LE FRANÇAIS NATIONAL
de la formation sociale si l'on veut pouvoir se prononcer sur leur
« contenu » (quelle langue?).
Et secondement, les rapports qu'entretiennent la langue et les
pratiques linguistiques d'un côté, la structure sociale de l'autre, ne
sont pas pensables comme le produit d'un déterminisme mécaniste
pur et simple ; ils ne sont pas non plus pensables sur un mode pyra-
midal (le sommet de la pyramide étant alors occupé par la langue et
par les pratiques qu'elle autorise comme d'un support) qui néglige-
rait l'efficace propre des pratiques linguistiques dans la formation
sociale (sur les autres pratiques).
Enfin, que l'uniformisation apparaisse comme une nécessité techni-
que, ainsi que le montre Brunot, dans l'agriculture, le commerce,
l'industrie, ne doit pas recouvrir d'autres causes, au moins aussi
déterminantes. Car il y a — dans l'exhibition de phénomènes maté-
riels tels que ceux décrits par Brunot — danger de tomber dans
une explication faussement matérialiste, dans une explication de
type sociologiste qui attribuerait à des facteurs « matériels » (la
matérialité des charrues ou des produits échangés) la cause de la
transformation intervenant dans les échanges linguistiques, au lieu
de considérer ces facteurs eux-mêmes comme des effets du dévelop-
pement du mode de production capitaliste.
Partant, décrire ces facteurs ce n'est pas non plus simplement lire,
par transparence ou dans sa transcription phénoménale, la « réalité »
des échanges linguistiques dans une formation sociale où le mode de
production capitaliste commence à être le mode de production domi-
nant. Ces facteurs, qui ont la matérialité illusoire 1 de tout ce qui se
donne explicitement comme tel, sont aussi des effets, et il convient
de les interroger comme tels, c'est-à-dire en tant qu'ils sont produits
par des causes plus générales, sur lesquelles le matérialisme historique
seul peut apporter les éclaircissements nécessaires à une véritable
explication matérialiste. Par voie de conséquence, ces facteurs avancés
par Brunot comme cause de l'uniformisation ne peuvent revendiquer

1. Ce qui ne veut pas dire que les charrues, les routes ou les produits
échangés sont des « illusions de matière » (renvoyons Berkeley à son
évêché) mais que leur exhibition comme facteurs matériels uniquement, donc
absolument déterminants, produit une explication illusoirement matérialiste.
Ce qui est loin d'être la même chose. Il ne suffit pas, par exemple, de dire
qu'il y a des produits échangés, ou d'en faire la liste, pour produire une
théorie (matérialiste) de l'échange des marchandises.
LA FIN DE L'ANCIEN RÉGIME 55
dans notre recherche que le titre d'une phrase descriptive, faisant
largement et légitimement place au document, mais devant, à un
moment donné, céder le pas, tout en lui servant d'assise, à un autre
type d'explication.
I
II
SUR LES CAUSES DE
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE

De quelles causes relève en dernière analyse le processus d'unifor-


misation amorcé à la fin de l'Ancien Régime ? Cette question ne
« répète » pas l'objet de l'analyse descriptive que nous venons
d'esquisser mais désigne un autre « lieu » qui est celui de la surdé-
termination des « facteurs matériels » de l'uniformisation ci-avant
décrits. Ce « lieu » n'est pas autre chose que l'apparition, à l'inté-
rieur de la formation sociale précapitaliste d'Ancien Régime, d'une
tendance travaillant à la constitution de la forme nation... Nous
étudierons plus en détail dans un autre chapitre cette forme sociale
caractéristique du « passage » au capitalisme — mais qui « dure »
sous le mode de production capitaliste. Qu'il nous suffise pour
l'instant de dire que la forme nation représente la combinaison,
dans la formation sociale, de trois éléments : un marché national
« intérieur », une langue commune, un Etat national centralisé.
Pour l'essentiel notre étude sera limitée dans ce chapitre à deux de
ces éléments et aux rapports qu'ils entretiennent : marché national et
langue commune.
Qu'est-ce que le « marché national » et en quoi intéresse-t-il
notre objet ? Un marché national ne se réduit pas à ses « apparen-
ces » qui sont celles de la circulation de produits dans un espace
clôturé par des frontières. Il suppose d'abord que ces produits soient
devenus des marchandises et surtout incluent les forces de travail
apparaissant elles aussi sur le marché (du travail) comme marchan-
dises. A cause de sa rigueur et de sa clarté nous empruntons à
Lénine cette définition :
Le marché intérieur apparaît lorsque apparaît l'économie
58 LE FRANÇAIS NATIONAL
marchande ; il est créé par le développement de cette économie
marchande et le degré même atteint par la division sociale du
travail détermine l'importance de ce développement; il s'étend
lorsque l'économie marchande se transfère des produits à la
force de travail, et c'est seulement dans la mesure où cette
dernière se transforme en marchandise que le capitalisme
embrasse toute la production du pays, en se développant essen-
tiellement au compte de moyens de production qui, dans la
société capitaliste, occupent une place de plus en plus impor-
tante. Le « marché intérieur » du capitalisme est créé par le
capitalisme lui-même qui en se développant, approfondit la
division sociale du travail et scinde les producteurs directs en
capitalistes et en ouvriers. Le degré de développement du mar-
ché intérieur est celui du capitalisme dans le pays1.
La constitution du marché intérieur est donc elle-même un pro-
cessus tendanciel apparaissant lorsque apparaît l'économie marchande
et qui ne prend sa forme capitaliste « achevée » (précisément
comme marché national) que sous le type spécial de division du
travail qui caractérise le mode de production capitaliste. Or les
conditions qui autorisent le développement d'un marché national
— capitaliste — ne relèvent pas tout entières de la seule « infra-
structure », mais aussi de la superstructure juridico-politique, laquelle
inclut aussi un aspect juridico-linguistique de ce processus tendanciel
qui fait aller de pair la constitution d'un marché national avec
l'uniformisation linguistique. Pour pouvoir analyser l'uniformisation
linguistique en tant qu'élément du processus de constitution de la
forme nation il faut viser l'aspect juridique des deux éléments consti-
tutifs du marché national (produits et forces de travail), à savoir la
libre circulation des marchandises et le libre contrat. Ce qui sera,
successivement, l'objet de ce chapitre.

1. LÉNINE : Le Développement du Capitalisme en Russie, op. cit., t. III,


çh. I. C'est nous qui soulignons,
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 59
1. UN ÉLÉMENT DU PROCESSUS DE CONSTITUTION DU MARCHÉ NATIO-
NAL : L'ASPECT JURIDICO-LINGUISTIQUE DE LA LIBRE CIRCULA-
TION DES MARCHANDISES. UN EXEMPLE : LES POIDS ET MESURES.
Nous avons vu qu'à la fin de l'Ancien Régime un certain nombre
de conditions économiques et « techniques » étaient réunies pour
réaliser un marché national ou, plus exactement, aux dimensions
nationales. Ainsi, le réseau routier, effet du développement des
échanges commerciaux à l'intérieur du pays, devait-il à son tour
renforcer la tendance, hâter le processus de réalisation du marché
national et du même coup renforcer et hâter la tendance à l'unifor-
misation linguistique. Mais ce n'est pas par un processus d'accumula-
tion de facteurs matériels de ce seul type que pouvait se constituer
un marché national capitaliste : les structures juridiques et politiques
d'Ancien Régime y faisaient obstacle. La constitution d'un marché
national suppose en effet la libre circulation des marchandises (non
seulement la libre circulation des produits échangés mais aussi
— nous le verrons par la suite — la libre circulation intérieure des
forces de travail). Or, la libre circulation intérieure était juridiquement
empêchée (et, par voie de conséquence, économiquement difficile et
coûteuse) du fait de l'existence des péages et des douanes inté-
rieures h De la même façon, le système des Poids et Mesures
constituait un obstacle à la libre circulation : non seulement l'an-
cienne nomenclature obéissait aux lois de la disparité des idiomes,
mais il était courant que sous le même mot des régions entières
mettent... des contenus différents2. Si le commerce des petits
marchands — ceux qui rassemblaient les produits de la terre ou
1. Pour ne donner qu'un exemple, on comptait au XVIII" siècle 3 0 péages
entre Lyon et Arles, Dans VHistoire économique et sociale de la France
Pierre Léon et Charles Carrière remarquent : « A mesure que le xvm° siècle
s'avance, les plaintes se font plus vives, et la bataille contre les péages
est menée avec ardeur par les industriels, qui exercent sur le gouvernement
une dure pression. » (Op. cit., p. 178).
2. Talleyrand qui présenta, en mai 1790, le premier rapport sur la néces-
sité d'uniformiser les Poids et Mesures, décrivait ainsi la situation : « L'innom-
brable variété de nos poids et de nos mesures et leurs dénominations
bizarres jettent nécessairement de la confusion dans les idées, de l'embarras
dans le commerce. Mais ce qui particulièrement doit être une source
d'infidélités, c'est moins encore cette diversité elle-même que la différence
des choses sous l'uniforme des noms. Une telle bigarrure... est un piège
de tous les instants. » (Cité par BRUNOT, H.L.F., I X , 2 , p. 1148.)
60 LE FRANÇAIS NATIONAL
servaient d'intermédiaires entre les travailleurs locaux (artisans ou
paysans produisant un surplus artisanal) et les marchands de la ville
voisine — pouvait s'accommoder de ces disparités régionales, bien
évidemment il ne pouvait en aller de même pour le commerce des
commerçants et des négociants. Réalisé à l'échelle nationale, il
appelait à court ou à long terme la destruction de l'ancienne
nomenclature et son remplacement par un système norme plus
rationnel non pas fonction de « la Rationalité » en général, mais
d'une rationalité déterminée, car « adaptée » aux nouvelles formes de
rapports marchands, autrement dit à la libre circulation des marchan-
dises.
Or ni les péages et les douanes intérieures, ni le système anar-
chique des Poids et Mesures ne pouvaient se voir, malgré les plaintes
et les revendications dont ils faisaient l'objet, relégués peu à peu vers
les oubliettes de l'histoire où les aurait conduits inéluctablement pour
cause de « commodité » l'éternel dispensateur de tous les biens (non
pas Dieu, lui aussi éternel et dispensateur, mais sa figure laïcisée,
l'une de ses figures : « le Progrès »). Du coup progressons : la
coexistence (pacifique, mais plus pour longtemps), à l'intérieur de la
formation sociale de la fin de l'Ancien Régime, d'au moins deux
modes de production (M.P. « féodal » 1 et M.P. capitaliste) repro-
duisait un certain type de décalage entre les formes et les pratiques
économiques et les formes et les pratiques juridiques de la formation
considérée. Dans le cas qui nous occupe, cela se traduisait par le fait
que les anciennes formes juridiques et politiques devenaient un obsta-
cle à la libre circulation des marchandises, donc à la constitution
d'un marché national 2.

1. Nous mettons à dessein « féodal » entre guillemets car ce n'est pas


le lieu ici de chercher à résoudre le problème que pose l'unité probléma-
tique des différentes formes précapitalistes de production/exploitation du
travail dans la France médiévale et d'Ancien Régime.
2. Ajoutons au passage que la circulation des marchandises est impliquée
à la fois dans le mode de production capitaliste et dans le mode de pro-
duction « féodal », mais selon des modalités contradictoires (i. e. avec
des fonctions différentes : la circulation du surplus agricole contre la
production artisanale du mode de production féodal étant opposée à la
circulation des marchandises comme réalisation du capital du M.P.C.).
Il n'y a donc pas seulement développement de la circulation marchande
dans la formation sociale, préfigurant le M.P.C. et rencontrant divers
obstacles, mais contradiction dans le développement même de la circula-
tion marchande.
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 61
Cela signifie, entre autres, qu'il ne suffit pas que des conditions
économiques soient réunies pour que soit assurée ipso facto la
dominance du nouveau mode de production ; ces conditions relèvent
en revanche d'une pluralité de pratiques et d'institutions (qui ne sont
pas toutes de même niveau, douées chacune d'une efficace propre,
et où la pratique juridique peut occuper dans certaines conjonctures
une place déterminante (notamment et principalement de par sa
fonction d'intervention dans la pratique économique). Seule la classe
dominante dans le mode de production tendanciellement dominant
(ici le M.P.C., qui tend à être dominant) peut révolutionner à son
profit les formes et les pratiques juridiques et transformer, en consé-
quence, les formes et les pratiques d'intervention du droit dans la
pratique économique.
Dans le cas de la formation sociale française de la fin du
XVIII 8 siècle, c'est la Révolution qui, en imposant le droit bourgeois,
a apporté les conditions juridiques de développement du marché natio-
nal sous sa forme capitaliste (il n'y a d'ailleurs pas, stricto sensu,
de « marché national » antérieurement à cette forme). En un mot, la
Révolution bourgeoise « fait irruption » dans la pratique économique
en autorisant la libre circulation et le libre contrat. Puisque c'est
présentement le premier aspect (la libre circulation des marchan-
dises) qui constitue l'objet de notre analyse, il faut y venir mainte-
nant sous l'angle des faits.
L'obstacle constitué par les péages et les douanes intérieures fut
aboli par la Révolution : la suppression de la gabelle (mars 1790),
des traites et des douanes intérieures (octobre 1790), des octrois et
des aides (mars 1791), assurèrent pour une large part les conditions
juridiques de la libre circulation. Mais nous avons vu que l'interven-
tion du droit dans ce processus incluait également un aspect juridico-
linguistique. Ce que nous essayons de désigner sous ce terme ce sont
moins les effets linguistiques de l'intervention du droit dans la prati-
que économique (effets qui existent cependant) que la forme histo-
rique de la réalisation du droit, laquelle sera dite « juridico-linguis-
tique » à certaines conditions. Parlant du « juridico-linguistique »,
nous ne prétendons pas construire un objet théorique et nous ne fai-
sons pas croire à l'existence d'une supposée « région .» de l'instance
juridique qui serait « localisable » spatialement, mais nous désignons
le lieu d'un problème, en essayant de démêler ce qui relie le pro-
cessus d'instauration et l'existence d'une langue dite commune à
l'existence d'une idéologie et d'un appareil juridiques bourgeois.
62 LE FRANÇAIS NATIONAL
L'exemple des Poids et Mesures, dont la nomenclature d'Ancien
Régime a été identifiée comme un obstacle à la libre circulation
intérieure, le fera mieux comprendre.
En mai 1790 l'Assemblée constituante avait créé une Commis-
sion des Poids et Mesures. A peine un an plus tard, le 26 mars 1791,
elle adoptait les principes du nouveau système, fondé sur la mesure
du méridien de la terre et le calcul décimal. Mais ce n'est que le
1 er août 1793 que le décret validant le nouveau système et la nomen-
clature correspondante fut voté par la Convention.
On trouvera un exemple de support idéologique des intérêts de la
classe dominante et de sa politique d'uniformisation des Poids et
Mesures dans le document que nous citons ci-après. Il est constitué
par une réponse de l'Agence temporaire des Poids et Mesures à un
article, paru dans La Feuille du Cultivateur, qui discutait du bien-
fondé de la nouvelle nomenclature, sans toutefois remettre en cause
le principe même de l'uniformisation non plus que le système adopté.
La Convention... n'a point imaginé que la partie la moins
éclairée et la plus nombreuse des citoyens s'habituerait tout-
à-coup aux dénominations décrétées. La loi ne peut rien sur la
langue parlée. Il est possible que le double mètre porte encore
long-tems à Paris le nom de la nouvelle toise, à Montpellier
celui de nouvelle canne, à Nantes celui de nouvelle gaule ;
ailleurs celui de nouvelle brasse, comme il est possible aussi
que rien de tout cela n'arrive, et que des citoyens, qui ne man-
quent souvent de lumières que parce qu'on ne prend pas la peine
de les instruire, adoptent plus aisément qu'on ne pense les noms
méthodiques, comme ils ont adopté ceux de jury, département,
section, district, scrutin, et d'autres qui n'étoient guère plus
connus ni plus aisés à retenir.
Au surplus, ce n'est point à cette adoption que tient le succès
de l'opération ; et s'il avoit fallu, pour réussir, pouvoir com-
mander au langage vulgaire, on n'en étoit pas plus assuré,
quelques mots qu'on introduisît ; car ils auroient toujours été
nouveaux pour une grande partie de la France, et le public eût
toujours été maître de les employer ou de les rejetter.
Ce qui importe, c'est que la langue écrite soit correcte, c'est
qu'il n'y ait point d'équivoque dans les ouvrages destinés à
l'instruction, dans les transactions entre particuliers, dans les
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 63
actes émanés de l'autorité publique, en un mot dans tout ce qui
est rédigé par écrit...
Ce n'est pas aux femmes, aux enfants de toute la France,
qu'il faut les apprendre (ces dénominations) à la fois ; c'est
d'abord aux magistrats, aux hommes de loix, aux agens du
gouvernement, aux préposés des travaux publics, aux institu-
teurs. Le temps nécessaire pour cette étude est celui qu'il faut
pour lire un vocabulaire de quatre ou cinq pages. Ce vocabulaire,
qui coûte cinq sous, sera répandu. D'ailleurs, le nom des mesu-
res devant être gravé sur chacune d'elles, l'instruction se trou-
vera par-tout, dans les boutiques, au marché, au cabaret. On ne
pourra passer un acte, conclure un marché, donner une quit-
tance par écrit, sans faire usage des expressions consacrées
par la loi. Elles se graveront dans la mémoire, presque involon-
tairement. Le peuple apprend vite, et retient aisément ce qu'il
a intérêt de savoir 1 .
Les conclusions à dégager de cette décision politique des révolu-
tionnaires bourgeois sont, pour ce qui regarde notre objet, de deux
ordres. Elles concernent tout d'abord des effets linguistiques, plus
exactement des effets (d'uniformisation) dans les pratiques linguis-
tiques : le mètre, le litre, le gramme feront que non seulement « le
monde commerçant pourra... n'avoir plus qu'un même langage ; pour
les transactions qui exigent le plus qu'on s'entende bien 2 », ils seront
eux-mêmes — mais à plus long terme et en dépit des résistances
rencontrées au début — des supports de l'uniformisation linguis-
tique, débordant largement le cadre du commerce et contribuant
ainsi à la pratique généralisée du français. D'autre part ces faits
attestent de ce qu'une pratique de la langue uniformisée doit être
l'une des conditions de réalisation du droit bourgeois. Si la pluralité
des droits locaux s'accommodait assez bien des disparités régionales
en matière de langue, il n'en va pas de même pour un droit qui
couvre de son « essence » et de sa fonction « égalitaires » l'ensem-
ble du territoire national. Il se crée donc une langue du droit (le
« mètre », le « gramme », le « litre » ne sont pas de purs instru-
ments techniques, ils sont aussi comme instruments de la mesure,

1. La Feuille du Cultivateur, 7 therm. an ÏIT. t. V, p. 258, n° 44 ;


cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 2, pp. 1156-1157. (C'est nous qui soulignons).
2. La Feuille du Cultivateur, op. cit.
64 LE FRANÇAIS NATIONAL
l'une des conditions juridiques de l'échange en même temps qu'un
instrument de contrôle juridique et administratif) qui, dans les
termes de l'échange marchand, doit être la même pour le vendeur
et pour l'acheteur.
Pourtant, si l'on s'en tenait là, on n'aurait pas beaucoup progressé
dans la recherche des causes déterminant en dernière analyse
l'uniformisation linguistique. Si, en effet, on faisait abstraction des
effets d'uniformisation produits dans le système des échanges linguis-
tiques par l'uniformisation juridico-linguistique intérieure au droit, on
pourrait soutenir, sur la base d'une identification des intérêts de la
classe dominante aux objectifs déclarés de ses propres discours,
que l'aspect juridico-linguistique du droit ne vise que les praticiens du
droit (lesquels cessent d'ailleurs d'être les praticiens qu'ils étaient
sous l'Ancien Régime), ceux à qui l'Agence temporaire des Poids et
Mesures attribue l'exclusivité de la pratique juridico-linguistique :
« Ce n'est pas aux femmes, aux enfants de toute la France, qu'il faut
les apprendre (ces dénominations) à la fois ; c'est d'abord aux magis-
trats, aux hommes de loix, aux agens du gouvernement». Une
telle interprétation risquerait de conduire à penser les pratiques lin-
guistiques mandatées par la Révolution bourgeoise comme des prati-
ques d'où seraient de nouveau exclues les larges masses, à penser le
système des échanges linguistiques comme l'objet d'un « déplace-
ment » (les praticiens d'Ancien Régime « cédant le pas » — c'est-à-
dire le pouvoir — aux praticiens bourgeois sans que cela affecte le
système lui-même, sans que cela affecte la nature et la fonction des
échanges linguistiques non plus que les rapports de domination qui
s'y jouent), au lieu que c'est le système lui-même qui se trouve en
fait largement bouleversé et remanié. En un mot cela accréditerait la
thèse selon laquelle le français de l'uniformisation est le « français
bourgeois », le français de la bourgeoisie. En fait, nous le verrons
continûment par la suite, ce n'est pas aussi simple.
Et si ce n'est pas aussi simple, c'est que soutenir une telle thèse
(prévenons-en tout de suite : une telle bévue) ce serait non pas
s'exposer à oublier, mais oublier tout court que le développement d'un
marché national ne met pas seulement en jeu, jusques et y compris
dans son aspect juridico-linguistique, des « libres échangeurs » de
produits, mais aussi, et plus fondamentalement, puisque c'est ce qui

1. Op. cit.
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 65
fait la spécificité du marché national (capitaliste), des travailleurs qui
se trouvent placés sur le marché en tant que vendeurs de leur force de
travail. Autrement dit, et pour prévenir en bref de la suite qu'on
introduit, nous avons traité l'aspect juridico-linguistique du processus
de constitution du marché national sous le seul angle de la libre
circulation des marchandises, mais il faut maintenant y aborder par
un autre côté, autrement déterminant et décisif, celui du rapport
juridique s'établissant entre le vendeur et l'acheteur de la force de
travail dans la forme du libre contrat.
Pour ce faire, il est nécessaire de rappeler sans tarder un des
principes fondamentaux du mode de production capitaliste.
2. L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE COMME EFFET DU TRAVAIL SALA-
RIÉ : L'ASPECT JURIDICO-LINGUISTIQUE DU LIBRE CONTRAT.
On lit dans Le Capital :
La transformation de l'argent en capital exige donc que le
possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur libre,
et libre à un double point de vue. Premièrement le travailleur doit
être une personne libre, disposant à son gré de sa force de
travail comme de sa marchandise à lui ; secondement il doit
n'avoir pas d'autre marchandise à vendre ; être, pour ainsi dire,
libre de tout, complètement dépourvu des choses nécessaires
à la réalisation de sa puissance travailleuse 1 .
On se souviendra ici qu'Althusser, interrogeant l'idéologie sur sa
fonction de classe, définissait ainsi l'idéologie bourgeoise de la
liberté :
Dans l'idéologie de la liberté, la bourgeoisie vit ainsi très
exactement son rapport à ses conditions d'existence : c'est-à-
dire son rapport réel (le droit de l'économie capitaliste libé-
rale) mais investi dans un rapport imaginaire (tous les hommes
sont libres, y compris les travailleurs libres). Son idéologie
consiste dans ce jeu de mots sur la liberté, qui trahit autant la
volonté bourgeoise de mystifier ses exploités (« libres » !) pour

1. Le Capital, 1. I, 2e sect., VI, Ed. Sociales, t. I, p. 172.


66 LE FRANÇAIS NATIONAL
les tenir en bride, par le chantage à la liberté, que le besoin
de la bourgeoisie de vivre sa propre domination de classe
comme la liberté de ses propres exploités l .
La liberté qui orne, aux côtés de l'« égalité » et de la « frater-
nité », l'architrave de la République démocratique bourgeoise, est une
fiction nécessaire de l'idéologie juridique inscrite dans le droit bour-
geois, et comme telle invariablement reproduite dans la succession des
Constitutions républicaines. Dire que cette liberté est une fiction
nécessaire de l'idéologie juridique ne signifie pas que la liberté
bourgeoise n'est qu'une « fiction » (ce qui supposerait que le droit est
pur artifice), ni même que c'est une « fausse » liberté (ce qui sup-
poserait une essence « vraie » de la liberté, alors que la liberté visée
n'est précisément jamais mieux « exprimée » que dans l'idéologie
juridique bourgeoise de la liberté), car le propre du droit est juste-
ment de réaliser pratiquement cette « fiction », d'une façon qui n'a
elle-même rien purement de fictif, car elle est nécessaire. Cela
signifie à la fois que le droit n'est pas idéologie, mais qu'il ne peut
pas exister sans idéologie, sans se présenter comme réalisation de sa
propre idéologie 2.
La trilogie « liberté-égalité-fraternité » ne masque pas simplement
la véritable nature du procès de travail, mais en autorise pour une
part le fonctionnement et réalise la domination bourgeoise sous une
forme (politique et juridique) démocratique en unifiant les « indivi-
dus libres » et « égaux » (mais égaux en droit, et en droit seule-
ment, c'est-à-dire inégaux en fait) dans l'Etat-Nation 3 .
La liberté de disposer de sa force de travail à laquelle se trouve
réduit le travailleur, que sanctionne le droit, et que l'idéologie
juridique transforme en liberté abstraite, en expression d'un pouvoir
humain universel, est l'une des conditions essentielles du mode de
production capitaliste. Elle suppose l'existence d'un système de
rapports juridiques, dont les composantes essentielles sont le droit de
1. Pour Marx, p. 241.
2. L'idéologie juridique est indispensable au fonctionnement du droit. Cf.
EDELMAN : Le Droit saisi par la Photographie, Ed. Maspéro, passim.
3. Cf. Constitution de 1795, Article 3. — L'égalité consiste en ce que
la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse.
et Constitution de l'An I :
Art. 2. — Ces droits sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.
Art. 3. — Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi.
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 67
propriété et le droit de contrat. Dans une formation sociale dominée
par le mode de production capitaliste, le propre du système juridique
est son caractère universaliste abstrait1. Il n'accepté que deux
distinctions pertinentes, celle des personnes humaines et celle des
choses. Socialement, le rapport de production qui s'établit entre la
classe propriétaire des moyens de production et la classe des tra-
vailleurs salariés est un rapport de classes, mais juridiquement ce
n'est pas autre chose qu'un rapport entre personnes (réputées per-
sonnes). Dans le mode de production capitaliste, le rapport qui
s'établit entre le propriétaire des moyens de production et le travail-
leur salarié (entre « personnes ») est alors juridiquement un
contrat de travail. II s'établit à condition que la force de travail soit
juridiquement réputée une « marchandise » (une chose).
Or, le contrat de travail établi entre le propriétaire des moyens
de production et le travailleur (libre), que l'idéologie juridique repré-
sente comme Yunité de leurs « volontés » respectives, doit être juri-
diquement « compris » et signé à la fois par celui qui vend sa force
de travail et par celui qui l'achète. Autrement dit, la vente et l'achat
de la force de travail constituent une opération juridique réalisée
(dans la forme du contrat) sous l'aspect de L'ÉGALITÉ par échange
direct sous les espèces d'une seule et même terminologie et syntaxe,
c'est-à-dire d'une seule et même langue.
Ce qui s'énoncera encore sous cette autre forme : l'idéologie
bourgeoise de la « liberté », c'est-à-dire avant tout l'idéologie réalisée
dans un appareil juridique, la « liberté » de l'ouvrier de vendre sa
force de travail, ne peut se réaliser que si les citoyens (individuel-
lement parties dans le contrat) sont posés comme, c'est-à-dire
réputés « égaux » en droit et en langue.
1. Sur le caractère universaliste abstrait du système juridique bourgeois,
voir E. Balibar : « On entend par là que ce système répartit simplement
les êtres concrets qui peuvent en supporter les fonctions en deux caté-
gories au sein desquelles, du point de vue juridique, il n'y a pas de
différenciation pertinente : celle des personnes humaines et celle des choses.
Le rapport de propriété s'établit exclusivement des personnes humaines aux
choses (ou de ce qui est réputé personne à ce qui est réputé chose) ; te
rapport de contrat s'établit exclusivement entre personnes. De même qu'il
n'y a, en droit, aucune diversité des personnes, qui sont ou peuvent être
toutes propriétaires et contractantes, de même il n'y a aucune diversité
des choses, qui sont ou peuvent être toutes propriétés, qu'elles soient
moyens de travail ou de consommation, et quel que soit l'usage que cette
propriété recouvre. » Lire Je Capital, 2 éd., 1968, t. 2, pp. 119-120.
LE FRANÇAIS NATIONAL
Si cette hypothèse est elle-même abstraite on pourra l'authentifier
en mettant côte à côte le passage du Capital précédemment cité et
cet extrait d'un rapport de Condorcet prononcé devant la Législative
au cours d'un débat sur l'instruction publique :
Celui qui a besoin de recourir à un autre pour écrire ou
même lire une lettre, pour faire le calcul de sa dépense ou de
son impôt, pour connoître l'étendue de son champ ou le par-
tager, pour savoir ce que la loi lui permet ou lui défend ;
celui qui ne parle point sa langue de manière à pouvoir expri-
mer ses idées, qui n'écrit pas de manière à être lu sans
dégoût ; celui-là est nécessairement dans une dépendance indi-
viduelle, dans une dépendance qui rend nul ou dangereux pour
lui l'exercice des droits de citoyen 1 .
Autrement dit, celui-là ne saurait être « libre ». Cette « liberté »,
partie constitutive de la « liberté » de l'ouvrier à vendre sa force de
travail (contrat réalisé dans une seule et même langue), suppose
tine égalité de langue : patrons et ouvriers doivent parler le même
français pour s' « entendre » dans le contrat. Or, cette égalité,
comme l'égalité de droit, est une égalité individuelle qui recouvre
et masque, pour la réaliser, une inégalité réelle de classes2.
Le travailleur n'a en effet d'existence juridique qu'une fois le
contrat signé, qu'une fois que la marchandise qu'il vend a été recon-
nue comme marchandise (ou « chose ») et qu'il a lui-même été

1. Condorcet, Rapp., éd. 1793. Cité par BRUNOT, H.L.F., I X , 1, p. 102.


2. Sur ce point, voir K. MARX, Critique du programme de Gotha (1875)
et LÉNINE, L'Etat et la Révolution (1917) ; ainsi que ce passage de Lénine
qui reprend et commente la fin du chapitre d'Engels, dans YAnti-Diihring
(I, X), sur l'égalité : « La façon abstraite ou formelle de poser la question
de l'égalité en général, y compris l'égalité nationale, est inhérente à la
démocratie bourgeoise de par sa nature. Sous le couvert de l'égalité de
la personne humaine en général, la démocratie bourgeoise proclame l'égalité
formelle ou juridique du propriétaire et du prolétaire, de l'exploiteur et
de l'exploité, induisant ainsi les classes opprimées dans la plus grave erreur.
L'idée d'égalité, qui n'est en elle-même que le reflet des rapports de la
production marchande, devient entre les mains de la bourgeoisie une arme
de lutte contre l'abolition des classes, sous le prétexte d'une égalité absolue
des personnes humaines. Le sens réel de la revendication de l'égalité se
réduit à la revendication de l'abolition des classes. » (Lénine, Première
ébauche des Thèses sur les questions nationale et coloniale, 1920, O.C. 31).
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 69
reconnu propriétaire de cette marchandise ; le travailleur n'existe
qu'en vertu de cette convention juridique, n'étant défini que par
la « marchandise » qu'il possède (toujours à l'état virtuel), et n'obte-
nant aucun travail avant d'être individualisé et reconnu aux termes
du contrat. Il en va autrement pour le propriétaire des moyens de
production (capitaliste) qui existe en fait et en droit (précisément en
ce qu'il possède déjà juridiquement et dans les faits les moyens de
production) avant et devant son futur employé, et qui prend l'ini-
tiative de l'embauche. Le « travailleur libre » n'a pas, pratiquement,
la possibilité de se dérober aux exigences de l'employeur (il ne
possède aucun des objets nécessaires à la réalisation de sa force de
travail). Elément interne et particulier de cette subordination, il n'a
pas non plus la possibilité pratique de se dérober aux « exigences
linguistiques » de l'employeur, c'est-à-dire aux formulations élaborées
dans le droit bourgeois (et hors du droit) au profit du propriétaire des
moyens de production (l'acheteur capitaliste). Le travailleur n'est que
fictivement L'ÉGAL de l'acheteur capitaliste : la langue du droit est
apparemment la même langue pour les deux contractants, elle est en
fait la langue administrative et juridique, l'arme-outil linguistique
spéciale de la classe dominante. Cette langue du droit n'est pas seu-
lement le monopole exclusif de la classe dominante (au sens d'une
propriété exclusive), elle est, sous sa neutralité apparente, l'un des
moyens de cette domination. Nous étudierons plus loin de quelle
façon et sous quelles conditions cette forme particulière de domina-
tion se réalise ; pour l'instant, disons seulement que sous ce rapport
on peut indiquer qu'il en va de la langue comme il en va du droit :
le droit consiste dans « l'application d'une règle unique à des gens
différents1 », il réalise une fiction d'égalité en dissimulant et en
contribuant à reproduire une inégalité de fait ; la langue juridique, et
plus généralement la langue forgée et apprise par la classe domi-
nante, est la même pour ceux qui détiennent collectivement les
moyens d'expression (la classe dominante qui détient en même temps
et d'abord les moyens de production) et pour ceux qui en sont
dépourvus (dépourvus de moyens d'expression, dépourvus de moyens
production, les travailleurs « libres »),
Si le travailleur « ne parle point sa langue » (Condorcet), il ne
peut être « libre » et par conséquent ne peut être partie dans le

1. LÉNINE : L'Etat et la Révolution.


70 LE FRANÇAIS NATIONAL
contrat. Or la pratique linguistique des prolétaires, d'une part, se
trouve toujours combattue par les pratiques linguistiques de la classe
dominante et, d'autre part, n'est jamais celle dans laquelle sont
exprimées les clauses du contrat. Dans la pratique, seul celui qui
possède les moyens d'acheter la force de travail dispose aussi du
vocabulaire-syntaxe nécessaire pour établir les termes du contrat ;
le vendeur, dont la pratique est toujours dominée, ne peut qu'emprun-
ter, en essayant de s'y adapter, le vocabulaire-syntaxe de l'acheteur.
En d'autres termes : la fausse liberté de vente de la force de travail
va de pair avec la fausse « propriété » égalitaire des moyens d'expres-
sion. Ce n'est pas tout à fait un hasard si le droit enregistre à sa
manière ce fait en exigeant la « propriété des termes » dans la
rédaction d'un contrat.
Le schéma général esquissé ici reste abstrait ; il ne sera vraiment
recevable que si on le confronte aux documents attestant de faits
historiques qui seuls peuvent en fonder la pertinence. Il est donc
temps d'y aborder.
Bien qu'à côté du marchand l'industriel fasse figure de personnage
secondaire jusqu'en 1789 et même au-delà, son rôle ne cesse de
s'accroître à partir de la deuxième moitié du xvin 8 siècle. Alors
apparaissent les grandes fortunes associées aux noms de Wendel,
Oberkampf, Montgoîfier, qui, pour certains, évoquent encore aujour-
d'hui la domination capitaliste. De façon moins anecdotique, ou,
au moins, de façon moins allusive, disons que la forme industrielle de
la production capitaliste était en train de naître.
A mesure que l'industrie tendait à supplanter l'artisanat et la
phase transitoire de la manufacture, commençait d'émerger une
« armée industrielle » qui, tout en mêlant dans ses rangs les « tra-
vailleurs mixtes 1 » et les salariés proprement dits, n'en préfigurait
pas moins la classe inscrite dans le mode de production capitaliste à
la fois comme sa condition d'existence et comme le signe de son
abolition à court ou à long terme : le prolétariat.
Face à l'« aristocratie ouvrière » du compagnonnage et à l'artisa-
nat, cantonnée dans les limites strictes (géographiques, économiques

1. On appelle ainsi l'une des formes du travail typique de la production


industrielle naissante et qui combine la forme du travail salarié avec des
formes « antérieures » (c'est-à-dire relevant, en dernière analyse, d'autres
modes de production). Par exemple, les « ouvriers-paysans », qui combinent
la culture sur un petit lopin et le travail dans l'industrie.
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 71
et linguistiques) de ses pratiques locales ou régionales, commençait
de se dresser une main-d'œuvre juridiquement anonyme, dépourvue
de toute particularité locale, résultat d'un brassage de populations
sans précédent. A preuve, ces faits produits par les historiens :
(...) La mobilité ouvrière est un fait réel. Si le gros de la
main-d'œuvre semble répugner aux déplacements, bien des glis-
sements se dessinent. Le nomadisme des travailleurs, qui est un
moyen souvent efficace de défense contre la baisse des salaires,
se manifeste dès l'époque de Colbert. A Beauvais, les arrivées
et les départs sont constants, témoignage frappant de cette
instabilité du petit peuple des villes, si prompt au départ
dans les années de chômage, dans l'espoir de trouver ailleurs un
pain plus facile à gagner. Dans les charbonnages, les mineurs
du Nord, plus habiles, plus robustes peut-être, ne tarderont pas
à être recherchés dans toute la France ; si l'on en croit un pro-
jet d'édit présenté à Bertin, en 1775, le grand directeur d'Anzin,
Mathieu, aurait fourni au moins 4... à 5 000 hommes à l'ensem-
ble des mines du royaume. Dans la métallurgie, ce sont les
Lorrains et les Comtois qui font prime. A Troyes, en juil-
let 1788, les Picards et les Flamands, privés de travail dans les
manufactures de toiles, quittent la ville au nombre de 6 000.
Dans la papeterie, le même phénomène ne fait que croître
au cours du xvm e siècle, favorisé par la multiplication des
moulins et par le malthusianisme des ouvriers, défavorables à
un élargissement du recrutement, générateur d'une raréfaction
de la main-d'œuvre. Aux migrations saisonnières s'ajoutent des
déplacements à la fois complexes et capricieux ; l'inspecteur
Jubié, dans un rapport du 14 mai 1788 relatif aux papeteries
de Thiers, fait remarquer que « comme la plupart de ces ouvriers
ne sont point domiciliés et ne tiennent pas plus à un pays qu'à
un autre, ils décampent au premier caprice qui leur vient, et un
seul qui manque arrête le travail de trois ». Ainsi commence
à se préciser un des traits majeurs de la future condition
prolétarienne 1 (...).

1. Pierre LÉON : Morcellement et émergence du monde ouvrier, I, 3,


dans Histoire économique et sociale de la France, Paris, P.U.F., 1970, p. 660-
72 LE FRANÇAIS NATIONAL
Cette mobilité ouvrière, ces « mouvements de troupes » de
l'armée industrielle naissante, ne seraient pour nous qu'un facteur
secondaire dans l'objet de notre analyse s'ils n'avaient eu des
effets linguistiques considérables. La mobilité ouvrière acheva de
« troubler la vie des dialectes » (Brunot) et contribua de façon déter-
minante à l'uniformisation linguistique de la France. Dans son His-
toire de la Langue française Brunot fournit lui aussi des exemples
de la « circulation d'ouvriers » à la fin du xvm e siècle. 11
•essaie en outre d'en dégager les effets linguistiques.
On trouvera dans les livres spéciaux comment se recrutèrent
les mineurs. Martorey de Préval, en Artois, en occupait près
de 1 500, presque tous étrangers au pays. Tubeuf, dans les
différentes entreprises du Languedoc, de Normandie, des envi-
rons de Paris, en avait environ 2 500. Parmi eux se trouvaient
de petits exploitants, dépossédés, déjà fixés sur place, mais la
masse venait de partout. Il existe un dénombrement des habi-
tants du Creusot en janvier 1787. Ce dénombrement contient
une rubrique spéciale intitulée : mineurs et manœuvres, hommes,
femmes et enfants, rubrique sous laquelle sont mentionnés égale-
ment le lieu d'origine et la religion. La mine de Montcenis
(aujourd'hui mine de Blanzy) occupe 289 ouvriers. Sur ces
289, il y a 63 femmes et filles et 25 enfants mâles. Tous sont
catholiques, sauf deux calvinistes et huit luthériens. Ceux-là
étaient probablement immigrés d'Allemagne. Nous relevons un
Américain, un mineur de la Chaux-de-Fonds, quelques ouvriers
du Nord, d'Anzin et de Valenciennes, un originaire de Berg-op-
Zoom, plusieurs Francs-Comtois et Bourguignons ; vingt sont
nés sur les lieux mêmes ; un grand nombre sans doute dans les
localités environnantes. Les autres ont été recrutés dans toutes
les parties de la France. Il y a encore quelques familles complè-
tes, quelques groupes de cinq ou six ouvriers venus du même
village, chassés peut-être par la même misère.
On ne saurait trop insister sur les conséquences linguistiques
de cette bigarrure. C'est un fait très important que la dissémina-
tion des mineurs du Nord à travers tout le reste de la France.
Au bout d'une génération, quels que puissent être les groupe-
ments des « pays », la masse ainsi essaimée a pris sa place
dans l'endroit. Elle y a exercé une influence, mais surtout elle
en a subi une.
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 73
II serait téméraire d'affirmer que les nouveaux venus n'appre-
naient pas le patois de la région où ils se fixaient, sinon eux,
du moins leurs enfants. Mais on sait, d'après les faits constatés
en pareil cas, combien il arrive souvent que deux individus,
dont le parler diffère trop, au lieu de s'assimiler l'un à l'autre,
adoptent en commun le français l .
Malgré l'intérêt certain que présente ce document, il nous faut
une fois de plus renverser la problématique individualiste et volon-
tiers psychologisante de Brunot pour démêler les causes réelles de
l'uniformisation linguistique qui découle tendanciellement de la
« mobilité ouvrière ». L'idéalisme de Brunot met en effet ici au
compte d'une « loi », empiriquement définie, et supportée par des
individus, ce que régissent en fait des rapports de classe dominés par
le pouvoir patronal : le choix du français par les ouvriers du Creusot
qui devaient « s'entendre » au travail était imposé par le fait que
c'était la langue du commandement.
On peut bien sûr penser que le choix du français par les ouvriers
du Creusot et d'ailleurs était motivé non par le désir de « s'enten-
dre » individuellement mais par la nécessité matérielle de « s'en-
tendre » collectivement contre le pouvoir patronal. Cet aspect existe,
et il a certainement joué un grand rôle dans la série des facteurs
qui déterminèrent l'adoption du français, mais il reste secondaire,
puisque second et historiquement subordonné à la pratique patronale
réalisée dans la langue du contrat et dans les pratiques quotidiennes
du commandement. Ceci n'est pas dit pour diminuer le rôle des clas-
ses dominées dans la lutte qu'elles menèrent pour se munir de l'arme-
outil linguistique nécessaire à l'expression de leurs revendications, et
qu'elles menèrent dans le même but, dès la Révolution de 89, pour
l'instauration d'un appareil scolaire ; mais le fait est que l'« adop-
tion » forcée, même partielle et incomplète (il ne pouvait pas en être
autrement) de la langue patronale a précédé historiquement la prise
en charge par les travailleurs eux-mêmes de leurs revendications dans
la pratique d'un français opposé à celui des patrons d'industrie.
Encore une fois nous pouvons en administrer la preuve par des
documents ; leur objet est historiquement lié à la lutte des travailleurs
puisqu'ils concernent l'histoire du vocabulaire de la grève.

1. BRUNOT : H.L.F., V I I , pp. 189 et 190.


74 LE FRANÇAIS NATIONAL
Après les grandes grèves qui secouèrent la France de la fin du
xvn e siècle et dont les effets se prolongèrent jusqu'à l'entour des
années 1710-1715, le monde ouvrier connut une période d'accalmie
relative dans la frange comprise entre 1730 et 1770. A partir des
années 1770-1780 l'agitation reprit avec une ampleur plus grande
pour culminer dans les années 1786-1787 dans les grands centres
industriels (Lyon, Paris, Saint-Etienne, etc.). Mais à la fin de l'Ancien
Régime le mouvement ouvrier — est-il besoin de le rappeler —
était encore faible. Sans parler ici de la répression patronale et de
l'appui sans réserve du pouvoir dont bénéficiait le patronat, disons
d'abord que le monde ouvrier 1 était matériellement dispersé et
surtout dominé par les « survivances » (il faudrait dire « en sursis »
dans la France prérévolutionnaire) du mode de production féodal
incarnées dans les diverses corporations qui, pour traduire l'unité d'un
corps de métier, n'avaient rien qui pût ressembler, même de très
loin, à l'ébauche d'un syndicalisme ouvrier 2 . Obstacles à la
« liberté » de l'ouvrier à vendre sa force de travail 3 en ce que le
1. Nous employons ce terme à dessein (de préférence à celui de « classe
ouvrière » ou de « prolétariat ») en tant que nous lui faisons désigner
une forme « embryonnaire » du prolétariat entendu comme l'un des pôles
de l'antagonisme « bourgeoisie-prolétariat », antagonisme qui n'est pas encore
dominant dans la formation sociale de la fin de l'Ancien Régime (non
plus d'ailleurs que dans celle qui suit immédiatement la Révolution de 89).
2. Il faut en effet noter que les Corporations poursuivirent leurs effets
bien au-delà de leur existence institutionnelle (entendons par là la domi-
nance de cette forme d'organisation du travail dans une formation sociale
dominée par le mode de production féodal et non ses « relents » d'existence
dans une formation dominée par le M.P.C.) dans la mesure où la bour-
geoisie leur fit jouer le rôle d'épouvantail contre toutes les formes d'asso-
ciation ouvrière. Les Corporations constituaient un obstacle réel à la
« liberté » de l'ouvrier à vendre sa force de travail, du même coup
elles étaient, à l'intérieur de l'idéologie bourgeoise, un obstacle à la « liberté »
tout court (idéal universaliste abstrait). Par voie de « conséquence » (et on
reconnaît bien là précisément la conséquence de l'idéologie bourgeoise, son
caractère conséquent du point de vue de la bourgeoisie) toute tentative
d'organisation ouvrière autonome ne pouvait être qu'amalgamée à un retour
à l'oppression féodale dont les Corporations constituaient le symbole et
ainsi immédiatement condamnée et périmée. Inutile de préciser que cette
« conséquence » de l'idéologie bourgeoise est aussi bien son caractère
rigoureusement inconséquent au regard de la théorie scientifique du prolé-
tariat ; mais aussi une inconséquence très « conséquente » du point de
vue de la lutte de classe capitaliste !
3. Voir MARX, Le Capital, t. III, p. 155 : « Quant aux travailleur, au pro-
ducteur immédiat, pour pouvoir disposer de sa propre personne, il lui
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 75
travailleur, pour se trouver sur le marché dégagé de toute obligation,
« libre dans tous les sens du mot », ne devait plus être inféodé à
un maître ; elles furent abolies par la Révolution. En même temps
fut proclamée la « liberté ouvrière », c'est-à-dire que fut codifiée
dans le droit la « liberté » de l'ouvrier à vendre sa force de travail ;
condition fondamentale — nous l'avons vu plus haut — du travail
salarié dans le mode de production capitaliste. Cette « liberté » qui
devait être juridiquement définie indépendamment des conditions
concrètes et forcément variées de l'embauche, dut être formulée dans
une langue spéciale de l'emploi, uniformément et exclusivement viable,
et unilatéralement élaborée au profit de l'acheteur de la force de
travail, sous le contrôle linguistique de la classe dominante.
La liberté ouvrière, comme toutes les autres, était enfermée
dans les bornes les plus étroites ; toute coalition était inter-
dite par la loi du 12 avril 1803. C'est de ce temps que date
la pratique du « livret ouvrier », espèce de casier judiciaire,
qui empêchait l'ouvrier de passer d'une maison à l'autre. On
ne pouvait pas empêcher de « faire le lundi » *, mais toute ces-
sation du travail concertée entre intéressés demeurait sévèrement
interdite. La loi du 22 germinal an I, le Code civil favorisaient
exclusivement le patronat 2 . L'employeur était cru sur parole.
D'autre part le « conseil des prudhommes », imaginé le
18 mars 1806, n'était encore qu'un embryon de juridiction
spéciale puisque, d'une part il ne s'étendit que lentement à
toute la France 3, et que de l'autre les parties n'y étaient pas
à égalité, les salariés n'étant représentés que par des chefs
d'atelier, à l'exclusion des ouvriers proprement dits.
[...] En fait du reste, comme toujours, niises à l'index
fallait d'abord cesser d'être attaché à la glèbe ou d'être inféodé à une
autre personne ; il ne pouvait non plus devenir libre vendeur de travail,
apportant sa marchandise partout où elle trouve un marché, sans avoir
échappé au régime des corporations, avec leurs maîtrises, leurs jurandes,
leurs lois d'apprentissage, etc. »
1. Un grand nombre d'ouvriers se sont livrés à la débauche, ce qu'ils
appellent « faire le lundi » (Aul, Paris... Emp., t. I, p. 411, Rapp. 29 prair.
an XTI-18 juin 1804) ; cf. Les ouvriers ont fait hier, comme de coutume, ce
qu'ils appellent « le lundi » (Aul., Paris... Emp., t. I, p. 788, Rapp. 30 flor.
an XIII-20 mai 1805), etc.
2. Voir art. 1781, abrogé en 1868.
3. Celui de Gand est de 1810, celui de Bruges de 1816.
76 LE FRANÇAIS NATIONAL
et grèves se renouvelèrent. La première porte le nom curieux de
« damnation ». Le verbe « damner » était aussi en usage.
On disait également « maudire > *.
Le nom de « batiotage », avec le verbe correspondant
« batioter ** >, a été recueilli par le Dictionnaire du Bas-Lan-
gage : il désigne les « cabales, les micmacs » d'ouvriers contre
leurs maîtres 1 .
Malgré le parti qu'il y a à tirer de ces précieuses indications, il
ne faudrait pas prendre à la lettre toutes les références de Brunot
et attribuer à la « réaction napoléonienne » la responsabilité de
l'interdiction du droit de grève (qui ne s'appelait pas encore comme
cela) et de la pratique du « livret ouvrier ». Rétablissons les faits.
C'est de 1791 que date l'institution du « livret ouvrier », véritable
« casier judiciaire », comme le dit fort justement Brunot, où étaient
contrôlées non seulement les heures de travail mais aussi les heures
de loisir de l'ouvrier. Quant à l'interdiction du droit de grève, un
nom et une date en revendiquent la paternité : la loi Le Chapelier
du 14 juin 1791. L'article 1 de cette loi est ainsi conçu :
L'anéantissement de toute espèce de corporations des citoyens
du même état et profession étant l'une des bases fondamentales
de la Constitution française, il est défendu de les rétablir de
fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce
soit.
(...) Art. 4 — Si (...) des citoyens attachés aux mêmes
professions, arts et métiers prenaient des délibérations faisaient
* Dès l'instant même où l'un de ceux-ci [des fabricants] essayait de
former un apprenti, tous les tondeurs faisaient ce qu'on appelle « cloque »
(qu'ailleurs on appelle « damner » ou « maudire » une fabrique), cessaient
tout travail (Rapp. de Mourgues, mess, an X I , cité par SCHMIDT, La
Révolution française, 1903, t. X I V , p. 68) ; cf. ... les ouvriers se coalisent,
afin de faire la loi aux maîtres ; qu'ils y défendent le travail, et que pour
relever les ateliers de cette interdiction connue sous le nom de c damna-
tion », ils exigent quelquefois des sommes (Circul. int., t. II, p. 357,
10 juin 1812). L., H.D.T., Fr.
** Suivant Sain., Lang. Par. (p. 192), batioteur dériverait de batieau — bateau.
Faire son batiau, ce serait calculer son affaire de façon à y trouver son
compte ? Le mot semble avoir d'abord appartenu aux imprimeurs, dont la
corporation était le centre de la résistance ouvrière.
1. BRUNOT : H.L.F., IX, 2, pp. 1196-1198. Les notes * proviennent de ces
pages.
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 11
entre eux des conventions tendant à refuser de concert ou à
n'accorder qu'à un prix déterminé le secours de leur industrie
ou de leurs travaux, les dites délibérations et conventions...
sont déclarées inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et
à la déclaration des droits de l'homme, etc. 4,
On pourra se reporter au commentaire que fait Marx (Le Capi-
tal, 1. I, 8° section) de la loi Le Chapelier ; mais les fragments cités
en disent long à eux seuls sur la nature offensive des jeux de
mots que convoque l'idéologie juridique bourgeoise.
Ces précisions une fois apportées, il faut revenir sur les docu-
ments produits par Brunot pour en dégager les éléments qui inté-
ressent notre démonstration. Les exemples qu'il donne éclairent en
effet d'un jour singulièrement cru la nature et la fonction des
conflits linguistiques. La transformation de la structure sociale qui
tendait à opposer les deux classes d'exploitants et d'exploités s'ac-
compagnait d'une transformation des échanges linguistiques. La pra-
tique linguistique des patrons industriels commençait de combattre
(elle combat encore) celle des ouvriers. L'innovation linguistique,
loin d'être un instrument neutre de communication, se révélait
aussi une arme essentielle du nouveau régime ; elle était (et elle
est toujours aussi) une arme de classe tendant à dénier toute
expression et toute représentation autonome de la pratique ouvrière.
Les expressions « cessation de travail », « coalition ouvrière »,
sont en leur ultime « référence », antagonistes des expressions
« grève », « batiotage ». L'interdit linguistique va ici de pair
avec l'interdit juridique ; toute forme d'association ouvrière visant
à lutter contre l'oppression patronale est interdite, de même que
sont frappés d'interdit tous les mots, toutes les expressions visant
à représenter au niveau linguistique les formes concrètes de la lutte
des travailleurs.
Ainsi le nom de « batiotage », terme spécifique du vocabulaire
ouvrier qui désignait les « cabales », « micmacs », d'ouvriers contre
leurs maîtres » (formes linguistiques patronales installant les luttes
ouvrières dans le registre de l'intrigue et du complot), a été recueilli

1. Révolution de Paris, Paris, du 16 avril au 9 juillet 1791, 3e année de


la Liberté française, 8E trimestre p. 523). Cité par MARX, Le Capital, III,
p. 182, Editions Sociales.
78 LE FRANÇAIS NATIONAL
par le dictionnaire du bas langage (terme aristocratique repris pour
caractériser et nommer la pratique ouvrière), c'est-à-dire rejeté hors
de l'usage prétendument « commun » du français. La grève elle-
même s'appelait de noms très divers : les ouvriers disaient faire
grève à Paris, taquehans dans le Nord, trie à Lyon ; ceux de Sedan
disaient cloque, faire cloque. Toutes ces expressions, propres à la
pratique linguistique ouvrière, étaient soit laissées pour compte,
soit, comme le mot « batiotage » ou la locution « faire grève »,
reléguées dans le « bas langage » prétendument imagé, refoulées
et réprimées par la pratique adverse qui leur substituait d'autres
mots, d'autres expressions, celles-là inoffensives. Ou plutôt, offen-
sives en un certain sens, en ce qu'elles combattaient la pratique
ouvrière et par là même se révélaient défensives du pouvoir
patronal (et inoffensives pour celui-ci).
La bourgeoisie commençait ainsi de combattre sur deux tableaux :
en organisant la répression (brutale, physique) contre les luttes des
exploités, et en travaillant à priver ceux-ci des moyens d'expression
nécessaires à leurs revendications. Cette deuxième opération se pré-
sentait elle-même comme un double processus : en même temps
que la pratique bourgeoise-patronale du français refoulait les expres-
sions porteuses de revendications et qu'elle les reléguait dans le
« bas langage », elle « représentait » leur objet (l'objet de ces
expressions, c'est-à-dire les formes de lutte concrètes des travailleurs)
par des expressions forgées par elle ou empruntées aux pratiques
d'Ancien Régime et par là installait cet objet (les formes de lutte
en question) dans un système d'allusion-représentation avantageux
pour la classe patronale et ouvertement hostile envers les luttes des
travailleurs.
Ainsi, pour faire face aux pratiques effectives et pour prévenir
la solidarité de l'action ouvrière, les patrons bourgeois ont mis en
circulation coalition (terme médiéval, corporatif, installant toutes ten-
tatives d'organisation ouvrière dans un prétendu retour aux formes
corporatives de l'ordre féodal — alors qu'en fait elles étaient déjà
des formes de lutte contre le capitalisme —, les assimilant, par le
recours mystificateur à la « liberté », à des manœuvres contre-
révolutionnaires, les réprimant comme des atteintes à la liberté),
« confédération », et ont intégré ces termes à des formules Juri-
diques d'interdiction. Dans les faits, les ouvriers qui disaient faire
grève à Paris, taquehans dans le Nord, étaient enfermés dans la
particularité de leur pratique. Au bout du compte, lorsqu'ils lut-
L'UNIFORMISATION LINGUISTIQUE 79
talent, ils étaient privés à la fois du patois et du français, réduits à
se servir de mots de passe clandestins (« trie », « cloque ») pour
traduire leur refus du système linguistique contraignant.
Ce n'est que dans la lutte que les ouvriers ont peu à peu réussi
à imposer, au moins partiellement, certaines de leurs pratiques.
Ainsi en est-il pour les mots grève, gréviste, pour les expressions
comité de grève et être en grève, qui ne prendront l'extension qu'on
leur connaît qu'au xixe siècle, sous la pression des mouvements
ouvriers 1 . Ce qui ne signifie d'ailleurs pas que la généralisation du
mot marque la fin de l'antagonisme social réalisé au niveau des
pratiques de la langue puisque aussi bien on peut constater en 1972
que dans les manuels d'école primaire le mot grève désigne « le
terrain uni et sablonneux le long de la mer ou d'une grande rivière »
(Littré) et non l'arme de classe du prolétariat. Nous nous garderons
bien de nous en étonner.
Pourtant, cela ne signifie pas non plus que la contradiction capital-
travail salarié développe une contradiction « langue bourgeoise-langue
prolétarienne » s'opposant et reproduisant tel quel au niveau lin-
guistique l'antagonisme de classe qui dresse face à face prolétariat
et bourgeoisie. Pas question donc d'aller récupérer dans Marr cette
vieillerie fantaisiste selon laquelle la langue serait une « superstruc-
ture », si l'on veut chercher à comprendre la nature et la fonction
des conflits linguistiques. Il s'agit simplement de montrer qu'il y a
de l'intérêt pour la bourgeoisie à nier, rejeter, ou refouler, et en
tout cas à combattre les pratiques linguistiques des classes exploi-
tées dans la mesure où elles manifestent indirectement des intérêts

1. Cf. J . DUBOIS, Le Vocabulaire politique et social en France de 1869


à 1872, Larousse, 1962 : « Les conflits entre le travail et le capital
vulgarisent les termes « grève » et « gréviste » (p. 50).
« Parallèlement à cet effort d'organisation ouvrière, on voit se développer
aussi les luttes des ouvriers pour l'amélioration de leur condition. Le voca-
bulaire qui traduit cette « lutte sociale » ou « guerre sociale » se
développe considérablement au cours du Second Empire... Les « grèves »
ou, par euphémisme, 1' « abstention du travail » remplacent les simples
« coalitions », terme juridique ; « grévistes » remplace « ouvriers coalisés »
(p. 134).
Ou pourrait ainsi étendre l'analyse à l'ensemble du réseau lexical qui
s'est constitué sous !a poussée des luttes ouvrières ; montrer par exemple,
à l'aide du Vocabulaire de Dubois et de H.L.F. de Brunot, comment le mot
chômeur a été imposé par la pratique ouvrière pour combattre l'expressiou
patronale d'ouvrier inoccupé.
80 LE FRANÇAIS NATIONAL
de classe fondamentalement opposés. Il s'agit simplement de montrer
aussi que ce processus est historique et dialectique : l'opposition ne
fonctionne pas dans un seul sens (nous l'avons vu à propos de la
grève), mais elle est cependant soumise à des lois tendancielles qui
impliquent, au sein d'une période historique donnée, dans une for-
mation sociale donnée, une dominance, toujours fonction des rap-
ports de classes existants. Par exemple, la pratique du français domi-
nante à la fin de l'Ancien Régime était la pratique bourgeoise
— entendons la pratique distinctive d'une frange distinctive de la
bourgeoisie, en l'occurrence la haute bourgeoisie et la bourgeoisie
aristocratique. A cette phase en succède une autre (mais cette « suc-
cession » n'est pas strictement d'ordre chronologique) qui, avec la
montée de l'industrie capitaliste et le début de la domination poli-
tique de la bourgeoisie, bouleverse le système des échanges existant ;
elle a pour marque essentielle le projet et, pour une grande part,
la réalisation ou l'amorce de réalisation de Y uniformisation linguis-
tique en France.
Les prolétaires ont historiquement tiré partie de cette uniformi-
sation réalisée par le capitalisme (plus tard ils ne diront plus trie
et ils ne feront plus cloque, ils feront grève), mais à ce stade, l'aspect
principal des conflits linguistiques représente la nécessité matérielle
pour la classe capitaliste d'uniformiser les pratiques linguistiques
conformément aux nécessités du mode de production. Et cette unifor-
misation exige que la bourgeoisie impose sa propre pratique, en
refoulant et réprimant du même coup la pratique adverse.
Parce qu'une telle entreprise ne s'improvise pas, il s'ensuit que
l'uniformisation de la langue passe historiquement par une politique
de la langue.
III
UNE POLITIQUE BOURGEOISE DE LA LANGUE NATIONALE

1. PRINCIPES D'UNE POLITIQUE BOURGEOISE DE LA LANGUE NATIONALE


Le développement du mode de production capitaliste impose une
uniformisation linguistique réalisée sous le contrôle de la classe
dominante. C'est ce que tente d'indiquer le chapitre qui précède. Prise
dans une optique sociologiste, cette thèse se bornerait à constater
l'influence des « événements sociaux et économiques » sur le jeu des
échanges linguistiques — ce dont une hypothèse marxiste ne saurait
se satisfaire. Si la lutte des classes menée sur le terrain de la langue
revêt des aspects effectivement divers : économique, politique, juri-
dique et, en anticipant un peu, scolaire, il ne faut pas perdre de
vue que c'est fondamentalement au niveau du droit et de l'Etat
que la pratique de classes pouvait se réaliser et s'imposer.
Avant tout il existe des conflits dans les échanges linguistiques
associés à la production matérielle. La pratique patronale s'impose
historiquement à la pratique ouvrière lorsqu'il s'agit de formuler
les modalités du travail, de l'embauche, des salaires, des grèves, etc.
Mais le « lieu » privilégié du conflit et de la dominance n'est pas
celui de l'économie et de la production matérielle, il est celui de la
lutte politique. C'est par le biais du droit et de la politique que la
classe patronale est dominante et impose sa loi dans les échanges
linguistiques comme dans le reste. Il faut encore préciser.
Cette dominance s'exerce sous deux formes : d'une part dans les
effets linguistiques de la domination politique de la bourgeoisie,
d'autre part dans une politique bourgeoise de la langue. Par effets
linguistiques nous entendons nommer ce qui résulte, au niveau lin-
guistique, des différentes mesures prises au niveau du droit et de
l'Etat ; cela s'entendra, pour ne retenir ici que cet exemple, des effets
linguistiques de l'uniformisation juridique des Poids et Mesures. Pour
82 LE FRANÇAIS NATIONAL
l'essentiel cet aspect a été étudié dans le précédent chapitre. Nous
empruntons le terme de « politique de la langue » à Brunot en en
limitant l'acception à l'ensemble des mesures touchant directement
aux pratiques de la langue et prises, elles aussi, au niveau du droit
et de l'Etat. Cette politique a un objet : l'uniformisation linguistique
à réaliser sur le territoire national ; elle est supportée par une for-
mation idéologique égalitaire et unificatrice qu'on peut nommer pro-
visoirement « langue commune » et « langue nationale », étant
entendu que ces deux termes, ainsi que d'autres (le « français »,
le « français élémentaire ») feront plus loin l'objet de définitions
plus rigoureuses.
En 1789, la langue française entre dans une nouvelle phase
de sa longue vie. (...) la langue apparaît aux hommes politiques
et aux citoyens comme un élément essentiel de la « nationa-
lité 1 ». On croit nécessaire, non plus seulement de la répandre,
mais de l'imposer. Toute une série de mesures sont prises à cet
effet et constituent une politique.
(...) Les résultats obtenus par elle en dix ans dépassent
peut-être ceux auxquels l'évolution spontanée avait jadis conduit
en un siècle. De plus ils changent du tout au tout les conditions
de cette évolution. Les langages locaux sont désormais des
dissidents, qu'il faut combattre et réduire 2. La puissance formi-
dable de l'Etat est mise au service de leur adversaire. Peu
importe que ces idées soient un instant perdues de vue après
Brumaire, et que le nouveau gouvernement semble peu se
soucier de cet intérêt. L'impulsion a été donnée. L'usage lin-
guistique n'est plus considéré comme chose indifférente et
négligeable. Quand on cesse de s'appliquer à le changer, on
est encore désireux de le connaître. Le langage est devenu une
affaire d'Etat. Qui ne voit que, dans ces conditions, la situa-
tion de la langue dans le pays est toute différente de la situation
antérieure? De libre qu'elle était, elle devient matière d'inspec-
tion et objet de règlements.

1. H.L.F., IX, 1, pp. 1 et 2.


2. Nous laissons à Brunot la responsabilité de cette simplification idéali-
sante. Nous montrons p. 93 que ce sont les luttes révolutionnaires qui ont
imposé cette idée parce que les idiomes et dialectes (non les « patois »)
étaient liés, sur le terrain des opérations, à la contre-révolution.
LA LANGUE NATIONALE 83
Si Brunot montre bien la ligne générale de ce que fut une politique
de la langue sous la Révolution, son idéalisme jacobin lui interdit
cependant de mettre en cause certains aspects pour nous déter-
minants. Par exemple, il cite bien les patois et dialectes comme
« dissidents qu'il faut combattre et réduire », mais il passe sous
silence les parlers ouvriers. De plus, il met au compte de la Révolu-
tion en général une politique de la langue qui en fait ne renvoie pas
à la Révolution tout court mais à certains de ses moments, lesquels
ne sont pas neutres politiquement au regard de l'histoire.
Plus loin Brunot distingue pourtant lui-même trois phases aux-
quelles correspondent trois positions différentes à l'égard du problème
linguistique.
La première va de la réunion des Etats généraux (fin 1788-
mai 1789) à la réunion de la Convention (20 septembre 1792).
« Une politique s'annonce », dit Brunot, mais « elle n'a pas com-
mencé d'être appliquée ». Dans les faits on renforce plutôt les parti-
cularismes locaux.
La seconde va de la première réunion de la Convention au 9
Thermidor an II (27 juillet 1794). C'est la « terreur linguistique »,
où les parlers locaux sont effectivement poursuivis et où l'usage du
français est imposé à coup de décrets.
La troisième, qui va du IX Thermidor au 18 Brumaire, marque
un certain recul qu'on peut voir rétrospectivement comme 1' « an-
nonce » de la politique linguistique-scolaire sous le Consulat et
l'Empire.
Il faut se garder de toute interprétation ou lecture rapides. En
dépit, ou à cause de sa rationalité apparente, le découpage de
Brunot est idéologique. Chronologiste d'abord, il est avant tout
descriptif. Il faut surtout se garder d'y lire ce qu'on a trop souvent
tendance à interpréter comme trois phases de la Révolution rigou-
reusement cloisonnées et étanches, ou pire, comme trois séries de
révolutions indépendantes. Nous reviendrons sur ce point. Dans
l'immédiat, proposons de parler de trois moments du processus
révolutionnaire ; terme provisoire mais, à notre avis plus juste que
celui de « phase ». D'emblée, et au moins à titre provisoire, il faut
considérer ces trois moments comme un indice — indice de ce que
le problème linguistique a sans doute quelque chose à voir avec la
politique.
S'il y a problème (linguistique), c'est qu'il y a question. La
question manifeste le problème, le pose. Or la politique bourgeoise
84 LE FRANÇAIS NATIONAL
de la langue se manifeste précisément dans la question : « L'usage
de la langue française est-il universel dans votre région ? » qui
préface la série des quarante-trois questions posées par Grégoire
dans une enquête lancée en août 1790. Sans anticiper sur les
réponses — il a déjà décrit l'état linguistique de la France à la
fin de l'Ancien Régime 1 — Brunot commente :
La conviction de Grégoire est des lors que, s'il ne l'est pas
(universel), il doit le devenir 2.
Et il ajoute :
Il (Grégoire) est un de ceux auxquels on doit ce qui n'a
jamais plus été perdu complètement de vue : une politique de
la langue 3 .
Le problème manifesté dans la question est celui de la forme
dans laquelle doit s'exercer la domination politique de la bourgeoisie.
Nous en avons déjà identifié les bases (la base matérielle du pro-
blème) en rappelant l'un des principes essentiels du mode de pro-
duction capitaliste : la « liberté » de l'ouvrier à vendre sa force
de travail. Il faut y revenir, mais cette fois en mettant l'accent sur
l'aspect politique, qui est aussi bien pour nous l'aspect linguistique
de la domination de classe de la bourgeoisie dans le cas particulier
de la formation sociale française.
L'ordre monarchique, qui instituait des différences de statut juri-
dique entre les sujets du roi, ne constituait pas seulement une condi-
tion d'impossibilité du libre contrat, il était aussi une entrave à la
révolution bourgeoise et par suite à l'exercice de la démocratie
(bourgeoise). La bourgeoisie française n'a pu en effet ériger sa domi-
nation politique sans mobiliser toutes les autres classes de la forma-
tion sociale contre l'ancienne classe dominante, sans faire une révo-
lution qui ne soit pas simplement « bourgeoise », mais « populaire ».
C'est une caractéristique propre de la révolution bourgeoise fran-
çaise de n'avoir pu faire triompher ses droits et ses aspirations
de classe sans que les autres classes opprimées reconnaissent ces
droits et ces aspirations comme les leurs. En d'autres termes,
1. Cf. Chapitre I.
2. H.L.F., IX, 1, p. 12.
3. Ibid., p. 13.
LA LANGUE NATIONALE 85
et sans qu'elle cesse pour autant d'être bourgeoise, la révolution
bourgeoise française ne s'est pas faite au nom de la bourgeoisie,
mais au nom du peuple.
Or c'est précisément cette domination générale réalisée au nom
des droits généraux de la société 1 qui est en jeu dans l'intérêt porté
par la bourgeoisie à la question linguistique, intérêt représenté au
niveau politique dans une politique bourgeoise de la langue. Dès
lors en effet que les individus cessent d'être des sujets pour devenir
des citoyens, dès lors que de la soumission muette ils passent à la
participation active, les citoyens du nouveau régime sont tenus de
« comprendre » (les lois) et de « s'exprimer ». « Expression »
qui peut être purement formelle mais qui peut aussi, c'est le cas
dans un processus révolutionnaire, avoir un contenu réel, même si
icelui-ci n'est pas, eu égard à la classe qui s'en fait le support,
entièrement autonome. Ce couple « compréhension-expression »
est d'ailleurs valable non seulement en période de « crise » révo-
lutionnaire, mais aussi en « temps ordinaire » de la démocratie
bourgeoise 2. A condition toutefois qu'on considère celle-ci non comme
un simple camouflage d'une dictature de classe (c'est l'erreur de
l'opportunisme « de gauche » :l), mais comme une forme et comme
un moyen féel du pouvoir de la classe bourgeoise dans des conditions
historiques déterminées.
Du coup, on peut citer maintenant ce passage de VHistoire de
la Langue française où Brunot, en raison de son idéologie « jacobine »
(entre guillemets puisque c'est la représentation rétrospective du
jacobinisme chez un universitaire d'un siècle postérieur), énonce
sur le mode du fait, de la nécessité naturelle, ce qu'ont bel et bien
été les objectifs politiques de la révolution bourgeoise en France :

1. Cf. GRAMSCI : « Une classe particulière ne peut revendiquer la domi-


nation générale qu'au nom des droits généraux de la société », dans
Note sul Machiavelli, sulla politica e sullo stato moderno.
Sur ce point, voir aussi K. MARX, La Bourgeoisie et la contre-révolu-
tion, dans La Nouvelle Gazette Rhénane, 15 décembre 1848 ; Ed. Sociales,
Paris, 1969, t. II, pp. 227-231.
2. Par exemple, le suffrage universel, qui appartient en propre à la
démocratie bourgeoise, suppose l'uniformisation linguistique comme la condi-
tion de son existence.
3. Lequel est un renversement illusoire de l'opportunisme de droite qui
tend à considérer la démocratie bourgeoise comme représentant déjà une
réalisation partielle de la « démocratie en soi ».
86 LE FRANÇAIS NATIONAL
La monarchie avait pu gouverner pendant des siècles en
demandant à ses sujets d'obéir et de payer. Ses ordres, les
actes de ses agents, appuyés sur une autorité traditionnelle et
indiscutée, proclamée à l'occasion d'origine divine, n'avaient
besoin d'aucune adhésion volontaire. Tout au contraire, la
loi nouvelle, quoique votée au nom du peuple et par ses repré-
sentants, n'avait chance de s'imposer qu'avec l'assentiment de
l'opinion. Il eût été contraire à l'esprit même de la démo-
cratie qu'on prétendait instituer et aux principes de gouver-
nement qu'on posait, de faire des réformes, fussent-elles des
plus bienfaisantes, sans les faire connaître, sans en exposer
l'économie et les motifs aux citoyens « actifs » et même « pas-
sifs ».
La disparité des idiomes constituait donc un obstacle majeur à
l'exercice de la démocratie bourgeoise, à la domination politique
de la bourgeoisie réalisée dans ses formes démocratiques bourgeoises.
Le problème une fois posé dans sa question, il fallait tenter de
le résoudre. Sinon de le résoudre, du moins de lui donner une
réponse, fût-elle largement illusoire. Ce qu'entreprit l'Assemblée
constituante.
Il devenait d'autant plus urgent d'intervenir que les décisions
prises par l'Assemblée du nouveau régime étaient loin de faire
l'unanimité. L'inégalité devant les moyens d'expression ne constituait
plus seulement un obstacle, elle était en train de devenir un danger
A la séance du 9 février 1790 Grégoire avait pu en effet affirme?
que « dans certains pays des troubles graves s'expliquaient pa.
d'énormes erreurs sur le sens des mots, des paysans prenant des
décrets de l'Assemblée nationale pour des décrets de prise de
corps 1 ! » Malgré le côté spectaculaire de l'intervention, rien ne
permet de penser que les affirmations de Grégoire étaient des pré-
somptions sans fondement ni, a fortiori, qu'elles relevaient de la
fantaisie d'un obsessionnel de la langue. Le danger était réel, et
l'Assemblée le comprit qui décida la traduction des décrets :
(...) un décret qui dit que le pouvoir exécutif sera supplié de
faire publier les décrets de l'Assemblée dans tous les idiomes

1. H.L.F., IX, 1, p. 23.


LA LANGUE NATIONALE 87
qu'on parle dans les différentes parties de la France. Ainsi
tout le monde va être le maître de lire et écrire dans la
langue qu'il aimera mieux et les loix françaises seront fami-
lières pour tout le monde l .
Première mesure touchant directement au problème des échanges
linguistiques, la traduction des décrets fut indéniablement une déci-
sion politique. Elle apparaît à la fois comme le symptôme de
l'importance accordée à la question et comme une première tenta-
tive en vue de la résoudre.
Cependant il est difficile, sur cette seule base, de créditer la
Constituante du mérite d'une politique inaugurale si l'on songe à
ce que fut, sous la Convention, la politique de la langue. La
Convention allait en effet suivre une autre voie, entièrement dirigée
vers sa « fin » idéale : l'uniformisation de l'ensemble des pra-
tiques linguistiques en vigueur sur le territoire national à partir
d'une pratique spécialement élaborée à cet effet : le français.
Entre la traduction et la francisation, c'est-à-dire entre la « politique
linguistique » menée par la Constituante et celle menée par une
Convention marquée de la domination jacobine, il y a donc bien
lieu de constater une coupure apparente. Mais avant d'en venir là,
c'est-à-dire avant de passer de la constatation pure et simple à la
démonstration (coupure apparente ? ou renversement réel d'une
politique dans une autre, contradictoire ?), il faut dire quelques
mots des effets de ce décret du 14 janvier 1790 voté à fin de
traduction. Fut-il lui-même traduit ? On peut le penser, bien que
Brunot n'en dise mot. En tout cas il fut connu, et malgré certaines
oppositions 2 , il semblerait qu'en règle générale il ait été accueilli
très favorablement, pour ne pas dire dans l'enthousiasme.
Dans les faits, le décret fut très inégalement appliqué. Et ce,
beaucoup moins à cause du veto royal dont il avait été frappé
qu'à cause de Y impossibilité matérielle qu'il y avait à ce qu'il soit
suivi d'effet. Cette impossibilité matérielle revêtait un double aspect.
Premièrement, les patois étaient des « langues » parlées « qui
n'avaient point d'écriture ni d'orthographe adaptées » (Brunot).
1. Bouchette, initiateur du décret. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, p. 25.
2. « Ce serait rendre un mauvais service aux citoyens que de les
entretenir dans l'usage d'un baragouin barbare, et de ne pas les encourager
par tous les moyens possibles, à se servir du langage national. » Lettre de
Corrèze, citée par Brunot, H.L.F., I X , 1, p. 26.
88 LE FRANÇAIS NATIONAL
Secondement, la langue politique française était en pleine formation ;
la langue des décrets, langue juridique et politique, même dépouillée
de ses archaïsmes juridiques, ne pouvait être traduite telle quelle :
« Comment, interroge Brunot, le gascon ou le provençal eussent-ils,
en quelques semaines, rattrapé leur retard, et offert les ressources
techniques nécessaires pour exposer ou commenter les votes de la
Constituante 1 ? >
L'objectif étant celui que nous avons décrit précédemment —
rallier les masses populaires et mettre en acte les principes solennelle-
ment proclamés dans la Déclaration des Droits de l'Homme et du
Citoyen —, on pourrait en conclure que l'objectif était manqué,
faute de langue. On pourrait ajouter (et on serait alors moins loin
d'être dans le vrai) que ce n'était pas un accident de parcours, mais
bien un moment, essentiel, de la constitution d'une politique bour-
geoise de la langue, moment qui ne pouvait apparaître comme une
« erreur » qu'après rectification dans le processus historique d'unifor-
misation des pratiques. Ce faisant, on se bornerait alors à constater
des « difficultés techniques » tout en cédant par là-même à la satis-
faction illusoire d'avoir désigné des « causes matérielles ». En un
mot, on usurperait une position matérialiste.
En effet, les raisons avancées par Brunot ne constituent qu'une
cause apparente, non réellement déterminante dans les faits, de
l'« échec » de la politique de la Constituante en matière de
langue.
Mais y a-t-il vraiment échec ? La réponse apportée par la
Constituante supposait-elle vraiment que le problème ait été au
préalable posé ? Si oui, la politique de la Constituante peut effecti-
vement être pensée comme une « erreur ». Mais dans ce cas, dire,
comme nous l'avons fait, que « l'objectif était manqué faute de
langue », n'est-ce pas admettre a priori une identité des objectifs
(les moyens seuls différant) entre la politique de la Constituante et
celle de la Convention ? Or l'identité ne va pas de soi. L'objectif
était-il bien le même? Nous répondrons non en disant que le
problème de la langue en démocratie bourgeoise n'a pas été posé
réellement (au niveau de l'Etat) avant l'intervention jacobine. Nous
répondions non en disant que poser le problème c'était le poser
dans la question de l'uniformisation. Ce qui du coup ruine la
problématique des « moyens » : entre traduction et francisation

1. H.L.F., IX, 31.


LA LANGUE NATIONALE 89
il n'y a pas différence de « moyens » (représentation instrumen-
tante et de la politique et de la langue), il y a effet d'une
distance politique manifestée, à ce niveau, par la position du
problème de l'uniformisation. Si cette thèse est juste — et il
y a de bonnes raisons pour le penser — est-ce qu'il est légitime
de parler indistinctement de politique bourgeoise de la langue pour
la Convention et pour la Constituante ? Si c'est la politique de la
Convention qu'on range exclusivement sous ce terme, est-ce que du
coup on ne relègue pas la politique de la Constituante au rang
d'une forme antédiluvienne de la politique bourgeoise de la langue ?
Si, par ailleurs, la Constituante marque l'accession de la bourgeoisie
au pouvoir politique — ce que personne ne niera —, comment
expliquer cette coupure apparente entre « bourgeoisie » et « bour-
geoisie » ?
En fait, il n'y a pas « plusieurs » révolutions françaises : le pro-
cessus révolutionnaire de 1789-1794 constitue bien une unité, avec
ses contradictions propres, et non une accumulation de révolutions
successives. Mais ce qui distingue en propre la période de la
Convention montagnarde, c'est qu'elle est marquée par la dictature
de la démocratie révolutionnaire jacobine1, laquelle correspond,
jusques et y compris dans les contradictions qui la travaillent de
l'intérieur (par exemple l'antagonisme Jacobins-Sans-Culottes), à une
phase de radicalisation du processus révolutionnaire bourgeois 2 .
Cette radicalisation n'est pas seulement celle qu'un examen superfi-
ciel de la Révolution permet d'exhiber (i.e. ses formes militaires
1. Nous empruntons cette expression à A. MANFRED, La Nature du Pou-
voir jacobin, La Pensée n° 150, avril 1970. Nous l'employons ici à cause de
sa valeur descriptive (indiscutablement utile), mais sans laisser croire qu'il
pourrait s'agir du concept adéquat (nécessaire, suffisant et définitif) de la
période jacobine.
2. Cf. MARX, La Bourgeoisie et la contre-révolution, op. cit., p. 229 :
« Dans les deux révolutions [1648 et 1789] la bourgeoisie était la classe qui
se trouvait réellement à la tête du mouvement. Dans les villes, le prolétariat
et les autres catégories sociales n'appartenant pas à la bourgeoisie ou bien
n'avaient pas des intérêts différents de ceux de la bourgeoisie, ou bien ne for-
maient pas encore de classes ou de fractions de classe ayant une évolution
indépendante. Par conséquent, même là où elles s'opposaient à la bour-
geoisie, comme par exemple de 1793 à 1794 en France, elles ne luttaient que
pour faire triompher les intérêts de la bourgeoisie, quand bien même ce n'était
pas à sa manière. Toute la Terreur en France ne fut rien d'autre qu'une
méthode plébéienne d'en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, l'absolutisme,
le féodalisme et l'esprit petit-bourgeois. »
90 LE FRANÇAIS NATIONAL
et répressives) ; mais elle affecte au contraire l'ensemble de la struc-
ture sociale et l'ensemble des niveaux et des formes d'intervention
(politique, social, idéologique, etc.), et par conséquent aussi des
réalisations des révolutionnaires bourgeois.
L'aspect linguistique du processus révolutionnaire n'échappe pas
à cette radicalisation ; et c'est bien pourquoi, entre la Constituante
et la Convention, il n'y a pas seulement différence de « moyens »
pour parvenir aux mêmes « fins » linguistiques-politiques. Si la
francisation à outrance a succédé à la traduction des décrets c'est
beaucoup moins, comme le prétend Brunot, à cause de l'impossi-
bilité matérielle que constituait la traduction qu'à cause d'un chan-
gement profond intervenu dans les formes de la lutte politique de
classes. Il faut se garder de toute représentation instrumentalistc
de la langue (et de la politique !) et penser en revanche qu'entre
traduction et francisation il n'y a pas différence de moyens mais
changement de politique au sens strict. D'un point de vue poli-
tique, il n'est pas indifférent que la démocratie fonctionne « à la
traduction » ou qu'elle fonctionne « au français ». Plus : elle
s'interdit d'être une démocratie (révolutionnaire et bourgeoise si
elle fonctionne à la traduction.
Nous savons en effet que la bourgeoisie française n'a pu ériger
sa domination politique sans mobiliser toutes les autres classes de la
formation sociale contre les anciennes classes dominantes, nous
savons également que dans le processus révolutionnaire où la bour-
geoisie française a installé les formes démocratiques de sa domination,
les sujets cessèrent d'être des sujets pour devenir des citoyens,
passèrent de la soumission muette à la participation active. Or cette
« participation » n'est pas une fin en soi ; les formes dans lesquelles
elle se réalise ne sont ni toutes équivalentes, ni toutes possibles.
Elle présuppose d'abord une égalité juridique (la loi est la même
pour tous) dont l'efficace doit intervenir aussi au niveau linguistique :
pour tous la même langue. De même que la loi est la même pour tous,
de même la langue doit être la même pour tous. On peut, sans
autrement tomber dans l'analogisme, poursuivre la comparaison :
une pluralité de droits (locaux par exemple) constitue, on voudra
bien l'admettre, un obstacle à l'égalité juridique. H en va stricte-
ment de même pour la langue et les patois ; et ceci non par
simple analogie, mais uniquement parce qu'en régime démocratique
bourgeois la question de la langue est aussi (elle n'est pas seulement
cela) intérieure au juridique et au politique. Pour que, de fait, les
LA LANGUE NATIONALE 91
citoyens soient inégaux en langue (il existe des pratiques linguistiques
travaillées par des antagonismes sociaux) sans que cette inégalité
de fait soit celle de l'Ancien Régime (les patois), il faut qu'en droit
la langue soit la même pour tous (le français). Par quoi on peut
comprendre aisément que la traduction des décrets ne réalise pas
cette égalité juridique bourgeoise.
Traduction et francisation ne sont donc pas de simples « moyens »
ou encore de simples « formes » d'un même « contenu » (la parti-
cipation des citoyens à la vie politique), ils constituent en fait des
éléments respectivement inclus dans une politique, des éléments dis-
tincts de politiques distinctes. Par quoi on doit aussi comprendre que
de la Constituante à la Convention il y a tout autant « coupure »
que « continuité » : les Jacobins « devaient accomplir ce que
n'avaient pas fait leurs prédécesseurs (...) Us devaient mener la
révolution jusqu'au bout l . » En d'autres termes, c'est dire qu'ils
changeaient de politique en même temps qu'ils étaient les seuls (en
tant que « bloc historique » selon Manfred, en tant que représen-
tants de la « volonté collective nationale populaire » selon Gramsci 2 >
à pouvoir opérer ce changement.
Il faut parvenir à comprendre cet apparent paradoxe que la
bourgeoisie constituante ne produit pas, au sens strict, une politique
bourgeoise de la langue alors que la volonté collective nationale
populaire dont la politique jacobine est l'expression produit et déve-
loppe, elle, cette politique en poussant jusqu'au bout le caractère
démocratique populaire de la révolution bourgeoise. A cet égard on
peut dire que du point de vue démocratique bourgeois la politique
jacobine (en matière de langue comme en d'autres matières) est à la
fois la plus radicale et la plus conséquente. Même si elle n'a pu
s'imposer immédiatement dans les faits, elle pose les principes de la
démocratie bourgeoise jusques et y compris dans le fonctionnement
de ses appareils.
Nous devrons alors en tirer les conséquences aussi bien quand
nous examinerons les modalités de la politique jacobine en matière
de langue que quand nous nous pencherons sur le processus d'unifor-
misation linguistique lui-même. En effet, si la politique bourgeoise de
la langue est inscrite dans la politique générale des Jacobins, cela
signifie qu'il faut prendre cette inscription à la lettre, lui donner son

1. (MANFRED, op. cit., p. 68).


2. Voir Œuvres choisies, Ed. sociales, p. 190.
92 LE FRANÇAIS NATIONAL
sens plein. On dira alors que la politique jacobine de la tangue
réalise au niveau linguistique sa dictature révolutionnaire et démo-
cratique : égalitaire et démocratique (le même français pour tous),
la politique de la langue est en même temps réalisée dans une
dictature (cf., comme nous le verrons plus loin, la « terreur linguis-
tique » en Alsace). On ajoutera que cette dictature révolutionnaire
et démocratique est elle-même réalisée au niveau linguistique, comme
à d'autres niveaux, dans des appareils qui sont des appareils de
l'Etat (armée, police, tribunaux, comités révolutionnaires, etc.) et
qu'elle est supportée par des formations idéologiques (l'idéal de
nation, la France, le français, les Français) qui jouent un rôle parti-
culièrement important dans le processus d'uniformisation des prati-
ques.

2. LA DICTATURE DE LA DÉMOCRATIE RÉVOLUTIONNAIRE JACOBINE EN


MATIÈRE DE LANGUE.
Une politique une fois définie dans ses principes, il faut, sur la
pratique de la politique jacobine, en venir aux faits. En d'autres
termes, illustrer notre hypothèse, pour la vérifier.
Pour autant qu'elle se découpe, l'histoire d'une politique n'est pas
identifiable, terme à terme, avec le découpage qu'opèrent successive-
ment les différentes assemblées (Constituante, Législative, puis
Convention) dans le calendrier de la Révolution. Rappelons que
Brunot distingue trois phases dans le processus révolutionnaire qu'il
donne comme trois positions différentes à l'égard du problème lin-
guistique ; la seconde phase allant de la première réunion de la
Convention (20 septembre 1792) au 9 thermidor an II (27 juil-
let 1794). En fait le découpage est faux. Par la suite, Brunot indique
lui-même qu'à ses débuts la Convention continua la tradition des
précédentes assemblées. La Convention girondine n'innova pas, elle
poursuivit la politique de traduction des décrets et promulgua un
nouveau décret dont les dispositions prévoyaient la traduction des
lois en langue allemande, italienne, castillane, basque, et bas-bre-
tonne ; elle chargea en outre une commission d'accélérer la traduc-
tion.
C'est pendant la Convention montagnarde, c'est-à-dire à partir
de juin 93, que se produisit le « grand tournant » linguistique.
Plus que jamais, la disparité des idiomes constituait alors un danger.
LA LANGUE NATIONALE 93
La guerre aux idiomes ne fut pas un coup de foudre du volonta-
risme jacobin dans un ciel girondin ; d'un peu partout les plaintes
affluaient : de Bretagne, d'Alsace, du Pays basque, les rapports
des représentants en mission étaient semblables dans leur teneur
à celui-ci, cité par Brunot, et que nous rapportons pour l'exemple :
Si le peuple de la Flandre maritime n'est pas à la hauteur
de la Révolution, il faut s'en prendre à la langue qu'on y cultive
encore en secret 1 .
Les idiomes ne jouaient pas simplement le rôle d'une force
d'inertie sur laquelle venaient se briser les assauts de la propagande
révolutionnaire, ils jouaient également le rôle d'un instrument actif
aux mains des forces contre-révolutionnaires, comme en témoigne ce
document :
Les citoyens Rothé et Schwartz... ayant passé devant la mon-
tagne, ils ont vu Arles, Brandt, Jedele, Platten et beaucoup
d'autres citoyens... rassemblés pour signer une pétition du citoyen
Ritzenthaler, lequel les assurait que son contenu renfermait les
seules demandes au représentant... d'obliger la municipalité à
rendre ses comptes et à accélérer le partage des biens commu-
naux. Que l'assemblée ayant eu lieu dans l'auberge même, où
logeait le Représentant, ils ont signé la pétition... ne pouvant
s'imaginer que dans un pareil lieu, on pût avoir l'audace de faire
signer des écrits séditieux, mais que lors de (sa) présentation au
Représentant, ils s'était trouvé de bons patriotes auprès de lui
qui ont expliqué dans l'idiome du pays aux citoyens présents le
contenu de l'écrit séditieux... sur quoi ils ont révoqué leur
signature et assuré le Réprésentant de leur patriotisme.
(Glose de Brunot :) Ainsi voilà des gens, des patriotes, qui
croient signer un papier de caractère purement administratif et
municipal, contenant une demande légitime, et qui inscrivent
leur nom sur un papier de révoltés2.
C'est dans ce contexte précis que les idiomes furent déclarés
suspects et que Barère, dans une intervention faite au nom du

1. Lettre d'Isoré, 2 décembre 1793, citée par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, p. 176.
2. BRUNOT : H.L.F., IX, 1, pp. 175-176.
94 LE FRANÇAIS NATIONAL
Comité de Salut Public le 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) dénonça
à la tribune les menaces que faisaient peser sur le sort de la
République « les idiomes anciens, welches, gascons, celtiques, wisi-
gots, phocéens et orientaux ». L'intervention de Barère ne se limite
pas à ces envolées lyriques qui lui font dire que « le fédéralisme et la
superstition parlent bas-breton », ou encore que « la contre-révolu-
tion parle italien et le fanatisme parle basque », elle définit les prin-
cipes politiques et idéologiques qui impliquent l'existence d'une langue
nationale :
La monarchie avait des raisons de ressembler à la tour de
Babel ; dans la démocratie, laisser les citoyens ignorants de la
langue nationale, incapables de contrôler le pouvoir, c'est trahir
la patrie, c'est méconnaître les bienfaits de l'imprimerie, chaque
imprimeur étant un instituteur de langue et de législation. Le
français deviendra la langue universelle, étant la langue des
peuples. En attendant, comme il a eu l'honneur de servir à la
déclaration des Droits de l'homme, il doit devenir la langue
de tous les Français. Nous devons aux citoyens « l'instrument
de la pensée publique, l'agent le plus sûr de la Révolution, le
même langage ». Chez un peuple libre la langue doit être une
et la même pour tous K
On notera que ce passage confirme en tous points l'hypothèse
que nous avancions au début de ce chapitre et dans le précédent,
notamment concernant l'aspect juridique des problèmes linguistiques
(« la langue doit être une et la même pour tous », à l'instar de la
loi) et la nécessité de l'uniformisation en régime démocratique bour-
geois.
A la suite de l'intervention de Barère, la Convention décida par un
décret que des instituteurs de langue française seraient nommés —
dans un délai de dix jours — dans tous les départements où on
parlait bas-breton, basque, italien et allemand. La question linguis-
tique-scolaire était à l'ordre du jour puisque le lendemain (le 9 plu-
viôse an II) la Convention entendit un rapport du Comité d'Instruc-
tion publique et en adopta les conclusions 2. Mais laissons ce point
1. Cité par BRUNOT, op. cit., p. 181.
2. Signalons qu'on ne saurait considérer la nomination des instituteurs de
langue française comme une mesure de politique scolaire. Les « instituteurs
LA LANGUE NATIONALE 95
(la question scolaire dans la politique des Jacobins) qui mérite une
étude spéciale, et revenons au décret du 8 pluviôse pour y relever
un point qui mérite l'attention : la place donnée à la pratique poli-
tique dans l'apprentissage du français. L'un des articles (art. 4)
prévoit la lecture publique des lois et la traduction (orale) de celles
ayant trait à l'agriculture (n'oublions pas la place donnée à la
paysannerie par les Jacobins) et, plus généralement, aux droits des
citoyens. Quant à l'article 6, il assigne aux sociétés populaires un rôle
à la mesure de leur importance dans la pratique politique jacobine :
Art. 6 — Les sociétés populaires sont invitées à propager
l'établissement des clubs pour la traduction vocale des décrets
et des lois de la République, et à multiplier les moyens de
faire connaître la langue française dans les campagnes les plus
reculées 1 .
Cet article est important sous deux aspects, qu'il nous donne à
voir concurremment. Premièrement il confirme que la politique lin-
guistique des Jacobins n'est ni un fait accidentel ni un épiphénomène,
mais qu'elle est, au contraire, partie intégrante de leur pratique poli-
tique et des formes dans lesquelles elle s'exerce : en l'absence d'un
appareil spécialement élaboré à cet effet, les appareils démocratiques
de base sont chargés d'assurer une part importante de l'entreprise de
francisation, notamment dans les campagnes. Le fait est d'importance
si on rappelle que les sociétés populaires, les clubs, les comités
révolutionnaires n'étaient pas de simples relais administratifs d'un
pouvoir « venu d'en haut », mais qu'ils constituaient des organisations
de langue française » ne sont pas, même par anticipation, des instituteurs
en tant que ceux-ci constituent une partie du personnel de l'appareil scolaire.
Le bon sens voudrait qu'il n'y ait pas d'appareil scolaire sans qu'il y ait au
préalable des instituteurs. Mais le bon sens a tort : c'est l'appareil scolaire qui
produit les instituteurs en tant que corps social chargé de la fonction d'ensei-
gnement que nous lui connaissons aujourd'hui. La nomination des « institu-
teurs de langue française » est une mesure intérieure à la politique de la
langue nationale menée spécialement par les Jacobins et intérieure au procès
d'uniformisation pendant la période révolutionnaire.
Ajoutons qu'elle n'entrave pas le développement de notre hypothèse selon
laquelle des fragments de la politique jacobine de langue nationale et de leurs
théories idéologiques seront repris et développés ultérieurement à l'intérieur
d'une politique scolaire.
1. Cité par BRUNOT, H,L.F., IX, 1, p. 184,
96 LE FRANÇAIS NATIONAL
de masse qui non seulement bénéficiaient d'une large audience, mais
étaient le lieu d'une pratique institutionnelle de l'initiative révolu-
tionnaire des masses. Le fait est d'autant plus important, nous le
verrons plus loin 1, qu'il est inséparable de ses effets : pendant la
Révolution, c'est dans la pratique politique que les masses appren-
nent le français. Secondement l'article manifeste l'aspect historique de
la constitution d'une politique de la langue, il montre que la dictature
de la démocratie révolutionnaire en matière de langue ne s'instaura
pas du jour au lendemain, dès l'arrivée au pouvoir des Jacobins,
mais qu'au contraire elle fut un processus historique soumis à des
conditions objectives, au développement des idéaux révolutionnaires,
à son insertion dans le procès d'ensemble que constitue la politique
jacobine 2. En effet, si l'article en question invite les sociétés popu-
laires à « multiplier les moyens de faire connaître la langue française
[écrite, seule juridiquement valable] dans les campagnes les plus
reculées », il met cependant encore l'accent sur la nécessité de
traduire oralement les décrets et les lois. En un mot, il constitue
en quelque sorte le trait d'union de deux politiques. En cela
il se démarque, en même temps qu'il l'annonce, du décret du
2 thermidor (20 juillet 1794) qui sanctionne juridiquement la
coupure politique-linguistique. Dans la mesure où il marque la mise
à l'ordre du jour de la « terreur linguistique », il nous paraît utile de
le reproduire ici in extenso.
Art. 1. A compter du jour de la publication de la présente
loi, nul acte public ne pourra, dans quelque partie que ce soit
du territoire de la République, être écrit qu'en langue fran-
çaise.
Art. 2. Après le mois qui suivra la publication de la présente
loi, il ne pourra être enregistré aucun acte, même sous seing
privé, s'il n'est écrit en langue française.
Art. 3. Tout fonctionnaire ou officier public, tout agent du
Gouvernement qui, a dater du jour de la publication de la
présente loi, dressera, écrira ou souscrira, dans l'exercice de ses
fonctions, des procès-verbaux, jugemens, contrats ou autres
1. Chap. V.
2. Ajoutons que si ce processus historique acquiert pendant la dictature de
la démocratie révolutionnaire jacobine ses caractéristiques les plus nettes
(parce qu'elle s'en donne les moyens politiques et institutionnels), il ne s'y
réduit pas.
LA LANGUE NATIONALE 97
actes généralement quelconques conçus en idiomes ou langues
autres que la française, sera traduit devant le tribunal de police
correctionnelle de sa résidence, condamné à six mois d'emprison-
nement, et destitué.
Art. 4. La même peine aura lieu contre tout receveur du
droit d'enregistrement qui, après le mois de la publication de la
présente loi, enregistrera des actes, même sous seing privé,
écrits en idiomes ou langues autres que le françaisl.
Dire que ce décret constitue une sanction juridique c'est dire qu'il
ne fait qu'étendre sur l'ensemble du territoire national une série de
mesures déjà prises à des échelons locaux plus ou moins vastes, qu'il
ne fait que systématiser en lui donnant sa forme juridique une poli-
tique déjà constituée dans les faits.
En effet, non seulement la « terreur linguistique » avait déjà été
mise à l'ordre du jour, mais elle avait de plus été inaugurée sur le
terrain où les contradictions linguistiques prenaient la forme d'un
antagonisme ouvert. Saint-Just en avait été une sorte d'initiateur
lorsque, au cours de sa mission en Alsace (à partir d'octobre 93),
il avait constaté la prédominance massive de la langue allemande
dans les échanges linguistiques. Le 9 nivôse (29 décembre 1793)
les représentants du peuple Lebas et Saint-Just décrétèrent la création
d'une école de français dans chaque commune ou canton du Bas-
Rhin. Quelques jours auparavant (le 17 décembre), au cours d'une
fête commémorant les martyrs de la liberté, l'un des discours devait
être fait en allemand. Un représentant s'y opposa et tous les dis-
cours furent prononcés en français. Il fallait cependant attendre
le 25 germinal an II (14 avril 1794) pour voir le Directoire du
département du Bas-Rhin ordonner la rédaction en français de tous
les papiers administratifs et de tous les rapports et pétitions adressés
aux autorités. Dans la déclaration de principe qui ouvre l'Arrêté on
lit notamment :
Les administrateurs du Directoire du département du Bas-
Rhin (...) considérant que la différence de langage entre les
habitants de la rive gauche du Rhin et leurs frères de l'intérieur
paroît être un obstacle à la communication fraternelle qui doit
exister entr'eux ; qu'il est par conséquent essentiel de détruire

1. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, pp. 186-187.


98 LE FRANÇAIS NATIONAL
une cause qui pourrait nuire à l'harmonie politique de tous les
Français, et relâcher les liens sociaux qui les unissent ; considé-
rant enfin, qu'il est de l'intérêt général, que tous les Français
qui ne forment qu'une même famille, qui ont les mêmes lois,
les mêmes droits et les mêmes devoirs à remplir, ayent aussi le
même langage ; que pour parvenir à ce résultat salutaire, il est
nécessaire d'augmenter les moyens de propager la mère-langue
de la République dans le Département et de bannir de tous les
actes publics un idiome, qui rend les habitants encore, quant à
ce, étrangers au reste de la France ;
Arrêtent :
(...) suivent les mesures de l'Arrêté dont le contenu a été
résumé plus haut. Arch. Mun. de Strasbourg, n" 108, du
25 germinal an II, t. II, 447 1 .
L'arrêté fut suivi de nouvelles mesures de proscription de l'alle-
mand : les séances allemandes de la Société des Jacobins furent
interdites ; le corps municipal de Strasbourg décida de faire effacer
les inscriptions allemandes des bâtiments publics et étendit la mesure
aux « inscriptions ou affiches placées aux maisons, au-dessus des
magasins, ateliers ou boutiques », en n'autorisant que les inscriptions
en français. Parallèlement à ce train de mesures, discours et pamphlets
se multiplièrent pour réclamer une radicalisation des formes de
répression en matière de politique de la langue, allant jusqu'à appeler
à la déportation en masse ou à l'exécution pure et simple 2. Dans le
lot de ces discours on peut retenir la Dissertation sur la francilisation
de la ci-devant Alsace (mars 1794) de Rousseville et le rapport de
Philibert Simond, député à la Convention, qui proposait au Comité
de Salut Public de donner la priorité aux citoyens parlant français
pour l'achat des biens nationaux et de transporter « un nombre
égal de citoyens parlant le français de l'intérieur de la République
dans les deux départements du Rhin, de sorte qu'il y aura autant

1. Cité par BRUNOT, H.L.F., I X , 1, p. 190, note 1.


2. « Plusieurs orateurs prononcèrent des discours très énergiques ; les uns
demandant qu'on les déportât et qu'on transplantât en Alsace une colonie de
Sans-Culottes ; d'autres qu'on leur fît faire une promenade à la guillotine, pour
opérer leur conversion. »
HEITZ, Soc. pol., pp. 302-303 ; cité par Brunot, H.L.F., IX, 1, p. 191.
LA LANGUE NATIONALE 99
d'habitants parlant le français que de ceux parlant l'allemand dans
les deux départements ».
Si la Convention ne suivit pas ces voies extrêmes, il ne faut pas
pour autant se hâter, comme le fait Brunot, de mettre ces propositions
au compte de « la folle élucubration d'un cerveau brûlé », ni même
de les considérer comme un « accident de parcours ». Qu'elles aient
été politiquement erronées, l'histoire le montre, mais qu'elles aient
été fantaisistes, c'est ce qu'il faut mettre au compte d'un fantasme
idéologique qui, ou bien méconnaît l'histoire de l'uniformisation et de
la francisation, ou bien se représente celles-ci « sans histoire »,
c'est-à-dire opérées sous le coup du miracle, mais qui de toute façon
nous expose à oublier le contexte de lutte idéologique intense qui
nécessairement outre parfois ses produits.
Il reste que la politique de la Convention montagnarde continua
de se développer en retrait de telles interventions. A la séance du
8 pluviôse an II qui devait aboutir au célèbre décret (cf. plus haut)
les députés avaient même rejeté un amendement de Grégoire visant
à étendre les mesures arrêtées non pas seulement aux idiomes étran-
gers mais à la trentaine de dialectes qui fleurissait sur le territoire
national. Barère répondit que les patois ne constituaient pas réel-
lement un danger :
Ce n'est pas qu'il n'existe d'autres idiomes plus ou moins
grossiers dans d'autres départements ; mais ils ne sont pas
exclusifs, mais ils n'ont pas empêché de connaître la langue
nationale. Si elle n'est pas également bien parlée partout, elle
est du moins facilement entendue l .
Il précisa en outre dans sa réponse que les clubs et les sociétés
patriotiques pourvoiraient à la francisation non seulement pour leurs
membres, mais pour tous les citoyens. Grégoire ne se tint cependant
pas pour battu : le 9 prairial an II (28 mai 1794), le Comité
d'Instruction publique entendit son rapport Sur les idiomes et patois
répandus dans les différentes contrées de la République et le porta
devant la Convention. Bien qu'il n'ait pas eu de répercussions déci-
sives sur la politique linguistique développée par la Convention, rien
en tout cas qui pût remettre en cause les principes fondamentaux

1. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, p. 196.


iôo LE FRANÇAIS NATIONAL
(il n'y avait d'ailleurs pas de divergences politiques de fond), il n'est
pas inutile d'en noter les effets.
La Convention mit « l'idiome de la liberté à l'ordre du jour » :
elle chargea le Comité d'Instruction publique de présenter un rapport
sur « les moyens d'exécution pour une nouvelle grammaire et un
vocabulaire nouveau de la langue française 1 » (Brunot) ; elle fit
rédiger une adresse aux Français reprenant le contenu du rapport
de Grégoire et du décret du 8 pluviôse et décida, le 15 messidor
(3 juillet) que le Rapport de Grégoire et VAdresse aux Français
seraient publiés et bénéficieraient du même tirage que les Annales
du Civisme.
Pas plus qu'il ne faut chercher à « réconcilier » Barère et
Grégoire, à recoller leurs interventions respectives comme les pièces
disjointes d'un puzzle, il ne faut chercher à débusquer des points
à partir desquels on pourrait conclure à une opposition de type
antagonique. Les points de divergence existent, avec leur importance
propre, mais ils n'affectent cependant pas la cohérence d'une ligne
politique commune. Pour l'expliquer, nous avancerons l'hypothèse
qu'ils relèvent d'une différence de niveaux dans l'intervention, à lire
comme la distance d'une prise de position en politique à une prise
de position idéologique. Dire en effet que l'idéologie dominante est
celle de la classe dominante ne signifie pas qu'idéologie et politique
s'identifient terme à terme (la confusion est pourtant fréquente).
Sinon, à quoi bon multiplier les concepts là où l'on pourrait faire
l'économie de l'un d'eux ? En fait, les divergeances apparentes ne
s'expliquent pas seulement par une différence d'intérêts (de classe
ou de fraction de classe) mais en même temps par la place et la
fonction des interventions dans la conjoncture historique où elles
sont produites. Une prise de position politique passe nécessairement
— surtout si comme ici elle incarne le pouvoir d'Etat — par une
appréciation aussi juste que possible de la conjoncture et des effets
(en partie prévisibles mais en partie seulement) de l'insertion d'une
intervention (politique) dans cette conjoncture, autrement dit de son
insertion dans la lutte des classes à une époque historique donnée.
La position de Barère est de ce point de vue typique de cette forme

1. Relevons au passage l'identification faite de « la langue » à « sa


grammaire », acte déterminant dans l'histoire du français national. Nous
l'examinerons au chapitre IV. Cf. plus loin, p. 107.
LA LANGUE NATIONALE 101
d'intervention : « Ce n'est pas qu'il n'existe d'autres idiomes plus
ou moins grossiers dans d'autres départements ; mais ils ne sont pas
exclusifs, mais ils n'ont pas empêché de connaître la langue natio-
nale. » Barère part donc ici des besoins immédiats, et pour ainsi
dire quotidiens requis par la lutte politique, empiriquement repéra-
bles au niveau de la pratique politique et qui, une fois repérés,
demandent qu'on leur apporte une réponse. Le repérage lui-même
n'est évidemment pas dénué de « présupposés idéologiques », mais
la réponse qu'il implique n'est pas plus soumise aux intérêts objec-
tifs que ces présupposés manifestent et à l'idéologie que ceux-ci
développent, qu'aux conditions réelles, conjoncturelles et tout autant
objectives, qui autorisent ou non la réalisation effective de cette
idéologie.
Comparé à cette intervention politique, le rapport de Grégoire
semble se placer beaucoup plus sur le terrain des idéaux bourgeois
et des « théories idéologiques ». On s'en rendra compte tout à l'heure
en lisant les extraits du rapport que nous reproduirons. Il n'y a là,
répétons-le, aucune contradiction majeure, rien qui puisse remettre en
cause l'unité, au sein du même groupe dirigeant, de la pratique
politique et des idéaux démocratiques bourgeois. Nous avons assez
montré que l'idéal des Jacobins (le même français pour tous) était
inhérent à leur pratique politique pour nous permettre d'avancer
sans trop de risques sur ce terrain. On peut d'ailleurs noter au
passage que Brunot (en dépit du fait, on s'en doute, qu'il n'adopte
pas les mêmes références conceptuelles) avance une idée qui va dans
le même sens lorsqu'il dit :
Si l'Assemblée ne le suivit point (Grégoire), la raison en est,
d'après moi, que la persistance des patois était peut-être un
embarras, mais pas un danger. Elle ne compromettait pas la
sûreté de la République. On pouvait, en les poursuivant, servir
l'unité, l'égalité aussi, on ne sauvait pas la patrie 1 .
En dépit du fait que la Convention n'ait pas repris entièrement à
son compte les conclusions du rapport de Grégoire, il faut tenir celui-
ci pour le document qui systématise le mieux les fragments de
théories idéologiques de la langue des Jacobins, et pour le docu-
ment qui manifeste le plus clairement le rôle des formations idéolo-

1. H.L.F., IX, 1, p. 196.


102 LE FRANÇAIS NATIONAL
giques bourgeoises liées à l'uniformisation linguistique en ce qu'il
développe notamment une idéologie de la nation et de la langue
nationale. Les courts extraits qui suivent en donneront une idée.
(...) On peut uniformer la langue d'une grande nation de
manière que tous les citoyens qui la composent puissent sans
obstacle se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui
ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du
peuple français, qui centralise toutes les branches de l'organisa-
tion sociale, et qui doit être jaloux de consacrer au plutôt, dans
une République une et indivisible, l'usage unique et invariable
de la langue de la liberté.
(...) C'est surtout l'ignorance de l'idiome national qui tient
tant d'individus à une si grande distance de la vérité ; cepen-
dant, si vous ne les mettez en communication directe avec les
hommes et les livres, leurs erreurs, accumulées, enracinées
depuis des siècles, seront indestructibles.
Pour perfectionner l'agriculture et toutes les branches de
l'économie rurale, si arriérées chez nous, la connaissance de la
langue nationale est également indispensable (...)
(...) Tout ce qu'on vient de dire appelle la conclusion, que
pour extirper tous les préjugés, développer toutes les vérités,
tous les talents, toutes les vertus, fondre tous les citoyens dans
la masse nationale, simplifier le méchanisme et faciliter le jeu
de la machine politique, il faut identité de langage... l'unité
d'idiome est une partie intégrante de la révolution, et, dès lors,
plus on m'opposera de difficultés, plus on me prouvera la
nécessité d'opposer des moyens pour les combattre 1 .
Le choix qui préside à ces citations appelle un commentaire.
N'ont été retenus ici que les passages ayant trait à l'idéologie de la
nation et de la langue nationale. Or, sur le front de l'idéologie,
le rapport de Grégoire — et avec lui la plupart des publications
jacobines sur la question — développe simultanément deux formes
d'idéologie de la langue : d'une part une idéologie de la langue

1. GRÉGOIRE : Rapport sur les idiomes et patois répandus dans les diffé-
rentes contrées de la République, 1794. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1,
pp. 205 à 213.
LA LANGUE NATIONALE 103
au sens strict (idéologie de sa forme), d'autre part une idéologie de sa
pratique (pratique uniformisée dans le cadre de l'Etat-Nation).
Précisons : nous avons montré plus haut la nécessité de l'unifor-
misation des pratiques linguistiques en régime capitaliste et apporté
quelques données sur la fonction d'une « langue commune » à tous
en démocratie bourgeoise ; ce faisant nous avons dû rompre avec une
conception instrumentaliste pour montrer que traduction et francisa-
tion ne sont pas de simples moyens (entre autres moyens de gouver-
nement), des pièces interchangeables d'une même politique. Il faut
aller plus loin : non seulement la langue doit être la « même pour
tous », mais il faut que celle-ci (en l'occurrence « le français »)
soit un français (lequel n'est « le français » tout court, « le fran-
çais » absolu, que par le jeu de l'idéologie qui en masque la nature
et la fonction). C'est dire que « le français », qui est à la fois enjeu
et objet d'uniformisation, n'est pas un matériau toujours-déjà-là
prêt à fonctionner mais qu'il constitue au contraire un ensemble
norme de pratiques dont la construction est historiquement un
résultat de la lutte des classes. C'est pourquoi, en fin de compte,
il contribue à réaliser la domination de la classe (fraction de classe
ou alliance de classes) qui détient le pouvoir et intervient à ce
niveau dans une politique de la langue et dans une rationalisation
idéologique conforme à ses intérêts (de classe).
En clair cela signifie que ce n'est pas n'importe quel « français »
qui fait l'objet de l'uniformisation. C'est pourquoi, concurremment à
leur idéal d'uniformisation des pratiques et aux mesures politiques
prises dans ce sens, les Jacobins développent, à l'intérieur de forma-
tions idéologiques appropriées, un modèle de langue commune
à réaliser dans l'Etat-Nation. Sur ce modèle — que nous identifierons
plus loin comme un modèle de français élémentaire — et sur les
idéologies qui supportent sa réalisation, nous pouvons déjà dire ceci :
parlant de modèle (i.e. d'un ensemble norme de pratiques), nous dési-
gnons à la fois la transformation formelle de la langue (qui n'est pas
ici directement notre objet ; mais nous aurons notre mot à dire
sur le matériau syntaxique qui autorisa cette transformation) et la
façon dont ce modèle se réalise (i.e. la forme sociale et institutionnelle
caractéristique de sa pratique).
En tant que sa construction est un processus historique, ce
modèle est par excellence l'objet d'une surdétermination qui assigne,
entre autres, à sa représentation (à la représentation de la forme et
des fonctions de ce modèle) un rôle important dans sa réalisation
104 LE FRANÇAIS NATIONAL
même. Ces représentations (qui sont celles de l'idéologie dominante)
jouent un rôle réel dans la construction et l'imposition de ce
modèle, lequel ne peut pas être instauré autrement qu'en se présen-
tant comme réalisation de sa propre idéologie (i.e. comme réalisation
de ces représentations). En ce sens, ce système de représentations,
qui intervient historiquement dans la construction du modèle de
langue commune, ne peut pas être confondu, ne doit pas être
confondu, avec ce qu'on pourrait appeler l'ensemble des « illu-
sions rétrospectives ». Par illusions rétrospectives nous entendons par
exemple (car ce n'est pas la seule) l'idée d'une langue commune
(« le français ») préexistant à la politique d'uniformisation, donnée
(représentée) comme toujours déjà là, idéalement vierge de toute
marque sociale. Cette représentation rétrospective (plutôt qu'illusion)
« agit », elle aussi, historiquement, elle exerce une fonction au sein
de la structure sociale, mais dans un autre moment du processus,
très précisément comme facteur de reproduction du modèle imposé
et comme condition de son efficace par la dénégation de l'aspect
historique de la constitution du modèle ; en d'autres termes, en
niant que ce modèle est bel et bien l'objet d'une construction.
Toute la difficulté vient justement de ce fait que sous le même
terme de « langue commune » sont visées plusieurs réalités contra-
dictoires et même plusieurs niveaux de la réalité : d'une part la
réalité du modèle (qui est bien une réalité, même s'il n'est pas ce que
l'on en dit), d'autre part la réalité des représentations de ce modèle
(de sa forme, de sa fonction, de ses pratiques, etc.), lesquelles, bien
qu'elles désignent faussement ce modèle, interviennent bien réellement
dans sa construction et dans les conditions sociales-idéologiques de sa
reproduction.
Parlant des conditions de réalisation de ce modèle, nous venons
de dire qu'il était l'objet d'une surdétermination, c'est-à-dire le
produit d'une pluralité de facteurs déterminants (économique, poli-
tique, juridique, idéologique). Or au sein même de sa détermination
idéologique, nous avons affaire à une pluralité de facteurs détermi-
nants. Nous venons d'isoler, sur la base d'un examen du rapport
de Grégoire, deux de ces facteurs : une idéologie de la langue au
sens strict (idéologie de sa forme) et une idéologie de sa pratique
(pratique uniformisée dans le cadre de l'Etat-Nation). Compte tenu
des quelques précisions qui précèdent, c'est sur cette distinction que
nous pouvons intervenir maintenant pour essayer de lever l'ambi-
guïté qui, semble-t-il, s'y pointe.
LA LANGUE NATIONALE 105
Disons d'abord ceci : la distinction, bien qu'opérante, est en
partie formelle dans la mesure où l'idéologie de la forme linguistique
est inséparable dans les faits de l'idéologie de sa pratique. Plus
précisément : l'idéologie de la forme linguistique (le modèle démocra-
tique de langue commune des Jacobins) n'est jamais que l'idéologie
de la forme historique de la langue nationale. Dans le cas particulier
qui nous occupe, celui de la révolution culturelle bourgeoise
française, ces formations idéologiques coïncident historiquement :
il n'existe pas alors une langue nationale qui serait affectée d'un
changement de forme sous le coup de la politique et des idéaux
jacobins, il y une langue nationale à réaliser dans une forme
spéciale. Ce faisant on ne désigne cependant qu'un aspect du pro-
blème : la « langue nationale » est une notion qui recouvre deux
« réalités » distinctes : d'une part la nécessité matérielle d'une
« langue commune » (au moins en droit sinon en fait), d'autre part
l'idéal bourgeois de « nation ». Partant, il faut en conclure que si
l'ambiguïté gît quelque part, c'est dans la notion même de « langue
nationale ». Attelons-nous à la clarifier.

3. NATION ET LANGUE NATIONALE DANS LA RÉVOLUTION CULTURELLE


BOURGEOISE

On rappellera ici en bref que la forme nation est une forme


sociale transitoire (un ensemble de rapports sociaux combinant histo-
riquement un marché national, un Etat national et une langue
« commune ») dont la base est constituée par le développement de la
production marchande dans un marché national (marché de produits,
et — cf. chapitre n — marché de forces de travail). 11 faut en outre
retenir comme une tendance le processus de constitution des forma-
tions sociales nationales à l'œuvre — car c'est le cas au moins pour
la France — dans des formations sociales qui n'étaient pas des
nations, processus marqué historiquement par la victoire du capita-
lisme sur le féodalisme ; et préciser que ce processus historique est
inséparable d'une représentation idéologique de la nation, d'une
idéologie nationale (ou des idéologies nationales, car, selon les épo-
ques et les positions de classes, elles n'ont pas le même contenu)
qui intervient activement dans ce processus même, autrement dit qui
participe de la construction historique des formations sociales de
forme nationale.
106 LE FRANÇAIS NATIONAL
A l'intérieur de ce processus le problème de la langue occupe
une place qui est étroitement liée aux deux autres éléments (économi-
que et juridico-politique) constitutifs de la forme nation. Sans revenir
sur ce qui a déjà été énoncé au chapitre précédent, il faut rappeler
que l'existence d'une langue nationale dite « commune » est subor-
donnée en dernière instance à des nécessités économiques l , bien que
celles-ci ne constituent pas le seul facteur déterminant puisque, nous
l'avons vu aussi, l'aspect économique lui-même ne peut être étudié
sans la référence constante à l'aspect juridique. A ce niveau, la langue
nationale est donc une nécessité matérielle. Si l'on garde en
mémoire la distinction opérée entre l'idéologie de la forme linguis-
tique et l'idéologie de sa pratique, on peut alors considérer que les
nécessités économiques — si, provisoirement, on les isole de la série
déterminante où elles s'inscrivent — imposent une pratique de la
langue uniformisée dans le cadre du marché national sans intervenir
sur la forme linguistique, c'est-à-dire, sur le type spécial de pratique
à réaliser dans l'Etat-Nation ; elles l'imposent presque indépendam-
ment des formes politiques de la structure sociale (nécessité, dans la
France de la fin de l'Ancien Régime, d'une pratique uniformisée
dans l'agriculture, le commerce, l'industrie avant la révolution poli-
tique et culturelle bourgeoise). C'est pourquoi, lorsque Lénine parle
de « la langue la plus commode pour les relations commerciales
communes », il ne désigne que cet aspect « matériellement néces-
saire » (« matériel » n'étant pas pris ici dans son sens élargi), lequel
n'est précisément qu'un aspect du problème. Or ce premier aspect
n'existe pratiquement que comme la condition d'existence d'un
second, qui tient au type de pratique à développer, et qui est large-
ment dépendant des superstructures idéologique et juridico-politique.
Cette distinction est importante — au moins provisoirement — pour
comprendre que la forme linguistique prise, à une époque historique
donnée, par la langue nationale n'est pas indifférente aux formes et
aux moyens de domination historique d'une classe déterminée.
1. « Les nécessités économiques détermineront elles-mêmes la langue du pays
que la majorité aura avantage à connaître dans l'intérêt des relations commer-
ciales. » (LÉNINE : Notes critiques sur la question nationale.)
Et encore, sur la Russie : « Plus le régime de la Russie sera démocratique,
et plus vigoureux, plus rapide et plus large sera le développement du capi-
talisme, plus les nécessités économiques pousseront impérieusement les diverses
nationalités à étudier la langue la plus commode pour les relations commer-
ciales communes. » (LÉNINE, op. cit.)
LA LANGUE NATIONALE 107
Dans la France de 1973 cette forme historique de la langue
nationale est le français élémentaire. Rien ne dit que demain cette
forme subsistera telle quelle. Ou plutôt tout dit que de même que
cette forme — historique — n'a pas toujours existé, de même elle
n'existera pas toujours. Il faut ajouter que ce caractère tendanciel-
lement transitoire n'a rien à voir avec « l'évolution de la langue »,
où « des mots disparaissent et des mots nouveaux apparaissent »,
mais a, en revanche, pleinement à voir avec la structuration des
représentations et des pratiques idéologiques à laquelle préside
massivement l'apprentissage d'une pratique linguistique « de base »
(de base : en ce que le français élémentaire constitue la base des
autres pratiques linguistiques) réalisé dans un appareil (présentement
Appareil Idéologique d'Etat Scolaire).
Dans la France de 1793 une forme linguistique nationale exista à
l'état d'éléments de pratique et surtout comme idéal démocratique de
langue commune. Cet idéal démocratique tient à la forme spéciale de
domination de classe de la bourgeoisie (la démocratie bourgeoise)
et à l'expression juridique des rapports sociaux. Mais s'il y a lieu
de distinguer la nécessité matérielle d'une langue nationale et la forme
historique de celle-ci, il faut aller plus loin et dire que la distinction
opérée est abstraite et même, d'un certain point de vue, schématique,
dans la mesure où elle peut tendre — à la limite et si l'on n'y prend
pas garde — à découper abusivement les trois éléments de la combi-
naison (marché national, Etat national, langue nationale) qui cons-
titue la forme nation ; dans la mesure surtout où elle tendrait, en
partie sur la base d'une citation de Lénine, à relier confusément la
nécessité matérielle d'une langue nationale à l'existence d'un marché
national pensé comme un simple système de « relations commer-
ciales » ; ce qui nous ramènerait en droite ligne à une conception
instrumentaliste, l'adoption d'une langue nationale étant alors mise
au compte d'une « commodité » pure et simple h Or il n'en va pas

1. C'est bien pourquoi la citation de Lénine doit être utilisée avec pru-
dence, c'est-à-dire limitée au seul aspect qu'elle traite explicitement. Son exten-
sion abusive hors de ce champ limité risquerait, en effet, de nous conduire
du côté des illusions sociologistes dont nous nous sommes déjà démarqués à
plusieurs reprises : les « commodités » techniques ou commerciales existent,
avec leur importance propre, mais elles restent subordonnées en définitive aux
causes plus générales étudiées au ch. II (2e partie) et à des facteurs politiques.
Mettre au compte de ces « commodités » l'uniformisation linguistique expose-
108 LE FRANÇAIS NATIONAL
ainsi puisque nous avons rappelé plus haut qu'un marché national
n'était pas seulement un marché de produits mais aussi un marché
de forces de travail. Nous avons vu par ailleurs que runiformisation
linguistique, l'adoption d'une « langue commune » par l'acheteur et
le vendeur de la force de travail ne sont pas dictées par des soucis
de « commodité » en vue d'un « mieux de communication », mais
que ces facteurs sont l'une des conditions de possibilité du libre
contrat, étant entendu que l'égalité linguistique qui y est réalisée
(ou selon les cas, historiquement à réaliser) est une forme d'égalité-
inégalité, c'est-à-dire qu'elle met face à face des individus dont
les pratiques linguistiques distinctes, parfois antagonistes (lors-
qu'elles interviennent directement dans l'expression d'antagonismes
de classes), sont soumises (dans leur apprentissage et leur usage) à
une règle générale, celle de la « langue commune ». Si cette hypo-
thèse est juste — et elle est confirmée dans les faits — cela signifie
que, dans le cadre de l'Etat-Nation à pratique uniformisée, la langue
nationale prend nécessairement en France une forme spéciale, démo-
cratique-bourgeoise (c'est-à-dire qui inclut des formes d'inégalité dans
un apprentissage égalitaire) dont la construction est historiquement
aux mains de la classe dominante l .

rait à manquer l'essentiel en la matière, à savoir le mode et les conditions de


fonctionnement des appareils idéologiques et politiques bourgeois. Pour être
clair, il faudrait donc dire ici que la « nécessité matérielle » « se dit en plu-
sieurs sens » (cf. ALTHUSSER, La Pensée, 151) : il y a une nécessité matérielle
(au sens commun du terme) dans les nécessités requises par l'agriculture, le
commerce, l'industrie ; mais il y a aussi une nécessité matérielle (dans un
autre sens, au sens où par exemple Althusser dit que l'idéologie a une exis-
tence matérielle mais différente de celle d'un pavé) dans l'uniformisation
linguistique comme condition de fonctionnement des A.I.E. et de l'appareil
politique en démocratie bourgeoise. C'est de ce second aspect — encore moins
connu que le premier, non parce qu'il serait moins « visible » mais sans
doute parce que plus décisif — qu'il faut chercher à développer l'étude.
1. En anticipant un peu sur ce qui va suivre, on se donnera une idée des
objectifs manifestés par l'idéal démocratique-bourgeois de langue commune
(l'idéologie de la forme historique de la langue nationale) et du même coup des
moyens à mettre en œuvre pour réaliser une inégalité de fait en dépit (ou à
cause) de l'égalité de droit en lisant ceci : « Comme la plupart même des
hommes faits, ils [les écoliers du degré primaire] n'auront qu'une idée très
vague et très peu précise des mots grammaticaux, et même des relations gram-
maticales que ces mots expriment. » (Extrait du rapport de Condorcet à la
Convention, 1793. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, p. 103.)
LA LANGUE NATIONALE 109
Du coup, la distinction avancée plus haut n'est opérante que si
l'on se refuse à prêter à la langue nationale définie comme « néces-
sité matérielle » une quelconque antériorité chronologique ; en d'au-
tres termes, et par voie de conséquence, que si la forme linguistique
qu'on se donne pour objet (en l'occurrence le modèle démocratique
bourgeois de langue commune) est pensée comme la seule forme
historiquement réalisable dans le cadre des rapports de classe exis-
tants 1.
Ce qui vient d'être dit ici ne vise cependant qu'un aspect de ce à
quoi renvoie la notion de « langue nationale » ; plus précisément, la
langue nationale vue sous cet éclairage n'épuise pas le contenu de
son rapport à la nation.
Nous avions déjà mentionné plus haut que la notion de « nation »
recouvrait deux éléments distincts : d'une part la forme nation, forme
historique des rapports sociaux, et d'autre part la ou les idéologie (s)
nationale (s) : l'idéologie nationale, la représentation idéologique de
la nation, c'est-à-dire l'une des « séquences » idéologiques produites
à l'intérieur de la formation sociale de forme nationale ou, si l'on
préfère, l'ensemble des discours que cette formation tient sur elle-
même. Seule existe au regard de la classe qui impose sa domination

1. A la fin de l'Ancien Régime on va vers une pratique commune du


français ; celle-ci est imposée tendanciellement dans certains secteurs (agricul-
ture, commerce, industrie) par des « nécessités matérielles ». Cette pratique
tendanciellement commune porte des marques de classe (cf. chapitre I) : le
français dominant est alors le français de la haute bourgeoisie et de la bour-
geoisie d'affaires. Cette pratique précède bien historiquement la pratique insti-
tutionnelle du français commun (français élémentaire) mais ne lui est pas
antérieure du point de vue de la langue nationale. De ce point de vue le
français scolaire élémentaire déjà défini comme la forme historique de la
langue nationale est la seule forme possible et existante (en régime bourgeois)
de la langue nationale. Les pratiques linguistiques antérieures (celles de l'Ancien
Régime et même celles de la Révolution) ne sont pas des pratiques qu'il suffi-
rait de « développer » ou de « répandre » pour obtenir en fin de compte
le français élémentaire-langue nationale. Sous la révolution par exemple, l'ap-
prentissage du français est massivement et avant tout un apprentissage (poliy-
tique) du français politique réalisé — hors de l'école, inexistante — dans les
pratiques des appareils politiques (comités révolutionnaires, sections, etc.) et
idéologiques (fêtes). Ce français n'est pas, telle que nous l'avons définie, la
forme historique de la langue nationale, il n'en a ni la forme ni le type insti-
tutionnel de pratique ; il entre seulement dans la série de facteurs surdétermi-
nant la construction du français élémentaire. (Voir chapitre V.)
110 LE FRANÇAIS NATIONAL
dans la forme nation, la Nation, c'est-à-dire cette représentation
même.
De ce point de vue, nous avons déjà cité le rapport de Grégoire
comme l'un des documents qui développe et systématise le mieux une
idéologie de la « langue nationale » en tant qu'elle s'y voit supportée
par une représentation idéologique de la nation. Mais ce n'est pas le
seul dont nous disposons ; Brunot cite complaisamment quelques-
uns de ces morceaux de bravoure idéologique quand il n'atteint pas
lui-même les sommets de l'idéalisme jacobin :
C'est alors que se forma la Nation, dont le seul nom faisait
battre les cœurs, un des types les plus purs de ces nations,
telles que Renan les a définies, qui se fondent moins sur les
traités des diplomates que sur les inclinaisons des peuples, moins
sur des intérêts matériels que sur des actes de conscience, créa-
tions morales où entrent des souvenirs et aussi des sentiments
et des résolutions 1 .
Elan spontané ou génération mystique, la « nation » se pose
comme le « tout » qui supprime idéalement les antagonismes de
classe. Versant spirituel de l'abusivement unificatrice « société »,
démiurge des consciences (nationales !), elle ne se laisse pas compro-
mettre avec les « intérêts matériels » dont procède pourtant dans les
faits toute formation sociale nationale. Mieux, la Nation est Verbe :
« Il est certain que c'est la langue qui fait la patrie 2 ». Deuxième
personne d'une Trinité laïque composée de la France, de sa langue
et de ses fils (la France, le français, les Français), « le français »,
« langue nationale », né de lui-même, s'oppose au chaos patoisant
de la Babel d'Ancien Régime :
Si le français a été élevé au rang de langue nationale,
il n'en faut faire honneur à aucune tradition, à aucun parti,
à aucun corps, à aucun homme : la nation révolutionnaire a
trouvé cette idée dans ses entrailles 3.
Ce qu'il y a de plus pressant dans le moment, c'est que la
1. BRUNOT : H.L.F., IX, 1, p. 4 .
2. Vaublanc, préfet de la Moselle. Cité par BRUNOT, H.L.F., I X , 1, p. 2 .
3. BRUNOT : H.L.F., IX, 1, p. 10.
LA LANGUE NATIONALE 111
langue nationale s'introduise dans nos campagnes ; ce maudit
idiome particulier à nos villageois est leur fléau et le tombeau
de l'instruction sous quelque autre forme qu'elle se montre 1 .
Mais on sait qu'il ne suffit pas de rire d'une idéologie pour s'en
démarquer réellement, et encore moins pour la connaître. Il ne s'agit
donc pas de rabaisser le contenu des documents (y compris ce docu-
ment au second degré qu'est le texte de Brunot) ni d'en rire, car
le discours idéologique qui y passe, qui s'y réalise, ne s'oppose pas,
en disant « le faux », à une « réalité » (ici la « réalité » des échan-
ges linguistiques, c'est-à-dire les pratiques linguistiques réellement
existantes et les rapports de ces pratiques entre elles) qui dirait « le
vrai » à condition de le « révéler » (l'opacité de l'idéologie gênant
sa transparence). En effet, d'une part ce discours est également
constitutif de la « réalité » des échanges linguistiques et, d'autre
part, il n'occulte pas simplement les pratiques réelles mais les
représente, c'est-à-dire les désigne tout autant qu'il les fausse. Nous
en donnerons un exemple en produisant un nouveau document.
Il est bien à désirer que chaque nation ait la sienne (sa
langue), que cette langue soit la même dans toutes les parties
de son territoire, afin que deux hommes d'une même nation
puissant se reconnaître et s'entendre au premier abord 2.
Il n'y a pas à se demander si les raisons alléguées ici sont les
« vraies raisons » de l'uniformisation linguistique. Sur les causes
déterminantes de l'uniformisation nous sommes maintenant un peu
renseignés et nous pourrions sans peine répondre non. Mais la ques-
tion n'est pas là, la question est que la reconnaissance et Y entente
— facteurs qui entrent effectivement dans la série de déterminations
qui produisent un effet d'uniformisation — sont ici explicitement
avancées comme cause, sans que soit précisée la nature de cette
reconnaissance et de cette entente. Affaire de mots : l'« entente »
à réaliser entre les classes sociales est supprimée imaginairement au
profit d'une entente à réaliser entre les individus. Affaire de mots :
jeu de mots qui assure une fonction de couverture. Pas seulement :
l'entente entre les individus n'est pas le simple travestissement de
1. Administrateurs du district de Sauveterre-d'Aveyron, 5 janvier 1792.
Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, p. 6 .
2. Lettre à Grégoire, Limoges. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, p. 10.
112 LE FRANÇAIS NATIONAL
l'« entente » entre classes sociales ; c'est aussi, et plus fondamentale-
ment, le mode de fonctionnement des A.I.E. à l'intérieur de la
démocratie bourgeoise, la forme spécifique de l'interpellation idéolo-
gique 1. Pour que 1' « entente » entre classes sociales fonctionne elle
ne doit pas être vécue comme telle mais comme entente entre des
individus, des « hommes », des citoyens, etc. Parler de travestis-
sement ou de déplacement c'est donc bien viser un fait réel, mais
c'est en même temps, si on se limite à cela, méconnaître un autre
aspect, lequel renvoie à ce fait que l'« entente » linguistique et la
nécessaire « entente » idéologique ne peuvent être matériellement
réalisées et vécues qu'entre des individus.
Ces remarques sur l'utilisation à faire du document sont impor-
tantes pour comprendre que l'idéologie de la « langue nationale »
n'est pas une pure illusion à dissiper, un masque à soulever pour
lire une vérité cachée derrière ; pour comprendre qu'elle doit être
pensée dans sa fonction, comme condition effective de l'uniformi-
sation. En un mot, l'idéologie d'une langue nationale est condition
historique des pratiques linguistiques qui ne peuvent se constituer
sans elle. Comme formation idéologique elle ne vient pas « couvrir »
les causes du processus d'uniformisation (même si cela relève en
partie de sa fonction, mais en partie seulement), elle est intérieure
au processus lui-même. Partant, le travail à opérer sur les documents
n'est pas à considérer comme une vulgaire « traduction », comme
un décryptage (le document étant alors pris comme l'envers trom-
peur d'un endroit idéalement purifié d'idéologies) ; il consiste à
interroger les formations idéologiques (ici l'idéologie de la « langue
nationale », l'idéal de « nation ») comme effets historiquement

1. La preuve la plus flagrante s'administre par l'exemple de l'idéologie


juridique et de l'appareil juridique bourgeois : le rapport qui juridiquement
s'établit entre le propriétaire des moyens de production et le travailleur salarié
sous la forme du contrat est un rapport entre individus réputés être des per-
sonnes. Or le rapport de production que les formes juridiques supposent s'éta-
blit non entre des individus mais entre des classes (classe propriétaire des
moyens de production et classe des travailleurs exploités) (cf. ch. II). Dira-t-on
alors que le rapport juridique est une pure illusion ? Le reflet idéal de la
matérialité pleine du rapport de production ? L'ouvrier signe aussi « réelle-
ment » de son nom (individu un tel, Dupont, Smith ou Braun) le contratj
de travail. Même s'il n'est que l'expression du rapport de production, le
rapport juridique devient aussi une des conditions d'existence, une des condi-
tions de la reproduction du rapport de production. Cf. Althusser, Idéolo-
gies... art. cité, sur « l'interpellation des sujets ».
LA LANGUE NATIONALE 113
requis par la structure sociale où elles s'inscrivent (la formation
sociale nationale) et du point de vue de leur fonction au sein de
cette formation.
Réduite à ses traits essentiels, l'idéologie de la « langue nationale »
est égalitaire et unificatrice. Ces traits définissent aussi sa fonction :
réaliser l'« unité » requise par la domination de la bourgeoisie dans
la forme nation contre le pluralisme politique et linguistique d'Ancien
Régime, réaliser l'une des formes de l'égalité et de la liberté bour-
geoises contre la hiérarchie oppressive d'Ancien Régime :
Un des moyens les plus efficaces peut-être pour électriser les
citoyens, c'est de leur prouver que la connaissance et l'usage
de la langue nationale importent à la conservation de la
liberté. (...)
Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les
places ; il est à désirer que tous puissent successivement les
remplir, et retourner à leurs professions agricoles ou mécaniques.
Cet état de choses nous présente l'alternative suivante : si ces
places sont occupées par des hommes incapables de s'énoncer,
d'écrire dans la langue nationale, les droits des citoyens seront-
ils bien garantis par des actes dont la rédaction présentera
l'impropriété des termes, l'imprécision des idées, en un mot tous
les symptômes de l'ignorance ? Si, au contraire, cette ignorance
exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui jadis
employait le patois pour montrer son affabilité protectrice à
ceux qu'on appelait insolemment les petites gens. Bientôt la
société sera réinfectée de gens comme il faut ; la liberté des
suffrages sera restreinte, les cabales seront plus faciles à nouer,
plus difficiles à rompre, et, par le fait, entre deux classes séparées
s'établira une sorte de hiérarchie. Ainsi l'ignorance de la langue
compromettrait le bonheur social ou détruirait l'égalité1.
En tant que facteur actif du processus d'uniformisation l'idéologie
de la « langue nationale » impose donc comme condition de sa
« réussite » de se définir contre les pratiques d'Ancien Régime, et
de poser l'existence d'une langue nationale comme condition d'impos-
sibilité d'un « retour » aux pratiques (linguistiques et politiques)
1. Rapport de Grégoire, op. cit. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1,
pp. 207-208.
114 LE FRANÇAIS NATIONAL
de l'Ancien Régime (« la connaissance et l'usage de la langue
nationale importent à la conservation de la liberté »). Cette idéologie
n'est pas séparable de ses effets :
Au commencement de la Révolution l'usage du français
avait pris, en quelque sorte, un caractère de dévouement à la
patrie et par cela seul était devenu plus commun 1.
L'idéologie de la « langue nationale » n'est donc pas réductible à
sa fonction de « couverture » pensée comme un ensemble de repré-
scnsations imaginaires flottant au-dessus du « monde réel >, elle
entre effectivement dans le processus d'uniformisation en se réali-
sant matériellement dans des pratiques. Et nous ajouterons aussitôt
que ces pratiques sont des pratiques institutionnelles ou, mieux,
des pratiques d'appareil(s). Affirmation à examiner à la lumière des
faits historiques.
Les pratiques d'apprentissage du français furent, pendant la Révo-
lution, massivement réalisées dans des appareils politiques. Il ne s'agit
pas, ici, de dresser un inventaire systématique de ces appareils mais
simplement d'indiquer « où » les idéologies de la « langue nationale »
et de la « nation » se réalisent en intervenant effectivement sur les
pratiques linguistiques, en produisant, en quelque sorte, des effets
d'apprentissage. Au nombre de ces « lieux » comptons avant tout les
Sociétés et Comités populaires; puis L'Armée nationale et les fêtes
nationales. Réservons le cas des Sociétés et Comités pour un chapitre
spécial (V). Disons un mot du rôle de l'armée et des fêtes dans la
pratique révolutionnaire du français.
S'il ne fait de doute pour personne que l'armée constitue par
excellence un élément actif de l'appareil répressif d'Etat, fonction-
nant « à la violence », il faut aussitôt rappeler qu'elle est une armée
nationale, et comme telle fonctionne pour une part non négligeable
« à l'déologie2 ». L'armée nationale constitua l'un des facteurs
principaux de l'unification et de l'uniformisation. S'il se forgea au
cours de la Révolution un « parler soldatesque » (H.L.F., X, 1), il
n'est pas douteux que l'armée contribua à l'uniformisation des pra-
tiques en regroupant à l'intérieur des mêmes bataillons, des mêmes
régiments, des individus aux horizons linguistiques aussi dissemblables

1. Laumond, préfet du Bas-Rhin. Cité par BRUNOT, H.L.F., IX, 1, p. 7 .


2. Cf. ALTHUSSER : Idéologies..., art. cité.
LA LANGUE NATIONALE 115
que leurs origines géographiques et, parfois, sociales l . La dictature
démocratique jacobine avait contribué à ce processus en imposant que
« de caporal à général en chef » ceux qui ne savaient ni lire ni écrire
se trouveraient exclus des grades. Du point de vue de l'idéologie de
la « langue nationale », la pratique du français à l'armée devait
nécessairement et mieux que partout ailleurs revêtir ce « caractère
de dévouement à la patrie » dont nous parle le préfet du Bas-
Rhin (cf. plus haut) ; « langue de la liberté », elle s'opposait aux
•autres pratiques (celles des ennemis intérieurs et extérieurs de la
Révolution) et son usage était étroitement associé à la pratique mili-
taire (pratique idéologique et pratique militaire au sens strict, au
bout du fusil) de « défense de la patrie », de « conservation de la
liberté ».
Si l'appareil idéologique d'Etat religieux et l'appareil idéologique
d'Etat politique se disputent aujourd'hui les fêtes, sous la Révolution
celles-ci relevaient exclusivement et explicitement de l'A.I.E. politi-
que. Si toutes les fêtes ne furent pas des « fêtes nationales » (nom-
mément il n'y en a qu'une), les fêtes révolutionnaires célébraient un
culte laïque (laïcité sinon douteuse, du moins balbutiante) obéissant
à un certain nombre de rituels et invariablement offert à « la
Nation » 2.
En tant qu'elles étaient la matérialisation de l'idéal de « nation »,
les fêtes incluaient constitutivement la pratique de la langue
•nationale :
Quand on se « fédérait », non seulement pour célébrer la
nation, mais pour l'affirmer, le français s'imposait. Seul il don-
nait son sens à la cérémonie. Se servir d'une autre langue eût
été, non seulement un manque de convenance à l'égard des
délégués venus des autres départements, mais une manière
d'infidélité à la Patrie, un reniement devant l'autel. (...) Je ne
prétends pas que les dialectes ou idiomes n'aient eu aucune
place dans ces journées, loin de là. (...) Néanmoins il n'est pas
excessif de soutenir que d'abord le français gagnait à ces

1. Le témoignage de Grégoire : « En général, dans nos bataillons, on


parle français, et cette masse de républicains qui en aura contracté l'usage
le répandra dans ses foyers. » (Grégoire, Rapport..., op. cit.)
2. Voir A. MATHIEZ : Les origines des Cultes révolutionnaires (1789-1792),
Paris, Société nouvelle de librairie et d'édition, 1904. Cité dans H.L.F., IX, 1.
116 LE FRANÇAIS NATIONAL
fêtes sa consécration officielle de langue nationale, et qu'ensuite
elles faisaient apparaître l'évidente nécessité de compléter par
l'unité du parler la communion des sentiments x .
Ce n'est pas un hasard si l'apogée des grandes fêtes civiques se
'situe en Tan II 2. Fête de la Liberté, fête de l'Unité et de l'Indivisi-
bilité de la République, fêtes décadaires et fêtes nationales consti-
tuaient une institution intérieure à l'appareil politique mis en place
par la dictature démocratique jacobine, un élément essentiel de
l'éducation des masses. Et l'idéologie de la « langue nationale » s'y
réalisait comme l'un des aspects de l'idéologie nationale.
Rappelons qu'il n'est pas question pour l'instant de faire le tour
'des appareils qui étaient le lieu de pratiques d'apprentissage du
français sous la Révolution, ni d'étudier les effets (cela viendra
après) de la politique bourgeoise de la langue sur les échanges
linguistiques. Rappelons-le pour dire que ce que nous avons voulu
mettre en lumière c'est avant tout la fonction de l'idéologie de la
« langue nationale ». Celle-ci apparaît alors comme un « bras droit »
de la politique en question ; non — du moins fondamentalement —
que sa fonction essentielle soit de la masquer, mais en ce qu'elle en
actualise les objectifs, en ce qu'elle en autorise les effets dans la
conjoncture par un montage complexe de représentations et de
'comportements fonctionnant matériellement dans des appareils de
l'Etat (fêtes, armée).

***

Résumons-nous. Il existe une politique bourgeoise de la langue,


'dont l'analyse ne se réduit pas à la constatation empirique de « faits »
'tels que décrets, actes et lois prononcés par les appareils juridique
et politique pendant la révolution bourgeoise. Sa connaissance
suppose en revanche la construction d'hypothèses à étayer de ces
'faits. Hypothèses qui doivent viser et inclure aussi bien la nature des
objectifs en jeu dans cette politique, que la définition de celle-ci
par rapport aux autres pratiques politiques (et idéologiques) inter-
venant dans la conjoncture historique.

1. BRUNOT : H.L.F., IX, 1, p. 57.


2. A . SOBOUL : Histoire de la Révolution française, t. 2 .
LA LANGUE NATIONALE 117
Du côté des objectifs, la politique bourgeoise de la langue vise
'runiformisation linguistique à partir d'une pratique linguistique
spéciale élaborée à cet effet et à réaliser dans l'Etat-Nation. Aussi
"bien dans ses objectifs que dans sa forme, cette politique est
soumise historiquement à son insertion dans la domination politique
générale réalisée par la classe dominante. Ainsi on a pu dire que la
politique jacobine de la langue réalise au niveau linguistique la
'dictature de la démocratie révolutionnaire jacobine. Cette politique
est supportée par des formations idéologiques (la « nation », la
'« langue nationale »), dont le rôle ne se limite pas à couvrir des
objectifs « inavoués », mais qui produisent elles-mêmes des effets
d'apprentissage. L'enjeu de la politique bourgeoise de la langue :
la construction d'une langue nationale, n'est pas indifférent à la
'forme historique des rapports sociaux. La langue nationale est une
entité abstraite qui ne rend pas compte de la forme linguistique
spéciale que suppose la démocratie bourgeoise. Il faut tenir à cette
hypothèse que la forme linguistique en question n'est en définitive,
c'est-à-dire finalement, réalisable, en démocratie bourgeoise, que dans
un appareil scolaire. Il faut aussi tenir au corrélat de cette hypothèse :
concurremment à leur pratique politique les Jacobins développent un
modèle démocratique de langue commune qui est un modèle de fran-
çais élémentaire (scolaire). Il faut aussitôt travailler à la démontrer ;
et pour cela un chapitre spécial ne sera pas de trop. Mais avant,
quelques remarques.
D'abord pour redire qu'il faut séparer les effets immédiats de la
politique linguistique des Jacobins (les effets d'apprentissage du
français dans les appareils révolutionnaires : sociétés populaires,
fêtes, armée) de ce modèle démocratique de langue commune
'(modèle de français élémentaire.) Dans la pratique politique et dans
les théories idéologiques des Jacobins le « français élémentaire »
(les guillemets renvoient à son « anachronisme ») n'exista que comme
projet idéal. Sans appareil scolaire constitué celui-ci fut matériellement
'irréalisable. Il ne faut donc pas confondre le nécessaire boulever-
sement linguistique opéré « immédiatement » par la Révolution dans
les pratiques existantes (numériquement parlant, plus de gens « par-
lent français » à la fin de la Révolution qu'à ses débuts), et la
'pratique institutionnelle de la langue nationale dans sa forme démo-
cratique bourgeoise (le français élémentaire). La révolution bour-
geoise « crée » la « langue nationale », mais dans la pratique de ses
aspects démocratiques (le « même » français pour tous) la langue
118 LE FRANÇAIS NATIONAL
nationale n'a pas d'existence matérielle constituée, stable, généralisée,
avant l'instauration d'un appareil scolaire (école laïque, gratuite et
obligatoire), qu'il faudra un siècle pour construire.
Un mot encore, pour apporter une précision. Nous venons de dire
que la connaissance d'une politique bourgeoise de la langue ne se
réduit pas à la constatation empirique des « faits », c'est-à-dire d'un
ensemble de mesures (décrets, actes, lois, etc.) prises au niveau du
droit et de l'Etat. Cela implique comme conséquence que ce que
nous identifions sous l'expression de politique bourgeoise de la langue
nationale n'a pas d'existence historique seulement dans le train de
mesures prises par la Convention. Cela signifie, en revanche, que la
politique bourgeoise de la langue, qui est toujours nécessaire au
fonctionnement de la démocratie bourgeoise, se poursuit à l'intérieur
d'une politique scolaire. Cela signifie que l'Etat continue d'intervenir
sur le front des échanges linguistiques et sur la forme linguistique
'elle-même, mais sous une autre forme, elle aussi empiriquement
observable à condition qu'on aille y voir dans les programmes,
instructions, décrets ministériels, etc., qui manifestent l'existence de
cette politique scolaire.
IV
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE
DES RÉVOLUTIONNAIRES BOURGEOIS

1. POLITIQUE LINGUISTIQUE ET POLITIQUE SCOLAIRE DE LA RÉVO-


LUTION FRANÇAISE
Nous avons montré au chapitre précédent qu'une formation sociale
de forme nationale exige tendanciellement comme condition de son
existence l'instauration d'une langue nationale ; que cette instauration
passe par des décisions politiques ; que dans le cas de la France,
la politique nationale des révolutionnaires bourgeois de 1789 com-
porta d'emblée une politique linguistique ; enfin que cette politique
linguistique fut indissociable d'une politique scolaire.
Or une contradiction manifeste oppose les résultats de la politique
linguistique aux résultats de la politique scolaire des Assemblées
révolutionnaires. D'un côté on peut dire que la politique linguistique
a été suivie d'effets immédiats. Les rapports des représentants en
mission, les pièces d'archives, attestent la pratique du français dans
les appareils politiques, et les statistiques et enquêtes sur l'état lin-
guistique de la France établies par les préfets de l'Empire prouvent
que le français national fut effectivement instauré et fit, dès son
instauration, des progrès considérables. En l'espace de trois ou
quatre ans que dura l'époque révolutionnaire, toutes les classes de
la société le reconnurent et se l'approprièrent. Mais d'un autre côté
on peut dire que la politique scolaire des Assemblées révolution-
naires n'exista guère que sur le papier pour les organes de base. A
la fin de l'époque révolutionnaire, un énorme travail de rapports et
de plans concernant le système scolaire et même les contenus scolaires
d'enseignement du français avait été effectué, mais la partie essen-
tielle du système, l'école primaire, n'avait reçu aucun commencement
120 LE FRANÇAIS NATIONAL
de réalisation. L'ensemble de l'Appareil d'Etat Scolaire restait à créer ;
ce fut l'affaire d'un siècle.
Si on arrête là ces constatations, on se trouve donc devant ce
paradoxe : les Français de la Révolution n'eurent pas besoin de
l'école pour se doter du français ; après quoi il fut nécessaire aux
Français de lutter longtemps pour obtenir d'être pourvus du français
à l'école.
Dans la France où nous vivons, le paradoxe n'est jamais aussi
nettement formulé parce que l'idéalisme régnant supprime la notion
de facteurs antagonistes dans l'histoire de la langue nationale. Cet
idéalisme (élaboré précisément dans l'Appareil Idéologique d'Etat
Scolaire dont nous sommes pleinement pourvus en 1973) impose
massivement aux Français de se représenter « le français », « la
langue française », comme un être idéal dont l'unité se serait
révélée sous la Révolution française mieux qu'à n'importe quelle
autre époque (tel le Christ à Noël de la première année de l'ère
chrétienne). « Le français sous la Révolution » aurait été essentiel-
lement « le même » que celui « d'avant » ou « d'après » : « le
nôtre » tel qu'en lui-même enfin la Nation l'a changé1. U Histoire
de la Langue française de Brunot, seule encore de nos jours à
présenter une étude d'ensemble des nouveautés révolutionnaires en
matière de français, est incapable de concevoir rationnellement la
coupure entre « le français classique-postclassique » et le « français
moderne-contemporain ».
La contradiction méconnue par l'idéalisme provient de ce que
les transformations opérées par la politique des Assemblées révolu-
tionnaires, loin d'être convergentes et complémentaires par essence
spirituelle, ont été des réalisations matérielles de compromis ména-
geant des intérêts inconciliables, qu'il s'agisse des plans du système
scolaire ou de la pratique du français national dans les appareils
politiques révolutionnaires. La conjoncture historique détermina, sous
la Terreur, la prédominance des éléments populaires et de leur
pratique du français politique dans les comités populaires ; elle
détermina pendant toute l'époque révolutionnaire la prédominance
des éléments bourgeois et de leur pratique du français grammatical
dans les commission chargées de l'élaboration du système scolaire.
1. BRUNOT : « Si le français a été élevé au rang de langue nationale,
il n'en faut faire honneur à aucune tradition, à aucun parti, à aucun corps,
à aucun homme : la nation révolutionnaire a trouvé cette idée dans ses
entrailles. » IX, 10.
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 121
Les bourgeois révolutionnaires détenaient les clefs de l'imagination,
de l'intelligence et de la formulation linguistiques au moment où
leur pratique linguistique distinctive devait abandonner ses privi-
lèges et même reculer devant la pratique du français inaugurée
par les membres populaires des comités qui couvraient la France,
afin de se fondre dans la langue nationale. Les bourgeois révolu-
tionnaires étaient les seuls à pouvoir tirer des plans, intégrant le
passé, sur l'avenir du français, au moment précis où la dictature
jacobine réduisait leur rôle dans l'exercice, au présent, du français
national. Ce décalage explique, au moins en partie, les incohérences
de la politique linguistique-scolaire révolutionnaire. Il explique, au
moins en partie, les zigzags de l'instauration du français national.
La France de 1973 étant, elle aussi, le produit des contradictions
de la démocratie bourgeoise, l'idéologie bourgeoise actuelle de la
langue et de l'école, bien qu'elle ait évolué depuis la Révolution de
1789, et bien qu'elle soit désormais menacée par le matérialisme histo-
rique, domine encore largement nos représentations, spontanées ou
réfléchies, des problèmes soulevés par l'existence du français. C'est
pourquoi nous allons montrer quelle fut l'idéologie scolaire des
révolutionnaires bourgeois avant de montrer quelles furent les réali-
sations linguistiques des comités populaires (qui feront l'objet du
chapitre suivant). Il ne nous serait guère commode d'imaginer les
affrontements sociaux en matière de français révolutionnaire avant
d'être passés par une critique des représentations idéologiques bour-
geoises.
Rien d'étonnant à ce que la question de la langue, liée à la
question de l'enseignement, ait d'emblée préoccupé les bourgeois
révolutionnaires de 1789. Car la formation linguistique dispensée
dans des institutions telles que la Cour, les Collèges, les Salons de
la monarchie, avait été une des voies par lesquelles la bourgeoisie
monarchique s'était poussée dans les charges de l'Etat, avait accédé
aux sphères du pouvoir, et s'était forgé une conscience. Le travail
séculaire accompli dans cette voie aboutit du jour au lendemain,
par un acte politique, à la destruction des « Etats généraux » par
« l'Assemblée nationale » (le vocable fut forgé le 16 juin 1789),
au remplacement des « Cahiers de Doléances » par les « péti-
tions », etc. 1 . Le réemploi du français monarchique dans les nou-
1. L'archaïsme relatif des structures de l'économie rurale, interprété par
l'imagination littéraire des journalistes, est cause qu'on puisse lire dans
122 LE FRANÇAIS NATIONAL
velles institutions, la transformation inévitable des Collèges (la Cour
et les Salons ne pouvant plus exister comme institutions détermi-
nantes) étaient inscrits à l'ordre du jour.
Si dévoués qu'ils aient été au bien national, les révolutionnaires
bourgeois ne purent jamais concevoir autre chose que la « propa-
gation du français », ou le « bienfait gratuit » de l'instruction en
français, jusque-là strictement réservée aux enfants des privilégiés
du régime. Leur condescendance s'exerça sur un peuple vu d'en
haut, comme l'étaient les enfants de la bourgeoisie par leurs parents
et tuteurs, proviseurs et recteurs dans leurs établissements scolaires.
Nous nous occuperons un peu plus loin des contenus d'ensei-
gnement qui furent imaginés, discutés, prévus par les plans d'ins-
truction publique aux différents degrés d'enseignement du français.
Voyons d'abord quelles conséquences entraînèrent les idées bour-
geoises sur le peuple-enfant, autrement dit sur les enfants du peuple,
dans la politique d'instruction publique.
Aux yeux des révolutionnaires bourgeois, il sembla nécessaire de
faire table rase de l'enseignement dispensé jusque-là au peuple. La
raison et les circonstances paraissaient imposer de détruire à la
racine l'ancien ordre de choses. Pour rompre avec l'enseignement
des paroisses où le « rudiment » faisait épeler en latin afin de faire
lire les prières, et où le prêche était entendu en idiome ou patois,
il sembla nécessaire de recréer l'homme originel pris au berceau
dans les villages. Il fallut créer à partir de rien, pour l'enfant neuf,
un enseignement du français totalement nouveau. On forgea le mot
et l'idée d'instituteur, qui apparut pour la première fois associé au
terme d'école primaire dans les textes législatifs.
Les écoles primaires formeront le premier degré d'instruction,
on y enseignera les connaissances rigoureusement nécessaires à
tous les citoyens ; les personnes chargées de l'enseignement dans
ces écoles s'appelleront instituteurs K
En revanche il sembla aussi nécessaire de conserver ce qui demeu-
rait utile de l'enseignement dispensé jusque-là à la bourgeoisie.

Le Monde des 1-2 nov. 1970 ce titre : « Les agriculteurs ont exprimé de
vive voix leurs doléances. » Il serait impossible d'employer le terme de
« doléances » à propos de syndicats ouvriers.
1. Décret du 30 décembre 1792.
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 123
La création des écoles primaires dans toutes les communes pourrait
prendre du temps (c'est ce qui arriva en fait). Le bon sens ne mit
jamais en doute le maintien des « petites » ou « grandes » classes
des Collèges qui dispensaient déjà l'enseignement prévu. Du point
de vue de la langue française les enfants des bourgeois parais-
saient être déjà des sortes d'adultes linguistiques ; ils pourraient servir
de modèles aux futurs « enfants des écoles » sur lesquels allait
descendre gratuitement le bienfait du français.
Ces idées, alors irréfutables, s'accompagnèrent de mesures pra-
tiques qui leur donnèrent aussitôt une forme d'existence. Le décret
du 4 août 1789, en supprimant les dîmes enleva à l'Eglise une
partie des moyens financiers affectés à ses écoles. Le décret de
février 1790, en supprimant les octrois municipaux, enleva bien
souvent aux communes la possibilité d'entretenir une école. Lorsque,
le 2 novembre 1789, les biens du clergé furent mis à la disposition
de la Nation, beaucoup d'écoles, de collèges, de congrégations, per-
dirent leurs ressources l . Nous avons tout lieu de penser que les
petites écoles furent plus rapidement atteintes que les grands éta-
blissements. Nous avons de cela une preuve : le décret du 18 août
1792 stipule que les immeubles appartenant aux congrégations
seraient aliénés aux mêmes conditions que les autres biens nationaux,
à l'exception des bâtiments et jardins de collèges.
D'autre part, le personnel enseignant ne fut pas frappé de la
même manière par les lois qui abolirent les congrégations et recon-
nurent à leur place des « associations de citoyens », selon qu'il
s'agissait de maîtres d'école ou de professeurs de collèges. Les
« membres des associations religieuses » furent admis à enseigner
individuellement comme tout autre citoyen jusqu'à l'organisation
définitive de l'instruction publique. Or les fonctions du maître
d'école dans les paroisses n'étaient pas un vrai métier, c'étaient
des besognes d'appoint, ajoutées, par exemple, à celles du sacristain,
sonneur de cloches, etc., et qui n'avaient en tout cas rien à voir
avec l'enseignement spécial du français. C'est donc au niveau des
collèges que se conservèrent assez d'enseignants pour que les histo-

1. Les biens des établissements et congrégations scolaires avaient d'abord


été exclus de la vente. Cette exception cessa en avril 1790.
Voir au chapitre suivant l'affaire de la vente de la « vicairerie » du
village de Montlouis ; l'église, la vicairerie et la maison d'école avaient été
ensemble déclarées biens nationaux.
124 LE FRANÇAIS NATIONAL
riens actuels nous représentent « les maisons d'éducation divisées »
par le refus du serment civique. Au niveau des écoles de campagne,
les conditions mises au recrutement des instituteurs, compétence
et civisme, assorties de la surveillance étroite qu'exerçaient dans les
petites localités les comités de surveillance, suffisaient à interdire
le recrutement d'enseignants utopiques 1 .
La destruction de l'ancien enseignement dispensé au peuple fut
donc, pour un temps, radicale, de telle façon que rien ne surgit à
la place ; et c'est pourquoi, la Terreur passée, les écoles paroissiales
resurgirent naturellement. Au contraire les Collèges furent détruits
dans leurs principes mais simultanément réemployés selon les nou-
veaux principes. L'idée des révolutionnaires bourgeois, qu'il fallait
tout bien faire ou rien du tout, pour régénérer l'enfant du peuple,
se conjugua pratiquement avec la conservation des intérêts matériels
des riches (riches de biens, riches de français) dans les lieux où les
compromis étaient acceptables, pour ruiner l'ancien enseignement
dispensé par l'Eglise aux classes inférieures et sauver ce qui pouvait
l'être de l'ancien enseignement dispensé par l'Eglise aux classes
supérieures. Cela eut plus tard pour conséquence, quand l'Eglise
revint en force, que les classes supérieures gardèrent le bénéfice
des réformes acquises, tandis que les classes inférieures n'eurent
d'autre moyen de s'instruire que de retourner dans les bras de
l'Eglise aux écoles paroissiales.
Ajoutons à cela ce que l'idéologie des révolutionnaires bourgeois
ne pouvait pas du tout saisir. Premièrement, il n'existait pas d' « en-
fants du peuple » pour l'école publique dans la France de la
Révolution, où les familles paysannes travaillaient sans distinction
d'âge aux travaux des champs, et où les familles d'artisans travail-
laient pareillement ; tandis que l'âge de loisir consacré à l'instruction
pendant l'enfance était une institution multiséculaire dans les familles
de rang supérieur, spécialement dans la bourgeoisie monarchique.
Deuxièmement, l'entrée des éléments populaires sur la scène poli-
tique dans les appareils politiques révolutionnaires s'opposait carré-
ment à leur entrée à l'école, comme nous le montrerons plus loin.
Dans ces conditions on comprendra que si la révolution bourgeoise
1. Voir dans notre chapitre v la surveillance exercée par le Comité de
surveillance de Montloire ci-devant Montlouis, sur le ci-devant chantre de
la ci-devant église Saint-Gatien, cathédrale de Tours. Après la Restauration,
l'ex-chantre qui avait été incarcéré comme suspect se retrouva maître d'école
à Rochecorbon, autre commune proche de Tours, de l'autre côté de la Loire.
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 125
opère bien une rupture (même si des éléments sont repris et trans-
formés, il n'y a pas continuité des collèges d'Ancien Régime à l'appa-
reil scolaire bourgeois), cette rupture n'est pas pour autant immé-
diate. Entendons par là qu'elle n'aboutit pas à la scolarisation géné-
ralisée comme ce sera le cas en France dans la deuxième moitié du
xix° siècle.
Si la conjonction historique de la constitution d'un modèle de
français élémentaire et de la tendance à l'uniformisation linguistique
(sous son triple aspect : déterminée par des facteurs matériels,
impulsée par une idéologie de la langue nationale, et surtout,
produite sous l'effet d'une conjoncture politique déterminée) rend
possible la constitution de l'appareil scolaire (et du même coup
le rend nécessaire comme lieu d'apprentissage de la langue nationale
commune), elle ne suffit pas en revanche à déterminer effective-
ment la scolarisation des classes populaires, donc à réaliser maté-
riellement l'appareil scolaire. Pour cela, pour que soit matérielle-
ment réalisé l'Appareil Idéologique d'Etat Scolaire, il faut qu'il
y ait des enfants effectivement scolarisables dans les classes popu-
laires. Or, pendant toute la première partie du xix e siècle en France,
la classe ouvrière se trouve exclue de l'appareil scolaire par l'une
des caractéristiques fondamentales de la première phase de la révo-
lution industrielle : celle du travail des enfants. Entre les projets
d'institution scolaire, ou plutôt entre les projets de scolarisation
généralisée (car la classe dominante, elle, est scolarisée) et le travail
des enfants il y a donc contradiction. C'est de la « résolution »
de cette contradiction que sortira effectivement l'appareil scolaire.
C'est dans les années 1830-1848 (avec les lois sur le travail des
enfants) que commencera la phase de construction proprement dite
(alors la scolarisation de la classe ouvrière devient possible) pour
s'achever en 1880 (après la Commune) dans la réalisation d'un
appareil scolaire unifié. La bourgeoisie reprendra alors officiellement
à son compte les idéologies linguistiques-scolaires de 1789-1794,
jusqu'alors assumées par des opposants de la petite-bourgeoisie
radicale, et du coup annulera imaginairement l'entre-deux (le XIXe
siècle, ses formes d'exploitation, la non-scolarisation des classes
exploitées, etc.).
La politique linguistique-scolaire de la Révolution bourgeoise
resta donc à l'état utopique. Entendons par là qu'elle ne réalisa
nulle part la pratique scolaire du français qu'elle préconisa; et,
par conséquent, que les réalisations scolaires ultérieures ne prirent
126 LE FRANÇAIS NATIONAL
pas directement la suite des siennes. Mais l'utopie remplit effecti-
vement son rôle idéologique en donnant à tous les Français des
buts unitaires sans lesquels la nation ne pouvait ni se créer ni
vivre. Grâce à elle, les anciens privilégiés sauvèrent leurs meubles
en attendant une conjoncture encore plus favorable à la formation
de la nouvelle classe dominante ; et, à longue échéance, les opprimés
y aperçurent une voie de nouveau entrouverte pour la conquête de
leurs droits linguistiques.
Les bourgeois révolutionnaires (à plus forte raison les aristo-
crates et les bourgeois qui n'étaient pas révolutionnaires) étaient
incapables de transformer matériellement, pour ainsi dire physi-
quement, leur pratique du français. Le bouleversement ne put venir
que des masses qui, soit pendant la Terreur, soit en occupant beau-
coup plus tard l'Appareil d'Etat Scolaire, luttèrent pour imposer
leurs droits linguistiques. Mais les bourgeois détenaient les moyens
d'imaginer les soudures entre le passé et l'avenir ; les représentants
du peuple révolutionnaire travaillèrent là-dessus avec tant d'honnê-
teté idéologique, tant de zèle pour le bien national, que la démocratie
bourgeoise française put désormais placer leurs plans scolaires à
l'horizon de chaque étape du régime et obtenir sur eux, aux moments
décisifs, l'union sacrée des partis bourgeois libéraux et des partis
populaires.
L'idéologie scolaire des révolutionnaires bourgeois contenait en
effet une représentation de « la langue française » qui rendait
possibles des plans novateurs. C'était une représentation spiritua-
liste unitaire, à la fois analytique et synthétique, mécaniste et vita-
liste, d'après laquelle « la langue » était présente en personne dans
ses éléments, le discours dans ses parties. Une méprise idéologique
naturelle fit que les révolutionnaires bourgeois, lorsqu'ils « décom-
posèrent » les éléments de la langue pour les « recomposer » en
vue d'un nouvel enseignement (isolant le « français élémentaire »,
isolant « le français » des autres disciplines d'enseignement, séparant
« le français » du « latin »), ne comprirent nullement qu'ils modi-
fiaient profondément le système linguistique par les dispositions
pratiques qu'ils prenaient.
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 127

2. L E FRANÇAIS ÉLÉMENTAIRE NATIONAL SCOLAIRE, LE RAPPORT


CONDORCET (AVRIL 1792).
Si la formation sociale française de 1 7 8 9 - 1 7 9 4 ne réunit pas les
conditions nécessaires à la réalisation matérielle d'un appareil sco-
laire, il reste que la Révolution française a bel et bien construit un
modèle de français scolaire et qu'elle a idéologiquement réalisé la
conjonction de ce modèle avec le projet d'une école nationale à
degrés : les révolutionnaires bourgeois ont décrété l'école primaire,
et c'est à l'initiative des Jacobins que la Convention institua un
concours pour la rédaction des manuels élémentaires. Les Jacobins
n'inventèrent pas l'idée de livres élémentaires uniformes et imposés
par l'autorité ; l'idée — et la composition même des manuels —
remonte à l'Ancien Régime, mais l'innovation décisive réside dans
le fait qu'ils l'inscrivirent dans leur politique scolaire nationale.
Historiquement la politique scolaire des Jacobins est en effet
redevable du travail opéré par les grammairiens d'Ancien Régime
en vue de réformer l'enseignement du français. Ainsi que nous
l'avons déjà signalé1, c'est en 1780 que Lhomond avait fait paraître
ses Eléments de la Grammaire française ; la composition du manuel
s'inscrivait alors dans un courant plus vaste qui incluait les recher-
ches grammaticales (dont la composition de manuels élémentaires
ne représente elle-même qu'un aspect), la lutte en faveur de l'en-
seignement du français dans les Collèges, et surtout les premiers
éléments du futur multilinguisme bourgeois. On sait en effet qu'à
l'intérieur des Collèges d'Ancien Régime le bilinguisme franco-latin
tendait à supplanter l'apprentissage exclusif de la langue latine ; on
sait aussi que dans la deuxième moitié du xvm e siècle les Béné-
dictins prirent le relais des Jésuites pour assurer le fonctionnement
des Collèges. Or le « relais », s'il ne mettait pas en cause le mono-
pole de l'Eglise sur l'enseignement, fut cependant autre chose qu'un
« changement d'équipe » qui n'aurait affecté que la gestion desdits
Collèges. Si tous les Collèges ne furent pas des centres d'innovation,
il reste que, placés sous la direction des Bénédictins, ils dévelop-
pèrent l'enseignement du « français littéraire » (au lieu de la seule

1. Cf. chapitre r, et Annexe 1.


128 LE FRANÇAIS NATIONAL
littérature gréco-latine) lié à l'idéologie des « Grands Auteurs » 1 , ils
orientèrent vers la prépondérance du français dans les exercices,
et même, dans certains Collèges avancés dont Brunot dit que le
programme « est un programme du XIXe siècle », portèrent les
prémices de plurilinguisme2 institutionnalisé plus tard dans les
lycées et collèges napoléoniens. Mais réformes et innovations n'étaient
pas le fait des seuls Collèges, et Brunot cite aussi une masse de
documents sur les autres centres d'innovation (notamment les Pen-
sions) qui, dans certaines villes, disputaient aux collèges leurs privi-
lèges par la surenchère 8.
C'est ainsi que les recherches grammaticales et les pratiques nova-
trices d'Ancien Régime devaient servir de supports à la politique
scolaire des révolutionnaires bourgeois. Du côté du monolinguisme
national en fournissant le matériau grammatical nécessaire à l'instau-
ration d'un appareil scolaire élémentaire, du côté du plurilinguisme
bourgeois et du « français littéraire » en répandant le principe de la
grammaire comparée et des exercices de traduction, elles autorisaient
doublement la disjonction par degrés du français élémentaire et du
français littéraire des degrés supérieurs.
La disjonction ne s'est pas opérée d'un coup, elle ne fut pas
non plus le résultat d'une évolution progressive qui, partant du
complexe pour aller au plus simple (latin, franco-latin, puis français
tout court), aurait offert une gamme d'apprentissages allant du plus
simple au plus complexe ; mais sa réalisation était en revanche
dépendante d'autres facteurs, extérieurs à l'aspect linguistique et

1. Cf. BRUNOT : H.L.F., VII, 101 : « Dans le règlement pour le Collège


de la ville d'Arbois, à l'article 7, il est dit que les maîtres enseigneront
à leurs écoliers « selon la portée des classes dont ils seront chargés...
l'orthographe, la prononciation, la grammaire françoise et latine... la connais-
sance des bons auteurs. »
2. Cf. Programme du collège de Pau (Bénédictins) : « Les Bénédictins
joignent au latin et au grec la connaissance de l'anglais, de l'espagnol, de
l'italien ; ils ajoutent divers exercices journaliers propres aux arts les plus
utiles et les plus agréables tels que le dessin, la musique. » (H.L.F., VII, 117.)
3. Ainsi une pension de Dijon « où l'on enseignait... les vrais principes
de la lecture ou prononciation, de la conjugaison et de la grammaire française
suivant l'usage, et où, par une méthode simple, exacte, aisée, Mlle Viennois
donnait à ses élèves non seulement une connaissance solide des raisons de
l'idiome national, mais aussi celle des principes fondamentaux de la traduc-
tion des langues étrangères ». (CH. MUTEAU : Les Ecoles et Collèges en
Province, cité par BRUNOT : H.L.F., VII, 120.)
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 129
grammatical proprement dit, puisque nous avons vu qu'elle suppo-
sait la combinaison de ces deux « modèles » d'apprentissage avec
les projets d'institution d'une école nationale à degrés.
Déjà, sous l'Ancien Régime certains plans d'éducation appelaient
la grammaire élémentaire à servir leurs idéaux1, mais c'est avant
tout sous la Révolution — et du fait de la Révolution — que les
plans d'éducation se mirent à inclure systématiquement l'apprentis-
sage de la langue nationale et, pour certains, à développer une
idéologie de la grammaire élémentaire2.
De 1791 à 1799 vingt-cinq projets relatifs à l'instruction publique
furent rapportés devant les Assemblées, sans compter ici ni les
discours, ni les débats du Comité d'Instruction publique, ni encore
les diverses interventions — telles que celle de Grégoire — qui
abordaient de près ou de loin la question. Les plus importants por-
tent le nom de leurs auteurs ou de leurs rapporteurs : Mirabeau,
Talleyrand, Condorcet, Romme, Lepeletier et Lakanal ; mais de
tous, le projet de Condorcet est de toute évidence le plus cohérent
et celui qui rationalise le mieux les idéaux de la bourgeoisie en
matière d'école. Ce n'est pas un hasard si l'histoire, qui a la mémoire
des noms, a retenu celui-là.
L'Assemblée constituante s'était séparée le 25 septembre 1791.
Dès le 14 octobre de la même année l'Assemblée législative déclara
la création d'un Comité de l'Instruction publique composé de vingt-
cinq membres. Aussitôt une commission de cinq membres, dont
Condorcet, Lacépède et Romme, fut chargée d'élaborer un nouveau

1. Un pédagogue anonyme écrit dans un Essai sur l'Education publié


en 1787 : « 11 nous faut donc pour le premier âge une Grammaire Nationale
toute nouvelle, vraiment élémentaire... qui puisse être conçue et apprise
aisément... telle en un mot qu'ils l'entendent tous également, sans qu'il
y ait un seul parmi eux, quelque mauvais qu'on le suppose, qui ne
devienne bientôt en état de la savoir toute entière. » (Cité par BRUNOT :
H.L.F., IX, 1, 93.)
2. Cf. J . VERDIER : Discours sur l'Education nationale, 1792 : « (...) Ce
grand besoin de parler et d'écrire, qui va se faire sentir encore bien plus
fortement à tous les citoyens, ne peut être rempli que par un enseignement
qui porte également sur le discours, sur la phrase et sur le mot... La petite
grammaire doit enseigner à bien prononcer, à bien lire, à écrire correc-
tement, à orthographier et même à gesticuler d'une manière conforme
aux caractères de ponctuation (...) » (H.L.F., IX, 1, pp. 99-100. C'est nous
qui soulignons.)
130 LE FRANÇAIS NATIONAL
plan d'éducation nationale. Condorcet fut chargé d'établir le rapport
qu'il présenta au cours des séances des 20 et 21 avril 1792 1 .
Le rapport de Condorcet, qui fut réimprimé par ordre de la
Convention nationale, devait servir de base à la plupart des projets
révolutionnaires ultérieurs en posant les principes fondamentaux du
système scolaire bourgeois : égalité, laïcité, gratuité. Ce n'est que
sur les questions de la liberté scolaire et de l'obligation scolaire qu'il
différait des thèses jacobines et de l'idéologie scolaire.
Le plan de Condorcet prévoyait quatre degrés d'instruction. A la
base devaient se trouver les écoles primaires, laïques et gratuites, où
tous les enfants recevraient le même enseignement (dans des locaux
séparant filles et garçons lorsque les conditions matérielles le per-
mettraient : ce qui était pour l'époque un projet novateur impliquant
une certaine égalité naturelle entre garçons et filles). Les écoles du
second degré devaient assurer en trois ans une formation primaire
supérieure conduisant aux instituts (l'équivalent des lycées futurs)
dans lesquels cinq années d'études feraient déboucher sur les éta-
blissements supérieurs dénommés lycées ou écoles du quatrième
degré; ceux-ci auraient, entre autres, pour fonction d'assurer la
formation des enseignants.
Nous ne considérons ici que la partie qui concerne le degré
élémentaire d'enseignement du français. Si, dans le rapport propre-
ment dit, présenté à la Convention, Condorcet ne développe pas
d'idées sur le français élémentaire, il donne en revanche de grandes
précisions dans deux mémoires adjoints au rapport.
Le rapport contient l'indication d'une mesure pratique dont l'impor-
tance, encore mal comprise aujourd'hui, ne peut pas être surestimée,
et sur laquelle nous reviendrons longuement : celle de la composition
et du choix des manuels d'instruction publique :
Dans les Ecoles Primaires et Secondaires, les livres élémen-
taires seront le résultat d'un concours ouvert à tous les citoyens,
à tous les hommes qui seront jaloux de contribuer à l'instruc-
tion publique ; mais on désignera les auteurs des livres élé-
mentaires pour les Instituts.
1. P. CHEVALLIER, B. GROSPERRIN, J. MAILLET : L'Enseignement du
français de la Révolution à nos jours, t. 1, Paris-La Haye, éd. Mouton
1968. Les documents correspondant à la période considérée sont contenus
dans un tome 2 (chez le même éditeur, 1971) où on trouve notamment
le texte intégral du rapport Condorcet.
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 131
Les mémoires contiennent la description du type de « simplifi-
cation » qui permettra d'obtenir le français élémentaire « simple »
sur la base de la Grammaire déjà pratiquée par les élèves des Col-
lèges antérieurs. Nous soulignons, dans la longue citation que nous
donnons, les passages qui nous dispenseront de résumer et même
de commenter longuement le plan idéologique mis en œuvre, parce
qu'ils explicitent très bien les modalités pratiques et théoriques de
l'opération :
On sent que les livres destinés à donner aux enfants la
première habitude de lire, ne doivent renfermer que des phrases
d'une construction simple et facile à saisir. (...) Par exemple,
comme la plupart même des hommes faits, ils n'auront qu'une
idée très vague et très peu précise des mots grammaticaux, et
même des relations grammaticales que ces mots expriment. (...)
Ce serait détruire absolument l'intelligence humaine que de
vouloir l'assujettir à ne marcher que d'idées précises en idées
précises, à n'apprendre des mots qu'après avoir rigoureusement
analysé les idées qu'ils expriment ; elle doit commencer par
des idées vagues et incomplètes, pour acquérir ensuite par
l'expérience et par l'analyse, des idées toujours de plus en
plus précises et complètes, sans pouvoir jamais atteindre les
limites de cette précision et de cette connaissance entière des
objets.
Ainsi, par des mots que des enfants puissent comprendre,
on doit entendre ceux qui expriment pour eux une idée à leur
portée ; de manière que cette idée, sans être la même que
celle qu'aurait un homme fait, ne renferme rien de contradic-
toire à celle-ci. Les enfants seraient à peu près comme ceux
qui n'entendent de deux mots synonymes que ce qu'ils ont
de commun et à qui leur différence échappe. Avec cette pré-
caution, les élèves acquerront une véritable instruction et on
ne leur donnera pas d'idées fausses, mais seulement des idées
incomplètes ou indéterminées, parce qu'ils ne peuvent en avoir
d'autres. Autrement il serait impossible de se servir avec eux
de la langue des hommes ; et comme on forme un langage
particulier au premier âge, et proportionné à la faiblesse de
l'organe de la parole, il faudrait instituer une langue à part
proportionnée à leur intelligence. On peut donc employer dans
les livres destinés aux enfants des mots qui expriment des
132 LE FRANÇAIS NATIONAL
nuances, des degrés de sentiment qu'ils ne peuvent connaître,
pourvu qu'ils aient une idée de ce sentiment en lui-même,
et dès que l'idée principale exprimée par un mot est à leur
portée, il est inutile qu'il réveille en eux toutes les idées acces-
soires que le langage ordinaire y attache. Les langues ne sont pas
l'ouvrage des philosophes ; on n'a pas eu besoin d'y exprimer
par un mot distinct l'idée commune et simple, dont un grand
nombre d'autres mots expriment les modifications diverses ;
jamais même on ne peut espérer qu'elles atteignent à cette
perfection, puisque, les mots ne se formant qu'après les idées
et par la nécessité de les exprimer, les progrès de l'esprit pré-
cèdent nécessairement ceux du langage. Il y a plus : si l'on
doit donner aux enfants une analyse exacte, quoiqu'incomplète
encore, du sens des mots qui désignent ou les objets physiques
qu'on veut leur faire connaître, ou les idées morales sur les-
quelles on veut fixer leur attention, et de ceux qui doivent servir
pour ces développements, il est impossible d'analyser avec le
même scrupule les mots d'un usage vulgaire qu'on est obligé
d'employer pour s'entendre avec eux.
H y aura donc pour eux comme pour nous deux manières
de comprendre les mots : l'une plus vague pour les mots com-
muns, l'autre plus précise pour ceux qui doivent être l'expres-
sion d'idées plus réfléchies. A mesure que l'esprit humain se
perfectionnera, on emploiera moins de mots de la première
manière, mais jamais ils ne disparaîtront entièrement du lan-
gage ; et semblablement il faut dans l'éducation chercher à en
diminuer le nombre, mais n'avoir pas la prétention de pouvoir
s'en passer 1 .
Condorcet se fait ici 1' « idéologue génial » des objectifs démo-
cratiques bourgeois en matière de français scolaire. En effet, dans
le même temps qu'il affirme que « celui qui a besoin de recourir à
un autre pour écrire ou même lire une lettre... celui qui ne parle
point sa langue de manière à pouvoir exprimer ses idées... celui-là
est nécessairement dans une dépendance individuelle, dans une
dépendance qui rend nul ou dangereux pour lui l'exercice des droits
1. CONDORCET, 2e Mémoire, dans Bibï. de l'Hom. publ., fasc. 2 , p. 1 6
et suiv. ; cité par BRUNOT : H.L.F., IX, 1, pp. 103-104. C'est nous qui
soulignons.
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 133
de citoyen », dans le même temps qu'il définit l'égalité de langue
comme la condition de la liberté du citoyen (cf. ch. II, 2), Condorcet
pose des jalons pour l'inégalité radicale qui fonctionnera « sous »
l'égalité juridique. Il nous donne la clef de l'idéal égalitaire et démo-
cratique de langue commune que la bourgeoisie place aux avant-
postes de sa politique scolaire, tout en profitant (et afin de profiter,
à son insu ou non) des inégalités de fait qu'entraînent pratiquement
le choix d'un modèle grammatical déjà socialement élaboré par les
classes dominantes, et le choix d'un type de fragmentation graduée
déjà élaboré par la pédagogie des classes dominantes. Nous verrons
plus loin comment le modèle choisi, à la date de la fermeture du
concours pour la composition des livres élémentaires, par la Conven-
tion thermidorienne : les Eléments de Grammaire française de
Lhomond, put inclure historiquement l'inégalité dans l'institution
idéalement égalitaire du français scolaire.
Toutes les équivoques de l'opération idéologique furent travesties
en évidences inébranlables par le bon sens bourgeois, profondément
imprégné d'idéalisme mécaniste. Ainsi la présence du modèle essen-
tiel de la langue française dans le modèle en réduction ne pouvait
être mise en doute. La logique du français semblait s'incarner en
personne dans la première construction de phrase mise au pro-
gramme : la phrase simple, à partir de laquelle des combinaisons
plus riches, mais pas plus « raisonnables » ni plus « françaises »,
devaient être acquises. Le bon sens bourgeois imposait du même
coup le critère pédagogique : le programme d'exercices grammaticaux
menant de la « phrase simple » à la « phrase complexe » 1 la plus
raffinée paraîtrait bon lorsqu'il permettrait de sélectionner « les
meilleurs » élèves, ceux qui d'emblée auraient, par « aptitude »
spéciale, saisi les virtualités de la phrase française « pure et simple ».
Résumons-nous. Les révolutionnaires innovèrent pour fournir un
modèle de langue nationale, commune, non marquée socialement,
afin de détruire les privilèges des Français monarchiques, et de
1. Toutes ces « évidences » pédagogiques — le simple comme élément
originaire et le « complexe » comme composition du « simple » — sont
évidemment à mettre en rapport avec l'idéologie philosophique bourgeoise
des Lumières, idéaliste car rationaliste-empiriste-génétiste-mécaniste, — et
aussi avec toutes les variations des théoriciens du langage au xvin" siècle,
que domine de haut Condillac. (Rousseau, lui, ne pense dans cette idéo-
logie que pour la combattre : également sur le terrain de la théorie du
langage.)
134 LE FRANÇAIS NATIONAL
construire la nouvelle entente nécessaire aux citoyens. Ils y par-
vinrent en prenant appui sur leur pratique et leur idéologie gramma-
ticales : un travail de rationalisation par analyse et synthèse de la
phrase, « construction de phrase », fut exigé, au Premier Degré
Scolaire, de tous les citoyens. En même temps, l'idée et la réalisa-
tion des Degrés, le choix d'une grammaire franco-latine spécialement
bourgeoise, impliquèrent une nouvelle sorte d'inégalité linguistique.

3 . LES LOIS DE LA CONVENTION ET LE CHOIX DE LA GRAMMAIRE


NATIONALE FRANÇAISE.

On lit dans le projet de décret présenté à la Convention par


Romme au nom de la Commission d'Education le 2 9 vendémiaire
an II (20 octobre 1793) :
Art. 5. — Les écoles de l'enfance se divisent en premières
et secondes écoles. L'enseignement est essentiellement le même
dans toutes les écoles nationales, mais modifié et gradué selon
l'âge et la capacité des élèves.
Art. 12. — La Commission d'Education nationale et le
Comité d'Instruction publique réunis sont chargés de faire les
programmes qui doivent ouvrir le concours pour la composition
des ouvrages nécessaires aux écoles nationales.
et dans le décret Bouquier du 2 9 frimaire an II (19 décembre 1793)
relatif à l'organisation générale de l'instruction publique :
Section III. — Du premier degré d'instruction.
1° La Convention nationale charge son Comité d'Instruction
de lui présenter les livres élémentaires des connaissances abso-
lument nécessaires pour former les citoyens et déclare que les
premiers de ces livres sont les Droits de l'Homme, la Consti-
tution, le tableau des actions héroïques ou vertueuses.
2° Les citoyens et citoyennes qui se borneront à enseigner à
lire, à écrire, et les premières règles de l'arithmétique, seront
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 135
tenus de se conformer, dans leurs enseignements, aux livres
élémentaires adoptés et publiés à cet effet par la représentation
nationale l.
Que ce décret, qui instituait un enseignement élémentaire gratuit
et obligatoire, libre, contrôlé par l'Etat, ait été promulgué sous
la dictature de la démocratie révolutionnaire jacobine ne relève pas
plus du hasard que l'existence, dans la même période, d'une « ter-
reur linguistique » ou d'autres formes du radicalisme jacobin. Ainsi
que nous l'avons vu précédemment2, la politique jacobine pose les
principes de la démocratie bourgeoise jusques et y compris dans le
mode d'existence et de fonctionnement de ses appareils idéologi-
ques ; et même, amorce le processus de leur réalisation. Là où la
Constituante et la Législative avaient laissé la question scolaire à
l'état de projets non débattus, la Convention montagnarde réalisa
l'inclusion de ces projets démocratiques dans sa politique.
Les historiens se plaisent généralement à justifier l'absence de
politique scolaire dans la période qui précède la venue au pouvoir
des Jacobins en alléguant que les Assemblées « n'eurent pas le
temps » de débattre la question scolaire ! Mais c'est une « expli-
cation » illusoire : l'alibi du temps ne résiste pas à un examen des
« mobiles » politiques, et en outre il fournit lui-même sa contre-
preuve : les Jacobins n'eurent pas plus de « temps » (tout juste un
an) que leurs prédécesseurs aux Assemblées pour développer une
politique scolaire. En fait, et alors même que la conjoncture distri-
buait des urgences et des priorités extrêmes (au premier chef la
contre-révolution, intérieure et extérieure), l'école fut mise politique-
ment à l'ordre du jour par la fraction la plus conséquente et la
plus radicale des révolutionnaires bourgeois, en conformité avec les
idéaux démocratiques et les revendications émanant des différents
centres d'initiative révolutionnaire (sociétés populaires, sections, etc.).
Sur le terrain des idéaux dominants, les idéaux démocratiques et
égalitaires nécessaires à l'instauration (réelle ou à l'état de projet)
de l'école élémentaire se trouvaient doublés d'une formation idéolo-
gique liée à la pratique révolutionnaire et au travail de destruc-
tion des anciens rapports sociaux, formation qui attribuait au « dé-

1. Projet de décret et décret sont cités d'après L'Enseignement français


de la Révolution à nos jours, t. 2, pp. 22-23 et p. 26. C'est moi qui souligne,
2. Cf. ch. m, i.
136 LE FRANÇAIS NATIONAL
faut d'instruction » et à F « ignorance » la cause des anciennes
formes d'exploitation et qui posait l'instruction publique comme un
préalable conditionnant l'impossibilité d'un retour à ces formes, en
même temps que comme un élément de cohésion et d'affermis-
sement du nouveau régime. Ces « raisons » sont, bien sûr, idéo-
logiques, mais comme telles elles entrent aussi dans le processus de
construction de l'appareil scolaire élémentaire, le fondent en même
temps qu'elles le justifient.
Les lois jacobines de l'an II conféraient un statut d'institution
d'Etat au français élémentaire. Ce statut faisait en outre du français
élémentaire une entité complètement séparée du latin, de la rhéto-
rique, de l'histoire, etc., dont il n'était, jusque-là, qu'une dépen-
dance. Une telle transformation engageait le destin de la langue
nationale.
Cela permettait, à courte et moyenne échéance, le maintien du
latin des privilégiés de l'ancien enseignement, à côté du français,
sous l'aspect d'un « supplément » d'instruction et de culture ; à
longue échéance, la refonte du système grammatical franco-latin
en fonction de l'évolution de la société française ; enfin le réemploi
de la littérature, sous l'aspect d'un autre français indépendant,
idéalement identique au français élémentaire national, mais
idéalement valorisé dans ses composantes élitaires de manière à
dévaloriser le français « simple » et « commun », le français « tout
court », dans la compétition scolaire.
La Convention jacobine, qui ne soupçonnait pas le processus
historique dans lequel elle était engagée, n'aperçut nullement ces
conséquences. Mais sa décision n'en fut pas moins un acte politique
important.
Nous connaissons déjà, pour en avoir longuement traité, la nature
de la politique jacobine de la langue ; conséquemment l'enseigne-
ment élémentaire ne pouvait être qu'en français. Mais une chose
est d'enseigner en français, une autre est d'enseigner le français,
autrement dit d'enseigner le français comme une discipline séparée,
autonome, car ce type spécial d'apprentissage est nécessairement
induit par des idéaux et une politique ne relevant pas exclusivement
de la nécessité d'uniformiser les pratiques linguistiques. En lui-
même le processus d'uniformisation linguistique qui a eu lieu sous la
Révolution n'implique pas à priori de forme linguistique spéciale
(même s'il y a bien en fait une forme spéciale, marquée socialement
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 137
dans et par la pratique politique comme nous aurons l'occasion de
le voir bientôt).
La forme linguistique proprement dite nécessaire à l'instauration
de la langue nationale résulte de la conjonction de la nécessité de
l'uniformisation (en cours ou et à venir) avec les idéaux démocratiques
scolaires et les idéologies grammaticales résultant de la « reprise »
idéologique par les révolutionnaires bourgeois du travail des grammai-
riens d'Ancien Régime. La forme linguistique produite par cette
conjonction se définit alors comme un apprentissage spécial double-
ment séparé en ce qu'il est réalisé dans un appareil scolaire (il est
ainsi institutionnellement séparé des autres pratiques linguistiques),
et en ce qu'à l'intérieur même de l'appareil il constitue une disci-
pline distincte entièrement tournée (du côté de ses objectifs avoués
tout au moins) vers la réalisation de l'idéal de langue commune.
Du point de vue de la « rencontre » entre la politique linguistique
révolutionnaire et la politique démocratique de l'école, le fait fonda-
mental n'est donc pas que l'enseignement soit fait en français,
mais que le français soit lui-même matière, objet d'enseignement
distinct et serve ainsi de base à la réalisation d'objectifs idéologiques
et politiques matériellement relayés par les modèles d'apprentissage
mis en œuvre dans les manuels.
D'autre part, « le français » en tant que forme linguistique
à réaliser dans l'appareil scolaire, ne provient pas directement mais
dérive, par des relais, d'une idéologie de la transformation de la
langue que les révolutionnaires bourgeois (essentiellement les Jaco-
bins) développent concurremment aux idéologies supports de l'uni-
formisation. En même temps qu'ils entendent révolutionner (et
qu'ils révolutionnent effectivement) le système des échanges linguis-
tiques, les révolutionnaires bourgeois entendent en effet « révolution-
ner la langue ». Cette prétention est caractéristique de la « période »
jacobine, où la langue n'est pas seulement pensée sur un mode
instrumental mais en outre comme un objet lui-même transforma-
ble dans sa structure interne selon un déterminisme qui réduit les
lois de son évolution propre à n'être que le strict reflet de la vie
politique. C'est ainsi que quantité de projets furet présentés, sous
la dictature de la démocratie révolutionnaire jacobine, qui visaient
à une « révolution dans la langue » *, laquelle s'identifiait d'ailleurs

1. Voir notamment GRÉGOIRE, Rapport... : « Je finirai ce discours en


138 LE FRANÇAIS NATIONAL
le plus souvent, sous le coup des idéaux « nationalistes », à une
« langue révolutionnaire » en soi et pour soi. Cette représentation
idéologique de la langue n'a pas contribué directement à l'élabora-
tion de la forme linguistique de la langue nationale à réaliser dans
l'appareil scolaire, mais sa combinaison avec d'autres éléments a
constitué l'un des supports idéologiques participant activement à la
construction de la langue nationale. L'idée que la langue pouvait
être transformée et surtout le fait (qui est bien un fait, quoi qu'il
découle d'une représentation mécaniste et fautive de la langue)
qu'elle pouvait être « simplifiée », qu'on pouvait en « faciliter
l'étude », a visiblement contribué à l'élaboration d'un modèle de
français élémentaire en autorisant les processus de réduction et de
fragmentation typiques du français élémentaire. Cette représentation
idéologique de la transformation de la langue ne se définit donc pas
simplement par la position fausse qu'elle énonce et qu'elle occupe
par rapport aux connaissances scientifiques maintenant constituées,
ou en voie de constitution, sur la langue et les lois de son évolu-
tion propre, mais aussi par sa fonction dans la conjoncture (contri-
buer à hisser le français dans la structure trinitaire nationale aux
côtés de la France et des Français) et par ses effets dans le travail
de construction de la langue nationale. Ces effets sont immédiate-
ment pratiques puisqu'ils commandent des réalisations matérielles
(grammaires, manuels, etc.) investies dans une politique scolaire.
C'est ainsi que Grégoire, immédiatement après avoir averti de son
« projet vaste » visant à « révolutionner notre langue », inclut
dans l'esquisse qu'il fait de ce projet la mise à l'ordre du jour
de la composition d'une nouvelle grammaire et d'un nouveau dic-
tionnaire. Il a alors cette phrase « sublime », qui le fait ranger
parmi ceux que Marx appelait les « zélateurs à froid de la doc-
trine bourgeoise » :

Une nouvelle grammaire et un nouveau dictionnaire français


ne paroissent aux hommes vulgaires qu'un objet de litté-

présentant l'esquisse d'un projet vaste et dont l'exécution est digne de


vous ; c'est celui de révolutionner notre langue. (...)
Mais ne pourroit-on pas au moins (...) faire à notre idiome les amélio-
rations dont il est susceptible, et, sans en altérer le fond l'enrichir, le
simplifier, en faciliter l'étude aux nationaux et aux autres peuples ? »
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 139
rature. L'homme, qui voit à grande distance, placera cette
mesure dans ses conceptions politiques l .
En fait, ce n'est pas seulement dans leurs conceptions politiques
que les Jacobins, qui « voyaient à grande distance », placèrent cette
mesure, mais dans leur politique tout court puisque le rapport de
Grégoire fut aussitôt suivi d'un décret de la Convention nationale
ainsi libellé :
DÉCRET
La Convention nationale, après avoir entendu le rapport
de son Comité d'Instruction publique, décrète :
Le Comité d'Instruction publique présentera un rapport sur
les moyens d'exécution pour une nouvelle grammaire et un
vocabulaire nouveau de la langue française. Il présentera des
vues sur les changements qui en faciliteront l'étude et lui don-
neront le caractère qui convient à la langue de la liberté.
La Convention décrète que le rapport sera envoyé aux auto-
rités constituées, aux sociétés populaires et à toutes les com-
munes de la République2.
Le rapport fut présenté à la Convention à la séance du 16 prairial
an II (6 juin 1794) et fit l'objet du décret, que nous venons de
citer, le même jour. Mais ce n'était pas la première intervention de
Grégoire : déjà le 9 pluviôse an II (28 janvier 1794) la Convention
avait adopté les conclusions d'un rapport du Comité d'Instruction
publique, rédigé sous l'inspiration de Grégoire. L'idée de livres
élémentaires uniformes n'y était pas seulement présente à l'état de
projet, elle passait dans la politique et un concours pour la rédac-
tion des livres élémentaires à l'usage des écoles primaires était ins-
titué.
La date est importante sous plusieurs aspects. Tout d'abord, la
décision intervenait en pleine période de « terreur linguistique » :
la veille, la Convention avait décrété la nomination d' « instituteurs

1. Rapport..., p. 25.
2. Le décret est publié à la suite du rapport de Grégoire dans le
compte rendu du Comité d'Instruction publique imprimé sur ordre de
la Convention.
140 LE FRANÇAIS NATIONAL
de langue française » après avoir entendu les interventions de Gré-
goire et de Barère sur la nécessité de l'uniformisation et la lutte
contre les patois h Bien que les deux décisions ne relèvent pas de
la même série de mesures, mais de deux niveaux d'intervention
politique sensiblement distincts puisque, nous l'avons vu, il y a une
relative autonomie des projets d'institutions scolaires, la coïncidence
n'est pas fortuite. Elle est l'indice de la façon dont s'investissent
les formations idéologiques portant sur la langue et les pratiques
de la langue dans une politique scolaire. D'autre part, l'ouverture
du concours intervenait à la suite du décret du 29 frimaire an II
(19 décembre 1793) et officialisait en les précisant les mesures
appelées dans les projets d'organisation générale du « premier degré
d'instruction ». La politique scolaire était donc présente dans l'insti-
tution du concours en ce qu'elle destinait les livres à l'enseignement
élémentaire (et non à 1' « enseignement », relevant d'une politique
linguistique, tel qu'il était prévu par la nomination des « institu-
teurs de langue française ») et en ce qu'elle était redevable des idéaux
linguistiques et grammaticaux autorisant les pratiques de réduction
et de fragmentation requises par les théories idéologiques de l'école à
degrés 2.
Surtout, l'institution du concours réalisait en politique l'idéal de
français grammatical en mettant au nombre des manuels à composer
des Notions de Grammaire française. Les « réponses » (c'est-à-dire
les manuels ou les projets de manuels) qui parvinrent à la Conven-
tion et au Comité d'Instruction publique dès cette époque, attestent
la présence d'un modèle de français grammatical et confirment
sa nature (par là même, sa fonction) liée aux théories idéologiques
bourgeoises de l'école à degrés. En l'absence des documents qu'un
expert aussi découvreur des textes dits « de première main » que
Ferdinand Brunot confesse n'être « pas faciles à retrouver », nous
disposons d'indices non négligeables quant au modèle de français élé-
mentaire (grammatical) à l'œuvre dans les travaux participant pour
leur part à la construction de l'école à degrés. Ces indices nous sont
fournis par les titres des manuels. Citons-en quelques-uns au hasard.

1. Sur le décret du 8 pluviôse et sur ces interventions, voir ch. ni.


2. Cf. projet de décret du 29 vendémiaire an II : « L'enseignement
est essentiellement le même dans toutes les écoles nationales, mais modifié
et gradué selon l'âge et la capacité des élèves. » (Voir plus haut.)
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 141
Bruand, de Besançon, Notions sur la grammaire ;
— Notions élémentaires de la grammaire;
— Cours de langue française à l'usage des Ecoles nationales,
par une société de gens de lettres ;
— Jussieu, Simplifier les règles et l'enseignement de la langue;
— Méthode réduite aux règles les plus simples et justifiée
par l'expérience pour apprendre à lire en très peu de temps... et la
grammaire française:
— Boinvilliers, Grammaire nationale mise à la portée de tout le
monde enrichie d'un petit dictionnaire de mots nouveaux, intro-
duits dans notre langue depuis la Constitution ;
— etc 1 .
Ces indices attestent symptomatiquement deux faits essentiels.
D'une part, ils confirment que l'apprentissage du français à réaliser
dans les écoles élémentaires est un apprentissage spécial, distinct
des autres pratiques, et fondé sur la pratique institutionnelle de la
grammaire. D'autre part, ils permettent de situer la nature et la
fonction exactes du travail de construction du français élémentaire :
celui-ci n'est pas seulement dépendant d'idéaux, mais réalise en fait
les idéaux de réduction et de fragmentation que nous avons vus à
l'œuvre aussi bien dans le projet Condorcet que dans les manuels
de grammaire élémentaire de la fin du xixe siècle. Nous trouvons
ici en quelque sorte « à l'état pratique » et dans la pratique ce qui
était explicite, mais « en théorie », chez Condorcet, et qui se trouve
en outre systématisé ici et concrétisé par la composition des manuels
élémentaires. Cette systématisation, ce passage au « concret », ren-
versent l'ordre initial des termes : ce qui était entièrement présent
sous forme explicite dans les théories idéologiques de Condorcet
(la combinaison de l'idéal de « phrase simple » et de l'école à degrés

1. D'après Brunot, H.L.F., IX, 1, pp. 152-153. Dans la même veine,


on lira avec intérêt ce passage d'une lettre adressée à Grégoire par l'un
de ses correspondants : « Je crois donc, Monsieur, que l'auguste aréopage
doit décréter que la première instruction ne se fera qu'en françois et
grammaticalement, dans toute l'étendue du royaume, qu'il n'y aura non
plus qu'une seule méthode pour apprendre à épeler et à lire aux enfants,
et une seule orthographe. Comme cette belle langue est digne d'enterrer
toutes les autres, on ne peut trop la purifier de ce qu'elle a de défectueux
et la rendre par là riche et élégante. » (Lett. à Grég., ms., p. 161. Cité par
Brunot, H.L.F., IX, 1, 213.)
142 LE FRANÇAIS NATIONAL
définissant l'idéal de français élémentaire) « glisse » ici sous les sup-
ports matériels (manuels) et la pratique qu'ils autorisent (exercices
grammaticaux) « absents » du plan de Condorcet mais présents dans
le travail de construction proprement dit. Ce « glissement > n'affecte
pas la pérennité des idéaux autorisant les pratiques de réduction-
fragmentation puisque, au contraire, ils se trouvent réalisés en fait ;
mais les idéaux n'apparaissent plus explicitement que dans les
Titres, Préfaces, et autres éléments apparemment subordonnés qui
accompagnent l'apprentissage proprement dit. Si l'on veut bien nous
permettre cette métaphore, nous dirons qu'ils passent en coulisse.
Mais pour ne pas être le lieu où se joue le théâtre, chacun sait que
c'est de la coulisse que surgissent pourtant les acteurs.
La Convention jacobine n'eut pas à légiférer sur la fermeture du
concours. La dernière décision qui ressortit à sa juridiction fut de
nommer le jury chargé de choisir parmi les nombreux manuels
envoyés : c'était le 18 messidor an II (6 juillet 1794), quelque trois
semaines avant la chute du gouvernement révolutionnaire et l'échec
de la tentative insurrectionnelle de la Commune de Paris du 9 ther-
midor (27 juillet 1794). Ce n'était pas un fait isolé : pas plus dans
la forme linguistique des apprentissages que dans les autres domai-
nes, l'école n'était instaurée. Pourtant, l'école primaire « existait » :
comme formation idéologique et comme « création » politique. Elle
existait, alors même que les écoles étaient absentes. En effet, alors
que cela n'a pas de sens de parler d' « absence » d'écoles primaires
sous l'Ancien Régime, on ne peut en revanche définir autrement la
politique scolaire jacobine que comme une entreprise de scolarisation-
déscolarisation qui, en même temps qu'elle « crée » idéalement
l'école élémentaire dans une politique scolaire démocratique-bour-
geoise, la rend absente réellement.
Nous reviendrons au chapitre suivant sur le rôle de la pratique
politique dans cette absence. Pour l'heure, répétons encore une fois
qu'elles ne peuvent être attribuées au « temps » dont les Jacobins
seraient censés ne pas avoir disposé. Elles peuvent d'autant moins
l'être que la Convention thermidorienne commença par suivre la
même politique scolaire. Le 27 brumaire an III (17 novembre 1794)
un nouveau plan, dû à Lakanal, fut en effet présenté devant la
Convention thermidorienne. Il reprenait les principales dispositions
du décret du 29 frimaire an II aussi bien sur l'organisation générale
de l'instruction que sur les contenus d'enseignement, mais s'en démar-
quait cependant sur un point — capital, il est vrai —, celui de l'obli-
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 143
gation scolaire. Le fait est important, car il marque que la rupture
ne s'est pas opérée d'un coup : c'est progressivement et par reculs
successifs que la politique scolaire de la Convention thermidorienne
s'infléchit vers l'abandon des principes révolutionnaires et démocra-
tiques de la politique jacobine. Ce n'est que le 3 brumaire an IV
(25 octobre 1795) que la loi Daunou supprima à la fois la gratuité,
l'obligation scolaire, le traitement de l'instituteur et limita le nombre
des écoles primaires.
Mais avant cela la Convention avait accompli la tâche laissée
en suspens par la Montagne ; elle avait fermé le concours pour la
composition des livres élémentaires et, le 30 brumaire an III (20 no-
vembre 1794), avait désigné l'ouvrage devant servir de base aux
pratiques élémentaires du français. Le jury retint de préférence aux
ouvrages spécialement produits en vue du concours, les Eléments
de la Grammaire française de Lhomond. L'ouvrage avait paru en
1780. Il avait été composé sur la base des notions grammaticales
élaborées en plusieurs siècles par les grammairiens d'Ancien Régime,
qu'il résumait avec un art pédagogique unanimement admiré. Ce
choix du Lhomond ne souleva pas seulement les récriminations des
candidats évincés, il prêta à des objections sérieuses. Panckoucke,
auteur de la Grammaire élémentaire et mécanique, classée derrière
Lhomond, se plaignit par une lettre à Lakanal qu'on considérât une
Grammaire faite pour des enfants qui apprenent le latin comme vrai-
ment adaptée à un rôle tout différent3. Et F. Brunot bien plus tard
témoignait de la même déception puisqu'il écrivait :
Je n'ai aucunement le désir de rabaisser les mérites de
Lhomond. Il faut tout de même convenir qu'il ne valait vrai-
ment pas la peine d'organiser officiellement un grand concours
national pour en arriver à couronner un ouvrage rédigé du
temps des collèges et pour eux.
Ce qui ne l'empêchait pas d'approuver le « retour à l'ordre et
à la discipline » grâce auquel la langue française échappant à la

1. H.L.F., t. IX, 1, p. 356. Brunot résume ainsi le rapport de la Commis-


sion sur la Grammaire élémentaire et mécanique : « La partie dogmatique
avait médiocrement plu. L'idée de commencer par le verbe ne paraissait
pas heureuse. L'ouvrage poussait trop loin l'analyse pour des élèves
qu'aucune comparaison de langues ne préparait à comprendre. »
144 LE FRANÇAIS NATIONAL
« tourmente » révolutionnaire, retrouvait sous l'Empire une gram-
maire d'Etat « qui était nécessairement celle du xvin 8 siècle ».
Essayons d'apercevoir les causes et les conséquences de la décision
du 30 brumaire an III qui fut si importante pour l'histoire du fran-
çais que nous vivons encore de ses contradictions.
Pendant les années pleinement révolutionnaires de la dictature
jacobine, une masse de Français, nouveaux citoyens de la Répu-
blique, s'emparèrent du français ci-devant langue du roi, des privi-
légiés et de la bourgeoisie monarchique, et pratiquèrent le fran-
çais national dans les appareils politiques. La majorité de ces nou-
veaux citoyens ne possédait aucune compétence grammaticale compa-
rable à celle des bourgeois instruits dans la Grammaire de Lhomond
(à deux volets latin-français). Les événements furent bouleversants :
dans les tribunaux populaires, des suspects qui possédaient parfai-
tement le français selon les normes établies jusque-là, tel André
Chénier, purent être condamnés à mort pour ne s'être pas fait
entendre, en français, de leurs juges. Mais il n'existait alors aucune
science ni aucune idéologie de la langue qui aurait pu faire com-
prendre ou faire imaginer le phénomène historique qui nous préoc-
cupe maintenant. Ni les abstractions des grammairiens du temps,
ni les considérations philosophiques de la Grammaire générale sur
les significations, encore moins l'idée que se faisaient çà et là des
érudits sur l'ancien français, ne permettaient de penser ni « la
langue française » ni « la langue latine » autrement que sur le
modèle d'êtres logiques unis entre eux par les lois de l'esprit, infi-
niment supérieurs à leurs réalisations pratiques. Lorsque la pratique
du français national révolutionnaire contrecarrait les règles gramma-
ticales en vigueur, les révolutionnaires eux-mêmes ne pouvaient
se représenter autre chose que « le français » : fautif, estropié,
ignoré. Pareillement lorsque la pratique du français se séparait
de celle du latin, les révolutionnaires eux-mêmes ne pouvaient se
représenter une rupture historique dans les liens qui unissaient, en
fait, les deux langues. Aucun révolutionnaire ne pouvait penser
qu'en coupant en deux le Lhomond et en accordant à la moitié
française un statut séparé, on inaugurait une pratique menant, à
long terme, à un nouvel état de la langue, à une nouvelle gram-
maire. Aucun non plus ne pouvait concevoir les avantages que la
nouvelle bourgeoisie retirerait, à court terme, de cette séparation.
L'institution du français élémentaire autonome autorisa en effet
les anciens privilégiés à conserver leur latin séparé. Citoyens comme
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 145
tous les autres au degré primaire, comment certains citoyens n'au-
raient-ils pas des savoirs spéciaux et même supérieurs ? Une nou-
velle idée du latin réservé à l'élite, un nouveau culte des humanités
antiques, prirent la suite des idées culturelles professées jusque-là,
en reconduisant pratiquement le contenu des études littéraires anté-
rieures sans aucune solution de continuité apparente. D'un côté,
le peuple se trouvait gratifié d'une méthode d'analyse grammaticale
non pas vide mais ajustée à des connaissances d'autres langues
qu'il ne devait pas recevoir ; d'un autre côté, la bourgeoisie, en
pratiquant la même méthode, conservait toute son instruction et sa
culture au nom de la science et de l'art désintéressés. L'excellente
pédagogie du Lhomond produisait ainsi plus de fruits qu'elle n'en
avait jamais donné à ceux qui la pratiquaient seuls complètement.
Si, à longue échéance, les masses envahissant l'appareil scolaire ne
purent plus être maintenues dans une condition d'infirmes ou d'am-
putés, de sous-développés grammaticaux, du moins pendant un siècle
(ou deux ?) la séparation institutionnelle et la réunion (non moins
institutionnelle mais très différemment) des deux moitiés du Lhomond
furent pour la future classe dominante un moyen de se définir
contre la classe dominée l . La suite de l'histoire excède les limites

1. On aura une idée des positions prises par les grammairiens républicains
décidés à rompre avec le latin dans les années précédant 1880, par cette
Préface de Pierre Larousse, qui concevait lucidement l'obstacle, ce qui
n'empêchait pas ensuite la Grammaire composée par Larousse de reprendre,
à quelques variantes près, les catégories grammaticales et les principes
d'analyse fournis par Lhomond.
« Actuellement encore beaucoup d'instituteurs font un usage à peu
près exclusif de la Grammaire française de Lhomond. C'est là un déplo-
rable préjugé, dont la conséquence funeste a été de fausser, depuis
quatre-vingts ans, dans notre pays, l'enseignement de la langue maternelle.
Voici toute notre pensée sur cette importante question : Lhomond
était professeur de l'Université de Paris ; sa modestie égalait son savoir ;
il chérissait les enfants ; et c'est dans le seul but de leur être constam-
ment utile qu'il composa tous ses ouvrages, et qu'il voulut toujours
rester professeur des basses classes. Ses Eléments de grammaire fran-
çaise ont été écrits pour les enfants que l'on destine à l'étude du
latin. Du temps de Lhomond les écoles primaires n'existaient point
encore ; il n'a donc pas pu les avoir en vue en écrivant.
Considéré comme une introduction à l'étude de la langue latine, le
livre de Lhomond est un chef-d'œuvre de simplicité, de méthode et de
logique ; appliqué à la langue française, c'est un non-sens. Voyez avec
quel soin le professeur expérimenté expose et traite à fond, dans sa
146 LE FRANÇAIS NATIONAL
de l'étude que nous présentons ici sur le français national à l'époque
révolutionnaire. Mais il est peut-être souhaitable d'en indiquer les
grandes lignes telles qu'elles nous semblent compréhensibles selon
nos hypothèses.
L'heure de vérité sonna pour l'ancien demi-Lhomond délégué
dans les fonctions de Grammaire française nationale quand la
conjoncture historique générale aboutit dans les années 1880 à un
nouvel acte de politique linguistique scolaire : les lois Ferry,
entraînant création des manuels élémentaires de l'enseignement de
masse. A ce moment la « question du latin » devint cruciale pour
le français, pour l'Ecole, pour le régime social. Un immense effort
théorique et pédagogique, aidé d'un commencement de connais-
sances exactes sur l'histoire du français, visa à trancher le lien qui
rattachait le français à la traduction franco-latine. Mais cet effort
aboutit une fois de plus à un compromis favorable aux classes diri-
geantes, masqué sous une apparence unitaire. La Grammaire de
Larive et Fleury, manuel officiellement et massivement répandu dans
les écoles communales de tous les départements, ne fut qu'une
réforme d'un Larive et Fleury, antérieur aux lois Ferry, et très
analogue au Lhomond. Il y eut peu de changements essentiels dans
la terminologie grammaticale sous beaucoup de nouvelles habiletés
pédagogiques. En fait, la Grammaire française élémentaire devint
ce qu'elle est encore maintenant : trop décrochée de la terminologie
et de la phrase latine pour préparer à l'analyse grammaticale et
logique et aux types de discours caractéristiques du degré secon-
daire ; trop accrochée à cette terminologie pour acquérir la rationa-
lité requise par une pratique nationale et massive du français. Le
résultat le plus tangible était, et est encore, l'échec des trois quarts
des citoyens français dans les exercices de français à l'école primaire ;
la fermeture du passage d'un degré à l'autre ; le blocage de l'évolu-

Grammaire française, les points étrangers à notre langue, mais dont


l'élève fera plus tard son profit dans l'étude du latin ; la plupart de
ses Dénominations, la Classification de l'Adjectif, du Pronom et du
Verbe ; les Degrés de significations, la Formation des temps, et surtout
la Classification des mots invariables, cette longue liste de prépositions
qui marquent le lieu, le temps, Yordre, la convenance, l'opposition, le
moyen, le but, etc. Toutes ces choses sont de purs latinismes qui
embarrassent d'idées inutiles la raison naissante des enfants et qui
sont déplacés dans une grammaire destinée surtout aux élèves des
écoles primaires.
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 147
tion de la grammaire française même dans les études secondaires et
supérieures, où le multilinguisme de la bourgeoisie moderne se diffé-
rencie de plus en plus des restes culturels de l'ancien franco-latin.
Echecs, fermeture, blocage furent tolérables et même, au début de
la IIIe République, souhaitables pour la classe dominante, toujours
menacée par l'institution du français national, mais devinrent intolé-
rables dans la phase suivante, à partir des lois Zay (1927-1937)
portant gratuité de l'enseignement secondaire. Dès lors une nouvelle
distribution des degrés de l'Appareil Scolaire, entraînant refonte
des contenus d'enseignement, vise à effacer les frontières intérieures
autant qu'à adapter l'école aux nouveaux besoins économiques. L'idéal
de l'école unique reprend vie sur de nouvelles bases. On ne s'étonnera
pas que le problème de la « rénovation de l'enseignement du
français à l'école primaire » constitue l'une des difficultés les plus
graves que rencontre aujourd'hui le « législateur ». On peut même
penser que la forme d'existence du français national scolaire primaire
est si essentielle au régime que son développement inclut néces-
sairement le développement des antagonismes qu'elle surmonte à
chaque étape. Depuis la révolution bourgeoise et en attendant la
révolution sociale, la démocratisation de l'institution du français
national est un projet révolutionnaire.
On constate de nos jours une sorte d'impuissance analogue à celle
de Pierre Larousse, lorsqu'il s'agit de modifier les contenus de la
grammaire établie en tenant compte des travaux avancés de la lin-
guistique 1. La librairie Larousse publie simultanément la Grammaire
structurale de Jean Dubois (1965 et 1967) qui propose de nouveaux
modèles d'analyse aux grammairiens, et la Grammaire Larousse du
français contemporain (1964) qui reconduit les catégories gramma-
ticales en vigueur dans l'enseignement de masse.

Revenons maintenant aux autres éléments matériels de l'ancien


enseignement : bâtiments et jardins de Collèges, professeurs, contenus
des programmes des études bourgeoises, réemployés dans le nouvel
enseignement. Si la Convention ne perdit pas de temps pour élaborer
et promulguer ses lois utopiques en matière d'écoles primaires, elle

1. P. LAROUSSE : Petite grammaire lexicologiqite du premier âge, 63* édi-


tion, Paris Boyer et Cie libraires-éditeurs, 1874.
148 LE FRANÇAIS NATIONAL
ne perdit pas de temps non plus pour poser quelques premières
pierres des futurs établissements secondaires destinés aux classes
dirigeantes.
Au fur et à mesure que la bourgeoisie thermidorienne tendait à
abandonner les principes démocratiques de la politique scolaire jaco-
bine, elle orientait sa propre politique vers la construction de ce que
nous appelons aujourd'hui « second degré », et de la pratique linguis-
tique qui le caractérise. Le décret Daunou du 3 brumaire an IV
(24 octobre 1795) inaugure cette croissance inversement propor-
tionnelle au niveau des réalisations entre les deux degrés. On sait
déjà que la loi Daunou supprima d'un coup la gratuité de l'ensei-
gnement, l'obligation scolaire et le traitement de l'instituteur, déman-
telant ainsi les projets de réalisation des révolutionnaires jacobins
et de leurs alliés en politique scolaire ; dans le même temps elle
institua l'enseignement secondaire sous le nom d'écoles centrales.
L'enseignement y était divisé en trois sections correspondant à une
division par tranches d'âge : de douze à quatorze ans, langues vivan-
tes, langues anciennes, histoire naturelle et dessin ; de quatorze à
seize ans, éléments de mathématiques, physique et chimie expéri-
mentale ; de seize à dix-huit ans, grammaire générale, belles-lettres,
histoire et législation. Au contraire des écoles primaires, les écoles
centrales fonctionnèrent, à raison d'une par département ; elles pour-
suivirent leur existence jusqu'au 11 floréal an X (15 mai 1802)
où elles furent abolies pour céder le pas aux lycées et collèges napo-
léoniens. Malgré la rupture avec les principes démocratiques jaco-
bins, la caractéristique essentielle de la loi Daunou est d'intégrer
dans un ensemble cohérent les deux degrés d'instruction. Ceci en
droit, mais dans les faits cela ne conduisit pas à la création d'un
véritable cursus scolaire. Pour deux raisons, dont l'une est intérieure
à la législation en vigueur : l'absence conjuguée de la gratuité et
de l'obligation scolaire empêchait toute espèce de « communication »
(même limitée ou fictive) entre les deux réseaux ; l'autre tenant à la
non-scolarisation, à l'absence d'écoles primaires, qui caractérisaient
négativement le réseau élémentaire. Seules fonctionnèrent donc les
écoles centrales.
Il ne nous appartient pas d'en faire ici une étude approfondie.
Mais elles intéressent notre objet dans la mesure où leurs program-
mes d'enseignement devaient en partie servir de base à l'organisation
future de l'enseignement secondaire. Non que les lycées et collèges
napoléoniens se soient trouvés dans leur prolongement direct, puis-
L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE 149
qu'ils furent construits contre les écoles centrales, à partir de leur
abolition ; mais parce que le type d'apprentissage qui y était réalisé
s'opposait aux pratiques idéalement requises dans l'enseignement
élémentaire. Le multilinguisme constituait la base linguistique de
cet enseignement puisqu'il occupait la première section, celle réser-
vée aux enfants de douze à quatorze ans ; ni le latin, ni le grec
n'étaient supprimés, mais ils prenaient place auprès des langues
vivantes, dans un rapport qui leur interdisait l'exclusivité. Enfin,
l'étude du français se trouvait en opposition totale avec les pra-
tiques d'apprentissage — non réalisées — du premier degré d'ins-
truction : c'était un apprentissage à caractère philosophique, fondé
sur la Grammaire générale, et d'une abstraction non dissimulée.
Il s'opposait à tel point à l'apprentissage élémentaire que cela
constitua l'une des causes de l'abolition des écoles centrales. A ce
niveau, celle-ci résulta en effet paradoxalement d'une lutte menée à
partir de deux positions antagonistes : l'une qui tendait à redonner
au latin la place centrale qu'il avait occupé dans les Collèges d'Ancien
Régime, l'autre qui considérait l'enseignement du français dans les
écoles centrales comme un échec dû à l'hyper abstraction des appren-
tissages et luttait pour le français contre la Grammaire générale.
L' « échec » des écoles centrales (échec relatif puisqu'elles ont réussi
à fonctionner pendant près de sept ans) s'explique par le fait qu'elles
reposaient sur l'existence supposée d'une école élémentaire, prévue
par la loi Daunou, mais inexistante dans les faits *. Mais si les lycées
et collèges napoléoniens se sont construits contre les écoles centrales,
il reste cependant que celles-ci n'entretiennent pas avec ceux-là un
rapport strictement antagoniste, tant s'en faut. D'une part elles
furent, au même titre que plus tard les collèges, produites par une
politique scolaire visant à la formation des futurs cadres du régime
et privilégiant en conséquence l'enseignement secondaire contre les
aspirations démocratiques auxquelles avaient répondu les Jacobins ;
d'autre part elles développèrent des pratiques du français qui, pour
ne pas être strictement identiques à celles des collèges du xix8 siècle,

1. Brunot note à ce sujet : « (...) les écoles centrales auraient dû recevoir


des élèves déjà dégrossis, et ayant acquis les premiers éléments de l'ortho-
graphe et de la grammaire, mais les premières écoles manquaient ; et,
si elles avaient existé, on n'aurait pas eu la possibilité d'y donner l'ensei-
gnement de la langue par principes, que tous les réformateurs du XVIII* siècle
avaient considéré comme une nécessité. » (H.L.F., IX, 1, 425.)
150 LE FRANÇAIS NATIONAL
n'en étaient pas moins déjà à dominante philosophique-littéraire1,
contribuant par là à conjurer l'instauration de la langue nationale.
Sur le terrain des réalisations matérielles, c'est donc à partir du
réseau de scolarisation réservé aux classes dominantes que se consti-
tuera l'appareil scolaire bourgeois. Pour des causes que nous avons
rapidement évoquées au début de ce chapitre, les classes dominées
se trouveront exclues de l'appareil scolaire jusqu'à ce que, sous l'effet
des conditions imposées par une nouvelle étape de la lutte des clas-
ses (notamment les luttes du prolétariat pour la réduction de la
journée de travail), le rapport classes dominantes-classes domi-
nées cesse de se situer à ce niveau entre l'école et son extérieur
et trouve à se réaliser antagoniquement par la scolarisation généra-
lisée à l'intérieur même d'un appareil scolaire unifié (unifié dans sa
division même !).
Si la précession historique du secondaire rejoint sur le terrain
des réalisations (ou des non-réalisations) linguistiques l'absence
d'écoles primaires, en d'autres termes si l'appareil scolaire en tant
que lieu où se formera et s'apprendra effectivement la langue
nationale commune 2 n'est pas matériellement réalisé au « terme »
de la Révolution française, il ne faut pas presser les conclusions
et déduire hâtivement de cette non-scolarisation une absence complète
de réalisations linguistiques. En effet, de ce que seul le français
élémentaire réunit à la fois l'ensemble des fonctions de la « langue
commune » et les moyens effectifs d'en imposer le modèle (scola-
risation généralisée), il ne résulte pas que certains aspects d'une
pratique commune de la langue nationale commune ne puissent
exister conjoncturellement en dehors de celle-ci.
Or, pendant la Révolution bourgeoise française, les masses ont
effectivement pratiqué en commun « le français ». Cela ne signifie
pas que la forme historique de la langue nationale (le français élé-
mentaire) ait fait en tant que telle l'objet d'un apprentissage systé-
matique rigoureusement analogue aux apprentissages réalisés plus
tard dans l'appareil scolaire démocratique-bourgeois puisque — nous

1. 11 y aurait matière à développer sur ce rapport dans Brunot, H.L.F.,


IX, 1.
2. Il va de soi que cette formulation ne doit pas laisser croire qu'il
s'agirait là de la seule fonction de l'appareil scolaire ! Seul se trouve
défini ici un aspect de l'appareil idéologique d'Etat scolaire : celui-là même
qui intéresse directement notre objet.
VIDÉOLOGIE SCOLAIRE 151
le verrons plus loin — ces pratiques, d'une certaine manière, s'ex-
cluent ; mais cela signifie en revanche qu'en dépit d'un rapport d'ex-
clusion rcpérable à posteriori, certaines formes d'une pratique com-
mune du français ont pu, dans une conjoncture politique déterminée,
anticiper en quelque sorte sur une base absente (le français scolaire
élémentaire). De même qu'il existe bien une circulation marchande,
un capital commercial et financier avant le mode de production
capitaliste proprement dit, on peut dire que certaines formes, certains
aspects d'une pratique commune de la langue nationale ont pu
exister avant que l'instauration de l'école laïque, gratuite et obliga-
toire n'ait autorisé les moyens effectifs de transformer à la base les
pratiques linguistiques. Répétons que cette « anticipation » est lar-
gement conjoncturelle, marquée qu'elle est par le processus d'unifor-
misation linguistique amorcé par la révolution bourgeoise et par les
formes spéciales d'exercice du pouvoir opérant dans cette conjonc-
ture révolutionnaire. Précisons en deux mots avant d'en venir aux
faits : pendant la Révolution bourgeoise les masses ont appris le
français sans l'école, dans les appareils d'exercice de la pratique
politique.
V
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS DANS LES APPAREILS
POLITIQUES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Nous avons montré l'existence, les fondements et les objectifs


d'une politique du français national sous la « Révolution démocra-
tique bourgeoise ». Nous avons insisté sur le fait du décalage histo-
rique entre le projet idéal de cette politique dans le domaine scolaire
et la réalisation bien ultérieure de ce même « projet » dans l'Appareil
Scolaire mis en place à partir de la seconde moitié du xix e siècle.
Mais tout en marquant les contradictions de la politique scolaire
de la Révolution française (son caractère utopique et ses réalisations
de fait) nous avons clairement indiqué que la politique du français
national de la révolution démocratique bourgeoise était loin de se
réduire à son utopie ou ses pratiques scolaires : nous avons dit que
la politique du français national avait trouvé un lieu de réalisation
effective dans les formes et les appareils politiques.
Nous devons nous expliquer sur ce point, en utilisant les docu-
ments qui sont — et ils sont rares car ils n'ont jamais fait l'objet
de publication ni de recherches — à notre disposition. Pour cela,
nous devons nécessairement non seulement entrer dans le détail,
mais aussi ouvrir quelques archives, et poser, pour pouvoir les inter-
préter, quelques problèmes techniques.
1. LES PROCÈS-VERBAUX DES SOCIÉTÉS POPULAIRES ET COMITÉS
RÉVOLUTIONNAIRES.

Clubs, comités révolutionnaires, sociétés populaires et sociétés


sectionnaires constituaient sous la Révolution un réseau complexe
d'appareils politiques. Sans évaluer exagérément leur importance
154 LE FRANÇAIS NATIONAL
(en en faisant les centres uniques du pouvoir), et sans se représenter
leurs formes de façon anachronique (en y voyant des « soviets »
avant la lettre), il faut convenir que, à certains moments de la Révo-
lution et non des moindres, ils ne furent pas seulement de simples
auxiliaires du pouvoir, qui se seraient développés en marge ou subor-
donnés à lui. Il n'est pas non plus question de recouvrir leur multi-
plicité et leur complexité en leur prêtant une unité factice qui aboli-
rait les divergences et les conflits dont chacun de ces appareils fut
à la fois lieu, enjeu et support. On sait, par exemple, que le travail
d'unification des forces révolutionnaires entrepris par les Jacobins
à partir de germinal an II conduisit à la dissolution des sociétés
sectionnaires parisiennes. En tant qu'ils correspondaient à des formes
organisationnclles de groupes ou de tendances politiques souvent
opposées, ces appareils fonctionnèrent selon des principes multi-
ples : autonomie relative des sections entre elles, opposée à la centra-
lisation, relative elle aussi, du club jacobin ; autonomie des sociétés
populaires par rapport au club, etc. En dépit et à cause des diver-
gences ou antagonismes qui s'y manifestèrent, les appareils démo-
cratiques révolutionnaires jouèrent tout au long de la Révolution
française un rôle considérable, notamment dans la période qui
s'étend du printemps 93 au début de l'été 1794, c'est-à-dire de la
chute de la Gironde à celle de la Montagne.
Après la victoire de la Montagne, le Comité de Salut public tendit
à concentrer tous les pouvoirs. Mais c'est l'appareil des sections,
des assemblées générales et des comités révolutionnaires qui fut à
l'origine de la conquête du pouvoir et lui assura ses bases. Sans entrer
ici dans le débat qui divise les historiens sur la nature des rapports
entre Jacobins et Sans-Culottes, disons cependant qu'il serait faux
de penser la dictature jacobine comme émanant du seul Comité de
Salut public. Ni la dissolution des sociétés sectionnaires, ni la sup-
pression des assemblées générales ne signifièrent la fin de la parti-
cipation des masses à l'activité politique révolutionnaire : les sociétés
populaires restaient, elles, affiliées aux Jacobins et le club lui-même,
par son réseau étendu de filiales couvrant l'ensemble du territoire
national, constituait une organisation de masse où — comme le dit
Soboul — « petits-bourgeois, boutiquiers, artisans, assistaient assi-
dûment aux séances 1». On a la preuve aussi, ne serait-ce que par

1. A. SOBOUL : Précis..., pp. 189-190.


LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 155
l'énorme dossier du Partage des biens communaux, que les paysans
intéressés par l'événement intervenaient au niveau des organismes
communaux sur tout le territoire.
La pratique du français dans les appareils politiques de la Révo-
lution française relève d'au moins deux facteurs distincts liés entre
eux : d'une part elle fait corps avec la pratique politique au sens
strict du terme (connaissance, discussion, diffusion des événements,
lois, décrets ; et d'abord formation des comités, élections des mem-
bres, surveillance à exercer sur les comités eux-mêmes et les citoyens) ;
d'autre part elle tient à des fonctions plus ou moins directement
liées à la politique (telles que distributions des bons de pain, permis
d'inhumer, etc.).
Chaque réunion des sociétés populaires et comités s'organisait
autour d'un certain nombre d'invariants selon cette double activité.
L'ordre du jour commençait par la lecture du procès-verbal de la
réunion précédente et par la lecture ou le compte rendu des
échanges de correspondance avec les instances gouvernementales et
les autres sociétés. Il se poursuivait généralement par la lecture des
journaux et de passages des discours prononcés à la Convention ;
il n'était pas rare que des enfants y soient appelés à réciter des
textes ou fragments de textes révolutionnaires (Constitution, Décla-
ration des Droits, etc.). On y réglait les affaires publiques locales.
Nous avons tiré des Archives départementales d'Indre-et-Loire
le document suivant, qui fournit un exemple précis des occupations,
correspondances, comptes rendus effectués par les éléments popu-
laires du comité de surveillance d'un village *.
Canton de Ballan Liberté Egalité
Municipalité Le Comité de Surveillance de la Comune
de Joué de Joué au citoyen Guyot, agent national
du district révolutionnaire de Tours
Le 10 thermidor l'an 2.
Citoyen,
Nous avons reçu premièrement le 2 thermidor : 11 décrets et
4 rapports et adresses :
+ le 4 thermidor nous avons reçu :
1. Nous nous expliquerons plus loin sur le parti que nous prenons
quant à l'orthographe et à la ponctuation du texte.
A.D.37 Lz 708
LE FRANÇAIS NATIONAL
3 Buletins des Lois N° 17 N° 18 N° 19
+ un extrait du registre du Comité de Salut public de la
Convention nationale du 15 prairial l'an 2 de la Répu-
blique
+ le maximum en exécution de la loi du 6 ventôse l'an 2,
9e division
+ un maximum en exécution de la loi du 6 ventôse l'an 2,
8e division, concernant aussi le pris des toiles
+ 4 feuilles détachées concernant aussi le pris des toiles
+ du maximum 9 E division au sujet des 10 % en sus du
pris fixé par le maximum, qu'il sera accordé aux fabricants
de fil retors de la Comune de Lille
+ la grande feuille concernant encore le pris des toiles
+ d'un extrait du registre des délibérations du Conseil du
district de Tours du 23 messidor l'an 2, du représentant
du peuple Ferry, pour que les fers qui ne sont pas d'un
usage indispensable soient enlevés pour être déposés dans
le magasin national du district.
Nous croyons que la municipalité de notre Comune a reçu
les mêmes pièces. Nous aurons soin qu'elles soient lues et
publiées, et afichées. Et sois persuadé que nous veillerons de
tout notre pouvoir à ce que la chose publique ne souffre en
aucune manière.
Salut et Fraternité
Par les membres du Comité de Surveillance de la Comune de
Joué
Signé Charles Rouleau président
et Petibon-Paty secrétaire
[en marge] + reçu 7 thermidor 2 ; Buletin des Lois N° 20 N° 21
[en post-scriptum]
+ reçu 7 thermidor :
un discours de Maximilien Robespierre prononcé le 7 prai-
rial ;
et un discours sur la loi du maximum daté de Paris
24 messidor
+ reçu le 8 thermidor les Buletins des Lois N° 22 N° 23.
Lorsque tu as réorganisé notre municipalité, tu nous as ôtê
trois de nos membres les plus instruits qui sont Boussé,
Beaulieu et Trougnion. Fais en sorte de nous les remplacer au
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 157
plus tôt : car vraiment nous ne sommes pas au fait, et nous
craignons de nous tromper.
remis ladite lètre à Antoine Magnien le 10 thermidor pour
remètre à son adresse.
Canton de Ballan Liberté Egalité
Municipalité A Joué 10 thermidor
de Joué l'an 2
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué aus
citoyens administrateurs du district révolutionaire de Tours
Citoyens,
C'est pour satisfaire à la loi que nous vous écrivons la
présante ; pour vous dire que notre comune parait vraiment
patriote et républicaine.
A ce moyen nos opérations ne sont pas considérables. Notre
municipalité fait assez bien son devoir. Nous n'avons rien
d'important à vous marquer, sinon que nous veillons de notre
mieus à ce que les lois que vous envoyez soient publiées et
exécutées.
Nous avons célébré la fête de la prise de la Bastille avec
la plus grande pompe qui nous ait été possible.
Nous ferons toujours en sorte de nous mettre à l'abri des
reproches, étant tous zélés pour la chose publique. Et si nous
manquions en quelque chose, ce serait involontairement.
Salut et fraternité
par les membres du Comité de Surveillance de la Comune
de Joué.
Ladite lètre est signée Charles Rouleau, présidant
et Petibon-Paty, secrétaire
Ladite lètre j'ai remise à Antoine Magnien le 10 thermidor
pour remètre à son adresse.
Il est hors de doute que la pratique du français ne pouvait être
que dominante dans ce type de réunions, même si elle nous apparaît
quantitativement limitée dans les communes à idiomes ou dialectes ;
même si elle nous apparaît incorrecte selon les normes du français
bourgeois monarchique ou les normes du français scolaire postérieur.
Par français, nous entendons ici le français national des nouveaux
citoyens français, la langue nouvellement instituée, tendanciellement
158 LE FRANÇAIS NATIONAL
commune, éventuellement porteuse de particularités régionales, socia-
les, techniques, mais d'abord non marquée par ces particularités,
et pouvant constituer la nouvelle référence qui ferait apprécier et
évoluer ces particularités sur de nouvelles bases.
Ainsi que nous l'avons vu dans un précédent chapitre, la traduc-
tion des textes politiques dans les départements ex-provinces à idiomes
ou dialectes était pratiquement irréalisable. Mais nous savons que
là n'était pas l'obstacle principal : de la Constituante à la Convention
cette impossibilité matérielle s'est vue doublée et dépassée par
l'impossibilité politique due à la politique jacobine d'unification et
aux idéaux œuvrant à la constitution de la forme nation. Les pra-
tiques linguistiques dont les appareils politiques étaient le siège
devaient s'orienter tendanciellement vers l'exercice massif du fran-
çais. La publication et l'affichage des textes politiques, la correspon-
dance avec les autres instances gouvernementales et les autres socié-
tés, la lecture des journaux, étaient autant d'aspects de cet exercice.
Il ne faut pas confondre l'exercice du français national dans les
débats et surtout les procès-verbaux écrits 1 des appareils démocra-
tiques révolutionnaires avec l'exercice de français scolaire par lequel
le français national s'est plus tard réalisé définitivement. La collusion
de ces termes a des causes historiques qu'il nous est facile ici
d'apercevoir.
Parmi les tâches politiques des sociétés et comités populaires
comptait la réalisation du français national par le peuple. Rappelons
l'un des articles les plus significatifs du décret du 8 pluviôse an II :
Art. 6. — Les sociétés populaires sont invitées à propager
l'établissement des clubs pour la traduction vocale des décrets
et à multiplier les moyens de faire connaître la langue française
dans les campagnes les plus reculées.
Le même décret prévoyait la nomination d' « instituteurs de
langue française » dans chacune des communes des régions visées
par la « terreur linguistique » (Alsace, Bretagne). Ces « instituteurs »
étaient à désigner par les clubs et les sociétés populaires.
L'idéologie politique des révolutionnaires bourgeois se confondait
sur ce point avec leur idéologie éducative, et masquait opportu-
nément l'absence des « écoles » proprement dites alors utopiques.
1. Nous nous occuperons un peu plus loin du rapport du « parlé »
à l'écrit.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 159
On lit sous la plume de Marie-Joseph Chénier, frère d'André
Chénier et poète lui aussi mais conventionnel : « Les plus belles
écoles, les plus utiles, les plus simples, où la jeunesse puisse
recevoir une éducation vraiment républicaine, ce sont, n'en
doutez pas, les séances publiques des départements, des dis-
tricts, des municipalités, des tribunaux et surtout des sociétés
populaires 1 . »
En parlant d' « instituteurs », d' « écoles », les révolutionnaires
bourgeois pouvaient se donner l'illusion de mener de front plusieurs
entreprises en particulier d'atteindre par un raccourci les buts visés
par les projets de système scolaire autonome ; mieux, de dépasser
par avance le plus important de ces buts, la formation civique sco-
laire, grâce à la formation offerte par les circonstances de la vie
politique. Mais l'illusion recouvrait des divergences inconciliables
entre les deux types de formation, spécialement entre la réalisation
du français national par la voie scolaire prévue et la réalisation
du français national par la voie des appareils politiques. Cette
voie-ci rendait alors impraticable cette voie-là. Dans un temps où
les citoyens français de toutes sortes (par exemple de tous âges)
acquéraient et amélioraient leur français pendant qu'ils servaient
directement leurs intérêts et idéaux, dans les séances publiques des
appareils qui leur donnaient une part de pouvoir, quelle nécessité
y avait-il pour eux de créer et de fréquenter des écoles séparées,
d'enfants ou d'adultes, de faire séparément des « exercices de
français » ? « Incultes » ou « instruits », ces citoyens exerçaient le
français du mieux possible dans leurs procès-verbaux.
Il s'agit en somme du fameux problème de la neutralité scolaire.
L'Appareil Idéologique d'Etat Scolaire français, tel que l'a rendu
viable son processus d'instauration, exige que les contenus d'ensei-
gnement, soient « neutres », c'est-à-dire qu'ils n'interviennent jamais
ouvertement ni directement dans les luttes de l'actualité politique.
Sans doute il est connu par la science historique et même par la
réflexion empirique et idéologique, qu'un appareil « non politique »
comme celui-là sert surtout les intérêts de la classe dominante ;
qu'il porte par conséquent la marque invisible mais effective d'une
politique. Cette connaissance ne change rien aux exigences de neutra-

I. 15 brumaire an II, Cité par Brunot, H.L.F., IX, 1, p. 261,


160 LE FRANÇAIS NATIONAL
lité des contenus d'enseignement qui font l'autonomie et la néces-
sité historique du système scolaire : le droit à la « libre discus-
sion », même étendu aux sujets brûlants de l'actualité politique
dans les années où nous vivons, implique encore un recul certain,
un détour d'imagination et d'instruction, une abstraction d'un type
spécial, par rapport à l'action directement accomplie dans les appa-
reils politiques. Les affrontements de classes sociales sont ainsi
suspendus de manière à être conçus et formulés à longue échéance.
Les affrontements révolutionnaires interdisaient ce genre de dépla-
cements.
Il convient donc de récuser comme représentation fautive car
mythique de la francisation révolutionnaire, les images présentées
par des historiens récents qui font voir les clubs comme des « éco-
les » au sens strict, et qui, du coup, renouvellent (mais après
réalisation de l'école démocratique bourgeoise !) les confusions faites
par les révolutionnaires bourgeois sous la Convention. Par exemple
cette appréciation d'un historien :
[...] Le club tient tout ensemble de l'école, du cours d'ora-
teur, du journal, de la section de parti et du groupe parlemen-
taire. Ecole, il l'est par les leçons de civisme et de morale répu-
blicaine qu'il dispense à ses adhérents : en l'absence d'un ensei-
gnement populaire dont la Révolution a bien proposé le prin-
cipe, mais qu'elle n'eut ni le temps ni les moyens de généraliser,
les clubs amorcent ce que fera, un siècle plus tard, la III e Répu-
blique avec l'école primaire de village et de quartier. Cours
d'orateur : les discussions où tout le monde est admis à
prendre la parole sont l'occasion pour les débutants d'appren-
dre les rudiments de l'art oratoire, pour les orateurs déjà
confirmés d'essayer leur talent et leur pouvoir sur l'auditoire.
Elles relaient les journaux en portant leur contenu à la connais-
sance des illettrés l .
C'est Soboul qui est dans le vrai, lorsque sa connaissance des
pièces d'archives parisiennes lui permet d'évoquer les modalités
variées de l'instruction civique dispensée en français par les sociétés

1. René RÉMONU : La Vie politique en France (1789-1848), t. 1, A. Colin,


Col. « U », Paris, 1965.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 161
populaires. Un Français de 1973 comprend clairement dans les
pages que nous allons citer quelle transformation radicale subirent
les organismes de la bourgeoisie monarchique (conversations de
salon, clubs, gazettes, tenus par des gens instruits à lire et écrire
dans leurs familles et leurs collèges) ; quelles créations politiques
(assemblées constitutionnelles, comités de la dictature démocratique,
bulletins des lois, affichage obligatoire des lois et décrets, publicité
des débats politiques) inauguraient la pratique massive du français
national ; et quelle différence radicale sépare la pratique du français
dans les appareils politiques révolutionnaires de la pratique du
français dans l'appareil idéologique d'Etat scolaire actuel l .
L'instruction tenait toujours une place importante dans le
déroulement des séances ; elle devint prépondérante au prin-
temps de l'an II, lorsque les sociétés tombèrent sous la dépen-
dance des autorités jacobines et gouvernementales. Lecture des
journaux patriotes, des discours prononcés à la Convention ou
aux Jacobins, des décrets et des lois, discours civiques ou
moraux par des militants, récitation par des enfants de l'Acte
constitutionnel ou de la Déclaration des droits : les séances
commençaient généralement ainsi. La société sectionnaire de
la République entendait à chacune de ses séances la lecture du
Journal du soir, du Bulletin de la Convention, des arrêtés de
la Commune, de l'ordre du jour de la Garde nationale. Le
27 pluviôse, un enfant de sept ans récite à la tribune la
Déclaration des droits ; le 4 ventôse, lecture d'un discours sur
la plantation d'un arbre de la liberté ; le 7, une petite fille
de huit ans répète un discours sur la mort de Chalier ; le
rapport de Saint-Just sur les personnes incarcérées soulève
des applaudissements unanimes, le 22 ; le rapport déjà ancien
de Robespierre sur les principes du Gouvernement révolu-
tionnaire est lu le 17 germinal, celui de Saint-Just sur l'arres-
tation de Danton le 22 ; le 7 floréal la société entend le
rapport de Saint-Just sur la police générale, le 22 celui de
Robespierre sur les idées religieuses et morales. Il en allait
de même dans les diverses sociétés. Certaines instituèrent des
1. A. SOBOUL : Les Sans-Culottes parisiens en l'An II. Mouvement popu-
laire et Gouvernement révolutionnaire (1793-1794), Ed. du Seuil, Paris, 1968.
Extrait de l'édition intégrale. Librairie Clavreuil, Paris, 1958, 2* éd. 1962,
pp. 196-197.
LE FRANÇAIS NATIONAL
séances extraordinaires à l'intention des enfants qui venaient
réciter à la tribune la Déclaration des droits, la constitution
ou tel discours de circonstance : ainsi la société Lepeletier. (...)
Les sociétés populaires qui relayaient les Jacobins jouèrent
en ce domaine un rôle important ; elles contribuèrent effi-
cacement à l'éducation politique de la sans-culotterie. De là
l'importance que leur accordèrent les Montagnards et la haine
dont les poursuivirent les réacteurs après thermidor.
La presse populaire exerçait une influence bien plus consi-
dérable que ne le laisserait supposer son tirage : elle était
multipliée par la lecture qu'on en faisait régulièrement le soir,
dans les sociétés populaires et les assemblées générales. Bien
plus, dans la journée, sur les places ou les chantiers, les
travailleurs ou les passants se groupaient autour des lecteurs
publics. Varlet ne fut pas le seul militant à mener sa propa-
gande du haut d'une tribune roulante. Le 15 octobre 1793,
sur le Pont-au-Change, deux orateurs montés sur des tré-
teaux lisaient des feuilles patriotiques, au milieu d'un groupe
fort nombreux. Un certain Collignon s'intitulait le lecteur public
des sans-culottes : depuis le début de la Révolution, il lisait
sur les places et dans les spectacles, un catéchisme républicain
qu'il avait composé lui-même. En octobre 1793, la section de
l'Arsenal et la société populaire de l'Harmonie demandèrent,
vu « l'insuffisance des presses pour éclairer le peuple », « l'or-
ganisation d'une publicité vocale, par le moyen d'un journal
fait exprès pour le peuple et lu jusque dans les villages par
les fonctionnaires publics et par les lecteurs publicistes »
Si la pétition de l'Arsenal ne fut pas retenue par les autorités
qui se méfiaient des orateurs populaires, les lectures n'en conti-
nuèrent pas moins dans les rues et sur les chantiers jusqu'en
l'an III. Le 1 er prairial, à dix heures du matin, le tailleur de
pierre Closmesnil, juché sur un échafaudage, lisait à plus de
cent ouvriers des chantiers du Panthéon une feuille jugée
subversive : il fut arrêté. Dans une pétition en sa faveur, ses
camarades déclarent qu'ils l'avaient choisi « rapport à son
organe et sa complaisance, pour lire tous les jours à l'heure
du repas, le journal dit Y Auditeur national que nous payons
en communauté pour nous éclairer avec fraternité les uns
les autres » Le cas des chantiers du Panthéon n'était certaine-
ment pas isolé.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 163
Dans les rues, au hasard de son travail ou de ses prome-
nades, le sans-culotte avait maintes occasions non seulement
d'entendre la lecture d'écrits politiques d'actualité, mais encore
d'en lire lui-même. Des militants affichaient des placards manus-
crits. Ainsi, section Chalier, Montain-Lambin placardait deux
fois par décade, à la porte du corps de garde de la section,
une feuille manuscrite qui, au dire des observateurs, attirait
beaucoup de lecteurs. Plus encore que les placards manuscrits,
de multiples affiches retenaient l'attention : les factions oppo-
sées en firent jusqu'en Germinal une véritable débauche. Les
premiers jours de nivôse virent les murs de Paris couverts
d'affiches de Vincent, Ronsin, Mazuel et Maillard. Les pas-
sants s'attroupaient et discutaient : ainsi se précisait l'éducation
politique du sans-culotte, même le plus ignorant.
On n'a pas à se demander ce qu'aurait donné la pratique du
français dans les appareils politiques sans l'école, ou à côté de
l'école, si elle avait continué au-delà de la réaction thermidorienne.
Car précisément elle n'a pas continué, dès lors que les éléments
populaires urbains et ruraux se divisèrent entre eux, et retirèrent
leur soutien à Robespierre ; dès lors que la bourgeoisie n'eut plus
besoin de la dictature démocratique pour se constituer et se sauver.
Entre autres catégories sociales, les paysans désormais pourvus
de terres autant que les paysans désormais évincés de la propriété,
n'eurent plus le même besoin d'exercer le français qu'à l'époque de
la vente des biens nationaux et du partage des biens communaux,
dans les réunions politiques.
Mais trois faits considérables étaient survenus dans l'histoire du
français.
Les appareils qui réglaient la réalisation et l'évolution du français
monarchique avaient disparu. La masse du peuple avait commencé
de s'emparer d'une langue autrefois discriminante, réservée aux
classes dirigeantes. Les enquêtes très soignées, menées par les préfets
de l'Empire sur l'état linguistique de la France, dans tous les
départements, montrent que le français national domine dans toutes
les classes de la société (qu'il soit « estropié » ou « ignoré », nous
reviendrons là-dessus) 1 .

1. H.L.F., t. X, 2, p. 407, livre VI : Les Résultais de la Révolution.


164 LE FRANÇAIS NATIONAL
Ce français national avait été l'une des innovations institution-
nelles de la Révolution, un facteur indispensable de toutes les
innovations institutionnelles. Sur ce point il faut souligner fortement
que sa forme écrite est inhérente à sa nature officielle ; légalement
enregistrable, elle ne caractérise pas seulement les pièces juridiques,
mais en général tous les échanges linguistiques dès qu'ils sont trace
de l'accession du peuple à l'existence nationale. De ce point de vue
la distinction entre « langue parlée » et « langue écrite » est
fausse dès qu'il s'agit du français national. Les procès-verbaux des
comités populaires furent écrits et importants comme tels, bien qu'ils
aient été hâtivement rejetés par les historiens bourgeois de la
langue française du côté des « transcriptions » de « langages
parlés » privés de représentativité nationale. Cette constatation est
utile, nous le verrons, à l'étude de leurs formes grammaticales.
Enfin la pratique révolutionnaire du français dans les appareils
politiques fut paradoxalement l'une des causes de la progressive
réalisation du français scolaire. La bourgeoisie fit l'expérience du
français qui ne lui convenait pas ; elle l'oublia, la combattit et
l'élabora à sa manière. A leur manière aussi les classes dominées
firent l'expérience d'un français national politique avant de conquérir
de nouveau le français national par l'école primaire. De ces affron-
tements obscurs résultèrent des résistances et des revendications
irréductibles et confuses qui paralysent les « réformes du français »
devenues aujourd'hui nécessaires. Les contradictions dans lesquelles
s'enlise la « rénovation » indispensable de l'orthographe et de la
syntaxe française ne seront sans doute pas levées si une analyse
historique des processus conflictuels d'instauration et d'évolution du
français moderne n'est pas menée à bien.

2. L E PROBLÈME DE L'ÉTABLISSEMENT DES TEXTES RÉVOLUTIONNAIRES


CONSERVÉS DANS LES ARCHIVES.

Dans l'état actuel des choses, il n'est pas facile (façon de dire
qu'il est impossible) de consulter les textes des procès-verbaux,
pétitions, lettres, rapports, etc., produits dans les appareils révolu-
tionnaires. Il n'existe pas d'ouvrage général (Brunot mis à part),
qui en décrirait les formes d'existence, les types de contenus, qui en
fournirait, non « le corpus > (la somme de ces innombrables pièces
hétéroclites n'est pas concevable), mais « un corpus », des extraits
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 165
(provisoirement) représentatifs. Nous ignorons peut-être des travaux
très utiles parus çà et là sur le sujet. Notre ignorance banale est
symptomatique. Et nous pouvons croire Soboul, historien spécialiste
des procès-verbaux des sociétés populaires parisiennes, qui déclare
ces pièces « peu exploitées » ; que dire de l'ensemble des archives
françaises1 ?
De l'histoire de ce courant populaire qui du printemps 1789
au printemps 1795 anime la Révolution et l'impulse souvent,
les sources, bien qu'ayant subi des pertes irréparables et ne se
présentant plus que sous forme de séries incomplètes ou d'en-
sembles disparates, demeurent encore assez nombreuses et se
révèlent avoir été peu exploitées.
Elles sont essentiellement constituées par ce qui subsiste
des papiers des sections parisiennes depuis l'incendie des
Archives de la Préfecture de Police en mai 1871. Organisées
par la loi municipale du 21 mai-27 juin 1790, les quarante-huit
sections de Paris disparurent le 19 vendémiaire an IV : elles
avaient succédé aux soixante districts créés par le règlement
royal du 13 avril 1789. Aux papiers qu'elles reçurent des
districts, les sections ajoutèrent un ensemble important d'archi-
ves : registres des délibérations des assemblées générales, procès-
verbaux des séances des comités civils, révolutionnaires, mili-
taires, de bienfaisance, des salpêtres, autorités administratives
(Commune, Département, Comités des Assemblées nationales),
registres d'enrôlements, de cartes de sûreté, de passeports, sans
parler des papiers de nombreuses sociétés populaires recueillis
à leur disparition au printemps de l'an II ou en l'an III. Ces
archives furent transmises en l'an IV, par les sections suppri-
mées, aux douze municipalités qui les remplacèrent ; nombre
d'entre elles furent alors inventoriées. Un an auparavant les
comités révolutionnaires des sections avaient également versé
leurs papiers aux douze comités de surveillance d'arrondissement
institués par la loi du 7 fructidor an II.
[Après avoir indiqué les transferts et les destructions qui

1. A . SOBOUL : Les Sans-Culottes en l'an II, Mouvement populaire et


Gouvernement révolutionnaire 2 juin 1793-9 thermidor an II, Paris, Clavreuil,
1962, pp. 12 à 17.
166 LE FRANÇAIS NATIONAL
ont mis les archives révolutionnaires dans l'état où elles sont
aujourd'hui, à Paris, Soboul conclut :]
Si mutilé qu'apparaisse aujourd'hui l'ensemble des papiers que
les sections parisiennes et leurs divers comités laissèrent, à
leur disparition, comme un témoignage de leur immense activité
et de leur rôle primordial dans la Révolution, on n'en dispose
pas moins, en réunissant les fonds et les pièces dispersées
entre les divers dépôts, de documents nombreux et variés.
Leur étude ne peut que jeter un jour nouveau sur l'histoire de
la Révolution et permettre de marquer la véritable place des
sans-culottes parisiens, dont le concours seul permit à la
bourgeoisie de remporter la victoire.
Obéissant aux incitations de Soboul qui garantit aux explorateurs
des fonds d'archives un « vaste champ où la joie de la découverte
récompense souvent la patience du défricheur », nous avons opéré
un seul sondage, à l'endroit où nous nous trouvons, dans les
Archives d'Indre-et-Loire. Des liasses de procès-verbaux y reposent.
Une seule plaquette composée par un érudit local qui a remémoré
les grandes heures de La Haye-en-Touraine en a tiré parti et en a
publié deux ou trois passages 1 .
Si on songe à l'intérêt constamment renouvelé qui s'attache dans
notre démocratie bourgeoise à l'étude, linguistique et historique, des
Cahiers de Doléances de 1789, on ne peut que constater le manque
de curiosité qui affecte les pièces révolutionnaires ; on ne peut
qu'attribuer ce manque à la difficulté de toucher aux fondements
du régime actuel 2 . Brunot lui-même, le premier à avoir posé le
1. A. GOUPILLE, Haya, déposé aux Archives Départementales d'Indre-et-
Loire, G.P. 621.
2. Rapprocher de cela le fait que le plus important ouvrage récent
d'histoire de la Grammaire française, J.-C. Chevallier, Naissance de la
Notion de Complément dans la Grammaire française 1530-1750, Genève,
Droz, 1968, excellente analyse de la fonction relativement autonome de la
production grammaticale de la bourgeoisie monarchique dans le dévelop-
pement historique de cette classe sociale, n'a aucun équivalent pour ce
qui est de la grammaire française après 1750. Les lois de la lutte des
classes ont-elles cessé d'être explicatives ? L'urgence de comprendre les
phénomènes est-elle moins grande lorsqu'il s'agit de la grammaire en
vigueur dans nos écoles ? Au contraire il est certain que c'est la formidable
gravité des problèmes de notre français national actuel qui dépasse les
chercheurs.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 167
problème de la coupure révolutionnaire, a privilégié les Cahiers
de Doléances dans ses recherches, et en a mêlé les textes aux
textes révolutionnaires, tendant à ressouder les bords de la coupure,
et à regrouper les faits linguistiques soit sous la bannière de la
« langue paysanne », de la « langue populaire », des « provincia-
lismes », soit sous la bannière du « français », indépendamment des
régimes.
La difficulté est très grande, très complexe ; elle concerne l'en-
semble structuré de « l'acte » linguistique ; on peut rapidement la
faire saisir en disant que les règles d'orthographe et de ponctuation
par lesquelles les textes se présentent sous forme de mots ou de
phrases, soit en « français classique », soit en « français moderne »,
sont inapplicables en l'occurrence. Les graphies des pièces révolu-
tionnaires échappent précisément à ces systèmes constitués. En tant
qu'acte positif des « incultes ou des demi-cultivés contre la scholas-
tique grammaticale 1 » du français monarchique, telle ou telle per-
formance qui contrevient aux règles du Lhomond des anciens
Collèges ne peut pas être dite fautive. En tant que réalisation de
français national moderne, antérieure à la scolarisation, elle n'est
pas soumise non plus à la « correction » de la grammaire des
écoles républicaines.
Essayons d'apercevoir cela à l'aide d'un document rapporté par
Brunot sous forme anecdotique.
A la fin de la Révolution, le nombre des gens qui parlaient
le français, en l'estropiant plus ou moins, avait énormément
augmenté. Un paysan facétieux, répondant à un enquêteur
de l'Empire, lui disait : « Depeu la Revolutiun, je commençon
de franciller esé bein ». Des millions d'autres campagnards
eussent pu prendre le mot à leur compte. Quand le grand
linguiste Meillet, considérant la situation linguistique d'avant
et celle d'après la Révolution, a déclaré qu'on en était à peu
près au même point en 1800 qu'en 1789, il faut bien dire
qu'il s'est trompé. Il a raison de penser qu'il n'y avait pas
de langages disparus. Mais le français s'était introduit, à côté
des divers parlers, dans une foule d'endroits où auparavant il
n'avaient jamais pris pied 2 .

1. H.L.F., t. X, 1, p. 305.
2. H.L.F., t. IX, 1, p. 408.
168 LE FRANÇAIS NATIONAL
L'anecdote est utile parce qu'elle est symptomatique des conflits
qui engendrent les confusions intellectuelles, dans l'affaire qui nous
occupe. La « facétie » qu'elle prétend signaler se joue entièrement
dans la tête de Brunot, qui peut être aussi bien celle de l'enquêteur
de l'Empire. Bmnot trouve très drôle qu'un paysan interrogé ait
répondu en patois pour dire qu'il parlait le français : ce paysan
s'en rendait-il compte ? N'était-ce pas là une plaisanterie, une
roublardise, un effet de ce don de la parole, si déroutant, que
possèdent les paysans ? Voilà ce que suggère Brunot qui a pourtant
affirmé d'abord, avec raison, que le paysan parlait le français, et que
quelques accidents de parcours dans l'énoncé ne pouvaient pas
empêcher ce fait de se produire pour l'essentiel.
Voyons les choses autrement. Un citoyen de Saint-Léger-sur-
Dheune, Saône-et-Loire, interrogé (en quels termes, nous l'ignorons)
sous le Premier Empire par un agent du préfet chargé d'enquêter
sur l'état linguistique de la France, répondit :
« Depuis la Révolution, je (je ? nous ? on ?) commence (com-
mence ? commençons ?) de françayer (néologisme indispensa-
ble) assez bien. »
C'était à l'agent du préfet d'entendre le français, de s'arranger
pour le comprendre et l'écrire en usant de sa propre compétence.
Du point de vue du citoyen de Saône-et-Loire, ce citoyen parlait
le français et, détail utile à l'enquête, il le parlait assez bien,
compte tenu du fait qu'il le parlait depuis peu, qu'il commençait
de parler le français par suite de la Révolution. L'agent du préfet
aurait dû (considération rétrospective de notre part et utopique)
constater que le même citoyen, dans d'autres situations que celles où
il parlait français, lorsqu'il affirmait ses particularismes, lorsqu'il
était de sa province et non de son département, usait d'une forme
de langue qui avait beaucoup de « contacts » (c'est le terme de
Brunot) avec le français national.
Les innovations nationales démocratiques dans les institutions
avaient en effet changé radicalement la nature des particularismes :
marques régionales, sociales, etc., contrastèrent désormais avec le
français national, et de telle manière que phonèmes, morphèmes,
phrases (d'apparence partiellement ou totalement identiques pour un
observateur incompréhensif des situations) furent pris soit dans un
système marqué, soit dans le système non marqué du français
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 169
national ; c'est ce qui arrive par exemple aujourd'hui dans le cas
des « accents » typiques d'un milieu ou d'une région, entièrement
négligeables lorsqu'ils sont émis par un instituteur, un travailleur,
un speaker, un membre du gouvernement, qui s'adressent en français
à leurs concitoyens. Le mot écrit : « depuis » en français national,
fut entendu de travers par l'agent du préfet, et même par Brunot,
qui l'assimilèrent hâtivement à un mot apparemment identique sans
forme écrite historique, qu'ils écrivirent « dépeu » d'autorité en
« patois » (« bourguignon » !) ou « français fautif ». La mauvaise
façon de comprendre, provenant de l'incapacité bourgeoise à pra-
tiquer sous l'Empire l'entente nationale dans les échanges politiques
et économiques, fut assurément l'une des causes qui rendirent néces-
saire l'institution autonome du français scolaire.
Cette anecdote relative à une réalisation de français d'aspect
oral nous permet de mieux saisir le genre de difficulté que présentent
les pièces d'archives révolutionnaires aux lecteurs et éditeurs, étant
donné leurs graphies.
Un sûr instinct démocratique pousse les historiens de la Révo-
lution à prendre les procès-verbaux des sociétés et comités popu-
laires pour des textes de français national moderne, en négligeant
les accidents qui particulariseraient faussement les énoncés. Ou bien
ils se situent au niveau des conceptions générales et n'ont pas
besoin de citer littéralement leurs documents ; ou bien ils moder-
nisent les graphies selon nos normes scolaires actuelles. Un Manuel
pratique pour l'étude de la Révolution française1 refuse de les
reproduire avec leurs particularités d'orthographe et de ponctuation,
« comme on ferait d'un texte du Moyen Age » ; il fait surtout
observer qu'il est impossible de « respecter » la ponctuation géné-
ralement capricieuse ou rudimentaire des originaux, qui souvent
d'ailleurs n'en portent aucune. Or la ponctuation, c'est équivalem-
ment l'articulation du discours, la logique, la syntaxe de la phrase
complexe.
Mais un historien des formes linguistiques ne peut pas s'y prendre
ainsi. Paralysé sur ce point par ses contradictions, Brunot produit
les textes sur deux colonnes, l'une en forme soi-disant « authen-
tique » (en fait, une copie dont les particularités sautent aux yeux,
exagérant les séquelles de la division linguistique que la pratique

1. P. CARON, Manuel..., Paris, 1912, rééd., Picard, 1947, p. 266.


170 LE FRANÇAIS NATIONAL
révolutionnaire avait au contraire pour but de surmonter), l'autre
en forme « révisée » (en fait une correction anachronique qui privi-
légie aussi les fautes au détriment des constructions acceptables,
c'est-à-dire des conquêtes populaires).
Il nous fallait à notre tour prendre un parti, si nous voulions
produire des spécimens représentatifs de ces inaccessibles procès-
verbaux. Nous avons pensé qu'il fallait avant tout donner l'idée
du combat innovateur qui avait été mené là sur le terrain de la
langue nationale, des obstacles qui l'avaient enrayé, des promesses
de changement qu'il pouvait encore offrir aux Français d'aujourd'hui.
Nous avons donc résolument transcrit les pièces que nous citons à
l'aide des recommandations du Rapport général sur les modalités
d'une simplification éventuelle de l'orthographe française, élaboré
par la Commission ministérielle d'études orthographiques sous la
présidence de M.A. Beslais, directeur général de l'Enseignement du
premier degré au ministère de l'Education nationale, publié en
1965 \ Ce projet était une étude historique concluant à la néces-
sité de réformes très prudentes, c'est-à-dire applicables, éliminant
les difficultés « qui ne tiennent pas à la complexité normale des
rapports unissant les mots entre eux dans leur logique et dans leur
histoire ». En d'autres termes, non emploj'és par les auteurs du
rapport, nous avons voulu pratiquer une brèche dans le français
bourgeois moderne non démocratique, retranché derrière les sur-
vivances de sa culture aristocratique franco-latine camouflée en
culte de l'orthographe d'école primaire. Nous avons ainsi orthogra-
phié : Bu/etin des lois, pris des toiles, arèté de la municipalité, il
fa/ait s'y oposcr, etc., sans gêner pour autant la lecture courante
qui nous est habituelle. La ponctuation nous posait un problème
plus important encore. Nous avons appelé à l'aide les dispositions
logiques optiques de la mise en page, actuellement d'usage courant
dans les résumés, comptes rendus, notes, etc., mais qui ne sont pas
encore admises au certificat d'études primaires !
Dans ces conditions certains faits relevés par Brunot dans une
section spéciale2 consacrée aux « nouveautés » révolutionnaires dans
la morphologie et la syntaxe des procès-verbaux, rapports, lettres, etc.,
pratiqués dans le cadre des appareils révolutionnaires seraient à
réétudier, ou plutôt à étudier enfin par rapport aux obstacles per-

1. Rapport..., Marcel Didier, Paris, 1965.


2. H.L.F., t. X, 1, p. 303.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 171
manents que l'héritage humaniste franco-latin des privilégiés dresse
contre l'accession des masses au français national. Notre bourgeoisie
libérale n'a pas encore tiré toutes les conséquences de sa révolution
bourgeoise sur le terrain du français ! En s'accrochant à une gram-
maire qui ne satisfait même plus ses intérêts de classe sociale ni de
classes scolaires, elle continue à imposer des graphies largement
irrationnelles, des constructions largement irrationnelles de la néga-
tion et de la conjugaison des verbes, par exemple, des difficultés
artificielles qui entretiennent la « tradition » d'échecs massifs dans
les exercices et examens de français à l'école primaire.
Une foule de remarques ont été présentées par Brunot touchant
les tendances de la pratique du français par les révolutionnaires.
Brunot déclare honnêtement qu'il ne lui a été possible ni de donner
un tableau complet des nouveautés, ni de découvrir des principes
de classement (il dit ne pas savoir comment mettre à part les
« faits populaires », les « faits dialectaux », etc.), ni même
d'apprécier l'importance du « trouble » apporté dans la grammaire
des textes, ce qui reviendrait à en concevoir la nature (« Les confu-
sions amenées par l'absence d'orthographe en grandissent l'impres-
sion jusqu'à la démesure », dit-il). Inutile d'ajouter que nous
sommes, pour notre propre compte, incapables autant et plus qu'il
ne l'était sans doute à ses propres yeux, de produire le travail de
conception qui revient aux linguistes spécialistes, scientifiquement
armés, de l'avenir.
Nous nous contentons de relever certaines constatations de Brunot
à cause de leur coïncidence avec certaines constatations des obser-
vateurs des difficultés actuelles de l'enseignement du français élé-
mentaire.
La négation PAS tend à devenir la négation véritable1.
PAS se combine avec NI, avec RIEN etc. s'emploie avec défendre,
empêcher etc. Et surtout NE tend à disparaître.
le blé ni la farine ne manquaient pas (Bulletin du Tribunal
révolutionnaire, n° 70, p. 281)
M. du Muy n'avait pas ni rejoint son poste ni donné de
ses nouvelles (Lett. Commiss. à l'armée du Midi)
Nous avions plus de vivres... si vous recevez pas mes lettres...
nous passons pas de jour qu'on nous tue autant d'une part
1. H.L.F., t. X, 1, p. 357. Nous reproduisons l'orthographe et la ponc-
tuation de Brunot, lui laissant la responsabilité de son travail.
172 LE FRANÇAIS NATIONAL
que d'autre... si le général Dumouriez nous avait pas trahis,
nous serions pas si à plaindre... (Lettre du volontaire aux
Armées Jean Tullat du Puy-de-Dôme)
On exige de nous de pas démarrer (Convention nationale,
1792) « nous ayant pas répondu positivement » (Interrogatoire
d'André Chénier, 18 ventôse an II)
L'auxiliaire avoir remplace l'auxiliaire être dans la conjugaison
des verbes intransitifs dans des phrases du type « j'ai resté à la
porte » réalisées à des milliers d'exemplaires selon Brunot.
pendant le temps qu'il a resté chez moi, il a peu sorti
(Bull. trib. révol.)
la commune a donc resté jusqu'à ce moment asservie contre
les règles déloyales de la servitude (Délib. Cons. Gén. Comm.
Montferrât, 16 mai 1790, Corn. Droits féod.)
Les Parisiens qui auraient dû se borner à protéger en masse
la représentation nationale n'ont pas resté au poste que leur
avait assigné la confiance publique (Arrêté Cons. Gén. de
l'Ain, 19 juin 1793)
Il n'y a guère que le verbe être qui continue à prendre l'auxiliaire
être.
Les Avignonais sont été vainqueur (Paulin, citoyen de Mon-
teux, Vaucluse)
Le maire et le procureur sont été élus (ibid.)
ON se développe aux dépens des pronoms personnels
Nous, pour les prendre, on mettait le feu dans leurs villages
(Chatton, Cahiers d'un vieux soldat de la Révolution et de
l'Empire)
Après QUI l'accord du verbe ne se fait pas avec l'antécédent
ce n'est pas moi qui a dit : marche (Bull.trib.révol.)
Les tournures passives ou actives ne sont pas analysables
selon les règles de la Grammaire classique (comme elles le sont
dans cette phrase des Mémoires de Mme Rolland que Brunot cite
pour comparaison : « Avec cette sensibilité qui rend les impressions
si profondes et qui fait être frappé de tant de choses. »)
Maintenant que la plupart des terres ont été emparées par
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 173
les propriétaires (Délib. des habitants de Gère-Belestin, Bass.
Pyr., Com. des Droits féod.)
les rebelles qui, dit-on, doivent être faits mourir par le
canon (Rapp. Mercier, 21 niv. an III)
le choix du tribunal qui doit juger l'appel fait un incident qui
pend à juger dans ce moment (Pétition des laboureurs de
St-Jory, Haute-Garonne, Part, des Biens Communaux)
La netteté logique des rapports syntaxiques établis par la gram-
maire classique fait défaut. En cela comme dans toute la pratique
du français, les rapports s'établissent non entre les mots et les
formes, mais entre les idées. Brunot signale que ce « désordre »
n'est nullement le fait spécial des « incultes ».
Tu dois connaître le décret... sur les faits d'indiscipline dont
le 11e bataillon de Paris... s'est rendu coupable. Il [le décret]
porte qu'il [le bataillon] demeurera dans la citadelle d'Arras et
ne pourra servir la République jusqu'à ce qu'ils [les hommes
du bataillon] aient déclaré quels sont les chefs... de cette
insubordination (Com. Sal. Pub.)
C'est à ce décret de partage de biens communaux, où vous
avez éloigné la journée où cette loi doit être rendue, que vous
devez y considérer tous les fléaux qui pourraient en résulter
(Pétition Soc. d'amis de la lib. et de l'égal., Maine-et-Loire,
Part, des Biens Comm.)
QUE tend à devenir le conjonctif essentiel, presque unique.
Je me propose d'y rester jusqu'au 21, que j'en partirai
pour visiter les places maritimes (Com. Sal. Pub.)
il arrive quelquefois où que les jurés peuvent prendre
l'intérêt du marchand (Rapp. Pourvoyeur, 3 niv. an II)
plusieurs m'ont répondu que la demande de l'arpentage
que j'ai proposé de le faire arpenter que c'était très coûteux.
J'ai répondu que pour rendre justice qu'il ne fallait prendre
garde au coûtage, que ceux qui n'ont point déclaré juste
seraient coupables du dommage et l'intérêt (Pétition Harlin,
proc. comm. Tours-sur-Marne, Part. Biens Comm.).
Arrêtons ici cette énumération dont le manque de rigueur est
flagrant. La nécessité d'un travail de linguistique historique des-
criptive qui porte sur l'ensemble de la pratique du français dans les
174 LE FRANÇAIS NATIONAL
appareils révolutionnaires est peut-être par là suffisamment démontrée.
Mais nous ne pouvons pas nous dispenser d'ajouter une remarque,
faite çà et là par Brunot, minimisée, escamotée par lui ; il s'agit en
fait d'un principe essentiel pour l'analyse.
Une différence radicale sépare les réalisations du français national
non marqué, tendanciellement commun à tous les citoyens, des réali-
sations littéraires, marquées en vue d'effets spéciaux, tels l'effet
« populaire », l'effet « paysan », l'effet d' « antiquité républicaine »,
etc., accomplies par les orateurs, les journalistes, etc., dans la lutte
idéologique. Les textes qui ressortissent à ce deuxième type dominent
largement, non par hasard, dans les considérations produites jusqu'à
nos jours sur le français « sous la Révolution ». Brunot avait déjà
vigoureusement affirmé que l'étude des discours des « orateurs,
maîtres de la tribune » des Assemblées révolutionnaires était inutile
(disons tendancieuse, réactionnaire) tant qu'on ne lui opposerait
pas l'étude des pièces rédigées par ceux qui n'avaient fait de rhéto-
rique ni en latin ni en français, et par ceux qui ne poursuivaient
aucun but de déformation de l'information. Nous avons proposé
ailleurs de concevoir les réalisations littéraires comme autant de
combinaisons de français fictifs effectuées sur la base de l'état
historique du français national 1 .

1. Nous extrayons de Brunot cette observation pénétrante (H.L.F., t. X,


1, p. 142) : LES A PEU PRÈS. — [...] « on se contente d'un mot qui
se rapporte à l'idée générale dont on traite. On dira : « La récolte a
été cette année stérile dans quelques départements. » Stérile éveille une
idée, cela suffit.
« Ces à peu près sont nombreux. Les représentants Giroust et Ramel,
en messidor an III, signalent la bigarrure d'habits qui rend les officiers
ridicules et « indistinctifs ». Ils veulent dire : qui ne peuvent pas être
distingués. Le commandant du 2e bataillon de la Dordogne, Mergier-Dutreil,
qui écrit assez correctement d'ordinaire, mande que ses « sentinelles sont
journellement en perspective avec celles de l'ennemi. » Il veut dire non
dans l'éloignement mais en vue, puisqu'il ajoute « qu'elles se parlent réci-
proquement ». Un autre officier nommé Faury, commandant du 4° bataillon,
s'adresse aux administrateurs : « Je compte trop sur votre zèle et votre
dévouement à la cause populaire, leur dit-il, pour douter un moment de
la moindre négligence de votre part ». La pensée est : pour ne pas être
sûr qu'aucune négligence ne se produira.
« Des méprises de ce genre sont peut-être les plus caractéristiques de
l'âge nouveau. Ceux qui les commettent sont totalement étrangers à la
discipline qui depuis un siècle et demi avait mis au-dessus de toutes
les autres qualités du style français la netteté. Par ignorance, on en vient
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 175
3. QUELQUES SPÉCIMENS D'AFFAIRES TRAITÉES DANS LES APPAREILS
RÉVOLUTIONNAIRES.

Puisque la première règle pratique du français national révolu-


tionnaire était de faire prévaloir les rapports d'idées sur les rapports
formels de mots, à toute occasion, il est utile pour terminer de
fournir quelques longs extraits des pièces d'archives qui restituent
les situations dans lesquelles les nouveaux citoyens ont exercé leur
nouveau pouvoir linguistique. Nous n'accompagnerons pas cette
présentation de longs commentaires : commentaires, analyses, seront
le fait d'autres auteurs, d'autres ouvrages.
Une affaire de vente de biens nationaux troublée par un
suspect à Montloire, ci-devant Montlouis, Indre-et-Loire, nivôse-
ventôse an II (janvier-mars 1794) K
Aujourd'hui 30 nivôse An Second de la République française
Nous, membres du Comité de Surveillance, nous somes assem-
blés au lieu ordinaire de nos séances au nombre de 11, à
l'effet d'entendre les citoyens Louis Perthuis et Martin Mon-
mousseau [le jeune Durionteau ?], contre le citoyen Louis
Périgord, domicilié de cète comune.
Pour avoir publié le 28 de ce mois un arèté tendant à faire
assembler tous les citoyens et citoyènes de cète comune le
décadi prochain pour délibérer sur le partage, la vente ou
fermage des Biens comunaus qui peuvent se trouver dans cète
comune ; ou de les laisser corne èle existe.
Le Comité a délibéré que, ne conaissant point aucune loi

à une sorte d'Impressionnisme dont une école audacieuse, un siècle plus


tard, fera un moyen suprême de style. » C'est nous qui soulignons.
1. 2 novembre 1789 : la Constituante met les biens du clergé à la
disposition de la Nation. 19 décembre 1789 : 400 millions de biens d'Eglise
sont mis en vente pour garantir l'émission d'une somme égale d'assignats
bons du Trésor. 14 mai 1790 : la loi stipule que les biens du clergé
seront mis en vente par exploitation, en bloc, aux enchères et au chef-
lieu du district. 27 août 1790 : l'assignat devient papier monnaie. 3 juin 1793 :
les biens des émigrés sont vendus en petites parcelles, et les acquéreurs
auront dix ans pour se libérer. 10 juin 1793 : le passage des biens commu-
naux est autorisé à titre facultatif, à parts égales tirées au sort et par
chefs de famille.
176 LE FRANÇAIS NATIONAL
ni aucun décret qui done pouvoir aus femmes de s'assembler
pour délibérer, qu'il requérait les oficiers municipaus de lui
doner conaissance de ces lois.
Avons interpelé le citoyen Louis Perthuis de nous déclarer
ce qu'il a entendu ajouter au citoyen Périgord dans la publica-
tion de l'arèté de comune de la municipalité.
A répondu que le citoyen Périgord ajoutait : que les Biens
comunaus soient vendus ou non, le profit n'en entrera pas
plus dans leur poche. A déclaré n'en pas savoir davantage.
A interpelé le citoyen Monmousseau de nous déclarer les faits
dont il a conaissance.
Nous a répondu que, partant de la boutique, il a demandé
au citoyen Périgord ce qu'il alait publier. A quoi il a répondu :
viens avec moi, tu vas l'entendre. Après plusieurs [demandes]
faites par Monmousseau Périgord a toujours persisté à ne lui
point dire.
Le citoyen Monmousseau ayant entendu dire à plusieurs
persones que les propriétés de l'Eglise, la vicairerie et la maison
de l'école étaient comprises dans les Biens comunaus, a demandé
à Périgord si cela était vrai ; lui faisant observer que l'Eglise
et les autres biens ci-dessus étaient Biens Nationaus. A répondu
publiquement que oui ; et si on les faisait vendre il n'en
entrerait pas cinq sous dans leur poche ; c'est tout ce qu'il a
dit savoir.
Ledit Perthuis et Monmousseau ont signé
Louis Perthuis Monmousseau
Et de suite le Comité de Surveillance ayant pris en considé-
ration les dénonciations a mandé le citoyen Périgord de compa-
raître entre temps au lieu de cète instance. Lequel étant au
lieu arèté par les membres du Comité.
Interpelé le citoyen Périgord de nous déclarer qu'est-ce qui
l'avait chargé d'ajouter à la publication de la municipalité que
les biens ci-dessus dénomés étaient Biens comunaus.
A répondu qu'il a toujours cru qu'ils l'étaient parce que la
réparation se faisait aus dépens de la comune. Ce qui l'a
déterminé à ajouter cela de lui-même.
Intérogé pourquoi il a dit au même assistant que, si on les
laissait vendre, qu'ils n'en tireraient pas cinq sous dans la
poche de chacun.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 177
A répondu que s'il l'avait dit, il ne s'en souvenait pas.
et a signé Périgord
Et entre temps où nous étions à discuter ce que nous ferions
au délincant, est venu le citoyen Michel Viau nous déclarer que
le citoyen Périgord en publiant l'arèté de la municipalité
au village de Thuisseau avait ajouté que les propriétés de
l'Eglise, la vicairerie et la maison de l'école seraient vendues et
qu'il falait s'y oposer.
Après avoir fait ladite déposition le citoyen a voulu la
retirer disant qu'il ne voulait faire de peine à persone ; et ledit
Viau a déclaré ne savoir signer.
Après avoir considéré les dénonciations portées dans le
procès-verbal contre Louis Périgord ci-devant chantre de la
ci-devant église de Saint-Gatien, avons reconu que le citoyen
Périgord est coupable d'avoir cherché à troubler le repos
public ; et que c'était une révolte ; que d'ailleurs Périgord n'a
jamais montré beaucoup d'afection pour la République et pour
le succès de ses armes.
Qu'il se trouve dans le cas de l'article 2 de la loi du
17 septembre dernier 1 qui ordone arestation des gens suspects.
Lequel article s'explique ainsi : sont réputés gens suspects
ceus qui, soit par leur conduite, soit par leurs relations, soit
par leurs propos ou leurs écrits se sont montrés partisans de la
tiranie ou du fédéralisme et énemis de la liberté, etc.
Délibère que Louis Périgord sera détenu corne suspect et
sera conduit à Tours dans la maison d'arestation.
Que de suite les scélés sur ses papiers et sur la fermeture
de ses meubles ; à l'effet de savoir s'il n'a point eu des cores-
pondances criminèles avec les énemis de la République ; pour
rendre conaissance au comité de surveillance révolutionaire.
Délibère [la suite raturée est néanmoins lisible : de plus
que le citoyen Michel Viau sera de même mis en arestation
pour avoir voulu retirer sa dénonciation contre Périgord, disant
qu'il ne voulait point faire de peine à personne].
Fait au Comité de Surveillance de Montloire ci-devant Mont-
louis, ce jour et an que dessus, signé de nous

1. Voir SOBOUL. Précis..., p. 278.


178 LE FRANÇAIS NATIONAL
Sis lignes rayées nules
Caret président Gaudron Carré Jean Dalbin Meusnier Fillet
Regnard Genest [trois illisibles]
Aujourd'hui 30 ventôse l'An 2 de la République française
une et indivisible
Le Comité de Surveillance étant assemblé au lieu ordinaire
de ses séances, plusieurs membres ont fait remarquer au
Comité que des dilapidations considérables se cométaient envers
la République.
Qu'un bien national de cète comune vendu dans le courant
de ce mois avait été vendu à l'insu des citoyens de cète comune,
parce que l'afiche qui en anonçait la vente n'a été afichée que
trop tard ; et tèlement que les oficiers municipaus en ignoraient
l'afiche quand on leur aprit la vente de la maison dite de la
vicairerie.
Que si cète maison eut été afichée en son temps, une
grande concurance aurait eu lieu ; et par conséquent ladite
maison aurait été vendue au moins le double de ce qu'èle l'a
été, sans être trop chère.
Qu'il est conu que le grèfier de la municipalité chargé
d'aficher tous les décrets en charge un autre citoyen qui
néglige lesdites afiches ; ce qui fait que le peuple ignore toutes
les lois qui émanent de la Convention.
En conséquence le Comité a délibéré
qu'il présenterait une pétition au directoire du district tendant
à remètre en vente ladite maison de la vicairerie
et d'avertir les oficiers municipaus de cète comune à être
plus exacts à faire aficher les décrets et l'afiche des Biens
nationaus à vendre, particulièrement ceus de cète comune.
En tant que document sur l'activité des appareils politiques popu-
laires de la Révolution, l'affaire Périgord confirme ce que les histo-
riens ont établi : le bouleversement en profondeur de la population
française par les lois sur les biens nationaux et les biens commu-
naux ; les contradictions inhérentes à l'état de la propriété paysanne,
qui souvent confondirent la résistance des contre-révolutionnaires
avec l'hostilité des paysans pauvres à l'enrichissement souvent fraudu-
leux des acquéreurs de biens nationaux ; le statut incertain, lourd
de conflits, des biens communaux dont le partage pouvait être
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 179
souhaitable ou non pour les paysans pauvres ; sans compter le point
difficile et éludé de la citoyenneté des femmes.
Mais ces procès-verbaux retiennent ici notre attention en tant que
document sur la pratique du français national par les éléments popu-
laires qui n'avaient pas reçu la formation grammaticale distinctive
des bourgeois de la monarchie. Les membres du comité de surveil-
lance de Montloire s'emparèrent du français dans la pratique poli-
tique et juridique ; anciens paroissiens de Montlouis, ils avaient eu
affaire au français juridique dans de nombreux procès sous la
monarchie : cela ne leur fut pas inutile. Ils eurent à exercer à leur
tour la syntaxe des juges, et à la combiner avec la syntaxe des
lois nouvelles, à faire fonctionner la phrase dans des institutions
nouvelles. Leurs réalisations paraissent distendre à l'extrême les
limites d'acceptabilité imposées soit par les grammaires franco-
latines antérieures, soit par les grammaires françaises postérieures,
les unes et les autres tributaires (différemment) du modèle latin
pour la construction des propositions.
Comment dans ces conditions les membres du comité populaire
parvinrent-ils à s'exprimer aussi clairement que possible (les inter-
rogatoires et la décision de l'affaire Périgord, qui est au fond
l'affaire de la vente de la vicairerie de Montloire, sont limpides si
on possède sur la situation générale de la France un minimum de
connaissances) et même à respecter les réserves et ambiguïtés véri-
tables des déclarations enregistrées? C'est ce que la linguistique
française, appliquée à ces pièces d'archives, nous fera un jour
comprendre.
Contentons-nous de penser pour l'instant que la justesse de
l'expression française fut liée, dans la pratique, à la juste position
républicaine prise par ce comité qui poursuivait l'objectif de la
Terreur jacobine : empêcher la contre-révolution de troubler la
vie publique, et empêcher les spéculateurs d'empocher les biens de
la République. Les limites de son pouvoir sont visibles ; ni l'acquéreur
frauduleux de la vicairerie, ni les afficheurs complices, ne furent
inquiétés à titre de « suspects », comme l'ex-chantre de Saint-Gatien.
Affaires courantes à Joué-lès-Tours du 2 au 30 thermidor an IL
Il nous a paru utile de fournir un spécimen de compte rendus en
forme de lettres, différent du spécimen de français politique-juridique.
Voici une correspondance adressée par le comité de surveillance de
la commune de Joué à l'administrateur du district révolutionnaire
180 LE FRANÇAIS NATIONAL
de Tours, chef-lieu d'Indre-et-Loire l . Datées de thermidor an 2,
ces lettres coïncident chronologiquement avec la chute de Robes-
pierre (9 thermidor an II - 27 juillet 1794) à laquelle elles ne
font aucune allusion. Nous nous garderons d'interpréter le silence
de ce document sur ce point. Seuls les historiens de la politique
jacobine peuvent dire quel rôle exact ont joué les appareils poli-
tiques populaires dans la réaction thermidorienne, pour ou contre
la Montagne, à Paris et dans les départements. Se fondant surtout
sur les archives parisiennes, Soboul écrit que le mouvement popu-
laire soutint pendant dix mois encore un combat d'arrière-garde
acharné et désespéré contre la bourgeoisie thermidorienne 2 . Nous
nous bornerons à constater que le comité de surveillance de Joué
manifeste le même zèle républicain, la même satisfaction de l'ordre
républicain établi et la même considération pour les instances supé-
rieures de l'Etat républicain, du début à la fin de thermidor, autant
que dans la correspondance écrite en fructidor, que nous ne citons
pas.
Les membres du comité de surveillance de Joué demandent instam-
ment aux administrateurs du district la nomination de « trois
membres instruits » en remplacement des trois qui ont été enlevés
au comité pour l'organisation de la municipalité. Dans l'état où ils
sont, les membres du comité risquent, pensent-ils, de « faire des
fautes, qui toujours sont dangereuses pour la chose publique ». Il
ne s'agit pas de fautes superficielles de rédaction, mais d'erreurs
dans la compréhension des lois et décrets, et de fautes possibles
contre la République. Pratique du français national et pratique poli-
tique en général apparaissent indissociables entre elles, indissociables
aussi de compétences qui pouvaient provenir de l'exercice de divers
métiers. Ce souci d' « instruction » ne doit pas être confondu
avec une exigence de formation spécialement scolaire ; renvoyons là-
dessus à la distinction importante que nous avons établie plus haut.
Quant aux traits linguistiques caractéristiques de cette corres-
pondance en matière de français national, c'est, encore une fois, à
la linguistique française descriptive historique qu'il revient de les
définir.

1. A.D.37 Lz 708.
2. A. SOBOUL : Précis..., p. 346.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 181
Canton de Ballan Liberté Egalité
Municipalité A Joué le 2 thermidor l'an 2 de la
de Joué République une et indivisible
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué aus
citoyens administrateurs du district révolutionaire de Tours
Citoyens
Nous vous faisons part qu'en conséquence d'un ordre du
représentant du peuple Ichay qui est à Tours notre muni-
cipalité a été organisée révolutionairement le décadi 30 messidor
dernier, et qu'il a été pris dans notre comité trois de nos
membres des plus instruits, qui sont Boussé, Beaulieu et Trou-
gnion. Lesquels membres ont été només et instalés dans notre
nouvèle municipalité. A ce moyen nous ne somes plus nombre
compétant, n'étant plus que neuf membres au lieu de douze que
nous devons être. Nous vous engageons de nous faire nomer
en peu trois membres, instruits, tant pour compléter notre
comité que pour nous mettre dans le cas de ne pas faire de
fautes, qui sont toujours dangereuses pour la chose publique.
Et pour les membres nous vous engageons à avoir égard à
notre demande, et d'y faire droit sous peu.
Salut et fraternité
Ladite lètre signée Rouleau présidant et Petibon-Paty
Ladite lètre a été remise le 3 par Paty
Secrétaire
Deux lettres du 10 thermidor, citées plus haut pages 155-157.
Liberté Egalité Canton de Ballan Municipalité de Joué
le Comité de Surveillance de la Comune de Joué
au citoyen Guyot agent national du district révolutionaire
de la Comune de Tours Le 20 thermidor l'an 2
Citoyen,
Pour nous conformer à la loi, nous t'acusons réception des
Buletins et Maximums que tu nous as fait passer depuis le
décadi dis du présant. Nous avons donc reçu, savoir :
les buletins des lois n° 24 et 25 le 16 thermidor
ceux n° 26 et 27 le 19 thermidor
+ nous avons reçu le 19 thermidor un maximum sur le
LE FRANÇAIS NATIONAL
pris des cercles et osiers, en exécution de l'arèté du Comité
de Salut Public du 24 messidor l'an 2.
Nous veillons à ce que notre municipalité publie lesdites
lois. Et ce qu'èle fait exactement.
Il nous manque toujours trois membres à notre comité,
ainsi que nous te l'avons mandé. Tâche de nous en faire nomer
d'instruits, en place des trois qu'on nous a ôtés pour la
municipalité.
Salut et fraternité
Par les membres du Comité de Surveillance de la Comune
De Joué.
Ladite lètre a été signée par Jean Orange, présidant et de
Petibon-Paty pour Richard Hardy secrétaire actuel et qui est
très malade
+ dans la lètre : nous te prions de nous faire passer une loi
qui nous done des renseignements sur ce que sont tenus de
faire les Comités de Surveillance. Nous ne l'avons pas. Et
nous devrions ne rien négliger pour le bien de la chose
publique.
+ accusé réception d'un buletin des lois n° 30
+ un arèté du comité de salut public à l'égard des militaires
malades.
Point reçu 28 et 29.
Canton de Ballan, Municipalité de Joué Liberté Egalité
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué
aus citoyens administrateurs du district révolutionaire de Tours
Le 20 thermidor l'an II de la République
Citoyens,
Nous conformant à la loi qui nous prescrit de vous instruire
de ce qui s'est passé dans notre comité dans l'espace de chaque
décade, nous vous prévenons que notre municipalité remplit son
devoir ; et qu'èle fait publier et aficher les lois exactement ;
que de notre côté nous veillons de notre mieus à ce qu'il ne
se passe rien dans notre comune contre les lois. Et nous voyons
avec plaisir qu'il ne s'y passe rien. A ce moyen nos opérations
ne sont pas considérables.
Nous avons toujours besoin de trois membres instruits pour
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 183
compléter notre nombre de douze, en ayant été pris trois pour
notre municipalité.
Salut et fraternité
Par les membres du Comité de Surveillance de la Comune
de Joué.
Ladite lètre signée Jean Orange, présidant
et Petibon-Paty pour Richard Hardy
secrétaire actuel et qui est très malade
Liberté Egalité, Canton de Ballan, Municipalité de Joué
A Joué le 30 thermidor l'an 2
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué aus citoyens
administrateurs du district révolutionaire de Tours
Citoyens,
Nous somes toujours zélés pour satisfaire à la loi. En
conséquence nous vous dirons que depuis la décade dernière
il ne s'est rien passé d'extraordinaire dans notre comité. Nous
voyons toujours avec plaisir que notre municipalité se comporte
très bien, et qu'èle fait publier les lois et aficher avec exacti-
tude. Quant aus autres habitants de cète comune, nous ne
voyons pas qu'il y en ait qui déroge aus lois. Nous somes
heureusement placés dans une comune de patriotes. Nous
avons célébré la fête civique du 10 d'août avec enthousiasme.
Salut et fraternité par les membres du comité de surveillance
de la Comune de Joué.
Ladite lètre est signée Jean Bruseau, présidant
et Petibon-Paty, secrétaire
Liberté Egalité Canton de Ballan Municipalité de Joué
Le Comité de Surveillance de la Comune de Joué au citoyen
Guyot, agent national du district révolutionaire de la Comune
de Tours
Le 30 thermidor l'an 2
Citoyen,
Nous somes toujours empressés de suivre la loi.
Et pour nous y conformer, nous t'avisons que nous avons
reçu depuis la décade dernière, savoir :
un Raport par Vadier, présanté à la Convention Nationale
au nom du Comité de Sûreté Générale, séance du 27 prairial
l'an 2. Nous l'avons reçu 23 présant mois.
184 LE FRANÇAIS NATIONAL
+ le même jour nous avons reçu le Buletin des lois N" 31
+ nous avons reçu le 25 présant mois, savoir :
le maximum disième division en exécution de la loi du
6 ventôse l'an 2, en livret.
4- le même maximum disième division en grande feuille pour
aficher. Les deus concernant la boneterie, bas, etc.
+ le 29 thermidor nous avons reçu les buletins des lois
N° 28 et N° 32
ainsi qu'un tarif pour la solde des militaires de tous grades
et de toutes armes employés dans les armées de la République.
Nous avons reçu aussi une invitation de ta part pour
conserver les nois et non point manger en cerneaus afin qu'il
se trouve plus d'huile, cète denrée étant très rare.
De plus nous avons reçu aussi le 29 thermidor un arèté
du Comité de Salut Public du 17 thermidor qui fixe les
dépôts et emplois des somes trouvées sur les individus mis en
état d'arestation. Et nous avons veillé à ce que notre municipalité
ait publié ladite loi ; ce qu'èle fait exactement.
Salut et fraternité
Par les membres du Comité de Surveillance de la Comune de
Joué. La lètre est signée
Jean Bruseau, présidant et Petibon-Paty, secrétaire
L'Interrogatoire d'André Chénier.
Enfin nous reproduisons l'extrait de l'interrogatoire d'André Ché-
nier que F. Brunot estime « mériter d'être cité tout au long ».
Brunot motive ainsi l'intérêt qu'il accorde à ce document :
Si on réfléchit quel est celui que l'on interroge et quels sont
les enquêteurs, ce texte met mieux qu'aucun autre dans une
lumière crue l'opposition entre les deux classes et entre les
deux langages qui étaient aux prises *.
Depuis l'édition critique des Œuvres en Prose d'André Chénier
en 1881, cet interrogatoire contribue à la gloire du poète. André
Chénier apparaît d'autant plus injustement massacré par la Terreur,
d'autant plus criminellement ôté à la littérature française, que sa

1. H.L.F., t. X, 1, p. 244.
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS 185
condamnation apparaît due à une « faute de français » commise
par ses juges. Pour des générations de lycéens et étudiants l'auréole
du martyre se confond là avec celle du génie de la langue. Nous
pensons autrement : si l'aristocrate lettré a dédaigné de s'expliquer
longuement, s'il a évité de commettre son français, pur et simple
au regard de la grammaire de sa classe, avec le français des
citoyens enquêteurs, il porte assurément sa part, la plus grande part,
du malentendu. Sans compter les rustres de la monarchie, combien
de citoyens mal scolarisés dans notre démocratie bourgeoise ont-ils
été défavorisés dans leur procès et condamnés, contre leur gré,
parce qu'ils maîtrisaient mal le vocabulaire-syntaxe du français
national ? Ont-ils reçu la palme du martyre linguistique ?
Brunot cite le procès-verbal en mettant en italiques un grand
nombre de « fautes » d'orthographe ou de syntaxe ; pourquoi
relève-t-il les unes plutôt que les autres ? C'est que tout aurait
été imprimé en italiques. Nous avons tout soumis aux recomman-
dations du rapport Beslais, comme dans le cas des spécimens pré-
cédents. Répétons qu'en l'occurrence rien ne serait plus trompeur
que la photocopie. Les linguistes qui définiront le français national,
tel qu'il est installé sous forme scolaire primaire par une consé-
quence tardive de la Révolution française, ou qui définiront par
rapport à ce français national la nature et l'évolution des différents
particularismes linguistiques en France, devront, comme nous, tra-
vailler pour faire apparaître l'objet de leurs observations dans la
production des pièces d'archives, et prendre différents partis.
Le 18 ventôse l'an 2 [...]
En vertu d'un ordre du comité de sûreté générale du 14 ventôse
qu'il nous a présenté le 17 de la même anée ; dont le citoyen
Guénot est porteur de ladite ordre ;
Après avoir requis les membres du comité révolutionaire et de
surveillance de ladite comune de Passy-lès-Paris [...]
Nous nous somes transportés [dans la] maison qu'ocupe la
citoyène Piscatory, où nous avons trouvé un particulier à qui
nous avons mandé qui il était et le sujet qui l'avait conduit dans
cète maison.
Il nous a exhibé sa carte de la section de Brutus, en nous
disant qu'il retournait à Paris ; et qu'il était bon citoyen ;
et que c'était la première fois qu'il venait dans cète maison ;
qu'il était acompagné d'une citoyène de Versailles dont il
186
LE FRANÇAIS NATIONAL
devait la conduire audit Versailles après avoir pris une voiture
au bureau du coche.
Il nous a fait cète déclaration à dis heures moins un quart à
la porte du bois de Boulogne en face du ci-devant château de
la Muette.
Et après lui avoir fait la demande de sa démarche, nous
ayant pas répondu positivement, nous avons décidé qu'il serait
en arestation jusqu'à que ledit ordre [...] ne soit rempli. Mais
ne trouvant pas la persone dénomée dans ledit ordre, nous
l'avons gardé jusqu'à ce jourdhui 18.
Et après les réponses des citoyens Pastourel et Piscatory,
nous avons présumé que le citoyen devait être intérogé ; et
après son intérogation être conduit à Paris pour y être détenu
par mesure de sûreté générale.
Et de suite avons interpelé le citoyen Chénier de nous dire
ses nom et surnom, âge et pays de naissance, demeure, qualité,
et moyen de subsister [...] 1 .
A lui représenté qu'il n'est pas juste dans sa 2 réponse ;
d'autant plus que des lètres personèles doivent se conserver
pour la justification de celui qui a envoyé les éfets, corne pour
celui qui les a reçus.
A répondu qu'il persiste à penser, quand des particuliers
qui ne mettraient pas tant d'exactitude que des maisons de
comerce, lorsque la réception d'éfets demandés est acusée —
toute la corespondance devient inutile ! Et qu'il croit que la plu-
part des particuliers en use ainsi.
A lui représenté que nous ne faisons pas de demande de
comerce. Sommé à lui ne nous répondre sur les motifs de
son arestation, qui ne sont pas afaire de commerce.
A répondu qu'il en ignorait du fait.
A lui demandé pourquoi il nous cherche des frases, et sur
quoi il nous répond catégoriquement.
A dit avoir répondu avec toute la simplicité possible ; et que
ses réponses contiènent l'exacte vérité.
A lui demandé s'il y a longtemps qu'il conait les citoyens où
1. Brunot fait ici une coupure.
2. Brunot écrit « dans faire réponse », lisant de travers ; nous retrouvons
un peu plus loin la bonne formule,
LA PRATIQUE DU FRANÇAIS
nous l'avons arèté ; sommé à lui de nous dire depuis quel
temps.
A répondu qu'il les conaissait depuis quatre ou cinq ans
A lui demandé cornent il les avait conus.
A répondu qu'il croit les avoir connus pour la première fois
chez la citoyène Trudenne.
A lui demandé quèle rue èle demeurait alors.
A répondu sur la place de la Révolution, la maison à Cottée.
A lui demandé cornent il conait la maison à Cottée et les
citoyens qui y demeuraient alors.
A répondu qu'il est leur ami de l'enfance.
A lui représenté qu'il n'est pas juste dans sa réponse, atendu
que place de la Révolution il n'y a pas de maison qui se nome
la maison à Cottée, dont il vient de nous déclarer.
A répondu qu'il entendait la maison voisine du citoyen Letems.
A lui représenté qu'il nous fait des frases, atendu qu'il nous
a répété deus fois « la maison à Cottée ».
A répondu qu'il a dit la vérité.
AU LIEU D'UNE CONCLUSION

Le travail que nous publions ici ne peut pas se terminer par une
conclusion qui prétendrait résumer clairement nos recherches, hypo-
thèses, affirmations. Ce serait lui donner un aspect systématique
prématuré dont nous nous méfions au contraire, tant qu'une longue
série d'enquêtes historiques sur le français national n'aura pas été
menée à bien. La Présentation qui constitue le début de ce livre
indique mieux que nous ne le ferions nous-mêmes le profit qui
peut être tiré de cet ouvrage.
Nous nous bornerons à ajouter, pour ainsi dire en marge, les
réflexions suivantes.
La langue nationale française et l'instruction publique en France
sont avant tout l'œuvre des masses populaires, parce que ce sont
les besoins des masses populaires, la révolte des masses populaires,
et le poids des masses populaires jeté dans l'action politique, qui
en ont imposé la création historique aux privilégiés avant, pendant,
après la Révolution française. Mais, on le sait, le régime démo-
cratique bourgeois, instauré en France par un long processus, est
dominé par la bourgeoisie capitaliste. Dans le domaine du français
national, l'appareil idéologique d'Etat scolaire, résultat de luttes
sociales acharnées, a organisé la pratique institutionnelle de la langue
nationale de telle manière que le principe fondamental d'égalité
linguistique y est combattu intimement par des principes et des
effets confus d'inégalité. Le droit reconnu par l'Etat aux citoyens
français de pratiquer le français sans distinction de classes sociales
s'accompagne de modalités qui ont invisiblement aménagé, au profit
des classes dirigeantes de la bourgeoisie moderne, les avantages que
la formation grammaticale et culturelle procurait à la bourgeoisie
aristocratique.
190 LE FRANÇAIS NATIONAL
L'histoire de l'œuvre des révolutionnaires en matière de français
ayant été jusqu'ici mal étudiée, le français scolaire élémentaire ayant
été jusqu'ici consacré « national » sans discussion véritable sur ses
modèles grammaticaux et littéraires, le problème du français national
a toujours été posé en termes d'accès des masses populaires à l'ensei-
gnement institué par l'Etat. L'idée que l'instruction publique, créée
pour servir le peuple, devrait lutter pour subordonner les degrés
d'enseignement secondaire supérieur aux exigences du degré primaire,
c'est-à-dire pour subordomier l'idéologie d'Etat de la grammaire et
de la littérature aux exigences de la pratique massive du français,
cette idée n'inspire pas, c'est le moins qu'on puisse dire, les projets
de réformes proposés par le gouvernement à l'opinion. L'idée
régnante est au contraire que le peuple reçoit les bienfaits de
l'instruction. Or il les reçoit en fait dans des conditions secrètement
renouvelées de celles des petites classes de français des Collèges
monarchiques, réglées sur les besoins des grandes classes en latin
et langue vivantes.
Il semble chez nous naturel que la masse des citoyens peine
et échoue à s'approprier la langue nationale. « A la conquête de
notre langue » : tel est le titre d'une collection de manuels pri-
maires très largement utilisée actuellement dans les écoles. La prin-
cipale difficulté de cette conquête est d'être d'emblée et secrètement
orientée par la compétition des degrés scolaires vers l'accès au degré
plus élevé. Il semble pareillement naturel qu'une minorité de Fran-
çais « cultive des aptitudes particulières, des dons littéraires » dans
les classes de lettres, et s'emploie ensuite (dans les meilleurs cas,
désespérément) à abdiquer ses privilèges culturels en communiquant
aux masses le goût de « s'exprimer » gratuitement. Ces mythes
entretiennent la méconnaissance de la politique linguistique-scolaire
vitale pour l'évolution du régime.
Contre eux, contre les dispositions oppressives de l'Education
nationale, nous avons cherché à établir quelques données histo-
riques utiles à l'Instruction publique.
On comprendra pourquoi nous avons pensé qu'il fallait, pour
éclairer la politique bourgeoise en matière de « français natio-
nal », ses objectifs, son sens, ses effets, et ses contradictions —
insolubles par elle — commencer par les commencements : par la
politique, l'idéologie et les pratiques linguistiques de la Révolution
française.
ANNEXES

ANNEXE 1
La question linguistique-scolaire, lieu et enjeu de la lutte idéologique à la
fin de l'Ancien Régime.
A la fin du XVIII" siècle l'école est à l'ordre du jour. Projets scolaires,
« théories » de l'école, expériences d'enseignement en français, composition
de grammaires (Lhomond avait fait paraître les Eléments de la Grammaire
française en 1780), traités pédagogiques, etc., font de la question scolaire
l'un des hauts lieux de la lutte idéologique.

L'Etat contre l'école.


Sans parler ici de la noblesse, bien évidemment hostile à toute ten-
tative d'éducation de la « populace », il faut mettre au premier rang des
forces farouchement attachées à l'ordre établi la bourgeoisie aristocra-
tique et les éléments de la bourgeoisie d'Ancien Régime engagés au
service de l'Etat monarchique. Hostiles — comme nous l'avons vu — à
toute réforme et aux « idées nouvelles », ils s'opposent violemment à
tout ce qui pourrait remettre en cause le statu quo scolaire auquel ils
doivent nombre de leurs privilèges. Leur hostilité a d'autant plus
dimportance, d'autant plus de poids, qu'elle se manifeste pratiquement
comme une intervention de l'Etat (ils en détiennent la presque totalité des
rouages) sur l'école, contre l'école.
On le sait principalement par des rapports d'intendants et par des
lettres échangées entre intendants et contrôleur général. Ainsi, c'est avec
l'assentiment du contrôleur général M. de Séchelles, que l'intendant
d'Etigny adressait en 1759 cette lettre à Goyeneche, syndic des Etats de
Navarre, pour refuser les crédits que les communes de Navarre voulaient
voir affectés à l'entretien des écoles :
192 LE FRANÇAIS NATIONAL
(...) Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de faire de grands raison-
nemens pour prouver l'inutilité des régens dans les villages. Il y a
de certaines instructions qu'il ne convient pas de donner aux pay-
sans ; rien n'était plus commun lorsque je suis arrivé dans cette
généralité que de voir des enfants de petits laboureurs, vignerons,
même de journaliers, abandonner leurs villages pour chercher à
sortir de leur état, soit en aprenant à écrire pour pouvoir entrer chés
des procureurs ou dans des bureaux, soit en se donnant au latin,
pour devenir avocats ou prêtres, ce qui peuplait le pays de fainéants
et de mauvais sujets, qui, en diminuant le nombre des cultivateurs,
augmentoient celui des gens inutiles et sans ressources pour la
société. La vanité domine dans ce canton, et s'il n'y était pas mis
ordre, les terres seroient bientôt abandonnées, faute de monde pour
les cultiver. Dans l'exacte vérité, l'on se plaint dans presque tout
mon département qu'on ne trouve pas d'ouvrier pour travailler les
fonds. Ce seul article demanderait qu'on empêchât les paysans
d'apprendre à lire et encore moins à écrire : aussy est-ce une des
principales raisons qui me font prendre le party de supprimer les
regens surtout dans les endroits qui ne sont habités que par des
laboureurs, vignerons ou journaliers...
Il est naturel que les habitans qui ont de la fortune et qui sont en
état de donner de l'éducation à leurs enfans, cherchent à leur en
procurer... E n supprimant... les régens... j'ai toujours répondu,
lorsqu'il m'a été fait des représentations, que ceux qui vouloient
faire apprendre à lire, à écrire et le latin à leurs enfans, n'avoient
qu'à chercher des maîtres et les payer, ainsy qu'on le fait dans les
villes, où les écoles de charité ne sont que pour les pauvres gens,
à qui l'on ne doit pas interdire la lecture, comme dans les villages,
eu égard aux occupations qu'ils peuvent y trouver, au lieu que dans
les campagnes rien n'est moins nécessaire au paysan que de
sçavoir lire.
Le prétexte de la religion dont se sert le sieur Goyeneche est
une vraye chimère ; il ne faut à ceux qui sont faits pour travailler
les terres que les instructions des curés ; ils en profitent mieux
qu'ils ne feroient de la lecture, et leur simplicité sur ce point est
préférable aux oonnoissances plus étendues et plus parfaites qu'ils
pourroient se procurer dans les livres 1 .
Bien que dès qu'on y regarde d'un peu près les « lumières » du
xviii* siècle aient tendance à s'obscurcir, il ne faut pas se hâter de

1. Cité par Brunot, H.L.F., VII, pp. 138-139.


ANNEXES 193
conclure en la toute-puissance de la réaction en matière d'école. A la fin
de l'Ancien Régime d'autres voix se font entendre.

Petites Ecoles et bas clergé.


Notamment, et malgré les barrières linguistiques qu'il tendait à mainte-
nir en place, c'est au clergé qu'on doit la multiplication des Petites
Ecoles au xvm 8 siècle. Les ordonnances synodales rappelaient aux
curés leurs devoirs : lté et docete, et les invitaient à aller à la recherche
de leurs ouailles — dans les champs s'il le fallait — si celles-ci venaient
à manquer aux leçons ; les évêques eux-mêmes y veillaient en faisant
visiter les paroisses. Mais dans la pratique, c'est surtout au bas clergé1
qu'on devait la plupart des initiatives et des revendications en matière
d'instruction publique. En témoigne ce passage d'un mémoire adressé
par des curés à leur évêque et cité par Brunot :
Il n'est pas possible de former de vrais adorateurs de Dieu, de
fidèles sujets du Roy, de bons citoyens, sans le secours de l'instruc-
tion... La paroisse la mieux preschée par le curé, s'il s'y a point
d'école publique, ne sera pas toujours la plus éclairée et la mieux
réglée. Les pasteurs ont la douleur de voir que les jeunes gens qui
ne savent pas lire oublient bientôt après leur première communion
jusqu'aux premiers éléments de la religion qu'ils avoient appris dans
leur enfance... Dans les pays protestants, tous les jeunes gens, ou
peu s'en faut, sçavcnt lire. Pourquoi ne pourroit-on pas faire en
France ce qu'on fait bien partout ailleurs ? Cent livres de fixe,
avec les mois des enfans, suffiroient pour nourir à la campagne
un maître d'école... L'ignorance est une playe de l'âme, aussi bien
que la concupiscence. C'est une maladie épidémique et universelle,
puisque nous l'apportons en naissant 2 .
Mais là encore ce n'était qu'une revendication tendant à reproduire le
système existant et à le renforcer dans sa fonction d'inféodation à
l'idéologie religieuse chrétienne et à l'ordre monarchique (il faut former
« de vrais adorateurs de Dieu, de fidèles sujets du roy... »).

1. Pour une description du bas clergé, voir Soboul, op. cit. p. 29 :


(...) « Curés et vicaires constituaient parfois une véritable plèbe ecclésias-
tique, issue du peuple, vivant avec lui, en partageant l'esprit et les aspi-
rations. T>
2. H.L.F., VII, p. 143.
194 LE FRANÇAIS NATIONAL

L' « école pour tous » des physiocrates


Tout autre était la thèse physiocratique. Parmi les nombreux projets
scolaires qui s'ébauchent à la fin de l'Ancien Régime, le plus achevé
est sans doute celui proposé par les physiocrates. L'« école pour tous »
appelée par le mouvement physiocratique n'est en effet ni un projet
réformiste-conservateur visant à l'extension (c'est-à-dire en même temps
à la permanence) des Petites Ecoles, ni une pure et simple bravade utopi-
que, mais bien un projet complet prévoyant aussi bien les crédits que les
matières d'enseignement. Destinées à tous, paysans et ouvriers comme
bourgeois des villes, ces écoles sont jugées indispensables au maintien de
l'ordre et au développement de la production :
Un Elat prétendu policé, dans lequel on croirait pouvoir établir
l'autorité même et ses fonctions, ainsi que l'art productif et l'art
stérile, sur une autre base que celle de l'instruction universelle ne
serait jamais qu'une pyramide qu'on voudrait bâtir la pointe en bas 1 .
Mais la grande innovation réside dans la sécularisation de l'enseigne-
ment. L'école, telle que la conçoivent les physiocrates, n'est plus un
appendice de l'Eglise ; elle doit devenir un service public, le premier de
tous. L'école des physiocrates est une école d'Etat :
J'insiste — dit l'abbé Baudeau — sur l'utilité principale de ce
premier devoir de l'autorité, et je prie qu'on y fasse bien attention
pour concevoir le motif qui fait donner à l'ordre de l'instruction
le premier rang dans la première classe des hommes qui composent
un Etat policé. C'est qu'en effet tout le reste de l'art social... dépend
de l'instruction 2.
Même si elles ne purent donner lieu à aucune tentative de réalisation
effective, ces thèses ne restèrent pas consignées dans les épais volumes que
d'éminents théoriciens mirent au crédit du mouvement puisque aussi bien
elles donnèrent lieu à des formes d'intervention politique, à des initiatives
politiques à l'intérieur même de l'Etat monarchique. Ainsi Turgot, contrô-
leur général des Finances, d'obédience physiocratique, proposait-il au roi
la création d'un ministère de l'Education nationale :

1. Abbé Baudeau, dans la Philosophie économique. Cité par Brunot,


H.L.F., VII. p. 140.
2. Œuvres, Col. Daire, II, 710. Cité par Brunot, H.L.F., VII, p. 141.
C'est nous qui soulignons.
ANNEXES 195
La première cl peut-être la plus importante de toutes les
institutions que je croirais nécessaire, celle qui me semblerait le plus
propre à immortaliser le règne de V.M. et qui influerait le plus sur
la totalité du royaume serait, Sire, la formation d'un conseil de
l'Instruction Nationale, sous la direction duquel seraient les acadé-
mies, les universités, les collèges, les petites écoles1...
Pourtant, l'« achèvement » du projet physiocratique en matière d'école,
sa quasi-clôture, sont aussi le lieu d'où procède la nullité de ses effets. Le
programme ne fut pas appliqué. Pourquoi ? Simplement parce qu'en
pratique comme en théorie il était rigoureusement inapplicable ; et
même — allons plus loin — insoutenable du point de vue de la bour-
geoisie révolutionnaire qui allait développer « sa » théorie de l'école.
Non qu'il ne contienne déjà des éléments d'une « théorie » bourgeoise
de l'école (notamment en ce qu'il fait de l'école un appareil de l'Etat) ;
mais ces éléments, ces fragments, ne suffisent pas à constituer la
« cohérence » d'un discours bourgeois sur l'école et encore moins à
« créer » celle-ci. Brunot a beau, pour établir le rapport entre ces théories
et les plans de la révolution, produire comme document le Cahier de
doléances du Tiers du Bailliage de Nemours (ce qui en soi est déjà loin
de constituer une « preuve »), il n'empêchera pas que ce Cahier ait été
rédigé par... Dupont de Nemours 2 . Mais laissons de côté l'anecdotique
pour aller à l'essentiel : nommément les programmes. Ceux-ci prévoient
l'enseignement de la lecture, l'écriture, l'instruction civique, l'art agricole,
ainsi que l'étude du Tableau économique de François Quesnay, le fonda-
teur et le principal théoricien de l'école physiocratique. Ajoutons, car
c'est l'essentiel, qu'en matière d'apprentissage du français leurs préoccupa-
tions ne semblent guère les porter au-delà des curés qui prononçaient leurs
sermons en patois :
(...) Charger tous les curés de traduire nos meilleurs livres sur
l'agriculture dans l'idiome de chacune de leurs paroisses ; les faire
imprimer aux dépens des provinces ; les faire distribuer gratis à tout
pauvre laboureur, fermier, colon qui n'aurait pas le moyen de les
acheter 3 .

1. Cité par Brunot, H.L.F., pp. 141-142.


2. Physiocrate éminent, bisaïeul du trust du même nom.
3. A. GOUDARD : Les Intérêts de la France mal entendus, 1765. Cité par
Weulersse : Le mouvement physiocratique en France, Alcan, Paris 1910,
réédition Mouton 1968, 2 vol., t. 1, p. 375.
196 LE FRANÇAIS NATIONAL
Que les physiocrates aient proposé de traduire les livres dans chaque
idiome, que le problème de la langue tel qu'il sera posé par les
révolutionnaires bourgeois (enseignement uniformisé de la langue natio-
nale) ait été « absent » des projets de programme, n'est pas un fait à
mettre au compte du hasard. Ce n'est pas non plus un « manque », ni un
« oubli » mais bien l'indice de ce que le programme scolaire physiocra-
tique n'a de cohérence qu'à l'intérieur de leurs théories économiques.
On sait que pour les physiocrates l'agriculture est seule productrice de
richesse l , l'industrie (qui ne fait que transformer) et le commerce (qui
ne fait que transporter) étant des « arts stériles ». En des termes autres,
mais très schématiquement, disons que les physiocrates, qui les premiers
ont tenté d'analyser la plus-value, ont confondu cette analyse avec celle
de la rente foncière qu'ils considèrent comme la seule forme de plus-
value existante2.
Or l'école des physiocrates est la conséquence directe de cette
« erreur » A preuve, les programmes. Non seulement on enseignera
l'Art agricole et le Tableau, mais il faut, dit Quesnay, « que les
enfants des fermiers et ceux qui exercent le commerce rural sachent lire
et écrire pour s'établir dans la profession de leurs pères... pour lire les
livres qui peuvent étendre leurs connaissances sur l'agriculture3 ».
1. Le Tableau économique de F. Quesnay porte en exergue cette citation
de Socrate dans Xénophon : « Lorsque l'agriculture prospère, tous les autres
arts fleurissent avec elle ; mais quand on abandonne la culture, par quelque
cause que ce soit, tous les autres travaux, tant sur terre que sur mer,
s'anéantissent en même temps. »
(F. QUESNAY : Tableau économique des Physiocrates, éd. Calmann-Lévy,
Paris, 1969, p. 45.)
2. On pourra se reporter longuement aux passages que Marx, tant dans
Le Capital que dans les Théories sur la plus-value, consacre aux physio-
crates. A titre d'invite à s'y reporter nous extrayons ces deux passages :
« (...) Le capital producteur de rente est donc pour eux le seul capital
qui produise de la plus-value et le travail agricole qu'il met en mouvement
le seul travail rapportant de la plus-value, donc le seul travail productif (...) »
(Le Capital, éd. Soc, VIII, p. 166.)
« (...) Mais d'où vient la plus-value, le capital ? Voilà le problème pour
les physiocrates. Leur erreur vient de ce qu'ils ont confondu l'accroissement
de matière qui, dans l'agriculture et l'élevage, provient de la végétation
et de la génération, et les distingue ainsi de l'industrie, avec l'accroissement
de la valeur d'échange. Ils se sont appuyés sur la valeur d'usage. Et la
valeur d'usage de toutes les marchandises, réduite à la catégorie scholas-
tique des universeaux, c'est la matière naturelle en soi, dont l'accroisse-
ment ne se rencontre que dans l'agriculture. » (Histoire des Doctrines
économiques, Molitor, I, pp. 59-60.)
3. QUESNAY : Œuvres, éd. Oncken, p. 268. Cité par Weulersse, op. cit.,
et par Brunot, H.L.F., VII, p. 140.
ANNEXES 197
L'important n'est pas que les fils de journaliers ou de petits paysans
apprennent à lire et à écrire, l'important est que les enfants des
fermiers (entendons les éléments engagés dans les rapports de production
capitaliste dans le secteur agricole) aient la possibilité de « s'instruire »
sur les moyens à mettre en œuvre pour réaliser du profit. Mais quand bien
môme l'école, telle que la conçoivent les physiocrates, servirait (et en
théorie elle le faisait) à instruire aussi les journaliers et les petits paysans,
cela ne changerait rien au problème ; et cela parce que la forme scolaire
(la forme caractéristique des pratiques scolaires) « imaginée » (littérale-
ment : des images) par les physiocrates est mandatée par l'idée d'une
productivité exclusive de l'agriculture, et comme telle irrecevable — à
l'exception des fermiers — du point de vue de la bourgeoisie capitaliste.
Ajoutons — et cela va dans le même sens — que le lien de causalité
qui relie l'existence et la pratique d'une langue « commune » à la base
matérielle d'une formation sociale n'est pas simple : c'est bien parce que
les causes qui poussent à une uniformisation linguistique dans l'agriculture,
le commerce, l'industrie ne sont pas de simples « raisons de commodité
technique » qu'on ne saurait à l'inverse mettre au compte de ces mêmes
« commodités » la cause de la traduction des livres dans chaque idiome
souhaitée par les physiocrates. Ainsi que nous l'avons vu (cf. chapitre III)
traduction et francisation ne sont pas de simples « moyens ». Rappelons
enfin que l'apprentissage d'une langue « commune » est spécifique de la
forme scolaire bourgeoise capitaliste. En l'occurrence, l'« absence » de
ce type spécial d'apprentissage dans le projet scolaire des physiocrates sert
mal la reconnaissance de celui-ci comme la préface des grands projets
scolaires révolutionnaires (tels que ceux de Talleyrand ou de Condorcet).
II en augure d'une certaine manière (école pour tous — école d'Etat),
il s'intègre dans le processus qui va aboutir à une politique démocratique-
bourgeoise de l'école ; mais là comme ailleurs rien ne pouvait se jouer de
façon décisive avant qu'un certain nombre de verrous politiques et
juridiques ne fussent brisés.
198 LE FRANÇAIS NATIONAL

ANNEXE II, 1
CONVENTION NATIONALE
Instruction Publique
RAPPORT
Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser
l'usage de la langue française,
par GREGOIRE
Séance du 16 prairial, l'an deuxième de la République une et indivi-
sible ;
Suivi du Décret de la Convention nationale.
Imprimé par ordre de la Convention nationale,
Et envoyé aux autorités constituées, aux sociétés populaires et à toutes
les communes de la République.

Rapport de Grégoire
sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois,
et d'universaliser l'usage de la langue française
La langue française a conquis l'estime de l'Europe, et depuis un
siècle elle y est classique : mon but n'est pas d'assigner les causes qui
lui ont assuré cette prérogative. Il y a dix ans qu'au fond de l'Allemagne
(à Berlin) on discuta savamment cette question qui, suivant l'expression
d'un écrivain, eût flatté l'orgueil de Rome empressée à la consacrer dans
son histoire comme une de ses belles époques. On connoît les tentatives
de la politique romaine pour universaliser sa langue : elle défendoit d'en
employer d'autres pour haranguer les ambassadeurs étrangers, pour négo-
cier avec eux ; et malgré ses efforts, elle n'obtint qu'imparfaitement ce
qu'un assentiment libre accorde à la langue française. On sait qu'en
1774 elle servit à rédiger le traité entre les Turcs et les Russes. Depuis la
paix de Nimègue elle a été prostituée, pour ainsi dire, aux intrigues des
cabinets de l'Europe. Dans sa marche claire et méthodique la pensée se
déroule facilement ; c'est ce qui lui donne un caractère de raison, de
probité, que les fourbes eux-mêmes trouvent plus propre à les garantir des
ruses diplomatiques.
Si notre idiome a reçu un tel accueil des tyrans et des cours, à qui
ANNEXES 199
la France monarchique donnoit des théâtres, des pompons, des modes et
des manières, quel accueil ne doit-il pas se promettre de la part des
peuples à qui la France républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant
la route de la liberté ?
Mais cet idiome, admis dans les transactions politiques, usité dans
plusieurs villes d'Allemagne, d'Italie, des Pays Bas, dans une partie du
pays de Liège, du Luxembourg, de la Suisse, même dans le Canada et
sur les bords du Mississipi, par quelle fatalité est-il encore ignoré d'une
très grande partie des Français ?
A travers toutes les révolutions, le celtique qui fut le premier idiome
de l'Europe, s'est maintenu dans une contrée de la France, et dans quel-
ques cantons des îles britanniques. On sait que les Gallois, les Cornoual-
liens et les Bas-Bretons s'entendent : cette langue indigène éprouva des
modifications successives. Les Phocéens fondèrent, il y a vingt-quatre
siècles, de brillantes colonies sur les bords de la Méditerranée ; et dans
une chanson des environs de Marseille, on a trouvé récemment des
fragments grecs d'une ode de Pindare sur les vendanges. Les Carthaginois
franchirent les Pyrénées, et Polybe nous dit que beaucoup de Gaulois
apprirent le Punique pour converser avec les soldats d'Annibal.
Du joug des Romains, la Gaule passa sous la domination des
Francs. Les Alains, les Goths, les Arabes et les Anglais, après y avoir
pénétré tour à tour, en furent chassés ; et notre langue, ainsi que les
divers dialectes usités en France, portent encore les empreintes du passage
ou du séjour de ces divers peuples.
La féodalité qui vint ensuite morceler ce beau pays, y conserva soigneu-
sement cette disparité d'idiomes comme un moyen d'y reconnoître. de res-
saisir les serfs fugitifs et de river leurs chaînes. Actuellement encore
l'étendue territoriale où certains patois sont utilisés, est déterminée par les
limites de l'ancienne domination féodale. C'est ce qui explique la presque
identité des patois du Bouillon et de Nancy, qui sont à quarante lieues de
distance, et qui furent jadis soumis aux mêmes tyrans, tandis que le
dialecte de Metz, situé à quelques lieues de Nancy, en diffère beaucoup,
parce que pendant plusieurs siècles le pays Messin, organisé dans une
forme presque républicaine, fut en guerre continuelle avec la Lorraine.
Il n'y a qu'environ quinze départements de l'intérieur où la langue
française soit exclusivement parlée. Encore y éprouve-t-elle des altérations
sensibles, soit dans la prononciation, soit par l'emploi de termes impro-
pres et surannés, surtout vers Sanccrre, où l'on trouve une partie des
expressions de Rabelais, Amyot et Montagne.
Nous n'avons plus de provinces, et nous avons encore environ trente
patois qui en rappellent les noms.
Peut-être n'est-il pas inutile d'en faire rénumération ; le bas-breton,
le normand, le picard, le rouchi ou wallon, le flamand, le champenois,
200 LE FRANÇAIS NATIONAL
le messin, le lorrain, le franc-comtois, le bourguignon, le bressan, le
lyonnais, le dauphinois, l'auvergnat, le poitevin, le limousin, le picard, le
provençal, le languedocien, le velayen, le catalan, le béarnois, le basque,
le rouergat et le gascon ; ce dernier seul est parlé sur une surface de
60 lieues en tout sens.
Au nombre des patois on doit placer encore l'italien de la Corse, des
Alpes-Maritimes, et l'allemand des Haut et Bas Rhin, parce que ces
deux idiomes y sont très dégénérés.
Enfin, les Nègres de nos colonies, dont vous avez fait des Hommes,
ont une espèce d'idiome pauvre comme celui des Hottentots, comme la
langue franque, qui, dans tous les verbes, ne connaît guères que l'infi-
nitif.
Plusieurs de ces dialectes, à la vérité, sont génériquement les mêmes ;
ils ont un fond dë physionomie ressemblante, et seulement quelques traits
métis tellement nuancés, que des villages voisins, que les divers faubourgs
d'une même commune, telles que Salins et Commune Affranchie, offrent
des variantes
Cette disparité s'est conservée d'une manière plus tranchante dans
des villages situés sur les bords opposés d'une rivière, où à défaut de
pont, les communications étoient autrefois plus rares. Le passage de
Strasbourg à Brest est actuellement plus facile que ne l'étoient jadis cer-
taines courses de vingt lieues ; et l'on cite encore vers St-Claude, dans le
département du Jura, des testamens faits (est-il dit), à la veille d'un
grand voyage ; car il s'agissoit d'aller à Besançon, qui étoit la capitale de
la province.
On peut assurer sans exagération qu'au moins six millions de Fran-
çais, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu'un
nombre égal est à-peu-près incapable de soutenir une conversation suivie ;
qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent purement
n'excède pas trois millions ; et probablement le nombre de ceux qui
l'écrivent correctement est encore moindre.
Ainsi, avec trente patois différons, nous sommes encore, pour le lan-
gage, à la tour de Babel, tandis que pour la liberté nous formons
l'avant-garde des nations.
Quoiqu'il y ait possibilité de diminuer le nombre des idiomes reçus en
Europe, l'état politique du globe bannit l'espérance de ramener les
peuples à une langue commune. Cette conception, formée par quelques
écrivains, est également hardie et chimérique. Une langue universelle est
dans son genre ce que la pierre philosophale est en chimie.
Mais au moins on peut uniformer le langage d'une grande nation, de
manière que tous les citoyens qui la composent, puissent sans obstacle
se communiquer leurs pensées. Cette entreprise, qui ne fut pleinement
exécuté chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise
ANNEXES 201
toutes les branches de l'organisation sociale, et qui doit être jaloux de
consacrer au plutôt, dans une République une et indivisible, l'usage
unique et invariable de la langue de la liberté.
Sur le rapport de son comité de salut public, la Convention nationale
décréta, le 8 pluviôse, qu'il seroit établi des instituteurs pour enseigner
notre langue dans les départements où elle est moins connue. Cette mesure,
très salutaire, mais qui ne s'étend pas à tous ceux où l'on parle patois,
doit être secondée par le zèle des citoyens. La voix douce de la persuasion
peut accélérer l'époque où ces idiomes féodaux auront disparu. Un des
moyens les plus efficaces peut-être pour électriser les citoyens, c'est de leur
prouver que la connoissance et l'usage de la langue nationale importent
à la conservation de la liberté. Aux vrais républicains, il suffit de montrer
le bien ; on est dispensé de le leur commander.
Les deux sciences les plus utiles et les plus négligées sont la culture
de l'homme et celle de la terre : personne n'a mieux senti le prix de
l'une et de l'autre que nos frères les Américains, chez qui tout le monde
sait lire, écrire et parler la langue nationale.
L'homme sauvage n'est, pour ainsi dire, qué ' bauché : en Europe
l'homme civilisé est pire, il est dégradé.
La résurrection de la France s'est opérée d'une manière imposante ;
elle se soutient avec majesté : mais le retour d'un peuple à la liberté ne
peut en consolider l'existence que par les mœurs et les lumières. Avouons
qu'il nous reste beaucoup à faire à cet égard.
Tous les membres du souverain sont admissibles à toutes les places ;
il est à désirer que tous puissent successivement le remplir et retour-
ner à leurs professions agricoles ou mécaniques. Cet état de choses
nous présente l'alternative suivante : si ces places sont occupées par des
hommes incapables de s'énoncer, d'écrire correctement dans la langue
nationale, les droits des citoyens seront-ils bien garantis par des actes
dont la rédaction présentera l'impropriété des termes, l'imprécision des
idées, en un mot, tous les symptômes de l'ignorance ? Si au contraire
cette ignorance exclut des places, bientôt renaîtra cette aristocratie qui
jadis employoit le patois pour montrer son affabilité protectrice à ceux
qu'on appeloit insolemment les petites gens. Bientôt la société sera
réinfectée de gens comme il faut ; la liberté des suffrages sera restreinte,
les cabales seront plus faciles à nouer, plus difficiles à rompre, et, par le
fait, entre deux classes séparées s'établira une sorte d'hiérarchie. Ainsi
l'ignorance de la langue compromettroit le bonheur social, ou détruiroit
l'égalité.
Le peuple doit connaître les lois, pour les sanctionner et leur obéir ;
et telle étoit l'ignorance de quelques communes dans les premières
époques de la révolution, que confondant toutes les notions, associant
des idées incohérentes et absurdes, elles s'étoient persuadé que le mot
202 LE FRANÇAIS NATIONAL
décret signifoit un décret de prise de corps ; qu'en conséquence devoit
intervenir un décret pour tuer tous les ci-devant privilégiés ; et l'on
m'écrivoit à ce sujet une anecdote qui seroit déplaisante si elle n'étoit
déplorable. Dans une commune les citoyens disoient : « Ce seroit
pourtant bien dur de tuer M. Geffry ; mais au moins il ne faudroit
pas le faire souffrir. » Dans cette anecdote, à travers l'enveloppe de
l'ignorance, on voit percer le sentiment naïf d'hommes, qui d'avance
calculent les moyens de concilier l'humanité avec l'obéissance.
Proposerez-vous de suppléer à cette ignorance par des traductions ?
alors vous multipliez les dépenses : en compliquant les rouages politiques,
vous en ralentissez le mouvement : ajoutons que la majeure partie des
dialectes vulgaires résistent à la traduction, ou n'en promettent que
d'infidèles. Si dans notre langue la partie politique est à peine créée, que
peut-elle être dans des idiomes dont les uns abondent à la vérité en
expressions sentimentales, pour peindre les douces effusions du cœur, mais
sont absolument dénués de termes relatifs à la politique ; les autres sont
des jargons lourds et grossiers, sans syntaxe déterminée, parce que la
langue est toujours la mesure du génie d'un peuple ; les mots ne croissent
qu'avec la progression des idées et des besoins. Leibnitz avoit raison :
les mots sont les lettres de change de l'entendement ; si donc il acquiert
de nouvelles idées, il lui faut des termes nouveaux ; sans quoi l'équilibre
seroit rompu. Plutôt que d'abandonner cette fabrication aux caprices de
l'ignorance, il vaut mieux certainement lui donner votre langue ; d'ailleurs,
l'homme des campagnes, peu accoutumé à généraliser ses idées, man-
quera toujours de termes abstraits ; et cette inévitable pauvreté du langage
qui resserre l'esprit, mutilera vos adresses et vos décrets si même elle ne les
rend intraduisibles.
Cette disparité de dialectes a souvent contrarié les opérations de vos
commissaires dans les départemens. Ceux qui se trouvoient aux Pyrénées-
Orientales en octobre 1792 vous décrivoient que chez les Basques, peu-
ple doux et brave, un grand nombre étoit accessible au fanatisme, parce
que l'idiome est un obstacle à la propagande des lumières. La même chose
est arrivée dans d'autres départemens, où des scélérats fondoient sur
l'ignorance de notre langue, le succès de leurs machinations contre-
révolutionnaires.
C'est surtout vers nos frontières que nos dialectes, communs aux
peuples des limites opposées, établissent avec nos ennemis des relations
dangereuses, tandis que dans l'étendue de la République tant de jargons
sont autant de barrières qui gênent les mouvements du commerce, et
atténuent les relations sociales. Par l'influence respective des mœurs sur
le langage, du langage sur les mœurs, ils empêchent l'amalgame politique,
et d'un seul peuple en font trente. Cette observation acquiert un
grand poids, si l'on considère que, faute de s'entendre, tant d'hommes
ANNEXES 203
se sont égorgés, et que souvent les querelles sanguinaires des nations,
comme les querelles ridicules des scholastiques, n'ont été que de véri-
tables logomachies. Il faut donc que l'unité de langue entre les enfants
de la même famille éteigne les restes des préventions résultantes des
anciennes divisions provinciales, et resserre les liens d'amitié qui doivent
unir des frères.
Des considérations d'un autre genre viennent à l'appui de nos raison-
nements. Toutes les erreurs se tiennent comme toutes les vérités : les
préjugés les plus absurdes peuvent entraîner les conséquences les plus
funestes. Dans quelques cantons ces préjugés sont affaiblis ; mais dans la
plupart des campagnes ils exercent encore leur empire. Un enfant ne
tombe pas en convulsion, la contagion ne frappe pas une étable, sans
faire naitre l'idée qu'on a jeté un sort : c'est le terme. Si dans le
voisinage il est quelque fripon connu sous le nom de devin, la crédulité
va lui porter son argent, et des soupçons personnels font éclater des
vengeances. Il suffiroit de remonter à très peu d'années, pour trouver
des assassinats commis sous prétexte de maléfices.
Les erreurs antiques ne font-elles donc que changer de formes en
parcourant les siècles ? Que du temps de Virgile on ait supposé aux
magiciennes de Thessalie la puissance d'obscurcir le soleil et de jeter la
lune dans un puits ; que dix-huit siècles après on ait cru pouvoir évo-
quer le diable, je ne vois là que des inepties diversement modifiées.
En veut-on un exemple plus frappant ? Le génie noir chez les Celtes,
plus noir que la poix, dit l'Edda ; Yéphialtcs des Grecs, les lémures
des Romains, les incubes du moyen-âge, le sotré vers Lunéville, le
drac dans le ci-devant Languedoc, ie chaouce-breille dans quelques
coins de la ci-devant Gascogne, sont depuis quarante siècles le texte de
mille contes puérils, pour expliquer ce que les médecins nomment le
cochemar.
Les Romains croyaient qu'il étoit dangereux de se marier au mois
de mai ; cette idée s'est perpétuée chez les Juifs ; Astruc l'a retrouvée
dans le ci-devant Languedoc.
Actuellement encore les cultivateurs, pour la plupart, sont infatués
de toutes les idées superstitieuses que des auteurs anciens, estimables
d'ailleurs, comme Aristote, Elien, Pline et Columelle, ont consignées
dans leurs écrits : tel est un prétendu secret pour fairs périr les
insectes, qui des Grecs est passé aux Romains, et que nos faiseurs
de maisons rustiques ont répété. C'est surtout l'ignorance de l'idiome
national qui tient tant d'individus à une grande distance de la vérité :
cependant si vous ne les mettez en communication directe avec les
hommes et les livres, leurs erreurs accumulées, enracinées depuis des
siècles, seront indestructibles.
Pour perfectionner l'agriculture, et toutes les branches de l'économie
204 LE FRANÇAIS NATIONAL
rurale si arriérées chez nous, la connoissance de la langue nationale est
également indispensable. Rozier observe que, d'un village à l'autre, les
cultivateurs ne s'entendent pas : après cela, dit-il, comment les auteurs
qui traitent de la vigne, prétendent-ils qu'on les entendra ? Pour fortifier
son observation, j'ajoute que, dans quelques contrées méridionales de la
France, le même cep de vigne a trente noms différens. Il en est
de même de l'art nautique, de l'extraction des minéraux, des instruments
ruraux, des maladies, des grains et spécialement des plantes. Sur ce
dernier article, la nomenclature varie non seulement dans des localités
très voisines, mais encore dans des époques très rapprochées. Le bota-
niste Villars, qui en donne plusieurs preuves, cite Sollier qui, plus que
personne, ayant fait des recherches, dans les villages, sur les dénomina-
tions vulgaires des végétaux, n'en a trouvé qu'une centaine bien
nommés. II en résulte que les livres les plus usuels sont souvent inintel-
ligibles pour les citoyens des campagnes.
Il faut donc, en révolutionnant les arts, uniformer leur idiome techni-
que ; il faut que les connoissances disséminées éclairent toute la surface
du territoire français ; semblables à ces réverbères qui, sagement distri-
bués dans toutes les parties d'une cité, y répartissent la lumière. Un
poëte a dit :
Peut-être qu'un Lycurgue, un Cicéron sauvage,
Est chantre de paroisse ou maire de village.
Les développements du génie attesteront cette vérité et prouveront
que surtout parmi les hommes de la nature se trouvent les grands
hommes.
Les relations des voyageurs étrangers insistent sur le désagrément
qu'ils éprouvoient de ne pouvoir recueillir des renseignements dans les
parties de la France, où le peuple ne parle pas français. Ils nous
comparent malignenemnt aux Islandais qui, au milieu des frimats d'une
région sauvage, connaissent tous l'histoire de leur pays, afin de nous
donner le désavantage du parallèle. Un Anglois, dans un écrit qui
décèle souvent la jalousie, s'égaie sur le compte d'un marchand qui lui
demandoit si, en Angleterre, il y avoit des arbres et des rivières, et
à qui il persuada que, d'ici à la Chine, il y avoit environ 200 lieues.
Les Français, si redoutables aux Anglais par leurs baïonnettes, doivent
leur prouver encore qu'ils ont sur eux la supériorité du génie, comme
celle de la loyauté : il leur suffit de vouloir.
Quelques objections m'ont été faites sur l'utilité du plan que je
vous propose. Je vais les discuter.
Pensez-vous, m'a-t-on dit, que les Français méridionaux se résoudront
facilement à quitter un langage qu'ils chérissent par habitude et par
sentiment ? Leurs dialectes, appropriés au génie d'un peuple qui pense
vivement et s'exprime de même, ont une syntaxe où l'on rencontre moins
ANNEXES 205
d'anomalie que dans notre langue. Par leurs richesses et leurs prosodies
éclatantes, ils rivalisent avec la douceur de l'Italien et la gravité de
l'Espagnol : et probablement, au lieu de la langue des Trouvères, nous
parlerions celle des Troubadours, si Paris, le centre du gouvernement,
avoit été situé sur la rive gauche de la Loire.
Ceux qui nous font cette objection ne prétendent pas sans doute que
d'Astros et Goudouli soutiendront le parallèle avec Pascal, Fénelon et
Jean-Jacques. L'Europe a prononcé sur cette langue, qui tour à tour
embellie par la main des grâces, insinue dans les cœurs les charmes de
la vertu, ou qui, faisant retentir les accents fiers de la liberté, porte
l'effroi dans le repaire des tyrans. Ne faisons point à nos frères du
Midi l'injure de penser qu'ils repousseront aucune idée utile à la patrie ;
ils ont abjuré et combattu le fédéralisme politique. Us combattront avec
la même énergie celui des idiomes. Notre langue et nos cœurs doivent
être à l'unisson.
Cependant la connoissance des dialectes peut jeter du jour sur quelques
monumens du moyen-age. L'histoire et les langues se prêtent un secours
mutuel pour juger les habitudes et le génie d'un peuple vertueux ou
corrompu, commerçant, navigateur ou agricole. La filiation des termes
conduit à celle des idées ; par la comparaison des mots radicaux, des
usages, des formules philosophiques ou proverbes, qui sont les fruits de
l'expérience, on remonte à l'origine des nations.
L'histoire étymologique des langues, dit le célèbre Sulzer, seroit la
meilleure histoire des progrès de l'esprit humain. Les recherches de
Peloutier, Bochard, Gebelin, Bochat, Lebrigand, etc., ont déjà révélé
des faits assez étonnans pour éveiller la curiosité et se promettre de
grands résultats. Les rapports de l'allemand au Persan, du suédois à
l'hébreu, de la langue basque à celle du Malabar, de celle-ci à celle
des Bohémiens errans, de celle du pays de Vaud à l'irlandais, la
presqu'identité de l'irlandais qui a l'alphabet de Cadmus, composé de
17 lettres, avec le punique, son analogie avec l'ancien celtique qui,
conservé traditionnellement dans le nord de l'Ecosse, nous a transmis
les chefs-d'œuvre d'Ossian. Les rapports démontrés entre les langues
de l'ancien et du nouveau monde, en établissant l'affinité des peuples
par celle des idiomes, prouveront d'une manière irréfragable l'unité
primitive de la famille humaine et de son langage, et par la réunion
d'un petit nombre dé ' lémens connus, rapprocheront les langues, en
faciliteront l'étude et en diminueront le nombre.
Ainsi la philosophie qui promène son flambeau dans toute la sphère
des connoissances humaines, ne croira pas indigne d'elle de descendre
à l'examen des patois, et dans ce moment favorable pour révolutionner
notre langue, elle leur dérobera peut-être des expressions enflammées,
des tours naïfs qui nous manquent. Elle puisera surtout dans le pro-
206 LE FRANÇAIS NATIONAL
vençal qui est encore rempli d'héllénismes, et que les Anglais même,
mais surtout les Italiens ont mis si souvent à contribution.
Presque tous les idiomes rustiques ont des ouvrages qui jouissent
d'une certaine réputation. Déjà la commission des arts, dans son instruc-
tion, a recommandé de recueillir ces monumens imprimés ou manuscrits ;
il faut chercher des perles jusques dans le fumier d'Ennius.
Une objection plus grave en apparence contre la destruction des dia-
lectes rustiques, est la crainte de voir les moeurs s'altérer dans les
campagnes. On cite spécialement le Haut-Pont, qui, à la porte de St-
Omer, présente une colonie laborieuse de trois mille individus, distingués
par leurs habits courts à la manière des Gaulois, par leurs usages, leur
idiome et surtout par cette probité patriarchale et cette simplicité du
premier âge.
Comme rien ne peut compenser la perte des mœurs, il n'y a pas
à balancer pour le choix entre le vice éclairé ou l'ignorance vertueuse.
L'objection eût été insoluble sous le règne du despotisme. Dans une
monarchie, le scandale des palais insulte à la inisère des cabanes, et
comme il y a des gens qui ont trop, nécessairement d'autres ont trop
peu. Le luxe et l'orgueil des tyranneaux prêtres, nobles, financiers, gens
du barreau et autres enlevoient une foule d'individus à l'agriculture et
aux arts.
De là cette multitude de femmes-de-chambre, de valets-de-chambre, de
laquais qui reportoient ensuite dans leurs hameaux des manières moins
gauches, un langage moins rustre, mais une dépravation contagieuse
qui gangrenoit les villages. De tous les individus qui, après avoir habité
les villes, retournoient sous le toit paternel, il n'y avoit guères de bon
que les vieux soldats.
Le régime républicain a opéré la suppression de toutes les castes
parasites, le rapprochement des fortunes, le nivellement des conditions.
Dans la crainte d'une dégénération morale, des familles nombreuses
d'estimables campagnards avoient pour maxime de n'épouser que dans
leur parenté. Cet isolement n'aura plus lieu parce que il n'y a plus
en France qu'une seule famille. Ainsi la forme nouvelle de notre
gouvernement et l'austérité de nos principes repoussent toute parité entre
l'ancien et le nouvel état de choses. La population refluera dans les
campagnes, et les grandes communes ne seront plus des foyers putrides,
d'où sans cesse la fainéantise et l'opulence exhaloient le crime. C'est
là surtout que les ressorts moraux doivent avoir plus d'élasticité. Des
mœurs ! sans elles point de République, et sans République point de
mœurs.
Tout ce qu'on vient de lire appelle la conclusion, que pour extirper
tous les préjugés, développer toutes les vérités, tous les talents, toutes les
vertus, fondre tous les citoyens dans la masse nationale, simplifier le
ANNEXES 207
méchanisme et faciliter le jeu de la machine politique, il faut identité
de langage. Le temps amènera sans doute d'autres réformes nécessaires
dans le costume, les manières et les usages. Je ne citerai que celui
d'ôter le chapeau pour saluer, qui devroit être remplacé par une
forme moins gênante et plus expressive
En avouant l'utilité d'anéantir les patois, quelques personnes en
contestent la possibilité : elles se fondent sur la ténacité du peuple
dans ses usages. On m'allègue les Morlaques qui ne mangeoient pas
de veau il y a 14 siècles, et qui sont restés fidèles à cette absti-
nence ; les Grecs, chez qui, selon Guys, se conserve avec éclat la
danse décrite, il y a trois mille ans, par Homère dans son bouclier
d'Achille.
On cite Tournefort, au rapport duquel les Juifs de Prusse en Natolie,
descendans de ceux qui depuis longtemps avoient été chassés d'Espagne,
parloient espagnol comme à Madrid. On cite les protestans réfugiés à la
révocation de l'édit de Nantes, dont la postérité a tellement conservé
l'idiome local, que dans la Hesse et le Brandebourg, on retrouve les
patois gascon et picard.
Je crois avoir établi que l'unité d'idiome est une partie intégrante de la
révolution, et dès lors plus on m'opposera de difficultés, plus on me
prouvera la nécessité d'opposer des moyens pour les combattre. Dût-on
n'obtenir qu'un demi-succès, mieux vaudrait faire un peu de bien que
de n'en point faire. Mais répondre par des faits c'est répondre péremptoi-
rement, et tous ceux qui ont médité sur la manière dont les langues
naissent, vieillissent et meurent, regarderont la réussite comme infaillible.
Il y a un siècle qu'à Dieuse un homme fut exclus d'une place publique
parce qu'il ignoroit l'allemand, et cette langue est déjà repoussée
à grande distance au-delà de cette commune. Il y a cinquante ans que
dans sa Bibliothèque des auteurs de Bourgogne Papillon disoit, en parlant
des noëls de la Monnoie : « Us conserveront le souvenir d'un idiome
« qui commence à se perdre comme la plupart des autres patois de la
« France. » Papon a remarqué la même chose dans la ci-devant
Provence. L'usage de prêcher en patois s'étoit conservé dans quelques
contrées ; mais cet usage diminuoit sensiblement ; il s'étoit même éteint
dans quelques communes, comme à Limoges. Il y a une vingtaine
da' nnées qu'à Périgueux il étoit encore honteux de francimander,
c'est à dire de parler français. L'opinion a tellement changé, que bientôt
sans doute, il y sera honteux de sé ' noncer autrement. Partout, ces dia-
lectes se dégrossissent, se rapprochent de la langue nationale ; cette
vérité résulte des renseignements que m'ont adressés beaucoup de sociétés
populaires.
Déjà la révolution a fait passer un certain nombre de mots français
dans tous les départemens, où ils sont presque universellement connus, et
208 LE FRANÇAIS NATIONAL
la nouvelle distribution du territoire a établi de nouveaux rapports qui
contribuent à propager la langue nationale.
La suppression de la dîme, de la féodalité, du droit coutumier,
l'établissement du nouveau système des poids et mesures entraînent
l'anéantissement d'une multitude de termes qui n'éloient que d'un usage
local.
Le style gothique de la chicane a presque entièrement disparu, et
sans doute le code civil en secouera les derniers lambeaux.
En général dans nos bataillons on parle français, et cette masse de
républicains qui en aura contracté l'usage, le répandra dans ses foyers.
Par l'effet de la révolution, beaucoup de ci-devant citadins iront cultiver
leurs terres ; il y aura plus d'aisance dans les campagnes ; on ouvrira
des canaux et des routes ; on prendra, pour la première fois, des
mesures efficaces pour améliorer les chemins vicinaux ; les fêtes natio-
nales, en contribuant à détruire les tripots, les jeux de hasard qui sont
l'école des fripons et qui ont désolé tant de familles, donneront au
peuple des plaisirs dignes de lui : l'action combinée de ces opérations
diverses doit tourner au profit de la langue française.
Quelques moyens moraux, et qui ne sont pas l'objet d'une loi,
peuvent encore accélérer la destruction des patois.
Le 14 janvier 1790, lA ' ssemblée constituante ordonna de traduire
les décrets en dialectes vulgaires. Le tyran n'eut garde de faire une
chose qu'il croyoit utile à la liberté. Au commencement de sa session,
la Convention nationale s'occupa du même objet. Cependant j'observerai
que si cette traduction est utile, il est un terme où cette mesure doit
cesser, car ce seroit prolonger l'existence des dialectes que nous
voulons proscrire, et s'il faut encore en faire usage, que ce soit pour
exhorter le peuple à les abandonner.
Associez à vos travaux ce petit nombre d'écrivains qui réhaussent
leurs talents par leur républicanisme. Répandez avec profusion dans les
campagnes surtout, non de gros livres (communément ils épouvantent le
goût et la raison) mais une foule d'opuscules patriotiques, qui contien-
dront des notions simples et lumineuses, que puisse saisir l'homme à
conception lente, et dont les idées sont obtuses : qu'il y ait de ces
opuscules sur tous les objets relatifs à la politique, et aux arts, dont
j'ai déjà observé qu'il falloit uniformer la nomenclature. C'est la partie
la plus négligée de notre langue : car malgré les réclamations de Leibniz,
la ci-devant Académie française, à l'imitation de celle délia Crusca,
ne jugea pas à propos d'embrasser cet objet dans la confection de
son dictionnaire, qui en a toujours fait désirer un autre.
Je voudrois des opuscules sur la météorologie, qui est d'une application
immédiate à l'agriculture. Elle est d'autant plus nécessaire, que jusqu'ici
ANNEXES 209
le campagnard, gouverné par les sottises astrologiques, n'ose encore
fauché son pré sans la permission de l'almanach.
J'en voudrois même sur la physique élémentaire. Ce moyen est propre
à flétrir une foule de préjugés ; et puisque inévitablement l'homme des
campagnes se formera une idée sur la configuration de la terre, pourquoi,
dit quelqu'un, ne pas lui donner la véritable ? Répétons-le : toutes les
erreurs se donnent la main, comme toutes les vérités.
De bons journaux sont une mesure d'autant plus efficace, que chacun
les lit ; et l'on voit avec intérêt les marchands à la halle, les ouvriers
dans les ateliers se cotiser pour les acheter, et de concert faire la tâche
de celui qui lit.
Les journalistes (qui devroient donner plus à la partie morale)
exercent une sorte de magistrature d'opinion propre à seconder nos
vues, en les reproduisant sous les yeux des lecteurs : leur zèle à cet
égard nous donnera de nouveau la mesure de leur patriotisme.
Parmi les formes variées des ouvrages que nous proposons, celle du
dialogue peut être avantageusement employée. On sait combien elle
a contribué au succès des Magasins des enfans, des adolescens, etc.
Surtout qu'on oublie pas d'y mêler de l'historique. Les anecdotes sont
le véhicule du principe, et sans cela il échappera. L'importance de cette
observation sera sentie par tous ceux qui connoissent le régime des
campagnes. Outre l'avantage de fixer les idées dans l'esprit d'un
homme peu cultivé, par là, vous mettez en jeu son amour propre,
en lui donnant un moyen d'alimenter la conversation ; sinon quelque
plat orateur s'en empare, pour répéter tous les contes puérils de la
bibliothèque bleue, des commères et du sabat, et l'on ose d'autant moins
le contredire que c'est presque toujours un vieillard qui assure avoir
oui, vu et touché.
Le fruit des lectures utiles en donnera le goût, et bientôt seront
vouées au mépris ces brochures souillées de lubricité ou d'imprécations
convulsives qui exaltent les passions, au lieu d'éclairer la raison ; et
même ces ouvrages prétendus moraux dont actuellement on nous inonde,
qui sont inspirés par l'amour du bien, mais à la rédaction desquels
n'ont présidé ni le goût ni la philosophie.
Au risque d'essuyer des sarcasmes, dont il vaut mieux être l'objet que
l'auteur, ne craignons pas de dire que les chansons, les poésies lyriques
importent également à la propagation de la langue et du patriotisme :
ce moyen est d'autant plus efficace, que la construction symétrique
des vers favorise la mémoire ; elle y place le mot et la chose.
Il étoit bien pénétré de cette vérité ce peuple harmonieux, pour
ainsi dire, chez qui la musique étoit un ressort entre les mains de la
politique. Chrysippe ne crut pas se ravaler en faisant des chansons
pour les nourrices. Platon leur ordonne d'en enseigner aux enfants. La
210
LE FRANÇAIS NATIONAL
Grèce en avoit pour toutes les grandes époques de la vie et des saisons,
pour la naissance, les noces, les funérailles, la moisson, les vendanges ;
surtout elle en avoit pour célébrer la liberté. La chanson d'Harmodius
et d'Aristogiton qu'Athénée nous a conservée, étoit chez eux ce qu'est
parmi nous l'air des Marseillois : et pourquoi le comité d'instruction
publique ne feroit-il pas, dans ce genre, un triage avoué par le goût et le
patriotisme ?
Des chansons historiques et descriptives, qui ont la marche sentimen-
tale de la romance, ont pour les citoyens des campagnes un charme
particulier. N'est-ce pas là l'unique mérite de cette strophe mal agencée,
qui fait fondre en larmes les nègres de l'ile de St-Vincent ? C'est
une romance qui faisoit pleurer les bons Morlaques, quoique le voyageur
Fortis, avec une âme sensible, n'en fût pas affecté. C'est là ce qui
fit le succès de Geneviève du Brabant, et qui assurera celui d'une
pièce attendrissante de Berquin. Avez-vous entendu les échos d e la
Suisse répéter, dans les montagnes, les airs dans lesquels Lavater célèbre
les fondateurs de la liberté helvétique ? Voyez si l'enthousiasme qu'inspi-
rent ces chants républicains, n'est pas bien supérieur aux tons langoureux
des barcaroles de Venise, lorsqu'ils répètent les octaves galantes du
Tasse.
Substituons donc des couplets rians et décens à ces stances impures ou
ridicules, dont un vrai citoyen doit craindre de souiller sa bouche ;
que sous le chaume et dans les champs les paisibles agriculteurs adoucis-
sent leurs travaux en faisant retentir les accents de la joie, de la
vertu et du patriotisme. La carrière est ouverte aux talens : espérons
que les poètes nous feront oublier les torts des gens de lettres dans la
révolution.
Ceci conduit naturellement à parler des spectacles La probité, la
vertu sont à l'ordre du jour, et cet ordre du jour doit être éternel. Le
théâtre ne s'en doute pas, puisqu'on y voit encore, dit-on, tour-à-tour
préconiser les mœurs et les insulter : il y a peu qu'on a donné
le cocher supposé par Hauteroche. Poursuivons l'immoralité sur la
scène : de plus, chassons-en le jargon par lequel on établit encore entre
les citoyens égaux une sorte de démarcation. Sous un despote, Dufresny,
Dancourt, etc. pouvoient impunément amener sur le théâtre des acteurs,
qui, en parlant un demi-patois, excitoient le rire ou la pitié : toutes
les convenances doivent actuellement proscrire ce ton. Vainement m'objec-
terez-vous que Plaute introduit dans ses pièces, des hommes qui articu-
loient le latin barbare des campagnes d'Ausonie ; que les Italiens, et
récemment encore Goldoni, produisent sur la scène leur marchand
vénitien, et le patois Bergamasque de Brighella, etc. Ce qu'on nous
cite pour un exemple à imiter, n'est qu'un abus à réformer.
Je voudrois que toutes les municipalités admissent dans leurs discus-
ANNEXES 211
sions, l'usage exclusif de la langue nationale ; je voudrais qu'une police
sage fît rectifier cette foule d'enseignes qui outragent la grammaire,
et fournissent aux étrangers l'occasion d'aiguiser l'épigramme ; je vou-
drais qu'un plan systématique répudiât les dénominations absurdes des
places, rues, quais et autres lieux publics : j'ai présenté des vues à
cet égard.
Quelques sociétés populaires du Midi discutent en provençal : la
nécessité d'universaliser notre idiome leur fournit une nouvelle occasion
de bien mériter de la patrie. Eh ! pourquoi la Convention nationale ne
feroit-elle pas aux citoyens l'invitation civique de renoncer à ces dia-
lectes, et de sé
' noncer constamment en français ?
La plupart des législateurs anciens et modernes ont eu le tort de ne
considérer le mariage que sous le point de vue de la reproduction
de l'espèce. Après avoir fait la première faute de confondre la nubilité
et la puberté qui ne sont des époques identiques que chez l'homme de la
nature, oublierons-nous que, lorsque des individus veulent s'épouser, ils
doivent garantir à la patrie qu'ils ont les qualités morales pour remplir
tous les devoirs de citoyens, tous les devoirs de la paternité ? Dans
certains cantons de la Suisse, celui qui veut se marier doit préalablement
justifier qu'il a son habit militaire, son fusil et son sabre. En consa-
crant chez nous cet usage, pourquoi les futurs époux ne seroient-ils pas
soumis à prouver qu'ils savent lire, écrire et parler la langue nationale ?
Je conçois qu'il est facile de ridiculiser ces vues : il est moins facile
de démontrer qu'elles sont déraisonnables Pour jouir du droit de cité,
les Romains n'étoient-ils pas obligés de faire preuve qu'ils savoient lire
et nager ?
Encourageons tout ce qui peut être avantageux à la patrie ; que dès
ce moment l'idiome de la liberté soit à l'ordre du jour, et que le
zèle des citoyens proscrive à jamais les jargons, qui sont les derniers
vestiges de la féodalité détruite. Celui qui, connoissant à demi notre
langue, ne la parloit que quand il étoit ivre ou en colère sentira
qu'on peut en concilier l'habitude avec celle de la sobriété et de la
douceur. Quelques locutions bâtardes, quelques idiotismes prolongeront
encore leur existence dans le canton où ils étoient connus. Malgré
les efforts des Desgrouais, les gasconismes corrigés sont encore à
corriger. Les citoyens de Saintes iront encore voir leur borderie, ceux
de Blois leur closerie, et ceux de Paris leur métairie. Vers Bordeaux
on défrichera des landes vers Nîmes des garrigues; mais enfin les
vraies dénominations prévaudront même parmi les ci-devant Basques et
Bretons, à qui le gouvernement aura prodigué ses moyens : et sans
pouvoir assigner l'époque fixe à laquelle ces idiomes auront entièrement
disparu, on peut augurer qu'elle est prochaine.
Les accens feront une plus longue résistance, et probablement les
212 LE FRANÇAIS NATIONAL
peuples voisins des Pyrénées changeront encore pendant quelque temps les
e muets en é fermés, le b en v, les / en h. A la Convention nationale
on retrouve les inflexions et les accens de toute la France. Les finales
traînantes des uns, les consonnes guturales ou nazales des autres, ou
même des nuances presque imperceptibles, décèlent presque toujours le
département de celui qui parle.
L'organisation, nous dit-on y contribue. Quelques peuples ont une
inflexibilité d'organe qui se refuse à l'articulation de certaines lettres :
tels sont les Chinois, qui ne peuvent prononcer la dentale ; les Hurons
qui au rapport de la Hontan, n'ont pas de labiale, etc. Cependant si
la prononciation est communément plus douce dans les plaines, plus
fortement accentuée dans les montagnes ; si la langue, est plus pares-
seuse dans le nord et plus souple dans le midi ; si, généralement
parlant, les Vitriats et les Marseillais grasseyent, quoique situés à des
latitudes un peu différentes, c'est plutôt à l'habitude qu'à la nature qu'il
faut en demander la raison. Ainsi n'exagérons pas l'influence du climat.
Telle langue est articulée de la même manière dans des contrées très-
distantes, tandis que dans le même pays la même langue est diversement
prononcée. L'accent n'est donc pas plus informable que les mots.
Je finirai ce discours en présentant l'esquisse d'un projet vaste et dont
l'exécution est digne de vous ; c'est celui de révolutionner notre langue :
j'explique ma pensée.
Les mots étant les liens de la société et les dépositaires de nos
connoissances, il s'ensuit que l'imperfection des langues est une grande
source d'erreurs. Condillac vouloit qu'on ne pût faire un raisonnement
faux sans faire un solécisme, et réciproquement : c'est peut-être exiger
trop. Il seroit impossible de ramener une langue au plan de la nature,
et de l'affranchir entièrement des caprices de l'usage : le sort de toutes
les langues est d'éprouver des modifications ; il n'est pas jusqu'aux
lingères qui n'aient influencé sur la notre, et supprimé l'inspiration de
Yh dans les toiles d'Hollande. Quand un peuple s'instruit, nécessairement
sa langue s'enrichit, parce que l'augmentation des connoissances établit
des alliances nouvelles entre les paroles et les pensées, et nécessite des
termes nouveaux. Vouloir condamner une langue à l'invariabilité sous ce
rapport, ce seroit condamner le génie national à devenir stationnaire ;
et si, comme on l'a fait remarqué depuis Homère jusqu'à Plutarque, c'est
à dire, pendant mille ans, la langue grecque n'a pas changé, c'est que le
peuple qui la parloit a fait très peu de progrès dans ce laps de
siècles.
Mais ne pourroit-on pas au moins donner un caractère plus prononcé,
une consistance plus décidée à notre syntaxe, à notre prosodie ; faire
à notre idiome les améliorations dont il est susceptible, et, sans en
altérer le fond, l'enrichir, le simplifier, en faciliter l'étude aux nationaux
ANNEXES 213
et aux autres peuples ? Perfectionner une langue, dit Michaelis, c'est
augmenter le fond de sagesse d'une nation.
Sylvius, Duclos et quelques autres ont fait d'inutiles efforts pour
assujettir la langue écrite à la langue parlée ; et ceux qui proposent
encore aujourd'hui d'écrire comme on prononce, seroient bien embarras-
sés d'expliquer leur pensée, d'en faire l'application, puisque les rapports
de l'écriture à la parole étant purement conventionnels, la connoissance
de l'une ne donnera jamais celle de l'autre : toutefois il est possible
d'opérer sur l'orthographe des rectifications utiles.
1) Quiconque a lu Vaugelas, Bouhours, Ménage, Hardouin, Olivet et
quelques autres, a pu se convaincre que notre langue est remplie d'équi-
voques et d'incertitudes. Il seroit également utile et facile de les
fixer.
2) La physique et l'art social, en se perfectionnant, perfectionnent la
langue : il est une foule d'expressions qui par-là ont acquis récemment
une acceptation accessoire ou même entièrement différente. Le terme
souverain est enfin fixé à son véritable sens, et je maintiens qu'il
seroit utile de faire une revue générale des mots, pour donner de la
justesse aux définitions. Une nouvelle grammaire et un nouveau diction-
naire français ne paroissent aux hommes vulgaires qu'un objet de litté-
rature. L'homme qui voit à grande distance, placera cette mesure dans
ses conceptions politiques. Il faut qu'on puisse apprendre notre langue
sans pomper nos principes.
4) La richesse d'un idiome n'est pas d'avoir des synonymes ; s'il
y en avoit dans notre langue, ce seroit sans doute monarchie et
crime, ce seroit république et vertu. Qu'importe que l'Arabe ait trois
cents mots pour exprimer un serpent ou un cheval ? la véritable
abondance consiste à exprimer toutes les pensées, tous les sentiments et
leurs nuances. Jamais sans doute le nombre des expressions n'atteindra
celui des affections et des idées : c'est un malheur inévitable auquel
sont condamnées toutes les langues ; cependant on peut atténuer cette
privation.
4) La plupart des idiomes, même ceux du nord, y compris le russe
qui est fils de l'esclavon, ont beaucoup d'imitatifs, d'augmentatifs, de
diminutifs et de péjoratifs. Notre langue est une des plus indigente à
cet égard ; son génie paroit y répugner : cependant, sans encourir le
ridicule qu'on répandit avec raison sur le boursouflage scientifique de
Baïf, Ronsard et Jodelet, on peut se promettre quelques heureuses acqui-
sitions ; déjà Pougens a fait une ample moisson de privatifs, dont la
majeure partie sera probablement admise.
Dans le dictionnaire de Nicod, imprimé en 1606, sous le Z il n'y
avoit que six mots ; dans celui de la ci-devant académie française, édition
de 1718, il y en avoit douze ; sous la syllabe Be, Nicod n'avoit que
214 LE FRANÇAIS NATIONAL
45 termes ; celui de l'académie, même édition, en avoit 217, preuve
évidente que dans cet intervalle l'esprit humain a fait des progrès, puisque
ce sont les inventions nouvelles qui déterminent la création des mots ;
et cependant Barbasan, la Ravalière, et tous ceux qui ont suivi les
révolutions de la langue française, déplorent la perte de beaucoup
d'expressions énergiques et d'inversions hardies exilées par le caprice,
qui n'ont pas été remplacées, et qu'il seroit important de faire
revivre.
Pour compléter nos familles de mots, il est encore d'autres moyens :
le premier seroit d'emprunter des idiomes étrangers les termes qui nous
manquent, et de les adapter au nôtre, sans toutefois se livrer aux
excès d'un néologisme ridicule. Les Anglais ont usé de la plus
grande liberté à cet égard, et de tous les mots qu'ils ont adoptés,
il n'en est pas sans doute de mieux naturalisé chez eux, que celui
de perfidiousness.
Le second moyen, c'est de faire disparoitre toutes les anomalies
résultantes soit des verbes réguliers ou défecîifs, soit des exeptions aux
règles générales. A l'institution des sourds-muets, les enfants qui appren-
nent la langue française ne peuvent concevoir cette bisarrerie, qui contre-
dit la marche de la nature dont ils sont les élèves ; et c'est sous sa
dictée qu'ils donnent à chaque mot décliné, conjugué ou construit, toutes
les modifications qui, suivant l'analogie des choses, doivent en dériver.
« Il y a dans notre langue, disoit un royaliste, une hiérarchie de
style, parce que les mots y sont classés comme les sujets dans une
monarchie ». Cet aveu est un trait de lumière pour quiconque
réfléchit. En appliquant l'inégalité des styles à celle des conditions, on
peut tirer des conséquences qui prouvent l'importance de mon projet
dans une démocratie.
Celui qui n'auroit pas senti cette vérité, seroit-il digne d'être législateur
d'un peuple libre ? Oui, la gloire de la Nation et le maintien de ses
principes commandent une réforme.
On disoit de Quinault qu'il avoit désossé notre langue par tout ce
que la galanterie a de plus efféminé, et tout ce que l'adulation a
de plus abject. J'ai fait observer que la langue française avoit la
timidité de l'esclavage, quand la corruption des courtisans lui imposoit
des lois : c'étoit le jargon des coteries et des passions les plus viles.
L'exagération du discours plaçoit toujours au-delà ou en deçà de la
vérité. Au lieu d'être peines ou réjouis, on ne voyoit que des gens
désespérés ou enchantés ; bientôt il ne seroit plus resté rien de laid
ni de beau dans la nature : on n'auroit trouvé que de l'exécrable ou
du divin.
II est temps que le style mensonger, que les formules serviles dispa-
raissent et que la langue ait partout ce caractère de véracité et de
ANNEXES 215
fierté laconique qui est l'apanage des républicains. Un tyran de Rome
voulut autrefois introduire un mot nouveau : il échoua, parce que la
législation des langues fut toujours démocratique. C'est précisément
cette vérité qui vous garantit le succès. Prouvez à l'univers qu'au
milieu des orages politiques, tenant d'une main sûre le gouvernail
de l'état, rien de ce qui intéresse la gloire de la nation ne vous
est étranger.
Si la Convention nationale accueille les vues que je lui soumets,
au nom du comité d'instruction publique, encouragé par son suffrage,
nous ferons une invitation aux citoyens qui ont approfondi la théorie
des langues, pour concourir à perfectionner la nôtre, et une invitation
à tous les citoyens pour universaliser son usage. La nation entièrement
rajeunie par vos soins, triomphera de tous les obstacles ; et rien ne
ralentira le cours d'une révolution qui doit amélirorer le sort de
l'espèce humaine.

DÉCRET
La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de son
comité d'Instruction publique, décrète :
Le comité d'Instruction publique présentera un rapport sur les moyens
d'exécution pour une nouvelle grammaire et un vocabulaire nouveau
de la langue française. Il présentera des vues sur les changements
qui en faciliteront l'étude et lui donneront le caractère qui convient
à la langue de la liberté.
La Convention décrète que le rapport sera envoyé aux autorités
constituées, aux sociétés populaires et à toutes les communes de la
République.

ANNEXE II, 2
Nous produisons, à la suite du Rapport de Grégoire, un document
qui s'inscrit, sous forme d'illustration, dans la description et l'analyse
du processus isolé sous le terme de « terreur linguistique » en France
pendant la période de la dictature de la démocratie révolutionnaire jaco-
bine. Il concerne plus particulièrement les effets des décisions prises
par le Comité d'Instruction publique et la Convention nationale sur la
politique linguistique menée par les organes du pouvoir locaux. Il
est par là même en mesure de donner une idée de la place occupée
216 LE FRANÇAIS NATIONAL
par les sociétés populaires dans la politique révolutionnaire, comme l'une
de ses formes institutionnelles.
Ce document est extrait des Mémoires de l'Institut historique de
Provence, tome II — Année 1925 1 . Il est présenté sous le titre de
La diffusion obligatoire de la Langue française en Provence pendant la
Terreur, et précédé d'une courte introduction de M. Edmond Poupé
que nous croyons utile de reproduire également.

LA DIFFUSION OBLIGATOIRE DE LA LANGUE


FRANÇAISE EN PROVENCE PENDANT LA TERREUR
Dans la séance du 9 prairial an II (28 mai 1794), Grégoire, le
célèbre député de Loir-et-Cher, soumit au Comité d'Instruction publique
de la Convention nationale un rapport « sur les idiomes et patois
répandus dans les différentes contrées de la République2 ». Le Comité
décida qu'un décret, conforme aux conclusions du rapporteur, serait
proposé au vote de la Convention. Celle-ci l'adopta dans la séance du
16 prairial (4 juin), en même temps qu'une adresse aux Français pour
les engager à ne pas en négliger l'exécution 3 .
Grégoire s'était déjà concerté avec le Comité de Salut public, pour
étudier les mesures d'application4. Dès le 28 prairial (16 juin), ce
dernier envoya aux agents nationaux des districts une circulaire dans
le sens préconisé par Grégoire, mais où il visait l'application de la loi
du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) 0 et ne mentionnait même pas le
décret du 16 prairial 6.
Après réception, les agents nationaux s'empressèrent d'écrire aux
sociétés populaires de leur ressort, qui en l'occurrence étaient qualifiées
pour répondre aux vues de la Convention.
Comme les archives de ces sociétés ont presque complètement disparu,
tout au moins en ce qui concerne le département du Var, il est assez
difficile de se rendre exactement compte de l'exécution de la circulaire
du Comité de Salut public. Par une heureuse exception les procès-
verbaux de la Société populaire d'Entrecasteaux, chef-lieu de canton du
1. Bibl. Méjanes, Aix-en-Provence.
2. Cf. J. GUILLAUME : Procès-verbaux du Comité d'Instruction publique
de la Convention, t. IV, p. 487.
3. Ib, id., pp. 494-498.
4. Cf. Séance du Comité d'Instruction publique du 1 1 prairial (30 mai).
J. GUILLAUME , op. cit., t. IV, p. 5 0 2 .
5. Sur cette loi voir : J. GUILLAUME, op. cit., t. III, pp. 348-359.
6. Cf. AULARD : Recueil des Actes du Comité de Salut public, t. XIV,
p. 3 4 4 .
ANNEXES 217
district de Barjols, ont conservé la trace des mesures décrétées par la
Convention.
Dans la séance du 30 messidor an II (18 juillet 1794), ses membres
délibérèrent de coopérer à la diffusion de la langue française substituée
au provençal.
On ne peut douter de la sincérité des sentiments qui les animaient,
mais on se convaincra aisément à la lecture de l'extrait suivant du
procès-verbal qu'il n'était pas inutile pour eux d'avoir recours aux
leçons « d'instituteurs de langue française ».

Société populaire d'Entrecasteaux, procès-verbal de la séance du


30 messidor an II — extrait.
« Délibéré, sur une invitation générale tendante à faire parler la
langue française dans toute l'étendue de la République, d'exiger rigou-
reusement des instituteurs de la commune l'accomplissement formel et
efficace de cette obligation.
« Je triomphe aujourd'hui, a dit un de ses membres qui s'est
levé pour prendre la parole, je triomphe de ce joug aimable et salutaire
auquel on va soumettre les individus de la République française sans
exception. Nous nous assimilons à nos hautes destinées. On n'entendra
plus désormais grâces à nos observations en tout genre cet idiome lourd
et assomant, ces patois très disséminés dans la République dont l'accent
faisait presque perdre aux yeux de l'étranger qui nous fréquentait une
partie de la gloire quelconque que nous nous sommes acquise et si nous
ne pouvons marcher de pair avec les phénix de notre langue, nous
aurons du moins, par le secours de l'habitude et l'étude des règles s'il
est possible, l'avantage précieux et consolant de nous communiquer
mutuellement nos pensées et de nous rendre à notre primitive origine.
« D'autres membres ont parlé à leur tour sur le même sujet. Il
aurait été intarissable et bientôt en serait résulté une grammaire vocale
et républicaine. Mais de l'invitation du président *, on en tire la
conséquence que ceux qui auront des connaissances et de la bonne
volonté là-dessus en feront part incessamment aux généreux républi-
cains, et que les instituteurs actuels ouvriront dans leurs écoles, en atten-
dant, une scène vraiment tumultueuse et visigothe où les jeunes élèves
se démonteront pour répéter et retenir chaque mot des phrases, se
raidiront et se tendront comme un arc pour prononcer convenablement
et sans dureté les mots gracieux et élégans de la langue française et

1. C'était Etienne Jassaud, ancien lieutenant de juge. Le vice-président


était Joseph Jassaud, et le secrétaire Calixte Jassaud (note de E. Poupé).
218 LE FRANÇAIS NATIONAL
dénaturer cette pente enracinée à mettre un mot patois à la place d'un
mot français, emmielleront l'âpreté de leur langue et se prépareront, par
les soins opiniâtres de leurs vigilans instituteurs et les différentes sensations
qu'ils recevront de l'habitude d'entendre des sons doux et harmonieux,
à recevoir les grands principes de la langue française et à acquérir les
diverses connaissances tracées dans le plan que doit bientôt répandre le
Comité d'instruction publique. »

ANNEXE III

L'apprentissage du français par les fêtes sous la Révolution


Nous avons rapidement évoqué, au chapitre III, le rôle joué par les
fêtes dans la Révolution, comme pratiques idéologiques, comme mon-
tages de discours rituels travaillant à l'assujettissement des masses à
l'idéologie nationale et contribuant par là à la production d'effets de
cohésion nationale. Laissons aux historiens d'entreprendre là-dessus une
étude spéciale1 que nous n'aurions pas ici les moyens de conduire, et
contentons-nous de soulever cette question : qu'en est-il des fêtes du
point de vue de l'apprentissage du français ?
Observons tout d'abord que les représentations idéologiques des révo-
lutionnaires bourgeois accordent aux fêtes une fonction analogue à
celle attribuée aux appareils de la pratique politique. Entendons par là
que les fêtes constituent un des « lieux » où l'idéologie politique des
révolutionnaires bourgeois se confond avec leur idéologie éducative
(les extraits de documents relatifs aux fêtes que nous reproduisons ci-
après le montreront, comme ils montreront aussi que F. Brunot reste
largement prisonnier de cette représentation fautive). Or nous savons
que pour fausses qu'elles soient, ces représentations désignent allusivement
une réalité historique — savoir : l'orientation tendancielle des pratiques

1. Parmi les études parues à ce jour, citons : MATHIEZ, Les Origines


des Cultes révolutionnaires, 1789-1792, Société nouvelle de Librairie et
d'Edition, Paris, 1904 ; S030UL, Précis d'Histoire de la Rév. fr., pp. 506-
508 ; du même : Sentiment religieux et Cultes populaires pendant la Révo-
lution dans A.H.R.F. 1957, n° 148, p. 193 ; B. BLOIS, Les Fêtes révolutionnaires
à Angers de l'An II à l'an VIII, Paris, 1929 ; E. CHARDON, Dix ans de fêtes
nationales et de cérémonies publiques à Rouen, 1790-1799, Paris, 1911 ;
J. DUVIGNAUD, La Fête civique dans Histoire des Spectacles, Paris, Gallimard,
1965, pp. 238-264.
ANNEXES 219
linguistiques dont les appareils politiques étaient le siège vers l'exercice
massif du français.
En va-t-il de même pour les fêtes ? Assurément il faut se garder
de répondre avec précipitation par l'affirmative, car les fêtes constituent
des pratiques institutionnelles et idéologiques complexes où s'articulent
parfois confusément le sentiment religieux (ou ses survivances, sous
quelque forme que ce soit), le patriotisme, les idéologies politiques
et éducatives, etc. En tout état de cause on peut répondre oui si on
ne retient des fêtes que les effets d'uniformisation qu'elles produisirent
en réunissant les nouveaux citoyens dans de vastes assemblées qui
tendaient à juguler les particularismes, bien qu'il soit, comme le dit
justement Brunot, « ridicule de faire de ces fêtes des sortes de
Pentecôtes où, par la grâce de la Révolution, les apôtres et les catéchu-
mènes sentaient leurs esprits s'ouvrir tout à coup à la langue nationale ».
De ce point de vue, les fêtes ne faisaient que répondre aux impératifs
de la « terreur linguistique » sans contribuer spécialement à la franci-
sation révolutionnaire opérée dans les appareils politiques.
Mais un autre fait s'oppose à l'assimilation des pratiques linguistiques
réalisées dans les fêtes à celles réalisées institutionnellement dans la
pratique politique. La place donnée dans ces fêtes à la harangue,
aux discours, privilégiaient en effet massivement les réalisations littéraires
des orateurs aux dépens des réalisations du français national, tendanciel-
lement commun à tous les citoyens, accomplies dans les appareils
politiques. Les discours des commissaires de l'an II véhiculaient, on le
sait (comme ceux des députés-orateurs à la tribune de la Convention),
un vocabulaire d'une belle emphase idéologique, farci d'héllénismes, et
s'alimentant aux sources vives de la rhétorique rousseauiste. Ces effets
d'« antiquité républicaine » (parfois relayés par des effets « peuple » ou
des effets « paysan ») s'opposaient, ainsi que nous l'avons déjà signalé
dans notre dernier chapitre, aux réalisations linguistiques de ceux qui ne
faisaient pas de rhétorique.
C'est bien pourquoi il ne nous faut pas livrer les fragments de
documents qui suivent (ainsi que les commentaires de Brunot qui les
accompagnent) sans inciter à la prudence requise, aujourd'hui plus que
jamais, par le détournement spectaculaire (recouvrement des pratiques
du français tendanciellement commun par l'exhibition des performances
littéraires) dont ont été l'objet les pratiques linguistiques réalisées sous la
Révolution X

1. F. BRUNOT : H.L.F., IX, 1, pp. 260-265.


Note 1 : H.L.F., IX, 1, pp. 263-264, note en bas de page.
Aul., Act. du Com. S.P., t. X, p. 685. Cf. « Comme rien au monde
n'est plus propre à faire oublier ces anciennes rêveries que le rassemble-
220 LE FRANÇAIS NATIONAL
« Les fêtes étaient un moyen d'éducation. Il ne s'agissait pas
de réjouissances à proprement parler, mais de célébrations par
lesquelles on entendait former la conscience générale ou l'entre-
tenir, et sur cette pensée mère, tout le monde était d'accord, la
Montagne et la Gironde, Vergniaud et Boissy d'Anglas. « L'ins-
truction publique, dit Rabaud Saint-Etienne, demande des lycées,
des collèges, des académies, des livres, des instruments, des calculs,
des méthodes ; elle s'enferme dans les murs. L'éducation nationale
demande des cirques, des gymnases, des armes, des jeux publics,
des fêtes nationales, le concours fraternel de tous les âges et de
tous les sexes, le spectacle imposant et doux de la société humaine
rassemblée, elle veut un grand espace, le spectacle des champs et
de la nature, c'est par là qu'élevant tout à coup les mœurs au
niveau des lois on peut faire une révolution dans les fêtes et dans
les cœurs, comme elle s'est faite dans les conditions et le gouver-
nement. [...]
[...] « Les véritables écoles des vertus, des mœurs, et des

ment des citoyens les jours de décades, j'ai indiqué (partout) où je


passais la commune d'Itteville pour y célébrer la décade dernière dans le
temple de la Raison, et j'ai eu la satisfaction d'y voir réunis tous les
citoyens des communes voisines, pères, mères, grands-pères, enfants et
petits-enfants, au nombre de plus de quatre mille. Le temple de la Raison
n'était plus assez grand pour contenir Paffluence. Là les hymnes sacrés
de la liberté et de la raison triomphantes ont remplacé les jérémiades
du vieux rite. » (Couturier, 5 frim. an 11-25 nov. 1793, id., ib., t. VIII,
pp. 692-693) ; — « Les bons citoyens se rassembleront, en présence des
autorités constituées, autour de l'autel de la patrie, ou, à défaut, devant
l'arbre de la liberté, pour y chanter des hymnes patriotiques, y entendre la
proclamation des lois et un rapport abrégé sur la situation politique de la
République et sur les travaux de la Convention nationale, lequel rapport
sera fait par un membre des autorités constituées du lieu ou un citoyen
désigné par elles, autre que les ministres du culte. Le reste du temps pourra
être employé à l'exercice des armes, de la course et à des danses publiques »
(Cavaignac, Dartigoeyte, Auch, 19 brumaire an II — 9 novembre 1793, Id.,
Ib., t. VIII, p. 313, note).
Note 2 : H.L.F., id., p. 265, note.
En Alsace, avant la période de persécution, on avait naturellement fait
à l'allemand sa place. Le programme des fêtes décadaires à célébrer au
Temple de la Raison à Colmar stipule, dans la section II, art. 1 er : Le
Temple de la Raison s'ouvrira à 9 heures du matin. Le Culte y sera
célébré en allemand, jusqu'à ce que l'instruction ait fait disparaître cet
idiome étranger.
Art. 2. Le Temple de la Raison s'ouvrira de nouveau à 3 heures de
l'après-midi ; le culte y sera célébré dans la langue française (Leuillot,
op. cit., p. 210).
ANNEXES 221
lois républicaines, sentençait Bouquier, sont dans les sociétés popu-
laires, dans les assemblées de sections, dans les fêtes décadaires,
dans les fêtes nationales et locales, les banquets civiques et les
théâtres. »
« Les institutions publiques, opinait de son côté Boissy d'Anglas,
doivent former la véritable éducation des peuples, mais cette
éducation ne peut être profitable qu'autant qu'elles seront envi-
ronnées de cérémonies et de fêtes ou plutôt qu'autant qu'elles
ne seront elles-mêmes que des fêtes et des cérémonies. » [...]
[...] Il est bien certain [Brunot dixit] qu'aucun des créateurs
n'eût eu l'idée de renoncer à l'avantage qu'offrait la langue fran-
çaise pour séduire et entraîner les esprits. C'était a u contraire
une des supériorités sur lesquelles on comptait, que la faculté
d'être immédiatement compris. Les représentants en mission triom-
phaient à ce propos. L'un d'eux écrit de Brest (l* r pluviôse an II -
2 janvier 1794) : « Il lui reste (au peuple) à détruire ceux (les
hochets) de l'imbécillité. C'est une vérité dont il est convaincu
depuis qu'au lieu d'entendre psalmodier dans ses temples un lan-
gage qu'il ne comprenait pas, il y entend les éternelles vérités de
la raison. » [...]
[...] Il y a eu des fêtes dans des localités infimes : à Dié-sur-
Loire, à Vimoutier (Orne), à Livry, à Seyssel. Boisset, le 11 sep-
tembre 1793, annonce de Montélimar la réunion dans la Drôme de
69 sociétés populaires. Les simples décadis devaient grouper les
paysans autour de l'instituteur, dans des sortes d'offices républi-
cains. Des lectures, des chants attireraient les familles. [...]
[...] Pas un des commissaires de l'An II qui n'ait parlé au
peuple dans les moindres bourgades et jusque dans les communes
retirées. Souvent, plus ils sentaient les auditeurs rebelles, attachés à
leurs « superstitions », plus ils s'efforçaient de les catéchiser et de
les convertir, et il n'est pas douteux, malgré l'emphase de leurs
rapports, qu'ils arrivaient à se faire écouter et applaudir. « Je
leur ai montré, écrit Crassous, de Milly, le 16 pluviôse an II
(4 février 1794), u n moyen de faire des fêtes de décade ; je
leur ai fait voir l'avantage qu'ils en pouvaient tirer pour leur
instruction et même pour leur plaisir... J'ai recommandé de ras-
sembler les enfants... de leur faire réciter ce qu'ils savent, et leur
faire donner une récompense par les vieillards. Ce genre de
fête les flatte 1 ».
[...] Condorcet eût voulu, si les plans d'instruction avaient pu

1. Voir Note 1, page 219.


222 LE FRANÇAIS NATIONAL
se réaliser, que les instituteurs présidassent à ces fêtes. A leur
défaut, des magistrats municipaux, des membres de sociétés popu-
laires étaient parmi ceux qui intervenaient ainsi. Parlaient-ils
français ? Probablement pas toujours. 11 serait ridicule de faire
de ces fêtes des sortes de Pentecôtes où, par la grâce de la
Révolution, les apôtres et les catéchumènes sentaient leurs esprits
s'ouvrir tout à coup à la langue nationale. Les choses se passaient
plus humainement. Les discoureurs haranguaient de leur mieux,
et ceux qui essayaient de les comprendre étant soulevés par l'en-
thousiasme, aidés par tout ce qui parlait aux yeux, on s'enten-
dait à peu près.
A Péronne, le 1er décembre 1793, grande fête du brûlement des
titres de noblesse et des idoles. Il y avait sûrement là, au moins
dans la première partie, de quoi éveiller l'intelligence du paysan,
mais même la seconde semble avoir été comprise. La fête, dit le
rapport de Dumont, « se termina par des banquets, des danses » ;
mais ce qu'il est bon de remarquer, c'est le propos tenu par des
filles de la campagne : « Ils viendront cor, chez curés, nos dire
que des morciaux de bos sont des saints ; oh leur dirons : os
êtes des menteurs, oh ne volons pus de vous ». Paysans et paysannes
étaient venus, causant en patois, ils faisaient de même en s'en
retournant ; mais ils avaient pris une leçon de français. C'était
tout gain pour la langue nationale 1 ».

1. Voir Note 1, page 219.


TABLE DES MATIÈRES

PRÉSENTATION

I. VERS UNE PRATIQUE COMMUNE DU FRANÇAIS A LA


FIN DE L'ANCIEN RÉGIME
1. Les écoles et le français à la fin de l'Ancien Régime. —
2. Les pratiques bourgeoises du français : la pratique dominante
est la pratique aristocratique-bourgeoise. — 3. Le français de
la bourgeoisie capitaliste : quelques facteurs matériels de l'unifor-
misation linguistique.
II. SUR LES CAUSES DE L'UNIFORMISATION LINGUIS-
TIQUE
1. Un élément du processus de constitution du marché national :
l'aspect juridico-linguistique de la libre circulation des marchan-
dises. Un exemple : les Poids et Mesures. — 2. L'uniformisa-
tion linguistique comme effet du travail salarié : l'aspect juridico-
linguistique du libre contact.

III. UNE POLITIQUE BOURGEOISE DE LA LANGUE


NATIONALE
1. Principes d'une politique bourgeoise de la langue nationale.
— 2. La dictature de la démocratie révolutionnaire jacobine
en matière de langue. — 3. Nation et langue nationale dans
la Révolution culturelle bourgeoise.
IV. L'IDÉOLOGIE SCOLAIRE DES RÉVOLUTIONNAIRES
BOURGEOIS
1. Politique linguistique et politique scolaire de la Révolution
française. — 2. Le français élémentaire national scolaire. Le
rapport Condorcet (avril 1792). — 3. Les lois scolaires de la
Convention et le choix de la Grammaire nationale française.
224 LE FRANÇAIS NATIONAL
V. LA PRATIQUE DU FRANÇAIS DANS LES APPAREILS
POLITIQUES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 153
1. Les procès-verbaux des sociétés populaires et comités révolu-
tionnaires. — 2. Le problème de l'établissement des textes
révolutionnaires conservés dans les Archives. — 3. Quelques
spécimens d'affaires traitées dans les appareils révolutionnaires :
— Une affaire de vente de biens nationaux troublée par un
suspect.
— Affaires courantes à Joué-lès-Tours du 2 au 30 thermidor
an II.
— L'interrogatoire d'André Chénier.

VI. AU LIEU D'UNE CONCLUSION 189

ANNEXES 191
I. La question linguistique-scolaire, lieu et enjeu de la lutte
idéologique à la fin de l'Ancien Régime.
II, 1. Grégoire, Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir
les patois, et d'universaliser l'usage de la langue française.
II, 2. La diffusion obligatoire de la langue française en Provence
pendant la Terreur. Document.
III. L'apprentissage du français par les fêtes sous la Révolution.

ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 30 JUIN 1974 SUR LES PRESSES


DE L'IMPRIMERIE HÉRISSEY A ÉVREUX (EURE)
N° d'éditeur : 8635 — N° d'imprimeur : 14864 — Dépôt légal : 3e trim. 1974
23-56-2361-01
I.S.B.N. 2-01-000-113-3
23-2361-6
Dans la même collection :
Renée Balibar
Les Français Fictifs

39.00 IMPRIMERIE 23.2361.6


-7/1 IV

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