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par ces ressources. Cette analyse a été sévèrement criti- programme des Nations Unies pour le développement a
quée, notamment par Karl Marx, au XIXe siècle, et par créé des indicateurs synthétiques de pauvreté comme l’in-
John M. Keynes et Ester Boserup, au XXe siècle. Ainsi, dice de pauvreté humain (IPH) et l’indice de développe-
pour Ester Boserup, le sens de la relation entre population ment humain (IDH).
et économie est inverse de celui soutenu par Malthus: la
croissance démographique favorise la croissance écono-
1.2.2. Seuils de pauvreté
mique et constitue un facteur de progrès et d’innovation. Les études sur la notion de la pauvreté supposent générale-
Keynes1 est le «prophète» des croyants dans l’intervention ment qu’il existe un niveau de vie prédéterminé et bien défi-
étatique. Il croyait que le développement économique, sans ni qu’une personne doit avoir atteint pour ne pas être consi-
intervention de l’État, ne pouvait se traduire dans un régi- dérée comme pauvre (Ravallion M, 1996). En effet, il s’agit
me de libre entreprise que par un accroissement de l’écart d’une frontière qui sépare les pauvres des non pauvres et ce-
entre les revenus et la consommation, entre l’épargne et la nous permet de faire des comparaisons entre les régions, les
l‘investissement, d’où une hausse du chômage et de la pau- pays etc. La théorie des seuils de pauvreté distingue ici deux
vreté. formes: relative et absolue. Selon Serge M. (1992), «la pauv-
reté absolue évoque un niveau de vie minimum, identique en
1.2. Formes et seuils de pauvreté tous lieux et en tous temps. La pauvreté relative évoque, au
contraire, un niveau de vie normal ou courant, variable avec
l’époque et avec la société».
1.2.1. Formes de pauvreté
La pauvreté est généralement une situation dans laquelle
se trouve une personne n’ayant pas les ressources suffisan- – Seuil absolu de pauvreté: Cette approche considère que la
tes pour conserver un mode de vie normal ou y accéder. pauvreté d’un individu ne dépend que de sa situation et non
Suite aux travaux d’Amaryta Sen (1976, 1985, 1987), la de celle du reste de la société. Selon Ravaillon (1996), un
pauvreté est considérée comme un phénomène multidimen- seuil absolu est un seuil constant en terme de niveau de vie et
sionnel. Elle peut prendre les formes suivantes: unique sur l’ensemble de domaines dans lesquels les compa-
– Pauvreté pécuniaire: C’est une pauvreté de revenu, raisons de la pauvreté sont effectuées. Les seuils absolus font
c’est-à-dire un manque d’argent dû à une insuffisance de référence à l’idée de «minimum vital», un individu est jugé
ressources. Un individu est considéré comme pauvre lorsque pauvre ou pas indépendamment du pays ou du lieu et la pé-
son niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté; selon l’ap- riode où il vit. En effet, on définit comme ligne de pauvreté le
proche absolu, le seuil est fixéet il est fonction d’un panier de revenu nécessaire pour satisfaire les besoins minimaux du
biens alimentaires et non alimentaires nécessaires pour cet in- ménage tels que l’alimentation, le logement, etc. Si un ména-
dividu; 2400 calories par jour pour la pauvreté et 1800 calo- ge dispose de ce revenu, il ne sera pas pauvre même si son ni-
ries pour l’extrême pauvreté. Selon l’approche relative, le veau de vie est très bas par rapport au reste de la société.
seuil est fixé par rapport à la distribution des niveaux de vie – Seuil relatif de pauvreté: La situation du pauvre est ici dé-
de l’ensemble de la population avec comme référence le re- finie par rapport au niveau de vie du reste de la société; en ef-
venu médian, c’est-à-dire le revenu qui sépare la population fet un individu n’est pas considéré comme pauvre car il n’at-
en deux (Asselin L et Dourplin A, 2000). teint pas un certain niveau de vie donné, mais parce que son
– Pauvreté des conditions de vie: Elle résulte de l’impossi- niveau de vie est très bas si on le compare à celui des autres
bilité de satisfaire les besoins qui permettent d’assurer une individus.
vie convenable dans une société donnée. Cette pauvreté est
appelée aussi pauvreté d’existence.
2. Outils méthodologiques
– Pauvreté humaine: Elle tient compte des dimensions Le calcul du seuil de pauvreté a commencé à être utilisé en
non économiques regroupées sous le terme de pauvreté tel- Tunisie après l’indépendance en 1957, mais à partir des an-
les que les dimensions sociales, politiques, culturelles. Elle nées 70, des méthodes claires ont été proposées pour la fixa-
est apparue surtout après les travaux d’Amaryta Sen; le tion de ce seuil. Selon l’INS, le seuil est assimilé à un revenu
minimum en dessous duquel la personne ne pourra pas assu-
rer ses besoins les plus élémentaires en produits alimentaires
et non alimentaires. La méthode adoptée par cet Institut de-
puis 1980 consiste à calculer un seuil absolu en partant de
1 J.M. Keynes a introduit le paradoxe de «la pauvreté dans l’abon-
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méthode mobilise «les besoins recommandés » en calories et de ce fait, le taux de pauvreté atteint 3.8%. Mais, vu le
pour fixer le seuil de pauvreté en matière d’alimentation. déséquilibre et les inégalités qui ne sont pas du tout négli-
Le niveau de ces besoins recommandés dépasse le besoin geables entre les régions du pays, ce taux atteint 1.2% pour
minimum employé retenu par l’ancienne méthode et s’élè- la région du Centre-est et respectivement, 12.8% et 5.5%,
ve à 2213 calories contre les 1807 calories précédentes. pour les régions du Centre-ouest et Sud-ouest (Figure 2).
Dans la première partie de ce travail, on illustrera – en s’ap-
puyant sur les données officielles des enquêtes faites par Figure 2 - Taux de la pauvreté régionale en Tunisie (Année 2005).
l’INS – l’état et l’évolution de la pauvreté absolue et relative
en Tunisie. Dans la deuxième partie, l’accent sera mis sur la
disparité entre les régions du pays en matière d’accès aux in-
dicateurs de développement durable. A cet effet, une analyse
exploratoire des données spatiales appliquées à un ensemble
d’indicateurs (voir annexe), moyennant la méthode de l’ana-
lyse en composantes principales2 (ACP), sera réalisée. L’ob-
jectif est d’identifier le groupe de gouvernorats défavorisés en
Tunisie. Dans la troisième partie, on passera en revue
quelques programmes et politiques d’amélioration du niveau
de vie et de lutte contre la pauvreté adoptés en Tunisie.
3. Résultats et discussion
3.1. Seuil absolu de pauvreté
Pour appréhender le phénomène de la pauvreté en Tunisie,
on considérera les résultats des enquêtes sur le budget et les
dépenses de consommation et le niveau de vie des ménages
qui sont réalisées tous les cinq ans. Sur la base de cet indica-
teur, la pauvreté a régulièrement régressé, touchant moins de
3.8% de la population en 2005 contre 33% en 1967 (Figure
1). Les données des différentes enquêtes menées par l’INS
nous montrent que le nombre de pauvres a connu une baisse
relativement accélérée passant de 823 mille, en 1980, à 376
mille, en 2005. Si on compare les deux milieux, urbain et ru- Source: Béchir R2011) (en se basant sur les données de INS).
ral, entre 1980 et 2005, le taux de pauvreté a diminué de
11.2% en milieu rural et de 6.9% en milieu urbain. Cette bande de pauvreté est de manière générale caractérisée
par une prédominance rurale, un déficit d’infrastructures et
Figure 1 - L’évolution du taux de pauvreté absolue en Tunisie entre d’équipements de production et de communication, une faible
1967 et 2005. concentration des services de santé et de l‘agriculture, etc.
Notons ici que plusieurs questions se posent sur le problème
de la fiabilité et de la disponibilité de l’information actualisée
sur la pauvreté à l’échelle nationale, régionale et locale. Ain-
si, la mesure de la pauvreté ne doit pas reposer sur de simples
critères monétaires, car cela pose le problème de l’inégalité
sociale de la répartition des richesses. En effet, cette pauvreté
est constatée sur le terrain par les différents organismes car le
décalage entre la réalité et les statistiques nourrit le doute et
alimente une tension sociale latente.
Source: Béchir R(2010).
3.2. Seuil relatif de pauvreté
En 2005, et suite à une enquête effectuée sur un échan- Il existe plusieurs approches pour mesurer le seuil relatif
tillon de 13392 familles représentant l’ensemble des caté- de pauvreté, mais la méthode la plus utilisée consiste à fixer
gories sociales et professionnelles, l’INS considère comme le seuil à la moyenne arithmétique ou de la médiane de la
pauvre toute personne gagnant moins de 400 dinars par an distribution de consommation ou du revenu (ONU, 2004).
En effet, sont considérés comme pauvres les individus
ayant une dépense annuelle (DPA) inférieure à un seuil re-
latif qui est fixé souvent à 50% de la médiane ou de la
2 C’est une technique qui s’applique à des variables quantitatives et
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pauvreté relative, ce travail fixe le seuil à 50% de la dépen- Gini fait ressortir une accentuation des inégalités et dispa-
se annuelle par personne. En effet, ce seuil est passé de 483 rités entre les catégories sociales passant en milieu urbain
dinars en 1995 à 910 dinars en 2005, et cela permet de de 37.4%, en 1990, à 39.5%, en 2005, et en milieu rural de
conclure qu’en 2005, pour 28.6%3 de tunisiens la dépense 35.4% à 36.9% en 2005 (Figure 3). Notons ici qu’en milieu
se situait en dessous de ce seuil (Tableau 1). rural, l’inégalité existe surtout entre les propriétaires des
exploitations agricoles et les travailleurs qui n’ont pas de
Tableau 1 - Structure de la population selon les tranches de dépense
annuelle par personne (DPA) en 1995 et 2005.
revenus fixes. Ainsi, le niveau d’instruction du chef de fa-
mille, son statut social, son milieu de résidence, la taille des
familles peuvent expliquer ces inégalités économiques. En
plus, certaines politiques adoptées pour le milieu rural ont
été inappropriées et peu créatrices d’emploi.
Il est à remarquer aussi, que l’enquête nationale sur les
dépenses, la consommation et le niveau de vie des ménages
de 2005 montre qu’il y a une forte augmentation de la clas-
se moyenne qui dépense entre 585 et 4000 dinars par an et
qui représente aujourd’hui 81,1% de la population, contre
77,6% en 2000.
3.4. Pauvreté multidimensionnelle et indica-
Source: Béchir R(2010). teurs de développement
Le pauvreté multidimensionnelle peut être mesurée par
l’Indice de Pauvreté Humaine (IPH) et l’indice de développe-
3.3. Degré d’inégalité en Tunisie ment humain (IDH). En se basant sur les données de la
Le degré d’inégalité de la distribution des revenus dans Banque Mondiale et selon l’IPH, les pauvres représenteraient
une société donnée est mesuré par l’indice de Gini4. Com- 18.3% du total de la population en 2004 alors qu’ils consti-
me illustré dans la Figure 3, pendant la période comprise tuaient 21.9% en 1995. On précise ici que cet indice est for-
entre 1975 et 2005, la répartition de la dépense est de moins tement influencé par la persistance d’un taux d’analphabétis-
en moins inégalitaire passant de 44% à 41%; il est à remar- me encore élevé en milieu rural, tout particulièrement en ce
quer que cet indice s’est maintenu à environ 40%, indi- qui concerne l’analphabétisme des femmes rurales. De la mê-
quant ainsi une légère concentration des revenus. Pour la me façon, l’indice de développement humain (IDH) est passé
période 1990-2005 et en milieu rural et urbain, l’indice de en Tunisie de 0.514, en 1975, à 0.769, en 2008, ce qui le place
au 98ème rang mondial. L’augmentation de
Figure 3 - Evolution du coefficient de Gini en Tunisie entre 1975 et 2005. cet indice en Tunisie reflète l’importance
des programmes engagés que ce soit pour
des délégations prioritaires, des popula-
tions à besoins spécifiques, pour l’éduca-
45% Ensemble Urbain Rural
44%
rurales.
43%
41% 41,1% 41,7%
42% 41,4%
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moyen, localisés dans le Sud-est et dans le Sud-ouest (au – Les programmes d’amélioration des conditions et du cadre
milieu de la Figure); de vie;
– Les gouvernorats les moins équipés, localisés dans le – Les programmes de défense et d’intégration sociale.
Centre-ouest et dans le Nord-ouest (à droite de la Figure).
3.5.1. Les programmes d’aide et d’assistance sociale
Figure 4 - Position des groupes socioéconomiques sur le plan facto- Ces programmes ont essentiellement été entrepris par le
riel (axes F1 et F2).
Ministère des affaires sociales et par l’Union tunisienne de
solidarité sociale (UTSS). Ils visent à combattre le phénomè-
ne de pauvreté et de marginalisation qui touche les zones dé-
favorisés, que ce soit en milieu rural ou urbain et ce, à travers
l’exécution de projets de création et de consolidation des
sources de revenu, la création de nouveaux emplois et l’amé-
lioration des conditions de vie et aussi l’octroi des aides. Ces
aides sont destinées principalement aux familles nécessiteu-
ses, aux enfants issus de familles nécessiteuses, aux handica-
pés, aux femmes veuves ou divorcées sans soutien et aux per-
sonnes âgées nécessiteuses. L’aide peut se présenter, par
Cette disparité oriente les décideurs à renforcer les bases du exemple, sous forme d’allocation trimestrielle, de prise en
développement dans les localités les plus faibles et à consoli- charge en milieu hospitalier, de subventions etc. Toutefois, le
der l’équilibre entre les régions et les catégories sociales. montant de ces aides ne permet pas à ces familles de subve-
nir à leurs besoins essentiels. Ces aides sont accordées no-
3.5. Les programmes de lutte contre la pauv- tamment dans le cadre du programme d’aide aux personnes
reté en Tunisie handicapées, du programme d’aide permanente aux person-
La Tunisie a accordé une grande importance à l’améliora- nes âgées sans soutien familial et du programme national
tion du niveau de vie des populations et à la mise au point d’u- d’aide aux familles nécessiteuses institué en 1986. Notons ici
ne stratégie durable et intégrée de développement humain, sur- que trois critères de base sont pris en considération pour éta-
tout pour les zones défavorisées qualifiées aussi de «zones blir le fichier des familles nécessiteuses qui constituent le
d’ombre». Dans ce contexte, et depuis 1995, les efforts se sont noyau dur de la pauvreté, à savoir: la situation des personnes
concentrés su l’élaboration de l’Agenda 21 national comme (personnes âgées, handicapées sans soutien, femmes chef de
stratégie de développement durable. Ensuite, un Agenda 21 lo- famille sans soutien), les sources de revenu et les conditions
cal a été développé pour renforcer les éléments de la gouver- de vie (logement, accès aux conditions de vie décente, etc.).
nance locale en vue d’améliorer la qualité de vie. Les pro-
grammes et mesures prévus par les stratégies de lutte contre la
3.5.2. Les programmes de soutien à l’emploi et à la
pauvreté en Tunisie visent des objectifs qui se situent sur trois
création de sources de revenu
dimensions. La première dimension, basée sur l’approche géo- En général, les pauvres se rattachent largement à la crois-
graphique, a permis de cibler l’intervention en classifiant les sance à travers le marché du travail. En Tunisie, et à côté de
zones urbaines et rurales suivant de multiples indicateurs d’a- ces programmes d’assistance, le traitement de la notion de
mélioration du niveau de vie. Par conséquent, il a été possible pauvreté se fait par le développement d’activités génératrices
d’identifier des zones vulnérables, en prenant en considération d’emplois et de revenus, surtout pour les populations défavo-
une définition multicritère de la pauvreté qui réunit le niveau risées. Pour cela, la politique tunisienne en matière d’emploi
d’éducation, de la santé, l’accès à l’eau potable etc. La deuxiè- s’appuie sur un dispositif juridique et institutionnel qui vise à
me dimension, basée sur l’approche sociale de la pauvreté, stimuler et favoriser les efforts de création d’emplois. Dans ce
s’articule autour de la situation de la famille mise en évidence contexte, des programmes ont été institués pour l’insertion de
par les enquêtes de l’INS depuis 1975 et elle permet de mieux groupes spécifiques de la population active et notamment, les
apprécier l’évolution de la pauvreté absolue en Tunisie et le jeunes, tels que:
taux de familles vulnérables pour chaque gouvernorat. La troi- – Les stages d’initiation à la vie professionnelle qui sont des
sième dimension repose sur l’approche sectorielle de la pauv- stages destinés aux jeunes diplômés de l’enseignement su-
reté – exclusion et prend en compte l’accompagnement social périeur (SIVP 1) et aux jeunes ayant accompli la 9ème an-
des programmes dans les secteurs de la production et le traite- née de l’enseignement de base au minimum (SIVP 2);
ment spécifique du problème de chômage qui touche les grou- – Les contrats emploi-formation (CEF) destinés aux jeunes
pes vulnérables. De nombreux programmes de lutte contre la ayant au moins le niveau de la 9ème année de l’enseigne-
pauvreté ont donc vu le jour et ils peuvent être classés dans les ment de base et titulaires d’un diplôme de fin de formation
quatre catégories suivantes (ONU, 2004): délivré par un établissement de formation professionnelle
– Les programmes d’aide et d’assistance sociale; ou d’un centre de formation professionnelle agricole;
– Les programmes de soutien à l’emploi et à la création de – Les stages d’initiation et d’adaptation à la création d’en-
sources de revenu; treprise (SIACE) qui permet de développer l’esprit de
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