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Claudine Monteil
C’est par le féminisme que j’ai rencontré, en 1970 à l’âge de vingt ans, Simone de
Beauvoir. L’auteure du Deuxième Sexe en avait 62. Nous allions travailler
ensemble pour la cause des femmes jusqu’à sa disparition, seize ans plus tard, en
1986.
teurs étrangers avaient amputé les premières traductions de plus de cent pages
évoquant la sexualité et l’avortement, y compris dans les pays nordiques et aux
Etats-Unis. Il aura donc fallu cinquante ans pour que, à travers le monde, l’on
puisse enfin avoir accès au texte intégral grâce à de nouvelles traductions. La
chute du mur de Berlin permit à des intellectuelles des pays ex-communistes de
pouvoir enfin lire cet ouvrage. Aucune traduction en arabe n’a pu à ce jour être ré-
alisée.
1.3. Soutien au Planning familial, pôle féministe français des années 1960
L’accès à la pilule et la contraception choisie par les femmes seules et sans autori-
sation préalable du père et du mari était un objectif aussi décrié que l’avortement.
Le poids de la morale chrétienne empêchait les femmes d’avoir accès à une ma-
ternité choisie. Simone de Beauvoir s’impliqua dans ce combat au sein du Mouve-
ment français pour le Planning familial, crée en 1960. En pionnière, elle appuya
son action tant décriée ainsi que celle du Dr Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé
pour obtenir l’autorisation de l’accès à la contraception et à la pilule pour les jeu-
nes filles.
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six mois, celle-ci subit les coups en gémissant. Une jeune pensionnaire, proche de
nous, tenta de la défendre. D’un geste brutal, la directrice de l’établissement l’en
empêcha: „On ne s’interpose pas entre un père et une fille!“ L’adolescente gisait
alors inanimée, à même le sol, sous les regards terrorisés des autres jeunes en-
ceintes.
Cela en était trop. En signe de protestation, et en dépit de leur grossesse, elles
entamèrent une grève de la faim et appelèrent au secours le MLF. Dans le brouil-
lard épais d’un dimanche matin, avec Simone et quelques féministes nous nous
sommes approchés discrètement du foyer perché en haut d’une colline, caché
dans les arbres. Des journalistes des radios privées nous accompagnaient. Sou-
dain nous avons surgi dans le hall, applaudies par les adolescentes affamées et
épuisées qui nous embrassèrent. D’une main ferme Simone de Beauvoir saisit un
des micros des journalistes, et interrogea en direct sur les ondes les adolescentes
sur leur condition.
Dans la France à peine éveillée de ce dimanche matin, on entendit à la radio les
témoignages de ces jeunes filles. Entre deux récits, Simone de Beauvoir dénonçait
l’hypocrisie de la société et exigeait un entretien avec le Recteur de Paris. Le len-
demain, elle fut reçue par un responsable de l’Education Nationale. Elle reçut des
garanties et donna une conférence de presse. Les jeunes filles pourraient retour-
ner au lycée et effectuer des études. Elles ne seraient plus des parias. Leur statut
de victime mineur était enfin reconnu.
Devant l’injustice du traitement infligé à ces adolescentes, de nombreux Fran-
çais furent bouleversés. L’opinion publique commença à nous tolérer. Aujourd’hui
encore cette action demeure l’une des plus populaires du mouvement féministe
français des années 1970.
Personne dans Paris n’acceptait de nous louer une salle. Finalement, avec
l’aide et la générosité de Simone de Beauvoir, de l’actrice Delphine Seyrig et
d’autres, nous réussîmes à louer la grande salle de la Mutualité. Mais nous étions
inquiètes: le public allait-il se déplacer?
Les 12 et le 13 mai 1972, à notre étonnement, nous avons vu en quelques mi-
nutes arriver plus de cinq mille personnes, dont beaucoup avec des enfants dans
les bras et des poussettes. Ils assistèrent le samedi, dans cette salle surchauffée
du Quartier Latin, aux témoignages de femmes brimées dans le monde du travail.
Plus les heures passaient, plus les interventions devenaient intimes. Les radios
rapportaient l’événement aux actualités. La rumeur s’enflait dans Paris. On pouvait
enfin découvrir le visage des ces féministes tant critiquées! Simone était stupéfaite
de notre succès, sans doute renforcé par la curiosité. Emue par l’affluence et les
témoignages, Simone appréhendait le lendemain où elle devait jouer un rôle clef.
Le dimanche 13 mai, la salle était surpeuplée. Alertés par les médias, les gens
se pressaient et certains, faute de place, se tenaient debout ou à même le sol.
Nous avons décidé d’éteindre les lumières. Dans le silence et la pénombre la foule
retint son souffle lorsque Simone de Beauvoir surgit dans la lumière sur l’estrade,
accompagnée d’une dizaine de femmes inconnues.
L’une après l’autre, les larmes aux yeux, les voix brisées, celles-ci racontèrent
leurs avortements clandestins, leurs souffrances, leurs mutilations, les insultes, la
peur d’être arrêtées pour crime. Assise à leurs côtés, Beauvoir prit la parole après
chaque intervention, dénonça l’hypocrisie de la société qui connaissait la condition
dramatique de ces femmes mais ne voulait pas s’occuper de cette question trop
sensible pour les politiques.
Elle rappela le pouvoir que s’arrogent les religions sur l’esprit et les corps des ci-
toyennes en les culpabilisant. Elle rappela les injustices et les souffrances infligées
dans l’intimité et l’obscurité des foyers où les filles puis les mères sont cantonnées
aux travaux domestiques. La salle se mit alors debout pour applaudir à tout rom-
pre. Ce fut plus qu’un succès immense, nous déclara-t-elle ensuite, mais un mo-
ment important dans l’histoire des femmes françaises.
Ces journées nous permirent de créer un lien avec la société civile, mais le
monde politique refusait de considérer la réalité. La partie n’était pas gagnée.
Comme les suffragettes nos aînées nous étions déterminées à poursuivre nos
combats.
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Simone de Beauvoir a entretenu très tôt des relations avec des féministes de diffé-
rents pays. Elle recevait volontiers des délégations étrangères. Ces échanges se
sont accentués dans les années 1970 avec les mouvements féministes des diffé-
rents pays. Il est difficile à ce stade de les recenser. Les exemples proposés ici
sont soit les plus connus soit ceux que j’ai vécus auprès d’elle.
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Diego, procuraient pour un montant modeste des soins médicaux et des conseils
en gynécologie. Ils dispensaient aussi avec des équipes de médecins des interrup-
tions volontaires de grossesse (IVG, terme pour désigner les avortements) dans
les conditions les plus humaines alors que la majorité des gynécologues améri-
cains ne transmettaient guère d’informations à leurs patientes sur cette question.
Les féministes apprenaient aux femmes à mieux connaître leur corps, à palper
elles-mêmes leurs seins, à utiliser un speculum en plastique pour découvrir leur
propre intimité que les médecins, soucieux de conserver leur pouvoir ne leur com-
mentaient pas. Carol Downer vint en France en 1974 pour exposer de manière
concrète et visuelle les pratiques et les réalisations de ces centres de santé. Si-
mone de Beauvoir les qualifia devant moi de „révolutionnaires“. Hélène de Beau-
voir m’accompagna à la clinique de Los Angeles pour apporter le soutien de sa
sœur à un moment où après l’élection de Ronald Reagan, les féministes furent
l’objet de menaces. Des cliniques furent plastiquées. Simone de Beauvoir intervint
à plusieurs reprises pour défendre ces Centres. L’influence politique des groupes
de pression anti-avortement fut cependant la plus forte. Les médecins pratiquant
l’IVG furent menacés physiquement. Il ne subsiste aujourd’hui que quelques clini-
ques à travers les Etats-Unis. L’avortement ne serait de facto plus pratiqué sur
80% de l’ensemble du territoire américain et la contraception commencerait à être
remise par les groupes les plus conservateurs.
Resümee: Claudine Monteil, Simone de Beauvoir und die französische sowie weltweite
Frauenbewegung. Claudine Monteil kämpfte als Mitglied der französischen Frauenbewegung
in den 70er Jahren an der Seite von Simone de Beauvoir und war mit ihr und ihrer Schwester
Hélène befreundet; der Beitrag beruht also in großen Teilen nicht auf nachträglich zusam-
mengetragenen Informationen, sondern basiert auf eigenen Erlebnissen und unmittelbarer
Mitwirkung, was ihm eine besondere Authentizität verleiht. Nachdem Simone de Beauvoir in den
50er Jahren zunächst nur über ihr Traktat Le Deuxième Sexe zur Frauenemanzipation beige-
tragen hatte, beteiligte sie sich in den 60er Jahren am Kampf der französischen Frauen für
den Zugang zu Verhütungsmitteln und in den 70er Jahre unterstützte sie die Forderung nach
einem neuen Abtreibungsgesetz. Auch des Problems der damals noch diskriminierten ledigen
Mütter nahm Simone de Beauvoir sich an; durch Artikel in der Presse und andere Formen von
öffentlichen Stellungnahmen kämpfte sie gegen jede Form von Sexismus, was in den 80er
Jahren unter Mitterand zu mehreren Gesetzesänderungen führte. Auch Simone de Beauvoirs
Kontakte zur internationalen Frauenbewegung, favorisiert durch ihre zahlreichen Reisen,
kommen zur Sprache, wobei ihre Rezeption am stärksten in den USA nachweisbar ist.
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Chahla Chafiq
Farzaneh, une jeune femme iranienne de 32 ans vivant dans la grande région pé-
trolière et industrielle du Khouzestan, au sud de l’Iran, édite pendant près de 18
mois, entre décembre 2005 et septembre 2007, un weblog nommé L’Etang de
Beauvoir et pour lequel deux noms de rédactrices apparaissent: Farzaneh et Si-
mone. Sous une petite photographie en noir et blanc qui représente le reflet d’une
jeune femme dans un étang, nous lisons:
L’étang
Est cette subjectivité que se transforme ici en mots
Nus! Nus!
De Beauvoir
Est tout le désir que pour satisfaire
Je mets en scène, ici,
Mes efforts d’écriture
Pour qu’un jour
Mon moi tiré au clair
Accède au calme d’un étang.
Cette prose nous parle d’une subjectivité qui cherche la paix, telle une mer traver-
sée par des tempêtes qui rêve du calme d’un étang. Farzaneh nous dit vouloir tirer
au clair ce moi par l’écriture pour atteindre cette sérénité; et c’est Simone de Beau-
voir qui cristallise ce désir d’écriture qui la traverse: écrire pour se chercher et se
trouver à travers la rédaction de ce blog ouvert au monde, où elle témoigne de sa
vie quotidienne, et décrit avec humour et amertume toutes les tâches qui lui in-
combent en tant que femme et qui encombrent sa vie.
Je ne peux pas sortir du rôle de la bonne de la maison. Je ne dis pas être Cosette.
Non! Cosette ne mettait pas de vernis anti-UV sur ses ongles. Cosette ne conduisait
pas de voiture. Cosette n’avait pas d’ordinateur. Cosette n’avait pas de licence. Cosette
n’avait pas de bibliothèque. Cosette ne lisait pas Foucault. Cosette n’avait pas de
‘Jean’.
L’image de Cosette que Victor Hugo crée dans les Misérables, est invoquée par
Farzaneh pour se décrire comme une femme dont la vie n’est pas celle d’une
femme asservie: elle a poursuivi des études universitaires, se maquille, roule en
voiture et a un ‘Jean’. Bien évidemment, cette allusion ne renvoie pas à Jean Val-
jean, mais à Jean-Paul Sartre pour évoquer l’existence, dans la vie de l’auteure,
d’une relation telle que Simone de Beauvoir entretenait avec Sartre. L’identification
à Beauvoir permet à l’auteure de dire qu’elle vit et voudrait vivre librement. Elle
n’aborde cependant pas clairement cette relation ni ses sentiments intimes, et
s’interroge elle-même à ce propos:
Pourquoi n’écris-je pas à mon sujet?
J’avais écrit quelques paragraphes que j’ai effacés.
Je n’en ai pas encore l’audace: c’est la réponse la plus sincère.
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L’Etang de Beauvoir met en scène les conflits internes qui engagent l’esprit de Far-
zaneh au sujet du décalage entre son désir de liberté et d’autonomie et la réalité
vécue qui le remet continuellement en question. Elle note la différence des droits
et des devoirs entre elle et son frère qui non seulement a le droit à un double héri-
tage, mais aussi aux services de l’entourage, alors qu’elle assume en tant que fille
la responsabilité et le devoir de rendre ces mêmes services. Ainsi, un de ses tex-
tes décrit l’acte de cuisiner pour un nombre de personnes qui croît avec les an-
nées. Tout commence à 9 ans par une question qu’elle pose à sa sœur: „Comment
prépares-tu ces herbes pour qu’Agha joun1 en dise tant de bien?“ Le récit se pour-
suit par de petits dialogues qui valorisent sa capacité finalement acquise à faire
des plats, pour arriver à une conversation tenue lors de ses 34 ans, où elle se
vante de pouvoir cuisiner pour les cent personnes qui viennent le vendredi soir à la
cérémonie de la prière de Komeil.2 Le récit se termine par une recette détaillée du
Khoreshte Bamieh.3
A travers la description de ces scènes quotidiennes, Farzaneh trace une image
d’elle-même qui affirme sa singularité:
Je suis allée chez la coiffeuse. J’ai coupé mes cheveux, court, très court. La coiffeuse
me dit: ‘Quel culot! Une fille ne doit pas couper ses cheveux si court’. Je lui réponds en
mon for intérieur: ‘Ça ne va pas!4 Occupe-toi de tes ciseaux!’ Que d’autres aillent payer
des fortunes pour des mèches, des boucles et d’autres merdes. Qu’elles aillent acheter
des shampoings, les shampoings étrangers pour cheveux colorés, des crèmes pour les
cheveux, des fixateurs... Je n’applique qu’un peu de shampoing L’Oréal. C’est tout. Et
puis, une toute petite noisette de gel Nivea. Fini. Ohhhhh, il ne me reste qu’à choisir
une couleur fantaisie pour surprendre tout le monde demain soir, à la fête de mariage.
Tout le monde... Ce sont des femmes dont je parle: c’est un mariage islamique. Quoi-
que! Même si ce n’était pas le cas… Estaghforollâh.5 Je suis une mohajabeh.6 Je le
jure sur la vie de ma tante!7
Farzaneh revient fréquemment sur les contraintes symbolisées par le port obliga-
toire du voile et le contrôle des femmes, ainsi que toutes les humiliations qui
s’ensuivent. La scène suivante en est un exemple:
Dès que j’ai chaud ou honte de quelque chose, je rougis... Une hajkhanoum8 me dit
dans le taxi: ‘Es-tu obligée de te mettre autant de fard sur les joues?’ Je lui tends le
mouchoir avec lequel je viens d’essuyer mon visage en sueur, et lui dis: ‘En quoi cela
vous dérange-t-il?’ Elle qui n’a pas assez d’intelligence pour jeter un oeil au mouchoir
et y constater l’absence de toute couleur, continue à rouspéter: ‘Des gens comme vous
ne font que déshonorer toutes les femmes!’ J’étais en train de me demander comment
présenter cette scène dans mon weblog et n’ai donc pas riposté. Mais en descendant
du taxi, je l’ai remise à sa place: ‘Primo: chacun dormira dans sa propre tombe! Se-
condo: ce sont des gens comme vous qui déshonorent l’islam.’ Et je finis ma confé-
rence en reprenant ma monnaie: ‘Tertio, ça ne te regarde pas, bonne femme hypocrite,
abrutie et crétine!’ Heureusement, le chauffeur redémarre immédiatement son taxi et
part. Qu’aurais-je fait, si elle avait été l’épouse d’un de ces vendeurs d’hommes!9
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but 2006, le persan compte parmi les 10 langues les plus utilisées par les blogeurs
de l’ensemble de la planète.11
Pourtant, tout en utilisant l’Internet à son profit, le pouvoir en place prend toutes
les mesures pour filtrer les sites et contrôler les weblogs indésirables. Les cyber-
cafés, très fréquentés par les jeunes, les étudiant(e)s et les intellectuel(le)s, sont
sous surveillance; et les blogeurs connaissent une répression importante. Dans
son rapport annuel 2004, Reporteurs Sans Frontières évoquent ces cyber-dissi-
dents toujours „harcelés et emprisonnés“ et soulignent la présence des femmes
parmi ces derniers.
Au-delà des sites considérés comme dissidents, comme ceux des féministes,
les weblogs constituent un univers d’expression de l’individualité et d’échange
entre les sexes. Ce fait banal dans une société démocratique revêt une importance
particulière dans une société où le pouvoir contrôle non seulement l’espace public,
mais également la vie privée.
islamistes au pouvoir s’est donc réalisée avec la négligente complicité des forces
non islamistes. La République islamique révéla très vite sa dimension anti-républi-
caine en verrouillant le pouvoir de façon à imposer l’autorité totale du guide su-
prême religieux. Les instances comme le Parlement furent vidées de sens, et la
répression étatique s’étendit aussi bien à l’espace public que privé afin de guider
les croyants sur le chemin de Dieu. Non seulement la confusion entre la volonté du
peuple et la volonté de Dieu censée être représentée par les gouvernants coupa
court aux droits démocratiques des citoyens, mais le pouvoir se fixa comme objec-
tif de formater de bons musulmans. Ainsi, l’utopie islamiste d’une société saine et
juste se révéla être un projet totalitaire dans lequel, comme dit Hannah Arendt, la
terreur ne constitue pas uniquement un moyen de pouvoir, mais en est la nature.
La référence au sacré faisant de toute dérive et de toute opposition un péché, attri-
buait un caractère totalisant à la répression. Les mœurs individuelles furent objet
de contrôle par les patrouilles circulant sur les voies publiques, comme dans les
maisons et les appartements. Le voile obligatoire devint un uniforme, et les gestes
et conduites des individus, hommes et femmes, dans l’espace public comme dans
le privé, furent mis sous contrôle. La contrepartie de ce projet dans cette société
engagée depuis plus d’un siècle dans la modernisation fut l'affermissement des
crises socioculturelles cristallisant encore plus la tension entre la tradition et la mo-
dernité.
Les résistances politiques face aux islamistes furent durement réprimées dans
un silence imposé à la société grâce à la guerre contre l’Irak (1980-1988). L’exil
devint un phénomène intrinsèque qui allait connaître des cycles successifs jusqu’à
nos jours. Face à une permanente répression, la voie de la résistance empruntait
des chemins sinueux. La dérision, par des millions d’Iranien(ne)s des règles et des
normes imposées par les gouvernants, attribua à la vie individuelle et collective
une étrangeté digne du surréalisme. La création littéraire et artistique persista en
essayant de contourner la censure. Le mauvais port du voile parmi les femmes
devint dès le début du voile obligatoire un des dangers socio-politiques repérés par
les gouvernants, et objet de maintes mesures de répression. Dans les années 90,
la mise à jour de l’échec flagrant des promesses des gouvernants en matière so-
ciale et économique fut à l’origine de scissions au sein des islamistes et donna lieu
à l’apparition des réformistes islamistes. La société civile trouva des moyens
d’exprimer sa pluralité par la voie d’une presse toujours en proie à la censure. Les
non-islamistes essaient d’y trouver un espace de parole plus ou moins déguisé se-
lon les circonstances; efforts sans cesse poursuivis aussi dans les champs des
activités artistiques et de l’édition de traductions. La traduction devint presque
l’espace d’expression dissident par excellence en promouvant la littérature, la phi-
losophie politique, et la psychologie. L’œuvre de Simone de Beauvoir prit une
place importante dans ce contexte. Les Mandarins13 et Une mort très douce,14
ainsi que le premier volume du Deuxième Sexe avaient déjà été traduits avant la
révolution. Mais son écho réel auprès des lecteurs en Iran semble être marqué par
la publication du Deuxième Sexe et de quatre tomes de ses mémoires: Mémoires
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d’une jeune fille rangée, La force de l’âge, La force des choses, Tout compte fait.
Ayant eu une autorisation de publication officielle en 2000-2001, ces livres connu-
rent un grand succès, et furent édités à sept reprises.15 Auparavant, bon nombre
des romans de Beauvoir furent traduits et attirèrent l’attention du public: Le sang
des autres,16 Tous les hommes sont mortels,17 La femme rompue18 et Les belles
images.19
Les journaux, les sites et les weblogs reflètent la présence de Simone de Beauvoir
de diverses manières: comptes-rendus de livres, citations, récit de sa vie en diver-
ses occasions.
Dans les weblogs, cette présence revêt de multiples formes qui donnent
l’impression d’une étonnante actualité de Beauvoir. Elle est source d’identification
chez les jeunes femmes dont nous avons passé en revue un exemple très signifi-
catif avec L’Etang de Beauvoir. Ici et là, des citations de ses Mémoires servent de
maximes. Le récit de Tous les hommes sont mortels est repris pour parler d’un
deuil ou porter une réflexion sur la vie et la mort. La figure de Beauvoir évoque
aussi dans certains textes et poèmes une aura érotique probablement liée à son
image de femme libre. Un jeune homme dont les articles laissent entendre un pen-
chant pour la littérature surréaliste, écrit: „Hier soir, j’ai rêvé de Simone de Beau-
voir…“ Dans un autre weblog ouvert en 2006, Moi qui ai avoué mon propre meur-
tre, l’auteur, Kavan, probablement un jeune homme, livre un poème intitulé Alzhei-
mer dans lequel il fait ainsi allusion à Simone de Beauvoir:
Et mon dos moderne se gratte de savoir où se trouve Simone de Beauvoir
Et quand mon état tend vers la crève
Combien je suis seul ici debout
Et quand je m’assois
Je m’approche beaucoup plus de moi-même
Et le foulard de Beauvoir sens le parfum d’une gol mohammadi20…
Quand cette femme a ses règles
Combien se diffuse une odeur délicieuse de mes entrecuisses dans la chambre à cou-
cher
Halabtche sent la moutarde21
Quand l’odeur de Madame de Beauvoir ne me lâche pas.
Après avoir lu La femme rompue en 2002, un autre jeune homme, Atta, comédien
et auteur de pièces de théâtre, note dans son weblog, Fenêtre:
J’ai lu pour la deuxième fois La femme rompue de Simone de Beauvoir. Je suis en train
de travailler pour en faire une bonne pièce de théâtre. Quel livre! Combien d’amertume
et de profondeur! Je pense que ce qui arrive dans La femme rompue est ce qu’il y a de
plus amer pour un être humain.
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Le plus intéressant à souligner dans ces propos est que le lecteur dépasse la per-
ception sexuée du personnage du roman pour se représenter la souffrance de La
femme rompue comme la plus amère expérience humaine. Ce fait ne traduit-il pas
une sensible évolution du regard sur la condition féminine chez les jeunes iraniens
instruits et qui vivent une rupture avec l’ordre dominant?
Si une réponse positive à cette question requiert des études plus approfondies,
nous pouvons cependant constater à travers l’image de Beauvoir dans les weblogs
des jeunes Iranien(ne)s d’importantes interrogations sur les rapports entre les
sexes. Mohamad, comme l’indique sa photographie et le contenu de son weblog,
est un jeune homme penché vers l’étude de la philosophie. Il lance en septembre
2006 un débat autour de la fameuse phrase de Beauvoir: „On ne naît pas femme,
on le devient“, et la commente:
Cette citation de Beauvoir fait allusion au fait que l’infériorité des femmes ne relève pas
de leur fonction biologique, mais des difficultés existant dans les sociétés humaines.
Par conséquent, pour Beauvoir, le premier pas pour défendre les droits de ce sexe est
de changer la culture de la société.
Vingt-cinq commentaires humoristiques ou sérieux répondent à l’appel de Moha-
mad. Une partie des participant(e)s conclut en interrogeant l’image des femmes au
sein de la société, et son accord sur le nécessaire changement de culture. Une
autre partie revient sur la critique de l’islam et ses enseignements pour attester de
la responsabilité de la religion islamique dans les inégalités sexuelles. Ce à quoi
d’autres répondent qu’il s’agit là de mauvaises interprétations de l’islam. D’autres
enfin soulignent que le premier pas pour changer la condition des femmes est de
changer la loi et de permettre aux citoyens de voter librement. Au milieu de ces
débats, une femme du nom de Firouzeh écrit son ras-le-bol de cette discussion:
N’écrivez plus au sujet des femmes…! Assez d’écrire au sujet des femmes…! Je ne
veux plus être à la vue de tout le monde! Je ne veux plus qu’on me fasse l’objet de sé-
minaires et de tables rondes, qu’on théorise sur moi. Je ne veux plus chercher pendant
mille ans une place pour en arriver au final à celle d’un champ de labour.22 Je ne veux
pas qu’on défende mes droits! Laissez-moi tranquille. Laissez-moi un peu être moi-
même! Nue! Nue! Sans voile. Laissez-moi en paix, que je puisse penser, philosopher,
chercher erfan.23 Ne me vendez pas pour un kabin!24
Firouzeh critique l’instrumentalisation de la question des femmes au service de la
domination masculine justifiée par la religion. En effet, le statut des femmes consti-
tue dans l’histoire contemporaine de l’Iran un important enjeu sociopolitique et cul-
turel. La mutilation de la modernité via le refus dictatorial des valeurs de la liberté
et de l’égalité favorise des stratégies identitaires fondées sur la religion. Les
femmes, éternelles gardiennes de la tradition communautaire, en sont au centre.
Le voile des femmes qui, lors de la révolution constitutionnelle iranienne du début
du 20e siècle, fut identifié par les progressistes à des prisons et des tombes pour
les femmes, se voit réattribuer, dans les années qui précédent la révolution de
1979, une valeur identitaire quasi-révolutionnaire. Rapidement après la révolution,
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cette image devint fortement conflictuelle du fait de la résistance des femmes qui
ne cédaient pas au modèle islamiste dominant.25 Les contestations des femmes
contre l’islamisation étant violemment réprimées, certaines démarches réformistes
initiées par des femmes juristes non-islamistes furent engagées pour réclamer des
interprétations de la loi islamique plus favorables aux femmes. Celles-ci trouvèrent
des échos favorables parmi les rangs des femmes islamistes dont une partie se
désillusionnaient quant à la place valorisante qu’elles avaient cherchée dans le
retour de l’islam au pouvoir étatique. Dans ce contexte, la question de la place des
femmes se posa de plus en plus et à tous les niveaux de la société, aussi bien
dans les discours politiques officiels qu’en dehors des sphères de pouvoir; et cela
alors que d’autres femmes liées au pouvoir continuaient à jouer leur rôle dans la
consolidation du système en place. En outre, selon leur situation socioéconomique
et leur appartenance à des milieux plus ou moins traditionnels, les femmes ré-
agissent différemment au conditionnement imposé par le régime. L’image des
femmes iraniennes, variées et multiples, reflète aussi la profondeur de la crise
socioculturelle qui traverse la société entière. Face à cette crise, le pouvoir recourt
à une répression systématique des mouvements sociaux en les qualifiant de
leviers de l’Occident envahisseur.
Pour trouver des moyens d’expression et d’action légales, tout en défiant le ca-
dre idéologique des lois dominantes, un important mouvement féministe qui
s’affirme depuis 2006 sur la scène sociale à l’intérieur du pays, base ses réclama-
tions sur le constat d’un double décalage: celui entre la réalité de la présence ac-
tive des femmes au sein de la société et notamment dans les universités et leur
place de deuxième sexe au sein des lois en vigueur; et celui entre ces lois et les
conventions internationales qui prônent les droits fondamentaux humains et
l’égalité des sexes. Ce mouvement nommé Changement pour l’égalité a lancé une
campagne pour recueillir un million de signatures pour l’abrogation des lois discri-
minatoires envers les femmes.26 Dans son texte fondateur, il critique le statut de
deuxième sexe attribué aux femmes. En effet, l’expression deuxième sexe
s’emploie dans l’Iran contemporain comme un concept résumant l’infériorisation
des femmes. Bien avant le déclenchement de ce mouvement, Noushine Ahmadi
Khorassani, une jeune écrivaine féministe, avait lancé en 1998 une revue intitulée
Deuxième Sexe. Celle-ci fut éditée pendant 3 ans avant d’être interdite par la cen-
sure.
Ainsi, le miroir que tend l’Iran vers Simone de Beauvoir démontre avant tout la dy-
namique qui lie sa vie, ses romans et ses essais pour en faire une symphonie har-
monieuse qui chante la liberté de devenir face à tout ordre imposant l’être, ce qui
sauve son œuvre des limites conjoncturelles et lui offre une modernité presque
inépuisable.
1 Signifie: Père.
2 Cérémonie de prière évoquant les propos de l’imam Ali, le premier prophète chiite.
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Dossier
Resümee: Chala Chafiq, „Simone de Beauvoir im Spiegel des Iran“. Im heutigen Iran
spielt Simone de Beauvoir eine überraschend große Rolle, nachweisbar u.a. durch ihre Prä-
senz in den Weblogs, deren Zahl seit 2001 stark angestiegen ist. Verfasser dieser Weblogs
sind meist jüngere Leute, die in diesem Medium ihre Wünsche, Freuden, Schmerzen, Sorgen
und Hoffnungen manifestieren können. Angesichts der Einschränkung der Freiheit im privaten
und öffentlichen Raum durch das islamische Regime bietet diese zum Teil der staatlichen
Kontrolle entgehende virtuelle Welt eine der wenigen verbliebenen Möglichkeiten, frei von
Zwängen seine Individualität auszudrücken. Die mehrschichtige Bedeutung, die Simone de
Beauvoir in bestimmten iranischen Websites angenommen hat, ist eine Form des vor allem
von Frauen ausgehenden Widerstands gegen die politischen Machthaber. Auch außerhalb
des Universums der Weblogs dient Simone de Beauvoir dem aktuellen iranischen Feminis-
mus als Vorbild; ihre Rezeption in diesem Land zu untersuchen, kann folglich dazu beitragen,
das Geheimnis der fortwährenden Modernität ihres Werks zu entdecken.
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Debra Bergoffen
Finitude et Justice:
Tous les hommes sont mortels, par Simone de Beauvoir
Publié en 1946, le roman Tous les hommes sont mortels fut peu apprécié en
France lors de sa sortie,1 et subit un sort similaire aux Etats Unis dès qu’il fut tra-
duit. Anthony West déclara dans le New Yorker qu’il était „difficile de croire que
cette présomptueuse et affreusement vulgaire pièce d’écriture puisse être un ro-
man sérieux“.2 Frances Keenes, en rédigeant un compte-rendu pour The New
York Times, le compara à Orlando de Virginia Woolf, auquel il était inférieur selon
lui: „[…] La modestie de cette esprit créatif [à savoir, Virginia Woolf] a développé
une action romanesque presque identique, avec comme résultat une œuvre d’art
vivante. Mais l’ouvrage présent échoue, parce que Mademoiselle de Beauvoir n’y
a pas mis tout son cœur.“3
Quelques années plus tard, les jugements sur ce roman devinrent plus favora-
bles. En 1962, Maurice Cranston jugea Tous les hommes sont mortels comme un
des romans beauvoiriens les plus réussis. Il explique ce succès artistique par le
lieu et le moment de sa création: un Paris occupé par la Gestapo, où on définissait
les gens selon leur appartenance ou leur hostilité envers la Résistance. Il lit le ro-
man en le plaçant dans le contexte de ces quelques phrases de Sartre énoncées
dans l’article „La République du Silence“ (publié dans Situations III): „Chaque se-
conde nous faisions l’expérience la plus complète possible de la signification de
l’expression ‘Tous les hommes sont mortels.’ Et la décision prise par chacun de
nous était librement choisie, parce que prise en présence de la mort et donc sus-
ceptible à être exprimée comme ‘Il vaut mieux mourir que…’“4 En 1998, Kate et
Edward Fulbrook rangent Tous les hommes sont mortels parmi les ouvrages éthi-
ques beauvoiriens de cette époque-là. Comme Keene, ils comparent ce roman
avec Orlando, mais cette fois-ci avec un jugement en faveur de la Française.5
Malgré cela, Tous les hommes sont mortels reste une œuvre négligée. Je suis
convaincue qu’il s’agit d’une erreur. Si on la compare à l’essai beauvoirien „Littéra-
ture et métaphysique“ paru la même année, on découvre qu’elle a été conçue
comme un roman métaphysique. Dans le contexte des ouvrages philosophiques
qui l’entourent, Pyrrhus et Cinéas de 1944 et Pour une morale de l’ambiguïté de
1947, ce roman développe les implications politiques de l’éthique existentialiste de
Simone de Beauvoir. Enraciné dans son époque intellectuelle et politique, Tous les
hommes sont mortels continue à nous parler. Si les habitants de la France oc-
cupée se catégorisaient par leur rapport avec la Résistance, Tous les hommes
sont mortels universalise cette manière de concevoir la personnalité humaine. Il
montre la manière dont la résistance à une vision politique absolutiste peut être im-
portante pour une politique de la justice.
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Dossier
sez complexe. Ceux qui pensent qu’il s’agit d’un roman important (et j’appartiens à
ce groupe-là) l’ont lu dans le contexte des essais philosophiques beauvoiriens.
Cela signifie que les personnages de ce roman métaphysique atteignent toute leur
profondeur seulement à l’aide de l’essai philosophique. Il signifie également que la
réalité vécue qu’on trouve dans le roman est un défi aux interprétations trop faciles
des essais. Par exemple, dans Pour une morale de l’ambiguïté, l’homme sérieux,
le personnage qui s’enfuit devant sa liberté à cause de sa croyance dans des va-
leurs qu’il suppose comme objectivement existantes, est identifié soit comme
l’origine d’une politique terroriste, soit comme un être susceptible d’être manipulé
par des idéologies totalitaires. Mais dans Tous les hommes sont mortels, la politi-
que de la terreur est attribuée à quelqu’un qui sait qu’il peut donner un sens au
monde et qui croit avoir le droit de lui imposer un sens choisi par lui-même. En ou-
tre, ceux qui adoptent la vision de Fosca ne sont pas nécessairement convaincus
de sa validité objective; ils acceptent cette vision parce que Fosca a le pouvoir de
les terroriser. Dans le roman, la conception unidimensionnelle de la liberté déve-
loppée dans l’essai devient plus compliquée. Ici, le tyran n’est pas caractérisé par
la fuite devant la liberté, mais par le désir de posséder le pouvoir absolu. Pareille-
ment, ce n’est pas la fuite devant la liberté mais le désir de préserver sa dignité
face au pouvoir qui pousse l’homme sérieux à croire dans l’objectivité revendiquée
par le tyran. A travers la combinaison des essais avec le roman, nous découvrons
la complexité de la pathologie de la tyrannie.
Nous pouvons discerner les qualités singulières du roman métaphysique en sui-
vant ces commentateurs qui comparent le livre que Beauvoir a écrit – Tous les
hommes sont mortels – avec le livre qu’elle n’a pas écrit: Orlando. Les deux ro-
mans semblent traiter le même thème: les conséquences de la transformation de
notre condition mortelle dans une condition immortelle. En réalité, c’est seulement
Beauvoir qui réfléchit vraiment sur l’immortalité; pour Woolf, il s’agit d’un simple
moyen de préparer l’action de son personnage principal. Orlando n’a pas vraiment
besoin de l’immortalité, il ne connaît aucune dimension métaphysique; mais de
cette manière il peut multiplier infiniment les possibilités normalement limitées de
la finitude. Compte tenu des essais beauvoiriens, de sa conception de la respon-
sabilité de l’écrivain et de son expérience personnelle dans la France occupée et
d’après-guerre, nous pouvons supposer que si Beauvoir avait écrit Orlando, elle
aurait examiné le refus d’Orlando de devenir un écrivain engagé, en abordant des
questions de complicité et de liberté. Le roman de Virginia Woolf n’est pas discré-
dité par l’absence de ce questionnement; mais nous percevons ainsi la particula-
rité du roman métaphysique et comprenons qu’il serait superficiel de comparer
deux ouvrages complètement différents.
Pour Fosca, le personnage principal du livre que Beauvoir a décidé d’écrire,
l’immortalité est définitive. Ce n’est pas un accident qui lui arrive, c’est au contraire
quelque chose que lui-même a choisi. Il croit qu’en devenant immortel, il surmon-
tera l’obstacle majeur à son désir tyrannique d’être universel: le manque de temps.
Quand Beauvoir nous présente Fosca comme étant l’unique personne à prendre
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Dossier
en fera tout ce qui lui plaira. Il faut d’abord les délivrer.“20 Fosca insiste sur le fait
que le futur dont Armand rêve ne se produira jamais, mais ce dernier réplique: „Ce
que nous décrivons comme un paradis, c’est le moment où les rêves que nous
formons aujourd’hui seront réalisés. Nous savons bien qu’à partir de là d’autres
hommes auront des exigences neuves…“21
Armand et ses amis nous donnent des traductions politiques de ce que Beau-
voir dans Pour une morale de l’ambiguïté appelle l’éthique de la protestation et de
l’engagement. Comme raconté dans Tous les hommes sont mortels, il s’agit d’une
politique de la finitude, qui rejette les illusions d’objectifs absolus défendus par
Fosca. Dans le cadre de cette politique, l’imprévisibilité de mon projet est le signe
distinctif de ma liberté et est essentielle pour la liberté des autres. Si comme être
humain je me sens attiré par le futur, ceci exige que je me sente aussi attiré par
ses possibilités en perpétuel renouvellement.
Pour revenir à la dispute entre Fosca et Catherine, je pense qu’Armand incarne
une manière de penser que Kristeva appellerait l’humilité: une pensée qui accepte
ses limitations, reconnaît notre mortalité et se réjouit de l’incertitude du futur. Dans
Tous les hommes sont mortels, cette manière de penser assume dans la personne
d’Armand un caractère androgyne: comme Fosca, il calcule le succès de son pro-
jet; comme Catherine, il confirme les bornes de l’engagement. Ses calculs pren-
nent comme point de référence la relation entre les nécessités de la finitude et les
contingences du futur. Dans sa lutte pour un futur qui ne peut pas être garanti, au
lieu d’une vision utopique, Armand se bat pour la liberté des générations à venir. Il
retient le projet d’un futur ouvert, qui assurera la constante renaissance de
l’humanité.
Ces conflits entre Fosca, Catherine et Armand nous conduisent vers le principe
d’une politique de la finitude: en dépit de notre passion pour certains projets, nous
devons nous rappeler qu’ils n’appartiennent pas à nous seuls; ils appartiennent
aussi aux autres, qui peuvent soutenir, modifier ou remettre en question nos vi-
sions. Cette politique commence par une interrogation: Qui possède le présent et
le futur? La réponse est que le présent appartient à nous tous, mais le futur
n’appartient à personne, ce qui transforme une constatation éthique en des projets
politiques. Ces projets acceptent la tâche difficile de matérialiser notre manière
d’exister à l’intersection entre le particulier et l’universel. Cette tâche, identifiée
dans Pour une morale de l’ambiguïté, est celle de formuler des lois non seulement
valables pour tous, mais aussi respectueux des limitations de la finitude. Par ce
respect, cette politique évoque la relation universelle et indissoluble entre moi et
les autres, qui implique aussi la différence: aucune existence ne trouvera son ac-
complissement si elle reste limitée à elle-même.
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Dossier
Resümee: Debra Bergoffen, „Endlichkeit und Gerechtigkeit: Tous les hommes sont
mortels, von Simone de Beauvoir“ Im Zentrum von Simone de Beauvoirs Roman Tous les
hommes sont mortels stehen zwei Auseinandersetzungen. Die erste findet zwischen Fosca,
einem Mann, der sich für die Unsterblichkeit entscheidet, und seiner sterblichen Frau Cathe-
rine statt und betrifft den Umgang mit den Anderen, die gesellschaftliche Solidarität und das
Engagement. Der zweite Streit, hier zwischen Fosca und seinem sterblichen Urenkel Armand,
betrifft die zwischenmenschliche Kommunikation, das Begehren und die Freiheit. Diese Mei-
nungsverschiedenheiten lassen erkennen, dass die zum Wesen des Menschen gehörende
Endlichkeit auch eine Voraussetzung für die irdische Gerechtigkeit darstellt. Indem sie aus der
Sterblichkeit die politische Verpflichtung zur Respektierung der Eigenheiten des Anderen so-
wie gegenseitige Verantwortlichkeit ableitet, zeigt Beauvoir auf, dass politische Ideologien, die
einen Allgemeingültigkeitsanspruch erheben, notwendig ungerecht sind. Durch die in Tous les
hommes sont mortels etablierte Verbindung zwischen Gerechtigkeit der Freiheit und Gerech-
tigkeit des Begehrens definiert der Roman das Wesen der Menschenwürde auf eine Weise,
die Julia Kristevas Konzept der Revolte vorwegnimmt.
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