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Les fables insérées dans Reynaerts historie

(L’histoire de Renard, Flandre, xve s.)


et le Dit D’ysopet de Marie de France

Joris Reynaert

Trois des quatre fables insérées dans Reynaerts historie sont clairement
tributaires de l’Esopet flamand (XIIIème siècle), une traduction assez fidèle
d’une des multiples variantes du Romulus, la version latine la plus répandue de
la collection des fables ésopiques au moyen âge. Par rapport à l’Esopet, Reynaerts
historie a surtout amplifié, en ajoutant des détails qui concrétisent et rendent
plus vifs les aspects matériels et psychologiques des situations contées, et les
implications sociales des moralisations. Sur ces points l’Historie présente
non seulement une analogie de vision et de style, mais souvent aussi une
ressemblance marquée avec les Fables de Marie de France et la manière dont
elle aussi a amplifié le Romulus. Nous étudions de plus près les élements
qui relient les deux textes entre eux, et proposons une réponse à la question
de savoir quelles ont pu être les causes des analogies et des recoupements
constatés. Nous pensons pouvoir conclure qu’il s’agit, entre autres, d’une
relation intertextuelle directe, c.-à-d. d’une réception du texte de Marie
de France en pays flamand au XVème siècle.
 Pour Philippe Verelst1

Dans la seconde version des aventures de Renard en moyen-néerlandais, Rey­


naerts historie, le thème de l’emploi perfide du langage est mis en avant de manière
encore plus prononcée que ce n’était déjà le cas dans Van den vos Reynaerde, dont
Reynaerts historie reprend et continue l’intrigue, en y ajoutant une traduction de la
branche VI du Roman de Renart. Cette seconde partie du texte, c’est-à-dire ce que
le second auteur a ajouté à Van den vos Reynaerde, est presque uniquement com-
posée d’interventions verbales par lesquelles les courtisans du roi Nobel semblent
constamment occupés à manipuler insidieusement leur entourage. Le personnage

.  C’est avec plaisir que je dédie cet article à mon excellent collègue gantois, qui par maintes
occasions m’a aidé à trouver mes repères dans la littérature française du moyen âge et qui a, par
ailleurs, eu l’amabilité de bien vouloir corriger la langue et le style de la première version de
cette communication.

Reinardus. Yearbook of the International Reynard Society 20 (2007–2008), 107–127. doi 10.1075/rein.20.08rey
issn 0925–4757 / e-issn 1569–9951 © John Benjamins Publishing Company
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central, manipulateur par excellence, n’échappe évidemment pas à cette caracté-


risation typique du remaniement. Ainsi, à l’occasion de son plaidoyer devant la
cour, le renard se révèle-t-il comme un conteur et commentateur très talentueux de
quelques fables de tradition ésopique. Ces fables font partie de la description par le
renard d’un miroir que celui-ci aurait envoyé au roi et au moyen duquel – bien que
le présent ne soit jamais arrivé à destination – il espère recouvrer la bienveillance
de la cour. Sur les bords du miroir, quatre fables auraient été représentées, dont
les ‘leçons’ font parfaitement l’affaire du renard dans sa situation d’ennemi public
accusé par deux de ses antagonistes hériditaires, le loup Isengrijm et le chat Tybeert.
Aussi ne manque-t-il pas de raconter ces fables avec un luxe de détails et de les
accompagner de l’interprétation qui lui convient dans les circonstances données.
Ainsi, en se servant du genre de la fable, traditionnellement associé aux notions de
sagesse et de rectitude, le renard réussit-t-il non seulement à se présenter dans le
rôle discursif du ‘juste’, mais aussi à se créer l’occasion de critiquer tous ceux qui
l’accusent – à tort, bien entendu – de divers méfaits. Les deux premières fables (‘le
cerf et le cheval’ et ‘l’âne et le chien’) nous apprennent que certains – entendez: les
ennemis du renard – sont mûs par la jalousie dans tout ce qu’ils entreprennent. Les
deux dernières (‘le chat et le renard’ et ‘le loup et la grue’) s’en prennent à la mau-
vaise foi en général, mais spécialement, bien sûr, à celle du chat et du loup – com-
prenez: Tybeert et Isengrijm.2 Paul Wackers, de l’université d’Utrecht, a analysé
avec grande précision le contenu et la teneur de ces fables dans le contexte où elles
furent insérées. Il conclut que, contrairement à l’opinion de certains commenta-
teurs, l’auteur de l’Historie a choisi et remanié ces fables d’une façon telle qu’elles
s’intègrent parfaitement dans la trame de son récit et n’interrompent en rien son
discours pessimiste sur l’égoisme et la cupidité du genre humain.
Trois des quatre fables insérées (‘cerf et cheval’, ‘âne et chien’, ‘loup et grue’)
se rencontrent déjà dans l’Esopet, une traduction flamande (XIIIe siècle) d’une
rédaction du Romulus, la version la plus répandue de la collection des fables
ésopiques au moyen âge. Plusieurs détails textuels indiquent clairement que
l’auteur de l’Historie s’est inspiré de l’Esopet. Dans son analyse de ces fables insérées
Paul Wackers a donc, logiquement, pris en compte les textes correspondants de
l’Esopet. La comparaison révèle que l’auteur de l’Historie a traité ses exemples en
fonction de son propre projet. Les remaniements mettent l’accent de façon nette-
ment plus marquée sur la méchanceté des personnages et sur le caractère cupide
et matérialiste de leurs motivations. Ainsi ils contribuent de manière conséquente

.  Reynaerts historie, éd. P. Wackers, Reynaert in tweevoud, II (Amsterdam, 2002), pp. 243–252
(v. 5643–5881).
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

à énoncer la vision pessimiste du monde et de l’humanité, qui est caractéristique


de l’oeuvre dans sa totalité.3
Qu’il me soit permis de poser ici un regard nouveau sur les fables insérées dans
l’Historie en incluant dans le tableau comparatif les fables de Marie de France. En
effet, trois des quatre fables (‘âne et chien’, ‘chat et renard’, ‘loup et grue’: donc pas
exactement les mêmes qui apparaissent dans l’Esopet) se retrouvent également
dans le Dit d’Ysopet. En lisant ce dernier texte il m’était apparu que l’Historie et les
textes de Marie se recoupent, eux aussi, à certains endroits. En premier lieu, j’ai
voulu examiner de façon plus précise quels étaient les élements qui relient les deux
textes entre eux et quels étaient, dans l’intention de l’auteur ou dans le contexte
historique, les aspects communs qui pouraient expliquer ces recoupements. Mais
en y regardant de plus près, la question s’imposait de savoir s’il ne pouvait pas
s’agir d’une relation intertextuelle directe, c’est-à-dire d’une ‘réception’ flamande
des fables de Marie au XVe siècle.
Nous examinerons d’abord, pour chacune des fables concernées, la manière
dont Reynaerts historie a remanié l’Esopet flamand (qui est, rappelons le, une tra-
duction dérivée du Romulus), et nous comparerons ces données avec les aspects
par lesquels Marie de France de son côté s’éloigne de ses modèles latins (qui eux
aussi appartiennent au fond des Romulus). Ensuite se pose la question de savoir
quelle interprétation donner aux déviations similaires par lesquelles l’Historie et
les fables de Marie se dintinguent de la tradition à laquelle ils se rattachent en fin
de compte.

1.  R
 eynaerts historie, l’Esopet flamand et le Dit d’Ysopet:
aspects de la narration

Trois des quatre fables sur le miroir dans l’Historie sont donc clairement appa­
rentées à l’Esopet flamand. Mais d’autre part elles s’en distinguent nettement par
certains aspects. Ainsi, ce qui frappe immédiatement, c’est que les versions de
l’Historie sont toutes bien plus longues que celles de l’Esopet.4 Elles amplifient

.  P. Wackers, ‘The use of fables in ‘Reinaerts historie’’ in Third International Beast Epic, Fable
and Fabliau Colloquium. Münster 1979. Proceedings, éd. J.  Goossens et T.  Sodmann (Köln–
Wien, 1981), pp. 461–483 (p. 465–478) et P. Wackers, De waarheid als leugen. Een interpretatie
van Reynaerts historie (Utrecht, 1986), pp. 107–108.
.  La différence est très marquée pour les fables ‘l’âne et le chien’ et ‘le loup et la grue’:
­respectivement 77 et 50 vers dans Reynaerts historie, pour 34 et 20 dans l’Esopet. ‘Le cheval et
le cerf’ compte 40 vers dans R.H., 34 dans l’Esopet.
 Joris Reynaert

leurs modèles tant au niveau de la narration qu’au niveau de la moralisation. Il


s’agit, commes nous le verrons ci-dessous, de quelques types d’addition, que nous
retrouverons dans la manière d’adapter de Marie de France.

1.1  ‘Le cheval et le cerf ’


Des trois fables que l’Historie a empruntées à l’Esopet, cette première a reçu
l’adaptation la plus fidèle. En comparaison avec l’expansion substantielle donnée
aux deux autres fables, le nombre de vers de celle-ci n’augmente pas de manière
spectaculaire:5 l’adaptation suit donc le modèle de très près. Les quelques modi-
fications qui apparaissent sont pourtant déjà caractéristiques de la méthode du
second auteur. Il s’agit entre autre de précisions dans les domaines de la matéri-
alité et de l’espace, qui contribuent à donner une image plus réaliste des situations
représentées: le ‘cheval’ et le ‘cerf’ qui, dans l’Esopet, sont simplement nommés,
sans adjonctions qui les rendraient plus ‘visibles’,6 apparaissent avec nettement
plus de présence et de contexte physique dans l’Historie. Ici, il s’agit d’un cheval
robuste et gras (enen peerd, sterck ende vet) et d’un cerf qui courait dans la forêt.
Dans l’Esopet le cheval obtient l’aide d’un homme (enen man), dans l’Historie il
s’adresse à un berger (enen herde).
En un endroit particulier, nous notons une progression analogue sur le plan
de la ‘psychologie’. La pensée jalouse du cheval dans l’Historie est concrétisée
par un explicite ‘il lui semblait’ (hem dochte) au moment où il conçoit son projet
meurtrier: ‘Il lui semblait qu’il devait le tuer/Même si de cette façon il se faisait du
tort à lui même’.7 Pareils regards sur la vie intérieure des animaux mis en scène
sont extrêmement rares dans l’Esopet.
La fable du cheval et du cerf n’apparaît pas dans la collection de Marie
de France.

1.2  ‘L’âne et le chien’


Dans la fable de l’âne et du chien l’amplification de l’aspect psychologique prend
nettement plus de volume. Dans l’Esopet flamand l’âne, jaloux de l’affection que le
maître porte à son chien, se dit tout simplement qu’à lui seul il travaille bien plus
que les deux autres ensemble (et a donc au moins droit au même traitement): Je sais
faire toute sorte de choses. /Je travaille plus qu’eux deux. / Je porte, j’apporte, je peine

.  Voir ci-dessus, note 3.


.  Esopet 20: Esopet. Facsimile-uitgave naar het enig bewaard gebleven handschrift, éd.
G. Stuiveling, II (Amsterdam, 1965), p. 25.
.  V. 5651–52: Hem dochte het soude hem neder vellen/Al sout hem dair om raden we.
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

(v. 12–14).8 Dans l’Historie ce moment de réflexion prend beaucoup plus de place et
donne lieu à une représentation bien plus vive et douloureuse de la pensée de l’âne: 
Comment est-ce possible?/Qu’est-ce donc que mon seigneur/apprécie dans cette
sale canaille/que je ne vois faire rien d’utile/si ce n’est de le lécher et de sauter sur lui?/
Tandis que moi, qu’on force pour le profit/à porter des sacs, à courir, à trimer …/
Cinq de ces chiens ne feraient en une année/le travail que j’accomplis en une
semaine./Pourtant c’est bien lui qui s’assied près de mon maître/quand il est à table,
et qui reçoit tout ce qu’il veut:/des os à ronger, des assiettes pleines de gras …/
Et moi, rien d’autre ne m’échoit/que des chardons, des orties, des cardères,/et le sol
nu pour me coucher la nuit/sans paille ni autre litière./Voilà bien un traitement
tout à fait lamentable. (v. 5693–5710).9
Comme on peut l’observer ici, les éléments ‘matériels’ de la narration (os, assiette,
chardons etc.) sont dans cette deuxième fable également beaucoup plus détaillés
que dans le récit tout dépouillé de l’Esopet. Dans le texte modèle un homme riche
possède un chien ‘avec lequel il jouait’, sans plus (v. 6). Dans Reynaerts historie
le jeu du maître avec son chien est évoqué de manière bien plus suggestive: Le
chien sautait et remuait sa queue/Et léchait son maître tout autour de sa barbe (v.
5689–90 : Die hont spranc op ende queecte sinen staert/Ende lecte sijn heer omtrent
sinen baert).
À la fin de la fable de l’Esopet l’âne se fait battre par le maître et son (seul)
domestique: Ils frappaient et tapaient/ Si fort, qu’il eût préféré ne jamais avoir vu
le jour (v. 29–30 : Si sloeghen ende si blouwen/Dat hem sijn leven mochte rouwen).
Dans l’Historie ce sont plusieurs serviteurs qui fondent sur l’animal présomptu-
eux, avec de robustes et gros bâtons, et qui maltraitent l’âne de telle façon qu’il
pensa bien y laisser la vie, après quoi il s’en retourne aux chardons et aux orties de
son étable (v. 5727–5732).
Les éléments que Marie de France a ajoutés à la version du (ou des) Romulus10
ne sont, il est vrai, pas absolument identiques aux additions de Reynaerts historie,

.  Esopet 17: Menech ambacht es mi cont/Ic doe meer pinen dan si twee/Ic draghe ic hale ic
hebbe wee (éd. Stuiveling, p. 21).
.  Notre traduction. Ed. Wackers, p. 245: Hoe macht wesen?/Wat ist dat mijn heer aen desen/
Vuylen catijff heeft versien,/Die ic nummer orbair en zie plien/Dan hi hem lect ende op hem
sprinct?/Mer my die men ten orber dwinct,/Die sacken te dragen, te lopen, te driven!/Hy en soude
niet myt hem vyven/Den arbeit doen in enen jaer,/Die ic in eenre weeck volnaer./Nochtan sit hi
by mynen heer/Ter tafel ende crijcht al sijn begeer/Van been te cluven, van vetten telyuren,/Ende
my en mach anders niet gebueren/Dan dijstel, netel ende scerpe kaerden,/Ende des nachs te leggen
op die aerde/Sonder stro ende sonder letier./Dit is my seer cranck bestier.
.  Pour la relation de Marie de France au Romulus et ses sources en général, voir Marie de
France. Les fables, éd. Ch. Brucker (Louvain, 1991), pp. 5–9. On admet en général que les fables
 Joris Reynaert

mais il est néanmoins frappant de constater qu’il s’agit des mêmes catégories de
concrétisation psychologique et matérielle et, qui plus est, des mêmes moments
de la narration. Ainsi ce sont également les réflexions de l’âne, au moment où il
compare sa situation à celle du chien, que Marie amplifie avec vivacité, dans une
digression où l’âne se figure avec délectation son rôle futur de meilleur ami de son
maître, lorsqu’il aura imité le comportement du chien:
meuz savereit a sun seignur
jüer que li chenez petiz
e meuz sereit oï ses criz ,
meuz savereit sur lui saillir
meuz savereit des piez ferir.
Pur fol se tient que an lui ne veit
ne que od sa voiz ne crie e breit
cum fet li chiens sur le seignur.11

Le ‘rêve’ de l’âne dans Reynaerts historie est de moindre envergure. Mais


l’amplification psychologique au moment de la motivation du passage à l’acte du
sujet opérant est, dans sa forme, clairement analogue. La concordance est surtout
frappante dans le détail du ‘sautillement’ du chien, que l’Historie n’a pu emprunter
à l’Esopet flamand, puisqu’il ne s’y trouve pas.
En ce qui concerne la concrétisation externe (‘matérielle’), ce sont également
les mêmes moments de l’histoire que Marie de France relève de manière visible.
Ainsi, le jeu du maître avec son chien au commencement de la fable est décrit avec
une vivacité qu’on ne retrouve pas dans la tradition des Romulus.12 Et à la fin de
sa version de l’histoire, ce sont également plusieurs valets qui accourent, armés de
massues et de bâtons (chescun od mace u od bastun), pour battre l’âne, qui fina-
lement s’en retourne à grand-peine vers son étable. Quelques détails dans cette

de Marie sont dérivées du Romulus Nilantii ou Nilantinus, éventuellement par le biais d’une
traduction anglaise.
.  Marie de France. Les fables, éd. Brucker, fable 15, v. 14–21. Dans la traduction de Ch.
Brucker: ‘il saurait mieux, pensait-il, jouer avec son maître/que le tout petit chien,/et ses cris
seraient mieux entendus,/il saurait mieux sauter sur lui,/il saurait mieux le frapper des pieds./Le
voilà qui s’estime stupide de ne pas se rendre auprès de lui/et de ne pas crier et braire de sa voix/
comme fait le chien suspendu à son maître’ (éd. Brucker, pp. 102–103). Pour le vers 17 nous
suivons le texte original d’après l’édition de K. Warnke, puisque la transcription de Ch. Brucker
(a sun seigneur au lieu de sur lui saillir) est très probalement fautive à cet endroi (K. Warnke,
Die Fabeln der Marie de France (Halle, 1898), p. 54). Nous avons par ailleurs consulté l’édition
de Warnke pour toutes les fables traitées ici, mais n’avons pas trouvé par rapport à l’édition de
Brucker d’autres variantes pertinentes pour notre sujet.
.  Ed. Brucker, pp. 100–102.
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

chute sont exactement identiques à ce que la version de l’Historie donne à lire à cet
endroit. Nous y reviendrons ci-après.

1.3  ‘Le renard et le chat’


La série des fables représentées sur le miroir que, dans Reynaerts historie, le renard
voulait (soi-disant) offrir à la cour, se composait de quatre histoires. Seulement
trois de ces histoires ont leur équivalent dans l’Esopet, qui, dans ces trois cas, a
clairement servi d’exemple. La fable du chat et du renard ne s’y trouve pas. Elle
était pourtant très répandue dans la tradition ésopique, tant en latin que dans
les langues vulgaires: elle apparaît par exemple dans une traduction néerlandaise
beaucoup plus tardive que l’Esopet, conservée dans un incunable, et également
parmi les fables de Marie de France.13 Dans la version type de la tradition ésopique
l’histoire se déroule comme suit. Le renard se vante auprès du chat qu’il possède
un sac plein d’astuces avec lesquelles il pourrait, si besoin en était, déjouer toute
une troupe de chiens. Le chat, lui, ne connaît qu’un seul truc: c’est de se réfugier au
plus vite dans un arbre. Quand peu après une meute de chiens apparaît, la vantar-
dise du renard est démasquée: les chiens l’attaquent férocement, tandis que le chat,
du haut de son arbre, lui lance quelques sarcasmes sur son sac plein d’astuces.
Dans Reynaerts historie, où l’histoire est contée par le renard lui-même, la fable
sera, bien sûr, présentée d’une autre façon. Pour commencer, une scène est ajou-
tée tout au début, dans laquelle le renard et le chat se sont juré assistance et loy-
auté: la fuite du chat dans l’arbre peut ainsi être interprétée comme un cas typique
de parjure.14 Il en résulte que la morale de l’histoire est en quelque sorte inver-
sée: c’est le chat qui a le mauvais rôle. Dans ce cas-ci, ce n’est donc certainement
pas l’Esopet flamand qui a servi d’exemple à Reynaerts historie, du moins pas la
version de l’Esopet qui nous est connue par le seul manuscrit conservé, puisque
‘le chat et le renard’ n’en fait pas partie. Pour rendre compte de cette divergence
(et d’autres divergences similaires) entre l’Esopet et l’Historie J.W. Muller avait sup-
posé l’existence d’une deuxième version (perdue) de l’Esopet, qui, elle, aurait con-
tenu la fable du chat et du renard.15 Cette hypothèse est néanmoins peu probable,
puisque la fable en question fait également défaut dans les collections latines qui, par

.  Dye historien ende fabulen van Esopus, V (extravagantes), 5, f. F3r-f. F3v. (cfr. A. Schippers,
Middelnederlandse fabels. Studie van het genre, beschrijving van collecties, catalogus van af­
zonderlijke fabels (Nijmegen, 1995), p. 307). Pour les textes latins et Marie de France: Wackers,
‘The use of fables’, p. 469 et Wackers, De waarheid als leugen, pp. 92, 108 et 253 (note 5).
.  Ed. Wackers, pp. 247–250 (v. 5753–5830).
.  J.W. Muller, De oude en de jonge bewerking van den Reinaert (Amsterdam, 1884), p. 153
e.v. Voir aussi Wackers, ‘The use of fables’, p. 463 (note 5).
 Joris Reynaert

bien d’autres aspects aussi, se rapprochent le plus de l’Esopet, à savoir le Romulus


du Codex Burneianus et celui de l’édition de Heinrich Steinhöwel de 1476.16
Le modèle latin de l’Esopet n’aura donc pas contenu la fable, et la traduction moyen-
néerlandaise non plus.
Quelques détails textuels pourraient, à première vue, faire croire que pour
cette fable Reynaerts historie a puisé directement dans la tradition des Romulus.
L’expression ‘un sac plein d’astuces’, qui apparaît dans la version de Reynaerts
historie, n’a pas (si j’ai bien lu l’ancien français) d’équivalent exact dans le texte de
Marie de France. Ses protagonistes mentionnent à plusieurs reprises les astuces
(engins) par lesquelles le renard pense pouvoir se défendre et le sac (puche, sac)
dans lequel il les garderait, mais les termes ne se rencontrent pas dans une seule et
même expression. Dans les textes latins le chat crie au renard acculé par les chiens
qu’il est grand temps d’ouvrir son sacculum cautelarum.17 Mais d’autre part cela
ne correspond pas littéralement avec ce qui se trouve dans la version moyen-
néerlandaise: un ‘sac d’astuces’ (versions latines: sacculum cautelarum) n’est pas
tout à fait la même chose qu’un ‘sac plein d’astuces’ (een sac vol raets). L’image du
‘sac plein d’astuces’, qui est d’ailleurs, de manière implicite, également présente
chez Marie de France, a dû être à vrai dire si commune dans la tradition ésopique
du moyen âge qu’elle n’a (comme l’a déjà remarqué Paul Wackers) aucune valeur

.  Le Romulus Burneianus a été édité par Österley en 1870: Romulus. Die Paraphrasen des
Phaedrus und die aesopische Fabel im Mittelalter (Berlin, 1870). L’édition de Steinhöwel, dans
la version ‘augmentée’ par S.  Brandt parue 1502, est accessible sur la page: http://www.uni-
mannheim.de/mateo/desbillons/esop.html . Pour la version originale: H. Österley, Steinhöwels
Äsop (Stuttgart, 1873). En ce qui qui concerne la relation entre l’Esopet et la tradition des Romulus,
voir B.  Derendorf, ‘Anmerkungen zum mittelniederländischen Esopet’ in: Franco-Saxonica.
Münstersche Studien zur niederländischen und niederdeutschen Philologie. Jan Goossens zum
Geburtstag (Neumünster, 1990), pp. 285–308 (pp. 290–297) et Schippers, Middelnederlandse
fabels, pp. 139–146. Selon Schippers ce ne serait pas le Romulus Burneianus, mais plutôt une
version connue parmi les spécialistes sous le nom de Romulus LBG qui représenterait davantage
le texte que l’Esopet aurait pris comme exemple. Ce Romulus LBG serait en partie une ‘retraduc-
tion’ en latin des fables de Marie de France (Schippers, p. 130). Schippers n’en vient pourtant
pas à la conclusion que l’Esopet serait (indirectement) tributaire de Marie de France. En ce qui
me concerne, ma lecture comparative des deux textes m’amènerait en tout cas à penser que les
fables de l’Esopet se rattachent directement à la tradition des Romulus, et non par le biais de
Marie de France. Les éléments caractéristiques des traductions de Marie (entre autres celles
que nous examinons ici) n’apparaissent pas dans l’Esopet. Ce qui évidemment n’exclut pas que
le modèle de l’Esopet ait pu être apparenté à la version du Romulus que Marie de France a pris
comme exemple. Nous reviendrons ci-dessous au Romulus LBG dans un tout autre contexte.
.  Romulus, éd. Österley, p. 95.
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

distinctive pour établir les parentés des textes parallèles.18 La deuxième corre-
spondance, frappante à première vue, entre l’Historie et la tradition latine est, elle
aussi, de valeur assez relative. Les chiens dans l’Historie appartiennent explicite-
ment à une partie de chasse, comme dans les textes latins. Marie de France ne
précise pas cette circonstance. Mais pour le lecteur/auditeur contemporain cette
précision aurait probablement été superflue.
D’autre part Reynaerts historie et le Dit d’Ysopet se rejoignent sur au moins
un point important. La version de Marie de France présente également une scène
ajoutée tout au début, qui concrétise la situation de départ. Le chat et le renard
se rencontrent sur leur chemin à travers champs et se promettent que il sereient
cumpainum. L’intention de l’auteur était peut-être simplement de dire que le chat
et le renard se mirent d’accord pour se tenir compagnie pour le reste du chemin,
et rien de plus. Mais cela pouvait également être compris dans le sens que les deux
avaient décidé d’être compagnons, d’être amis. Un peu plus loin dans le texte il
apparaît d’ailleurs que le renard de Marie compte lui aussi sur l’assistance du chat:
Li gupil vers le chat escrie/Ore ai mester de ta aïe (v. 20–21); à quoi le chat répond
qu’il n’a qu’à s’aider lui-même (Aïe tei!). Ainsi donc, contrairement aux textes
latins, le renard est ici lâché par son ‘compagnon’ (cfr. Historie, v. 5783–84: ‘Et il
lâcha là mon père et le laissa seul/en grande anxiété d’y perdre la vie’ : Ende liet
mynen vader alleen staen/In groten anxt sijn lijfs bevaen).19

1.4  ‘Le loup et la grue’


Dans cette quatrième fable, qui conte l’histoire du loup auquel la grue enlève un
os resté coincé dans son gosier, l’amplification ‘psychologique’ dans l’Historie est
analogue à ce que nous avons constaté dans la fable de l’âne et du chien. Ici aussi,
l’attention accrue pour ce qui se passe dans l’esprit des personnages, se situe au
moment qui prépare le passage à l’acte ou au discours ‘fautif’. Dans la version
de l’Esopet flamand le loup, après s’être laissé enlever l’os, passe sans transition
à un monologue où il fait comprendre à la grue qu’elle peut déjà s’estimer heu-
reuse d’avoir pu retirer sa tête de sa gueule; tout compte fait, c’est bien lui qui
mérite des remerciements: ‘il est bien peu raisonnable, madame la grue, celui (ou
celle) qui ne prend pas en compte le bien qu’on lui fait’.20 Dans Reynaerts historie

.  Wackers, De waarheid als leugen, p. 92.


.  Ed. Wackers, p. 248: Ende liet mynen vader alleen staen/In groten anxt sijns lijfs bevaen.
.  Ed. Stuiveling, p. 11: hi es wel onvroet/Mijn here die crane, die om tgoet/Niet en penst dat
men hem doet. (Dans la version moyen-néerlandaise, la grue est un personnage masculin:
La traduction littérale serait donc: ‘Il est bien peu raisonnable, monsieur la grue, celui qui … ’).
 Joris Reynaert

ce même moment de la narration donne lieu à un dialogue à valeur introspective:


le loup profère un gros juron et prétend que la grue lui a fait mal. La courte réflex-
ion morale, presque philosophique, qui dans l’Esopet fait fonction de seule moti-
vation, est complétée et pour ainsi dire remplacée par un mobile concret, qui non
seulement rehausse la tension interactive du moment de l’histoire, mais aussi les
possibilités d’identification pour le public.
En ce qui concerne les éléments ‘externes’ de la narration, c’est à nouveau
la situation de départ qui, dans l’Historie, est traitée avec plus d’ampleur et de
véracité. Selon son habitude, l’Esopet flamand suit la brevitas du latin et fait entrer
en scène la grue immédiatement après que le loup a formulé sa demande d’aide.
La grue ne se fait pas prier et s’exécute sans détours. Au sixième vers du poème,
le loup se trouve délivré de son embarras. Dans Reynaerts historie l’intervention
salvatrice n’aura lieu qu’au 25ème vers, l’auteur ayant ajouté comme introduc-
tion une relation sur la cause du problème que connaît le loup (son imprudente
voracité) et une scène dans laquelle le loup – avant d’en venir à la grue – tient une
ronde de consultations et se met en quête de ‘maîtres savants’ qui pourraient lui
venir en aide. Et c’est seulement à la fin, ‘après avoir cherché partout et n’ayant
trouvé aucun secours’, qu’il s’adressera à l’oiseau au long bec. L’intervention de
celui-ci, autre petit trait caractéristique, n’est pas ‘racontée’ de manière indirecte
comme dans l’Esopet (Met langhen halse quam daer een/Crane die hem trac ute
dat been: ‘passait par là une grue, qui lui retira l’os’) mais ‘montrée’ (stack synen
hals in sijn stroot: ‘introduit son cou dans sa gueule’).
Ici aussi l’analogie entre Reynaerts historie et Marie de France est frappante.
Dans la fable de Marie c’est également le moment psychologique de la motivation
qui est plus fortement accusé. À la réflexion du loup que c’est bien lui qui a accordé
une faveur en laissant la grue retirer son cou, elle aussi ajoute un motif plus con-
cret, plus reconnaissable: ‘J’ai tellement envie de ta chair:/moi, qui suis loup, je me
considère comme stupide/de ne t’avoir tranché le cou de mes dents’.21
En ce qui concerne la narration ‘extérieure’, c’est également la situation de
départ que Marie de France traite avec davantage de détails et de véracité. Ici aussi
l’histoire ne débute vraiment qu’après que le loup a tenu sa ronde de consultation.22
Il rassemble tous les animaux, convoque les oiseaux et demande s’ils connaissent
quelqu’un qui pourrait l’aider. On tient conseil, on délibère: c’est la grue qui fera
l’affaire. Comme c’est le cas dans Reynaerts historie, l’intervention chirurgicale n’est
pas contée de façon indirecte comme dans l’Esopet et les Romulus, elle est ‘montrée’
visiblement: La grue lance le bek avant /dedans la gule al malfesan (v. 17–18).

.  Fable 7, éd. Brucker, pp. 74–77.


.  Ed. Brucker, p. 75, note 4: ‘Cette idée [de 〈prendre conseil〉] ne figure dans aucun texte latin’.
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

2.  R
 eynaerts historie, l’Esopet flamand et les Fables
de Marie de France: les moralisations

Dans l’Esopet flamand la morale des fables (‘l’epimythion’) est généralement très
courte et d’un didactisme sans détours. Ce que l’histoire a conté au sujet d’un cer-
tain animal est simplement répété en des termes plus généraux et commenté ou
qualifié implicitement comme un comportement stupide, méchant, déshonorant.
En certains cas l’issue néfaste de l’histoire se suffit à elle-même comme évaluation
négative et la moralisation se limite simplement à l’application de l’exemple au
monde des humains (‘ainsi font … ’, ‘cette fable se rapporte à ceux qui … ’, etc.).
Ainsi la fable du chien et de l’âne se termine sur la leçon que ‘beaucoup de gens
convoitent ce que possèdent les autres: ils sont envieux, ils ont toujours à redire
quand quelqu’un prospère’. La fable du loup et de la grue elle aussi laisse le juge-
ment au lecteur ou à l’auditeur: ‘Ainsi trouvera son compte celui qui honore ou
fait du bien aux mauvaises gens’.23
Les moralisations correpondantes sont bien plus longues et plus explicites
dans le Dit d’Ysopet et Reynaerts historie. Ce qui frappe surtout, c’est qu’elles
s’appliquent à donner une interprétation de l’exemple dans un cadre social plus
précis. Dans l’ Historie, le commentaire final sur le comportement de l’âne ne
condamne pas simplement la jalousie de ceux qui agissent comme lui, mais se
rapporte plutôt à l’ascension sociale de certains qui ne sont pas dignes de s’élever
à un tel rang:

Où on laisse les ânes venir au pouvoir/les choses iront rarement bien,/car ils ne
s’occupent de rien d’autre/que de chercher leur propre intérêt./Pourtant on les voit
s’élever en puissance de jour en jour:/c’est ce que je déplore le plus. (v. 5747–52)24

La morale du Dit d’Ysopet est tout à fait similaire: selon Marie, la fable se rap-
porte à ceux ‘qui aspirent à un rang si elevé et à devenir les égaux de gens si haut
placés, qu’une telle ambition ne convient nullement à leur personne ni, surtout,
à leur origine’. La ressemblance est d’autant plus frappante que, comme le note

.  Esopet 17, v. 31–34: Aldus sijn vele liede die prien/Om eens anders heerscepien/Si hebbens
nijt si hebbens sprake/Dat iemen es met ghemake (éd. Stuiveling, p. 22); Esopet 8, v. 19–20: Dus
mach hi winnen die doet/Den quaden ere ende goet (éd. Stuiveling, p. 11).
.  Ed. Wackers, p. 247: Wair ezels crigen heerscappien,/Dair siet ment selden wel dyen,/
Want si op nyement en sien off roeken,/Dan hairs selfs bate zoeken./Nochtan rysen sy alle dage/
In machten, dits dat ic meest clage. Dans ce qui précède, il est pourtant clair que l’Historie est
tributaire de l’Esopet.
 Joris Reynaert

Charles Brucker dans son édition, ‘aucune des idées figurant dans la moralité
française ne se rencontre dans les versions latines’.25
L’histoire du loup et de la grue, de sa part, ne donne pas à réfléchir sur
l’ingratitude des hommes en général, mais constate avec aigreur qu’on voit par-
tout les mauvais s’élever. Comme le loup récompensa la grue, ainsi ‘les fripons
récompensent ceux qui les servent ( … ). Là où on laisse monter les malicieux, la
justice et l’honneur dépérissent’ (Historie, v. 5872–75).26
La moralisation que Marie donne à cette même fable prend également une
tournure de critique sociale. Dans sa version, le loup ingrat ne représente pas les
méchants en général, comme dans l’Esopet flamand et les Romulus, mais très spéci-
fiquement le mauvais seigneur: ‘Si l’homme pauvre l’honore de ses services et puis
demande sa récompense, il n’aura jamais rien d’autre que l’ingratitude; sous pré-
texte qu’il se trouve en son pouvoir, il doit le remercier d’être en vie’. Plutot que
l’ingratitude comme telle, la moralisation de Marie concerne l’abus de pouvoir.27

3.  Analogie et affinité

Résumons. En comparaison avec l’Esopet flamand, les adaptations des fables


ésopiques dans Reynaerts historie présentent quelques ressemblances frappantes
avec celles de Marie de France. Ces ressemblances concernent en premier lieu
la narration. Les deux adaptations ajoutent des détails spécifiques et concrets
sur la vie intérieure des personnages, ainsi que sur les circonstances externes de
l’histoire. Ces additions ne changent rien aux données de base et au déroulement
de l’histoire, ils la rendent simplement plus vive, plus authentique, plus recon-
naissable, lui confèrent plus de crédibilité en rehaussant sa cohérence logique et
psychologique. En plus de ces additions analogues sur le plan de la narration, les
deux auteurs se rejoignent dans leurs moralisations. Dans la tradition des Romu­
lus (à laquelle se joint l’Esopet flamand)28 les moralisations, très généralement
humaines, sont formulées en termes de bien et de mal ou de raison et de dérai-
son. Chez Marie de France et l’auteur de l’Historie elles sont plus spécifiquement

.  Ed. Brucker, p. 105.


.  Eens lonen scalcken hare knecht ( … )/Wair men den scalc laet risen,/So gaet te niet recht
ende eer. Ed. Wackers, p. 252.
.  Fable 7; éd. Brucker, pp. 74–77.
.  Avec, bien entendu, les adaptations évidentes des éléments antiques au contexte féodal et
chrétien du moyen âge. Pour les aspect ‘christianisants’, voir Derendorf, ‘Anmerkungen zum
mittelniederländischen Esopet’, pp. 285–308 (pp. 298–305).
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

adaptées au contexte social: elles font allusion aux thèmes de la descendance, de


l’ambition et de la montée sociale, du pouvoir et de l’abus de pouvoir.
En ce qui concerne Marie de France, il s’agit ici de caractéristiques bien connues,
qui se laissent expliquer assez facilement et que l’histoire littéraire a d’ailleurs observées
depuis un certain temps. Bien que l’identité exacte de l’auteur du Dit d’Ysopet soit en
partie toujours incertaine, nous sommes assez bien informés sur le milieu et le public
qui ont donné naissance à cette collection de fables. Marie a écrit ses fables – selon ce
qu’elle-même nous apprend dans son épilogue – pour un certain comte Willame, que
nous pouvons avec assez bien de vraisemblance identifier à Guillaume le Maréchal
(nous le connaissons grâce à l’ouvrage de Georges Duby29), un personnage important
de l’entourage du roi Henri II Platagenêt.30 Il est donc naturel qu’elle ait orienté ses
fables vers des situations narratives et des considérations éthiques qui auraient eu un
semblant de réalité et de pertinence pour son public aristocratique. Certaines addi-
tions sur le plan de la concrétisation ‘matérielle’ trouvent également là leur origine:
beaucoup de détails ajoutés tendent à conférer plus de vraisemblance et de visibilité à
l’histoire en se référant aux contextes social et matériel contemporains.
En outre, il faut supposer à ces fables de teneur aristocratique un fonction-
nement différent de celui de ses modèles latins. Les versions latines avaient au
moyen âge, si je puis me permettre cette généralisation, en premier lieu une fonc-
tion didactique.31 S’il ne s’agissait pas déjà tout simplement de matière première
en vue de l’enseignement grammatical, l’interprétation du texte comme exemplum
de conduite morale ou religieuse en formait la vraie finalité. Nul besoin, dans ce
contexte, de raviver les couleurs de l’histoire ou d’adapter celle-ci dans le sens
d’une plus grande véracité ni de créer un décor plus contemporain et plus recon-
naissable pour les ‘lecteurs’. Bien que nous n’ayons pas d’informations précises
sur le contexte et l’intention fonctionnelle de l’Esopet flamand, il semble très pro­
bable que la collection médio-néerlandaise fût également conçue dans un cadre
et dans un but pédagogique. L’auteur traduit ses exemples avec fidélité et, dans
les limites de cette fidélité, avec verve et vivacité, mais n’ajoute rien ou en tout cas
fort peu qui puisse rendre l’histoire plus captivante ou plus reconnaissable, et plus
charmante aux yeux d’un public non scolaire. Ce qui prime ici c’est également la
‘leçon’, et non le ‘plaisir du texte’.

.  G. Duby, Guillaume le Maréchal ou Le meilleur chevalier du monde (Paris, 1984).


.  Ed. Brucker 1991; p. 2–3; l’identification du ‘comte Willame’ reste, il est vrai, en fin de compte
incertaine (cfr. R. Howard Bloch, The Anonymous Marie de France (Chicago – London, 2003),
pp. 5–6 et les renvois note 19).
.  E. Wheatley, Mastering Aesop. Medieval education, Chaucer, and his followers (Gainesville
[etc.], 2000), plus précisément pp. 52 et suivantes.
 Joris Reynaert

Dans les fables de Marie, par contre, l’aspect esthétique prend nettement le des-
sus. L’entourage d’Henri II Plantagenêt était un des foyers les plus importants de la
culture courtoise naissante vers le milieu du 12ème siècle. On peut supposer que le
caractère plus esthétique, plus porté sur le delectare que sur le docere des adaptations
de Marie, fut en partie déterminé par le goût et les attentes de son public. En plus,
bien sûr, Marie de France est une conteuse de grand talent. C’est en partie aussi grâce
à ce talent qu’elle a si merveilleusement su convertir les ‘exemples’ plutôt insipides de
la tradition des Romulus en récits vivants et esthétiquement plaisants.
Tout compte fait, ce sont les mêmes aspects qui caractérisent la position du
renard dans son rôle de fabulateur à la cour dans Reynaerts historie. Lui aussi est
un conteur habile, qui, selon la logique interne de l’histoire, s’adresse à un public
aristocratique, qui sait apprécier luxe et standing: les objets que le renard prétend
avoir envoyés au roi et à la reine sont de beaux échantillons de la culture matérielle
de l’aristocratie courtoise de l’époque. En outre, cette cour ne se composerait pas
non plus d’auditeurs qui écouteraient docilement des fables dans le seul but d’être
instruits dans la sagesse et le bon comportement. En tout état de cause, là ne serait
pas le dessein du renard: ce qu’il a en vue, c’est de se créer l’occasion de livrer son
propre commentaire sur certains aspects du pouvoir au plus haut niveau du monde
féodal. On peut difficilement nier qu’il existe une certaine analogie dans les positions
des narrateurs Marie de France, dans son biotope aristocratique réel d’une part, et le
renard-conteur de Reynaerts historie, dans son contexte fictionnel d’autre part.
Nous pouvons, du reste, étendre l’analogie à l’auteur même de l’Historie.
Pour commencer, il va de soi que son projet était de conception littéraire, et non
pédagogique. Il rejoint également Marie en ce qui concerne son public et son con-
texte social. Si nous suivons Paul Wackers dans son hypothèse sur le public et la
fonction première de l’Historie, il s’agirait du milieu de la cour bourguignonne,
des dirigeants et des dignitaires des Pays-Bas dans la première moitié du XVème
siècle, ou tout au moins d’un public qui aurait été au courant des agissements et
des intrigues au plus haut niveau.32 L’auteur lui-même aurait donc fait partie de ce
cercle du pouvoir, ou s’en serait au moins trouvé si près qu’il aurait pu en parodier
les mœurs dans l’œuvre qu’il nous a laissée.
L’auteur de l’Historie et Marie de France, bien que séparés par un peu plus de
deux siècles, ont donc des positions très analogues par rapport au contexte, à la
finalité esthétique, et probablement aussi au public de leurs fables. Cela explique
sans doute pour une part pourquoi et comment l’Historie s’écarte sur plusieurs
points du texte de l’Esopet flamand pour s’associer aux fables du Dit d’Ysopet.
Mais peut-on tout expliquer par cette analogie?

.  Ed.Wackers, pp. 340–347.


Les fables insérées dans Reynaerts historie 

4.  Une relation intertextuelle directe?

La comparaison que nous avons faite jusqu’ici entre les quatre fables sur le miroir
dans Reynaerts historie et les fables correspondantes dans le Dit d’Ysopet nous a
déjà révélé quelques details qui portent à croire que l’auteur de l’Historie a connu
le texte de Marie de France de première main. Le parallélisme à la fin de la fable de
‘l’âne jaloux du chien’, où l’âne est battu, non par son maître et un seul serviteur,
mais par toute une bande de domestiques armés de bâtons, et retourne ensuite vers
son étable, est si frappant (l’âne nous pardonnera l’expression), qu’il serait difficile
d’admettre qu’on ait affaire à une analogie accidentelle. Il n’empêche que, même
avec de telles ressemblances à première vue tout à fait convaincantes, prudence
s’impose, comme nous le verrons ci-dessous. Dressons donc la liste des éléments
qui pourraient accréditer l’hypothèse d’une relation directe.
Comme nous l’avons vu, la série de représentations sur le miroir se réfère
à quatre fables ésopiques. Trois seulement se retrouvent dans l’Esopet flamand.
La fable du chat et du renard ne s’y trouve pas. Dans ce cas, Reynaerts historie
n’est donc certainement pas tributaire de l’Esopet, mais, éventuellement, de Marie
de France (entre autres): le renard donne à l’histoire une tournure spécifique,
qui se rapproche plus de Marie de France que des possibles exemples latins. La
comparaison que nous avons faite jusqu’ici ne permet pas d’aller plus loin dans
nos conclusions.
Dans les trois autres fables, celles qui se trouvent aussi dans l’Esopet flamand,
les indications sont plus nettes. Pour deux de celles-ci, qui font également partie
du Dit d’Ysopet, nous pouvons comparer les trois versions, comme nous l’avons
d’ailleurs déjà fait en ce qui concerne leurs modes de narration et de moralisation.
Nous en venons ainsi aux ressemblances plus concrètes, qui pourraient être autant
d’indications pour une connaissance directe des fables de Marie par l’auteur de
l’Historie. Mais au préalable encore cette remarque concernant la seule fable qui
manque chez Marie de France (‘le cheval et le cerf’): dans ce cas, la ressemblance
entre Historie et Esopet est à peu près complète (Wackers 1981: ‘extremely close’)
et en tout état de cause beaucoup plus nette que dans les deux autres cas. Cela se
reflète déjà dans le fait que les deux textes sont de longueur à peu près égale, ce
qui contraste avec l’amplification considérable donnée aux autres fables.33 Il pour-
rait, bien sûr, s’agir là d’un effet de hasard. Mais la cause pourrait aussi se trouver

.  Dans les autres cas, le nombre de vers redouble dans les versions de l’Historie. Pour
‘le cheval et le cerf’ la longueur reste dans des proportions comparables (34 vers contre 40).
Cfr. notre note 3 ci-dessus.
 Joris Reynaert

dans le fait que dans ce cas-ci, le remanieur n’avait pas d’autre modèle que son
précurseur flamand.
L’accord entre Marie de France et Reynaerts historie est surtout remarquable
à la fin de l’histoire de ‘l’âne jaloux du chien’: plusieurs serviteurs accourent, munis
de bâtons et, après sa raclée, l’âne s’en retourne à son étable. La ressemblance
est d’autant plus étonnante lorsqu’on tient compte de la remarque de l’éditeur et
traducteur des fables de Marie, Charles Brucker, que ‘cette ultime étape de la souf-
france de l’âne n’est évoquée nulle part’.34 Cette observation n’est pourtant pas
entièrement correcte. La version latine qui se trouve dans le codex Burneianus,
par exemple, a une présentation tout à fait similaire: 
Clamore autem domini concitatur omnis familia . Fustes arripiunt et lapides.
asinum faciunt debilem . membris costisque fractis . Sic abiciunt ad presepia.35

Contrairement à ce que la note de Ch. Brucker pourrait suggérer, cette scène n’est
donc pas propre à Marie de France. Comme détails communs aux deux versions
en langue vulgaire, il reste néanmoins que dans les deux cas l’âne lui-même revient
à son étable (sa propre étable: vient a sa stable; op sinen stal; le latin parle d’étables –
presepia – en général), tandis que dans le texte latin ce sont les serviteurs qui, en le
battant, le renvoient aux étables (abiciunt ad presepia). L’analogie dans ces derni-
ers details pourrait du reste aussi s’expliquer par la tendance (constatée ci-dessus)
qu’ont les deux textes en langue vulgaire à amplifier la focalisation interne, par le
biais des personnages eux-mêmes.
Pour ‘le loup et la grue’ les particularités significatives sont un peu plus nom-
breuses. Contrairement aussi bien à l’Esopet flamand qu’aux textes du Romulus
que j’ai pu consulter,36 les versions de Marie et de l’Historie accentuent dès le
début, tout de suite après avoir indiqué la situation, la douleur que ressent le loup
(M.d.F.: e quant el col li fu entrez/mut durement en fu grevez; Historie: Een been
dwars in sijn keel/Dair hi om leet smerten veel). À partir de là, la conclusion qu’il
faudra s’adresser à un médecin s’impose d’elle-même. Dans l’Esopet  – comme
dans les textes latins – l’affaire est simplement présentée comme un problème de
‘mécanique’, plutôt que de médecine. Dans Reynaerts historie le loup se met tout
de suite à réclamer des ‘maîtres savants’ (meysters vroet): des savants en médecine,
cela va de soi. Il est possible, comme l’a suggéré Paul Wackers, que la scène a été
inspirée par un certain anti-intellectualisme, une aversion pour la science scolaire,

.  Ed. Brucker 1991, p. 105, note 14.


.  Romulus, éd. Österley, p. 49.
.  L. Hervieux, Les fabulistes latins. Depuis le siècle d’Auguste jusqu’à la fin du moyen âge
(Paris, 1884–1899), vol. II, pp. 250–251, 287, 306, 367 et 382; Romulus, éd. Österley, pp. 42–43.
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

dont l’auteur de l’Historie fait aussi preuve en d’autres lieux.37 Mais on ne peut,
d’autre part, nier le fait que la scène de la ‘recherche d’un médecin’ (que l’Esopet
flamand n’a pas) soit bel et bien déjà présente chez Marie de France: puis ad fet a
tuz demander/si nul le seit mediciner (v. 7–8).
Lorsqu’avec le personnage de la grue le spécialiste qualifié entre en scène,
le loup, dans les versions de Marie de France et de l’Historie, lui promet une
grande récompense, ce qui pour le cours de l’histoire n’est que logique: ainsi
la grue pourra, après service rendu, exiger son dû. Dans l’Esopet flamand et les
Romulus, par contre, la promesse du loup est placée tout au début de l’histoire
ou elle s’adresse (en l’absence de la grue d’ailleurs) à tous ceux qui pourraient lui
venir en aide. Encore une fois, il s’agit ici d’un renforcement de la logique interne
de l’histoire dans les versions plus élaborées. Mais la concordance n’en est pas
moins précise.
En plus, les vers 5849 et 5863 de Reynaerts historie contiennent des formules
spécifiques qui rappellent le texte de Marie de France. Au vers 5849 il est question
d’une grue ‘qui avait un cou et un bec long’ (Die enen langen hals had ende bec).
La combinaison du cou et du bec figure également dans les Fables de Marie: le col
ad lung e le bek gros. Dans l’Esopet flamand la grue a seulement un long cou (Met
langhen halse quam daer een/Crane … , ce qui est repris pratiquement mot à mot
du latin: gruis collo longo). Au vers 5863 le loup traite la grue de ‘fou’ (rappelons
que l’animal est masculin dans la version flamande), parce qu’elle prétend avoir
droit à sa récompense, tandis qu’elle devrait plutôt être pleine de gratitude d’avoir
pu retirer sa tête de la gueule du loup: Nu hoort desen geck (‘entendez-moi donc ce
fou/cette folle’). Une expression correspondant au moyen-néerlandais geck (fou,
folle), ou une représentation qui y ferait allusion, n’apparaissent ni dans l’Esopet
flamand, ni dans les textes latins que j’ai pu consulter.38 L’équivalent se retrouve
par contre bel et bien chez Marie de France: ‘Tu es’, fet il, ‘fole pruvee/quant de mei
es vive eschapee,/que tu requers autre luër, … ’.39
Il est pour le moins tentant de conclure que l’auteur de Reynaerts historie a
connu, en plus de l’Esopet flamand, les fables de Marie de France. Mais la pru-
dence reste de mise: les points communs entre les deux auteurs ne sont pas de
nature si exclusive qu’une relation directe s’imposerait inéluctablement. Certaines
concordances peuvent toujours être dues au hasard ou à l’analogie de vision ou
d’intention; d’autres à la parenté (même éventuellement lointaine) des modèles

.  Wackers, ‘The use of fables’, p. 471.


.  Hervieux, Les fabulistes latins, II, pp. 250–251, 287, 306–307, 367, 382; Romulus, éd.
Österley, p. 42.
.  Ed. Brucker, p. 76.
 Joris Reynaert

des deux traductions. Dans ce contexte, une piste en particulier demande ici notre
attention. Dans le premier volume de sa monumentale étude Les fabulistes latins,
L. Hervieux distingue, en plus d’un hypothétique Romulus qui aurait été le ‘grand-
parent’ du texte de Marie de France (par l’entremise d’une traduction anglaise),
un dérivé latin de ce ‘Romulus de Marie de France’.40 L. Hervieux n’a pas vraiment
pris en considération la question de savoir si ce ‘dérivé latin’ se rattache directe-
ment au modèle de Marie de France, ou s’il a pu être (en partie) inspiré par le Dit
d’Ysopet lui-même. Dans les recherches plus récentes, cette dernière possibilité est
bel et bien prise au sérieux: il s’agirait plutôt d’une ‘retraduction’ du Dit d’Ysopet
en latin, avec des additions provenant d’autres collections latines.41 Cette ques-
tion n’a en soi pas d’importance pour notre propos, mais dans les deux cas il
est clair que le ‘dérivé du Romulus de Marie de France’ est un proche parent du
Dit d’Ysopet. Cette branche de la tradition serait représentée par cinq manuscrits
conservés, entre autre par le ms. Bruxelles, B.R. 531–539, dont Hervieux donne
le texte intégral dans le deuxième volume de son ouvrage. Quand on compare
cette version de la collection ésopique avec les fables de Marie, les ressemblances
sont en effet frappantes. En plus, ces ressemblances se manifestent exactement
aux endroits (et souvent avec un sens similaire) où nous avons constaté ci-dessus
des rapports entre Marie et Reynaerts historie. Ainsi, dans cette version les pensées
de l’âne sont également ‘lues’ à partir d’une perspective psychologique incisive
(comp. ci-dessus, p. 110–111).
Vidit itaque Asinus quae fiebant cum Cane, et ait intra se [nous soulignons]:
Stolidus plane sum ego, quod Domino meo non applaudo, non arrideo, nec
occurro ei, sicut canis iste de more facit.42

Ici aussi, ce sont plusieurs serviteurs qui à la fin battent l’âne avec des bâtons: sic
eum tractantes ut vix semivivus evaderet.
Dans la fable du loup et de la grue, le texte du manuscrit bruxellois comporte
la scène typique de la consultation préalable, avec la demande d’aide explicite à
l’adresse d’une personne qui serait de la profession médicale: 
bestias adesse jussit, cupiens ab aliqua laboris sui et periculi audire consilium.
Quaesivit ergo si aliqua artem medendi novisset, qua sibi subvenire posset.43

.  Hervieux, Les fabulistes latins, I, p. 586 et suivantes.


.  Schippers, Middelnederlandse fabels, p. 130 (le ‘dérivé latin’ d’Hervieux est indiqué ici par
le sigle LBG, d’après les lieux où les manuscrits sont conservés: Londres, Bruxelles, Göttingen).
.  Hervieux, Les fabulistes latins, II, p. 510.
.  Hervieux, Les fabulistes latins, II, p. 504.
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

Et comme chez Marie de France, l’epimythion applique l’exemple aux relations


entre riches et pauvres, seigneurs et serviteurs: sic divites, superbi et inmites de
pauperibus faciunt, qui sub eis sunt et sub eis serviunt.44
À première vue, ce qui apparaît ici semble sérieusement invalider notre
hypothèse concernant la parenté entre Marie de France et Reynaerts historie:
l’auteur flamand aurait donc tout aussi bien pu emprunter les éléments par
lesquels il s’éloigne de son modèle (l’Esopet moyen-néerlandais) à la tradition
latine. Mais en y regardant de plus près, les ressemblances entre les trois textes
sont de telle nature qu’elles nous apportent aussi quelque soutien: elles ne peuvent
au fond s’expliquer que par une forme de connaissance textuelle directe. Ne
serait-il en effet pas tout à fait bizarre que l’auteur de Reynaerts historie, en rema-
niant de façon indépendante les fables de l’Esopet, aurait en divers endroits trouvé
exactement ces détails-là par lesquels Marie de France et la tradition représentée
par le manuscrit bruxellois se tendent la main?
Toute la question serait donc de savoir à laquelle des deux traditions les fables
de Reynaerts historie se rattachent. Une comparaison un peu plus poussée nous
semble en fin de compte donner l’avantage à Marie de France. Certes, cela con-
cerne alors des détails de faible portée narrative. Dans la fable du loup et de la
grue nous notons dans le ‘dérivé latin’ les variations suivantes à l’égard de détails
qui relient Marie de France à Reynaerts historie: à l’occasion de la ‘consultation’
préliminaire, une vulpecula (petite renarde) prend la parole, intervention qui
fait défaut dans les deux autres versions; la grue demande une récompense avant
d’intervenir, alors que dans les versions en langue vulgaire c’est le loup qui promet
spontanément sa récompense; l’intervention de la grue n’est pas ‘montrée’, mais
seulement mentionnée de façon discursive; il n’y a pas d’équivalent de geck et folle
pruvée. Dans la fable de l’âne jaloux du chien, il manque dans le manuscrit de
Bruxelles la référence à l’étable et la moralisation à propos de l’ascension sociale,
deux traits typiques de nos versions en langue vulgaire: le texte latin reprend ici
la leçon traditionnelle que nul ne peut se dérober à sa nature: Sic multi, cupientes
naturam suam fallere, intromittunt se de talibus quae natura non concessit, et sibi
inutiles inde redduntur et aliis viles.45 Finalement, dans l’adaptation de la fable
du cheval et du cerf, qui manque dans le Dit d’Ysopet, je ne vois rien en quoi
Reynaerts historie pourrait être redevable à la tradition latine parallèle. Comme
nous l’avons vu ci-dessus, pour cette fable Reynaerts historie suit l’Esopet flamand
de très près. La seule différence significative par rapport à ce modèle concerne

.  Notons encore que la fable du cheval et du cerf, qui est absente du Dit d’Ysopet, apparaît
bel et bien dans le manuscrit bruxellois: Hervieux, Les fabulistes latins, II, pp. 566–567.
.  Hervieux, Les fabulistes latins, II, p. 511.
 Joris Reynaert

l’identité du personnage de ‘l’homme’ de l’Esopet. Dans Reynaerts historie il s’agit


d’un berger, dans le manuscrit bruxellois d’un chasseur (venator), ce qui dans le
contexte donné est tout à fait logique: le remanieur flamand n’aurait sans doute
pas changé ce détail s’il avait eu cette version pour modèle.46
Est-il plausible que le poète moyen-néerlandais ait connu les fables de Marie
de France? Il va de soi qu’un auteur qui, comme celui de Reynaerts historie, satirise
certains aspects de la vie à la cour bourguignonne et qui donc était au courant
de ce qui s’y passait, connaissait aussi certains textes de la littérature française.
Réflexion faite, cela ne fait d’ailleurs aucun doute, puisque la deuxième partie
de l’Historie, c’est-à-dire ce que le remanieur a ajouté lui-même à Van den vos
Reynaerde, est une traduction du Duel judiciaire, la branche VI du Roman de
Renard. Si l’acrostiche DISMUUDE, qui se trouve à la fin de l’Historie, signale,
comme le pense A. Berteloot, un auteur issu de la famille yproise Van Diksmuide,
par exemple un des deux chroniqueurs Olivier ou Jean de Diksmuide, il est évident
qu’un tel auteur aurait été en contact plus ou moins permanent avec la langue et la
culture françaises.47 Plus encore que dans les autres villes flamandes, l’aristocratie
et l’intelligentsia yproises ont dû être bilingues franco-flamandophones.48 Il est
donc tout à fait possible qu’on ait connu dans ce milieu les fables de Marie de
France. Celles-ci suscitaient en tout cas au temps des chroniqueurs encore un cer-
tain intérêt dans le sud des Pays-Bas, puisque la copie du Dit d’Ysopet conservée à la
Bibliothèque Royale de Bruxelles sous le numéro 10295–304, fut transcrite par un

.  Ajoutons encore que la fable du chat et du renard (cfr. p. 113 ci-dessus) se trouve bel et
bien­ dans cette collection du ‘Romulus de Marie de France’ (Hervieux, Les fabulistes latins, II,
p. 578–579). Je ne vois dans ce texte aucune différence par rapport à Marie de France qui pour-
rait nous faire croire que Reynaerts historie s’en serait inspirée, plutôt que du texte français, ni
à vrai dire d’indications réelles pour le contraire. Notons néanmoins ce détail, que la version en
moyen néerlandais ne mentionne pas le nombre d’astuces que le renard prétend avoir dans son
sac, tandis que le latin et certains manuscrits des fables de Marie en mentionnent respective-
ment quatre-vingt et cent. Plusieurs autres manuscrits des Fables ne précisent pas cette quantité
et s’apparentent donc sur ce point à la version de Reynaerts historie.
.  A. Berteloot, ‘Een vos uit Ieper?’, Neerlandica extra muros 31 (1993), pp. 38–44.
.  Les comptes de la ville d’Ypres sont en français jusqu’en 1325; en néerlandais de 1325 à
1329, ce qui s’expliquerait par la ‘prise de pouvoitr par la démocratie en 1325’; les comptes d’après
1329 n’ont pas été conservés. Les comptes du bailli sont en néerlandais sous le gouvernement
de Louis de Male (1346–1384). À partir de 1385 ils sont à nouveau en français, comme au début
du XIVe siècle. Pour autant qu’il subsiste des chartes individuelles, celles-ci sont en français
(à partir de 1300; en latin jusque là). (W. Beele, Studie van de Ieperse persoonsnamen uit de
Stads- en de baljuwsrekeningen 1250–1400 (Handzame, 1975), I, pp. 21–30.
Les fables insérées dans Reynaerts historie 

copiste professionnel à Ath en Hainaut en 1428.49 Par ailleurs, une étude récente
de Paul Wackers vient de démontrer que par l’iconographie Reynaerts historie se
rattache directement à la tradition de l’épopée animale du nord de la France: le
cycle d’illustrations prévues pour le manuscrit B du texte flamand (qu’on peut
facilement reconstruire à partir des espaces réservés pour les miniatures et à partir
de certaines notes marginales) paraît inspiré par les enluminures du manuscrit de
Paris, BN, f.fr. 12584; le ‘Ms. I’ du Roman de Renard, confectionné entre 1375 et
1450 dans le sud de la Flandre ou dans le pays francophone avoisinant.50
Dans son livre The Anonymous Marie de France (2003) Howard Bloch pro-
pose une image des fables de Marie de France qui, à plusieurs égards, rappelle
l’interprétation que Paul Wackers avait, dans De waarheid als leugen (La vérité
comme mensonge, 1986) proposée pour Reynaerts historie. Pour Bloch, les fables
de Marie se montrent particulièrement attentives à la parole en action (speech acts)
et à l’éthique du langage (ethics of language).51 Fausses accusations, vantardises,
louanges et flatteries, promesses, serments, plaidoiries, prières et suppliques, bons
et (surtout) mauvais conseils et, par-dessus tout, toutes sortes de mensonges y
donnent le ton, de manière bien plus ample et plus expresse que ce ne fut le cas
dans la tradition latine qui précède. C’est cette même attention aiguë portée aux
relations de puissance et d’impuissance dans les discours, aux usages et abus de la
parole, que nous retrouvons dans Reynaerts historie, à partir, il est vrai, d’un point
de vue beaucoup plus cynique, ou pour le moins plus pessimiste que celui de la
poétesse de langue française. Il me paraît donc tout à fait plausible que celle-ci ait
en partie inspiré l’exploitation typiquement critique que l’auteur de Reynaerts his­
torie a faite non seulement de la tradition ésopique dans les fables insérées, mais
aussi du genre de l’épopée animale en ce qui concerne la totalité de son récit.

Adresse d’auteur
Avennesdreef 10
9031 Gent (Drongen)

joris.reynaert@ugent.be

.  J. Van den Gheyn, Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Royale de Belgique, Tome
cinquième. Histoire – Hagiographie (Bruxelles, 1905) pp. 347–350.
.  P. Wackers, ‘’Much Ado about Nothing’. Remarks on the Projected Illustration Cycle of
Ms. B of Reynaerts historie’, Reinardus 16 (2003), pp. 195–208.
.  R.  Howard Bloch, The Anonymous Marie de France (Chicago  – London 2003), p. 119
et suivantes (speech acts) et p. 131 et suivantes (ethics of language).

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