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Conférence

Thème :

A la re-découverte d’une œuvre littéraire historique du continent africain : L’aventure ambigüe de


Cheikh Hamidou Kane, un entre-deux au carrefour des traditions et de la modernité.

Auteur :

Serge Nguiffo Kayim SJ ; Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius ; Université Loyola du Congo.

Abstract :

L’aventure ambigüe est plus qu’un ouvrage incontournable de la pensée littéraire classique et historique
de l’Afrique. A travers l’abstruse histoire de Samba Diallo, Cheikh Hamidou Kane y met en exergue,
philosophiquement et littérairement, une urgence toujours actuelle des sociétés africaines : celle d’une
nécessaire symbiose continue entre nos traditions culturelles et la modernité contemporaine.

INTRODUCTION

Auteur de plusieurs œuvres 1, Cheikh Hamidou Kane est une grande figure de l’intelligentsia
africaine, devenu légendaire grâce au succès populaire de son premier ouvrage L’Aventure ambigüe qui
reçut le « Grand prix littéraire d'Afrique noire » en 1962. Comme le nom l’indique, L’Aventure ambigüe
est un roman d’aventure et de voyages rocambolesques. Les personnages majeurs sont Samba Diallo
(personnage principale), Le chevalier (papa de Samba Diallo), le chef du « pays des Diallobés » (l’actuel
Sénégal), Thierno (le maitre spirituel et enseignant de l’école coranique), La Grande royale (sœur du
chef) et Pierre-Louis (un avocat antillais rencontré par Samba Diallo à Paris). Divisé en deux parties, le
roman de Cheikh Hamidou Kane relate avec une clairvoyance remarquable, l’abstruse histoire de Samba
Diallo confronté au choc et à l’interpénétration des cultures africaines et occidentales. La première
partie est constituée de neuf chapitres et la seconde de dix. Brièvement, dans l’œuvre il est question
d’un jeune garçon Samba Diallo, plein de qualités, qui débute son éducation par l’étude coranique chez
un maitre islamique répondant au nom de Thierno. Ayant grandi, Samba Diallo fut envoyé, sous
l’impulsion de La Grande Royale, à l’école ‘’nouvelle’’ (occidentale) malgré les réticences du maitre
coranique, afin d’ « apprendre à vaincre sans avoir raison ». Arrivé à Paris pour poursuivre ses études
dans un nouveau cadre de vie qu’il trouve bien différent de celui dont il est issu, Samba Diallo y excelle
et fait plusieurs connaissances qui concourent à son avantage. Retourné chez lui au pays des Diallobés,
Samba Diallo sera assassiné par un fou, et c’est où s’arrêtera son aventure ambigüe. Pour
l’approfondissement de la compréhension de ce grand ouvrage de la littérature classique du continent

1
L’aventure ambigüe (Julliard, 1961), Les Danseuses d’impé-eya : Jeunes filles à Abidjan (Inades, 1976), Les Gardiens du
Temple (Stock, 1995 / Nouvelles éditions ivoiriennes, 1996) et Sénégal, portraits (Riveneuve, 2009).

1
africain, plusieurs points nécessitent une attention particulière. Primo, le cadre spatio-temporel de
naissance de L’Aventure ambigüe. Secundo, le personnage principal qu’est Samba Diallo. Tertio, le
schéma actanciel de l’œuvre et la position du narrateur. Quarto, les remarquables portées historique,
esthétique et philosophique dudit ouvrage.

1) LE CADRE SIGNIFICATIF DE LA NAISSANCE DE L’AVENTURE AMBIGUE.

La période au milieu du XXème siècle, qui inspira Cheikh Hamidou Kane et qui vit naître
L’aventure ambigüe, appartient typiquement à la fameuse époque de la décolonisation du continent
africain. Une époque, parsemée de moult péripéties politiques, où la plupart des pays africains avait su
obtenir leur indépendance légale vis-à-vis de leurs colonisateurs et empiété ipso facto sur l’hégémonie
occidentale. Que ce soit au Sénégal où est originaire L’aventure ambigüe, au Cameroun, en RDC, au Mali,
au Togo, etc., la soif de l’émancipation fut la même. Baptisée « période de l’Afrique » par la tradition, au
regard de la brulante actualité africaine qui donnait une nouvelle orientation à la géopolitique
contemporaine, cette période est bien restée immatriculée dans les annales de l’histoire du monde en
général et de l’Afrique en particulier. A la fois sanglant et pacifique, l’avènement des indépendances
africaines matérialisait ainsi la fin théorique et légale de la colonisation et de l’impérialisme des
occidentaux en terre africaine. Ce fut, approximativement, une véritable période de réveil de l’Afrique et
de l’africain. Une période où les pays noirs arrivaient, enfin, à se défaire en bonne partie de la
chosification organisée par les colons blancs. Cette époque digne d’admiration, vu la réelle prise de
conscience de la valeur et de la place de l’africain par l’africain lui-même, véhiculait un message très
fort : celui de l’égalité en droit qui doit nécessairement exister entre les hommes, indépendamment de
leurs races ou de leurs appartenances culturelles.

Il est inéluctable que la corrélation existentielle qui règne entre L’aventure ambigüe et son
contexte de naissance demeure très révélateur. C’est dans une situation tumultueuse, de lutte
antagoniste entre cultures africaines et cultures occidentales, pleine d’effervescence et de quête
d’identité essentiellement africaine, que L’aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane verra le jour. On
pourrait même parler d’une véritable époque de « choc des cultures », ceci dans la même ligne de
pensée que Samuel Huntington2 qui a su analyser si bien le choc contemporain des civilisations. Bref,
l’influence majeure que le contexte socio-politique du milieu du XXème siècle a eu sur la construction
substantielle de L’aventure ambigüe est remarquable, ceci d’autant plus que ledit roman décrit
textuellement, sans le dire directement, la relation antagoniste qui régnait autrefois et continue à
régner aujourd’hui entre les cultures africaines et occidentales. La description du personnage principal
dudit roman, à savoir Samba Diallo, permet de justifier davantage cette assertion sur la réalité
pragmatique de l’œuvre.

2
Voir le Choc des civilisations (1996), l’excellent ouvrage de Samuel Huntington.

2
2) SAMBA DIALLO : LE PERSONNAGE PRINCIPAL ET SON HISTOIRE.

Le personnage principal de L’aventure ambigüe est bel et bien Samba Diallo. De l’ethnie peuhl
installée en Afrique de l’Ouest, musulman originaire du pays des « Diallobés » qu’est le Sénégal, et de la
lignée royale de cette région traditionnello-sénégalaise, Samba Diallo est un jeune garçon doté
d’intelligence et de clairvoyance. A l’esprit éveillé et très apprécié par ses parents, ses éducateurs et son
entourage, Samba Diallo incarne les jeunes africains excellents et bardés de talents. Il est, à l’école
coranique (école traditionnelle, africaine) comme à l’école nouvelle (école moderne, occidentale), un
exemple d’élève ou d’étudiant assidu et docile, très intéressé à ce qu’il étudie et apte à s’adapter aux
différents défis et circonstances dans lesquels il pourrait se trouver. C’est aussi un spécimen des
adolescents africains passionnés par les aventures et les découvertes nouvelles, hostiles au statu quo
culturel et à l’inertie intellectuelle qui génère l’inculture ou la perte des profondeurs.

Samba Diallo dans le premier épisode de l’œuvre est un tout petit gamin de 6 ans confié par son
papa biologique (Le Chevalier) à un sévère éducateur (Thierno) de l’école coranique qui, parfois sans
raison, porte la main abusivement sur lui. Condamné à la mémorisation et à la récitation des passages
du Coran, même sans comprendre ce que ces passages veulent dire, Samba Diallo montre vis-à-vis de
son éducateur-bourreau un sentiment de docilité et de non-révolte remarquable. Devenu mature
humainement et intellectuellement, donc ayant atteint l’âge et l’équilibre psychologique requis pour
aller à l’école nouvelle, notre héro quitta son maitre coranique sous l’impulsion de La Grande Royale
(parente au chef de la tribu des Diallobés) qui le stimule, en œuvrant malgré les vents et marées, pour
qu’il aille apprendre la magie des blancs, c’est-à-dire « l’art de vaincre sans avoir raison ». Pour La
Grande Royale, la confiance aux occidentaux doit être plus que radicale. C’est la raison pour laquelle, en
se battant pour que Samba Diallo aille à l’école occidentale, elle n’hésite d’affirmer ce qui suit : « ce que
je propose c’est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits
prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre »3. Une fois à l’école occidentale, Samba
Diallo brille davantage par son intelligence et son sens amical. Apprécié et admiré comme toujours, le
jeune garçon sera récompensé par une bourse qui l’enverra à Paris pour continuer des études
supérieures de philosophie.

Dans le second épisode, notre personnage mythique est à Paris. Il y prend pleinement conscience de
son statut d’étranger, et donc de la nécessité pour lui, en terre étrangère, de bien s’auto-responsabiliser
à travers la bonne gestion de son autonomie. Obnubilé du fait d’être dans un cadre nouveau et différent
de façon diamétrale au milieu d’où il est originaire, Samba Diallo arrive néanmoins à bien gérer ce
complexe qui génère en lui mille et une inquiétudes sur la conservation de sa culture traditionnelle ou
l’épuration de celle-ci, via une adaptation à la modernité découverte. Toujours passionné de philosophie

3
Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë (1961), Paris, Julliard, 1971, p. 57.

3
et intéressé des nouvelles amitiés et rencontres4 qui contribueront énormément à son épanouissement,
notre adolescent noir au pays des blancs se montrait social à un degré qui ne laissait personne
indifférent dans presque tous les milieux où il était de passage. Une fois la formation finie à Paris,
revenu chez lui au Sénégal sous l’injonction de son papa qui a toujours multiplié des dénigrements vis-
à-vis de l’école occidentale, Samba Diallo aura beaucoup de peine à pouvoir concilier l’éducation reçue
en occident et la tradition ancestrale qu’il retrouvait après une bonne période de séparation. Bien que
troublé en lui et autour de lui, Samba Diallo reconnaitra néanmoins la réincarnation de la nouvelle
personnalité qui est la sienne, et l’exprimera en ces termes : « Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct,
face à un Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu’il faut que je
lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux »5. Cette conciliation, mal gérée et vécue, sera
malheureusement à l’origine de l’hostilité du fou du village qui, « au nom d’Allah », arrivera à mettre fin
aux jours de Samba Diallo. Ainsi s’acheva, dans l’ambigüité, l’aventure ambigüe de notre valeureux
héros du pays des Diallobés.

3) LE SCHEMA ACTANCIEL DE L’ŒUVRE ET LA POSITION DE L’AUTEUR.


a) Le schéma actantiel.

- Le Sujet (celui-là qui accomplit l’objet) : Samba Diallo.

- L’Objet (c’est-à-dire le but ou la quête que poursuit le sujet) : L’éducation


étrangère/occidentale pour apprendre à « vaincre sans raison », à « lier le bois au bois » et à faire des
« édifices de bois ».

- Les Adjuvants (Ceux-là qui aident le sujet à réaliser l’objet) : La Grande Royale, les qualités de
Samba Diallo, Le Chevalier 1, le conseil des Diallobés, le directeur de l’école étrangère, les camarades de
classe de Samba, le pasteur, Lucienne, Pierre-Louis et sa famille, la ville de Paris.

- Les Opposants (ceux-là qui entravent l’action du sujet) : Thierno le maître de l’école
coranique, Le chevalier 2 (il demande, via une lettre, à Samba Diallo de revenir au village), les rêves
ennuyeux de Samba Diallo.

- Le Destinateur (celui qui incite le sujet à agir) : Le chef des Diallobés sous l’impulsion de La
Grande royale.

- Le Destinataire (le bénéficiaire de l’objet): Le pays des Diallobés.

b) La position de l’auteur.

4
On peut citer comme exemples les deux rencontres importantes faites à Paris. L’une avec un avocat antillais, Pierre
Louis, et l’autre avec une activiste communiste, Lucienne.
5
Sheikh Hamidou Kane, op. cit., p 164.

4
Dans L’Aventure ambigüe, la position de l’auteur tout au long du récit est très claire. L’auteur,
c’est-à-dire Cheikh Hamidou Kane, n’est pas un narrateur-personnage de l’œuvre. En d’autres mots, il
n’est aucunement intérieur au récit ou partisan actant dans l’œuvre. Il est plutôt, partout, extérieur au
récit. Cette extériorité se justifie par le fait que la narration du récit, dans son intégralité, est construite
exclusivement sous la houlette des troisièmes personnes du singulier et du pluriel. Nulle part dans
l’œuvre l’auteur enfreint à cette règle d’observateur et de narrateur-rapporteur. Ainsi, par rapport à
l’histoire racontée, l’auteur Cheikh Hamidou Kane se situe hors de la fiction. Il sait plus que les
personnages eux-mêmes, puisqu’il décrit tout de ces personnages : leurs paroles, leurs pensées, leurs
gestes et leurs mouvements.

4) LES REMARQUABLES PORTEES HISTORIQUE, ESTHETIQUE ET PHILOSOPHIQUE DE


L’ŒUVRE.

Il n’y a aucun doute que L’Aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane, dans sa structure comme
dans sa constitution, est une œuvre littéraire pleine de significations et de couleurs. Comme portée
historique de cet ouvrage, on peut déceler une sorte de rappel-mémoire sur la problématique des
ambiguïtés qui émaillent l’existence humaine. Dans une logique de la description historique, Cheikh
Hamidou Kane y véhicule l’antagonisme qui a toujours existé entre des faits antinomiques de notre
société humaine : la colonisation et l’indépendance, la soumission et la liberté, l’homme blanc et
l’homme noir, la modernité et la tradition, l’alphabétisation et l’analphabétisation, la vie et la mort, etc.
C’est aussi une explicitation de la réalité historique africaine à une époque où le continent noir voulait
tourner la page des décennies de domination et de soumission aliénantes instaurées par la volonté de
puissance des occidentaux.

La portée esthétique est représentée par la nature poétique qui parsème la narration de Cheikh
Hamidou Kane. De part en part, on peut remarquer des tournures poétiques qui donnent à l’œuvre de la
saveur et de la fraicheur. En d’autres mots, les couleurs linguistiques, très émouvantes, qui
accompagnent L’Aventure ambigüe sont très manifestes à travers l’apparition, par endroit, de la rime et
des constructions rythmiques. Prenons comme exemple justificatif le passage suivant :

« Il y eut un grondement bref, puis un grondement long. La gamme changea, le ton monta, il y eut un
grondement bref, puis un grondement long. Les deux gammes se mêlèrent, il y eut deux voix
simultanées, une longue, l’autre brève. La houle commença de connaître des ressauts. Quelque chose
qui n’était point se mit à surgir le long de la vrille de chaque grondement. La houle durcit. Les vrilles
se multiplièrent. Le surgissement eut un paroxysme : Samba Diallo était réveillé. Des battements de
tam-tam secouaient le sol. »6

6
Cheikh Hamidou Kane, Op. Cit., pp. 54-58.

5
Comme portée philosophique, soulignons que L’Aventure ambigüe est une œuvre littéraire assise
sur des caractères typiquement philosophiques. La raison de cette affirmation est très simple. L’œuvre
de Cheikh Hamidou Kane est construite dans un style caractérisé par un tréfonds critiquo-analytique
remarquable. C’est une réflexion ou une narration à la fois d’analyse et de critique du
« conservationisme », du traditionalisme, de l’intégrisme, de la religion en général, ou des traditions
appelées à se dépasser et à se rénover au rythme de l’évolution du temps. On peut aussi déceler une
certaine interpellation à une mise en valeur de la raison ou de la pensée, à la promotion de l’éducation
et à la valorisation du cosmopolitisme ou de la mondialisation.

CONCLUSION

En péroraison, L’Aventure ambigüe de Cheikh Hamidou Kane est une histoire imagée d’une
clairvoyance appréciable. C’est ce livre qui donna à son auteur la place de choix qu’il occupe aujourd’hui
dans l’histoire des écrivains africains. En exposant, dans ce brillant et historique opuscule de la
littérature classique du continent africain, le rapport entre tradition et modernité, ou africanité et
« occidentalité », Cheikh Hamidou Kane mettait en évidence la relation de méfiance vis-à-vis de l’autre,
surtout de l’étranger, qui marquait et qui continue toujours à marquer notre humanité. Dans ce sens,
Cheikh Hamidou Kane est bien loin d’être premièrement un métaphysicien ou un mystique, son
inspiration et ses intuitions ne viennent certainement pas du néant ou du ciel, mais plutôt de la réalité
du cadre spatio-temporel qui a donné naissance à son œuvre. L’Aventure ambigüe doit donc beaucoup
de crédit à la question du métissage culturel, et donc à la problématique du brassage des différences,
qui était d’une actualité inouïe durant les années 60 où accédaient aux indépendances les pays africains.
Aussi, vu les multiples péripéties de l’acteur principal de l’œuvre en question, à savoir Samba Diallo,
personnage aux qualités rationnelles exemplaires, on comprend bien à quoi ressemblaient les défis qui
s’exposaient à l’africain en une époque où l’homme noir était exagérément stigmatisé et considéré
comme un être essentiellement passionnel et irrationnel. L’Aventure ambigüe est ainsi un roman aux
multiples atouts qui, loin de faire de la farce, stimulent admiration et émerveillement chez tout lecteur
qui se met sérieusement à son école.

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