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materiali foucaultiani

peer reviewed

DIREZIONE
Orazio Irrera, Martina Tazzioli

REDAZIONE
Andrea Angelini, Valentina Antoniol, Giulia Guadagni,
Gabriela Jaquet, Clara Mogno, Antonio Moretti, Valentina Moro,
Benedetta Piazzesi, Martino Sacchi, Natascia Tosel

COMITATO SCIENTIFICO
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Si ringrazia il Comitato di lettura per l’eccellente lavoro svolto.

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ISSN 2239-5962

Grafica e impaginazione | Redazione


Immagine in copertina | Clara Mogno
materiali foucaultiani
ANNO VIII, NUMERO 15-16 GENNAIO-DICEMBRE 2019

SOMMARIO

Vie, violence, pouvoir. Figures et frontières de la biopolitique


sous la direction de Philippe Sabot

5 Philippe Sabot Introduction : Vie, violence, pouvoir. Enjeux et problèmes


19 Amaury Delvaux Une genèse problématique du bio-pouvoir : le discours historico-politique
39 Valentina Antoniol Foucault, une pensée de la force.
Sur la nécropolitique et la violence, au-delà de l’Un
59 Carolina Verlengia Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique
79 Marion Farge Violence, pouvoir et psychiatrie
Du « grand renfermement » à la « psychiatrisation de la vie quotidienne »
95 André de Duarte et Maria Rita Cesar D’un retour au concept de dispositif de sexualité
Foucault, Butler et les luttes contemporaines
113 David Simard La santé sexuelle, point aveugle de l’histoire foucaldienne de la sexualité
131 Cesar Candiotto Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault
La problématique de la migration de survie
145 Marcelo Raffin Pouvoir sur la vie et droits humains
163 Stéphane Zygart Droit, vie, anti-violence : configurations contemporaines

Recensioni
187 Marco Ferrari Être juste avec quoi ? |C. Hoffman e J. Birman, Lacan et Foucault à
l’épreuve du reel, Langage, Paris 2018.
197 Giulia Guadagni Contro Foucault, per una critical theory lacaniana | N. Bou Ali, R. Goel
(a cura di), Lacan contra Foucault. Subjectivity, Sex and Politics, Bloomsbury,
London/New York 2019.
2 Sommario

207 Antonio Del Vecchio Soggetti nel discorso: per una psicoanalisi resistente | C. Cavallari,
Foucault con Lacan. La produzione discorsiva del soggetto, Galaad Edizioni,
Giulianova 2019.
219 Sandrine Alexandre Un autre matérialisme pour un autre féminisme | A. Benoit,
Trouble dans la matière. Pour une épistémologie matérialiste du sexe, Éditions de la
Sorbonne, 2019.
Vie, violence, pouvoir.
Figures et frontières de la biopolitique

sous la direction de Philippe Sabot


Introduction
Vie, violence, pouvoir. Enjeux et problèmes

Philippe Sabot

Pourquoi avoir retenu comme thématique, pour ce nouveau dossier de la


revue materiali foucaultiani, « Vie, violence, Pouvoir » ? C’est ce que nous
souhaitons expliquer dans ces quelques pages introductives, en reprenant
tout d’abord les enjeux généraux qu’une telle thématique recouvre et en
les situant ensuite sous l’horizon de quelques-unes des questions de re-
cherche qui sont appelées à être traitées dans les contributions qui vont
suivre1.
Le point de départ de cette réflexion est presque factuel. Il tient à
l’importance prise depuis plusieurs décennies par la notion de biopolitique
et la référence au biopouvoir. Cet intérêt tient d’abord à l’actualité non
démentie de cette notion et de cette référence, qui ont pu apparaître au fil
du temps comme de bons analyseurs de nos sociétés contemporaines et
les indices d’un certain nombre d’enjeux majeurs qui les traversent, autour
des thèmes de la santé, de la sexualité, des migrations en particulier. Il s’agit
par là de rendre compte de la façon dont les phénomènes sociaux peuvent
être appréhendés désormais comme des phénomènes vitaux et il s’agit aus-
si, de manière plus précise, de comprendre la manière dont nos sociétés
contemporaines et les politiques publiques sont à la fois de plus en plus
orientées par des normes médico-sociales et des indicateurs statistiques de
tous ordres sur les populations (avec le développement de la santé publi-
que et les outils de prévention qu’elle développe), et traversées par des
mouvements de revendications par lesquels ces mêmes populations font
valoir un droit à la vie et un désir de protection de cette vie, à l’échelle indi-
viduelle et collective.

1 Le présent dossier est issu d’un colloque international organisé à l’Université de


Lille les 2 et 3 octobre 2019 dans le cadre d’un réseau international de recherche nommé
« TaFac » (Travailler avec Foucault : approches contemporaines). Les actes du précédent
colloque réalisé dans le cadre du réseau « TaFac » sont publiés aux Presses universitaires
du Septentrion sous le titre Discours et politiques de l’identité, à partir de Michel Foucault.

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 5-17.


6 Philippe Sabot

Avant de revenir sur l’orientation particulière que Foucault a donnée


à la notion de biopolitique, il nous semble important de déployer les multi-
ples facettes de cette notion elle-même, pour ne pas réduire d’emblée la
perspective à son usage foucaldien. Dans cette démarche, nous nous
appuierons sur la cartographie très intéressante des « usages du biopoli-
tique » que Frédéric Keck a proposée dans un article de 2008, publié dans
la revue L’Homme2. Cette cartographie d’ensemble permet d’une part de
lier ces usages à des enjeux stratégiques et contemporains et d’autre part
de cerner de manière plus précise le sens d’une recherche sur le thème
« Vie, violence, pouvoir », cette recherche étant envisagée comme une con-
tribution à la généalogie critique de la biopolitique contemporaine. Sans
reprendre l’ensemble des pistes de réflexion suggérées par Keck, nous re-
tiendrons principalement du panorama des usages du biopolitique qu’il
dresse, les deux orientations suivantes qui animent plus directement les ré-
flexions proposées dans le cadre du présent dossier.
Il est possible de relever tout d’abord que, dans le sillage de Foucault,
se dessine une double voie dans les analyses contemporaines de la biopo-
litique. Une première approche se rapporte ainsi au nouage du pouvoir et
du savoir, que ce soit dans la perspective d’un contrôle accru sur des ordres
de réalité qui jusque-là échappaient à toute appréhension (comme la popu-
lation), ou encore dans la perspective inverse d’effets biopolitiques nou-
veaux constitués à partir d’interventions du pouvoir sur les corps et les vi-
vants, comme c’est le cas par exemple dans l’encadrement juridique et
étatique de la bioéthique ou dans les modalités de prise en charge de situa-
tions de vulnérabilité vitale (pauvreté, migrations) dans des politiques de
santé publique : on pourrait penser ici au livre de Dominique Memmi sur
Les Gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique3, ou encore à l’ouvrage
collectif dirigé par Dominique Memmi et Didier Fassin sur Le Gouverne-
ment des corps4.

2 F. Keck, Les usages du biopolitique, « L’Homme », vol. 3-4 (2008), n. 187-188, p. 295-
314.
3 D.
Memmi, Les Gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Paris, Éditions de
l’EHESS, 1996.
4 D. Fassin et D. Memmi, Le Gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004.
Introduction 7

Une seconde approche, toujours en rapport avec le cadre de réflexion


foucaldien, revient à éclairer l’analyse de la formation des sociétés libérales
et néolibérales à partir de l’hypothèse du biopouvoir, dans la perspective
d’un « gouvernement des vivants » qui correspond au fond à une manière
de conduire leurs conduites prenant appui sur leurs capacités et leur liberté
pour mieux les diriger et pour les ajuster aux normes rationnelles d’une vie
(productive et reproductive) qui doit apprendre à gérer sa propre part de
risque. Sur ce versant d’une gouvernementalité biopolitique, on peut men-
tionner en particulier les travaux de Nikolas Rose consacrés à la politique
de sécurité sociale dans l’Angleterre de Thatcher 5 et ceux de François
Ewald sur la formation du « risque » dans les sociétés assurantielles6. Ces
travaux constituent des jalons importants pour des études plus contempo-
raines du « néolibéralisme », prenant en considération la dimension des
aléas du vivant dans la gestion responsable de sa propre existence et de
son insertion sur un marché ultra-concurrentiel où s’échange du « capital
humain ».
Toujours selon Keck, une autre voie d’analyse, plus philosophique que
sociohistorique, procède cette fois du réinvestissement de la question
biopolitique par une perspective vitaliste, laquelle peut aussi bien conduire
à réarmer la résistance face aux excès du pouvoir qu’à délimiter une sphère
extrapolitique où, d’une certaine façon, il n’y a même plus de droit à la vie.
Suivant une première ligne de réflexion (qui suit les développements
proposés par Negri et Hardt au début des années 20007), une telle perspec-
tive peut ainsi arrimer la production de l’être social à une organisation en
réseau (ou en rhizome, pour reprendre la terminologie deleuzo-guattari-
enne) relevant de la « multitude » : celle-ci renvoie à une communauté unie
par des affects et animée par une vitalité immanente. Dans les conditions
offertes par ce nouage original entre vie et politique, la multitude tire alors
de sa propre puissance vitale la capacité à contrer un pouvoir sur la vie qui

5 N. Rose, Powers of Freedom. Reframing Political Thought, Cambridge-New York, Cam-


bridge University Press, 1999.
6 F. Ewald, L’État providence, Paris, Grasset, 1986.
7 A. Negri et M. Hardt, Empire (2000), trad. fr. D.-A. Canal, Paris, Exils, 2000 ;

A. Negri et M. Hardt, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (2004), trad. fr.
N. Guilhot, Paris, La Découverte, 2004. Ces travaux de Negri et Hardt se trouvent au
premier plan du dossier « Biopolitique et biopouvoir » proposé par le premier numéro de
la revue Multitudes en 2000.
8 Philippe Sabot

est accusé d’avoir capté cette puissance à son profit. Mais, et c’est une autre
ligne de réflexion, il est possible également de concevoir ce pouvoir sur la
vie comme l’expression paroxystique d’un pouvoir souverain qui exerce sa
souveraineté en posant en face de lui, dans une zone de non-droit, la « vie
nue », soit une vie réduite à son substrat biologique, et qui se manifeste
dans des vies exclues, bannies aux confins du droit et même de la politique
et exposées à la violence extrême et à la mort8 : dans le présent dossier,
Stéphane Zygart revient justement sur l’articulation problématique entre
le droit et la vie, envisagée en particulier à partir d’une lecture critique
d’Agamben. Retenons en tout cas l’importance et l’intérêt de ce type de
compréhension ontologique et normative de la biopolitique en termes
d’aliénation ou de sacrifice d’une possibilité vitale première ou radicale, qui
se manifeste jusque dans sa négation9.
Ce rapide tour d’horizon10 permet de prendre la mesure des chantiers
déjà ouverts sur la thématique qui rassemble les différentes contributions
à ce dossier. Il permet également de souligner qu’au cœur de ces différents
questionnements biopolitiques, se fait jour un lien remarquable entre vie
et vulnérabilité. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est l’idée que les sujets bio-
politiques ne sont pas seulement des corps exposés aux interventions d’un
pouvoir et d’un savoir qui cherchent à les cerner pour mieux les contrôler
ou les sécuriser, les protéger ; mais qu’ils sont avant tout des vivants parta-

8 G. Agamben, Homer Sacer, I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. fr. M. Raiola, Paris,
Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1997.
9 Ces orientations philosophiques de la biopolitique contemporaine ont été égale-

ment élucidées et mises en perspective par Thomas Lemke dans Biopolitik. Eine Einführung,
Hambourg, Junius Verlag, 2006.
10 Notons que, dans son étude, F. Keck décrit un troisième champ opératoire pour

la « biopolitique », entendue au sens large. Ce champ se dessine à partir de deux domaines


d’interventions plus spécifiques et concrets mais fortement impliqués dans l’actualité po-
litique et géopolitique contemporaine. Il s’agit d’abord du domaine des biotechnologies,
renvoyant au développement des techniques de reproduction et de standardisation des
mécanismes du vivant (clonage, reproduction artificielle, génomique). Il s’agit ensuite, de
manière complémentaire, du domaine de la biosécurité, correspondant à des menaces
d’attaques utilisant des agents biologiques ou même à des risques sanitaires liés aux con-
ditions de traitement du vivant, voire de produits issus du vivant (voir également à ce
sujet F. Gros, Le Principe Sécurité, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2012, chapitre IV).
Il s’agit en tout cas par ce biais d’envisager à nouveau, mais à un autre niveau, le pouvoir
humain de captation et de destruction de la vie, en tant qu’il s’appuie sur l’utilisation de
certaines formes du vivant lui-même (humaines et non-humaines).
Introduction 9

geant avec d’autres vivants une condition commune de vulnérabilité, la-


quelle constitue à la fois la limite toujours possible de ces sujets (jusqu’à
leur effacement ou leur anéantissement dans la violence destruc-trice de la
guerre ou de l’invisibilité sociale) et la ressource vitale de leur demande de
reconnaissance (droit à vivre et à être protégé). Articuler la compréhension
éthique de cette vulnérabilité et la dimension politique de luttes pour la
reconnaissance d’une vie valant la peine d’être vécue, cela revient donc à
engager une réflexion renouvelée sur les rapports du vital et du social et à
développer, sur ces rapports eux-mêmes, une perspective à la fois histori-
que, juridique et politique que développent, chacune à leur manière, les
contributions de Cesar Candiotto (sur la migration de survie) et de Mar-
celo Raffin (sur les droits des gouvernés, susceptibles de redéfinir les
« droits humains » en réponse à la critique contemporaine des « droits de
l’homme »).
On comprend de cette manière que le thème foucaldien du biopou-
voir se trouve lui-même surdéterminé par ces questionnements qui, pour
une part, le prolongent et qui, pour une autre part, permettent de le que-
stionner ou au moins de le mettre en perspective par rapport aux enjeux
critiques suscités par les formes actuelles et plurielles du gouver-nement
des vivants. À partir de la présentation qui précède, on voit que ces enjeux
concernent aussi bien les migrations, les sexualités, la gestion des risques
sanitaires ou biotechnologiques. Mais ils concernent également les con-
tours d’une réflexion proprement philosophique sur la vie qui fait apparaî-
tre l’ambiguïté de sa double appartenance aux registres du vital et du vécu,
du biologique et du biographique et qui conduit également à s’interroger
sur la capacité des vivants que nous sommes à porter une dynamique de
résistances face à des logiques d’exclusion ou même d’effacement de cer-
taines vies qui sont jugées indignes d’être vécues.
De tels enjeux généraux se rassemblent autour de quelques problé-
matiques saillantes dont l’enchaînement constitue la logique interne du
présent dossier. Les reprendre permet par conséquent de comprendre
comment un questionnement actuel sur « Vie, violence, pouvoir » s’en-
racine sans doute dans les réflexions que Foucault a consacrées au bio-
pouvoir à partir du milieu des années 1970, mais qu’il les déborde aussi
dans la direction d’analyses intégrant la question du rapport entre violence,
vulnérabilité et reconnaissance. C’est ce parcours que nous souhaitons à
10 Philippe Sabot

présent retracer à grands traits afin de dessiner l’espace des problèmes


déployés dans ce dossier.

Le biopouvoir et l’action des normes

Il y a bien sûr, au point de départ de ce parcours, l’hypothèse du bio-


pouvoir telle qu’elle est introduite par Michel Foucault dans le dernier
chapitre de La Volonté de savoir11 au titre de l’émergence historique de la vie
comme enjeu de la politique sur le seuil de la modernité (au XVIIIe siècle).
On connaît la distinction proposée par Foucault à l’appui de son hypothèse,
entre une « anatomo-politique du corps humain » et une « bio-politique de
la population », celle-ci prenant pour objet la régulation de l’espèce humai-
ne dans toutes les dimensions de sa « vie », de la naissance à la mort, en
passant par sa santé, son hygiène de vie, sa sexualité. Dans cet investisse-
ment intégral de la vie humaine, une attention particulière est portée aux
milieux de vie des populations, en lien avec une préoccupation hygiéniste
qui se déploie dans la forme de la médecine sociale puis de la santé publi-
que. On pourrait s’étonner que ce concept, dont les usages contemporains
attestent de la fécondité, n’ait pas donné lieu chez Foucault lui-même à des
développements plus conséquents : Amaury Delvaux et Carolina Verlen-
gia reviennent l’un et l’autre sur cette espèce d’élision de la bio-politique
pour en interroger les raisons, qui plongent dans une généalogie de ce con-
cept lui-même et dans une problématisation originale de la figure de l’État.
Il faut en effet reconnaître que le traitement que Foucault réserve à la
biopolitique dans le cours de 1976 « Il faut défendre la société » (contemporain
de La Volonté de savoir) reste assez limité puisqu’on y apprend juste que « la
biopolitique a affaire à la population [...] comme problème à la fois scienti-
fique et politique, comme problème biologique et comme problème de
pouvoir »12. Avec ce nouvel enjeu politique d’une régulation de la vie des
populations, apparaissent de nouveaux savoirs comme la démographie,
l’épidémiologie, de nouvelles méthodes (la statistique, l’évaluation des ris-

11 M. Foucault, La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, coll.


« Bibliothèque des histoires », 1976, chapitre V : « Droit de mort et pouvoir sur la vie ».
12 M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, Paris,

Gallimard-Le Seuil, EHESS, coll. « Hautes études », 1997, p. 218-219.


Introduction 11

ques), mais aussi la diffusion d’une culture et de politiques ciblées de santé


publique13 : l’étude de Marion Farge vient souligner à cet égard que ces
préoccupations d’ordre biopolitique trouvent elles-mêmes un premier
écho dans les investigations consacrées par Foucault à partir du début des
années 1960 à la folie et à sa prise en charge problématique par la psychia-
trie puis par une « fonction-Psy » qui investit progressivement l’ensemble
des secteurs de la vie quotidienne. Dans les années 1970, le cours intitulé
Naissance de la biopolitique semble donner une autre orientation à l’interro-
gation sur les enjeux de la biopolitique, dans la mesure où celle-ci se trouve
d’emblée subordonnée à l’analyse du « régime général de cette raison gou-
vernementale, à savoir le libéralisme »14.
Quoi qu’il en soit de ces usages successifs, par Foucault lui-même, de
la notion de biopolitique, il est quand même possible de souligner que,
dans l’économie interne de sa pensée, cette notion lui permet d’évacuer
l’appréhension répressive du pouvoir de la norme, telle qu’elle s’exprimait
encore dans le jeu des disciplines et dans l’anatomo-politique du corps-
machine. Le biopouvoir ne se définit plus comme une simple technique
de domination. Ou du moins le contrôle social change de nature : il quitte
la dimension coercitive des disciplines appliquées à des corps individuels
(à corriger et à redresser lorsqu’ils sont déviants pour les rebrancher sur
l’appareil de production) et rejoint la dimension préventive d’une régula-
tion d’actions possibles à l’échelle d’une population. Le biopouvoir assure
ainsi le passage de la normation à la normalisation15 et ouvre la voie à la
problématique de la gouvernementalité – et du gouvernement des vivants
dont la généalogie conduit alors Foucault au pastorat chrétien et au type
de rapport d’obéissance qui lui est attaché.

13 Voir sur ce point M. Marzano, Foucault et la santé publique, « Les Tribunes de la


santé », vol. 33 (2011), n. 4, p. 39-43.
14 M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris,

Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2004, p. 25. Voir également le « Ré-
sumé du cours » proposé par Foucault, in Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « Biblio-
thèque des sciences humaines », 1994, III, n. 274.
15 Voir à ce sujet les analyses de S. Legrand, Les Normes chez Foucault, Paris, PUF, coll.

« Pratiques théoriques », 2007.


12 Philippe Sabot

Sexualité et médecine, points d’application privilégiés du biopouvoir

Le glissement qui s’opère de l’étude des mécanismes disciplinaires à


l’analyse des modes de régulation du vivant (à l’échelle d’une population),
forme ainsi l’arrière-plan de certaines propositions historico-philosophi-
ques de Foucault à partir de la seconde moitié des années 1970, qu’il
s’agisse de l’étude du rôle attribué dans les sociétés occidentales modernes
à la sexualité ou de celle de l’essor de la médecine comme science et com-
me technologie politique. Médicalisation du social et régulation du sexuel
constituent ainsi, et jusque dans leur croisement possible, des domaines à
explorer. Les biopolitiques de la sexualité et de la santé font l’objet des
études consacrées par André Duarte et Maria Rita Cesar au « dispositif de
sexualité ». Elles éclairent également la préoccupation pour la « santé de la
race » à partir du XIXe siècle aussi bien que certains développements con-
temporains concernant l’encadrement bio-juridique de la santé sexuelle ou
même des questionnements bioéthiques sur la médecine reproductive. La
contribution de David Simard vise justement à mettre en perspective
l’émergence du concept de « santé sexuelle » pour en interroger la place au
sein de la scientia sexualis telle que Foucault l’envisage dans son histoire de
la sexualité.
Dans cette perspective, avec et après Foucault, il est important d’in-
terroger aussi bien les formes historiques prises par ces modes de gestion
du vivant humain et leur concentration par exemple sur la dimension de la
sexualité que les nouvelles normes du vivant qui organisent et distribuent
la multiplicité des corps en vue de prévenir les risques d’une déviance ou
d’une dégénérescence et d’assurer une certaine normalisation des con-
duites.

Faire vivre ou laisser mourir

Il importe également de relever certaines difficultés présentes dans la


démarche de Foucault lorsqu’il s’attache à déployer quand même des figu-
res historiques du biopouvoir. Notamment, celle-ci : comment un pouvoir
qui a pour objectif la maximalisation de la vie peut-il laisser mourir ou
exposer volontairement à la mort certains individus ou certaines popula-
Introduction 13

tions ? Comment tenir le paradoxe d’un pouvoir sur la vie qui s’exerce
d’autant plus efficacement qu’il produit le rejet violent ou même l’anéan-
tissement de certaines vies, jugées indignes d’être vécues ? On sait que
Foucault s’attaque lui-même à cette difficulté en montrant que, dans le
cadre d’un pouvoir « de faire vivre ou de laisser mourir » qui se substitue
au « vieux droit de souveraineté – faire mourir ou laisser vivre »16, le seul
moyen pour les États de parvenir à exercer leur pouvoir souverain de tuer
est de se fonder sur le « racisme », défini comme l’introduction, dans le
continuum biologique de l’espèce humaine, d’un nouveau partage entre ce
qui doit vivre et ce qui doit mourir17. À partir d’un tel partage, la hantise
de la « dégénérescence » a pu imprégner le discours politique jusqu’à déve-
lopper des projets médico-sociaux de nature eugéniste : le dégénéré, mais
aussi le débile mental, le délinquant ou l’adversaire politique ont pu être
identifiés comme la « race » à éliminer afin de préserver la qualité biologi-
que de la population. Il est possible de dire que ce qui se dessine ici, c’est
un certain rapport entre biopolitique et nécropolitique, qui traverse bien
sûr l’histoire du « racisme » d’État18, mais qui forme aussi pour une part
l’impensé des politiques migratoires contemporaines : on se reportera sur
ce point encore aux analyses de Cesar Candiotto sur le sort impossible
réservé aux migrants, maintenus à la lisière de la légalité et des formes de
vie qui peuvent bénéficier d’une pleine reconnaissance civique.
Comprendre ce rapport entre bio- et nécro-politique revient alors
d’une part à restituer les logiques d’exclusion qui le soutiennent, et d’autre
part à articuler la construction d’identités négatives et les formes de vulné-
rabilité dont elles procèdent. Au cœur du questionnement se trouve alors
la réalité de ces vies vulnérables, qui se trouvent potentiellement exposées
à l’exercice d’une violence directe ou indirecte, mais aussi à la souffrance
sociale (et souvent aussi vitale) d’un déni de reconnaissance. La généalogie
de cette violence, jusque dans sa composante « raciste », conduit Amaury
Delvaux à remonter au discours historico-politique qui la soutient et dont
Foucault s’efforce de mobiliser l’archive ; elle conduit également Valentina
Antoniol à installer au cœur de la pensée foucaldienne du début des années
1970 un « schème polémo-critique » (M. Senellart) qui rend compte des

16 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 214.


17 Ibid., p. 227.
18 Ibid., Leçon du 17 mars 1976.
14 Philippe Sabot

véritables enjeux d’une investigation sur le régime d’une gouvernemen-


talité biopolitique dont une thanatopolitique constitue l’envers sombre.
D’une manière différente, mais non totalement hétérogène, il est pos-
sible de rattacher à ce type de questionnement certaines analyses déjà an-
ciennes de Didier Fassin reprises récemment dans son ouvrage La Vie.
Mode d’emploi critique19. Dans le chapitre II de cet ouvrage, intitulé « Éthi-
ques de la vie », Fassin revient en effet sur la catégorie de biopouvoir, et
interroge l’efficience d’un pouvoir sur la vie. Il montre ainsi, sur des exem-
ples précis et à partir d’enquêtes menées sur certains dispositifs socio-sa-
nitaires actuels, que la santé publique fait largement illusion sur sa capacité
à gouverner les populations mais qu’elle reste investie d’une forte recon-
naissance sociale et politique. Il fait alors l’hypothèse que, malgré l’ineffi-
cacité patente et pathétique de la mise en œuvre des politiques de santé
publique, l’importance prise par les questions sanitaires dans l’espace pu-
blic (avec des scandales retentissants : sang contaminé, vache folle), atteste
d’un déplacement du gouvernement de la vie et du biopouvoir vers ce qu’il
nomme la « biolégitimité »20. Il faut entendre par là une tendance à la va-
lorisation de la « vie » en tant que telle, c’est-à-dire de la vie en tant qu’elle
renvoie avant tout aux processus vitaux d’ordre biologique qui permettent
la survie d’un individu (la « vie nue » en somme). Prenant le cas des mi-
grants déboutés du droit d’asile qui voient leur demande reconsidérée dès
lors qu’il s’avère qu’ils sont malades et que leur vie peut être en jeu, Fassin
souligne que de cette manière le corps souffrant, malade ou menacé se
trouve doté d’une légitimité particulière, on pourrait dire d’une surlégiti-
mité qui tend paradoxalement à l’emporter sur l’accès de ces populations
vulnérables à la citoyenneté politique et aux formes de vie sociales légi-
times des populations nationales. L’effet de cette biopolitique migratoire
qui se caractérise par un déplacement de l’asile politique vers la raison hu-
manitaire, est ainsi double : en un sens, il y a bien reconnaissance d’une
vulnérabilité vitale et prise en charge de cette vulnérabilité dans un système
de soin adapté ; mais en un autre sens, cette reconnaissance se double aussi

19 D. Fassin, La Vie. Mode d’emploi critique, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées »,
2018.
20 Voir également à ce sujet D. Fassin, Biopouvoir ou biolégitimité ? Splendeurs et misères de
la santé publique, in M.-C. Granjon (éd.), Penser avec Michel Foucault. Théorie critique et pratiques
politiques, Paris, Karthala, 2005, p. 161-182.
Introduction 15

d’un déni de reconnaissance d’une citoyenneté sociale qui ne se baserait


pas uniquement sur des critères biologiques. La biolégitimité construit les
conditions d’un accès inégal à la légitimité sociale de la citoyenneté poli-
tique.

Violence, vulnérabilité, reconnaissance

Sur la base de ces considérations, il est possible de reconstituer ou de


retrouver certains des usages du biopouvoir évoqués précédemment et
notamment ceux qui articulent vie, violence et pouvoir. En effet, la
reconfiguration du pouvoir autour de l’alternative du « faire vivre ou laisser
mourir » fait signe vers cette proposition théorique, d’inspiration agam-
benienne, qui définit la biopolitique en termes de violence et même de vio-
lence extrême, en mettant à jour la dimension d’une « vie nue », exceptée
en quelque sorte par l’exercice d’un pouvoir réinvesti dans sa souveraineté
(voir la discussion de ces concepts dans l’article de Stéphane Zygart).
Notons à cet égard que c’est dans des termes empruntés à Agamben, et à
partir de la distinction entre « zoè », expression d’un minimalisme biologi-
que et « bios », renvoyant à une forme d’humanisme politique (les « formes
de vie »), que Fassin interprète de manière critique les paradoxes de la bio-
politique migratoire et son traitement, suivant l’impératif « vital » de la bio-
légitimité, de populations maintenues politiquement et « biographique-
ment » dans l’illégitimité (et dans le refus du droit d’asile).
Mais, il est également possible d’interroger à partir d’une autre
perspective la réinscription de la violence au cœur de l’exercice du biopou-
voir en partant des effets produits par une telle violence en termes d’assi-
gnation identitaire ou en termes de différenciation-hiérarchisation de la va-
leur des vies humaines en fonction de leur conformation à des normes de
vie naturalisées et contraignantes. Le thème d’une exposition différenciée
des individus ou de catégories de population à la contrainte de ces normes,
comme Butler a pu le montrer à partir de ses études sur le genre, permet
ainsi de situer, au cœur des interrogations les plus contemporaines sur le
biopouvoir, la question de la vulnérabilité, elle-même envisagée dans ses
dimensions vitale, sociale et symbolique (avec la vulnérabilité linguistique,
c’est-à-dire le fait d’être exposé, le plus souvent malgré soi, dans et par les
mots des autres, par exemple dans l’injure raciste, sexiste ou homophobe).
16 Philippe Sabot

Enfin, dès lors qu’il apparaît que le développement du biopouvoir


s’accompagne non seulement de la modification des outils de la régulation
sociale (statistiques, algorithmes) mais aussi de l’exercice d’une certaine
forme de violence, dévoilant les formes fondamentales d’une vulnérabilité
des vies humaines, la question se pose de savoir de quelles ressources
critiques et pratiques les vivants en butte à cette violence disposent pour
la contrer ou du moins pour en déjouer les effets les plus violents (cette
question est au cœur du propos d’André Duarte et de Maria Rita Cesar,
portant sur les formes de coalition qui peuvent émerger des luttes des
minorités sexuelles). On peut ainsi s’interroger sur les modalités d’une re-
connaissance de cette condition de vulnérabilité et sur les actions (sociales,
politiques, juridiques) qui sont susceptibles de produire des formes d’em-
powerment de ces vivants21. Mais il importe également de clarifier la dimen-
sion potentiellement violente requise par cette visée restauratrice, en po-
sant par conséquent le délicat problème de la justification des violences
dans la perspective ouverte par les conflits de reconnaissance. Peut-on
penser la résistance sans la violence ? Et indépendamment de la visée nor-
mative d’une reconnaissance qui est l’objet d’une lutte mais qui mérite elle-
même d’être définie dans ses contenus pour mieux être assumée ?

Lille, novembre 2019

Philippe Sabot
Université de Lille/UMR 8163 Savoirs, textes, langage
philippe.sabot@univ-lille.fr

21 Cette perspective ne doit pas conduire à éluder les ambiguïtés inhérentes aux dy-
namiques d’empowerment et à leur possible « récupération » idéologique. Voir à ce sujet la
mise au point éclairante de M.-H. Bacqué et C. Biewener, L’Empowerment, une pratique
émancipatrice ?, Paris, La Découverte, 2013.
Introduction 17

Note complémentaire rajoutée en octobre 2021 après la première parution du dossier


en 2019

Depuis la tenue du colloque « Vie, violence, pouvoir » en octobre 2019 et


la publication de ce dossier dans la revue materiali foucaultiani, l’actualité de
la biopolitique s’est trouvée encore confirmée, voire accentuée par le dé-
ploiement de la pandémie de COVID-19 et par ses conséquences en ma-
tière de gestion sanitaire de la vie collective. De nombreuses réflexions se
sont développées depuis 2020 sur la dimension et les enjeux biopolitiques
de cette crise sanitaire. À défaut d’en faire ici un inventaire exhaustif, nous
ne mentionnerons à ce sujet que l’excellente mise au point de Mathieu
Potte-Bonneville, « COVID-19 : une crise biopolitique ? », AOC média, 19
juin 2020*.

*
En ligne, consulté le 1er septembre 2020 : https://aoc.media/opinion/2020/06/18/
covid-19-une-crise-biopolitique/.
Une genèse problématique du bio-pouvoir : le discours historico-
politique
Amaury Delvaux

L’hypothèse du bio-pouvoir a été formulée il y a 50 ans mais elle fascine


toujours autant. Si elle a pu contribuer à l’émergence de réflexions riches
et variés autour du thème général du pouvoir, cette fascination n’a
cependant pas facilité la compréhension du sens qu’elle recouvrait dans le
strict cadre des recherches menées par Foucault lui-même. Sans pourtant
que cela soit inenvisageable, il n’est pas évident d’en dégager le sens
premier. En effet, Foucault nous confronte de manière assez abrupte à
celle-ci puisqu’elle vient clore tant le cours professé en 1976 au Collège de
France1 que l’ouvrage paru la même année, à savoir le premier tome de
l’Histoire de la sexualité. Elle surgit à l’occasion de deux cheminements
réflexifs et argumentatifs fort différents dont on a du mal à repérer les
éventuels points de croisement. Que celle-ci se trouve formulée à deux
endroits distincts n’en affecte pas pour autant l’homogénéité. Une formu-
lation accentue certaines nuances tandis que l’autre en met d’autres en
relief.
Le rapport du bio-pouvoir à l’État souverain forme l’une de ces
nuances. Il varierait d’une formulation à l’autre, provoquant des impli-
cations théoriques. C’est du moins ce que souligne Jean Terrel dans son
ouvrage Politiques de Foucault en relevant que, dans La Volonté de savoir, le
génocide n’est plus considéré comme « le déchaînement du vieux pouvoir
souverain de tuer »2, alors qu’il était compris de cette façon dans la derniè-
re leçon du cours « Il faut défendre la société ». Ainsi, la dernière leçon du
cours de 1976 continuerait de composer avec cet universel que repré-
senterait la souveraineté, afin de comprendre les actes génocidaires. Dans

1 M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, Paris,


Gallimard-Le Seuil, EHESS, coll. « Hautes études », 1997.
2 J. Terrel, Politiques de Foucault, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Pra-

tiques théoriques », 2010, p. 59-63. M. Foucault, La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité I,


Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1976 ; rééd. coll. « Tel », p. 179.

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 19-37.


20 Amaury Delvaux

ce cours, Foucault expliquerait ces actes en pointant les transformations


subies par cet universel.
Le premier tome de l’Histoire de la sexualité rectifierait alors cette
explication en proposant de cerner le phénomène génocidaire dans les
limites strictes de la biopolitique – c’est-à-dire sans référence aucune à
l’universel de la souveraineté et à ses prérogatives. Si l’on peut tout à fait
souscrire à cette analyse, il convient néanmoins de prendre en compte le
contexte thématique dans lequel l’hypothèse du bio-pouvoir se trouve
soulevée dans son cours « Il faut défendre la société ». En la réinscrivant dans
le contexte à partir duquel elle émerge, nous souhaitons montrer en quel
sens l’idée d’un bio-pouvoir se trouve – au moins dans le cadre des leçons
professé en 1976 au Collège de France – imprégnée du thème du pouvoir
souverain.
Pourtant, Foucault rapproche souvent le pouvoir disciplinaire et le
bio-pouvoir en les opposant au pouvoir souverain. En parcourant ce qui
oppose la souveraineté à la discipline, nous nous intéresserons au discours
particulier qui accompagne le pouvoir souverain : l’histoire. En portant
notre attention sur ce discours, on verra comment il s’avère délicat de
démarquer clairement pouvoir souverain et bio-pouvoir3.

Il est un point qui s’avère constant dans les analyses de Foucault


consacrées à l’exercice du pouvoir. Celui-ci ne fonctionne qu’accompagné
d’un certain discours : « le discours qui va maintenant accompagner le
pouvoir disciplinaire, ce n’est plus le discours mythique ou héroïque qui
racontait la naissance du pouvoir et avait pour fonction de la conforter.
C’est un discours qui va décrire, analyser, fonder la norme et la rendre

3 Le présent article ne vise pas à reconduire la thèse soutenue par Giorgio Agamben
dans sa série Homo Sacer et développée notamment dans le tome I, Le Pouvoir souverain et
la vie nue. En aucun cas, il ne s’agit d’affirmer la contemporanéité historique de la souve-
raineté et du bio-pouvoir. Néanmoins, dans l’esprit des réflexions menées par le philo-
sophe italien, il sera question de souligner au terme de notre analyse la difficulté qu’il y a
à concevoir un pouvoir de tuer en dehors du cadre de la souveraineté. Cf. G. Agamben,
Homer Sacer, I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. fr. M. Raiola, Paris, Le Seuil, coll.
« L’ordre philosophique », 1997, p. 14. Cette hypothèse d’un bio-pouvoir aussi vieux que
le pouvoir souverain est discuté par Jacques Derrida dans son cours La Bête et le souverain.
Cf. J. Derrida, La Bête et le souverain, tome I, Paris, Gallimard, coll. « La Philosophie en
effet », 2008, Leçon du 20 mars 2002, p. 419-442.
Le discours historico-politique 21

prescriptible et persuasive »4. Dès lors, la souveraineté ne saurait se réduire


à une certaine manière d’exercer le pouvoir.
Elle consiste également en une façon de comprendre le pouvoir, en
une certaine manière que le pouvoir a de se raconter et à cette occasion de
se fonder et de se légitimer. Quoiqu’il en soit, tout pouvoir – souverain ou
disciplinaire – est, pour Foucault, lié à un discours particulier. C’est le
« discours du maître d’école, du juge, du médecin, du psychiatre »5 – « Le
discours des sciences humaines »6 – qui accompagne le pouvoir discipli-
naire tandis que le pouvoir souverain se trouve en compagnie d’un dis-
cours historiographique – d’un récit historique particulier. C’est ce
discours accompagnant le pouvoir souverain qu’il faut désormais analyser.
Bien entendu, il serait réducteur de vouloir uniquement comprendre la
différence entre le pouvoir souverain et le pouvoir disciplinaire à partir des
discours correspondants, mais on ne peut nier que ceux-ci renseignent
assez bien sur cette différence.
Dans le cours sur Le Pouvoir psychiatrique, Foucault se réfère au récit
historique accompagnant le pouvoir souverain afin de souligner la
fonction cruciale de réactualisation de toute une série de gestes liés à
l’exercice de la souveraineté. De la même manière, la description du pou-
voir disciplinaire que l’on trouve dans ce cours de 1973-1974 mentionne –
à la fin de la troisième leçon – le discours des sciences humaines. Ici
Foucault s’attarde longuement sur une scène narrée par Pinel, celle de la
folie du roi Georges III ; scène dans laquelle il voit le passage du pouvoir
souverain au pouvoir disciplinaire.
C’est à partir de cette scène que Foucault offre une première vue
détaillée des mécanismes propres au pouvoir souverain et au pouvoir
disciplinaire, pour ensuite mieux les opposer. Pour lui cette scène figure
« le point où s’accroche le passage d’une souveraineté en train de
disparaître à un pouvoir disciplinaire qui est en train de se constituer »7.
Foucault parle également d’une « transformation du rapport de souverai-

4M. Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, Galli-
mard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes Études », 2013, p. 243.
5 Ibid., p. 244.
6 Ibidem.
7 Ibid., p. 25.
22 Amaury Delvaux

neté en pouvoir de discipline »8. Néanmoins, la fin du texte de Pinel rap-


portant cette scène stipule « la guérison solide et sans rechute »9 du roi
Georges III par les interventions répétées des pages. De cette façon, la
défaillance du pouvoir souverain se semblerait comblée que par
l’intervention du pouvoir disciplinaire mais cette hypothèse n’est pas
soutenue par Foucault – le roi Georges III est mort après avoir connu, lors
des dernières années de sa vie, de troubles mentaux.
Parmi les trois facteurs qui permettent à Foucault d’opposer le
pouvoir souverain et le pouvoir disciplinaire, celui sur lequel on tend à
insister le plus facilement, c’est celui qui assure l’efficace du fonction-
nement de ces deux types de pouvoir. Pour le pouvoir disciplinaire, il s’agit
d’une série importante d’exercices corporels chronologiquement réglés et
réglementés. D’une certaine manière, ces exercices et ces règlements ont
constitué l’objet d’étude des cours allant de 1972 à 1975. Du côté du
pouvoir souverain, ce qui assure l’efficace de son fonctionnement ce sont
des rituels, des cérémonies, des gestes particuliers rappelant ses fonde-
ments. C’est en ce sens que Foucault opposera la continuité – la permanence
– du pouvoir disciplinaire à la discontinuité du pouvoir souverain.
Contrairement à celui-ci, le pouvoir disciplinaire n’a pas besoin de se
réactualiser par des cérémonies ou, de manière plus dramatique, par une
violence ostentatoire rappelant toute la puissance de ceux qui l’exercent.
La cible constante du pouvoir disciplinaire – « la singularité somatique »10
– ne forme qu’une cible exceptionnelle du pouvoir souverain – lors du
supplice de Damiens, par exemple. Ici, comme le commente Foucault, il
ne s’agit pas seulement de condamner une faute mais bien donner une
visibilité sans ombre au souverain lui-même. Tous les sévices corporels
ordonnés par le souverain ne servent que sa visibilité.
Or, c’est de cette violence ostentatoire dont le pouvoir disciplinaire
peut faire l’économie. Ainsi, le rejet par Foucault de la notion de
« violence » trouve ici son sens plein. Il existerait également du pouvoir là
où on ne constate pas « un pouvoir déchainé » 11 . Trop liée à l’aspect

8 Ibid., p. 28.
9 Cité par M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974,
Paris, Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes Études », 2003, p. 22.
10 Ibid., p. 56.
11 Ibid., p. 15.
Le discours historico-politique 23

passionnel, la notion de violence serait exclue d’une entreprise de


rationalisation ou de calcul des effets du pouvoir.
Or, Foucault entend souligner que la violence peut être parfaitement
calculée et gérée, et faire l’objet d’une certaine rationalité 12 . Si donc le
pouvoir s’exprime toujours de façon physique, pour autant cette expres-
sion peut être maîtrisée, « gérée », d’une telle façon que la violence même
du pouvoir n’apparaît plus. Pour cette raison, il faut se passer de la notion
« classique » de violence impliquant une absence de rationalité.

Après avoir esquissé brièvement en quoi le pouvoir disciplinaire


s’oppose, aux yeux de Foucault, au pouvoir souverain, il faut s’arrêter plus
longuement sur le discours qui accompagne ce dernier. Pour ce faire, nous
prendrons appui sur quelques leçons du cours de 1976 « Il faut défendre la
société ». Foucault y avance, parmi d’autres, la thèse suivante :

[...] le discours historique, le discours des historiens, cette pratique qui


consiste à raconter l’histoire est longtemps restée ce qu’elle était sans doute
dans l’Antiquité et ce qu’elle était encore au Moyen-Âge : elle est restée
longtemps apparentée aux rituels du pouvoir. La fonction traditionnelle de
l’histoire, depuis les premiers annalistes romains jusque tard dans le Moyen-
Âge et peut-être le XVIIe siècle et plus tardivement encore a été de dire le
droit du pouvoir et d’en intensifier l’éclat13.

Quels effets produit ce discours historique qui accompagne l’exercice


de la souveraineté au moins jusqu’au XVIIe siècle ? L’histoire occupe ici
deux fonctions précises : une fonction généalogique et une fonction de
mémoire. Par cette double fonctionnalité de l’histoire, le pouvoir souverain
parvient à produire deux effets particuliers : une certaine identification
quasi continue entre le peuple et son souverain et un effet d’éblouissement.
En racontant le passé des dynasties ou des empires, en racontant les
exploits de ses héros fondateurs, l’histoire exprime « le caractère ininter-
rompu du droit souverain », « la force indéracinable qu’il possède encore
dans le présent »14.

12 La façon dont les pages agissent afin de maîtriser le roi Georges III fournit un
exemple concret de cette violence rationalisée face à la violence folle et déchaînée que le
souverain leur oppose. Cf. M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 25.
13 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 57-58.
14 Ibid., p. 58.
24 Amaury Delvaux

On signale ainsi la continuité historique de ce pouvoir – qui n’est pas


une continuité identique à celle que l’on trouve avec le pouvoir disciplinaire.
L’inscription du pouvoir souverain dans une tradition historique en justifie
la force. C’est par la tradition historique dont il découle que le pouvoir lie.
L’ordre actuel s’explique par cette histoire narrant les exploits passés du
pouvoir souverain. Cette explication historique en renforce le fonctionne-
ment.
La seconde fonction – celle de la mémoire – implique une histoire de
type annaliste faite de chroniques quotidiennes des faits et gestes du roi.
Que réalise l’histoire en consignant de cette manière le quotidien des
souverains ? Elle inscrit ces gestes et ces décisions « dans un discours qui
contraint et immobilise les moindres faits dans des monuments qui vont
les pétrifier et les rendre en quelque sorte indéfiniment présents »15. On
voit ainsi comment l’histoire recouvre également une fonction de publicité.
Surtout, on constate comment, en narrant autant les exploits des anciens
rois que le calme de leur quotidien, celle-ci oblige. En voulant montrer le
pouvoir souverain dans l’éclat de ces gloires passées, l’histoire en renforce
l’efficace et la force :

L’histoire, c’est le discours du pouvoir, le discours des obligations par


lesquelles le pouvoir soumet ; c’est aussi le discours de l’éclat par lequel le
pouvoir fascine, terrorise, immobilise. Bref, liant et immobilisant, le pouvoir
est fondateur et garant de l’ordre ; et l’histoire est précisément le discours
par lequel ces deux fonctions qui assurent l’ordre vont être intensifiées et
rendues plus efficaces. L’histoire, jusque tard encore dans notre société, a
été une histoire de la souveraineté, une histoire qui se déploie dans la
dimension et dans la fonction de la souveraineté16.

Avant de passer au discours historique qui vient s’opposer à cette


histoire accompagnant le pouvoir souverain, nous souhaitons nous arrêter
quelques instants sur cet exercice de consignations des faits et gestes du
pouvoir souverain, tel qu’il est réalisé par l’histoire. Si nous désirons un
peu nous y attarder c’est en raison de la fonction cruciale de la consigna-
tion écrite – de l’écriture en général – pour le pouvoir disciplinaire. Fou-
cault y insiste dans le cours Le Pouvoir psychiatrique.

15 Ibid., p. 59.
16 Ibid., p. 60.
Le discours historico-politique 25

La consignation écrite forme cet expédiant indispensable du pouvoir


disciplinaire parce qu’elle permet à la discipline d’être « une procédure
continue de contrôle »17. L’écriture c’est ce qui va assurer dans le pouvoir
disciplinaire « la visibilité continue et perpétuelle » 18 . L’écriture, tout
comme l’histoire, a une fonction de consignation mais en rapport avec des
objets différents : pour l’histoire, ce sont les faits et gestes royaux ; pour
l’écriture, ce sont les comportements des individus. Par ailleurs, l’écriture,
à l’instar de l’histoire, a également une fonction de communication : elle
transmet l’information de bas en haut, explique Foucault.
Ce que l’on constate, c’est que la consignation est tout aussi essentielle
au pouvoir souverain qu’au pouvoir disciplinaire. Mais cela ne signifie pas
que ces deux pouvoirs se recouvrent. Du moins la consignation va-t-elle
changer de finalité : ce ne sont plus les exploits de rois qui vont être
consignés mais les comportements des individus ; l’objet de la consigna-
tion va ainsi se transformer. Toutefois, cette réflexion sur la consignation
permet également de penser à nouveaux frais l’opposition caractéristique
entre la discontinuité du pouvoir souverain et la continuité du pouvoir
disciplinaire.
De façon peut-être approximative, on peut dire qu’à la différence du
pouvoir disciplinaire, le pouvoir souverain n’intervient pas de manière
continue. Cependant, ce qui s’avère permanent – continu – dans le cadre
du pouvoir souverain, ce sont les gestes et faits passés des rois, compte
tenu leur consignation par l’histoire. Ceux-ci sont, nous dit Foucault,
« indéfiniment présents »19. Dans le pouvoir souverain, on assisterait à une
permanence du passé pour justifier le présent ; dans le pouvoir discipli-
naire, on a plutôt affaire à une permanence du contrôle et de la surveillance,
assurée par la consignation écrite.

Après cet excursus sur la question des différentes fonctions de la


consignation écrite, venons-en à ce discours que l’on va opposer au récit
historique renforçant le pouvoir souverain dans son exercice. Ce discours
que nous souhaitons aborder de plus près n’est pas le discours des sciences
humaines qui accompagne le pouvoir disciplinaire. Nous allons nous inté-

17 M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 49.


18 Ibid., p. 52.
19 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 59.
26 Amaury Delvaux

resser au discours ou à la nouvelle forme de discours que l’on va opposer


au pouvoir souverain afin de lui résister. Ce discours que Foucault quali-
fiera de contre-histoire c’est le discours de la lutte des races qui forme un
cas spécifique de ce qu’il appellera le discours historico-politique, ce qui
va ainsi replacer au centre de sa compréhension des relations de pouvoir,
la notion de guerre.
Paradoxalement, ce discours historico-politique va historiquement
apparaître au moment où, notamment sous l’impulsion de Hobbes, la
guerre va être effacée du corps social : les hommes ne vont plus se faire la
guerre, comme il la faisait dans l’état de nature. La guerre va devenir une
institution aux mains de l’État, de telle façon qu’il n’existera plus à
proprement parler que des guerres interétatiques, à l’exception de la guerre
civile. À ce même moment va apparaître un discours qui va vouloir faire
de la guerre le fond de toutes les relations de pouvoir. Il n’est donc pas
étonnant que Foucault situe son apparition aux alentours de la Réforme
Anglicane et de la Révolution Anglaise.
Trois éléments caractérisent formellement ce nouveau discours histo-
rique cherchant à renverser l’assise historique du pouvoir souverain. Tout
d’abord, celui qui va tenir ce discours historico-politique n’est pas un sujet
qui se trouve dans une position universelle, totalisante et neutre – le sujet
des théories du contrat social ne pourrait proférer un tel discours. Le sujet
de ce discours se trouve engagé dans une lutte ; il travaille à la victoire son
camp sur les autres. En ce sens, ce discours ne vise aucune vérité univer-
selle ; c’est un discours que Foucault qualifie de perspectiviste. La vérité
mise en exergue dans ce discours sera utilisée avant tout comme une arme
visant à influencer un rapport de force ; elle ne sera jamais désintéressée.
Ensuite, on essaye d’expliquer les choses par en bas, c’est-à-dire par la
violence des rapports de force et de la guerre : « ce que ce discours
demande au fond au dieu elliptique des batailles, c’est d’éclaircir les
longues journées de l’ordre, du travail, de la paix, de la justice. C’est à la
fureur de rendre compte de l’ordre »20. Afin de mesurer toute la distance
entre le discours historico-politique et le discours historique de la souve-
raineté, on peut à nouveau citer ce passage où Foucault affirme que, « dans
cette sorte de tâche généalogique, il s’agit de faire que la grandeur des

20 Ibid., p. 46.
Le discours historico-politique 27

événements ou des hommes passés puisse cautionner la valeur du présent,


transformer sa petitesse et sa quotidienneté en quelque chose, également,
d’héroïque et de juste »21.
L’écart de ces discours ne peut être mieux mesuré qu’en rapportant
l’une à l’autre ces deux citations tirées respectivement des cours du 21 et
du 28 janvier 1976. Le discours historico-politique ne cherche plus la
raison de l’ordre dans la gloire découlant d’événements passés ; il la décèle
dans les batailles menées, plus exactement dans un rapport de force
remporté à la faveur de la guerre. Ainsi, pour ce discours historico-
politique, c’est par ruse que le pouvoir a voulu se fonder une rationalité
historique de plus en plus abstraite. En opérant de la sorte, le pouvoir
cherchait à masquer le rapport de force à partir duquel il s’exerce et qu’il
cherche à tout prix à maintenir.
Enfin, le discours historico-politique ne cherche pas à refonder
l’histoire à partir d’autres principes. Simplement, il souhaite démasquer
sous les formes instituées de l’ordonné et du juste, le passé oublié des
batailles, des victoires et des défaites. C’est ainsi que la mémoire va avoir
une toute autre fonction dans le discours historico-politique que dans celui
de la souveraineté. Elle va profondément changer de sens puisqu’il ne
s’agira plus de combattre l’oubli de la tradition historique supportant et
renforçant le pouvoir du souverain. La nouvelle forme d’histoire va plutôt
chercher à ramener à la surface de la mémoire ce que l’on avait pris soin
de cacher ou de masquer. Elle va déterrer ce dont on n’a pas voulu se
souvenir : « Au fond, ce que la nouvelle histoire veut montrer, c’est que le
pouvoir, les puissants, les rois, les lois ont caché qu’ils étaient nés dans le
hasard et dans l’injustice des batailles »22.
Il ne s’agira plus de continuellement rappeler la gloire issue d’exploits
passés, mais bien de faire resurgir des événements oubliés. On peut claire-
ment affirmer que ce discours historico-politique oppose à la conscience
de continuité impliquée par le discours de la souveraineté, une conscience
de la rupture : « Quand naît le discours de la lutte des races, l’Antiquité
finit – et par Antiquité je veux dire cette conscience de continuité »23. Plus
exactement, ce qui n’avait été pour le discours de la souveraineté que des

21 Ibid., p. 58.
22 Ibid., p. 63.
23 Ibid., p. 65.
28 Amaury Delvaux

péripéties, le discours historico-politique de la lutte des races va en


souligner la force disruptive et relativiser l’idée que les peuples européens
avaient Rome en tant qu’origine commune. À l’inverse, il va plutôt mettre
au fondement des différents peuples européens, les invasions – celle des
Francs et celle des Normands, par exemple.

À toute cette analyse historico-politique qui met la guerre au centre


des relations de pouvoir, Foucault ne souscrit que dans une certaine
mesure. Dès le cours de 1972-1973, La Société punitive, il mobilisait la notion
de guerre civile dans le but de proposer une analyse inédite de la pénalité.
Avec cette analyse, Foucault ne souhaitait pas étudier les pratiques pénales
en vue de dégager les représentations morales sur lesquels elles se fondent
et desquels elles sont chargées d’assurer l’intégrité. Il ne souhaitait donc
pas déduire les systèmes pénaux à partir de représentations morales et
éthiques particulières. Un système pénal ne peut être, selon lui, appréhendé
qu’à l’intérieur d’une lutte autour du pouvoir. Il faut dès lors saisir la nature
de cette lutte afin d’étudier un système pénal. Cette lutte pourrait être
appréhendée en tant que guerre sociale ou guerre civile. Dans ce cours,
Foucault va donc se limiter à distinguer la guerre civile de la notion
hobbesienne de « guerre de tous contre tous ».
Aux yeux du philosophe français, la guerre civile engage, contraire-
ment à la guerre de tous contre tous, des collectifs ou des groupes, puisqu’
elle ne ramène pas les hommes à cette individualité primitive qui les
caractérisait dans l’état de nature : « La guerre civile est au contraire un
processus dont les personnages sont collectifs et dont les effets sont, de
plus, l’apparition de nouveaux groupes collectifs »24. Foucault opère ainsi
un décalage important par rapport à la théorie hobbesienne de la souverai-
neté en ne faisant pas de la guerre civile l’antithèse du pouvoir. Dans le cas
de l’analyse de la pénalité, ce décalage n’est opéré qu’en vue de considérer,
à la marge des représentations morales ou éthiques, les tactiques pénales.

24 M. Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 30. Il faut néanmoins préciser que ce
critère du groupe et du collectif qui servent à discriminer la guerre civile par rapport à
l’état de nature, ne fonctionne pas à l’intérieur du texte hobbesien du Léviathan. En effet,
que des hommes se regroupent ou constituent des collectifs différenciés ne constitue pas,
aux yeux de Hobbes, l’indication d’une sortie de l’état de nature. Cf. T. Hobbes, Léviathan,
trad. fr. F. Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, p. 174.
Le discours historico-politique 29

Plus précisément, l’analyse de la pénalité qu’entend mener Foucault,


nécessite de retourner l’aphorisme fameux de Clausewitz : la politique est
la guerre continuée par d’autres moyens – la pénalité, par exemple.

Dans le cours de 1976, Foucault continue de s’appuyer sur cette


notion de la guerre – non pas civile, cette fois, puisqu’il ne s’agit pas de
considérer la pénalité mais l’efficace du pouvoir – en tant que grille d’inte-
lligibilité des relations de pouvoir. Toutefois, en choisissant cette option
analytique, Foucault se voit contraint de montrer pourquoi des penseurs
tels que Hobbes et Machiavel n’ont jamais mis au cœur de leur réflexions
le problème de la guerre. Il va ainsi souligner comment Hobbes a voulu
rejeter avec vigueur ce discours historico-politique.
Plus exactement, Hobbes, en champion d’un discours philosophico-
juridique de la souveraineté, combattrait ce que Foucault appelle « l’histo-
ricisme politique » – un historicisme dont Foucault souhaite « faire l’éloge
et l’histoire »25. C’est dans les conclusions du Léviathan que Hobbes expose
le motif principal de ce refus de l’historicisme politique :

Faute d’un pouvoir absolu et discrétionnaire, le souverain civil est contraint


de manier le glaive de la justice sans fermeté, comme s’il risquait de se brûler
en l’empoignant solidement. Il y a à cela une raison : c’est que chacun veut
justifier la guerre par laquelle son pouvoir a, à l’origine, été obtenu, et de
laquelle, pense-t-il, dépend son droit : comme si, par exemple, le droit des
Rois d’Angleterre dépendait de la valeur de la cause de Guillaume Le conqué-
rant et du fait qu’ils descendent de lui en ligne tout à fait directe : à ce compte,
il n’existerait peut-être aujourd’hui, dans le monde entier, aucun lien d’obéis-
sance de sujet à souverain. Par là, tout en pensant se donner une justification
dont ils n’ont nul besoin, ils justifient toutes les rebellions victorieuses que
l’ambition pourra, à quelque moment que ce soit, susciter contre eux ou
contre leurs successeurs. En conséquence, je mets au rang des germes les
plus sûrs de la mort de tout État la prétention des conquérants à obtenir
non seulement la soumission des actions à venir des hommes, mais aussi
l’approbation de toutes leurs propres actions passées, alors qu’il n’existe
guère de Républiques dans le monde dont les débuts puissent en conscience
être justifiés26.

25 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 96.


26 T. Hobbes, Léviathan, op. cit., p. 716.
30 Amaury Delvaux

Dans cet extrait, on trouve explicitement le rejet par Hobbes du voca-


bulaire de la conquête – de l’invasion. Les motifs de ce refus apparaissent
clairement : affirmer que les droits du pouvoir souverain forment en réalité
des droits conquis à la suite d’une guerre amènerait inévitablement à des
vives et quasi-constantes contestations et révoltes populaires. Ce serait
ouvrir la possibilité à des luttes belliqueuses sans fin autour du pouvoir.
Or, c’est bien à de telles luttes qu’avec son Léviathan Hobbes entend mettre
un terme. Par conséquent, il partage dans une certaine mesure le constat
de Foucault : la guerre ne constitue pas une assise assez solide ou inébran-
lable pour assurer un pouvoir absolu – c’est-à-dire incontestable.
Toute l’entreprise de Hobbes vise à conférer un soubassement
théorique inébranlable à un tel pouvoir. Or, pour Foucault, celui-ci ne peut
former autre chose que le produit d’un rapport de forces établi sur le
champ de bataille. Plus exactement, la théorie philosophico-politique de
Hobbes vient masquer ce rapport de forces. Par conséquent, si Foucault
s’inscrit dans le sillon creusé par ce discours historico-politique, c’est parce
que, comme lui, il souhaite se détacher de la théorie philosophico-juridique.
En ce sens, Hobbes s’oppose également à ces récits mythiques relatant
les exploits de souverains passés. L’histoire romaine des États Européens
– cette histoire faisant de Rome, la source commune de tous les peuples
européens – et le discours de la lutte des races appartiennent tous deux au
registre du discours historico-politique. On ne s’aperçoit de cette situation
qu’à la fin de la leçon du 28 janvier 1976 lorsque Foucault a recours à
l’expression : « le discours historico-politique de la souveraineté romai-
ne »27. Le discours de la lutte des races et l’histoire romaine de la souverai-
neté ne forment que des cas spécifiques du discours historico-politique.
En somme, aux yeux de Foucault, il s’agit de se détourner de la théorie
juridico-politique du pouvoir souverain afin d’amener à la lumière ces
affrontements autour du pouvoir que l’on se livre à travers des récits histo-
riques divers. Toutefois, la théorie hobbesienne de la souveraineté s’accor-
de avec le discours historico-politique de la souveraineté romaine puisque
ce discours évite soigneusement toute référence à des conquêtes ou
invasions passées. Foucault le suggère à demi-mot en relevant que « Guil-
laume Le Conquérant ne voulait pas, justement, être appelé le Conqué-

27 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 71.


Le discours historico-politique 31

rant » 28 . L’histoire romaine de la souveraineté est un cas spécifique du


discours historico-politique et un cas extrêmement pauvre puisque la guer-
re n’y occupe aucune fonction explicative. Elle ne considère pas que le
pouvoir maintient avec d’autres moyens un rapport de forces initialement
belliqueux. La guerre disparaît en un sens, même si elle demeure sous sa
forme sociale ou civile.
Ainsi, Foucault ne se détache pas de la théorie juridico-philosophique
uniquement en raison d’une conception juridique et économique du
pouvoir dont il juge qu’elle est caduque. Il le fait également en raison de
son anhistoricisme : l’histoire forme, aux yeux de Hobbes, le germe par
excellence de la mort de l’État souverain. On ne pourrait confier à
l’histoire la justification du pouvoir souverain. Ce qu’il faut donc bien con-
stater, c’est que le discours de la lutte des races en mettant en exergue ces
conquêtes et ces invasions à partir desquels les souverains détiendraient
leur pouvoir ne va pas simplement proposer une autre analyse du pouvoir
souverain. Il se présente comme un discours de résistance au pouvoir royal
en place.
Le discours historico-politique de la lutte des races, « c’est un discours
qui au fond coupe la tête du roi, qui se dispense en tout cas du souverain
et qui le dénonce »29. Il constitue ainsi une menace importante pour le
pouvoir souverain. Toutefois, Foucault souligne que ce discours, s’il
appartient initialement aux opprimés, au peuple, va pouvoir en vertu de sa
« grande aptitude à la métamorphose »30 , être repris par la bourgeoisie
anglaise lors de la Révolution Anglaise et encore par l’aristocratie française.
Il posséderait ainsi « une sorte de polyvalence stratégique »31. Une grande
partie du cours de 1976 est consacré à la fortune française du discours
historico-politique.
Ce que nous souhaitons à présent mettre en évidence, c’est la manière
dont la souveraineté menacée par ce discours historico-politique a
subtilement utilisé l’aptitude de transformation de ce discours pour le
tourner à son avantage. Il est aisé pour Foucault – en vertu de ces cours
précédents – de dire adieu à la souveraineté en tant que méthode d’analyse

28 Ibid., p. 63.
29 Ibid., p. 51.
30 Ibid., p. 67.
31 Ibidem.
32 Amaury Delvaux

des relations de pouvoir. Faut-il pour autant affirmer que le discours


historico-politique parvient à éclipser aussi facilement le pouvoir
souverain ? À suivre Foucault, on a du mal à le penser. D’après lui, le
discours révolutionnaire – notamment d’obédience marxiste – va directe-
ment découler de cette histoire de la lutte des races. La lutte des races va
se retranscrire en lutte des classes.
À la suite de cette transformation du discours de la lutte des races en
discours révolutionnaire, le pouvoir souverain va s’emparer de ce discours
de la lutte des races. Dans leçon du 28 janvier 1976, Foucault rappelle en
quoi ce qu’il appelle le racisme d’État consiste en une stratégie de maintien
de la souveraineté face au discours révolutionnaire. Plus précisément, les
techniques disciplinaires auraient permis la conservation d’une souverai-
neté attaquée par le discours des races sur lequel s’échafaude le discours
révolutionnaire. On en veut pour preuve qu’à la fin de la leçon du 28
janvier 1976, il écrit :

Si le discours des races, des races en lutte, a bien été l’arme utilisée contre le
discours historico-politique de la souveraineté romaine, le discours de la race
(la race au singulier) a été une manière de retourner cette arme, d’en utiliser
le tranchant au profit de la souveraineté conservée de l’état, d’une
souveraineté dont l’éclat n’est pas maintenant assuré par des rituels magico-
juridiques, mais par des techniques médico-normalisatrices […]. La
souveraineté de l’État a fait ainsi du discours de la lutte des races l’impératif
de la protection de la race, comme une alternative et un barrage à l’appel
révolutionnaire32.

En ce sens, la dernière leçon – celle du 17 mars 1976 consacrée


exclusivement au bio-pouvoir – s’appuie clairement sur ces réflexions
formulées quelques semaines auparavant. Si on n’y sanctionne pas complè-
tement « une sorte d’adieu à la souveraineté »33, c’est sans doute parce que
l’histoire du discours historico-politique – du discours des races – que
Michel Foucault s’évertue à retracer tout au long de son cours de 1976, ne
lui permet pas de le faire. Dès lors se pose la question de la fonction exacte
du racisme, dans l’économie de l’analyse de Foucault.

32 Ibid., p. 71.
33 Ibid., p. 37.
Le discours historico-politique 33

Dans la leçon du 28 janvier 1976, le discours de la race ou le racisme


va en quelque sorte servir à la souveraineté de paratonnerre face aux
éventuels éclats révolutionnaires. Or, dans la leçon du 17 mars, le racisme
va occuper une toute autre fonction puisqu’il va servir à désamorcer le
paradoxe d’un pouvoir qui, tout étant inquiet de la vie, s’avère capable de
tuer. Le racisme sert de point d’articulation entre le bio-pouvoir et le droit
de tuer. Par ailleurs, Foucault affirmera que c’est en vertu de l’avènement
du bio-pouvoir qu’un racisme d’État aurait vu le jour.
Compte tenu de cette double fonctionnalité du racisme, avait-il
d’autres choix que d’affirmer que le droit de tuer du bio-pouvoir – le
génocide et le maintien de la peine capitale – constituait le « déchaînement
le plus complet du pouvoir meurtrier, c’est-à-dire [de] ce vieux pouvoir
souverain de tuer »34 ? Nous ne le pensons pas. Et on ne s’étonnera pas de
lire sous sa plume que le bio-pouvoir complète en le transformant le pouvoir
souverain.
Du pouvoir souverain au bio-pouvoir, il n’existe aucune sorte de
substitution. Du moins, c’est ce qu’avance Foucault dans son cours de
l’année 1976. À l’inverse, dans le premier tome de l’Histoire de la sexualité,
on stipule « qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est
substitué un droit de faire vivre ou de rejeter dans la mort »35.
Néanmoins, tous les développements consacrés par cet ouvrage au
bio-pouvoir ne servent qu’à expliquer pourquoi le sexe devient progressi-
vement un enjeu biopolitique. Ainsi, le sexe n’aurait jamais pu relever d’une
quelconque importance dans le cadre du pouvoir souverain, contrairement
au sang. Cependant, encore dans le livre de 1976, Foucault concède que si
le bio-pouvoir s’est substitué au pouvoir souverain, il est possible de repé-
rer historiquement entre « ces deux régimes distincts de pouvoir »36, des
interactions :

[...] il est arrivé, dès la seconde moitié du XIXe, que la thématique du sang
ait été appelé à vivifier et à soutenir de toute une épaisseur historique le type
de pouvoir politique qui s’exerce à travers les dispositifs de sexualité. Le
racisme se forme en ce point (le racisme sous sa forme moderne, étatique
et biologisante). [...] Le nazisme a sans doute été la combinaison la plus naïve

34 Ibid., p. 231.
35 M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 181.
36 Ibid., p. 196.
34 Amaury Delvaux

et la plus rusée – et ceci parce cela des fantasmes du sang avec les paro-
xysmes d’un pouvoir disciplinaire37.

À l’instar des développements du cours au Collège de France, le


racisme se situe à l’articulation entre le pouvoir souverain et le bio-pouvoir.
Dans La Volonté de savoir, Foucault s’évertue, à partir d’une confrontation
à la psychanalyse, à affirmer la nécessité de penser la sexualité en dehors
de la souveraineté politique. Dès lors, la claire distinction entre le pouvoir
souverain et le bio-pouvoir n’est établie qu’afin d’appréhender correcte-
ment la sexualité. En devenant un enjeu biopolitique, le sexe témoigne
d’une transformation profonde du régime de pouvoir. Vouloir compren-
dre la sexualité avec le canevas de la souveraineté conduit nécessaire à
effectuer une « rétro-version historique »38.
Or, c’est au moment où il aborde le nazisme, dans le cours de 1976,
que Foucault parle d’un « déchaînement le plus complet du pouvoir
meurtrier, c’est-à-dire de ce vieux pouvoir souverain de tuer »39. Pourquoi
dès lors, tout en acceptant que le nazisme forme une conjonction entre
deux différents régimes de pouvoir, Foucault refuse-t-il, quelques mois
plus tard, d’interpréter les actes meurtriers du nazisme comme le retour
du vieux pouvoir souverain de tuer ? En affirmant que les actes génoci-
daires correspondent à ce vieux pouvoir, on éluderait du nazisme toute la
problématique du racisme. Aux yeux de Foucault, le droit de tuer propre
à la souveraineté n’est exercé qu’en vue de la défense de l’État ou du souve-
rain. Ce n’est pas parce que l’existence d’une population est menacée que
l’on tue. Or, le bio-pouvoir va définir le cadre dans lequel seront commis
des génocides parce que cette existence est en mise en danger par une autre.
Ainsi, ce qui se transforme du pouvoir souverain au bio-pouvoir, c’est
le motif pour lequel des hommes vont être exposés, par la force du
pouvoir, à la mort. En affirmant que le vieux droit souverain gardait toute
son implication au sein du nazisme, on aurait été conduit à affirmer que
c’était moins en raison d’un racisme exacerbé que les génocides avaient été
accomplis, qu’en vertu d’une défense de l’État allemand et du Führer. Le
vieux droit de tuer n’est établi que sous le motif de la défense du roi et de

37 Ibid., p. 197.
38 Ibid., p. 198.
39 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 231.
Le discours historico-politique 35

l’État et non en vue de protéger la population. De cette façon, si Foucault


ne conçoit plus les actes génocidaires en tant que déchaînement du vieux
pouvoir souverain de tuer, ce n’est pas – comme le pense Jean Terrel – en
raison d’une position historiciste refusant tout universel. En concevant
ainsi ces actes, on oblitère les motifs qui forment leur origine : le racisme
moderne et biologisant, la protection d’une population. Foucault reprend
implicitement l’argumentation par laquelle il expliquait le maintien de la
peine du mort :

Si on retrouve la mort dans notre pénalité, qui est essentiellement, une


pénalité d’enfermement, c’est que la mort y joue, non plus le rôle d’une sorte
d’étalage des marques du pouvoir sur le corps humain, mais celui de la forme
extrême et finale, de la forme parfaite et indépassable de l’enfermement […].
La mort, c’est la clôture définitive, l’absolue sécurité40.

Qu’il s’exerce vis-à-vis d’individus appartenant à une population à


protéger ou vis-à-vis d’une autre population, l’acte mortifère d’un pouvoir,
dans le régime du bio-pouvoir, ne vise qu’un but : la sécurité de sa
population.
Une telle explication s’appuie clairement sur la caractérisation du
pouvoir souverain telle qu’elle se trouve élaborée dans Le Pouvoir psychiatri-
que. Dans celui-ci, il y expliquait que le pouvoir souverain ne tuait que pour
rappeler sa toute-puissance à ceux qui avait l’audace de la contester. À
partir de là, on pouvait facilement penser que le pouvoir souverain n’avait
cure de la population qu’il avait sous son autorité. Cela vaut sans doute
dans une conception du pouvoir qui, comme celle de Foucault, prend soin
d’éviter tout économisme ou juridisme. On refuse de prendre le pouvoir
pour l’objet d’un contrat. Néanmoins, Foucault explique que la théorie du
contrat forme la première étape décisive dans la transformation de la
souveraineté par le bio-pouvoir. Avec la théorie du contrat, la vie devient
– peut-être pour la première fois – l’enjeu décisif du pouvoir politique

40 M. Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 13. Ce qui va justifier la mise à mort d’un
individu ce n’est plus une provocation à l’encontre du pouvoir royal mais « la monstruo-
sité du criminel, son incorrigibilité, et la sauvegarde de la société ». Cf. M. Foucault, La
Volonté de savoir, op. cit., p. 181. Dans le cours de l’année 1976, Foucault développe une
analyse similaire puisqu’il y défend, à côté d’un « racisme de la guerre », un racisme de la
criminalité. C’est un même racisme qui condamne tant les actes mortifères de la guerre
ou des génocides que ceux de la peine de mort.
36 Amaury Delvaux

puisqu’elle forme le motif pour lequel on établit le contrat. Aux yeux de


Jean Terrel, la théorie du contrat présente, dans le cadre des analyses de
Foucault, « la première manifestation de ce qui allait devenir la coexistence
aporétique de la souveraineté et du bio-pouvoir »41.
On y souligne également la manière dont Foucault, dans le cours
Sécurité, Territoire et population, appréhende les différentes théories du con-
trat comme autant de manières d’articuler « souveraineté et gouverne-
ment ». Ceci a le mérite de pointer une difficulté au sein du travail foucal-
dien relatif au pouvoir. Si Foucault entend se passer de toute conception
juridique et économique du pouvoir, il ne peut cependant pas expliquer la
métamorphose progressive du pouvoir souverain par le bio-pouvoir sans
se référer à la théorie du contrat social.
Cette difficulté se trouve résolue par Foucault en montrant que cette
théorie – au lieu d’être une grille d’intelligibilité du pouvoir – forme un
instrument de lutte face à la montée en puissance de tout un discours
historico-politique contestant l’assise mythique du pouvoir souverain.
D’une certaine manière, le contrat social est l’une des premières façons
dont le pouvoir souverain a tenté de retourner à son avantage le discours
des races. Accusé de maintenir une domination belliqueuse, le pouvoir
souverain se serait transformé, notamment par le biais de la théorie du
contrat social, en un pouvoir inquiet de la vie de ses gouvernés.

Pour conclure, il faut relever ce qui va rendre impossible toute


articulation entre le pouvoir souverain et le bio-pouvoir. C’est « l’appari-
tion de ce nouveau personnage » que représente la population. C’est à
l’horizon de cette apparition qu’il faut cerner l’expression caractérisant le
pouvoir moderne : « faire vivre et laisser mourir ». Moins que d’indiquer
l’abandon d’une activité mortifère définissant essentiellement le pouvoir
souverain, « faire vivre » signale ici une transformation cruciale du problè-
me politique. La gestion démographique de la population va devenir ainsi
le souci majeur du pouvoir moderne.
On a tendance à oublier cette donnée essentielle quand on traite des
actes mortifères du bio-pouvoir. « Faire vivre » désigne avant tout cette
inquiétude nouvelle du pouvoir face aux taux de natalité et de mortalité,

41 J. Terrel, op. cit., p. 57.


Le discours historico-politique 37

du vieillissement des gouvernés, de la reproduction. C’est désormais la


croissance démographique, et non plus la pacification civile, qui se trouve
au cœur des préoccupations du pouvoir moderne. Par conséquent, ce qui
change, avec le passage du pouvoir souverain au bio-pouvoir, c’est ce que
le pouvoir entend par « protection des individus ». Dans la modernité,
cette protection ne se limite plus à une protection juridique et pénale ; elle
revêt de plus en plus une dimension biologique.

Amaury Delvaux
Université de Namur
amaury.delvaux@unamur.be
Foucault, une pensée de la force
Sur la nécropolitique et la violence, au-delà de l’Un

Valentina Antoniol

L’importance et l’actualité d’un thème « oublié »

Il est facile de comprendre à quel point le travail de Michel Foucault peut


se révéler important pour développer une analyse qui vise non seulement
à traiter les questions de la vie, de la violence, du pouvoir, mais aussi à
enquêter sur leurs interconnexions intrinsèques et profondes. Il est tout
aussi simple – et presque prévisible – d’imaginer que le point de départ
d’un tel discours pourrait être constitué par le thème de la biopolitique,
tel qu’il a été développé par le philosophe français depuis 1976.
Cependant, notre intention ici est plutôt de proposer un parcours
différent : non pas en nous dirigeant d’emblée vers l’hypothèse du bio-
pouvoir, mais en faisant un pas en arrière et – avant d’arriver à parler de
la nécropolitique et de la violence – en nous concentrant tout particu-
lièrement sur un aspect spécifique de la production de Foucault qui
précède et introduit ses réflexions sur la biopolitique. Afin d’élaborer ce
cadre de recherche, il peut en effet être stimulant de donner toute sa
place à un sujet qui n’a pas toujours reçu une attention adéquate de la
part des commentateurs. Il s’agit du thème de la guerre ou, plus précisé-
ment, de ce que Michel Senellart a efficacement défini comme le « schè-
me polémocritique » 1 foucaldien, qui peut être compris de la manière
suivante : un modèle qui utilise la guerre comme instrument critique et la
critique comme instrument de guerre.
En effet, on a longtemps considéré que ce discours sur la guerre
constituait simplement un aspect marginal du travail de Foucault, relégué
presque exclusivement au cours au Collège de France de 1975-1976, « Il

1 M. Senellart, « Michel Foucault : « gouvernementalité » et raison d’État », in La Pensée


politique, (1993), n.1, p. 283. Il faut observer que Senellart ne donne pas une définition
précise de son expression. Par conséquent, celle que nous fournissons ci-dessus n’est
rien de plus qu’une interprétation personnelle de cette formule efficace.

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 39-57.


40 Valentina Antoniol

faut défendre la société »2 – comme une sorte de fascination éphémère, aban-


donnée brusquement (précisément avec l’émergence du nœud de la
biopolitique) en raison de la reconnaissance, par l’auteur lui-même, de
l’inutilité de son propre modèle, inapte à rendre compte des rapports de
pouvoir complexes3. Il est clair, au contraire, que la publication complète
– achevée en 2015 – de l’ensemble des cours au Collège de France ainsi
que l’accès aux manuscrits inédits présents dans les archives du Fonds
Michel Foucault – conservées depuis 2013 à la Bibliothèque nationale de
France (BnF) – nous indiquent précisément la nécessité de reconsidérer
cette question. Il faut en effet reconnaître que le thème de la guerre ne
fait pas, chez Foucault, une apparition transitoire. Il y a la permanence
d’un tel discours, qui se révèle central pendant la phase de la production
foucaldienne qui s’ouvre en 1971, avec le passage de l’archéologie à la
généalogie, et qui trouve sa conclusion, mais aussi son point d’expression
maximal précisément dans « Il faut défendre la société ».
À cet égard, on ne peut pas manquer de prendre en considération ce
que Foucault affirme déjà dans le cours du 9 janvier 1971 au Collège de
France – le premier après la leçon inaugurale : « Il s’agit en somme de
savoir quelles luttes réelles et quels rapports de domination sont engagés
dans la volonté de vérité » 4 . De la même manière, il faut également
considérer les mots prononcés à la fin de la leçon du 7 janvier 1976 :

Donc, deux schémas d’analyse du pouvoir : le schéma contrat-oppression,


qui est, si vous voulez, le schéma juridique, et le schéma guerre-répression,
ou domination-répression, dans lequel l’opposition pertinente n’est pas
celle du légitime et de l’illégitime, comme dans le schéma précédent, mais
l’opposition entre lutte et soumission. Il est bien entendu que tout ce que
je vous ai dit au cours des années précédentes s’inscrit du côté du schéma
lutte-répression. C’est ce schéma-là que, de fait, j’ai essayé de mettre en
œuvre5.

2 M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, Paris,


Gallimard-Le Seuil, EHESS, coll. « Hautes études », 1997.
3 Cf. « Situation du cours », in M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p.

256 ; Mark G. E. Kelly, The Political Philosophy of Michel Foucault, London, Routledge,
2009, p. 59.
4 M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France. 1970-1971.

Suivi de Le savoir d’Œdipe, Paris, Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études »,


2011, p. 4.
5 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 17.
Foucault, une pensée de la force 41

La recherche de Foucault au début des années 1970 consiste, en effet,


à analyser les différentes formes de relations entre pouvoir et savoir, qui
se développent et s’expriment en des termes qui sont toujours belliqueux.
Ou, selon les mots utilisés par Mauro Bertani et Alessandro Fontana,
dans la situation du cours de Difendere la società – qui constitue « l’édition
pirate » de « Il faut défendre la société » – c’est précisément dans la guerre
que « Foucault identifie le lieu d’émergence (ou de constitution) du
discours généalogique lui-même » 6 . Par conséquent, il est essentiel de
reconnaître que l’on se trouve confrontés à un thème, qui n’est apparem-
ment pas au premier plan, mais qui montre une épaisseur conceptuelle
importante et qui détient un grand potentiel stratégique. Négliger ce plan
d’analyse rendrait non seulement impossible de comprendre l’une des
questions fondamentales de la production de Foucault, mais conduirait
aussi à perdre l’une des utilisations les plus enrichissantes de sa pensée
(politique), surtout en rapport avec notre propre actualité et, encore plus,
si l’on veut traiter de la vie, de la violence et du pouvoir.
Foucault est bien l’auteur – ce n’est sûrement pas le seul, mais c’est
certainement l’un des plus efficaces – qui a décrit une condition qui
aujourd’hui ne fait quasiment plus aucun doute : la nécessité de « dilater »
le concept de guerre, à la fois temporellement et spatialement, et de se
référer avec ce terme à un champ pratique et sémantique beaucoup plus
large que celui qui a été établi au cours de la soi-disant modernité politi-
que. En effet, nous savons aujourd’hui – et cela a été très bien montré
par Frédéric Gros7 – que la guerre ne peut plus être définie par les mots
utilisés à la fin du XVIe siècle par Alberico Gentili qui, dans son De jure
belli, en parlait comme d’un conflit armé, public et juste8. La guerre ne se
réduit ni à un ensemble de techniques avec lesquelles elle pourrait se
matérialiser, ni à un phénomène exclusivement intentionnel qui pourrait
être complètement géré juridiquement.

6 M. Bertani, A. Fontana, Premessa dei curatori, in M. Foucault, Difendere la società.


Dalla guerra delle razze al razzismo di stato, Firenze, Ponte alle grazie, 1990, p. 10 (nous tra-
duisons).
7 Cf. F. Gros, États de violence. Essai sur la fin de la guerre, Gallimard, Paris, 2006, p.

7-16. Il faut noter que, selon Gros, la notion de guerre a perdu sa validité dans
l’actualité et donc devrait être remplacée par celle d’« états de violence ».
8 Cf. A. Gentili, De iure belli libri tres (1612, I éd. 1588), Oxonii, E. Typographeo

Clarendoniano, 1877, Livre I, Chap. II.


42 Valentina Antoniol

Ainsi, nous comprenons parfaitement que l’État ne peut plus être le


lieu de référence exclusive pour enquêter sur la guerre, du moment qu’il
n’est plus, comme le soutenait Hobbes9, ni comme Carl Schmitt aurait
aimé pouvoir continuer à l’affirmer, l’unique titulaire du jus ad bellum10. Il
n’y a en effet rien d’« extérieur » au conflit, et il n’est pas possible de faire
confiance à la théorisation typiquement moderne fondée sur la narration
de la limitation de la guerre grâce à son complet transfert hors des
frontières étatiques.
Et encore, on voit sans difficulté que certaines analyses, plutôt
récentes, ne sont plus valables, comme celle qui a pu être fournie, dans la
seconde moitié du XXe siècle, par Gaston Bouthoul. Le père de la polé-
mologie définissait en effet la guerre comme un conflit collectif qui doit
être clairement délimité par rapport à toutes les manifestations antago-
nistes connues et imaginables11. C’est donc précisément dans le contexte
de la disparition de toute une série de certitudes que se fait jour non
seulement la possibilité, mais même la nécessité, de repérer l’utilisation
foucaldienne du concept de guerre, aussi et surtout pour se concentrer
sur une compréhension spécifique de la nécropolitique et de la violence.

Entre guerre et politique

Affirmer que l’enjeu de la guerre est au cœur de la production


foucaldienne tout au long de la première moitié des années 1970 signifie
précisément reconnaître que, dans les réflexions développées en
particulier dans « Il faut défendre la société », mais aussi dans « Nietzsche, la
généalogie, l’histoire » (1971), dans Moi, Pierre Rivière (1973), dans
Surveiller et punir (1975), dans La Volonté de savoir (1976), et surtout dans
les cours au Collège de France de 1971-1972 (Théorie et institutions pénales)
et de 1972-1973 (La Société punitive), ce thème est compris comme le
cadre de référence des réflexions sur le pouvoir et comme l’instrument

9 Cf. T. Hobbes, Léviathan, trad. fr. F. Tricaud, Paris, Dalloz, 1999.


10 Cf. C. Schmitt, Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus Publicum Europaeum,
Köln, Greven Verlag, 1950; trad. fr. L. Deroche-Gurcel, Le nomos de la Terre : dans le droit
des gens du Jus Publicum Europaeum, Paris, PUF, 2008.
11 Cf. G. Bouthoul, La Guerre, Paris, PUF, 1973.
Foucault, une pensée de la force 43

stratégique d’activation du pouvoir. Davantage : la guerre est également


conçue comme moteur de l’histoire et des changements politiques,
juridiques et sociaux. En effet, la politique a dans la guerre sa Herkunft
ainsi que sa Entstehung et c’est bien la même méthode généalogique – née
sous le signe d’un nietzschéisme radical – qui se structure à travers des
analyses polémocritiques et qui accompagne à son tour leur formulation.
En définitive, on peut dire – comme le note Paolo Napoli – que chez
Foucault la guerre n’indique pas « une hypothèse extrême et destru-
ctive » 12 ; elle a, au contraire, un potentiel indéfiniment productif. Par
conséquent, il s’agit d’inclure sous cette étiquette tous les rapports de force
continus qui unissent et divisent, selon des partitions différentes et
jamais définitives, des adversaires qui – en utilisant un passage tiré de
« Nietzsche, la généalogie, l’histoire » – « n’appartiennent pas au même
espace »13.
On comprend donc que Foucault a la capacité de remettre
radicalement en question non seulement la compréhension de la guerre,
mais aussi le statut de sa relation avec la politique. Ou mieux, il n’a pas
peur de reconnaître l'interrelation entre politique et guerre, entre ordre et
désordre, qui détermine une politisation extrême de toutes les activités
des vivants, voire en général de la vie. En guise de bref excursus, on peut
observer que si nous voulions essayer d’identifier une possible généalogie
de la pensée dans laquelle s’inscrivent les réflexions polémocritiques
foucaldiennes, nous ne retrouverions certainement pas leur provenance
chez Hobbes.
Ce dernier est en effet l’auteur avec qui Foucault se confronte
explicitement dans La société punitive et dans « Il faut défendre la société » et
pour lequel la politique existe seulement comme ordre, lequel n’est pas
naturel, mais découle de la mise en place d’un pacte. Toute la machine
conceptuelle hobbesienne est en fait élaborée pour garantir
l’impensabilité théorique (mais certainement pas l’impossibilité réelle) de
la concomitance entre ordre et désordre, entre État et guerre (civile).

12 P. Napoli, Michel Foucault : la storia come strumento di lotta, in A. Arienzo, D. Caruso


(dir.), Conflitti, Napoli, Libreria Dante e Descartes, 2005, p. 371 (nous traduisons).
13 M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », in Dits et écrits, Paris,

Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, II, n° 84, p. 144.
44 Valentina Antoniol

Cela signifie que chez Hobbes, la politique opère par la


dépolitisation : avec la mise en place volontaire du pactum unionis et la
ratification du passage du témoin au souverain, on assiste à la
cristallisation du seul acte politique disponible pour les individus. En
effet, de même que le droit de résistance n'est pas prévu, sauf à un
niveau purement théorique14 dans le discours hobbesien, de même, l’effi-
cacité et la matérialité du conflit sont en fait désactivées aussi longtemps
que l’État existe. Le conflit est rétrogradé à la fonction d’une simple
contradiction : il est impossible d’être fou au point de décider de ne pas
obéir à quelqu'un à qui a été confiée la protection de sa propre vie15. Par
conséquent, Foucault reconnaît parfaitement le nœud central de la
question au moment où il souligne que l’objectif de Hobbes est de
conjurer la guerre (civile) à travers sa neutralisation théorique.
Il semble donc beaucoup plus utile, pour clarifier le sens du modèle
polémocritique foucaldien, de regarder du côté de Spinoza, c’est-à-dire
du philosophe qui, dans le Traité politique, invalide le contrat en affirmant
qu’il n’est pas « garanti par le droit civil, mais par le droit de guerre »16. Et
c’est toujours Spinoza qui – contrairement à Hobbes, pour qui ceux qui
mettent en discussion l’ordre et le contrat doivent être punis confor-
mément au droit de guerre – conceptualise « la résistance au souverain
injuste à partir d’un appel au même droit de guerre au lieu du droit civil
ordinaire »17.
Le jus belli spinozien, en tant que jus naturae renouvelé, prévoit en
effet que si la peur des citoyens se transforme en indignation, la
multitude elle-même, selon sa puissance, peut renverser l’imperium, en
utilisant le droit de guerre. Chez Spinoza, ce n’est donc pas l’ordre qui
doit réguler le désordre (Hobbes) mais, au contraire, le désordre qui
intervient pour réguler l’ordre.

14 Cf. T. Hobbes, op. cit., XXI.


15 Cf. R. Laudani, Disobbedienza, Bologna, Il Mulino, 2010, p. 54-56.
16 B. Spinoza, Tractatus politicus, in Opera Posthuma. Quorum series post Praefationem

exhibetur, Hagae Comitum, 1977, trad. fr. de É. Saisset, Traité politique, Librairie générale
française, Paris, 2002, IV, 6 (traduction partiellement modifiée).
17 A. Illuminati, « Spinoza, il comune, la guerra », conférence donnée au « Corso di

Perfezionamento in Teoria Critica della società », à l’Università degli Studi di Milano


Bicocca le 21 juin 2018 (texte non publié, nous traduisons).
Foucault, une pensée de la force 45

De cette façon, on comprend que c’est précisément au sein d’une


telle tradition théorique (qu’on pourrait bien définir comme spinoziste)
que l’on peut saisir l’importance des réflexions de Foucault : pour lui,
l’ordre cache toujours le désordre. Le modèle polémocritique foucaldien,
un modèle qui – comme l’indique le mot « critique » – n’est jamais neutre
mais toujours politiquement orienté, se structure en effet à partir de
l’inversion radicale de la célèbre formule clausewitzienne18 : ce n’est pas
la guerre qui est une simple continuation de la politique par d’autres
moyens, c’est la politique qui doit être comprise comme une continuation
de la guerre19.
C’est donc à partir de ce nœud problématique qu’il est possible, à
présent, d’aborder le cours « Il faut défendre la société ». Bien que la
perspective du renversement du rapport entre politique et guerre soit
également présente dans d’autres textes et cours de Foucault, comme
Surveiller et punir20 et La Société punitive21, c’est sans doute dans le cours au
Collège de France de 1975-1976 que l’on observe l’élaboration la plus
structurée du modèle polémocritique. Dans ce cycle de leçons, la guerre
est en fait examinée comme discours théorique et comme pratique, dans
une enquête plus large, à travers laquelle Foucault tire les conclusions de
son parcours de recherche des années précédentes et décrit de nouvelles
voies d’investigation qui se révéleront très fructueuses pour les enquêtes
suivantes. L’une d’elles est, évidemment, le thème de la biopolitique,
introduit pour la première fois pendant la dernière leçon du cours.
Voilà donc la raison principale qui nous amène à nous concentrer
précisément sur ce cycle de leçons : les analyses sur le biopouvoir ont été
très souvent interprétées en dehors du contexte de réflexion dans lequel
elles avaient été élaborées, c’est-à-dire comme suite et conséquence du
modèle polémocritique. Or, le discours sur la guerre devrait être examiné
non seulement en tant que dernier chapitre d’une série de recherches de

18 Cf. C. von Clausewitz, Vom Kriege, Berlin, Dümmler, 1832; trad. fr. D. Naville, De
la guerre, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955, 1, 24.
19 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 16.
20 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll.

« Bibliothèque des sciences humaines », 1975, p. 197.


21 M. Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris,

Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes Études », 2013, p. 34.


46 Valentina Antoniol

matrice généalogique22 ou comme lien de conjonction essentiel entre les


analyses sur le pouvoir disciplinaire et celles sur le pouvoir biopolitique,
mais surtout – et ceci est l’enjeu principal – comme une réponse stratégique
aux récits et aux pratiques nécropolitiques. Dans le cours de 1975-1976, il est
en effet possible de nouer les fils d’une articulation intéressante non
seulement entre guerre et politique, mais aussi entre guerre et pouvoir,
entre guerre et vie, entre guerre et mort.
À cet égard, il est important de passer en revue, au moins briève-
ment, les principales étapes de ce cycle de leçons qui, au-delà de leur
simplicité apparente, présentent en réalité une structure très complexe et
pas toujours linéaire. En reprenant, de manière plus large et articulée,
certaines des thématiques déjà présentées dans « Nietzsche, la généalogie,
l’histoire » – c’est-à-dire dans l’essai qui introduit, d'un point de vue con-
ceptuel, le travail de Foucault des années suivantes – les leçons du cours
« Il faut défendre la société » dessinent un double chemin qui trame l’ensem-
ble de la réflexion foucaldienne : deux axes d’analyse, deux niveaux
discursifs différents s’entrelacent et se chevauchent, sans jamais coïncider
complètement.

La proposition théorico-stratégique

Le premier axe d’analyse, qui traverse le cours de 1975-1976 et qui


peut être positionné dans une temporalité que rien n’interdit de
considérer comme celle de l’actualité, se développe sous la forme d’une
proposition théorico-stratégique. Il s’agit de l’« hypothèse de Nietzsche »23,
apte à reconnaître la guerre comme grille d’intelligibilité des relations de
pouvoir et comme logique stratégique par laquelle les rapports de force
sont régulés. Ce qui est établi est en fait une double équation qui est
traduite par Foucault dans les termes rhétoriques suivants : « Si le
pouvoir est bien, en lui-même, mise en jeu et déploiement d’un rapport
de force, […] ne faut-il pas l’analyser d’abord et avant tout en termes de

22 D. Defert, « Le ‘dispositif de guerre’ comme analyseur des rapports de


pouvoir », in J.-C. Zancarini (éd.), Lectures de Michel Foucault. À propos de « Il faut défendre la
société », vol. 1, Lyon, ENS Éditions, 2000, p. 65.
23 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 17.
Foucault, une pensée de la force 47

combat, d’affrontement ou de guerre ? »24. Par conséquent, s’il est vrai –


comme le montre l’analytique foucaldienne du pouvoir – que les
rapports de force traversent tout le champ social en déterminant une
microphysique du pouvoir, alors nous devons considérer que la guerre
(comprise dans un sens général et non pas dans le sens spécifique d’un
affrontement armé) représente une condition permanente au sein de la
société.
Il en résulte que la fin d’une guerre spécifique n’est pas – comme
cela est prévu par la théorie hobbesienne de la souveraineté – le début de
la politique comprise comme paix, mais qu’il s’agit plutôt du maintien
des résultats de cette guerre (un ensemble donné de rapports de force en
faveur des vainqueurs, au détriment des vaincus) par le pouvoir politique
qui s’est établi grâce à lui25. Chaque guerre, dont découlent les déséquili-
bres (économiques, politiques, sociaux, même physiques) de l’ordre social,
s’inscrit en effet dans une guerre silencieuse beaucoup plus large, qui
prend le nom de paix civile. « La politique – déclare Foucault – c’est la
sanction et la reconduction du déséquilibre de forces manifesté dans la
guerre […]. On n’écrirait jamais que l’histoire de cette même guerre,
même lorsqu’on écrirait l’histoire de la paix et de ses institutions »26.
On comprend alors qu’une telle conceptualisation a également pour
conséquence une compréhension spécifique de la subjectivité : ce point
est au cœur de ce que l’on a défini comme proposition théorico-
stratégique. À cet égard, deux aspects méritent d’être soulignés, qui sont
étroitement liés. Premièrement, le fait que Foucault, dans ce qui pourrait
être conçu comme une sorte de dialogue silencieux avec le Discours de la
servitude volontaire d’Étienne de La Boétie27, affirme qu’il n’est pas question
de « demander aux sujets comment, pourquoi, au nom de quel droit ils
peuvent accepter de se laisser assujettir, mais [de] montrer comment ce
sont les relations d’assujettissement effectives qui fabriquent des
sujets »28.

24 Ibid., p. 16.
25 V. Sorrentino, Il pensiero politico di Foucault, Roma, Meltemi, 2008, p. 81.
26 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 16.
27 Cf. É. de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire (1574), Imprimerie nationale,

Paris, 1992.
28 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., pp. 38-39.
48 Valentina Antoniol

Cela signifie qu’il n’y a pas de sujets avant les relations de pouvoir et
que toute subjectivité est immanente aux rapports de force. Il existe, en
effet, un réseau de relations de savoir et de pouvoir dans lequel chaque
individu est constitué comme un sujet, compris non seulement comme
subjectus, mais aussi comme subjectum29. Comme l’écrit Foucault, les sujets
« ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir »30.
Deuxièmement, affirmer qu’« un front de bataille traverse la société
toute entière, continûment et en permanence »31 implique de reconnaître
que le sujet ne peut plus être compris comme métahistorique et
universel32. Cela emporte toute une série de conséquences : 1. Il n'y a pas
de sujets neutres ; 2. Chaque sujet est toujours l’adversaire de quelqu’un
et, à son tour, a toujours des adversaires ; 3. Le sujet ne peut pas
s’échapper de son positionnement dans un champ de bataille intrinsè-
quement divisé ; 4. Le discours de chaque sujet ne peut être que partisan
et les sujets eux-mêmes sont donc toujours des sujets partisans ; 5. Aux
sujets partisans correspondent des vérités partielles et l’histoire des uns
n’est pas l’histoire des autres. Ces vérités et ces histoires particulières se
configurent en effet comme des armes spécifiques au-dedans de la guerre
générale qui traverse la société. 6. La société doit être conçue selon une
structure duelle : il y a toujours au moins deux parties en jeu qui s’affron-
tent. Ou mieux, il s’agit d’une duplicité multiple qui n’est jamais résolue
par une synthèse dialectique, qui ne connaît aucune Aufhebung hégélienne.
Il est particulièrement important de noter à ce stade que, dans la
formulation de ce discours, le ton de Foucault est programmatique et
exhortatif. Il signale, en tant que bon généalogiste, sa position, voire son
appartenance au sein d’un nous qui est celui des vaincus, de ceux qui

29 Cf. É. Balibar, « Subjectus/Subjectum », in É. Balibar, Citoyen sujet et autres essais


d’anthropologie philosophique, Paris, PUF, 2011, pp. 67-84. Cf. également J. Revel, Between
Politics and Ethics: The Question of Subjectivation, in L. Cremonesi, O. Irrera, D. Lorenzini,
M. Tazzioli, Foucault and the Making of Subjects, London-New York, Rowman & Little-
field, 2016, pp. 163-173.
30 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 26.
31 Ibid., p. 44.
32 En ce qui concerne la critique adressée aux idéaux de l’universalité, on peut

souligner l’apport des études postcoloniales qui ont souvent trouvé en Foucault l’une de
leurs références centrales. Cf. S. Mezzadra, J. Reid, R. Samaddar (dir.), The Biopolitics of
Development. Reading Michel Foucault in the Postcolonial Present, New Delhi – Heidelberg –
New York – Dordrecht – London, Springer, 2013.
Foucault, une pensée de la force 49

visent eux-mêmes à devenir des vainqueurs. Comme l’affirme Yves-


Charles Zarka : Foucault a l’intention de « ruiner le prestige des vain-
queurs en se situant dans l’autre camp »33.

Nous avons en effet à être – affirme Foucault – les érudits des batailles,
parce que la guerre n’est pas terminée, les batailles décisives sont encore en
train de se préparer, la bataille décisive elle-même, nous avons à la
remporter. C’est-à-dire que les ennemis qui sont en face de nous
continuent à nous menacer, et nous ne pourrons arriver au terme de la
guerre par quelque chose comme une réconciliation ou une pacification,
mais seulement dans la mesure où nous serons effectivement des
vainqueurs.34

La guerre intervient en effet sur un plan d’universalité présumée du


corps politique et social, en rompant son homogénéité supposée et en
montrant qu’il n’y a pas de sujet unique, mais de multiples conditions de
construction des sujets qui s’affrontent à partir de positions sociales
différentes et non conciliables. En relation avec le modèle polémocritique,
Foucault décrit donc au fond un processus de fragilisation35 qui met en
jeu la possibilité, perpétuelle et non téléologique, de réversibilité des
relations de pouvoir, qui sont constituées par ce que l’on peut définir,
suivant les termes de Philippe Sabot, comme « une dimension de trans-
formation immanente »36.
Quelle est en effet l’essence du modèle de la guerre ? Si, comme on
l’a écrit plus haut, le schéma polémocritique est un modèle qui utilise la
guerre comme instrument critique et la critique comme instrument de
guerre, cela implique que l’essence de ce modèle réside précisément dans
la critique, laquelle a pour fonction d’opposer aux inévitables processus
d’assujettissement, les processus nécessaires de désassujettissement et de

33 Y.-C. Zarka, « Foucault et le concept du pouvoir », in Y.-C. Zarka, Figures du


pouvoir. Études de philosophie politique de Machiavel à Foucault, Paris, PUF, 2001, p. 144.
34 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 44.
35 L. Cremonesi, « Philosophy, Critique and the Present: The Question of Autonomy in

Michel Foucault’s Thought », in L. Cremonesi, O. Irrera, D. Lorenzini, M. Tazzioli (dir.), op.


cit., p. 107.
36 P. Sabot, « Soggetto, potere, discorso. Da Foucault a Butler, passando da Bour-

dieu », in Materiali Foucaultiani, 2014, n° 4, p. 143.


50 Valentina Antoniol

subjectivation37. Ce que nous pouvons donc observer est que bien avant
les réflexions de Foucault – développées à partir de 1978 – à propos de
« l’art de n’être pas tellement gouvernés »38, et bien avant les analyses sur
les pratiques visant à la construction active du sujet avec une référence
particulière à l’Antiquité dans les années 1980, le modèle de la guerre
conduit à une mise en question nécessaire, par le sujet, de son propre
être historique et d’un certain régime de vérité, d’où découle la
construction d’une nouvelle histoire et d’une nouvelle auto-narration
discursive, ainsi que la production d’un autre régime de vérité, c’est-à-dire
la mise en œuvre d’un processus de subjectivation.
Dans « Il faut défendre la société » et avec des mots qui à bien des égards
rappellent ceux de Frantz Fanon dans le premier chapitre des Damnés de
la terre, consacré à la violence et au rapport entre le colon et le colonisé39,
Foucault assume la nécessité de construire une nouvelle historiographie
partisane. Rentrer dans l’histoire signifie, en effet, pour les vaincus, se
donner la possibilité d’entrer en guerre40 et, de cette façon, de gâcher le
prestige des vainqueurs.

Parcours généalogiques

C’est précisément à partir de la nécessité de rentrer dans l’histoire en


entrant en guerre que se construit le deuxième axe qui traverse « Il faut
défendre la société ». Ce second plan discursif a un caractère purement
historique et il se divise à son tour en deux nouvelles pistes d’analyses41 :
il y a d’une part l’examen généalogique de l’« hypothèse de Nietzsche »,
c’est-à-dire du savoir historique des luttes et de la guerre (une sorte de

37 Cf. D. Lorenzini, « Foucault, Regimes of Truth and the Making of Subject », in


in L. Cremonesi, O. Irrera, D. Lorenzini, M. Tazzioli (dir.), op. cit., p. 63-75.
38 M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Paris, Vrin,

2015, p. 37.
39 Cf. F. Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, F. Maspéro, 1961.
40 Cf. G. Forni Rosa, «Note sul rapporto Foucault-Marx. A proposito di “Bisogna

difendere la società”», in R. M. Leonelli (dir.), Foucault-Marx. Paralleli e paradossi, Bulzoni


Editore, Roma, 2010, pp. 61-69, p. 67.
41 F. Hulak, La Guerre et la société. Le problème du « savoir historico-politique » chez Michel

Foucault, in Philosophie, 2018, n° 138, p. 61 et p. 73-75.


Foucault, une pensée de la force 51

généalogie de la généalogie 42 ) ; et d’autre part, la généalogie de la


négation de ces luttes et de la transformation de la conception de la
guerre – plus précisément une généalogie du racisme et de la défense
sociale.
Foucault trace en effet, tout d’abord, les lignes d’articulation d’un
type de discours belliqueux – défini comme « historico-politique » et
développé à partir du XVIe-XVIIe siècle : ce discours permet de
reconnaître l’appartenance de la guerre à l’histoire et de l’histoire à la
guerre, c’est-à-dire de renverser le principe de Clausewitz bien avant sa
formulation. En examinant les discours des Levellers et des Diggers, mais
surtout en se concentrant sur les textes de Henri de Boulainvilliers et,
précisément, sur la description de la contraposition (bien documentée
dans les archives du Fonds Michel Foucault 43 ) entre la noblesse
aristocratique, constituée par les héritiers du peuple franc, et les forces
populaires, comprenant les héritiers de la composante gallo-romaine,
Foucault explore et propose une analyse du thème de la guerre des races qui
– comme il l’explique à plusieurs reprises – n’a rien à voir avec un éloge
du racisme.
Il ne s’agit pas pour nous ici de retracer précisément ces enquêtes
très détaillées. Retenons surtout que l’enjeu, pour Foucault, consiste à
prêter attention à des exemples concrets de ce qui, dans les manuscrits
inédits, est défini comme une histoire (que, à certains égards, l’on
pourrait dire benjaminienne) « des vaincus, des dépossédés, de ceux qui
n’ont pas le pouvoir »44. C’est-à-dire, de ceux qui visent à inverser les
rapports de force et qui, dans ce but, utilisent l’histoire – ou plutôt la
narration de leur propre histoire – comme instrument de lutte 45 . La
guerre des races permet en effet l’émergence d’une voix disqualifiée à
travers la prise de parole de la faction défavorisée.
Toutefois, en suivant un parcours généalogique, Foucault montre
également comment, à un moment donné, ce discours a été résorbé et
inversé. À partir de la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, il est en

42 B. Binoche, « La généalogie de la généalogie de la… », in J.-F. Braunstein,


D. Lorenzini, A. Revel, J. Revel, A. Sforzini (dir.), Foucault(s), Paris, Éditions de la
Sorbonne, Paris, 2017, p. 93.
43 Cf. Fonds Michel Foucault, NAF 28730, Boîte XII.
44 Ibid., Boîte VI/1975-1976.
45 Cf. P. Napoli, art. cit., pp. 369-387.
52 Valentina Antoniol

effet possible d’observer une modification du concept de guerre qui


s’exprime dans le passage de la « guerre des races » au « racisme d’État »46.
Dans le premier cas le terme de race fait référence à un phénomène de
cohabitation au sein d'un même corps social ; dans le second, on observe au
contraire une retranscription explicitement biologique et non plus
historique de la race. Selon les mots de Foucault, on assiste
au « dédoublement d’une seule et même race en une sur-race et une sous-
race » 47 . Ce qui disparaît, c’est l’identification de la fracture duelle qui
traverse la société. Il n’y a plus deux parties hostiles qui se construisent
mutuellement à travers le rapport de force qui les maintient
constamment en lien ; au contraire, il y a le caractère accidentel de cette
relation qui doit être brisée par l’élimination de ceux qui sont considérés
comme des étrangers. Le discours du racisme devient alors un discours
de normalisation de la société qui a un caractère paradoxal, puisqu’il est
exercé par la société contre elle-même.
En outre, pour fonctionner, ce discours est lié – à partir de la
seconde moitié du XVIIIe siècle – au développement d’un nouveau type
d’exercice du pouvoir, en l’occurrence le biopouvoir, qui ne cible pas la
fabrication détaillée du corps individuel, comme dans le cas des
technologies disciplinaires développées depuis la fin du XVIIe siècle,
mais qui vise la prise en charge de la vie de l’espèce, en relation avec le
fonctionnement économique et politique de la société.

Nécropolitique et violence

Pour Foucault, le développement historique du biopouvoir signifie


que la vie devient l’élément (politique) fondamental permettant de
garantir le renforcement du collectif. Par conséquent, la vie de certains
devient dangereuse pour le bien-être global et cela implique que l’on
décrète l’existence d’individus inconciliables avec celui-ci. La biopolitique
est donc constituée comme une véritable technologie de sécurité et c’est
précisément le racisme (ou mieux, le racisme d’État), qui permet d’intro-

46 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 76.


47 Ibid., p. 52.
Foucault, une pensée de la force 53

duire une « coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir »48. Si, en
effet, la biopolitique est utilisée pour faire vivre, le racisme – entendu
comme principe d’action politique – permet d’exercer un droit de tuer.
Comme l’affirme Foucault dans les manuscrits inédits : « Il faut défendre
la société. Il faut attaquer la société »49. Cela signifie que la biopolitique
n’existe pas sans son inverse, c’est-à-dire la thanatopolitique – terme que
Foucault utilise pendant un séminaire tenu en 1982 à l’université du
Vermont50 –, c’est-à-dire cet ensemble de procédures qui permettent de
mettre à mort, non seulement directement mais aussi indirectement, en
multipliant pour certain.es le risque de mort51. Ou encore – en reprenant
l’expression d'Achille Mbembe – on peut aussi dire que la biopolitique,
qui n’annule pas complètement la souveraineté mais la traverse, ne peut
pas ne pas s’accompagner d’une nécropolitique, définie comme « l’expres-
sion ultime de la souveraineté qui réside largement dans le pouvoir et la
capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir »52.
Ce point emporte au moins deux conséquences. D’abord, les enne-
mis ne sont plus des opposants politiques, mais des dangers internes et
externes, qui ne doivent pas simplement être vaincus, mais éliminés.
Ensuite, la guerre n’est plus entendue comme un instrument d’analyse
inclusive à travers laquelle chacun est reconnu comme « autre » par la
partie opposée et se construit par le biais de sa relation avec elle, mais
elle est à envisager comme une arme qui garantit l’élimination d’une
partie par une autre. Le racisme, instrument principal de la nécropoliti-
que qui soutient les récits de la mise en œuvre des états d'exception et de
la construction d’images fictives des ennemis, devient en effet le moyen
pour penser la nécessité des guerres et, en même temps, l’instrument qui élimine

48 Ibid., p. 227.
49 Fonds Michel Foucault, NAF 28730 – Boîte n°VI/1975-1976.
50 Cf. M. Foucault, « The political Technology of Individuals », in P. H. Hutton, H.

Gutman, L. H. Martin (dir.) Technologies of the Self: A Seminar with Michel Foucault, Am-
herst, The University of Massachusetts, 1988, p. 145-162; repris dans Dits et écrits, op. cit.,
IV, n°364 (La technologie politique des individus), p. 826. Cf. également, S. Chignola,
« L’impossibile del sovrano. Governamentalità e liberalismo », in S. Chignola, Foucault
oltre Foucault. Una politica della filosofia, Roma, DeriveApprodi, 2014, p. 26-31.
51 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 228-229.
52 A. Mbembe, « Necropolitics », in Public Culture, vol. 15, 2003, n° 1, p. 11-40 ;

trad. fr. de E. Cousin, S. Lefranc, E. Varikas, « Nécropolitique », in Raisons politiques,


2006, n° 21, p. 29.
54 Valentina Antoniol

la possibilité de penser à travers la guerre dans le sens polémocritique du terme.


Dans ces conditions, on assiste à la modification de cette compréhension
spécifique de la subjectivité décrite par Foucault à l’aide du modèle de la
guerre. Ce qui est disqualifié par la neutralisation des ennemis est en fait
la possibilité de penser dans les termes d’une pluralité de sujets partisans
et d’une relationnalité conflictuelle qui donne vie à l’activation de processus
de subjectivation capables de s’opposer au processus d’assujettissement.
C’est-à-dire qu’il n’y a plus de pratiques de construction et de réappro-
priation d’une histoire des uns contre l’histoire des autres, ce qui donne-
rait également aux vaincus la possibilité de monter sur une scène qui leur
appartient au moins autant qu’aux vainqueurs.
À cet égard, en adoptant et en réajustant des catégories utilisées par
l’anthropologue féministe Rita Laura Segato dans son texte La Guerra
contra las mujeres, il est utile de proposer une différenciation entre logique
duale et logique binaire – qui va au-delà de l’analyse anthropologique dévelo-
ppée par cette auteure et des choix terminologiques de Foucault. Parler
de matrice duale signifie, en effet, faire référence à une condition où « il
n’y a pas l’incorporation de l’un par l’autre »53. Il s’agit d’une variante de
la multiplicité qui prévoit au moins deux parties en jeu et les considère
dans leur complétude ontologique. Au contraire, la structure binaire
« découle de la prise moderne sur la dualité » 54 . En cela l’altérité, ou
mieux l’Autre, devient une fonction de l’Un à partir duquel il est
incorporé comme référent de la totalité et de la neutralité. « La structure
binaire c’est la structure de l’Un »55. Dans la binarisation, nous assistons
en effet à l’universalisation de l’un des deux termes qui constituaient la
dualité.
Parvenus à ce point de notre argumentation, l’intention de notre
discours devrait désormais être claire. Jusqu’ici, en effet, nous n’avons
pas seulement essayé de souligner qu’une analyse de la biopolitique
foucaldienne devrait reconnaître la centralité du discours de la guerre
dans sa formulation. Nous avons surtout essayé de mettre en lumière que,
en dépit du fait que Foucault ait abandonné le schéma polémocritique

53 R. L. Segato, La guerra contra las mujeres, Madrid, Traficantes de Sueños, 2016, p.


93 (nous traduisons).
54 Ibid., p. 94 (nous traduisons).
55 Ibid., p. 168 (nous traduisons).
Foucault, une pensée de la force 55

immédiatement après le cours au Collège de France de 1976, rien


n’empêche de donner validité à Foucault au-delà de Foucault : c’est-à-dire de
repérer la proposition théorico-stratégique sur les rapports de force,
l’hypothèse de Nietzsche. Cela signifie non seulement de s’approprier
une conception de la guerre entendue dans un sens très large, qui est
sans doute utile pour réfléchir sur la compréhension de ce phénomène
aujourd’hui, mais aussi de faire valoir un modèle dual de la relationnalité contre
un modèle binaire de l’unité totalisante et excluante.
De plus, en aucun cas le discours de Foucault ne peut être accusé
d’occasionalisme, comme si l’utilisation de son hypothèse théorique
constituait un code valable pour toute position politique (comme l’a
observé par exemple Andrew Neal56). Au contraire, le modèle polémo-
critique se développe avec une direction politique sans ambiguïtés, qui
implique de prendre le parti des sans partis, à savoir les vaincus de
l’histoire. Par conséquent, le défi et l’opportunité consistent à considérer
que le modèle polémocritique peut encore être utilisé aujourd’hui comme
une « arme de bataille », comme une réponse politique à l’utilisation contempo-
raine – pratique et discursive – de la nécropolitique.
Enfin, un dernier point important : se confronter à une compréhen-
sion spécifique de la politique, entendue principalement comme problè-
me de vie et de mort, implique également une analyse tout aussi spéci-
fique de la violence. À cet égard, il est intéressant d’observer que le dis-
cours de Foucault ne développe pas une sociologie de la violence, apte à
en exalter, à en condamner ou à en comprendre les raisons. En même
temps, toutefois, celle de Foucault n'est pas non plus une attitude
moralisante, prête à poursuivre des dichotomies fallacieuses entre vio-
lence et non-violence ou entre utilisation légitime et illégitime de la
violence.
En dehors de toute logique weberienne visant à établir le monopole
légitime de la violence, la politique est conçue par Foucault comme un
processus conflictuel qui – sans scandale – incorpore la violence, impli-
cite dans les inégalités, les asymétries, c’est-à-dire dans les rapports de
force. La violence, peut-on lire dans « Il faut défendre la société », se trouve

56 A. W. Neal, « Cutting Off the King’s Head: Foucault’s Society Must Be


Defended and the Problem of Sovereignty », in Alternatives: Global, Local, Political,
2004, n° 4, p. 378 379.
56 Valentina Antoniol

dans « le droit, la paix, les lois » qui « sont nés dans le sang et la boue des
batailles […]. Il ne s’agit pas d’une sorte de sauvagerie théorique. […] La
loi naît des batailles réelles, des victoires, des massacres […] ; la loi naît
des villes incendiées, des terres ravagées ; elle naît avec les fameux
innocents qui agonisent dans le jour qui se lève »57.
On peut donc penser que Foucault aurait fait siens les mots
d’Étienne Balibar lorsqu’il affirme que « la violence n’est pas l’autre de la
politique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas, en fait, ni dans l’expérience ni dans
le concept, de politique qui ne se déroule, ne s’organise, ne se constitue
dans l’élément de la violence »58. Cependant et en même temps, on ne
peut pas ne pas considérer que, comme le rappelle encore Balibar, il
existe différents degrés et modes de violence. En effet, c’est exactement
dans le sillage d’une telle analyse que nous avançons ici l’interprétation
selon laquelle cette différence se trouve dans la possibilité de penser en
termes de rapport de force et de pratiquer un conflit que la relationnalité
implique toujours et qui toujours implique, à son tour, la relationnalité.
Nous soutenons donc que la violence se transforme en politique de
mort, en violence pure, précisément lorsque l’altérité, la résistance, les
rapports de force et, enfin, la liberté sont absents. En renversant notre
raisonnement, dans « L’éthique du souci de soi comme pratique de la
liberté », Foucault affirme pour sa part :

Il ne peut y avoir de relations de pouvoir que dans la mesure où les sujets


sont libres. Si l’un des deux était complètement à la disposition de l’autre et
devenait sa chose, un objet sur lequel il puisse exercer une violence infinie
et illimitée, il n’y aurait pas de relations de pouvoir [...]. Cela veut dire que,
dans les relations de pouvoir, il y a forcément possibilité de résistance, car
s’il n’y avait pas possibilité de résistance – de résistance violente, de fuite,
de ruse, de stratégies qui renversent la situation –, il n’y aurait pas du tout
de relations de pouvoir.59

57 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 43.


58 É. Balibar, « Violence, politique, civilité », in É. Balibar, M.-C. Caloz-Tschopp, A.
Insel, A. Tosel, Violence, civilité, révolution. Autour d’Étienne Balibar, Paris, La Dispute,
2015, p. 18.
59 M. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté », dans

Dits et écrits, op. cit., IV, n° 356, p. 720.


Foucault, une pensée de la force 57

Par conséquence, si penser en termes polémocritiques signifie sans


doute se confronter avec une hypothèse extrême et inquiétante qui arrive
à reconnaître l’inextricabilité entre politique, guerre et violence, en même
temps, c’est précisément cette hypothèse duelle-conflictuelle qui nous
permet d’exclure toute logique binaire visant à éliminer l’existence de
l’Autre. En suivant l’indication de Deleuze, nous pouvons donc conclure
en affirmant que : « La pensée de la force a toujours été le seul moyen de
refuser l’Un. La pensée de la force est la pensée du multiple »60.

G. Deleuze, Il potere. Corso su Michel Foucault (1985-1986)/2, trad. it. M. Benenti et


60

M. Caravà, Verona, Ombre corte, 2018, p. 67 (nous traduisons).


Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique
Carolina Verlengia

Quelles fonctions était appelé à jouer le concept de biopolitique au sein


des travaux de Michel Foucault ? Le philosophe introduisit, en 1976,
l’hypothèse de la biopolitique comme le nouveau socle théorique autour
duquel il entendait restructurer à la fois ses recherches et ses réflexions sur
la question du pouvoir. Ce concept, toutefois, définissait-il un objet spéci-
fique à étudier ou servait-il plutôt à permettre l’ouverture d’un nouveau
champ d’objets ? Si l’on regarde de plus près la manière dont Foucault a
pratiqué et organisé ses investigations autour de la question du biopouvoir,
il semble qu’il a initialement hésité entre ces deux options. Entre 1976 et
1979, l’on constate un certain déclin de l’utilisation de ce concept : il l’est
de façon un peu trop massive au départ – en lien avec le contexte d’une
critique des pouvoirs totalitaires – mais des raisons politiques et critiques
amènent Foucault à adapter et faire évoluer son projet. Celui-ci se carac-
térise, en effet, par une démarche assez globale, l’introduction du concept
de biopolitique ne marquant pas seulement l’ouverture d’un nouveau
temps de réflexion, mais également le renouvellement de son rapport aux
outils théoriques qu’il construit, de plus en plus envisagés en tant qu’élé-
ments mobiles, dont l’efficacité reste à prouver par des tests à la fois théo-
riques et méthodologiques. Ainsi, utilisé en tant que concept opératoire,
servant à ouvrir des champs et des espaces d’analyse, le concept de biopoli-
tique prend, par sa nature même, une ampleur générale. Telle est précisé-
ment la caractéristique qui permet à Foucault, dès le départ, de déplacer
complètement les choses, de poser un regard original sur des espaces
qu’on ne verrait pas autrement.
Cependant, à mesure que l’analyse foucaldienne évolue et que certains
enjeux critiques se resserrent, ce concept doit être décalé, cédant la place
à d’autres plus fins, plus rigoureux ou plus précis historiquement – comme
par exemple ceux de « société de sécurité » ou de libéralisme. C’est en ce
sens que Foucault adapte et fait évoluer son outil, qui vient répondre à des

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 59-77.


60 Carolina Verlengia

besoins différents. La fonction heuristique du concept de biopolitique


(servant à la découverte de nouveaux champs) est ainsi à la fois maintenue
et valorisée, en même temps que l’on assiste à l’effacement d’une fonction
proprement analytique (description fine d’un objet). C’est au repérage de
ces différents mouvements de la pensée foucaldienne que nous souhaitons
consacrer cette contribution.

Foucault, auteur du XXème siècle : la critique des pouvoirs totalitaires

L’émergence du concept de biopolitique chez Foucault ne peut être


dissociée de son intérêt pour une question centrale dans la pensée du XXe
siècle : pourquoi certains États décident-ils de tuer en masse et trouvent-ils
les moyens ainsi que la légitimité pour le faire ? La notion de biopolitique
est donc liée, dans un premier temps, au besoin de comprendre quelles
conditions historiques ont permis l’existence de phénomènes totalitaires.
Foucault propose, néanmoins, de traiter cette question à sa manière, en
l’associant à des enjeux politiques spécifiques, liés à une vision particulière
de la recherche généalogique qu’il développe dès la première leçon du cours de
1976. S’intéressant à la dimension historique des luttes menées en France
depuis les années 1960, le philosophe explique qu’elles ont permis un
phénomène très important qu’il appelle l’insurrection des « savoir assujet-
tis ». Ceux-ci constituent, d’un côté, « des blocs de savoirs historiques qui
étaient présents et masqués à l’intérieur des ensembles fictionnels et systé-
matiques », formant des contenus historiques qui, une fois réactivés, ont
permis la « critique effective » de choses aussi centrales que l’asile ou la
prison ; et, de l’autre côté, il s’agit également du « savoir des gens », le
savoir de l’infirmier, du malade, du médecin, etc., souvent disqualifiés
comme savoirs non conceptuels ou « insuffisamment élaborés ».
C’est dans le couplage de ces deux types de savoirs assujettis, ou de
« savoirs historiques des luttes », que réside, aux yeux de Foucault, la
« force essentielle » de la critique des discours des quinze dernières années.
Il attribue à ce savoir un statut d’« activité généalogique », capable de dessiner
des « recherches généalogiques multiples » qui se caractérisent comme « à la fois redé-
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 61

couverte exacte des luttes et mémoire brute des combats »1. Cette activité
généalogique se définit ainsi comme une entreprise de désassujettissement
des savoirs historiques, une entreprise de réactivation des savoirs locaux
pour les rendre libres de la coercition des discours théoriques unitaires et
scientifiques, de « l’instance théorique unitaire qui prétendait les filtrer, les
hiérarchiser »2.
C’est après cette mise au point sur le thème des « savoirs historiques
des luttes », où Foucault inscrit son discours dans un contexte de réflexion
à la fois sur son actualité et sur la question du rôle de l’intellectuel au sein
des luttes réelles, qu’il précise l’enjeu même de son cours. Il s’agit, dans
« Il faut défendre la société » comme pour ces généalogies locales, de poser la
question : « qu’est-ce que ce pouvoir, dont l’irruption, la force, le tranchant,
l’absurdité sont concrètement apparus au cours de ces quarante dernières
années, à la fois sur la ligne d’effondrement du nazisme et sur la ligne de
recul du stalinisme ? ». Il souligne, toutefois, que poser la question théori-
que « qu’est-ce que le pouvoir ? » amènerait à « couronner l’ensemble », ce
qu’il veut précisément éviter. C’est pourquoi il est nécessaire de chercher
à « déterminer quels sont, dans leurs mécanismes, dans leurs effets, dans
leurs rapports, ces différents dispositifs de pouvoir qui s’exercent, à des
niveaux différents de la société, dans des domaines et avec des extensions
si variés »3.
S’efforçant donc d’examiner ces dispositifs et de tester l’hypothèse de
la généralisation du modèle de la guerre comme analyseur des rapports de
force, Foucault montre, dès la première leçon du cours, son intention de
traiter les cas du nazisme et de l’expérience soviétique comme des situa-
tions extrêmes de rapports de pouvoir. Cependant, ce n’est qu’à la fin de
ce cours et dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir qu’il aborde ce
sujet de manière plus directe, ce qui pose problème à certains auteurs
comme Alain Brossat. Dans L’Épreuve du désastre, celui-ci remarque qu’il y
a, dans les travaux de Foucault, « une singulière absence d’Auschwitz et de
Kolyma, de leur nom même, en même temps qu’une omniprésence flot-
tante, obsédante, presque, des grands génocides du XXe siècle ». A ses

1 M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, Paris,


Gallimard-Le Seuil, EHESS, coll. « Hautes études », 1997, p. 8-9.
2 Ibid., p. 10-11.
3 Ibid., p. 13-14.
62 Carolina Verlengia

yeux, bien que Foucault cherche à éviter ces « trous noirs » de notre
histoire, il ne semble parler que de ces catastrophes de la modernité, se
consacrant à une véritable « archéologie de la catastrophe »4.
L’une des occasions où Foucault approche de manière plus globale ou
explicite ce sujet, en restant toutefois aux bords du « trou noir », se trouve
dans les leçons de mars 1976. Partant du constat que le droit de vie et de
mort était un des attributs fondamentaux de la souveraineté, il montre
comment la prémisse du pouvoir souverain « faire mourir ou laisser vivre »
se transforme au XIXe siècle, au moment de l’industrialisation, en « faire
vivre et laisser mourir », marquant la naissance d’un pouvoir, ou d’un
biopouvoir, qui s’occupe de l’« optimalisation » ou de la « maximalisation »
de la vie de la population. A ce moment, Foucault comprend la biopoli-
tique comme une nouvelle technologie de pouvoir qui s’applique, à la
différence de la discipline, à la vie des hommes et « s’adresse non pas à
l’homme-corps, mais à l’homme vivant, […] à la limite, si vous voulez, à
l’homme-espèce ». Ainsi, après le pouvoir disciplinaire qui représente une
première « prise de pouvoir sur le corps », une « anatomo-politique » créée
à partir de l’individualisation, la biopolitique configure une seconde prise
de pouvoir, « pas individualisante, mais […] massifiante », contexte dans
lequel le gouvernement en vient à s’occuper d’un « ensemble de processus
comme la proportion des naissances et des décès, le taux de reproduction,
la fécondité d’une population, etc. »5.
Pour Brossat, ce qui constitue « la marque distinctive des pouvoirs
modernes dans une perspective foucaldienne » est cet « investissement
croissant et, tendanciellement, total des sujets par le pouvoir, ou, plus pré-
cisément, ce maillage toujours plus serré de l’espace social par les rapports
de pouvoir »6. Pour cet auteur, il y a donc une espèce de radicalité et de

4 A. Brossat, L’Épreuve du désastre : le XXe siècle et les camps, Paris, Albin Michel,
1996, p. 141.
5 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 216.
6 A. Brossat, op. cit., p. 141-144 (nous soulignons). À ce propos, il convient de

signaler, notamment, l’entretien donné par Foucault en 1976, « Crimes et châtiments en


URSS et ailleurs… », où il affirme que, même si les Soviétiques ont modifié « le régime
de la propriété et le rôle de l’État dans le contrôle de la production », ils ont « tout
simplement, pour le reste, transféré chez eux les techniques de gestion et du pouvoir
mises au point dans l’Europe capitaliste du XIXe siècle » (M. Foucault, Dits et écrits, Paris,
Gallimard, 1994, II, n° 172, p. 65) (nous soulignons).
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 63

brutalité dans la pensée de Foucault qui fait partie de « celles qui nous
contraignent à penser comme relevant d’une même matrice autant la bien-
veillance […] des États modernes voués au perfectionnement constant de
leur ‘politique sociale’ que l’enracinement au cœur des représentations et
des pratiques d’un nouveau type de partage – celui qui sépare qui doit vivre
et qui est voué à mourir ». 7 Il critique ainsi ce qu’il voit comme une
perspective continuiste dans l’approche de Foucault, qui « enracine les
pratiques exterminationnistes dans le code politique de la modernité euro-
péenne », donnant au régime nazi et au « socialisme d’État » soviéti-que «
un statut de points d’aboutissement et de concentration extrême de ces
traits essentiels du biopouvoir » : le pouvoir de faire mourir et le racisme8.
Foucault tendrait donc à historiciser ces formes de pratique « extrêmes », à
les « réabsorber dans des séries, des ‘suites’ associatives », mises au jour
par le « labeur archéologique », comme s’il n’existait pas de différences
entre les réalités de sociétés démocratiques et des systèmes totalitaires.
L’important serait de trouver les lignes de continuité, le « réseau des liens
secrets » qui nouent, non sur le plan des idéaux ou des valeurs, mais sur le
plan des technologies et dispositifs du pouvoir, les régimes démocratiques
et les systèmes totalitaires9.
Brossat n’est pas le seul à relever une certaine ambiguïté de Foucault
envers cette question d’un État qui aurait tendance à prendre en charge la
totalité de la vie sociale. Mitchel Dean et Kaspar Villadesen, dans State
Phobia and Civil Society, considèrent que Foucault, bien qu’il ait utilisé le
concept de « phobie d’État », en 1979, pour critiquer les « idéologies politi-
ques qui exagèrent le rôle négatif de l’État », s’est souvent servi, para-
doxalement, d’« images État-phobiques » (state-phobic imagery) pour dé-finir
son propre positionnement théorique et analytique. Selon eux, la défini-
tion même de la souveraineté par un « droit de mort » suggère un « État
omniprésent qui est, en soi, fondamentalement dangereux » 10 . Malgré
l’emploi de termes et de discours proches de ceux de l’extrême gauche au
début des années 1970 – où l’on dénonçait, très souvent, un vrai proces-

7 A. Brossat, op. cit., p. 150.


8 Ibid., p. 151.
9 Ibid., p. 157-158.
10 M. Dean et K. Villadsen, State Phobia and Civil Society: The Political Legacy of Michel

Foucault, Stanford, Stanford University Press, 2016, p. 1-2.


64 Carolina Verlengia

sus de fascisation de l’État français11 – et le fait que, dans le cours de 1976,


il ne cherche pas à expliciter les principes de différenciation entre les États
totalitaires et démocratiques, dans Naissance de la biopolitique Foucault
donne une place critique centrale à cette discussion, témoignant ainsi d’une
réflexion théorique beaucoup plus aboutie sur la question. Plutôt qu’un
rapport ambigu au thème de la « soif de l’État », nous pouvons donc con-
sidérer que la position de Foucault connaît plusieurs étapes de dévelop-
pement, en lien avec la manière dont il fait évoluer son propre projet théo-
rique et critique. À mesure qu’il cherche à valoriser les possibilités de trans-
formation au sein du présent et le fait que l’histoire est ouverte, favorisant
l’émergence de modes de résistance qui ne se résument pas à la forme de
la révolution, il devient nécessaire de s’éloigner des interprétations qui

11 Parmi quelques points clés de sa trajectoire au cours des années 1970, il est
possible de mentionner, notamment, son rapprochement de la Gauche prolétarienne, au
début de la décennie, et sa participation à la fondation du Groupe d’Informations sur les
Prisons (GIP). Durant cette période, Foucault emploie un vocabulaire très marqué par
des termes marxistes, ainsi que par le thème de la bataille et de la lutte de classes. Même
s’il ne se positionne par tout à fait de la même manière et garde d’importantes différences
vis-à-vis des méthodes d’action employées par la Gauche prolétarienne (voir M. Foucault,
« Sur la justice populaire : débat avec les maos », dans Les Temps Modernes : « Nouveau
fascisme, nouvelle démocratie », 1972, no 310 bis, p. 336-342), il se situe, à travers son
discours, aux côtés de ceux qui participent à ce qu’ils voyaient comme un mouvement
révolutionnaire, envisageant lui aussi cette possibilité de transformation radicale de la
société. Dans le débat avec Noam Chomsky en 1971, lorsque le sujet de la démocratie est
abordé, Foucault affirme qu’il ne croit absolument pas que leur société soit démocratique.
Il est clair, à ses yeux, qu’ils vivent « sous un régime de dictature de classe, de pouvoir de
classe qui s’impose par la violence, même quand les instruments de cette violence sont
institutionnels et constitutionnels », M. Foucault, « De la nature humaine : justice contre
pouvoir », Dits et écrits, op. cit., II, nº 132, p. 495 (nous soulignons). Il est clair qu’à ce
moment-là Foucault n’était pas tout à fait en désaccord, comme ce sera le cas à la fin des
années 1970, avec les discours qui voient, dans l’actualité, le retour d’un pouvoir et d’une
répression qui tendent vers le fascisme ou le totalitarisme. Lors d’un entretien en mars
1972, le philosophe affirme : « Après Mai 68, lorsque le problème de la répression et des
poursuites judiciaires est devenu de plus en plus aigu, il est probable que cela m’a causé
une sorte de choc et a ravivé un souvenir », car « aujourd’hui, pour des raisons que je ne
comprends pas encore très bien, on revient à une sorte d’enfermement général,
indifférencié », qui existait déjà au XVIIe siècle. Il avance encore que « les camps nazis
ont fait connaître la variante sanglante, violente, inhumaine, de ce nouvel enfermement –
juifs, homosexuels, communistes, vagabonds, tsiganes, agitateurs politiques, ouvriers,
tous dans le même camp – », mais, d’après lui, la même chose se passait au présent, « sous
une forme plus discrète, plus voilée, d’une manière apparemment scientifique »,
M. Foucault, « Le grand enfermement », Dits et écrits, op. cit., II, nº 105, p. 298-299.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 65

donneraient à voir un pouvoir beaucoup trop prégnant et un État tendant


à tout englober. L’explicitation des différences entre totalitarisme et
démocratie se révèle être, par conséquent, un enjeu critique et politique
central : ce qu’il faut valoriser alors, ce sont plutôt les contrastes existants
entre l’un et l’autre, plutôt que la présence de continuités obscures. Dans
ce cadre, il s’est avéré nécessaire de faire évoluer l’utilisation du concept
de biopolitique, très lié au départ à ce contexte de discussion sur les
pouvoirs totalitaires. L’abandon même du projet initial de l’Histoire de la
sexualité, dans lequel Foucault avait initialement prévu, dans un sixième
volume intitulé Population et races, d’aborder les hypothèses centrales du
cours de 1976 (tournant autour des questions de la guerre, de la population
et des races), peut être vu comme un effet concret de ces changements.

Faire évoluer la critique de l’État

S’il est vrai que le concept de biopouvoir ou de biopolitique12 relie,


comme un fil continu, les travaux (livres et cours) de 1976 à 1979, il est
nécessaire de regarder au-delà de ces seuls éléments afin de pouvoir mieux
comprendre les transformations de sa pensée à cette période. Il s’agit de
se pencher à la fois sur les enjeux initiaux et les développements ultérieurs
de la démarche théorique dont ce concept constitue l’emblème. Cela nous
permet d’examiner ces remaniements non à partir du noyau central autour
duquel s’organise, ou semble s’organiser, alors le discours foucaldien, mais
à partir de ses marges, des bords ou des points de discussion tenus un peu
en lisière. L’hypothèse de la biopolitique n’introduit pas seulement une
nouvelle façon d’analyser une période historique, mais elle amène égale-
ment Foucault à redéfinir les outils théoriques dont il se sert pour faire
l’analyse du pouvoir. C’est dans ce contexte qu’il choisit de réintroduire la
question de l’État, tout en faisant évoluer, dans un mouvement parallèle, à
la fois l’outil théorique représenté par la biopolitique et sa critique de l’État.
C’est là que réside, en outre, l’une des nouveautés par rapport à la démar-

12 Nous rassemblons, ici, les concepts de biopolitique et biopouvoir car il nous


semble que Foucault n’établit pas une distinction nette entre les deux – contrairement à
certains usages ultérieurs et extérieurs de ces concepts, qui ont pu, en effet, insister sur
leur différenciation.
66 Carolina Verlengia

che de la microphysique du pouvoir, caractéristique de Surveiller et punir,


car, à l’inverse de celle-ci, l’analyse de la biopolitique implique de poser la
question du pouvoir à partir d’un point de vue plus global, en s’appuyant
sur une échelle macro. Tout en définissant ainsi les bases de sa nouvelle
approche du pouvoir, Foucault insère, en même temps, la question de
l’État en en faisant l’un des noyaux thématiques centraux autour duquel il
construit sa pensée à cette époque. La démarche méthodologique utilisée
pour traiter les deux questions est d’ailleurs la même. Dans La Volonté de
savoir, il considère que, par pouvoir, il faut entendre « la multiplicité des
rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont
constitutifs de leur organisation ». Cela veut bien dire que le pouvoir est
partout, non dans le sens où il « englobe tout », mais parce qu’il vient de
partout. « Et ‘le’ pouvoir dans ce qu’il a de permanent, de répétitif, d’inerte,
d’autoreproducteur, n’est que l’effet d’ensemble qui se dessine à partir de
toutes ces mobilités »13. Avec cette définition, Foucault ouvre un program-
me de recherche général et nouveau qui lui permet de poser la question de
l’État autrement : il s’agit pour lui de faire l’histoire des rapports de
pouvoir et de l’État, et à partir de la pratique même des hommes, dans leur
réalité historique, ce qui définit en fait une analyse en termes de micro-
pouvoirs qui rejoint en même temps l’analyse de problèmes plus généraux,
comme ceux de l’État et du gouvernement14.
Cette méthode particulière, qu’il cherche encore à développer et à
tester, porte une dimension politique importante, puisqu’il s’agit de se
situer par rapport à son contexte intellectuel et à certains postulats qui ont
marqué la position traditionnelle de la gauche à l’époque. Il a ainsi pu
proposer une trame d’analyse permettant d’envisager d’autres modes de
résistance que ceux considérés classiquement, dans le cadre des partis par
exemple. Dans un entretien réalisé en octobre 1977, Foucault parle de la
nécessité de renouveler les repères de la pensée critique européenne,
depuis l’échec des expériences dites socialistes, comme dans le cas de la
Chine ou de l’Union soviétique. Selon lui, il fallait « tout recommencer »,
depuis le début, en se demandant « à partir de quoi on peut faire la critique

13 M. Foucault, La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, coll.


« Bibliothèque des histoires », 976, p. 122-123.
14 M. Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris,

Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2004, p. 366.


Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 67

de notre société dans une situation où ce sur quoi nous nous étions impli-
citement ou explicitement appuyés jusqu’ici pour faire cette critique […]
est à remettre fondamentalement en question ». L’interviewer réagit à ce
propos en lui demandant s’il est pessimiste. Mais, pour Foucault, au
contraire, c’est justement dans la mesure où il est optimiste qu’il voit les
difficultés. Selon lui, « il faut beaucoup d’optimisme pour dire : recom-
mençons ! ». Recommencer l’analyse, la critique, non seulement de la soci-
été dite « capitaliste », mais, et surtout, « l’analyse du système social, étati-
que, puissant que l’on trouve dans les pays socialistes et capitalistes ». Ainsi,
la critique à faire, pour lui, est celle de l’État (ou du système étatique), tâche
à laquelle il faut se consacrer vite et « avec beaucoup d’optimisme »15.
Ces considérations témoignent du fait qu’à cette époque Foucault
construit son travail et sa pensée en ayant en tête, de manière très claire,
cet impératif critique : traiter la question de l’État. Pour lui, il faut inventer
une autre politique, ou « faire de la politique autrement que politicienne »,
tout en réfléchissant à un autre type de résistance. Si le pouvoir n’est pas
une substance, la résistance non plus ne doit pas l’être, car la résistance
« n’est pas antérieure au pouvoir qu’elle contre, [elle] lui est coextensive et
absolument contemporaine »16. Une telle conception de ces deux éléments
(pouvoir et résistance) permet une véritable ouverture de possibilités et
des stratégies dans les deux champs car, là où il y a des rapports de pouvoir,
il y a des possibilités de résistance. Cela veut bien dire que, pour Foucault,
« nous ne sommes jamais piégés par le pouvoir : on peut toujours en modi-
fier l’emprise, dans des conditions déterminées et selon une stratégie pré-
cise ». C’est pourquoi l’intellectuel doit se poser la question du présent,
tâche essentielle à partir de laquelle il peut en montrer les contraintes, les
points de faiblesse et les possibilités d’ouverture17. Et c’est précisément ce
travail-là que Foucault cherche à effectuer à partir du changement de point
de vue qu’il effectue par rapport aux questions du pouvoir, des résistances
et de l’État – un changement déjà esquissé en 1976, mais grandement
affiné entre 1978 et 1979. Le point de vue à adopter, pour Foucault, est
celui d’une recherche historique pour laquelle l’intelligibilité ne doit pas partir
de l’unité, mais de la « multiplicité de processus extraordinairement divers

15 M. Foucault, « La torture, c’est la raison », Dits et écrits, op. cit., II, n° 215, p. 398.
16 M. Foucault, « Non au sexe roi », Dits et écrits, op. cit., II, n° 200, p. 267-268.
17 Ibid., p. 268.
68 Carolina Verlengia

où on trouverait justement ces résistances au pastorat, ces insurrections de


conduite, où on trouverait le développement urbain […] ». Ces phéno-
mènes de résistance, qui sont aussi des phénomènes d’intégration ou de
mise en cohésion, ouvrent un champ spécifique de compréhension, nous
permettant de saisir ces processus historiques à partir de la constitution
ou de la composition des effets : « comment se composent les effets glo-
baux […] [ou] effets de masse ? […] Comment s’est constitué l’effet État
à partir de [ces] mille processus divers […] ? ». La globalité ne serait ainsi
qu’un effet « et c’est dans ce sens de la composition de ces effets massifs
qu’il faudrait faire jouer l’analyse historique » 18.
À travers ces réflexions méthodologiques continues et approfondies,
Foucault ne cesse de (re)travailler sa propre démarche de recherche, ce qui
l’amène, très vite, à devoir introduire un autre outil que celui de la biopo-
litique afin de produire les effets théoriques dont il a besoin. Dans le con-
texte de l’étude des techniques de pouvoir sur la vie, la biopolitique en
vient ainsi à correspondre moins à un objet très précis d’étude qu’à un
cadre de recherche ouvrant de multiples voies d’exploration. C’est un mo-
ment à la fois de basculement et de décrochage, où l’on voit surgir un nou-
vel outil théorique, cherchant à répondre à un besoin précis : celui de
gouvernementalité. Souhaitant à la fois préciser et tester un nouveau type de

18 M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 244-245. Il convient de souligner


que, immédiatement après ces réflexions sur la question de l’intelligibilité historique,
Foucault affirme que pour ces « réflexions de méthode à peine esquissées [et pour] le
problème général du pastorat et de la gouvernementalité dont je vous ai parlé jusqu'à
présent, je me suis inspiré et je dois un certain nombre de choses aux travaux de Paul
Veyne […], qui a fait sur le phénomène de l’évergétisme dans le monde antique une étude
qui est pour moi, actuellement, le modèle dont je m’inspire pour essayer de parler de ces
problèmes : pastorat et gouvernementalité. » (Ibid., p. 245). L’historien et le philosophe
entretenaient alors des échanges approfondis concernant leurs recherches et questionne-
ments méthodologiques. La contribution de Veyne aux travaux de Foucault est attestée
non seulement à travers les nombreuses fois où celui-ci cite l’historien, mais également à
partir des traces des rencontres effectués entre les deux, comme par exemple celle dans
le bureau de Foucault au Collège de France, en mai 1979, où le philosophe se réfère à
leur façon de travailler comme un à projet collectif : « Reprenons le projet qui est : nous
vivons dans un monde d’évidences et de familiarités. Si on fait de l’histoire, c’est unique-
ment pour des raisons critiques. C’est-à-dire : rompre les évidences, rendre étranges les
familiarités, dénouer les continuités, dire ‘ça ne va pas de soi’ », « Séminaire du 17 mai
1979 », archive conservée par François Ewald, présentée et travaillée lors d’une journée
d’étude sur « Le débat Foucault-Veyne », (5 juin 2019, ENS-LSH de Lyon).
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 69

recherche historique, Foucault attribue aux concepts de gouvernement et


de gouvernementalité un rôle très stratégique : il s’agit en effet d’aborder
la question de l’État tout en refusant de voir en lui une entité et un sujet
de l’histoire. S’intéresser à la pratique et à l’histoire des arts de gouverner
lui permet de trouver une façon de « passer à l’extérieur de l’État », et il
effectue ce contournement en établissant un parallèle avec ses analyses
plus anciennes : « [...] est-ce qu’il y a, par rapport à l’État, un point de vue
englobant comme le point de vue des disciplines l’était par rapport aux
institutions locales définies ? »19. Le point de vue englobant qu’il trouve à
l’extérieur de l’institution de l’État, la « technologie générale de pouvoir
qui aurait assuré ses mutations, son développement, son fonctionnement »,
est précisément la gouvernementalité, qu’il définit comme une généralité
extra-institutionnelle, non-fonctionnelle et non-objective20. Il est en outre
intéressant de remarquer que, tout au long de ses explications, Foucault
s’applique constamment à souligner des points de décrochage et de conti-
nuité par rapport à ses travaux antérieurs. Cela traduit non seulement le
besoin de donner un sens, rétrospectivement, à ce qui avait déjà été fait,
mais celui également de développer un regard autant auto-critique que
prospectif, tourné vers les nouvelles voies ouvertes par ses hypothèses de
recherche les plus récentes – mais qui restent encore amplement à défricher.
Cette sorte de réévaluation constante, marquée par des mouvements
d’aller-retour, permet la construction de cours de plus en plus ouverts à la
critique et à de nouveaux questionnements, caractérisés par une plus gran-
de souplesse et perméabilité dans leur rapport à l’actualité. Foucault préci-
se dans la quatrième leçon du cours de 1978 que, au fond, s’il avait voulu
donner un titre plus exact à ce cours, « ce n’est certainement pas ‘Sécurité,
Territoire, Population’ [qu’il aurait] choisi » : « ce que je voudrais faire
maintenant ce serait quelque chose que j’appellerais une histoire de la
‘gouvernementalité’ ». À travers les raisons qu’il donne pour justifier ce
choix, on comprend qu’il associe à cette démarche un objectif critique
directement lié à son contexte intellectuel et politique, puisqu’il s’agit de

19 M. Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 121-122.


20 Ibid., p. 123 : « La généralité extra-institutionnelle, la généralité non-fonctionnelle,
la généralité non-objective à laquelle atteignent les analyses dont je vous parlais tout à
l’heure, eh bien, il se pourrait qu’elle nous mette en présence de l’institution totalisatrice
de l’État ».
70 Carolina Verlengia

montrer que ce qu’il y a « d’important pour notre réalité, c’est-à-dire, notre


actualité, ce n’est pas l’étatisation de la société, c’est ce que j’appellerais
plutôt la ‘gouvernementalisation’ de l’État »21. Ce thème lui permet à la
fois d’attirer l’attention sur la question de la survalorisation du problème
de l’État et de produire une analyse qui part d’un point de vue complète-
ment différent, mettant en avant les pratiques, instruments et tactiques qui
exercent une forme spécifique de pouvoir par rapport à la population.
L’idée était de montrer, avec la gouvernementalité, cette « ligne de force
qui, dans tout l’Occident, n’a pas cessé de conduire, et depuis fort long-
temps, vers la prééminence de ce type de pouvoir qu’on pourrait appeler
le ‘gouvernement’ sur tous les autres : souveraineté, discipline, et qui a
amené, d’une part, le développement de toute une série d’appareils spécifi-
ques de gouvernement [et, d’autre part], le développement de toute une
série de savoirs »22. À partir de cette étude, Foucault s’oppose clairement
aux représentations d’un « État tout puissant », en proposant une nouvelle
grille d’analyse pour les relations de pouvoir, liée à « la manière dont on
conduit la conduite des hommes »23.

Biopolitique et libéralisme

Il convient de remarquer que les thèmes qui ont guidé les réflexions
de Foucault lors du cours de 1976 occupent toujours une place très
importante. Dans les leçons où Foucault se concentre sur la question du
gouvernement et de la conduite des hommes, on assiste, néanmoins, à une
sorte d’éclipse du concept de biopolitique ou de biopouvoir. Foucault
mobilise ce concept seulement trois fois pendant le cours de 1978 : au tout
début de la première leçon, où il ouvre le cours en expliquant qu’il
souhaitait revenir à l’étude de ce qu’il avait appelé biopouvoir, à la fin de
cette même leçon et dans la cinquième24, mais de manière très rapide, men-
tionnant uniquement le mot au passage, sans y associer de grands déve-

21 Ibid., p. 121-122.
22 Ibidem.
23 Ibid., p. 192.
24 Ibid., p. 124.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 71

loppements théoriques. Ainsi, même s’il avait prévu, initialement, d’appro-


fondir ses études sur la biopolitique, celle-ci cède la place à d’autres que-
stionnements plus urgents politiquement à ses yeux, comme ceux liés, par
exemple, à la problématisation de la question de l’État. Le cours de 1979
nous offre quelques éléments clés pour comprendre le devenir de ce
concept. Après Sécurité, territoire et population, où il ne revient pratiquement
pas sur ce sujet, Foucault décide d’insérer le mot dans le titre même de son
nouveau cours : Naissance de la biopolitique. Tout en déclarant vouloir pour-
suivre l’histoire des arts de gouverner commencée l’année précédente,
Foucault affirme, en 1979, avoir eu l’intention de faire un cours sur la bio-
politique25. Mais, pour ce faire, il considère qu’il faut d’abord comprendre
ce qu’est le régime gouvernemental appelé libéralisme, afin de pouvoir
saisir ensuite ce qu’est la biopolitique – l’étude de celle-ci se trouve donc,
une fois de plus, repoussée. Ainsi, même s’il précise au début du cours que
la question du libéralisme ne doit correspondre qu’à un sujet introductif,
il lui fait jouer, dès le départ, un rôle qui dépasse ce seul niveau, puisque
c’est à partir d’elle qu’il cherche à rattacher ses discussions au contexte
socio-politique :

Alors, pardonnez-moi, pendant un certain nombre de séances dont je ne


peux pas vous fixer le nombre à l’avance, je vous parlerai du libéralisme. Et
pour que les enjeux de ceci vous apparaissent peut-être un peu plus
clairement – car après tout quel intérêt ça a de parler du libéralisme[…],
sinon parce que, bien sûr, ce problème du libéralisme se trouve effective-
ment, pour nous, posé actuellement, dans notre actualité immédiate et
concrète [?] De quoi s’agit-il lorsque l’on parle de libéralisme, lorsqu’on nous
applique à nous-mêmes, actuellement, une politique libérale et quel rapport
cela peut-il avoir avec ces questions de droit que l’on appelle les libertés ? […]
Bon, c’est un problème qui nous est contemporain. Alors, si vous voulez,
après avoir un peu situé le point d’origine historique de tout cela en faisant
apparaître ce qu’est selon moi la nouvelle raison gouvernementale à partir
du XVIIIe siècle, je ferai un bond en avant et je vous parlerai du libéralisme
allemand contemporain puisque, aussi paradoxal que ce soit, la liberté dans
cette seconde moitié du XXe siècle, enfin disons plus exactement le
libéralisme, est un mot qui nous vient d’Allemagne26.

25 M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris,


Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2004, p. 23-24.
26 Ibid., p. 25.
72 Carolina Verlengia

Ce passage illustre l’une des principales particularités de Naissance de la


biopolitique : à savoir le fait que, dans ce cours, les recherches historiques
s’entremêlent avec l’analyse du présent immédiat – ce qui produit, dans les
leçons, un véritable effet de mobilité interne. Ce rapport direct avec le
présent amène souvent Foucault à refaçonner ses plans et ses analyses sur
le libéralisme finissent par prendre une ampleur inattendue. Contrairement
à ce qu’il avait promis, il ne revient pas sur la question de la biopolitique,
le reconnaissant lui-même avec ironie dans la huitième leçon27 : « [...] je
voudrais vous assurer, malgré tout, que j’avais bien l’intention, au départ,
de vous parler de biopolitique et puis, les choses étant ce qu’elles sont,
voilà que j’en suis arrivé à vous parler longuement, et trop longuement
peut-être, du néolibéralisme, et encore du néolibéralisme sous sa forme
allemande »28.
Foucault s’attache d’abord à montrer les liens étroits existant entre les
deux questions : selon lui, c’est la conception libérale de gouvernement
qui, « exclu[ant] toute volonté de contrôle autoritaire des processus soci-
aux »29, fonde cette nouvelle technologie de régulation de la société qu’est
la biopolitique. Cette rationalité gouvernementale libérale serait ain-si le
fondement des « sociétés de sécurité », ce qui implique une certaine tension,
puisque la gestion des libertés individuelles exige la création de multiples
dispositifs de sécurité qui assurent non seulement leur coexistence mais
également leur compatibilité avec les intérêts collectifs. Foucault insiste
beaucoup, d’ailleurs, sur ce point de tension, autour duquel nous pouvons
observer une sorte de mouvement interrogatif de sa part. Il y a une sorte
de double approche, chez lui, en ce qui concerne la question du (néo)
libéralisme : ces approches se composent mutuellement, plutôt qu’elles ne
se superposent ou se suivent chronologiquement. Dans les cas où le libéra-
lisme est présenté comme le cadre général de la biopolitique, les réflexions
foucaldiennes nous aident à penser et à comprendre la conception d’un
art de gouverner qui cherche à déployer son action dans les différents et

27 Sur un total de 12 leçons.


28 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 191.
29 M. Senellart, « La question de l’État de droit chez Michel Foucault », dans

J.- P. Potier, J.-L. Fournel et J. Guilhaumou, Libertés et libéralismes : Formation et circulation des
concepts, Lyon, ENS Éditions, 2015, p. 297-314.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 73

multiples domaines de la vie quotidienne. Cependant, au fur et à mesure


qu’il avance dans ses leçons, et également dans ses lectures en découvrant
de nouvelles informations sur ses objets, il cherche à complexifier les répon-
ses apportées à la question du fonctionnement de ce (bio) pouvoir dans le
présent.
Le thème du néolibéralisme l’amène à traiter quelques questions
critiques qui sont cruciales pour lui, et dans la leçon du 7 mars 1979, par
exemple, il explique très clairement pourquoi s’y être arrêté si longuement.
D’abord, pour une raison de nature méthodologique, pour « faire l’essai »
de la notion de gouvernementalité ; ensuite, pour une raison de « moralité
critique »30 que Foucault associe directement à un débat avec l’actualité. Il
s’agit en effet de remettre en cause la « critique inflationniste » du rôle de
l’État, ou ce qu’il appelle la « phobie d’État ». Bien que souvent laissée de
côté par les commentateurs, la problématisation de cette « phobie d’État »
permet de situer l’intérêt de Foucault pour le néolibéralisme à l’intérieur
d’un cadre critique spécifique31 au sein duquel il cherche à la fois à marquer
sa position propre et à établir un dialogue avec son entourage.
Ce sujet lui permet de rendre explicite une tendance non seulement
présente chez certains néolibéraux, mais qui illustre également des débats
internes à la gauche française des années 1970. Il y a, selon lui, deux élé-
ments assez constants dans la critique de l’État en général : premièrement,
l’idée que l’État possède en lui-même un type de puissance d’expansion,
« une tendance intrinsèque à croître » qui arriverait à prendre totalement
en charge la société civile ; et, deuxièmement, l’argument selon lequel il y
a « une parenté, une continuité génétique [ou une] implication évolutive
entre différentes formes d’État, l’État administratif, l’État providence,
l’État bureaucratique, l’État fasciste, l’État totalitaire ». De là les expres-
sions de la phobie d’État, faisant circuler une valeur critique « inflation-
niste » qui fait croître une certaine « interchangeabilité des analyses32 » – ce
qui revient à utiliser dans le présent des analyses faites à partir d’autres

30M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 192 (nous soulignons).


31Pour plus de détails à propos de ce sujet, voir C. Verlengia, « Les origines d’un
projet critique et la question du néolibéralisme : Foucault, une philosophie aux
frontières », Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique [en ligne], n° 20, juillet 2019
(DOI : 10.4000/asterion.3991).
32 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 193.
74 Carolina Verlengia

contextes et des circonstances passées, sans faire attention à leurs spécifi-


cités. Ainsi, le danger de ces analyses inflationnistes et de cette interchan-
geabilité, est qu’elles permettent non seulement de pratiquer « une disqua-
lification générale par le pire », mais aussi, et surtout, « d’éviter que l’on
paie le prix du réel et de l’actuel » 33. On ne cherche, dès lors, ni à opérer sa
propre critique ni à savoir d’où vient cette espèce de « soupçon antiéta-
tique » qui circule dans des domaines si variés de la pensée. Or, cette criti-
que inflationniste de l’État se trouve déjà clairement formulée dans le
néolibéralisme des années 1930-1950, plus précisément dans les écrits de
Röpke et d’Hayek. C’est pourquoi il est essentiel, pour Foucault, de mon-
trer que ce type de discours fait partie d’un « schéma de lutte » qui ne
convient plus34.
C’est un sujet qui offre également à Foucault une entrée tactique35 dans
la question de l’État sans recourir à des interprétations en termes d’idéo-
logie ou à une analyse institutionnelle. Conscient des critiques qui l’accu-
sent d’avoir gommé « la présence et l’effet des mécanismes étatiques »,
dans le cours de 1979 il affirme vouloir faire l’économie d’une théorie d’État
comme « on peut et on doit faire l’économie d’un repas indigeste ». D’un
même geste, il propose d’analyser la phobie d’État « ou plutôt de la repren-
dre et de la tester non pas en essayant d’arracher à l’État le secret de ce
qu’il est », mais en passant précisément « à l’extérieur de l’État », c’est-à-
dire en abordant le problème à partir des pratiques de gouvernementalité.
Ce faisant, il montre comment cette phobie d’État se caractérise, essentiel-
lement, comme un des signes majeurs des crises de gouvernementalité36, s’ali-
mentant à des moments tels que l’expérience soviétique dès les années
1920, l’expérience allemande du nazisme ou encore l’expérience de la pla-
nification anglaise d’après-guerre.

33 Ibid., p. 192-194 (nous soulignons).


34 M. Foucault, « Michel Foucault : la sécurité et l’État », Dits et écrits, op. cit., II,
n° 213, p. 387.
35 En 1978, Foucault affirme qu’il cherche les « entrées tactiques » à partir desquelles

il peut saisir, sans recourir à des interprétations en termes d’idéologie, les processus de
conflit et de révolte liés au pouvoir pastoral (Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 220,
note).
36 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 78. Sur ce thème, cf. J.-C. Monod,

« Qu’est-ce qu’une “crise de gouvernementalité” ? », dans J.-F. Baillon (éd.), Foucault et les
Lumières, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 75

Dans ce contexte, Foucault considère que les libéraux allemands de


l’École de Fribourg ont fait face à la crise du libéralisme classique en réali-
sant un renouvellement de la pensée et développant un ensemble de méca-
nismes ou de formules économiques et politiques visant à protéger les
États et à éviter « ce moins de liberté qui serait entrainé par le passage au
socialisme, au fascisme, au national-socialisme »37 – et tel est précisément
le point d’ancrage des problèmes que ces libéraux se sont posés, liés à la
lutte contre un totalitarisme imminent.
Ainsi, l’élargissement thématique effectué par Foucault au début du
cours de 1979, qui le dévie en effet de l’objet plus précis de la « naissance »
de la biopolitique, lui a permis de réaliser une série d’opérations primor-
diales : il a pu marquer son positionnement critique face aux discussions
auxquelles il avait pris part au début de la décennie, dans le cadre de son
rapprochement avec l’extrême gauche ; revenir sur la distinction entre les
États démocratiques et totalitaires, en démontrant que la reconnaissance
de ses différences était un enjeu politique et stratégique essentiel pour lui ;
et, finalement, contribuer à meilleure connaissance du présent, en cher-
chant à comprendre la manière dont, à l’époque, était « éprouvée, vécue,
pratiqué, formulée la crise du dispositif général de gouvernementalité »38,
la phobie d’État étant bien le principal trait caractéristique de cette crise.

Conclusion

La lecture des premières leçons du cours 1979 nous permet de


comprendre comment Foucault associe ces différents thèmes, chacun
ayant un rôle spécifique à jouer, dans un projet théorique et critique plus
large, dont la mise en pratique passe par la conception d’une nouvelle mé-
thode de travail liée étroitement aux sujets de recherche abordés (à savoir
le pouvoir, l’État et le gouvernement). On comprend par là que l’une des
fonctions majeures que Foucault accorde à ses cours est celle de poser un
regard critique sur les débats de l’époque, ainsi que sur quelques discours
qu’il a lui-même pu tenir, auparavant, à propos de l’État.

37 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 71.


38 Ibid., p. 72.
76 Carolina Verlengia

Ce qu’il nous faut, affirmait-il déjà en 1977, ce sont des stratégies


précises et « un sacré effort de réélaboration ». Car on n’assistait pas alors
à une résurrection du totalitarisme qu’on assistait et, par conséquent,
« toute analyse qui consiste à vouloir produire un effet politique
ressuscitant de vieux spectres est vouée à l’échec »39.
Voulant donc contrer une vision de l’État tout-puissant, du pouvoir
comme substance ainsi qu’une vision unitaire et donc réductrice de la
résistance, Foucault cherche plutôt à développer une attitude critique qui
ne se fonde plus sur des « vieux schémas de lutte », mais qui se donne com-
me novatrice et inventive. Il montre en effet que, pour résister, il faut être
comme le pouvoir, « aussi inventi[f], aussi mobile, aussi producti[f] que
lui »40. Cela veut dire qu’on a beaucoup à apprendre des mouvements de
résistance, comme ceux qui concernent les savoirs historiques, mais égale-
ment de l’effort de renouvellement du néolibéralisme, cherchant à créer
une gouvernementalité propre.
Foucault tient à respecter l’impératif de « prendre au sérieux » ses
objets historiques, et ce qui peut parfois sembler comme une fascination
n’est que le résultat de sa posture intellectuelle, construite avec rigueur et
soin. Les grilles d’analyse qu’il a inventées et voulu tester devaient elles
aussi répondre à ces exigences, pour l’aider à donner un sens critique à son
travail, à casser les habitudes et à penser autrement.
Pour ce faire, il fallait qu’elles soient tout le contraire d’une structure
rigide tendant à encadrer d’emblée le travail de recherche, mais qu’elles
soient souples et adaptables aux mouvements d’une pensée qui évolue et
à des besoins critiques qui se réorganisent et s’actualisent. Cela constitue,
bien sûr, une manière parmi d’autres de comprendre l’évolution du con-
cept de biopolitique chez Foucault, mais il nous semble qu’elle permet
d’attirer l’attention sur le danger qu’il y aurait à procéder à une essentiali-
sation de l’approche foucaldienne.
Il s’agit de souligner ainsi la nécessité d’historiciser les concepts en
même temps qu’on historicise la pensée elle-même ou, en d’autres termes,

39 M. Foucault, « Michel Foucault : la sécurité et l’État », op. cit., p. 385-386.


40 M. Foucault, « Non au sexe roi », op. cit., p. 267.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 77

de comprendre l’historicité des outils crées par Foucault tout en mettant


en valeur leur élasticité, le coté expérimental et tâtonnant des concepts41 crées au
sein d’une réflexion qui évolue, s’altère et s’adapte.

Carolina Verlengia
École normale supérieure de Lyon
carolina.verlengia-bertanha@ens-lyon.fr

41 Cf. L. Paltrinieri, L’expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et histoire,


Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 10-12.
Violence, pouvoir et psychiatrie
Du « grand renfermement » à la « psychiatrisation de la vie quotidienne »

Marion Farge

La question de la psychiatrie et celle du pouvoir constituent, dans


l’itinéraire théorique de Foucault, deux fils rouges dont l’entremêlement
n’a pourtant d’évidence que rétrospectivement. C’est ce que note Foucault
lui-même en 1977 dans un entretien. Effectuant un retour sur ses travaux
antérieurs, il se dit alors frappé de la difficulté qu’il a eu à formuler comme
telle la question du pouvoir : « Quand j’y repense maintenant, explique-t-
il, je me dis de quoi ai-je pu parler, par exemple, dans l’Histoire de la folie ou
dans la Naissance de la clinique, sinon du pouvoir ? Or j’ai parfaitement
conscience de n'avoir pratiquement pas employé le mot et de n’avoir pas
eu ce champ d’analyses à ma disposition »1. Poser la question du rapport
entre violence, pouvoir et psychiatrie, ce n’est donc pas seulement analyser
les transformations historiques du pouvoir psychiatrique, et la place plus
ou moins grande qu’il réserve à la violence dans son exercice. C’est
également interroger les instruments conceptuels permettant de penser au
mieux les stratégies et les points d’application dudit pouvoir.
Ainsi, dans le cas de Foucault, force est de constater qu’il y a, dans le
passage de l’hypothèse d’un « grand renfermement »2 formulée dans l’His-
toire de la folie, à la crainte d’une « psychiatrisation de la vie quotidienne »3,
exprimée dans un entretien de 1971, plus qu’une évolution chronologique.
Ce qui est en jeu n’est, de fait, pas seulement la spécificité des périodes
étudiées – à savoir, respectivement : l’âge classique et la contemporanéité
de Foucault : c’est, bien plutôt, une refonte du concept même de pouvoir,
qui permet une compréhension plus ajustée des modalités d’exercice de la

1 M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » (1977), in Dits et écrits, Paris,


Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », III, n° 192, p. 146.
2 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique (1961), rééd. Paris, Gallimard,

coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1972, p. 56.


3 M. Foucault, « Par-delà le bien et le mal » (1971), in Dits et écrits, op. cit., II, n° 98,

p. 232.

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 79-94.


80 Marion Farge

psychiatrie comme de son expansion. D’où l’importance de cette refonte,


dont l’enjeu n’est pas strictement historique, ni seulement théorique : c’est
effet dans la pratique qu’elle trouve son origine aussi bien que son abou-
tissement. Son origine, parce que Foucault constate, dans les années 1970,
les effets délétères que peut avoir, sur les luttes elles-mêmes, une concep-
tion inadéquate du pouvoir. Son aboutissement, parce que les outils alors
proposés peuvent s’apparenter précieux pour tenter d’appréhender le
double mouvement de surpsychiatrisation – via l’expansion de la culture
psychologique – et de dépsychiatrisation – via son annexion au champ
neurologique – qui semble caractériser, de façon apparemment contradic-
toire, la psychiatrie contemporaine. Si bien que la question est triple :
quelles sont les transformations historiquement observables dans l’exer-
cice du pouvoir psychiatrique ? Pourquoi un certain nombre de transfor-
mations conceptuelles s’avèrent-elles, à un moment donné, nécessaires à
une nouvelle compréhension du pouvoir ? Et comment ces analyses des
relations de pouvoir psychiatriques s’articulent-elles à un diagnostic de
l’actualité – celle de Foucault comme peut-être aussi la nôtre ? Ces
quelques questions nous serviront ici de fil directeur. Il s’agira de tâcher
d’aborder le problème du pouvoir, dans son lien à la psychiatrie, en met-
tant au jour une stratification qui conjugue perspectives historiques et évo-
lutions conceptuelles, par laquelle ce pouvoir est, successivement ou con-
jointement, abordé en termes de répression, de discipline, et de pouvoir
sur la vie.
Évolutions chronologiques, redéfinitions théoriques, donc. C’est à la
lumière de cette double grille de lecture que l’hypothèse du « grand
renfermement », telle qu’elle se trouve formulée en 1961 dans l’Histoire de
la folie, apparaît à la fois comme l’avènement historique d’une psychiatrie
qui se développera sur les bases de ce grand partage entre le normal et
l’anormal ; et comme une première conceptualisation philosophique du
pouvoir, sur laquelle Foucault n’aura de cesse de revenir. À la lueur de ce
premier constat, deux remarques s’imposent pourtant ici. Premièrement,
force est en effet d’observer que l’Histoire de la folie se prête d’abord assez
mal, semble-t-il, à cette grille d’analyse en termes de pouvoir – ce que
Foucault soulignait dans l’entretien de 1977. Pour autant – et c’est là le
second point important à relever –, dès lors que la question du pouvoir se
surimpose, fût-ce rétrospectivement, à l’ouvrage en question, c’est alors la
Violence, pouvoir et psychiatrie 81

continuité entre l’hôpital général et la structure asilaire qui apparaît d’abord,


sur fond d’une violence perpétuée. C’est donc la surdétermination de
certaines orientations esquissées dans l’Histoire de la folie qui rend nécessaire
un retour critique sur les modalités d’application du pouvoir en question.
De fait, l’inévidence de la problématique du pouvoir et, à plus forte
raison, du pouvoir psychiatrique dans l’Histoire de la folie, s’atteste aussi bien
dans l’objet qui intéresse ici Foucault et qui circonscrit son analyse ; que
dans la première réception de l’ouvrage en question. Concernant le pre-
mier point, la préface à la première édition est sans appel : il doit s’agir ici
d’une « histoire, non de la psychiatrie mais de la folie elle-même, dans sa
vivacité, avant toute capture par le savoir »4 . On trouve donc dans ce texte
une différence d’objet par rapport aux analyses postérieures – qui recen-
treront l’analyse sur la psychiatrie – et cette différence d’objet implique
une différence symétrique quant au champ problématique que déploie son
analyse. Alors que la question du pouvoir est, de fait, celle qui s’impose
lorsqu’on analyse la médecine mentale, c’est bien plutôt celle de la repré-
sentation qui vient s’ajuster à la folie comme objet d’étude. Tout porte
alors à croire que le problème de la représentation de la folie n’est pas
commensurable – ou, du moins, pas directement – avec celui du pouvoir
psychiatrique. La première réception de l’Histoire de la folie ne s’y est d’ail-
leurs pas trompée, en situant la thèse de Foucault dans la continuité d’un
questionnement épistémologique « parfaitement balisé par le champ intel-
lectuel de l’époque »5, comme le remarque notamment Robert Castel, et
dans le cadre d’une tradition universitaire incarnée, entre autres, par Brun-
schvicg, Bachelard ou Canguilhem. L’inscription dans une telle tradition
n’empêche certes pas de rencontrer la question du pouvoir, en interro-
geant la prétention à la vérité du discours psychiatrique et les effets pra-
tiques qui en résultent. Mais, parce qu’elle ne la rencontre qu’incidemment,
elle constitue du moins un obstacle à sa thématisation en tant que telle.
Le recentrement opéré autour de cette question nécessite dès lors la
surimposition d’une nouvelle grille de lecture à l’Histoire de la folie. Cette
seconde lecture, avant d’être le fait de Foucault lui-même, a caractérisé la
réception de l’ouvrage par les courants antipsychiatriques. Pour nouer la

4 M. Foucault, « Préface. Folie et Déraison. Histoire de la folie à l'âge classique » (1961), in


Dits et écrits, op. cit., I, n° 4, p. 164.
5 R. Castel, « Les aventures de la pratique », Le Débat, vol. 4 (1986), n° 41, p. 42.
82 Marion Farge

problématique du pouvoir psychiatrique à celle de la représentation de la


folie, ces courants n’hésitent pas à partir de l’expérience primordiale dont
il est ici question, pour lui donner un tour politique et faire de la folie
l’avatar d’une subjectivité réprimée. Or, dans ces effets de rattrapage politi-
que et de surdétermination conceptuelle, la notion de violence a un rôle
clé à jouer : car, dès lors que l’Histoire de la folie se trouve recodée en termes
de pouvoir, c’est bien cette notion qui se trouve soudain déplacée pour
occuper le cœur de l’analyse et constituer la clé de compréhension dudit
pouvoir. C’est ce qu’atteste en particulier la préface de David Cooper à la
version abrégée de l’Histoire de la folie qui circule dès 1964 en Angleterre
sous le titre Madness and Civilization. La thématique de la violence, et celle
d’une vérité cachée de la folie, y sont accentuées, et leur articulation prend
le sens d’un antagonisme perpétué par des relations de pouvoir asymétri-
ques. La préface s’ouvre ainsi sur l’idée que « la folie, de nos jours, est
devenue une sorte de vérité perdue »6 ; la violence apparaissant dès lors
comme le moyen privilégié par le pouvoir pour réduire cette folie au silen-
ce. « Foucault, écrit ainsi Cooper, connaît très bien, et exprime avec éru-
dition et force stylistique, la nature de la violence rencontrée par les
malades mentaux »7 – violence qui, sous la plume de Cooper, désigne aussi
bien l’assignation à maladie que les pratiques légitimées par cette même
assignation.
Ainsi, si la problématique du pouvoir n’apparaît pas d’emblée dans
l’Histoire de la folie, sa mise au jour convoque immédiatement la catégorie
de violence. La surdétermination dont il est ici question n’est donc pas à
proprement parler une mésinterprétation : en imposant une nouvelle grille
de lecture à l’ouvrage, la seconde réception de l’Histoire de la folie en fait
apparaître les implicites touchant l’interprétation du pouvoir qui y est
véhiculée. Et, en acceptant dès lors le biais rétrospectif qui accompagne
et informe la mise au jour de ces parti-pris, force est de constater que cette
interprétation fait la part belle à une conception répressive du pouvoir que
Foucault répudiera par la suite. Il n’est pas anodin, à cet égard, que

6 D. Cooper, « Introduction », in Michel Foucault, Madness and Civilization (1964),


London, Routledge, 2001, p. VII : « Madness has in our age become some sort of lost truth »
(nous traduisons).
7 Ibid., p. VIII : « Foucault knows very well, and expresses with erudition and stylistic power the

nature of the violence that mental patients meet. » (nous traduisons).


Violence, pouvoir et psychiatrie 83

l’ouvrage s’ouvre sur une description des léproseries, dont l’hôpital général
reprendra les structures et au sein desquels il réitèrera envers les fous les
jeux d’exclusion qui caractérisaient le traitement de la lèpre : « pauvres,
vagabonds, correctionnaires et “têtes aliénées” reprendront le rôle aban-
donné par le ladre », nous dit alors Foucault8. Le grand renfermement ca-
ractérise précisément ce moment où l’hôpital général, puis l’asile, prennent
le relais des léproseries dans la mise au ban d’une partie de la population.
Et le modèle de la lèpre ici convoqué n’est nullement mis en concurrence
avec celui de la peste ou de la variole, comme il le sera dans les ouvrages
postérieurs, au sein desquels il exemplifiera alors une conception juridique
et surannée du pouvoir. Foucault lui-même ne s’y trompe pas, confiant en
1977 : « quand j’ai écrit l’Histoire de la folie, je me servais au moins implicite-
ment de cette notion de répression »9.
Ce qu’implique dès lors le passage de l’hôpital général à l’asile n’est
nullement l’hypothèse d’une modification quant à la nature même du
pouvoir exercé. Le geste de Foucault consiste au contraire à relativiser la
portée du geste libérateur de Pinel : on retrouve dans l’asile et dans l’hôpi-
tal général la même ambiguïté entre médecine et morale, dont résultent la
même « confusion du châtiment et du remède »10. Historiquement, la rela-
tion entre l’hôpital général et l’asile est donc de continuité : la psychiatrie
hérite des savoirs et de l’organisation de l’hôpital général ; et fait fond sur
une série d’opérations d’ordre à partir seulement desquelles l’objectivation
théorique de la folie devient possible. La folie, écrit ainsi Foucault, « n’a pu
devenir objet de connaissance que dans la mesure où elle a été au préalable
objet d’excommunication »11. A la secondarité du problème du pouvoir
dans l’Histoire de la folie, et à la centralité de la violence dans la thématisation
dudit pouvoir, il faudrait donc ajouter une continuité dans ses modalités
d’application : l’avènement de la psychiatrie ne signifie ici ni plus ni moins
qu’une rationalisation des procédures d’exclusion déjà à l’œuvre dans
l’hôpital général.
Or, c’est dans cette rationalisation que la notion de violence prend
peut-être tout son sens, en même temps qu’elle prête à confusion. Car une

8 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 16.


9 M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault » (1977), op. cit., p. 147.
10 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p. 16.
11 Ibid., p. 119
84 Marion Farge

telle rationalisation signifie ici deux choses : à la fois la justification théori-


que d’une violence via son indexation à un savoir par lequel elle se trouve
légitimée ; et à la fois son intégration à une stratégie systématique de con-
trôle des individus – jeu calculé qui exclut l’hypothèse d’un pouvoir répres-
sif suggérée par l’Histoire de la folie. C’est pourquoi la violence est l’une des
notions sur lesquelles Foucault reviendra en priorité lorsqu’il redéfinira,
dans les années 1970, le concept de pouvoir.

Tout porte en effet à croire que c’est, en partie, la surdétermination


de certaines de ses thèses, ainsi qu’un engagement pratique lui permettant
de se confronter à la réalité des jeux de pouvoir dans l’espace carcéral, qui
motive la reprise et transformation, par Foucault, de la conception du
pouvoir qui dessinait tacitement les bases de l’Histoire de la folie. La première
leçon du cours sur Le Pouvoir psychiatrique est significative à cet égard.
Foucault y énonce les différences de l’analyse qu’il entend mener dans ces
leçons, avec le travail effectué dans sa thèse de doctorat. Et ces différences
ne consistent pas seulement dans le passage d’une analyse des repré-
sentations à une microphysique du pouvoir. Il s’agit aussi, concernant ledit
pouvoir, de se déprendre de trois notions qui formaient le cadre implicite
de l’Histoire de la folie et qui apparaissent désormais à Foucault, explique-t-
il, comme des « serrures rouillées »12 – à savoir : la violence, l’institution,
et la famille. Il aurait alors fait appel à ces notions assez peu consciemment,
nous dit-il, parce qu’il était « fort ignorant de l’antipsychiatrie et de la
psychosociologie de l’époque »13, et aurait donc utilisé un peu à la légère
des concepts dont il n’avait pas anticipé la fortune, sans les thématiser plus
avant. Or, ces trois notions peuvent dès lors apparaître précieuses en cela
même qu’elles dessinent en creux une conception du pouvoir plus adé-
quate à la psychiatrie, conception disciplinaire que la suite du cours se
chargera de développer.
La notion de violence était de fait, dans l’Histoire de la folie, l’opérateur
de la continuité entre l’hôpital général et l’asile. « Il m’avait semblé,
explique Foucault dans la première leçon du cours de 1973, qu’on ne
pouvait mettre la réforme de Pinel au compte d’un humanisme, parce que

12 M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, Paris,


Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2003, p. 15.
13 Ibidem.
Violence, pouvoir et psychiatrie 85

sa pratique était encore traversée par quelque chose comme la violence »14.
Or, nuance-t-il à présent, « s’il est vrai qu’on ne peut pas en effet mettre la
réforme de Pinel au compte de l’humanisme, je ne crois pas que ce soit
parce qu’il a recours à la violence »15. Le problème de la violence réside en
effet dans la dualité qu’elle suggère entre, d’une part, un pouvoir physique
irrégulier ; et, d’autre part, un pouvoir rationnel qui ne s’exercerait pas sur
les corps. Or, nous dit Foucault, non seulement tout pouvoir est physique
et passe en dernière instance par le corps ; mais l’exercice irrégulier de la
violence n’est lui-même pas exclusif d’un jeu stratégique. Par où cette
notion s’avère en réalité dispensable comme marqueur de continuité ; et
trompeur comme critère de distinction : ce qui est en jeu n’est pas tant la
différence entre un pouvoir physique irrégulier et un pouvoir régulier ;
qu’entre un pouvoir souverain et un pouvoir disciplinaire. Il s’agit ici de
mettre au jour l’apparition d’un pouvoir agissant au niveau capillaire des
corps, qui vient mordre sur eux pour les individualiser dans une entreprise
de dressage systématique16.
D’où l’insuffisance, également, de la notion d’institution, qui ne tient
précisément pas compte du caractère individualisant, et par là producteur
du pouvoir. Cette notion accorde en effet trop d’importance aux régu-
larités institutionnelles, et suppose que celles-ci viendraient s’exercer sur
des individus qui seraient pré-donnés. C’est méconnaître ici le caractère
constitutif du pouvoir : l’important, nous dit Foucault, ce ne sont pas « les
régularités institutionnelles, mais beaucoup plus les dispositions de pou-
voir, les réseaux, les courants, les relais, les points d’appui, les différences
de potentiel qui caractérisent une forme de pouvoir et qui, je crois, sont
précisément constitutifs à la fois de l’individu et de la collectivité »17. Le
pouvoir disciplinaire est donc inclusif avant d’être exclusif ; et la substitu-

14 Ibidem.
15 Ibidem.
16 Ibid., p. 43 : « L’hypothèse que je voudrais avancer, c’est qu’il existe dans notre

société quelque chose comme un pouvoir disciplinaire. Par là, je n’entends rien d’autre
qu’une certaine forme en quelque sorte terminale, capillaire du pouvoir, un dernier relais,
une certaine modalité par laquelle le pouvoir politique, les pouvoirs en général viennent,
au dernier niveau, toucher les corps, mordre sur eux, prendre en compte les gestes, les
comportements, les habitudes, les paroles, la manière dont tous ces pouvoirs, se concen-
trant vers le bas jusqu’à toucher les corps individuels eux-mêmes, travaillent, modifient,
dirigent ce que Servan appelait les ‘fibres molles du cerveau’ ».
17 Ibid., p. 16.
86 Marion Farge

tion de la notion de norme à celle de loi vient ici nommer ce caractère pro-
ducteur : toute discipline produit des normes qui sont constitutives des
individus ciblés par l’institution. Par là aussi, elle produit certes de l’anor-
mal. Mais c’est à cet endroit que le pouvoir psychiatrique trouve précisé-
ment sa spécificité aussi bien que les conditions de son extension indéfinie :
car c’est lui qui, en dernière instance, va récupérer les derniers résidus des
systèmes disciplinaires en les codant comme malades mentaux – ce par
quoi le pouvoir psychiatrique apparaît ici comme le dernier chaînon d’une
longue chaîne de normalisation.
Qui détient la clé de cette chaîne ? La réponse à cette question engage
la discussion de la dernière notion relevée comme inefficace dans l’Histoire
de la folie, à savoir : la famille. Dans la première leçon du Pouvoir psychiatrique,
Foucault souligne simplement que l’utilisation du modèle familial est en
vérité assez peu présente lors de la structuration de l’espace asilaire au
XIXe siècle. Ce n’est qu’au XXe siècle, précise-t-il alors, qu’un tel modèle
sera réactivé, et celui-ci occupera alors un rôle décisif dans l’extension
indéfinie du pouvoir psychiatrique. C’est ce que permet de comprendre,
en particulier, la leçon du 28 novembre 1973, qui thématise la notion de
fonction-Psy. Cette dernière désigne, nous dit Foucault, « la fonction psy-
chiatrique, psychopathologique, psychosociologique, psychocrimino-
logique, psychanalytique, etc. »18 ; et peut être définie comme « l’instance
de contrôle de toutes les institutions et de tous les systèmes disciplinai-
res »19. Or, c’est dans la béance ouverte par une référence familiale alors
défaillante que la fonction-Psy va précisément venir se précipiter. C’est
lorsque la famille, qui assumait jusqu’alors la fonction d’échangeur entre
tous les dispositifs disciplinaires, commence à se délabrer, que la fonction-
Psy prend le relais et joue « le rôle de discipline pour tous les indisci-
plinables »20. C’est elle qui, dès lors, assure l’immixtion de la problématique
« psy » dans toutes les strates de la vie sociale. Dans ce processus de
refamilialisation de l’institution psychiatrique, qui assure aussi son expan-
sion, la psychanalyse joue un rôle central. C’est elle qui, en effet, tient « le
discours de la famille, le plus “discours de la famille” de tous les discours

18 Ibid., p. 86.
19 Ibid., p. 87.
20 Ibidem.
Violence, pouvoir et psychiatrie 87

psychologique »21 ; et c’est elle qui, partant, assure aussi la diffusion d’un
dispositif qui déborde la discipline psychiatrique tout en lui fournissant
son assise la plus solide.
Ainsi, la réévaluation de certaines notions à l’œuvre dans l’Histoire de
la folie permet ici la mise au jour d’une conception du pouvoir incompatible
avec les analyses antérieures. Mais cette réévaluation fait également signe
vers des analyses ultérieures qui jettent un éclairage singulier sur la con-
temporanéité de Foucault comme sur la nôtre. Concernant l’amont, aussi
bien historique que conceptuel, il s’avère en effet que la redéfinition du
pouvoir en termes de discipline ne se limite pas à apporter un correctif
aux analyses de l'Histoire de la folie. Elle permet aussi de tracer une nouvelle
ligne de partage, d’établir une nouvelle discontinuité historique entre le
grand renfermement et la mise en place de la psychiatrie asilaire. Là où la
violence jouait autrefois le rôle d’opérateur de continuité entre l’hôpital
général et l’asile, et où le modèle de la lèpre pouvait servir à comprendre
les modalités d’exclusion à l’œuvre dans un cas comme dans l’autre, ce qui
est en jeu est désormais la transformation de la nature même du pouvoir
en question. Le modèle de la lèpre demeure dès lors pertinent pour décrire
la dynamique d’exclusion et la politique du grand renfermement à l’œuvre
dans l’hôpital général. Mais l’idée d’un grand renfermement ne convient
plus dès lors que la psychiatrie constitue son savoir sur les bases de cette
exclusion, et qu’elle fait jouer ce savoir pour assurer par récurrence un
nouveau type de pouvoir.
Le modèle de la peste est alors convoqué pour prendre la relève de
celui de la lèpre. De ce dernier modèle, nous dit en effet Foucault dans le
cours sur Les Anormaux, « on trouve le dernier résidu sans doute, ou enfin
l’une des dernières grandes manifestations, dans l’exclusion des mendiants,
des fous, etc., et le grand “renfermement” »22. Mais, ajoute-t-il, « à ce mo-
dèle-là s’est substitué, au cours du XVIIe siècle, un autre modèle, très diffé-
rent. La peste a pris la relève de la lèpre comme modèle de contrôle politi-
que […] »23. Et ce qui est en jeu dans le passage du modèle de la lèpre à
celui de la peste est précisément, explique Foucault, le passage « d’une

21 Ibid., p. 88.
22 M. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard-
Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 1999, p. 44.
23 Ibidem.
88 Marion Farge

technologie du pouvoir qui chasse, qui exclut, qui bannit, qui marginalise,
qui réprime, à un pouvoir qui est enfin un pouvoir positif, un pouvoir qui
fabrique, un pouvoir qui observe, un pouvoir qui sait et un pouvoir qui se
multiplie à partir de ses propres effets. »24 La reformulation théorique du
problème du pouvoir a donc pour effet, dans l’analyse historique, la
substitution de la discipline psychiatrique à la pratique du grand renfer-
mement. Plus exactement, c’est précisément l’avènement de la psychiatrie
comme discipline qui met ici fin à la dynamique d’exclusion qui présidait
dans le grand renfermement. Historiquement, la transformation n’est
donc pas interne au pouvoir psychiatrique : elle signe bien plutôt son
avènement.
Mais si la thématisation disciplinaire du pouvoir ratifie la naissance de
la psychiatrie, elle prépare aussi son achèvement. Achèvement qui désigne
ici tout aussi bien son parachèvement, via sa mainmise sur l’ensemble des
systèmes disciplinaires ; que sa dissolution insidieuse dans une modalité
d’exercice du pouvoir entée sur la vie, dans sa quotidienneté aussi bien que
dans ses aspects strictement biologiques. C’est pourquoi la conception du
pouvoir exposée dans le cours sur Le Pouvoir psychiatrique renvoie également
à un aval, dans l’itinéraire conceptuel de Foucault comme dans les
modalités et les enjeux de la psychiatrie contemporaine. Ce, d’une part,
parce que l’idée d’une « fonction-Psy » prenant appui sur la psychanalyse
pour assurer son extension trouvera son plein déploiement dans La Volonté
de savoir, à travers l’analyse du dispositif de sexualité. Mais aussi, d’autre
part, parce que la généralisation de ce dispositif a pour conséquence
d’assigner au pouvoir un nouveau point d’ancrage (la vie) comme une
nouvelle échelle (la population) – deux éléments particulièrement précieux
pour envisager les modalités de la psychiatrie actuelle, moyennant peut-
être quelques aménagements.

L’extension indéfinie de la psychiatrie qui signe en même temps sa


dissolution ; la nouvelle conception du pouvoir qui résulte de cette exten-
sion ; et les outils que fournit cette nouvelle conception pour comprendre
la contemporanéité de Foucault comme la nôtre, sont autant d’éléments
sur lesquels il s’agit alors de s’arrêter. Pour ce faire, il faut d’abord prêter

24 Ibidem.
Violence, pouvoir et psychiatrie 89

attention, semble-t-il, aux enjeux pratiques qui sous-tendent la première


redéfinition du pouvoir par Foucault. De fait, ce qui inquiète princi-
palement ce dernier au début des années 1970, touchant la psychiatrie, est
« la psychiatrisation de la vie quotidienne » à laquelle pourrait mener une
lutte contre un pouvoir compris selon une logique strictement répressive.
Dans l’entretien de 1971 où Foucault formule une telle inquiétude, celui-
ci la réfère explicitement à l’antipsychiatrie : « le mouvement de l’anti-
psychiatrie, qui s’oppose à la notion d’asile, ne doit pas conduire à exporter
la psychiatrie au-dehors en multipliant les interventions dans la vie quoti-
dienne »25. Car la psychiatrie, explique-t-il, « pousse ses ramifications » bien
plus loin que ne le fait le pouvoir carcéral : on retrouve ces ramifications
« chez les assistantes sociales, les orienteurs professionnels, les psycho-
logues scolaires, chez les médecins qui font de la psychiatrie de secteur » ;
par où « la psychiatrisation de la vie quotidienne, si on l’examinait de près,
révélerait peut-être l’invisible du pouvoir »26. C’est pourquoi les mouve-
ments de lutte contre la psychiatrie asilaire doivent être extrêmement
attentifs à cette « psychiatrisation de la vie quotidienne », au risque de
retomber dans les mailles du pouvoir psychiatrique au moment même où
ils prétendent s’en extraire.
Cette crainte d’une « psychiatrisation de la vie quotidienne » est ici
décisive. D’une part, parce qu’elle motive probablement en partie la
révision du pouvoir répressif esquissé dans l’Histoire de la folie, que les
mouvements antipsychiatriques ont repris à leur compte. Mais également,
d’autre part, parce qu’elle oriente d’ores et déjà l’analyse vers un élargis-
sement de cette nouvelle conception du pouvoir, qui doit inclure non
seulement une microphysique du pouvoir asilaire dans sa dimension
disciplinaire, mais également une prise en compte de sa dimension extra-
asilaire, selon une perspective proprement bio-politique. Il n’est donc pas
fortuit que l’idée d’un bio-pouvoir apparaisse à la fin de La Volonté de savoir.
Ce que Foucault observe en effet dans sa contemporanéité concernant la
psychiatrie, est le rôle central que joue la psychanalyse en assurant le rôle
d’instance de vérité à partir de laquelle va devenir possible l’expansion de
la « fonction-Psy », aussi bien que la généralisation du dispositif de
sexualité. Or, avec la psychanalyse, qui fait le lien entre le pouvoir psychia-

25 M. Foucault, « Par-delà le bien et le mal » (1971), op. cit., p. 232-233.


26 Ibid., p. 232.
90 Marion Farge

trique et le dispositif de sexualité, c’est une nouvelle perspective concer-


nant ledit pouvoir qui s’énonce. Car le dispositif de sexualité déploie deux
aspects complémentaires, en articulant, à l’« anatomo-politique du corps
humain » qui caractérise les disciplines, une « bio-politique de la popu-
lation » qui passe par une « série d’interventions et de contrôles régula-
teurs »27 : par où la problématique bio-politique fait son apparition, dans
le champ psychiatrique, via la psychanalyse et via le rôle que celle-ci assume
dans la généralisation du dispositif en question.
Or, on ne saurait manquer de remarquer ici ce qui peut apparaître
comme un paradoxe. Car si la prise en compte d’une dimension bio-
politique du pouvoir psychiatrique semble précisément permettre de
penser sa diffusion massive, ainsi que les procédures de contrôle qu’il
permet d’exercer sur une population prise dans son ensemble, la problé-
matique spécifiquement psychiatrique semble s’effacer dès lors que
s’énonce cette perspective. Tout se passe donc comme si la fonction-Psy,
puis le dispositif de sexualité, signaient le parachèvement du pouvoir psy-
chiatrique, en même temps que son achèvement par et dans la psychana-
lyse. Or, c’est précisément dans cette conception bio-politique du pouvoir,
aussi bien que dans le dépassement apparemment paradoxal de la pro-
blématique strictement psychiatrique que sous-tend cette conception,
qu’apparaissent peut-être les outils les plus précieux pour penser l’actualité
de la psychiatrie.
Cette atténuation de la question proprement psychiatrique, contem-
poraine d’une radicalisation de l’importance de la psychanalyse, trouve
peut-être un début d’explication dans le résumé du cours sur Le Pouvoir
psychiatrique. Foucault distingue en effet dans ce résumé deux mouvements
contemporains qui caractérisent selon lui la psychiatrie moderne, en tant
que celle-ci se trouve traversée par une remise en question du rôle du
psychiatre « autrefois chargé de produire la vérité de la maladie dans
l’espace hospitalier »28. Ces deux mouvements sont, d’une part, la « déméd-
icalisation de la folie » 29 à laquelle s’emploient alors les mouvements

27 M. Foucault, La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, coll.


« Bibliothèque des histoires », 1976, p. 183.
28 M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 347.
29 Ibid., p. 351.
Violence, pouvoir et psychiatrie 91

antipsychiatriques ; et, d’autre part, la « dépsychiatrisation »30. Cette derni-


ère, précise alors Foucault, partant d’une même remise en cause d’un rap-
port entre les trois termes que sont le psychiatre, le malade, et la produc-
tion de la folie dans sa vérité, s’apparente bien plutôt à une « surmédica-
lisation de la folie »31. Cette « dépsychiatrisation », de fait, se ramifie elle-
même en deux branches, à savoir : la psychanalyse d’une part ; et, d’autre
part, la psychochirurgie et la psychopharmacologie. Si, dans un cas comme
dans l’autre, on peut parler de dépsychiatrisation en même temps que de
surmédicalisation, c’est dans la mesure où ces deux mouvements sont
conservateurs des rapports de pouvoir : la psychanalyse, parce qu’elle cher-
che à « rendre adéquats production de vérité et pouvoir médical »32 ; la
neuropsychologie et la psychopharmacologie parce qu’elles entendent au
contraire « articuler directement l’un sur l’autre le diagnostic et la thérapeu-
tique »33, et opérer ainsi une véritable pasteurisation de l’hôpital psychia-
trique. Or, cette analyse, qui pense conjointement psychanalyse et psycho-
pharmacologie dans les termes d’une dépsychiatrisation qui s’apparente
aussi à une surmédicalisation, semble décisive, pour au moins trois raisons
que nous ne ferons ici qu’esquisser à titre d’hypothèses.
Premièrement, elle permet de comprendre pourquoi l’analyse se con-
centre dès lors sur la psychanalyse. C’est elle qui, de fait, lorsque Foucault
écrit, a mené le plus loin cette entreprise de dépsychiatrisation, et qui béné-
ficie aussi de l’assise la plus solide dans le champ des spécialistes de la santé
mentale. C’est elle qui, en outre, prend alors le relai d’un pouvoir psychia-
trique en crise – et c’est là le deuxième point à relever. Deuxièmement,
donc : ce mouvement de dépsychiatrisation explique aussi pourquoi la pro-
blématique du pouvoir psychiatrique s’avère ici insuffisante, y compris et
aussi paradoxalement que cela puisse paraître, quand il s’agit de thématiser
l’expansion dudit pouvoir. De même, en somme, que l’avènement de la
psychiatrie classique signait la substitution d’une conception disciplinaire
du pouvoir au modèle du grand renfermement, de même sa disparition
entérine l’influence de la psychanalyse qui, parce qu’elle se donne comme

30 Ibid., p. 347.
31 Ibid., p. 351.
32 Ibid., p. 349.
33 Ibid., p. 348.
92 Marion Farge

une « pratique non-exactement psychiatrique »34, requiert un nouveau type


d’analyse qui puisse tenir compte des modalités de pouvoir à l’œuvre dans
sa diffusion. Or, on ne saurait nier que la psychanalyse n’a plus aujourd'hui,
loin s’en faut, la mainmise sur le champ « psy ». Pour autant, et dans le
même temps, une analyse bio-politique de la question « psy », qui puisse
rendre compte à la fois de son rôle dans les opérations de contrôle effec-
tuées sur les populations ; et de son indexation à une problématique réso-
lument biologique, semble plus adaptée que jamais. Et c’est là le troisième
et dernier point qui semble essentiel dans les outils ici fournis par Foucault.
Car en cernant le double mouvement de dépsychiatrisation et de surmédi-
calisation qui caractérise aussi bien la psychanalyse que les approches
neuropsychiques, ce dernier jette un éclairage singulier sur l’actualité du
champ psychiatrique.
La psychiatrie contemporaine, de fait, se prête particulièrement bien à
une analyse en termes de dépsychiatrisation et de surmédicalisation con-
jointes, qui participent toutes deux d’un mode de gouvernementalité néo-
libéral dans lequel la perspective bio-politique trouve toute sa pertinence.
Robert Castel, dans La Gestion des risques, propose ainsi l’analyse de deux
orientations tendancielles qu’il croit déceler dans la psychiatrie du début
des années 1980, et qui sont toutes deux susceptibles de s’inscrire, selon
lui, « dans une stratégie générale de gestion des différences, des fragilités
et des risques qui parait caractériser les sociétés néo-libérales »35. La pre-
mière de ces orientations, qui pourrait correspondre à ce que Foucault ana-
lyse en termes de surmédicalisation, consiste dans un retour à l’objectivi-
sme médical qu’attestent aussi bien la recherche biologique et l’étiologie
bio-chimique qui s’en dégage, que l’implantation des thérapies comporte-
mentales. La seconde, qui s’apparente davantage à une dépsychiatrisation
et à laquelle la psychanalyse aurait, selon Castel, activement contribué,
relève d’une culture psychologique de masse dont le développement per-
sonnel et la promotion du capital humain seraient les nouveaux avatars.
Ces deux tendances, loin d’être contradictoires, pourraient selon lui être
analysées dans les termes d’une « bipolarité objectivisme-pragmatisme »36,

34 Ibid., p. 189.
35 R. Castel, La Gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris,
Éditions de Minuit, 1981, p. 201.
36 Ibidem.
Violence, pouvoir et psychiatrie 93

et auraient pour dénominateur commun leur intégration à une stratégie de


gestion de la population et d’optimisation de son potentiel.
Par suite, en admettant que la psychanalyse ne soit pas étrangère à la
diffusion d’une « nouvelle culture psychologique »37, il apparaît également
qu’elle en perd le monopole ; et que cette culture se donne pour cible un
profil psychologique qui tend alors à s’éloigner du sujet pétri d’histoire et
de contradictions sur lequel entendait travailler la psychanalyse. Ici, le
nouvel « homo psychologicus » doit au contraire assumer « la mobilité d’un être
sans histoire et sans racines, capable de se reconvertir ou de se recycler à
tout instant pour répondre aux exigences de n’importe quelle planification
technocratique »38. Dans cette même logique, il doit également chercher à
« maximiser ses performances et réduire ses écarts par rapport à une
norme-moyenne »39.
Non seulement, donc, la théorie psychanalytique apparaît peu à même
de décrire correctement le sujet ciblé par la nouvelle culture psychologique,
mais les techniques qu’elle propose sont moins indiquées pour satisfaire
les objectifs de cette dernière que ne le sont les thérapies issues du com-
portementalisme. Ainsi, le devenir de la culture psychologique tend à gom-
mer son origine psychanalytique, condition nécessaire, semble-t-il, pour
que se scelle la bipolarité que décrit Castel.
Une telle bipolarité, suggère encore ce dernier, semble bien dessiner
les contours d’un « ordre post-disciplinaire, qui ne passerait plus par l’im-
position des contraintes, mais par l’aménagement du facteur humain en
fonction des figures nouvelles sous lesquelles se présente la nécessité soci-
ale »40. Ordre qui, parce qu’il prend pour cible la population dont il cherche
à optimiser rationnellement la force productive, apparaît s’ajuster pertine-
mment aux outils d’analyse délivrés par Foucault dans sa dernière tentative
de compréhension du pouvoir psychiatrique. C’est pourquoi la prise en
compte de la dimension non seulement disciplinaire, mais également bio-
politique du pouvoir psychiatrique, permet de comprendre que la dispa-
rition de la psychiatrie classique, qui avait mis fin au grand renfermement,
soit strictement contemporaine de l’omniprésence d’un pouvoir psychia-

37 Ibid., p. 155.
38 Ibid., p. 209.
39 Ibidem.
40 Ibid., p. 210.
94 Marion Farge

trique d’autant plus insidieux qu’il n’est pas répressif ; et d’autant plus
omniprésent qu’il n’est pas seulement disciplinaire.

C’est sur cette fécondité de l’approche bio-politique pour penser le


pouvoir psychiatrique tel qu’il semble aujourd'hui s’exercer que nous
voudrions conclure. Comme on le voit, les transformations conceptuelles
qui accompagnent la réflexion de Foucault sur le pouvoir psychiatrique ;
et les mutations de ce pouvoir lui-même dans ses modalités d’application,
manifestent un certain nombre d’enjeux qui ne sont pas seulement philo-
sophiques. Des enjeux historiques, tout d’abord, que manifeste le paradoxe
d’une psychiatrie classique se construisant sur les cendres d’un pouvoir ré-
pressif, et s’achevant dès lors que la discipline cesse d’être sa clé de com-
préhension principale. Des enjeux politiques, ensuite, d’autant plus décisifs
dans l’itinéraire foucaldien que c’est précisément la surdétermination de la
thèse du « grand renfermement », et la lutte contre un pouvoir réduit à sa
seule dimension répressive, qui pourrait ici mener à une psychiatrisation
de la vie quotidienne. Enjeux cliniques, enfin, dans la mesure où ce qui
semble apparaître lorsque l’on utilise la bio-politique comme outil pour
penser la psychiatrie contemporaine n’est pas tant l’omniprésence de la
psychanalyse, que cette « psychiatrie à production zéro »41 qui caractérise
la neuroscience et la psychopharmacologie.

41 M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 348.


D’un retour au concept de dispositif de sexualité
Foucault, Butler et les luttes contemporaines

André de Macedo Duarte & Maria Rita de Assis Cesar

Dans cette contribution, nous voudrions aborder les relations entre vie et
politique telles qu’elles se nouent autour des normes sociales pesant sur
l’orientation sexuelle, les corps et l’adéquation de genre. Il s’agit sans
conteste d’un foyer de problèmes sociaux où apparaît fréquemment le
spectre de la déshumanisation : le travail des normes œuvre à reléguer des
parties significatives de ce qu’on appelle « l’humain » au rang d’une abjec-
tion sujette à des violences, à des discriminations et même au meurtre
violent. Ce problème global possède aussi des spécificités nationales, le
Brésil figurant de manière honteuse parmi les pays où les chiffres de la
violence exercée à l’encontre de la population LGBT sont particulièrement
élevés. Il n’en reste pas moins que ces violences, ces discriminations et ces
morts violentes sont également à déplorer chaque jour dans les espaces
privés et publics de la majorité des pays, ce qui fait de la sexualité et des
questions de genre un problème social à l’échelle mondiale. De telles
violences et discriminations ont, pour leurs victimes, des conséquences
physiques et psychologiques intenses et durables, puisque ces actes outra-
geants mettent en question l’humanité même des sujets violé.e.s. Pour des
motifs que nous aborderons dans la suite de notre propos, la non-confor-
mité des sujets aux paramètres normatifs hégémoniques qui définissent ce
qu’est le « vrai » genre et le « vrai » ou le « bon » sexe suffit pour que des
gays, des lesbiennes, des travestis et des personnes transgenres soient con-
sidéré.e.s comme non-humains ou seulement quasi-humains, ce qui non
seulement rend leur existence presque négligeable mais aussi, et du même
coup, justifie et renforce le comportement de leurs agresseurs. La sexualité
et le genre constituent, donc, un champ spécifique de relations entre vie et
politique demandant une problématisation attentive. Et tout cela devient
encore plus vrai quand on voit apparaître, aussi bien au Brésil qu’en France,
des polémiques très vives autour de la définition de ce que doit être une

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 95-111.


96 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar

famille, de l’égalité de droits entre hétérosexuels et homosexuels, et autour


de la soi-disant « théorie du genre » ou « idéologie de genre », comme on
l’appelle au Brésil.
Dans ce contexte de conservatisme politique croissant, il nous semble
indispensable de revenir à la discussion de certains concepts fondamen-
taux de Michel Foucault et de Judith Butler, et particulièrement du concept
foucaldien de « dispositif de sexualité ». Foucault et Butler nous permet-
tent de penser de façon critique les questions de la sexualité, des corps et
du genre, parce qu’ils mettent en échec les effets pernicieux de naturali-
sation des normes sociales historiquement hégémoniques. De même, ils
soulignent le potentiel éthico-politique des mouvements minoritaires qui
font des corps, de la sexualité et du genre leur foyer de luttes de résistance,
ouvrant ainsi un espace de problématisation de l’appréhension conven-
tionnelle et immédiate de ce que l’on reconnaît et de ce qui est rendu intel-
ligible comme « humain ».
Comme l’a bien compris Butler, les relations violentes entre vie et po-
litique qui concernent les problématiques du genre, des corps et de l’orien-
tation sexuelle, s’organisent à partir du partage entre les vies dignes d’être
vécues et les vies indignes, abjectes et exposées au maximum de vulnéra-
bilité et de précarité. D’autre part, Foucault nous permet de comprendre
les fondements historiques de ce partage, celui-ci se trouvant dès lors dé-
pendant de ce qu’il a pu nommer « dispositif de sexualité ». Notre contri-
bution se développera en trois temps. Dans un premier temps, nous sou-
haitons revenir sur la notion foucaldienne d’un sexe envisagé comme in-
dice d’identification de la vérité cachée de chacun et chacune et sur la no-
tion corrélative du « dispositif de sexualité » : nous montrerons ainsi pour-
quoi la simple déviance par rapport aux normes sociales hégémoniques
concernant la normalité des genres, des corps et de leurs orientations
sexuelles possède encore aujourd’hui un poids si important et déploie au-
tant d’implications dangereuses. En second lieu, nous verrons que la pen-
sée de Butler nous permet de revaloriser la notion foucaldienne de « dis-
positif de sexualité » par rapport à l’impact que la notion de biopolitique
a pu acquérir dans la philosophie politique contemporaine, en particulier
dans les œuvres de Giorgio Agamben et de Roberto Esposito. Sans nier
l’importance de cette réception critique de la notion foucaldienne de bio-
politique, notre but est surtout de resituer la discussion des relations entre
D’un retour au concept de dispositif de sexualité 97

vie et politique dans le champ de la sexualité et des luttes de résistance


contre les effets pervers de la normalisation d’individus et de populations.
Enfin, nous reviendrons à quelques entretiens de Foucault qui permettent
de souligner l’importance éthico-politique des luttes de résistance menées
à partir de mouvements sociaux minoritaires, notamment ceux qui se pla-
cent au-delà des contraintes identitaires et qui vont dans la direction de
l’invention de nouveaux modes de vie et de nouvelles formes de relations
entre les sujets.

Le vrai sexe et le dispositif de sexualité

Les enquêtes archéo-généalogiques de Michel Foucault ont montré


l’importance que le sexe a acquis chez les Occidentaux en tant qu’instance
privilégiée de détermination de la vérité plus intime des sujets. Dans des
analyses riches et pénétrantes, Foucault a interrogé tout un réseau d’insti-
tutions et de discours historiques, ce qui lui a permis de formuler un dia-
gnostic précis sur la constitution et la prolifération de savoirs et de pou-
voirs qui ont fait du « sexe » un foyer crucial de fixation de la vérité cachée
de chacun et de chacune d’entre nous. La confession, l’aveu, l’examen de
conscience, l’importance de la chair et le problème de la concupiscence
dans le Christianisme, mais aussi et surtout les technologies modernes
d’interrogation et d’analyse scientifique du comportement sexuel du sujet,
telles qu’elles sont mises en œuvre par la médecine, la psychologie, la psy-
chiatrie, la psychanalyse, la pédagogie, le droit, constituent autant de sa-
voirs et de pouvoirs modernes qui ont fait du « sexe » des Occidentaux
quelque chose « qu’il a fallu examiner, surveiller, avouer, transformer en
discours »1. Selon une formule pleine d’humour et d’esprit, Foucault ajoute
que se connaître soi-même, c’est bien connaître la vérité de son propre
sexe, cachée dans l’obscurité de nos désirs et de nos comportements
sexuels : « Pour savoir qui tu es, sache ce qu’il en est de ton sexe. Le sexe
a toujours été le foyer où se noue, en même temps que le devenir de notre
espèce, notre vérité de sujet humain »2. Ou encore, comme affirmé dans

1 M. Foucault, « Non au sexe roi » (1977), in Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « Bi-
bliothèque des sciences humaines », 1994, III, n° 200, p. 257.
2 Ibidem.
98 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar

le premier volet de son Histoire de la sexualité, La Volonté de savoir, le sexe


dans l’Occident a été soumis à une « formidable pétition de savoir. Pétition
double, car nous sommes astreints à savoir ce qu’il en est de lui, tandis qu’il
est soupçonné, lui, de savoir ce qu’il en est de nous »3.
L’une des principales contributions théoriques de Foucault à la discus-
sion critique concernant la question de la sexualité réside dans l’argument
que celle-ci ne doit pas être conçue de façon naïve « comme une sorte de
donnée de la nature », c’est-à-dire comme un fait naturel et anhistorique, à
caractère obscur et mystérieux, mais comme l’effet ou le produit d’un
dispositif historique : « non pas réalité d’en dessous sur laquelle on exercerait
des prises difficiles, mais grand réseau de surface où la stimulation des
corps, l’intensification des plaisirs, l’incitation au discours, la formation des
connaissances, le renforcement des contrôles et des résistances, s’enchaî-
nent les uns avec les autres, selon quelques grandes stratégies de savoir et
de pouvoir »4. Avec la notion de « dispositif de sexualité » et la conception
de la sexualité comme effet historique de relations de pouvoir et savoir,
Foucault cherche à penser un réseau d’éléments hétérogènes, formé de
manière lente, graduelle et ne relevant pas d’un principe rationnel exclusif
et unique capable d’en cordonner l’ensemble. Ce réseau a eu comme effet
premier de produire des sujets et des objets bien déterminés, à partir du
partage entre une sexualité anomique ou perverse et une sexualité normale,
disciplinée et bien réglée. Cette approche théorique très originale de
Foucault a constitué le point d’appui non seulement de la pensée de Judith
Butler, mais aussi, au moins en partie, des Gay and Lesbian Studies et de la
Queer Theory5.
La démarche de Foucault contredit la manière traditionnelle de penser
les relations entre le sexe et la sexualité, selon laquelle la sexualité relèverait
d’une idée vague et flottante, soumise à des variations culturelles, alors que
le sexe serait un invariant de la nature biologique des êtres humains, susce-
ptible d’être maîtrisé par les savoirs scientifiques modernes. Selon Foucault,
au contraire, on ne devrait pas « référer à l’instance du sexe une histoire de

3 M. Foucault, La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, coll. « Bi-


bliothèque des histoires », 1976, p. 102.
4 Ibid., p. 139.
5 M.H. Bourcier, Queer Zones. Politiques des identités sexuelles et des savoirs (2001), Paris,

Amsterdam poche, 2011, p. 143.


D’un retour au concept de dispositif de sexualité 99

la sexualité ; mais montrer comment ‘le sexe’ est sous la dépendance histo-
rique de la sexualité. Ne pas placer le sexe du côté du réel, et la sexualité
du côté des idées confuses et des illusions ; la sexualité est une figure
historique très réelle, et c’est elle qui a suscité comme élément spéculatif,
nécessaire à son fonctionnement, la notion du sexe »6. Or, c’est à partir de
cet argument capital qu’il a pu montrer le caractère historique de l’implan-
tation des sexualités hétérogènes ou des « sexualités périphériques »7, cara-
ctérisées par les nouvelles préoccupations scientifiques relatives à la ma-
sturbation infantile, à l’hystérie des femmes, aux inversions du désir homo-
sexuel, aux comportements polymorphes, à la sexualité des fous et des
criminels, etc. Ainsi, la sexualité est devenue « un domaine pénétrable à des
processus pathologiques, et appelant donc des interventions de thérapeu-
tiques ou de normalisation ; un champ de significations à déchiffrer ; un
lieu de processus cachés par des mécanismes spécifiques ; un foyer de rela-
tions causales indéfinies, une parole obscure qu’il faut à la fois débusquer
et écouter »8.
Ce n’est donc pas un hasard si, encore de nos jours, la sexualité de-
meure ce champ ouvert à des discours qui visent à dire la vérité du sexe et
des pratiques sexuelles, ce qui contribue à multiplier les critères de distinc-
tion et de hiérarchisation entre des pratiques considérées acceptables ou
même désirables et des pratiques douteuses ou même propres à être reje-
tées, voire condamnées. Bien sûr, le « dispositif de sexualité » a connu des
déplacements historiques depuis son émergence, mais il nous semble que
sa structure fondamentale – c’est-à-dire cette manière d’envisager le sexe
comme noyau secret d’une vérité subjective qui a à être révélée par diffé-
rentes formes d’enquête et de discours – demeure encore valable. Et c’est
pourquoi un grand nombre d’individus cherchent à savoir si leurs désirs et
leurs pratiques sexuelles sont normales et acceptables ou pas. Il est vrai
qu’aujourd’hui on ne craint plus autant le fait d’être catégorisé comme
« sexuellement anormal » par des discours scientifiques, même si le stig-
mate de la pathologisation demeure fort et douloureux pour la population
des transsexuel.le.s et des travesti.e.s. Mais il faut se demander si l’ancienne
peur de l’anormalité ne s’est pas aujourd’hui déplacée et transformée en

6 M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 207.


7 Ibid., p. 56.
8 Ibid., p. 92.
100 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar

une crainte des effets de violence sociale impliqués par le fait d’être privé
de reconnaissance, par le fait d’être désigné.e comme une figure sociale de
l’abjection et de l’inintelligibilité, de l’inacceptable et de l’incompréhensible.
On voit donc se renouveler les effets pervers du vieux classement hiérar-
chique qui opère la césure entre des vies dignes, susceptibles d’être proté-
gées et valorisées, et des vies suspectes ou méprisables, dont on se méfie
et avec lesquelles nous ne voulons pas partager notre espace vital, que ce
soit au travail, dans les espaces publics ou au cœur de la famille. Malgré
l’impression illusoire d’avoir finalement surmonté notre misère sexuelle
grâce à la diffusion d’images et de discours publicitaires nous renseignant
sur les meilleures manières d’extraire de nos corps des plaisirs supposé-
ment inconnus, la machinerie renouvelée du « dispositif de sexualité » con-
tinue à nous maintenir sous sa prise (in)discrète : de l’anormalité à l’abjec-
tion, les effets d’exclusion ou de discrimination se maintiennent. Au fond,
il nous semble que ce que Foucault affirmait il y a plus de 40 ans reste
encore valable pour nous : « C’est par le sexe en effet, point imaginaire fixé
par le dispositif de sexualité, que chacun doit passer pour avoir accès à sa
propre intelligibilité (puisqu’il est à la fois l’élément caché et le principe
producteur de sens), à la totalité de son corps (puisqu’il en est une partie
réelle et menacée et qu’il constitue symboliquement le tout), à son identité
(puisqu’il joint à la force d’une pulsion la singularité d’une histoire »9.

La biopolitique au cœur du « dispositif de sexualité » : relire Foucault avec Butler

Quand Foucault a formulé sa notion de « dispositif de sexualité »,


celle-ci englobait non seulement les pouvoirs-savoirs visant à la normali-
sation disciplinaire des individus, mais aussi ceux qui contribuent à la nor-
malisation des comportements sexuels de la population par certains agen-
cements gouvernementaux, d’ordre étatique, relevant de ce qu’il a pu dé-
signer comme une « bio-politique de la population »10. Or, cette notion de
biopolitique, qui a d’abord semblé peu remarquée ou discutée par les con-
temporains de Foucault, a eu finalement un destin majeur dans la pensée
contemporaine du fait de sa réception tardive et de sa réélaboration dans

9 Ibid., p. 205-206.
10 Ibid., p. 183.
D’un retour au concept de dispositif de sexualité 101

les œuvres de Giorgio Agamben 11 et Roberto Esposito 12 , entre autres.


Quasiment négligée pendant plus de quinze ans après son introduction
dans le premier volet de l’Histoire de la sexualité en 1976, la notion de bio-
politique est devenue centrale dans les débats philosophiques contempo-
rains depuis la seconde moitié des années 1990.
Ce passage au premier plan des réflexions biopolitiques a produit
d’importants déplacements dans les discussions qui tournent autour des
relations entre droit et pouvoir politique et autour de la souveraineté éta-
tique et de ses excès violents. Ces discussions ont contribué à renouveler
l’intérêt pour la pensée de Foucault mais, même si l’auteur français s’est
trouvé fréquemment invoqué de façon critique par les théoriciens qui se
sont appropriés de la notion de biopolitique pour lui donner un tout autre
sens, finalement il semble que la notion même de « dispositif de sexualité »
soit tombée dans l’oubli avec la montée en puissance de la notion de bio-
politique et de ses reformulations contemporaines. On a là l’effet inat-
tendu de la réception d’une œuvre qui n’a cessé d’opérer comme source
d’inspiration pour les débats en théorie politique contemporaine.
Il ne s’agit pas ici de discuter la justesse ou les défauts, voire les erreurs
de ces interprétations de la notion foucaldienne de la biopolitique : nous
avons proposé cette discussion ailleurs13. Il s’agit plutôt de souligner que
de telles interprétations ont contribué à rejeter dans l’oubli le concept de
« dispositif de sexualité », si important pour diagnostiquer non seulement
les effets d’assujettissement d’individus et de populations pris dans les
mailles d’un pouvoir-savoir à caractère normalisateur, mais aussi pour
comprendre la portée politique des divers mouvements sociaux liés aux
minorités.
En déplaçant la notion de biopolitique hors du champ de la discussion
des normes sociales qui régissent la sexualité pour la lier à l’analyse des
relations entre l’État souverain, le droit et le pouvoir politique, Agamben
et Esposito ont contribué à laisser dans l’ombre la discussion des proces-

11 G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue (1995), trad. fr. M. Raiola,
Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1997.
12 R. Esposito, Bíos. Biopolítica y filosofía (2004), trad. espagnole C. R. M. Maroito,

Buenos Aires et Madrid, Amorrortu editores, 2006.


13 A. Duarte, « Biopolítica e Soberania em o Foucault: uma resposta às críticas de

Agamben e Esposito », in G. C. Branco, H. Adverse (dir.), Clássicos e Contemporâneos em


Filosofia Política: De Maquiavel a Antonio Negri, Rio de Janeiro, Relicário, 2015, p. 113-126.
102 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar

sus d’assujettissement et de subjectivation dans le cadre du « dispositif de


sexualité ».
Or, par rapport à ces déplacements théoriques, il nous semble impor-
tant de revenir à une discussion sur le rôle de la sexualité, des corps et du
genre en tant qu’instances normativement surdéterminées et saturées
d’effets discriminatoires qui séparent et hiérarchisent les modes de vie
considérés dignes et les existences vouées au mépris et parfois à la mort.
Comme nous rappelle Butler, la sexualité et le genre sont des instances
normatives soumises à des idéaux régulateurs qui agissent de façon dis-
crète dans le façonnement des comportements individuels et collectifs. Si
les sujets suivent avec tant de scrupule les normes qui règlent les relations
entre les genres et les corps et qui produisent la régulation des relations
sexuelles, c’est à cause de la crainte des punitions, des violences et du refus
de la reconnaissance sociale.
Même si elle n’a jamais employé le terme de « dispositif de sexualité »,
nous pensons que Judith Butler a saisi mieux que personne l’importance
centrale de la sexualité et du genre comme foyers normatifs où se jouent
des processus d’assujettissement et de subjectivation dans le monde con-
temporain. S’inspirant de Foucault, Butler argumente que le « sexe » com-
me critère de différentiation des genres et des corps n’est jamais quelque
chose de neutre ou d’objectif, mais qu’il opère toujours comme une fiction
régulatrice promue par des dispositifs historiques de savoir-pouvoir. Il ne
s’agit pas, bien sûr, d’affirmer que le sexe ne serait qu’un mythe établi par
certains discours, mais l’argument est plutôt qu’il est, dès sa formulation
en tant que principe d’organisation de recherches scientifiques, une caté-
gorie normative orientée par des idéaux hégémoniques qui régulent et
régissent le comportement des individus dotés d’un genre et d’une orien-
tation sexuelle.
Dans Trouble dans le genre, Butler a développé l’idée que le genre ne
serait ni une pure manifestation de la nature biologique et sexuelle des
individus, ni une simple construction culturelle sujette à une plasticité
malléable, mais qu’il est le résultat ou l’effet d’une série d’actes performa-
tifs, de nature discursive et extra-discursive, socialement réitérés et orientés
par des normes et idéaux qui attribuent des significations à nos corps, ainsi
bien qu’à nos conceptions sur ce qui est convenable ou non en termes de
sexualité et de désir. C’est aussi par rapport à l’adéquation sociale des
D’un retour au concept de dispositif de sexualité 103

comportements des individus et des collectivités à ces normes et à ces


idéaux prédominants que se constituent les clivages qui séparent les corps
et les vies vouées à la reconnaissance et les corps et les vies considérées
inintelligibles.
Butler va au-delà de Foucault quand elle observe que le sexe compris
en tant qu’idéal normativement régulateur doit être orienté par l’impératif
d’une hétérosexualité vouée à la procréation. En effet, elle affirme que
l’impératif hétérosexuel, ou l’hétéronormativité, est le principe qui oriente
le processus quotidien par lequel les corps assument leur matérialité
significative, c’est-à-dire deviennent des corps socialement intelligibles, des
corps de vrais hommes ou de vraies femmes. En somme, c’est l’impératif
hétérosexuel et procréateur qui justifie le besoin de maintenir et renforcer
une distinction rigide entre deux sexes et deux genres ; l’attraction et le
désir sexuels ne pouvant s’articuler de manière normativement bien
ordonnée que si ces opposés s’unissent :

[...] l’idée qu’il puisse y avoir un ‘vrai’ sexe, comme le disait ironiquement
Foucault, est précisément produite par des pratiques régulatrices qui
forment des identités cohérentes à travers la matrice des normes cohérentes
de genre. L’hétérosexualisation du désir nécessite et institue la production
d’oppositions binaires et hiérarchiques entre le ‘féminin’ et le ‘masculin’
entendus comme des attributs exprimant le ‘mâle’ et le ‘femelle’. La matrice
culturelle par laquelle l’identité de genre devient intelligible exige que
certaines formes d’‘identités’ ne puissent pas ‘exister’ : c’est le cas des
identités pour lesquelles le gente de découle pas directement du sexe ou
lorsque les pratiques du désir ne ‘découlent’ ni du sexe ni du genre. [...] C’est
bien parce que certaines ‘identités de genre’ n’arrivent pas à se conformer à
ces normes d’intelligibilité culturelle qu’elles ne peuvent, dans ce cadre
normatif, qu’apparaître comme des anomalies du développement ou des
impossibilités logiques14.

Cependant, s’il est vrai que Butler suit de près la démarche généalo-
gique empruntée à Foucault, elle lui oppose aussi une critique concernant
le processus de constitution de sujets dits normaux du point de vue des
normes de genre, de corps et d’orientation sexuelle. Selon Butler en effet,
Foucault n’aurait pas compris la relation dialectique entre, d’une part, la

14J. Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. fr. C. Kraus,
Paris, La Découverte, 2005, p. 84-85.
104 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar

constitution d’un domaine d’intelligibilité du sujet par rapport au genre, au


corps et à l’orientation sexuelle et, de l’autre, la production simultanée d’un
domaine de radicale exclusion, d’une zone de non-intelligibilité dans la-
quelle se situent tous ces êtres abjects. Dans celle-ci, ils ne sont « pas en-
core des ‘sujets’ », mais « forment ce dehors constitutif du domaine du
sujet »15. Dans Ces corps qui comptent, Butler se demande encore si « l’effort
de Foucault pour travailler les notions de discours et de matérialité l’une
par rapport à l’autre n’échoue pas à rendre compte non seulement de ce
qui est exclu, des économies d’intelligibilité discursive qu’il décrit, mais
aussi de ce qui doit être exclu pour que ces économies fonctionnent
comme des systèmes autonomes ? »16.

Les implications éthico-politiques (et les risques) des mouvements des minorités

Comme nous l’avons vu, la sexualité s’est constituée comme ce lieu


privilégié de fixation de notre vérité la plus intime, cette vérité qui aupa-
ravant était liée à la césure séparant les normaux et les anormaux, et qui
aujourd’hui sépare les êtres intelligibles et viables quant au genre, au corps
et à l’orientation sexuelle des êtres rejetés dans l’abjection et dans l’inintel-
ligibilité. Nous avons également vu que la sexualité continue à être de nos
jours un domaine normativement surdéterminé où des sujets individuels
et collectifs se constituent à travers leur assujettissement à des pouvoirs-
savoirs de normalisation quant à leurs conduites sexuelles, leurs corps,
leurs genres, etc.
Si tout cela est correct, alors il est impossible de concevoir les mouve-
ments sociaux des minorités comme s’ils ne représentaient qu’un foyer de
politisation de la vie sociale parmi d’autres ou, encore pire, comme s’ils
n’étaient qu’une manifestation dérisoire et narcissique de petites diffé-
rences. Au contraire, dans le cadre d’un dispositif de sexualité historique-
ment renouvelé et encore actif, il est certain que les questions concernant
les genres, les corps et l’orientation sexuelle opèrent encore comme des

15 J. Butler, Ces Corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe »
(1993), trad. fr. C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2009 ; Bodies that Matter. On the Discursive
Limits of ‘Sex’, New York, Routledge, 1993, p. 3 (nous traduisons).
16 Ibid., p. 35.
D’un retour au concept de dispositif de sexualité 105

instances de classification hiérarchique d’individus et de populations. Les


mouvements de minorités sont des foyers non seulement voués à la
politisation de questions auparavant considérées comme strictement
privées, mais ce sont aussi des instances d’invention de nouvelles formes
de vie au sens éthique, comme Foucault a pu le définir dans ses dernières
recherches autour de l’esthétique de l’existence des philosophes gréco-
romains17.
Nous nous proposons ainsi non seulement de revenir au concept
foucaldien de « dispositif de sexualité », en l’actualisant par rapport aux
exigences et aux demandes qui nous concernent aujourd’hui, mais aussi de
penser de nouvelles possibilités d’invention de la vie en commun à partir
de certains mouvements de résistance qui se développent pour faire face
aux prises de ce dispositif de sexualité. C’est par rapport au « dispositif de
sexualité » contemporain que nous pouvons saisir divers processus de
production des subjectivités assujettis à des pouvoirs de normalisation
d’individus et de collectivités quant au genre et à l’orientation sexuelle,
aussi bien que des différents processus de subjectivation mis en œuvre
dans le cadre de nouvelles formes d’organisation des mouvements de
minorités. Il est vrai que nous sommes né.e.s dans un monde qui dévalorise
les expériences de corps, de genres et de sexualités non-conformes aux
normes et idéaux hégémoniques qui correspondent à la définition de ce
qui est socialement adéquat et convenable d’après le principe de l’hétéro-
normativité obligatoire. Nous ne pouvons pas non plus nous défaire
totalement des effets normatifs dérivés du « dispositif de sexualité » et,
donc, des identités de genre et de tous les idéaux qui régulent nos relations
sexuelles et nos fantasmes en matière sexuelle.
Cependant, il reste toujours possible d’affronter individuellement et
collectivement les effets violents et discriminatoires émanant du
« dispositif de sexualité » et des identités rigides qu’il définit. Cet affron-
tement vise ainsi à élargir les marges de manœuvre pour les vies rejetées et
à ouvrir une brèche par laquelle des nouvelles formes de vie non-violentes

17 Voir M. Foucault, L’Herméneutique du Sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982,


Paris, Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2001 ; Le Gouvernement de soi et
des autres. Cours au Collège de France. 1982-1983, Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, coll.
« Hautes études », 2008 ; Le Courage de la vérité. Cours au Collège de France. 1983-1984, Paris,
Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2009.
106 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar

peuvent s’installer. Si le « dispositif de sexualité » n’est qu’un agencement


historique de savoirs et de pouvoirs, alors nous ne sommes pas entière-
ment condamnés à nous soumettre à ses injonctions, même si celles-ci
demeurent décisives. Car comme le rappelle Foucault dans une interview
de 1981 (publiée en 1984), « ce n’est qu’à partir du moment où le ‘dispositif
de sexualité’ a été effectivement en place, c’est-à-dire où un ensemble de
pratiques, institutions, et connaissances avait fait de la sexualité une
domaine cohérent et une dimension absolument fondamentale de l’indi-
vidu, c’est à ce moment précis, oui, que la question ‘Quel être sexuel êtes-
vous ?’ devient inévitable »18.
Tant que le « dispositif de sexualité » reste actif, c’est de façon interne
et contre lui que les mouvements sociaux de minorités peuvent agir de
façon à le briser, ou du moins à limiter sa puissance contraignante. C’est la
raison pour laquelle ces mouvements courent toujours le risque d’être pris
dans les mailles subtiles du dispositif, surtout s’ils ne se livrent pas claire-
ment à l’exercice de la critique. Agissant à l’intérieur du « dispositif de
sexualité », il est toujours possible que les mouvements de minorités soient
capturés par sa logique rigidement identitaire, avec tous les dangers liés à
la multiplication d’effets inattendus d’exclusion et de violence qu’ils vou-
laient justement combattre. En effet, la tentation identitaire est l’un des
plus grands périls qui menace les mouvements de minorités actuels, dans
la mesure où ils semblent parfois n’avoir pas bien compris les suggestions
de Foucault à ce sujet. En effet, dans beaucoup d’interviews des années
1980, Foucault s’est prononcé de façon critique sur le danger du renferme-
ment identitaire des mouvements de minorités.
Déjà à ce moment-là, Foucault nous mettait en garde : « l’objectif
principal aujourd’hui n’est pas de découvrir, mais de refuser ce que nous
sommes. Il nous faut imaginer et construire ce que nous pourrions être
pour nous débarrasser de cette sorte de ‘double contrainte’ politique que
sont l’individualisation et la totalisation simultanées des structures du pou-
voir moderne »19. Même s’il reconnaît que parfois il peut être nécessai-re
de revendiquer une identité, il ne faut pas négliger les risques qu’entraîne

18 M. Foucault, « Interview de Michel Foucault » (1984), in Dits et écrits, op. cit., IV, n°
349, p. 662.
19 M. Foucault, « The Subject and Power (« Le sujet et le pouvoir ») » (1982), in Dits

et écrits, op. cit., IV, n° 306, p. 232.


D’un retour au concept de dispositif de sexualité 107

acceptation inconditionnelle de telles identités données : « Bien que du


point de vue tactique il importe à un moment donné de pouvoir dire ‘Je
suis homosexuel’, il ne faut plus à mon avis à plus long terme et dans le
cadre d’une stratégie plus large poser des questions sur l’identité sexuel-
le »20. Selon lui, la question n’est pas de confirmer ou de dénier son identité
sexuelle, mais surtout de « refuser l’injonction d’identification à la sexualité,
aux différentes formes de la sexualité »21.
Ces affirmations des années 80 nous renvoient à la formule assez
connue, mais qui demeure assez énigmatique, par laquelle Foucault
affirmait, dans La Volonté de savoir, que « contre le dispositif de sexualité le
point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les
corps et les plaisirs »22. Foucault ne s’est jamais bien expliqué à ce sujet,
mais il y a des indices qui montrent que cette formulation ne constitue pas
une affirmation gratuite. Ainsi, deux ans après la publication du premier
volet de l’Histoire de la sexualité, dans une interview donnée à Jean Le Bitoux,
le 10 juillet 1978, Foucault revient sur cette opposition entre le « sexe-
désir » et « les corps et les plaisirs ». Dans cet entretien, il affirme préférer
le terme de plaisir au terme de désir puisque le plaisir lui semble « échapper
à ces connotations médicales et naturalistes que porte en elle [la] notion
de désir. Cette notion a été utilisée comme un outil, une mise en intel-
ligibilité, un étalonnage en termes de normalité : ‘Dis-moi quel est ton
désir et je te dirai qui tu es, si tu es normal ou pas, donc je pourrai qualifier
ou disqualifier ton désir’ »23.
Selon Foucault, le désir serait quelque chose de l’ordre de l’intériorité
du sujet, il serait même « une permanence du sujet, sur laquelle se greffe

20 M. Foucault, « Interview de Michel Foucault » (1984), op. cit., p. 662.


21 Ibidem.
22 M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 208.
23 M. Foucault, « Entretien avec Jean Le Bitoux. Michel Foucault : le gai savoir (II) »

(1978), Mec magazine, 5, juin 1988, p. 32. Cet entretien en deux parties (ici désignées I et
II) a été publié une première fois en 1982 aux Pays-Bas sous le titre « Vijftien vragen van
homosexuele zijde aan Michel Foucault », in M. Duyves et T. Maasen (éd.), Interviews met
Michel Foucault, Utrecht, De Woelrat, p. 13-23.
Nous le citons ici depuis la version française originale, disponible en ligne à l’adresse
suivante : https://progressivegeographies.files.wordpress.com/2015/02/foucault-1988-
le-gai-savoir-i-and-ii.pdf. On trouve également cet entretien reproduit dans J. Le Bitoux,
Entretiens sur la question gay, Paris, H&0, 2005.
108 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar

toute cette armature psychologico-médicale »24. En revanche, dans le cadre


des savoirs scientifiques, la notion de plaisir serait quant à elle presque
« vierge d’utilisation, quasiment vide de sens. Il n’y a pas de ‘pathologie’ du
plaisir, de plaisir ‘anormal’ »25.
Toutefois, l’aspect plus intéressant de ces considérations sur le plaisir
tient à ce qu’il est envisagé non pas comme appartenant à la nature biolo-
gique du sujet, mais comme un « événement », c’est-à-dire comme quelque
chose qui se trouve « ‘hors sujet’, ou à la limite du sujet, dans ce quelque
chose qui n’est ni du corps ni de l’âme, qui n’est ni à l’intérieur, ni à
l’extérieur, bref [c’est] une notion non assignée et non assignable »26. Alors
que le désir se trouve logé dans l’obscurité la plus intime et secrète du sujet,
soit-il conçu dans les termes chrétiens de la chair et de la concupiscence
ou défini en des termes biologiques, le plaisir au contraire est situé à la
surface des corps, ou, encore mieux, il est ce qui se passe entre les corps,
ce qui suppose des relations avec d’autres. Bref, les plaisirs n’appartiennent
pas aux relations du sujet avec lui-même, mais aux relations du sujet avec
les autres.
Dans ce même entretien, Foucault relève aussi l’importance politique
de l’existence des lieux de rencontre sexuelle anonyme, tels que les saunas
gays, où on aurait l’occasion d’entamer des rapports avec d’autres gens
sans se trouver absolument emprisonné par des contraintes identitaires à
visée normalisatrice : « On y rencontre des gens qui sont comme vous,
comme on est pour eux : rien d’autre que des corps avec lesquels des
combinaisons, des fabrications de plaisir sont possibles. On cesse d’être
emprisonné dans son propre visage, dans son propre passé, dans propre
identité »27. Au-delà des questions relatives à la commercialisation du sexe
ou du rapport à la police, ce que Foucault ne cessait de considérer de façon
critique, il lui paraît politiquement important de souligner que dans de tels
lieux de rencontres sexuelles furtives s’ouvre la possibilité de nouvelles
expériences dont les effets sur les sujets ne doivent pas être négligés : « Il
y a pourtant là une possibilité exceptionnelle de se désubjectiviser, de se

24 Ibidem.
25 Ibidem.
26 Ibidem.
27 M. Foucault, « Entretien avec Jean Le Bitoux. Michel Foucault : le gai savoir (I) »

(1978), op. cit., p. 36.


D’un retour au concept de dispositif de sexualité 109

désassujettir, peut-être pas la plus radicale mais en tout cas suffisamment


intense pour que cela soit à noter » 28 . Ces effets de désubjectivation
momentanés seraient liés à « l’intensité du plaisir » combinée et fabriquée
par les corps qui se trouvent réunis, de sorte que, dans ce genre de relations,
« ce n’est pas l’affirmation de l’identité qui est important, c’est l’affirmation
de la non-identité. [...] C’est une expérience importante, où l’on invente
pendant le temps que l’on veut les plaisirs que l’on y fabrique ensemble »29.
Voilà l’une des rares occasions où Foucault s’est prononcé explicite-
ment au sujet des corps, des plaisirs et des pratiques sexuelles au-delà de
la monarchie du sexe-désir. Même si le thème de la désubjectivation semble
donner lieu à une insistance renouvelée sur la question de la subjectivation
éthique dans les interviews des années 1980, il est cependant important de
noter que, pour Foucault, la promotion de « nouvelles formes de sub-
jectivation » dépend d’un refus du « type d’individualité qu’on nous a
imposé pendant plusieurs siècles »30. Ainsi, l’aspect plus important concer-
nant les mouvements de minorités se loge au-delà de la lutte pour la recon-
naissance et l’égalité des droits puisque, si importante soit-elle, l’essentiel
est bien de stimuler « la création de nouvelles formes de vie, de rapports,
d’amitiés, dans la société, l’art, la culture, de nouvelles formes qui s’instau-
reront à travers nos choix sexuels, éthiques et politiques.
Nous devons non seulement nous défendre, mais aussi nous affirmer,
et nous affirmer non seulement en tant qu’identité, mais en tant que force
créatrice »31. Aussi importante que soit la conquête de nouveaux droits,
Foucault souligne que les effets politiques des mouvements sociaux des
minorités des années 1960 et 1970 se trouvent dans le changement de
mode de vie non seulement de leurs participants, mais aussi de beaucoup
d’autres personnes32. Selon lui, donc, il faut avant tout se battre pour une
« culture qui invente des modalités de relations, des modes d’existence, des
types de valeurs, des formes d’échange entre individus qui soient réelle-
ment nouveaux, qui ne soient homogènes ni superposables aux formes

28 Ibidem.
29 Ibidem.
30 M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (1982), op. cit., p. 232.
31 M. Foucault, « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de

l’identité », in Dits et écrits, op. cit., IV, n° 358, p. 736.


32 A. Duarte, « Michel Foucault : autour des nouvelles communautés politiques »,

Chimères, 2016, vol. 65, p. 65-72.


110 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar

culturelles générales. Si c’est possible, alors la culture gay ne sera pas


simplement un choix d’homosexuels pour homosexuels. Cela va créer des
relations qui sont, jusqu’à un certain point, transposables aux hétéro-
sexuels »33.
Ces thèses de Foucault anticipent le plaidoyer de Butler pour une
« approche de type anti-fondationnaliste à la politique de coalition », dans
laquelle « on ne postule aucune ‘identité’ ; on ne pense pas non plus qu’on
pourrait connaître la forme ou le sens d’une coalition avant la réalisation
de cet assemblage. Définir une identité dans les termes culturellement
disponibles revient à poser une définition qui exclut à l’avance la possibilité
que de nouveaux concepts de l’identité émergent dans l’action politique »34.
Ce genre de « coalition ouverte », non-fondée sur des identités fixes et
rigidement conçues, permet de rejeter les effets d’exclusion liés aux
distinctions tranchantes visant à déterminer a priori qui peut appartenir (ou
non) à un certain mouvement, qui peut (ou non) prendre la parole pour se
prononcer sur tel ou tel sujet. À la faveur de ces coalitions ouvertes, Butler
considère que différentes identités pourraient apparaître et disparaître au
cours des luttes orientées par des objectifs communs, ce qui d’ailleurs per-
mettrait aussi la formation de « multiples convergences et divergences sans
qu’il soit nécessaire d’obéir à une finalité normative qui clôt les défini-
tions »35.
Aussi bien pour Foucault que pour Butler, il faut donc aller, au-delà
de la lutte pour l’égalité des droits, vers l’affirmation et la création de nou-
velles formes de vie et de nouvelles formes de relations entre les sujets.
Pour l’un comme pour l’autre, il importe non seulement de mettre en
échec le spectre de l’atomisation des individus, mais aussi de questionner
les principes de totalisation liés à la formation d’identités collectives refer-
mées sur elles-mêmes. Il leur importe de mettre en question les formes de
vie hégémoniques et les violences et discriminations qu’elles font subir à
des sujets qui ne se conforment pas, ou pas totalement, à des normes et à
des idéaux dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. Par conséquent, les

33M. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel
Foucault », in Dits et écrits, op. cit., IV, n° 313, p. 311.
34 J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 82.
35 Ibid., p. 86.
D’un retour au concept de dispositif de sexualité 111

pensées de Foucault et de Butler nous aident à comprendre que l’affron-


tement aux injonctions des pouvoirs-savoirs de normalisation de con-
duites d’individus et de populations dépend surtout de la promotion de la
critique et de l’invention de nouvelles formes de vie et de relations d’amitié
entre des sujets différents.

André de Macedo Duarte & Maria Rita de Assis Cesar


Universidade Federal do Paraná (Curitiba)/CNPq
andremacedoduarte@yahoo.com.br
mritacesar@yahoo.com.br
La santé sexuelle, point aveugle de l’histoire foucaldienne de la
sexualité
David Simard

Dans l’historiographie de la sexualité, deux prismes ont occulté la genèse


du concept de santé sexuelle : celui de l’Organisation mondiale de la santé
(OMS), et celui de l’histoire foucaldienne de la sexualité. Dans les années
1970, l’OMS a institutionnalisé le concept de santé sexuelle, en en
formulant de premières définitions officielles. Il s’est agi dans le même
temps d’une réappropriation du terme « santé sexuelle » par la sexologie
dite « médicale » promue au sein de l’OMS par les sexologues italiens
installés à Genève, Willy Pasini et Georges Abraham, alors que ce terme
était plutôt utilisé depuis le début du XXe siècle par les courants néo-
malthusiens anglo-américains de contrôle des naissances et de planifica-
tion familiale, et les militantes et militants de l’hygiène et de l’éducation
sexuelles. Cette ancienneté a été ignorée par l’historiographie de la santé
sexuelle, qui s’en est tenue à circonscrire son émergence à son institu-
tionnalisation par l’OMS. Elle a également été occultée, ainsi que son insti-
tutionnalisation, par le travail d’historicisation de la sexualité entrepris par
Michel Foucault, alors même que celui-ci a proposé une généalogie de la
sexualité dans les années où l’OMS définissait la santé sexuelle.
Dans les pages qui suivent, nous allons d’abord mettre en évidence
comment le prisme de l’OMS a été mis en œuvre et en quoi il s’avère
réducteur pour retracer la genèse du concept de santé sexuelle. Nous
proposerons ensuite des hypothèses pour comprendre pourquoi l’historio-
graphie foucaldienne a ignoré cet aspect de l’histoire non seulement de la
sexualité, mais plus précisément de tout un pan des productions de la
scientia sexualis. Nous terminerons en montrant que l’une des conséquences
majeures de l’orientation foucaldienne est d’avoir conduit les historiens de
la santé sexuelle à rabattre cette dernière sur le champ de la médicalisation
de la sexualité, alors qu’il s’agit, selon nous, de sa sanitarisation.

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 113-129.


114 David Simard

Le prisme de l’OMS : occultation de 150 ans d’histoire

À la fin des années 1990, la militante féministe brésilienne Sonia


Corrêa a retracé le développement et la légitimation des usages des termes
de « santé reproductive », « santé sexuelle », « droits reproductifs » et
« droits sexuels » par des institutions telles que l’OMS et la Fédération
internationale de planification familiale (International Planned Parent-
hood Federation – IPPF) d’un côté, et les groupes militants du mouve-
ment international pour la santé des femmes de l’autre1. Dans une per-
spective féministe, l’auteure a mis en lumière la manière, non sans tensions
internes, dont ces concepts ont été agencés entre eux, et comment le
domaine de la santé et celui du droit ont été articulés.
À sa suite, la sociologue américaine Ilsa L. Lottes a rédigé le premier
chapitre d’un ouvrage sur les nouvelles perspectives sur la santé sexuelle,
en se concentrant plus spécifiquement sur « l’origine, la signification et
l’utilisation du terme “santé sexuelle” 2 ». Selon elle, les quatre termes
étudiés par Corrêa étaient relativement récents dans les discours locaux,
régionaux, nationaux et internationaux, et « leur utilisation a émergé prin-
cipalement au cours des trois dernières décennies3 ». Elle précise : « Les
termes “santé sexuelle” et “bien-être sexuel” peuvent être trouvés dans les
documents de l’OMS des années 1970 et 1980 4 ». L’angle d’approche
militant et institutionnel, dans une démarche de promotion des droits des
femmes au niveau international, tend alors à focaliser l’attention sur la
dynamique lexicale au sein des Nations Unies. Cet angle, de fait, borde le
recul historique sur le concept de santé sexuelle aux occurrences du terme
dans ce corpus spécifique et limité dans le temps.
S’appuyant sur les travaux de Corrêa et Lottes, d’autres auteur·e·s
n’ont envisagé l’histoire du concept de santé sexuelle, adossé à l’usage du
terme, qu’à partir des années 1970. C’est le cas par exemple chez le psycho-

1 S. Corrêa, From reproductive health to sexual rights: achievements and future challenges,
« Reproductive Health Matters », vol. 5 (1997), n. 10, p. 107-116.
2 Ilsa L. Lottes, « New Perspectives on Sexual Health », in I. Lottes, O. Kontula (dir.),

New Views on Sexual Health: the Case of Finland, Helsinki, The Population Research
Institute, 2000, p. 7. Ici et dans les pages qui suivent, les traductions en français de réfé-
rences en anglais sont les nôtres.
3 Ibidem.
4 Ibid., p. 13.
La santé sexuelle 115

sociologue Alain Giami en France5, chez le psycho-sociologue néerlandais


Theodorus G. M. Sandfort et la psychologue clinicienne allemande Anke
A. Ehrhardt6, ou, aux États-Unis, chez le psychologue Weston M. Edwards
et le sexologue Eli Coleman7. Récemment encore, les sociologues améri-
cains Steven Epstein et Laura Mamo ont circonscrit leurs recherches lexi-
cographiques dans différentes bases de données bibliographiques anglo-
phones à la période 1970-20148. Au mieux, ces auteur.e.s signalent rapide-
ment certains emplois du terme de « santé sexuelle » quelques années
avant que l’OMS ne s’en empare, comme chez le sexologue Georges
Valensin en 1964 9 , chez le vétérinaire Erik Blom en 1965, ou chez la
médecin Mary Steichen Calderone en 196810.
Mais, en procédant également à une recherche lexicographique sur
une période de temps beaucoup plus importante11, nous avons retrouvé
de multiples occurrences de « santé sexuelle » dans différentes langues, dès
la première moitié du XIXe siècle jusque dans les années 1960. Si celles-ci
sont d’abord parcimonieuses, leurs usages ne sont cependant pas fortuits
quant aux aires culturelles et aux courants de pensée dans lesquels on les
retrouve. Les aires culturelles que nous avons identifiées dès le XIXe siècle
sont anglo-américaines, et, dans ces espaces géo-culturels, les courants de
pensée sont principalement ceux de l’hygiénisme vitaliste et protestant de
la réforme sanitaire orientée par une approche domestique et de self-help de
l’hygiène, de la phrénologie, de la réforme d’hygiène sociale, et des cou-

5 A. Giami, Sexual Health : The Emergence, Development, and Diversity of a Concept,


« Annual Review of Sex Research », vol. 13 (2002), n. 1, p. 1-35.
6 T. G. M. Sandfort et A. A. Ehrhardt, Sexual health: A useful public health paradigm or a

moral imperative?, « Archives of Sexual Behavior », vol. 33 (2004), n. 3, p. 181-187.


7 W. M. Edwards et E. Coleman, Defining Sexual Health: A Descriptive Overview,

« Archives of Sexual Behavior », vol. 33 (2004), n. 3, p. 189-195.


8 S. Epstein et L. Mamo, The proliferation of sexual health: Diverse social problems and the

legitimation of sexuality, « Social Science & Medicine », vol. 188 (2017), p. 176-190.
9 G. Valensin, Santé sexuelle, Paris, La Table Ronde, 1964. Cité par A. Giami et P. de

Colomby, Profession sexologue ?, « Sociétés contemporaines », vol. 1 (2001), n. 41-42, p. 42.


10 E. Blom, The history of artificial insemination in Danish cattle breeding with special regard

to its influence on improved sexual health control, « The Veterinarian », vol. 3 (1965), n. 4,
p. 243-248 ; M. S. Calderone, Sexual health and family planning. The Seventh Annual Bronfman
Lecture, « American Journal of Public Health and the Nations Health », vol. 58 (1968),
n. 2, p. 223-231. Cité par T. G. M. Sandfort et A. A. Ehrhardt, op. cit., p. 182.
11 D. Simard, La Santé sexuelle, genèse et usages d’un concept. Étude d’épistémologie historique,

XIX -XXIe siècles, Thèse de doctorat, Université Paris Est, Créteil, 2019.
e
116 David Simard

rants de contrôle des naissances et de planification familiale. Les auteur.e.s


qui utilisent le terme de « santé sexuelle » au sein de ces courants sont
notamment James Caleb Jackson, John Harvey Kellogg (tous deux
s’inscrivant dans la suite du pasteur presbytérien Sylvester Graham, mêlant
santé, sexe et régime alimentaire12), Orson Squire Fowler, Maurice Bigelow,
Catherine Gasquoine Hartley, George Drysdale, ou encore Calderone, déjà
citée ci-dessus. À ces usages s’ajoutent ceux que l’on retrouve en France
au début du XXe siècle dans la mouvance protestante dénonçant le
réglementarisme en matière de prostitution, inspirée de Grande Bretagne
et de Josephine Butler13 – en particulier chez Louis Fiaux, connu pour ses
critiques de la police des mœurs14 et membre de la Commission extra-
parlementaire du régime des mœurs créée par Émile Combes.
Il ne s’agit pas ici de rentrer dans les détails de ces usages du terme de
« santé sexuelle » et des diverses significations qui lui ont été attribuées
depuis les années 182015 jusqu’aux années 196016. Nous pouvons cepen-
dant souligner les points saillants et communs aux usages de ce terme au
XIXe siècle. Ce qui rassemble ces discours réside dans l’assemblage d’une
physiologie vitaliste et d’une éthique protestante utilitariste. Il s’agit donc
d’un courant hygiéniste spécifique, qui constitue par ailleurs un foyer de
développement des médecines dites alternatives. C’est dans ce courant que
l’on retrouve la plupart des usages du syntagme de « santé sexuelle » au
XIXe siècle.
Tout en concevant la santé comme l’absence de maladie, ces discours
lui associent les formes de positivités que sont la vie comme vigueur,

12 S. Graham, A Lecture to Young Men on Chastity. Intended Also for the Serious
Consideration of Parents and Guardians, 2nd ed., Boston, Light & Stearns, Crocker &
Brewster, 1837. Voir S. Nissebaum, Sex, Diet, and Debility in Jacksonian America: Sylvester
Graham and Health Reform, Westport/London, Greenwood Press, 1980.
13 Le mouvement pour l’abolition du réglementarisme en Grande Bretagne a vu le

jour à la suite de l’instauration des Contagious Diseases Acts – réglementation de la prostitu-


tion dans certaines villes et certains ports où se trouvaient des garnisons militaires, afin
d’éviter la propagation des maladies vénériennes. Ces Acts étaient eux-mêmes d’inspira-
tion française.
14 Voir notamment L. Fiaux, Un Nouveau régime des mœurs. Abolition de la police des mœurs,

le régime de la loi, Paris, Félix Alcan, 1908.


15 La première occurrence que nous avons identifiée se trouve dans A. Clarke, An

Essay on Diseases of the Skin : containing Practical Observations on Sulphureous Fumigations, in the
Cure of Cutaneous Complaints, with Cases, London, Henry Colburn, 1821.
16 Pour une étude détaillée, voir D. Simard, La Santé sexuelle, op. cit.
La santé sexuelle 117

énergie ou force, ainsi que le bonheur et le bien-être. Le vitalisme est ici


optimiste, et l’intérêt que porte le protestantisme à la vie terrestre se traduit
par un eudémonisme cadré par la tempérance. Le bonheur est une consé-
quence due au respect de ce que les auteurs appellent les « lois de la vie »,
établies par la physiologie, qui sont congruentes, sinon superposables, à ce
qu’ils appellent les « lois de la santé »17. La préservation de la santé sexuelle
consiste alors dans le réglage des conduites sexuelles sur les lois de la
physiologie sexuelle. Cette osmose des conduites et des lois de la nature
est précisément ce qui s’appelle l’hygiène. La multiplication des auteur.e.s
employant le terme de « santé sexuelle » depuis le XIXe siècle met en
évidence le rétrécissement de la perspective historique que représente le
prisme de l’OMS pour l’étude de l’histoire du concept de santé sexuelle,
qui se voit ainsi amputée d’au moins un siècle et demi. La phase
d’institutionnalisation de la santé sexuelle en santé publique au niveau
international ne représente que le dernier quart de cette histoire.
En outre, de nombreux éléments trouvent un nouvel éclairage par une
remise en perspective historique qui permet de montrer l’importance aussi
bien du vitalisme et des médecines alternatives, de l’éthique protestante,
du méliorisme éducatif ou de la question du contrôle des naissances dans
l’histoire du concept de santé sexuelle, qui a principalement été une
histoire anglo-américaine pendant 150 ans 18 . Ces éléments sont : 1) la
dimension holistique et positive que donne l’OMS à la santé sexuelle –
état de bien-être physique, émotionnel, mental et social relatif à la
sexualité19 – en regard de l’emploi qui en est fait dans le champ biomédical
de la médecine sexuelle ; 2) les références à une éthique de la responsabilité
individuelle qui lui sont particulièrement associées dans certains de ses
usages contemporains ; 3) l’angle éducationnel des premiers travaux de
l’OMS sur la santé sexuelle ; 4) les tensions entre le monde de la sexologie
et celui de la planification familiale dans les années 1970 au cours des
travaux de l’OMS.

17 Voir par exemple S. Graham, op. cit., p. 25, 362 ; J. C. Jackson, How to Treat the Sick
Without Medicine, Austin, Dansville, Jackson & Co., 1870, p. 12, 28, 292.
18 Voir D. Simard, La Santé sexuelle, op. cit.
19 World Health Organization, Defining Sexual Health: Report of a Technical Consultation

on Sexual Health, 28-31 January 2002, Geneva, WHO, Geneva 2006, p. 5.


118 David Simard

L’absence de la santé sexuelle dans la ‘scientia sexualis’ foucaldienne

L’étude de la genèse du concept de santé sexuelle permet de souligner


l’importance de celle-ci dans l’histoire de la sexualité depuis le XIXe siècle.
Or, force est de constater que l’historiographie de la sexualité a ignoré ce
pan de son histoire, pour la réduire au dernier demi-siècle. Mais si le prisme
de l’OMS permet de comprendre comment cette occultation de la part de
chercheuses et chercheurs qui travaillent sur l’histoire du concept de santé
sexuelle a été possible, il ne permet pas de rendre compte du fait qu’un
auteur comme Foucault ait fait l’impasse non seulement sur cette histoire,
mais aussi sur l’institutionnalisation de ce concept au moment où il don-
nait ses cours sur les Anormaux et où il publiait La Volonté de savoir.
Plusieurs hypothèses convergentes peuvent être formulées pour l’ex-
pliquer. En premier lieu, il existe une continuité entre la production des
discours de psychopathologie sexuelle en France et dans l’aire germanique
au XIXe siècle, et tout un pan des études historiographiques sur la sexualité
depuis la seconde moitié du XXe siècle. Ces dernières se sont principale-
ment concentrées sur le versant psychopathologique de la production des
discours sur le sexe, dont le concept organisateur est celui de perversion
sexuelle, avec ses déclinaisons lexicales (« déviation de l’instinct sexuel »,
« aberration sexuelle », « perversion de l’instinct génésique », « perversion
de l’instinct sexuel » …). C’est le cas aussi bien en Europe qu’aux États-
Unis, avec en particulier Foucault et Arnold Davidson20, mais aussi Geor-
ges Lantéri-Laura21 ou, plus récemment, Julie Mazaleigue-Labaste22.
L’angle d’approche dans l’historiographie de la sexualité est ainsi mas-
sivement celui de la psychopathia sexualis et de l’anormalité, ce que Davidson
a traduit, dans le cadre d’une démarche archéologique d’inspiration
foucaldienne, par le concept de « style de raisonnement psychiatrique »23.

20 A. I. Davidson, L’émergence de la sexualité. Épistémologie historique et formation des


concepts, Paris, Albin Michel, 2005.
21 G. Lanteri-Laura, Lecture des perversions. Histoire de leur appropriation médicale, Paris,

Economica, 2012.
22 J. Mazaleigue-Labaste, Les Déséquilibres de l’amour. La genèse du concept de perversion

sexuelle de la Révolution française à Freud, Montreuil-sous-Bois, Ithaque, 2014.


23 A. I. Davidson, « Styles de raisonnement : de l’histoire de l’art à l’épistémologie

des sciences », in Id., L’émergence de la sexualité, Albin Michel, Paris 2005, p. 217-243.
La santé sexuelle 119

L’abord pathologique qui a structuré les discours médicaux est aussi celui
qui a structuré nombre des recherches en histoire de la sexualité. Nous
verrons plus loin que, chez Foucault en particulier, ceci n’est pas dû qu’à
l’objet d’étude, mais plus fondamentalement à une manière de voir com-
mune entre les discours de psychopathologie sexuelle et les études foucal-
diennes sur ces discours.
On trouve cependant des études sur des discours traitant plutôt de la
sexualité dite « normale » du milieu du XVIIIe siècle au XIXe siècle, ceux de
l’hygiène conjugale ou du mariage et de l’amour conjugal, qui mêlent santé
et sexe. En France, l’historien Alain Corbin et l’historienne Sylvie Chape-
ron se sont particulièrement intéressé·e·s à ces discours24. Mais ceux-ci se
rapprochent par plusieurs aspects des discours de la psychopathologie
sexuelle, notamment sur deux points que nous allons développer dans
notre étude sur Foucault : un vitalisme hanté par la mort, et un recours
aux techniques de l’aveu issues de la confession chrétienne, dans le cadre
d’une anthropologie qui articule de manière spécifique le sujet à sa vérité.
Dans le champ des discours sur la sexualité « normale », ceux de santé
sexuelle qui se sont développés à partir du XIXe siècle se distinguent alors
non seulement par le fait d’employer le syntagme de « santé sexuelle »,
mais aussi sur le plan conceptuel et quant à la manière de voir le sexe et sa
place dans la vie humaine.
L’écart entre la manière de voir de ces discours et celle de la psycho-
pathologie sexuelle serait, selon notre hypothèse, un élément déterminant
pour rendre compte du fait que les discours de santé sexuelle constituent
un point aveugle des études foucaldiennes sur les productions discursives
et techniques dans le champ de la scientia sexualis, qui s’est trouvé réduit
aux discours et techniques de l’anormalité sexuelle.

Le vitalisme comme « mortalisme » anti-humaniste chez Foucault

Pour autant, Foucault n’ignorait pas les discours de la sexualité


normale et positive. Mais il ne les a pas pris au sérieux, pour des raisons

24 A. Corbin, L’Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à
l’avènement de la sexologie, Paris, Flammarion, 2010 ; S. Chaperon, Les Origines de la sexologie
(1850 - 1900), Paris, Payot & Rivages, 2012.
120 David Simard

qui tiennent, selon nous, à sa position concernant l’anthropologie et


l’humanisme, influencée par une sensibilité au tragique prononcée.
Foucault a bien traité de la sexualité normale et de la physiologie sexuelle.
Il l’a fait dans les cours qu’il a donné dans les années 1960 à Clermont
Ferrand et à Vincennes25. Cependant, l’usage qu’il fait des discours biologi-
ques répond à une fonction précise, soulignée par l’éditeur de ces cours,
Claude-Olivier Doron : fournir « une vérité qui blesse mortellement le
narcissisme du sujet humain et remet en cause le primat accordé à
l’individu-sujet souverain »26 . Cette fonction est la même que celle que
Foucault attribue à l’époque à la psychanalyse, autre discours produisant
un savoir sur la sexualité. Tout comme la psychanalyse, la biologie met en
effet l’humain face à sa finitude et à ses limites. Au tournant du XIXe siècle,
c’est, selon Foucault, sous l’égide de la mort que la vie fut objet de science.
Déjà dans Naissance de la clinique, Foucault affirme qu’avec Bichat, la
vie, la maladie et la mort constituent « une trinité technique et con-
ceptuelle », un triangle « dont le sommet supérieur est défini par la mort »27.
Cette prévalence de la mort peut être retrouvée dans la définition que
Bichat a donnée de la vie : « la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la
mort »28. C’est aussi par l’ouverture de cadavres que l’anatomo-pathologie
éclaire la vie et la maladie. À tel point que ceci conduit Foucault à consi-
dérer que le vitalisme de Bichat « apparaît sur fond de ce “mortalisme” »29.
Autrement dit, la vie comme positivité objet de science est conçue à partir
de sa négativité, la mort, et c’est, selon Foucault, ce qui fonde la médecine
et la biologie modernes. Nous sommes là à l’opposé de l’usage positif du
vitalisme opéré par l’hygiénisme américain au XIXe siècle, pourtant
également inspiré de Bichat30, mais réapproprié d’une façon plus optimiste.
La biologie de la sexualité a donc globalement pour Foucault la
fonction d’introduire de la discontinuité, de la limite, et finalement une

25 M. Foucault, La Sexualité. Cours donné à l’université de Clermont-Ferrand (1964) suivi


de Le discours de la sexualité. Cours donné à l’université de Vincennes (1969), Paris, Gallimard-Le
Seuil-EHESS, 2018.
26 C.-O. Doron, « Situation des cours », in M. Foucault, La Sexualité, p. 253.
27 M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, Paris 2009, p. 202.
28 X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort, Paris, Brosson, Gabon et Cie,

1800. Souligné par l’auteur.


29 M. Foucault, Naissance de la clinique, op. cit., p. 204.
30 Voir S. Nissenbaum, op. cit., p. 60.
La santé sexuelle 121

forme de blessure anthropologique. Pour en saisir le sens, il faut resituer


le propos dans le cadre de la querelle de l’humanisme des années 1960 en
France, au sein de laquelle Foucault propose, selon les termes de Philippe
Sabot, « une analyse historique et critique du dispositif anthropologique
de la modernité, en tant que ce dispositif anthropologique est conditionné
par le déploiement d’une “analytique de la finitude” »31.
Pour Foucault, l’humanisme désigne en effet la réaction à la blessure
infligée à l’être humain et qui essaie de compenser « la structure épisté-
mologique de la biologie », en maintenant une forme de continuité par le
refus de voir dans la mort une limite absolue et infranchissable de l’indi-
vidu, ainsi que de voir dans la sexualité autre chose que l’amour et la repro-
duction, ou encore dans l’histoire autre chose que la continuité de la con-
science32. Contre cette illusion humaniste, le positionnement de Foucault
relativement à la sexualité positive et normale est résumé dans cette phrase
extraite de son cours à Clermont Ferrand, cours sur les perversions : « la
sexualité dans sa forme positive est loin d’être une notion, ou une conduite,
ou [une] expérience, immédiate »33. Il est tout à fait significatif que ce soit
avec les Trois essais sur la théorie sexuelle de Freud qu’il date l’apparition de
« la notion positive de sexualité », pour en dire ceci : « La sexualité dans sa
positivité normale n’est que le résultat d’un ensemble de composantes
partielles qui, prises isolément et dans leur ordre de succession, appa-
raissent comme autant de perversions »34.
Autrement dit, en référence à la théorie freudienne des pulsions
partielles, ce sont les perversions qui sont premières dans la formation de
la sexualité normale, et Foucault commence son cours sur celles-ci en ces
termes : « L’analyse de la sexualité ne s’est faite qu’à partir des perversions.
[…] On a tendance à croire que la perversion n’était qu’une déviation, une
inflexion, une forme dérivée de la sexualité normale ; celle-ci aurait été
connue d’abord ; […] En fait, c’est tout le contraire qui s’est passé : on a
connu les perversions avant la sexualité »35. Ainsi, la sexualité normale, la

31 Ph. Sabot, De Kojève à Foucault. La « mort de l’homme » et la querelle de l’humanisme,


« Archives de Philosophie », vol. 72 (2009), n. 3, p. 524-525.
32 M. Foucault, La Sexualité, op. cit., p. 175.
33 Ibid., p. 62.
34 Ibidem.
35 Ibid., p. 61.
122 David Simard

sexualité positive, objet privilégié de l’humanisme, est renvoyée aux illu-


sions de celui-ci, pour donner la prééminence à l’anormalité sexuelle, qui
a été l’objet de son historiographie de la sexualité moderne. Cependant,
même si l’on n’adhère pas à l’anthropologie humaniste, il n’en reste pas
moins que les discours hygiénistes de santé sexuelle, qui constituent un
pan important des discours sur la sexualité normale, ont été produits tout
au long du XIXe siècle, et que ceux-ci prétendaient être scientifiquement
fondés. Les discours de santé sexuelle relèvent donc, à notre sens, de la
scientia sexualis. On peut bien sûr discuter de leur prétention scientifique,
surtout que, comme nous l’avons signalé plus haut, ces discours
appartenaient au foyer des médecines dites alternatives. Mais ces dernières
se positionnaient contre la médecine dite orthodoxe, qui, au tournant du
XIXe siècle, se caractérisait par ses échecs à soigner, et reposait sur des
systèmes philosophiques déductivistes, dénoncés comme fondés sur un
rationali-sme spéculatif et métaphysicien, conduisant à pratiquer la saignée
et à utiliser le mercure. Les médecines alternatives se prévalaient d’un
éclecti-sme empiriste, procédant par induction, et selon lequel tout ce que
l’expérience semblait valider comme efficace pouvait être utilisé.
L’orientation hygiéniste entendait en outre intervenir en amont de la
survenue des maladies, sur les modes de vie, plutôt que d’avoir à prendre
le risque de l’échec en cherchant à les soigner une fois contractées. Ainsi,
plutôt que de considérer l’histoire des sciences à l’aune de critères con-
temporains de scientificité qui conduiraient à exclure de celle-ci les méde-
cines alternatives et les discours de santé sexuelle – mais aussi bien la
médecine dite orthodoxe de la fin du XVIIIe siècle –, nous considérons,
selon une méthode qui entre en résonnance avec les Science and Technology
Studies, que ces productions en font partie et qu’elles sont des éléments
constitutifs des controverses qui ont fait l’histoire des sciences36.

36 Outre le fait de considérer la production des savoirs scientifiques comme condi-


tionnés par des facteurs politiques, sociaux et culturels, les études des sciences et techno-
logies intègrent dans le champ de cette production les savoirs profanes et, plus largement,
ceux qui ne sont pas considérés comme ayant une valeur scientifique probante. De notre
point de vue, ces savoirs, si l’on entend par là la production de discours et de pratiques
qui se présentent comme scientifiques (portés par exemple par des médecins), et dans la
mesure où ils structurent ou ont structuré des controverses dans un champ scientifique
donné – ici la science sexuelle –, font partie de l’histoire de ce champ, quelle que soit
effectivement leur valeur scientifique, aussi bien rétrospective qu’actuelle.
La santé sexuelle 123

L’histoire de la sexualité hors des techniques de l’aveu

L’opposition entre l’éclectisme des médecines alternatives et de


l’hygiénisme empiriste d’une part, et la médecine orthodoxe métaphysi-
cienne d’autre part, traduit en outre une opposition entre le protestantisme
et le catholicisme. Le système déductif instaure en effet une hiérarchie
entre un ensemble de dogmes, tandis que l’éclectisme refuse ce rapport
hiérarchique, tout comme le protestantisme a refusé l’autorité de l’Église.
Dans son livre Medical Protestants: the Eclectics in American Medicine, l’historien
de la médecine américain John Haller cite le médecin Edward Foote,
promoteur de la réforme sanitaire, qui dit : « L’éclectisme est autant une
protestation dans le domaine de la médecine que la Réforme de Luther
dans le domaine de la religion. Nous sommes protestants contre les vieux
dogmes de la médecine, tout comme les disciples de Luther étaient prote-
stants contre les dogmes de l’église papale »37.
Ceci nous amène à une deuxième hypothèse pour rendre compte du
fait que Foucault n’a pas pris au sérieux les discours de santé sexuelle, dont
nous avons dit qu’ils sont surtout produits dans les milieux protestants : il
n’a pas résolument distingué entre le catholicisme et le protestantisme, et
il n’a alors considéré que la technique chrétienne de l’aveu, dont il a affirmé
qu’elle constitue la technique par laquelle la sexualité a été médicalisée.
Pour Foucault, la scientia sexualis est une science de l’anormalité qui doit
avouer. Or, les discours de la physiologie sexuelle dans la perspective
hygiéniste se proposent d’enseigner le fonctionnement normal de la sexua-
lité, par l’apprentissage des lois de la vie, et de prendre appui sur celles-ci
pour la direction des conduites.
L’éthique s’entend comme conformation hygiéniste aux lois de la
nature, sans qu’il soit nécessaire d’en passer par la prolifération discursive
qui consiste à dire vrai sur soi-même, sur son désir, sur ses actes, sous la
forme d’une adresse à autrui dans la figure du médecin ou du psychiatre.
Ce sont plutôt le pasteur, le médecin, le pédagogue qui délivrent des
discours de vérité, dans une démarche d’éducation populaire dont le prin-
cipal médium, avec le prêche, est le livre grand public. Il ne s’agit pas de
faire avouer pour éventuellement soigner, il s’agit d’enseigner et d’éduquer

J. S. Haller, Medical Protestants: the Eclectics in American Medicine, 1825-1939,


37

Carbondale, Southern Illinois University Press, 2013, p. VII.


124 David Simard

pour prévenir. Le lien entre la vérité et le sexe ne s’opère pas par l’entre-
mise de « l’expression obligatoire et exhaustive d’un secret individuel » où
coïncident « le sujet qui parle » et « le sujet de l’énoncé »38. Le sujet de cette
branche de la scientia sexualis est un sujet qui écoute et qui apprend
comment coïncider avec les lois qui le régissent afin de conserver la santé.
Il nous semble alors que l’éthique sexuelle de l’hygiénisme protestant
ne se comprend pas, pour reprendre les termes de Frédéric Gros dans son
avertissement aux Aveux de la chair, à travers le prisme « d’une obligation
ritualisée de vérité, d’une injonction de verbalisation par le sujet d’un dire-
vrai sur lui-même »39. Foucault considère que « l’ensemble des techniques
mises au point pour tirer la vérité de soi-même à propos du péché » est le
propre du christianisme 40 . Mais celles-ci paraissent surtout relever du
catholicisme, plus que du protestantisme.
À l’appui de notre hypothèse, nous pouvons nous reporter à un article
que le philosophe Michel Senellart consacre à l’histoire du christianisme
chez Foucault. Il y souligne que l’histoire qu’il en esquisse s’est caractérisée
par la mise à l’écart de plusieurs problèmes majeurs de l’historiographie du
christianisme. Bien que ce ne soit pas le point le plus développé par Senel-
lart, c’est notamment le cas du problème des rapports entre le pouvoir
spirituel et le pouvoir temporel. La raison avancée en est méthodologique :
l’étude privilégiée du pastorat conduit à exclure l’étude du gouvernement
civil, afin de mettre en évidence la spécificité du premier et de ne pas
produire une confusion avec le second, alors même qu’ils sont intriqués
dans des formes théologico-politiques41.
Foucault n’a dès lors pas travaillé les conflits au cœur du christianisme
sur les rapports entre le spirituel et le temporel, laissant de côté les
bouleversements représentés par le protestantisme pour l’histoire de la
sexualité. En se concentrant sur le régime de vérité de l’aveu du christiani-
sme qui évoluera vers le catholicisme, il a fait du protestantisme un point

38 M. Foucault, La Volonté de savoir. Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, 1976,


p. 30.
39 F. Gros, Avertissement, in M. Foucault, Les Aveux de la chair. Histoire de la sexualité IV,
Paris, Gallimard, 2018, p. III.
40 M. Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, Louvain-la-Neuve, Presses

universitaires de Louvain, 2012, p. 114.


41 M. Senellart, Michel Foucault : une autre histoire du christianisme ?, « Bulletin du centre

d’études médiévales d’Auxerre », Hors-série (2013), n. 7, p. 4.


La santé sexuelle 125

aveugle de son analyse. La focalisation sur la technique de l’aveu a orienté


l’étude des rapports entre le sujet et la vérité sur « la vérité exigée de lui-
même en vue de son salut »42. Cet angle a favorisé, selon nous, l’histoire de
la subjectivité chrétienne selon une morale du salut plutôt que selon la
morale du monde d’une éthique protestante, par ailleurs animée d’un
optimisme eudémonique aux États-Unis, et dont les discours pren-nent
généralement la forme de prêches prodiguant des conseils.
Enfin, citons Corbin qui, dans L’harmonie des plaisirs où il aborde les
auteurs de l’hygiène conjugale, décrit les méthodes employées par les
médecins français permettant d’obtenir l’aveu de leurs patientes et patients
quant à leurs pratiques masturbatoires, l’impuissance, les spermatorrhées,
etc.43 L’historien délimite justement son corpus en s’en tenant à l’espace
de langue française, « celui, par conséquent, où domine la tradition catho-
lique, c’est-à-dire une manière spécifique de concevoir le péché et d’éprou-
ver la peur et le remords qu’il inspire ». Il écarte alors explicitement « [l]e
domaine anglo-américain, protestant »44. L’étude des techniques de l’aveu
conduit ainsi à se concentrer sur une culture où domine le catholicisme et
à laisser de côté celles où domine le protestantisme anglo-américain, qui
ne paraissent pas être les plus idoines pour étudier ces techniques.
Cependant, tout comme pour les discours de la sexualité normale, ce
n’est pas que Foucault a ignoré les influences du protestantisme dans les
discours à propos du sexe. Il en parle par exemple dans Les anormaux en
citant les ouvrages de Bekker, Tissot et Basedow sur la masturbation45.
Mais il ne mentionne pas d’auteurs américains, et les ouvrages qu’il cite
sont traités dans l’horizon d’une faute à avouer, celle de l’onanisme. Deux
autres hypothèses, qui abondent dans le même sens que les précédentes,
peuvent être avancées46. L’une, philosophique, est celle de l’inscription de

42 Ibid., p. 10-11.
43 A. Corbin, L’Harmonie des plaisirs, op. cit., p. 120-143. La confession est également
étudiée dans ses usages spécifiquement théologiques et catholiques par l’historien (Ibid.,
p. 385-416).
44 M. Senellart, Michel Foucault : une autre histoire du christianisme ?, art. cit., p. 11.
45 M. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard-

Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 1999, p. 218-219.


46 Nous devons ces deux hypothèses à Philippe Sabot, qui les a formulées lors des

discussions sur les précédentes durant la soutenance de notre thèse.


126 David Simard

la démarche de Foucault dans la suite de celle du soupçon de Nietzsche47,


ou du moins dont elle porte l’empreinte, qui oriente sa méthode généalo-
gique vers l’abord des objets qu’il étudie, dont la sexualité, par un angle
négatif – celui des perversions pour ce qui nous occupe. L’autre, de con-
texte mais aussi biographique, est que ce questionnement généalogique
pourrait être orienté par une interrogation critique portant notamment,
dans les années 1970, sur les politiques de l’identité autour de la question
de l’homosexualité, prolongée par l’épidémie du VIH/SIDA identifiée au
début des années 1980.

Sanitarisation versus médicalisation

Le sujet dont la vérité se manifeste dans l’aveu est un sujet faillible, qui
se caractérise par sa précarité. C’est pourquoi il a à avouer, car toujours
déjà en faute. Or, ce n’est pas le sujet de l’hygiénisme protestant américain.
Le sujet de la réforme sanitaire américaine a pour point de départ la santé
pleine et entière, sans faille, dont la vérité est dans la physiologie. Tout
l’enjeu est alors de la conserver, c’est-à-dire de ne pas créer de brèches.
Ces distinctions anthropologiques dessinent deux axes différents dans les
processus d’appropriation de la sexualité par les champs de la santé et de
la médecine : un processus de sanitarisation, et un processus de médica-
lisation.
Le sociologue américain Peter Conrad a établi une distinction entre
les deux : « La médicalisation propose des causes et des interventions
biomédicales ; la sanitarisation propose des causes et des interventions
liées au mode de vie et au comportement. L’une transforme le moral en
médical, l’autre le sanitaire en moral »48. Cette valorisation morale de la
santé a été qualifiée par plusieurs auteurs de « santéisme » (healthism). C’est
le cas du sociologue américain Irvin Kenneth Zola, ou encore du politiste

47 M. Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire » (1971), in M. Foucault, Dits et


écrits, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, II, n° 84,
p. 136-156.
48 P. Conrad, Medicalization and Social Control, « Annual Review of Sociology », vol.

18 (1992), p. 223.
La santé sexuelle 127

américain Robert Crawford49. Tous deux considèrent le santéisme comme


un moyen du processus de médicalisation. Crawford désigne en particulier
deux mouvements contemporains qui selon lui participent à ce processus,
alors même que ceux-ci s’opposent au réductionnisme médical des dis-
cours de santé : les mouvements contestant la déshumanisation des soins,
qui rejouent et reconfigurent une forme de tension entre les médecines
« alternatives » et la médecine « orthodoxe » ; et les mouvements du self-
care et du self-help, qui promeuvent la responsabilité individuelle et une
forme de médecine sans docteurs50. Selon Crawford, tout en se position-
nant contre le réductionnisme médical, ces mouvements aboutiraient, mal-
gré eux, au résultat contraire, le santéisme impliquant, d’après lui, « une
médicalisation plus poussée de notre culture et, en particulier, une
médicalisation de la façon dont le problème de la santé est compris »51. Du
réductionnisme médical, ils reconduisent en effet l’abord individualiste de
la santé et de la maladie.
C’est que la médicalisation s’entend, pour Crawford, comme le fait de
réduire des problèmes sociaux à des problèmes médicaux individuels. Il ne
s’agit donc pas de la signification épistémologique du procédé de réduction.
Or, du point de vue épistémologique, la transformation du moral en médi-
cal a été opérée par la pathologisation, tandis que la transformation du
sanitaire en moral a pour point de départ et d’horizon le normal. La sani-
tarisation de la sexualité ne saurait être réduite à sa médicalisation, comme
l’opère par exemple Giami52, et ce d’autant moins lorsque la santé sexuelle
est définie de manière positive, et pas seulement comme l’absence de
maladie.
Certes, du point de vue de la catégorie du biopouvoir, la sanitarisation
et la médicalisation constituent des formes d’exercice d’un pouvoir sur les

49 I. K. Zola, « Healthism and Disabling Medicalization », in I. Illich, I. K. Zola,


J. McNight, et al. (dir.), Disabling Professions, London, Marion Boyars, 1977, p. 41-67 ;
R. Crawford, Healthism and the Medicalization of Everyday Life, « International Journal of
Health Services », vol. 10 (1980), n. 3, p. 365-388.
50 R. Crawford, Healthism and the Medicalization of Everyday Life, art. cit., p. 366.
51 Ibid., p. 369.
52 A. Giami, « Les formes contemporaines de la médicalisation de la sexualité », in

H. Sanni Yaya (dir.), Pouvoir médical et santé totalitaire. Conséquences socio-anthropologiques et


éthiques, Montréal, Presses de l'Université Laval, Montréal 2009, p. 225-249 ;
A. Giami, Santé sexuelle : la médicalisation de la sexualité et du bien-être, « Le Journal des
psychologues », n. 250 (2011), p. 56-60.
128 David Simard

populations et les individus. Pour autant, toutes ces formes d’exercice du


pouvoir sur le vivant ne reposent pas sur les mêmes présupposés épisté-
mologiques, ni sur les mêmes conceptions anthropologiques. Le fait de ne
pas avoir fait ces distinctions a conduit les études foucaldiennes à ne
prendre en considération que les discours de médicalisation de la sexualité,
et à négliger ceux de sa sanitarisation. Le concept de santé sexuelle a
d’abord été invisibilisé par celui de perversion sexuelle, pour finalement
être, aujourd’hui, traité sous l’angle de la médicalisation, sans spécificité
interne.
Or, tout comme l’historien Georges Vigarello estimait qu’une « histoi-
re de l’entretien du corps n’est pas celle des maladies, ni même celle des
thérapies », et qu’elle peut « mobiliser une perspective tout simplement
spécifique du maintien de la santé »53, nous considérons que l’histoire de
la psychopathologie sexuelle ne constitue pas toute l’histoire de la sexualité,
et que celle de la sexualité normale, et en son sein, celle de la santé sexuelle
positive, ont leur spécificité et leur originalité, qui ne permettent pas de
rabattre sans précaution épistémologique la sanitarisation de la sexualité
sur sa médicalisation, quand bien même l’on considère ces deux processus
comme des outils du biopouvoir.

Conclusion

Si le prisme de l’OMS et celui de l’anormalité sexuelle sont ici mis en


question, ce n’est pas quant à la pertinence d’études spécifiques sur les
définitions de la santé sexuelle par l’agence de l’ONU, ni quant à celle de
l’étude des discours de la psychopathologie sexuelle. Il s’agit plutôt de
délimiter leur place respective dans le champ de l’histoire de la sexualité,
en resituant la période institutionnelle de la santé sexuelle dans une histoire
plus longue de la sanitarisation de la sexualité, et en étendant le champ de
la scientia sexualis à cette même sanitarisation, comprise dans son originalité.
Il s’agit ainsi d’enrichir l’histoire de la sexualité, en évitant la réduction
institutionnelle d’une part, et celle de l’anormalité et de la pathologie
d’autre part, qui conduit elle-même à rabattre la sanitarisation sur la médi-

53 G. Vigarello, Histoire des pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge,
Paris, Le Seuil, 1999, p. 7-8.
La santé sexuelle 129

calisation. C’est l’étude de la genèse du concept de santé sexuelle depuis le


XIXe siècle, selon une méthode qui relève de l’épistémologie historique, qui
nous a conduit à mettre en évidence les deux prismes que nous avons men-
tionnés. C’est aussi celle-ci qui nous a amené à nous interroger sur les rai-
sons de l’occultation de cette genèse par l’historiographie foucaldienne de
la sexualité. Nous avons proposé des pistes et des hypothèses, dont l’ambi-
tion est d’abord d’ouvrir des perspectives et des axes de recherche, qui
nous ont paru pouvoir enrichir le champ de l’histoire de la sexualité.

David Simard
Université Paris-Est Créteil
david.simard@paris-est-sup.fr
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault
La problématique de la migration de survie*

Cesar Candiotto

Dans son analytique du pouvoir des années 1970, Foucault nous montre
que l’individu moderne est le résultat des processus d’assujettissement mis
en œuvre par des techniques disciplinaires de vigilance et de punition. Mais
cet individu est également objectivé collectivement par des pouvoirs con-
juguant discipline des corps et dispositifs sécuritaires qui le produisent en
tant que partie d’une « population », que ce soit dans sa dimension biolo-
gique (1976, à propos de la race ou de la sexualité) ou dans son acception
économique (1979, à propos des analyses sur le libéralisme économique et
le néolibéralisme). Si nous considérons que la biopolitique comprend à la
fois la discipline des corps individuels et la régulation de la vie, nous
pouvons dire que même le concept de peuple, qui désigne une identité
politique reconnaissable, implique toujours une production biopolitique.
En effet, la notion de « peuple » n’est possible qu’à partir d’une opération
historique d’assujettissements continus par lesquels d’autres vies ou
d’autres modes de vie sont écartés. Elle implique toujours la production
de « populations » qui ne correspondent pas à cette identité politique. De
cette manière, toute tentative de désignation du peuple est la naturalisation
dans le domaine politique d’une relation de pouvoir qui est en réalité
d’ordre biopolitique.
Les stratégies d’analyse archéologique et généalogique déployées par
Foucault cherchent précisément à déconstruire cette reconnaissance

*Cet article a été réalisé avec le soutien du Conseil National pour le Développement
Scientifique et Technologique (CNPq) – Appel Universel 28/2018, Procédure n° 42256/
2018-0 – intitulée « Les nouvelles frontières de la biopolitique contemporaine ». Il pré-
sente également le résultat partiel d’une Bourse de Productivité en Recherche du CNPq
(2018-2021) – Procédure n° 307257/2018-5 – intitulée « Migrants pauvres et individus
improductifs : nouvelles formes de gouvernement de la vie et gestion des illégalismes en
biopolitique ».

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 131-143.


132 Cesar Candiotto

naturalisée par les rapports entre savoir et pouvoir dans les pratiques
sociales. Elles montrent que les unités politiques traditionnelles – dans le
cas présent, celle de peuple – ont pour fond la fixation et la reconnaissance
des individus en deçà ou au-delà d’une frontière déterminée. Comme le
remarque Judith Butler à ce sujet dans son livre Rassemblement. Pluralité,
performativité et politique : « D’une façon ou d’une autre, l’action discur-
sive visant à établir ‘le peuple’ d’une manière ou d’une autre est une deman-
de de reconnaissance de frontière, qu’il s’agisse de la frontière d’une nation
ou de la frontière d’une catégorie de personnes réputées ‘reconnaissables’
en tant que peuple », ce qui laisse entendre qu’il existe d’autres catégories
de personnes qui se trouvent exclues de cette reconnaissance.
Comme nous pouvons le lire dans le cours de 1978, Sécurité, territoire,
population, la production biopolitique d’une population est liée à l’intro-
duction du concept de gouvernementalité. Dans la leçon du 1er février
1978, Foucault étudie le déplacement qui s’est opéré dans les pratiques de
gouvernementalité entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Jusque-là, le bon
gouvernement était celui qui cherchait la sécurité du territoire et, par son
intermédiaire, celle du prince qui le gouverne. Mais la croissance des villes
exigeait finalement une modification des mécanismes de sécurité en raison
du problème de la circulation des marchandises, des foyers de maladie et
de la mort. Les mécanismes de sécurité se tournent vers le contrôle de la
circulation de la population et des choses. Il ne s’agit plus d’empêcher que
les choses changent, que la sécurité du territoire assure le maintien du
prince au pouvoir, – mais de laisser les circulations s’effectuer de manière
permanente, même si elles sont contrôlées, discriminées entre bonnes et
mauvaises, de façon que les dangers qui leur sont inhérents soient éliminés.
Tout comme la notion de peuple est considérée comme inséparable de
l’émergence d’une population, de la même manière la préoccupation vis-
à-vis de la circulation des flux de personnes et de choses apparaît avec la
discontinuité de l’exercice des techniques de sécurité, auparavant tournées
vers le territoire et, dorénavant, vers une population. Population et
circulation indiquent donc le déploiement matériel du concept de
gouvernementalité.
Gouverner, souligne Foucault, « couvre un très large domaine séman-
tique qui se réfère au déplacement dans l’espace, au mouvement, qui se
réfère à la subsistance matérielle, à l’alimentation, qui se réfère au soin que
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 133

l’on peut donner à un individu et au salut qu’on peut lui assurer, qui se
réfère aussi à l’exercice d’un commandement, d’une activité prescriptive, à
la foi incessante, zélée, active et toujours bienveillante. […] De toute façon,
à travers tous ces sens, il y a une chose qui apparaît clairement, c’est qu’on
n’y gouverne jamais une structure politique. Ceux qu’on gouverne, c’est
de toute façon des gens, ce sont des hommes, ce sont des individus ou des
collectivités ». Gouverner consiste donc à réguler la circulation des choses,
mais aussi le déplacement dans l’espace d’une population donnée. Nous
nommerons ce déploiement matériel du gouvernement, dans lequel il est
question d’une population en quête de subsistance, gouverne-mentalité
biopolitique.
Nous allons développer deux hypothèses de travail à ce sujet. La
première consiste à essayer de démontrer que le déploiement matériel de
la gouvernementalité est distinct mais pas forcément séparé de son
déploiement moral, permettant ainsi l’établissement de liens entre le
gouvernement de la circulation d’une population en quête de subsistance
et les processus de subjectivation à l’œuvre dans cette population. La
seconde hypothèse concerne l’exemplification de ce lien à partir d’une
modalité de population dont la régulation et la constitution ont été
fréquemment objectivées au cours des dernières décennies : il s’agit de la
population formée par les migrants de survie, qui migrent en raison de la
crise économique ou de la violence des guerres et des génocides dans leur
environnement vital et social d’origine. Cette population n’a pas fait l’objet
d’une étude particulière dans le cadre de la généalogie gouvernementale de
Foucault, peut-être parce que les pratiques gouvernementales qui l’ont
élevée au rang d’un objet plus vaste à considérer par la politique n’étaient
pas aussi évidentes à son époque qu’elles le sont devenues pour nous
aujourd’hui. Nous exposerons la première de ces hypothèses dans l’inten-
tion de montrer comment l’implication entre la connotation morale et
l’aspect matériel de la gouvernementalité biopolitique produit des effets
d’assujettissement dans la constitution d’identités individuelles et collecti-
ves, mais aussi des processus de subjectivation par rapport à ces assujettis-
sements identitaires par l’introduction d’écarts, de transgressions et de
résistances. Dans cette perspective, nous ferons une relecture de la manière
dont Foucault présente l’émergence de la gouvernementalité en Occident.
134 Cesar Candiotto

Cette émergence est décrite par la naissance du pouvoir pastoral


chrétien. Il est vrai que la modalité de la relation entre pasteur et troupeau
que Foucault décrit dans le cours Sécurité, territoire, population a souvent été
pensée dans le cadre de la conduite morale des individus, dans la mesure
où elle est liée au contexte de la conduite des âmes dans la pratique de la
direction de conscience monastique. Mais avant de présenter cet aspect
moral du pouvoir pastoral, il le travaille dans son aspect matériel. Il s’agit,
par exemple, de la conduite des conduites d’une population en déplace-
ment à la recherche de subsistance dans un environnement vital. Et c’est
dans cet environnement ouvert, d’une pâture à l’autre et d’un champ à
l’autre, que le pâturage est désigné comme le gouvernement biopolitique
de tous, mais aussi comme le gouvernement moral de chacun.
Le pasteur conduit le troupeau dans son sens collectif et indifférencié ;
mais il peut aussi effectuer la conduite individuelle et morale de chacun,
chaque fois qu’il part à la recherche de la brebis égarée, surtout quand elle
« s’écarte » du troupeau. Cette double conduite du pouvoir pastoral inau-
gure en Occident un curieux processus d’assujettissement : d’une part, un
assujettissement individualisé pour que l’individu ne s’éloigne pas du flux,
de la circulation du troupeau, de sorte que, lorsqu’il s’en écarte, il devra
être reconduit dans son milieu où s’opère la normalisation de sa conduite ;
et d’autre part, un assujettissement collectif, puisque quand le pasteur part
à la recherche de la brebis égarée, il est convaincu que les autres ne se
disperseront pas ; et à l’inverse, celles-ci ne sont pas tout à fait sûres d’arri-
ver à un bon pâturage ou de se déplacer correctement sans la conduite du
pasteur. Cela signifie que, s’agissant d’une population en déplacement, en
termes biopolitiques, non seulement la régularité de son environnement
vital de circulation entre en jeu, mais aussi la conduite des conduites de
chacun, de sorte que les écarts soient évités ou intégrés à l’intérieur de
cette régulation. Le gouvernement matériel de la subsistance d’un ensem-
ble de vies données est indissociable du gouvernement moral des compor-
tements et de la volonté.
Mais dans le gouvernement biopolitique d’une population qui se
déplace en quête de conditions matérielles de survie, il est possible d’iden-
tifier, en plus des processus d’assujettissement individuels et population-
nels, des processus de subjectivation. En ce sens, la métaphore de la rela-
tion entre le pasteur et son troupeau a ceci d’intéressant qu’à la naissance
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 135

même de la généalogie du gouvernement se trouve toujours la possibilité


virtuelle de circuler autrement, de franchir certaines frontières, de rompre
avec des formes de conduite qui identifient la population à un troupeau et
le gouvernement biopolitique à une sorte de pastorat qui prendrait soin de
ce troupeau, ne serait-ce qu’en en le soumettant.
Dès lors, les résistances individuelles et interindividuelles entreprises
face à une morale du troupeau, ainsi que les contre-conduites d’une
population qui ne se laisse pas gouverner par une régulation biopolitique
déterminée peuvent être désignées comme processus de subjectivation.
De même que les assujettissements peuvent être individualisés ou produits
collectivement, les processus de subjectivation peuvent être individuels ou
populationnels, dans leur sens biopolitique. Les tentatives d’esquiver une
relation de gouvernement, le refus d’être conduit d’une façon déterminée
par certains pasteurs ou dirigeants, le détachement d’une image de soi que
le sujet élabore lui-même face à une certaine conduite de sa conduite se
présentent comme différentes possibilités de mise en œuvre de processus
de subjectivation individuels et collectifs.

Intégration, assujettissement et gouvernementalité biopolitique

À partir de ces considérations générales, nous souhaitons tester la


portée des pistes de recherche proposées par Foucault en ce qui concerne
le cas des migrants de survie. Dans ce sens, notre perspective de lecture
consiste à postuler que les processus d’assujettissement auxquels cette
population a été soumise durant les décennies nous autorisent à la recon-
naître comme un nouvel objet de contrôle des corps et de régulation de la
vie.
Au cours de ces dernières années, les personnes déplacées, pauvres,
politiquement vulnérables et cherchant secours et accueil, se sont vues
soumises à de nouveaux processus de régulation et d’assujettissement dans
les pays où elles prétendaient s’installer ou du moins résider un certain
temps. La population des migrants de survie est souvent associée aux
figures de l’illégalité, de la clandestinité, de l’immoralité et du terrorisme,
reconfigurant l’objectivation de l’individu dangereux pour la nation ou la
communauté. Cette association trouve l’une de ses racines dans la crise du
136 Cesar Candiotto

monde du travail causée par l’hypervalorisation de la circulation du capital.


Ainsi, les pays développés délocalisent leurs entreprises et leurs industries
dans les pays pauvres pour y recevoir des subventions de l’État, faire des
économies sur les droits du travail et dépenser moins pour l’élimination de
déchets polluants. Pourtant, d’un autre côté, ils créent d’énormes entraves
pour l’accueil de populations migrantes misérables qui frappent à leurs
portes, au motif que celles-ci augmentent les coûts de sécurité sociale et
visent une colonisation inversée.
Depuis quelques années, alors que les nationalismes renaissent en
Europe, aux États-Unis et dans d’autres parties du monde, on cherche à
délégitimer le droit de migrer en tant que droit de l’homme1. Jean-Louis
Harouel, auteur de l’ouvrage Les Droits de l’homme contre le peuple, estime par
exemple que la migration issue d’Afrique, surtout musulmane, vers l’Union
européenne, en particulier la France, ne se présente pas comme une migra-
tion de travailleurs, mais comme une « migration de colonisation ». Selon
lui, il ne s’agit jamais, pour ces migrants, de s’ajouter à la composition de
la nation où ils vont, mais de profiter de sa sécurité sociale par de grands
regroupements familiaux, donnant lieu à une sorte de « contre-société »,
dans laquelle il n’aurait ni renoncement à un style de vie antérieur ni effort
d’intégration aux valeurs du pays d’accueil2.
Toutefois, le dessein de l’intégration, qui constituerait une migration
acceptable pour l’auteur, est pratiquement synonyme d’assujettissement
individuel et populationnel, de renoncement aux valeurs que l’on porte et
d’acceptation indiscutable des mécanismes de normation disciplinaire et
de normalisation de la vie de ces populations. Si ces populations sont
forcées de quitter leur pays, c’est qu’une raison les empêche de s’y recon-

1 Dans l’article 13, alinéa 2, de la Déclaration universelle des droits de l’homme, il


est stipulé que « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de
revenir dans son pays ». (ORGANIZAÇÃO DAS NAÇÕES UNIDAS, Declaração
Universal dos Direitos Humanos das Nações Unidas (1948), in M. R. Ishay (ed.) Direitos
humanos: uma antologia. Principais escritos políticos, ensaios e documentos desde a Bíblia até o
presente, trad. en portugais par F. D. Jole, São Paulo, Edusp/Nev-USP, 2013, p. 652). Et
dans l’article 14, alinéa 1, il est garanti que « face à la persécution, toute personne a le
droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile dans d’autres pays » (ONU, op. cit.,
2013, p. 652).
2 Cf. J.-L. Harouel, Les Droits de l’homme contre le peuple, Paris, Desclée de Brouwer,

2016, p. 203.
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 137

naître en tant que nous, en tant que peuple. La migration de survie est l’un
des résultats de la souffrance permanente face à un mode de vie assujetti
par l’autoritarisme politique et/ou par la misère économique. La
constitution d’un monde commun et d’une vie de qualité est impossible
lorsque les conditions de base de la subsistance matérielle des corps font
défaut3. La lutte pour la subsistance est un effet de la réalité même d’un
abandon et d’une vulnérabilisation de la vie, ces derniers étant en grande
partie dus à la nouvelle raison néolibérale qui évalue tous les rapports à
l’aune de la rationalité de la mondialisation des biens, de la rentabilité et
du profit4.
Les migrations de survie impliquent des expériences de désubjectiva-
tion et de nouveaux assujettissements. Désubjectivation, parce que les
individus ne se reconnaissent plus dans la communauté dans laquelle ils
ont construit leur appartenance, ils ne peuvent plus agir librement ou dire
ce qu’ils pensent. Ils ne se sentent plus protégés pour mettre en œuvre un
mode de vie qu’ils ont projeté et choisi pour eux. Les conditions socio-
économiques minimales pour leur permettre de continuer à vivre et même
de subsister ne sont plus assurées. Il s’agit d’une sortie forcée d’eux-mêmes
et de leur monde, rendant les processus de subjectivation presque
impossibles. Nous sommes confrontés à des situations dans lesquelles la

3 Contrairement à Arendt, pour qui la simple lutte pour la survie saperait la lutte
pour le droit d’avoir des droits dans la sphère de la pluralité politique, Judith Butler
considère qu’il est impossible de mener des luttes pour les droits politiques sans que le
corps soit bien nourri, qu’il puisse se reposer et, enfin, sans que les besoins dans le
domaine de la vie biologique soient satisfaits. La perspective arendtienne, développée
dans La Vie de l’esprit et inspirée d’un passage de La Défense de Socrate consiste à dire que
le « vivre en soi » n’a pas de valeur intrinsèque. Seul le « bien-vivre » (eudaimonia) rend la
vie digne d’être vécue. Butler considère que cette perspective n’est pas valable pour notre
époque ou n’a peut-être jamais été valable. Elle comprend qu’Arendt sépare la vie du
corps de la vie de l’esprit et préfère donc, dans des analyses telles que les Écrits juifs, que
le peuple élu choisisse une mort digne plutôt que d’insister sur la survie à tout prix. Butler
considère quant à elle que la sphère publique dépend de la sphère privée, tout comme
l’acte verbal public dépend du corps. Le corps est politique. La pluralité, en tant que
condition politique et élevée de l’être humain, s’exerce souvent au détriment de l’inégalité
dans la sphère privée. L’apparition publique dépend de l’égalité dans le privé. La critique
de cette dépendance non reconnue, du public par rapport au privé, lui fournit le point de
départ d’une nouvelle politique du corps. Voir à ce sujet J. Butler, Rassemblement, op. cit.,
p. 254-255.
4 Cf. P. Dardot et C. Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale,

Paris, La Découverte, 2010.


138 Cesar Candiotto

seule possibilité est de lutter pour continuer à vivre et, pour ce faire, de se
déplacer vers un autre espace.
Les guerres civiles, les dictatures, les nouveaux impérialismes et les
néocolonialismes sont des machines à produire des populations,
c’est-à-dire des vies compréhensibles uniquement selon leur condition
biopolitique, des vies qui, en se déplaçant en quête de survie matérielle,
deviennent de « simples vies »5. Ces machines de disqualification de la vie,
d’animalisation de l’humain pourraient également être pensées comme des
machines d’assujettissement. Être obligé de quitter son pays implique de
se voir forcé d’abandonner des relations qui se sont construites, des
processus de subjectivation qui se sont constitués au cours de son exi-
stence. En ce sens, les migrants dépossédés sont toujours confrontés à une
traversée frontalière géographique (par la mer, par la terre) qui est
également une traversée anthropologique et sociale, puisque de nouvelles
frontières les scindent de l’intérieur, les objectivant en tant que population
exposée et vulnérable.
Cette traversée exige de laisser derrière soi qui l’on était et comment
on vivait, compte tenu de l’attrait également forcé de l’« intégration » à la
terre et à la culture d’une destination toujours incertaine. Le passage qui
implique le déracinement comme condition d’intégration est un assujettis-
sement sans fin. Dans les pays où ils arrivent, les migrants sont incités à
faire abstraction de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont
afin d’incorporer une langue étrangère et un mode de vie très différent.
Même dans les processus migratoires moins dramatiques, la réciprocité et
le respect mutuel des différents modes de vie, entre celui qui arrive et celui
qui le reçoit, ont du mal à se concrétiser, ce qui rend difficile une inté-
gration effective. Les migrants sont souvent obligés d’incorporer unilaté-
ralement les valeurs du pays qui leur vient en aide comme condition
préalable de leur « acceptation ».

Comme le souligne Benjamin Boudou, dans son ouvrage Politiques de


l’hospitalité, « politiquement, l’hospitalité est difficilement compatible avec

5 La notion de « simple vie » (das blosse Leben) se trouve dans l’essai de W. Benjamin,
« Pour une critique de la violence » (1921), trad. fr. M. de Gandillac et R. Rochlitz, in Œuvres,
t. I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 240. Cette notion fait référence à une vie
complètement dénuée de droits.
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 139

l’égalité. La relation entre les accueillants et les accueillis suppose le respect


des lois de l’accueillant, la gratitude pour ce qui doit être vécu comme un
don généreux, et éventuellement la déférence envers les accueillis. Même
si l’étranger bénéficie d’un statut honorifique, cela ne vient que masquer
l’inégalité constitutive de la relation »6.
L’accueil des migrants de survie implique presque toujours un rapport
d’inégalité et par conséquent il ne peut que très difficilement être pensé
sous l’horizon d’une éthique de l’hospitalité7. Dès le moment où ils fran-
chissent les frontières, les migrants sont contraints de s’identifier aux con-
trôles de l’immigration ; les membres de ces populations doivent informer
qui ils sont, où ils vivent, avec qui, les obligeant ainsi à affronter de nouvel-
les frontières. Un migrant qui n’adhère pas aux fixations et aux disciplines
des centres de détention ou des contrôles migratoires des grandes villes
devient un individu dangereux, un mal à combattre.

L’argument des critiques conservateurs selon lequel les migrants ne


veulent pas s’identifier aux valeurs de la démocratie occidentale est
souvent réfuté par l’opérationnalité même des États qui les reçoivent. C’est
l’exclusivité du rôle sécuritaire de l’État qui empêche les migrants de créer
des racines et de nouer des liens avec les autochtones ou les nationaux.
Comme le montre Sophie Djigo à propos du camp de Calais en France (la

6 B. Boudou, Politiques de l’hospitalité, Paris, CNRS éditions, 2017, p. 177-178.


7 L’hospitalité envers les migrants de survie ne peut être envisagée uniquement dans
sa perspective éthique. Quoique l’hospitalité inconditionnelle, telle que nous la trouvons
chez Derrida, puisse définir un horizon éthique auquel on ne peut renoncer, elle est
difficilement réalisable. En ce sens, il vaut mieux situer l’hospitalité dans la dimension
d’un réalisme politique plutôt qu’en référence à un idéalisme moral. « Prendre l’hospitalité
au sérieux implique enfin de renoncer à l’idée d’une éthique de l’immigration parfaitement
juste. C’est en vue de la non-domination qu’elle prend son sens. Cette conséquence est
davantage méthodologique : il s’agit de se défaire des ambitions théoriques ‘moralistes’
pour préférer un traitement ‘réaliste’ de la question migratoire. L’hospitalité doit donc
être considérée à partir des conditions effectives de l’accueil » (B. Boudou, op. cit., p. 218).
Cependant, le renoncement à une éthique de l’hospitalité inconditionnelle n’implique pas
de renoncer à toute perspective éthique dans le cadre d’une politique de l’hospitalité. Le
risque est sinon d’adhérer à la position libérale classique qui sépare éthique et politique.
D’après celle-ci, la politique ne doit pas se soumettre à l’éthique, puisque l’important est
l’efficacité des procédures politiques et non leur engagement envers des valeurs éthiques.
Le danger de cette séparation est bien celui de la dépolitisation de l’éthique et la
démoralisation du politique.
140 Cesar Candiotto

« Jungle »), les migrants sont astreints à se déplacer constamment afin de


ne pas avoir de contacts durables ni de se familiariser avec la population
locale8. Le seul endroit où la fixation est permise est justement la « jungle ».
Il s’agit d’une fixation sans aucune intégration ou appartenance politique.
Dans ce type de cas, qui illustre la situation de la majorité des demandeurs
d’asile, l’exclusion du pays d’origine se double du refus imposé par le pays
d’accueil.
Quant aux migrants sans résidence permanente, citoyenneté ou
nationalité, qui vivent dans les banlieues des grandes villes, ils se voient
obligés de travailler illégalement en échange de salaires très bas et sans
sécurité sociale, afin de ne pas être dénoncés aux contrôles migratoires par
leurs employeurs. Ainsi, même si ces migrants sont politiquement objecti-
vés en tant qu’individus potentiellement dangereux, les processus d’assu-
jettissement dans lesquels ils se trouvent impliqués ont une fonction
productive, car ils accroissent la rentabilité des propriétaires des moyens
de production et de reproduction du capital par la pression sur les salaires.
Dans de tels processus, les migrants « illégaux » sont donc amenés à
participer à leur propre assujettissement, à consentir à leur condition
d’assujettis. Les conditions préalables à l’intégration requises par les natio-
nalismes actuels placent les migrants dans une zone d’indiscernabilité.
D’un côté, ils n’ont pas accès à tous les droits et aux mêmes chances que
n’importe quel citoyen et, de l’autre, ils ne sont pas tout à fait étrangers
parce qu’ils sont inclus dans la condition d’illégaux. Enfin, dans les migra-
tions de survie deux processus se complètent : d’une part, la désub-
jectivation forcée suivie de l’exclusion dans une traversée sans fin ; d’autre
part, un nouvel assujettissement appelé intégration, celle-ci étant toutefois
mise en œuvre par l’inclusion du migrant de périphérie dans la condition
d’un être illégal : le résultat de ce processus est la production politique de
l’illégalité9.

8 Cf. S. Djigo, Aux frontières de la démocratie. De Calais à Londres sur les traces des migrants,
Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2019.
9 La structure de l’état d’exception, présentée par Giorgio Agamben dans un autre

registre méthodologique, peut aider à comprendre la production biopolitique de


l’exclusion du migrant de survie en tant qu’illégal. Le paradoxe est que cette exclusion a
pour condition son inclusion dans un territoire donné. Il s’agit d’une forme d’« exclu-
sion inclusive », c’est-à-dire que l’on exclut quelqu’un en l’incluant dans l’ensemble même
de l’exclusion. La production de l’illégalité ou de l’exception n’est effectuée qu’au sein
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 141

Considérations finales

Une fois ce parcours effectué, il convient de se demander pourquoi


les migrants de survie représentent un tel danger pour les États développés
et les communautés politiques transnationales. Notre hypothèse est que
leur prétendue dangerosité est liée, entre autres raisons, aux reconfigura-
tions de la gouvernementalité biopolitique à l’époque contemporaine. Et
la principale caractéristique de celles-ci réside dans la combinaison de deux
éléments : d’une part, la disciplinarisation et le confinement des corps dans
des espaces fermés et, d’autre part, la régulation d’un environnement vital
ouvert ou semi-ouvert, dans lequel il est possible d’introduire des techni-
ques dont les variables conduisent les vies qui s’y trouvent à circuler d’une
certaine manière et selon des réactions comportementales attendues et
prescrites.
Lorsque ces corps et ces vies sont ceux de personnes qui migrent en
quête de leur propre survie, la régularité de cette circulation et la recon-
figuration des formes de contrôle disciplinaire entrent alors en crise. C’est
pourquoi l’invisibilisation de populations migrantes indésirables aux
abords des métropoles fait partie des mécanismes de régulation biopoliti-
que même si, dans certains cas, ces populations sont économiquement
utiles. Pour la même raison, il devient indispensable de constituer de nou-
veaux camps, délimités par des clôtures électriques ou des murs, dans les-
quels les migrants objectivés comme clandestins devront rester, sous
forme d’une détention indéfinie et accompagnée de divers processus
d’assujettissement.
La migration de survie apparaît donc comme un enjeu majeur, car elle
se trouve au cœur du diagnostic politique du présent à un moment
historique où les corps et les vies des migrants sont objectivés positive-
ment ou négativement, en fonction de leur capacité de fixation à la dyna-
mique du flux de capital. Cette migration met en évidence les limites de la

d’une communauté politique. « Si l’exception est la structure de la souveraineté, alors la


souveraineté n’est ni un concept exclusivement politique, ni une catégorie exclusivement
juridique ; elle n’est pas non plus une puissance extérieure au droit (Schmitt), ni la norme
suprême de l’ordre juridique (Kelsen) : elle est plutôt la structure originaire dans laquelle
le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui à travers sa propre suspension » (G. Agamben,
Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. fr. M. Raiola, Paris, Le Seuil, 1997, p. 36).
142 Cesar Candiotto

délocalisation des grandes industries multinationales vers les pays pauvres


et misérables à la recherche d’une main-d’œuvre bon marché, mise en
œuvre sans la mise en place corrélative d’une infrastructure qui permette
à ces travailleurs de rester dans leurs propres pays. Elle révèle également
que le bien-être des pays « centraux », avec leur modèle triomphant de
mondialisation économique et de démocratie libérale, se paye des méfaits
qu’ils causent aux pays « périphériques », ce qui relève d’une espèce de
néocolonialisme. Ce type de migration atteste enfin du scandale de com-
munautés économiques et politiques qui, bien qu’ayant accru les libertés
de mobilité humaine et les droits de ceux qui y sont citoyens ou naturalisés,
ont créé de nouvelles « zones » frontalières plus fermées allant des camps
de détention à la dénationalisation, en passant par l’inclusion des migrants
par le biais de l’illégalité, ou la multiplication et la fragmentation des sujets
qui y sont impliqués. C’est pourquoi la traversée des frontières par les po-
pulations en quête de survie s’accompagne paradoxalement de la constitu-
tion de nouveaux assujettissements, venant couronner l’hypocrisie des
économies qui se sont développées aux dépens de l’exploitation de ces
mêmes populations dans leurs pays d’origine, hier et aujourd’hui.
Réfléchir à la possibilité de processus de subjectivation dans lesquels
la population migrante de survie serait rendue capable d’une agentivité
propre, est un véritable défi, dans la mesure où l’indiscernabilité dans
laquelle cette population se trouve, lancée qu’elle est dans un milieu qui ne
la situe ni entièrement à l’intérieur ni tout à fait à l’extérieur d’une condi-
tion politique, tend à animaliser leurs vies et à disqualifier leurs existences.
Et lorsque des pays d’accueil empêchent un bon nombre de ces migrants
de pénétrer leurs frontières, les repoussant à nouveau vers les endroits d’où
ils sont partis et où ils ne peuvent pourtant plus revenir, ils mettent en
œuvre plus ou moins explicitement les reconfigurations contemporaines
de la gouvernementalité biopolitique.
Si la gouvernementalité biopolitique est hostile aux migrants de survie
et manifeste cette hostilité en les éloignant et en les rendant invisibles, leur
accueil implique alors de les rendre visibles, de restaurer leur visibilité en
prenant soin de l’endroit où ils vivent. Si les migrants de survie risquent
de vivre en dehors de tout espace commun, l’accueil consisterait à créer
des lieux pour prendre soin de leurs vies fragilisées. Comme le soulignent
Guillaume le Blanc et Fabienne Brugère dans leur ouvrage La Fin de l´hospi-
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 143

talité, l’accueil des migrants doit toujours être provisoire, dans la mesure
où il ne peut être considéré comme une fin en soi. À un moment donné,
il doit céder la place à la création de conditions d’appartenance citoyenne.
Le secours et l’accueil sont indispensables, mais ils ne peuvent jamais
être suffisants pour mettre en œuvre une véritable politique migratoire.
Les migrants seront toujours considérés comme des citoyens de seconde
zone s’ils ne peuvent pas contribuer à la création et au partage des biens
qui définissent une communauté politique. Mais l’appartenance citoyenne
implique à la fois la reconnaissance de l’égalité juridique et la transfor-
mation des pratiques sociales à l’égard des migrants. La reconnaissance du
fait qu’ils sont des citoyens comme les autres ne peut être considérée com-
me une concession de l’État qui les accueille. En réalité, ce sont les luttes
contre les processus d’assujettissement et de production de l’illégalité qui
permettront aux migrants de parvenir à une condition politique moins
inégale, et de rompre ainsi avec les différentes frontières de l’invisibilisa-
tion et de la ségrégation sociale.

Cesar Candiotto
Pontificia Universidade Católica do Paraná (Curitiba)/CNPq
c.candiotto@pucpr.br
Pouvoir sur la vie et droits humains*
Marcelo Raffin

À partir de la fin des années 1970, Michel Foucault a proposé une


distinction entre les notions de « droits de l’homme » et de « droits des
gouvernés ». Il soutient à cet égard que la première notion est dépendante
de la gouvernementalité alors que la seconde est l’affirmation ou la reven-
dication de l’indépendance des gouvernés à l’égard de la gouvernementa-
lité. Voilà pourquoi il affirme que les « droits de l’homme » et les « droits
des gouvernés » marquent deux conceptions absolument hétérogènes de
la liberté. C’est cette distinction qui nous a en quelque sorte inspiré pour
repenser la production de droits, et notamment la figure des « droits
humains », comme une stratégie politique de résistance aux pouvoirs et
comme « pratique de liberté ».
Dans cette contribution, nous souhaitons reprendre cette distinction
proposée par Foucault entre « droits de l’homme » et « droits des
gouvernés », et la critique qu’elle implique, pour poser une question à
l’égard de la potentialité et de la portée des droits humains dans l’arène
politique actuelle. Nous allons nous efforcer de répondre à cette question
à partir de la position foucaldienne à l’égard de la politique et de la pro-

*
Cet article constitue une diffusion de résultats partiels de mes recherches au
Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET) d’Argentine et à
l’Université de Buenos Aires (UBA) sur la notion de politique dans la pensée de Michel
Foucault. L’article reprend également certaines idées présentées dans les textes suivants :
Droits humains et émancipation : un outil pour la démocratie ? Une analyse de la potentialité des droits
à partir de la pensée foucaldienne, « Revista Praxis Filosófica Nueva Serie », (2018), n. 47,
Universidad del Valle, Cali, Colombie ; ‘Derechos del hombre/derechos humanos’ versus ‘derechos
de los gobernados’ : un análisis de la producción de derechos en el pensamiento de Michel Foucault,
« Dorsal. Revista de Estudios Foucaultianos », (2019), n. 7, Cenaltes/Red Iberoamericana
Foucault – ainsi que dans des réunions scientifiques au cours de l’année 2019,
notamment : « ‘Droits de l’homme’ versus ‘droits des gouvernés’ dans la pensée foucal-
dienne : une analyse de la potentialité des droits dans l’arène politique actuelle », Sémi-
naire « Dialogues philosophiques », organisé par le Laboratoire LLCP de l’Université
Paris 8, le 2 avril 2019, et « Pouvoir sur la vie et droits humains », Colloque international
« Vie, Violence, Pouvoir » (ViiP), organisé par Philippe Sabot à l’Université de Lille, les 2
et 3 octobre 2019.

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 145-162.


146 Marcelo Raffin

duction de droits, notamment de ce que Foucault appelle les « droits des


gouvernés », en tant que ceux-ci sont liés, à leur tour, dans leur propre
production, à la notion de « nouveau droit ».
Nous allons développer cette analyse en partant d’un constat qui
touche à la réalité des politiques locales, nationales, régionales et inter-
nationales : cette réalité se caractérise par un processus parfois consécutif
mais parfois également corrélatif d’apogée et de chute des droits humains
ou de ce que l’on pourrait entendre, en d’autres mots, comme un processus
de légitimation et de délégitimation des droits humains. Ce qui revient à
dire que les droits humains constituent aujourd’hui une réalité paradoxale,
avec des connotations positives et négatives.
C’est donc face à cette configuration paradoxale des droits humains
dans l’arène politique actuelle que nous souhaitons poser la question qui
vient d’être énoncée afin d’explorer la possibilité de proposer une réha-
bilitation ou une nouvelle légitimation des droits humains. Pour ce faire, il
importe de tenir compte des critiques qui, dans certains cas, ont été
raisonnablement adressées aux droits humains mais il importe au moins
autant de chercher à penser également ceux-ci à partir de leur potentialité
comme stratégie, comme outil d’émancipation et comme arme d’une lutte
et d’une création politiques dans l’arène contemporaine tant au niveau
local ou interne de chaque État qu’au niveau régional et international.
L’argumentation que nous allons développer comportera deux mo-
ments principaux, précédés par un bref excursus sur la distinction entre
les notions de « droits de l’homme » et de « droits humains ». Le premier
temps de l’analyse sera consacré à la question de la production de droits
chez Foucault et à la distinction que ce dernier propose entre « droits de
l’homme » et « droits des gouvernés » ; dans un second temps, nous
envisagerons la potentialité et la portée des « droits humains » comme stra-
tégie politique de résistance aux pouvoirs et comme « pratique de liberté ».

Excursus sur les notions de « droits de l’homme » et de « droits humains »

Partons d’une remarque concernant l’emploi de la notion de « droits


humains », notamment en France. Dans nos démocraties actuelles, il faut
plutôt parler de « droits humains » au lieu de parler de « droits de
Pouvoir sur la vie et droits humains 147

l’homme ». Sur ce point, il faut donc expliciter une distinction qui ne va


pas de soi, du moins en langue française. Qu’entend-on par « droits de
l’homme » et par « droits humains » ? S’agit-il d’expressions synonymes ?
Ou s’agit-il tout simplement d’un problème de traduction en français de
l’expression « human rights », « derechos humanos », « direitos humanos »,
etc. ou d’un usage du langage ? À vrai dire, non. Il s’agit de deux notions
différentes, qui impliquent des relations différentes entre l’État comme
sujet des obligations et les personnes comme sujets des droits, et ces
notions sont apparues à des moments historiques différents et comme
conséquence de situations différentes.
Les « droits de l’homme » sont la figure politico-juridique qui consacre
les droits naturels modernes provenant du paradigme de la philosophie du
droit naturel moderne rationaliste et qui rend compte du lien fondamental
entre l’État et ses nationaux, ou plus spécifiquement ses citoyens, malgré
la vocation universaliste ouverte consacrée dans la lettre de la loi. La figure
des droits de l’homme est celle qui apparaît dans les déclarations de droits
des XVIIe et XVIIIe siècles et qui passera ensuite dans l’univers des
constitutions modernes du constitutionnalisme classique, à l’intérieur du
domaine des États-nations. Elle s’appuie sur la fiction d’un sujet universel
mais, en réalité, ce sujet n’est autre qu’un homme blanc, européen, adulte,
hétérosexuel, propriétaire et chrétien qui exclut toute autre forme de
« l’humain », c’est-à-dire les femmes, les enfants, les extra-européens, les
esclaves et les diversités sexuelles et religieuses.
Au contraire, les « droits humains » établissent un lien clair entre les
États comme sujets des obligations et toutes les personnes, indépendam-
ment de leur statut politico-juridique (soit des nationaux, soit des étrangers,
soit des apatrides) comme sujet de droits, c’est-à-dire « l’humanité », du
moins comme type idéal à la Weber (c’est-à-dire comme un type « idéal »
qui n’apparaît jamais « pur » dans la réalité) et qui, dans ce cas, devra être
évalué à partir des obligations que chaque État assume en la matière.
Les « droits humains » apparaissent dans la sphère internationale (dans
la politique et le droit internationaux) après la Seconde Guerre mondiale
sur la base des antécédents des droits de l’homme qu’ils vont redéfinir avec
ce nouveau terme. Voilà pourquoi on les appelle « droits humains »
(« human rights », « derechos humanos », « direitos humanos ») pour mar-
quer la différence avec les « droits de l’homme » (« rights of Man »,
148 Marcelo Raffin

« derechos del hombre », « direitos do homem »). La distinction n’a pas été
retenue en français, ce qui rend cette distinction confuse.
Comme on peut le voir, la distinction conceptuelle entre les deux
notions n’est pas négligeable quand bien même, à maintes reprises, elle
n’est pas retenue ou elle est même ignorée. Qui plus est, de nombreux
États utilisent l’expression « droits humains » pour nommer des politiques
ou des programmes d’action qui se réfèrent, en réalité, à la notion tradi-
tionnelle de « droits de l’homme » dans la mesure où ils ne reconnaissent
ces droits qu’à leurs nationaux1.

La production de droits chez Foucault et la distinction entre « droits de l’homme » et


« droits des gouvernés »

La question de la production de droits chez Foucault doit être mise en


perspective à partir de la question plus large de la politique. Il est possible
de distinguer deux notions ou deux « images » différentes de la politique
chez Foucault : l’une de ces notions est liée à l’analyse qu’il propose du
paradigme de la biopolitique et de la gouvernementalité, où la politique
apparaît complètement liée aux dispositifs du gouvernement sur la vie qui
lui font adopter une forme particulière et qui l’empêchent de se déployer
autrement ; l’autre notion, au contraire, va plutôt lier la politique à l’exer-
cice de la résistance et des pratiques de liberté à travers les pratiques d’un
gouvernement de soi et des autres qui mène à la création et à la production
de formes de vie à partir de nos propres désirs et de nos propres idées.
La question de la production de droits chez Foucault comme stratégie
et comme outil politiques apparaît donc dans l’inflexion qui se joue entre
ces deux notions de la politique. En même temps, la production de droits

1
Voici quelques exemples récents de la référence à la notion conceptuelle de « droits
de l’homme » sous l’expression « droits humains » : cf. les affaires Verdugo Urquídez
(1990) et Álvarez Machaín (1992) (Cour Suprême des États-Unis d’Amérique) ou Avena
et autres ressortissants mexicains (Mexique vs. États-Unis d’Amérique) (Cour inter-
nationale de Justice, 2004) ou, en termes généraux, les conditionnements imposés par
l’Union européenne à la réalisation effective de ces droits à l’égard de personnes qui
n’appartiennent pas à l’Union.
Pouvoir sur la vie et droits humains 149

chez lui permet de lier clairement ses idées à ses prises de position de mili-
tant, dès lors que les « droits des gouvernés » apparaissent dans sa pensée
comme la consécration de ses idées sur la résistance aux pouvoirs et, plus
précisément, à la gouvernementalité.
C’est pourquoi on trouve chez Foucault, tout d’abord, une opposition
entre les « droits de l’homme » et les « droits des gouvernés » : les « droits
de l’homme » font l’objet d’une critique acerbe dans la mesure où ils sont
dépendants du paradigme biopolitique tandis que les « droits des gouver-
nés » apparaissent comme une revendication et une conquête valable
contre ce même paradigme. Mais il y a également chez lui une notion parti-
culière, celle de « nouveau droit », qui est liée à la production de droits
comme résistance à la biopolitique et à la gouvernementalité.
Foucault parle expressément et à plusieurs reprises, à partir de la fin
des années 1970, de l’opposition des « droits de l’homme » et des « droits
des gouvernés ». Il critique la figure des « droits de l’homme » et soutient
au contraire le besoin de produire des « droits des gouvernés » dans
lesquels il voit la consécration politique-juridique des luttes socio-politi-
ques. Nous allons reprendre et analyser les moments les plus importants
de ce parcours.
Comme Michel Senellart le signale dans la « Situation » des cours au
Collège de France de 1978 (Sécurité, territoire, population) et 1979 (Naissance
de la biopolitique), c’est en référence au mouvement de la dissidence sovié-
tique que Foucault théorise pour la première fois, en novembre 1977, le
« droit des gouvernés »2 qu’il juge « plus précis » et « plus historiquement
déterminé » que les droits de l’homme, au nom de « la légitime défense à
l’égard des gouvernements »3.
Concrètement, Foucault affirme ces idées par rapport à l’affaire Klaus
Croissant, l’avocat de la Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion –
RAF), accusé de complicité avec ses clients et interdit d’exercice en Répu-
blique Fédérale d’Allemagne. Klaus Croissant se réfugie alors en France
en juillet 1977 et demande l’asile politique. Quelques mois plus tard,

2
Cf. M. Senellart, « Situation du cours », dans M. Foucault, Sécurité, territoire,
population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, coll.
« Hautes études », 2004, p. 384.
3
M. Foucault, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? » (1977), dans Dits et écrits, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, III, n° 210, p. 362 et p. 364.
150 Marcelo Raffin

Croissant est incarcéré à la Santé et extradé vers la RFA. Le jour de


l’extradition, Foucault participe à une manifestation organisée devant la
prison et prend fermement position en faveur de la reconnaissance du
droit d’asile pour Croissant. Il lui consacre des articles et des entretiens,
dont celui qu’il publie dans Le Nouvel Observateur (nº 679, 14-20 novembre
1977), sous le titre « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? », où il présente,
pour la première fois, sa notion d’un « droit des gouvernés » qu’il oppose
aux « droits de l’homme ».
Mais pour mieux comprendre la critique de Foucault à l’égard des
« droits de l’homme » et sa proposition d’un « droit des gouvernés », il faut
remonter un peu plus loin dans le temps et rappeler l’une des consé-
quences fondamentales liée à l’émergence du paradigme de la biopolitique.
Dans le chapitre conclusif de La Volonté de savoir, intitulé « Droit de mort
et pouvoir sur la vie », Foucault affirme que l’une des conséquences
fondamentales de la biopolitique est le tournant décisif opéré par le privi-
lège accordé à la norme aux dépens du système juridique de la loi.
C’est ce tournant qui a conduit à placer la vie de l’homme en tant
qu’espèce vivante au centre des expressions juridiques. De cette manière,
il note que « le « droit » à la vie, au corps, à la santé, au bonheur, à la
satisfaction des besoins, le « droit », par-delà toutes les oppressions ou
« aliénations », à retrouver ce qu’on est et tout ce qu’on peut être, ce
« droit » si incompréhensible pour le système juridique classique, a été la
réplique politique à toutes ces procédures nouvelles de pouvoir qui, elles
non plus, ne relèvent pas du droit traditionnel de la souveraineté »4.
Par conséquent, les droits de l’homme de la fin du XVIIIe siècle et du
XIXe (et ensuite, on pourrait ajouter les droits humains, bien que la
distinction soit problématique chez Foucault) peuvent apparaître comme
la manifestation de la biopolitique et donc de l’imbrication fondamentale
de la vie et du pouvoir qui caractérise la modernité5. Si cette position est
bien celle que Foucault soutient dans le passage qui vient d’être cité, alors

4
M. Foucault, La Volonté de savoir, Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des histoires », 1976 ; rééd. coll. « Tel », 1995, p. 191.
5
Cette distinction, d’un côté, renvoie notamment, mais pas exclusivement, à une
notion qui coïncide temporellement plutôt avec celle de droits de l’homme et, de l’autre,
comme je l’ai déjà souligné, on ne distingue pas, du moins en France, entre les
deux expressions.
Pouvoir sur la vie et droits humains 151

les droits de l’homme et les droits humains ne sont plus qu’une fiction ou
un dispositif de capture de la vie par le pouvoir. Néanmoins, il importe de
signaler une certaine ambigüité dans les termes employés par Foucault lui-
même. L’interprétation de ce passage dépend notamment du sens que l’on
peut assigner à l’idée d’une « réplique politique » concernant toutes les
nouvelles procédures de pouvoir.
Si l’on comprend cette expression comme la conséquence nécessaire
de l’apparition du paradigme de la biopolitique, alors il faut conclure que
le droit, dans toutes les déclinaisons signalées (droit à la vie, au corps, à la
santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins, etc.), qui coïncident avec
certaines expressions des droits de l’homme/droits humains, et, par consé-
quent, les droits de l’homme/droits humains mêmes, ne sont pas autre
chose qu’un ensemble de dispositifs qui déploient, reproduisent et ren-
forcent ce paradigme.
Mais si l’on comprend la « réplique politique » comme une réaction à
l’apparition du paradigme biopolitique comprise en termes d’affrontement
ou de résistance, alors le droit (dans toutes les déclinaisons signalées), et
les droits de l’homme et les droits humains, peuvent apparaître plutôt
comme une instance de résistance et d’exercice d’un contre-pouvoir face
au paradigme biopolitique.
Cette ambiguïté par rapport au sens qu’il est possible d’attribuer à
l’expression « réplique politique » est encore renforcée par le parallélisme
que Foucault établit entre la vie et le droit dans le passage cité. De même
que la vie s’excède elle-même, de même le droit peut s’excéder lui-même.
Et de même que, dans les luttes politiques de la modernité avancée, la vie
a été retournée contre le système qui prétendait la contrôler (la biopoli-
tique), de même le droit peut, éventuellement, dans certains cas, être
retourné contre la biopolitique, en contrevenant à son rôle de légitimation
de ce paradigme, dans la mesure où il peut traduire des revendications ou
des demandes comme la vie, le corps, la santé (en un mot, comme Foucault
le résume, la rencontre avec « ce qu’on est et tout ce qu’on peut être »), par
des formulations juridiques (« droit à la vie », « droit au corps », « droit à
la santé », etc.).
Ce qui apparaît dans cette formulation foucaldienne c’est, pour le dire
plus spécifiquement, la potentialité de la vie comme résistance au pouvoir.
Suivant cette même formulation, on peut donc comprendre l’idée d’un
152 Marcelo Raffin

droit qui serait une « réplique politique » comme celle d’un exercice de
résistance à la biopolitique et comme la possibilité de produc-tion de
formes juridiques différentes de celles qui légitiment le paradigme biopol-
itique. De cette manière, Foucault ouvre la voie à la production de droits
à partir de l’immanence d’une situation concrète de lutte, même s’il ne
parle pas ici directement de « droits de l’homme/droits humains » ni de
« droits des gouvernés ».
À plusieurs reprises dans ses cours au Collège de France de 1978 et
1979, Foucault développe sa critique des droits de l’homme/droits
humains en soulignant qu’ils sont l’expression de la gouvernementalité.
Néanmoins, s’il critique ces droits, il n’en demeure pas moins vrai qu’il ne
rejette pas la possibilité de produire des droits à partir de l’exercice de rési-
stances et de « contre-pouvoirs » se déployant face à la rationalité gouver-
nementale. Dans ce cas, il préfère parler de « droits des gouvernés » en tant
qu’expression de l’exercice de la résistance face au bio-pouvoir. Précisé-
ment, dans les cours de 1978 et 1979, Foucault avance cette idée de « droits
des gouvernés » ; elle apparaît liée à l’idée de l’autonomie de l’action politi-
que par rapport au paradigme de la gouvernementalité.
Ainsi, Foucault présente les « droits des gouvernés » comme l’affir-
mation ou la revendication de l’indépendance des gouvernés à l’égard de
la gouvernementalité libérale par opposition aux « droits de l’homme » qui
en sont dépendants. Cette distinction est posée afin de signaler qu’au
moment de l’émergence de la rationalité d’une gouvernementalité libérale
à la fin du XVIIIe siècle deux conceptions différentes, « hétérogènes » mais
non contradictoires, émergent et permettent de rendre compte de la limi-
tation interne de cette rationalité.
En effet, Foucault explique que cette limitation de la nouvelle raison
gouvernementale s’est produite selon deux voies : la voie révolutionnaire
française et la voie du radicalisme anglais. Elles se sont appuyées sur deux
éléments différents, le droit et la pratique gouvernementale elle-même, et
ont impliqué deux conceptions hétérogènes de la loi et de la liberté.
La voie révolutionnaire soutient que tout individu possède
originairement, pour lui-même, une certaine liberté dont il cède ou non
une partie déterminée sous la forme de droits fondamentaux, alors que la
voie radicale entend la liberté à partir de l’indépendance des gouvernés par
rapport aux gouvernants. Voilà pourquoi Foucault signale qu’on est ici
Pouvoir sur la vie et droits humains 153

devant deux conceptions absolument hétérogènes de la liberté conçues,


respectivement, à partir des « droits de l’homme » et des « droits des
gouvernés ».
Les deux systèmes ont donc une origine historique différente et
comportent une hétérogénéité essentielle. Ces affirmations foucaldiennes
supposent une thèse forte par rapport à la fonction du droit et de la liberté
dans la formation des sociétés modernes occidentales et de la rationalité
gouvernementale libérale.
Cette thèse implique que les « droits humains » actuels plongent leurs
racines dans la rationalité libérale. Et, plus encore, qu’aujourd’hui, à chaque
fois que nous invoquons ces droits, nous réactivons l’ambiguïté qui
marque leur origine : le fait qu’ils proviennent aussi bien d’un paradigme
que de l’autre, le fait qu’ils mettent en œuvre aussi bien le système des
« droits de l’homme », dépendants de la doctrine des droits naturels
modernes, que le système de « l’indépendance des gouvernés » à l’égard
des gouvernements et des gouvernants.
Lorsque Foucault signale cette hétérogénéité, il ne veut pas dire qu’il
s’agit de systèmes séparés, incompatibles ou exclusifs, mais qu’il existe une
connexion incessante entre les deux. C’est pourquoi il reprend ce point
crucial de l’ambiguïté qui caractérise la figure des « droits de l’homme »
depuis leur naissance, dans l’analyse de la virtualité et de la potentialité de
ces droits dans le monde actuel comme « droits humains », à partir d’une
logique stratégique de connexion de l’hétérogène (par opposition à une
logique dialectique d’homogénéisation du contradictoire).
Ceci l’amène donc à soutenir, dans Naissance de la biopolitique, que le
problème actuel de ce qu’on appelle les droits de l’homme se formule de
la manière suivante : il suffirait de vérifier où, dans quel pays, comment,
sous quelle forme, ils sont revendiqués pour voir que, dans certains cas, il
est question de la sphère juridique des droits de l’homme, et que dans
d’autres cas il est question d’autre chose, à savoir, par rapport à la gouver-
nementalité, l’affirmation ou la revendication de l’indépendance des
gouvernés6.

6
M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris,
Gallimard-Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2004, p. 43.
154 Marcelo Raffin

Les « droits des gouvernés » se présentent ainsi, sous la logique de la


connexion de l’hétérogène, comme une « stratégie », c’est-à-dire comme
un outil et, notamment, comme une arme politique et juridique pour lutter
contre la gouvernementalité contemporaine en renversant l’ordre établi ou
visant à créer un autre ordre des choses.
Foucault évoque à nouveau cette conception du « droit des gouver-
nés » dans l’entretien donné en août 1979 à Farès Sassine pour le magazine
An Nahar al’arabî wa addûwalî et publié à Paris, à propos des prises de
position du philosophe français par rapport à la révolution iranienne. Le
texte de l’entretien paraît en arabe et pour la première fois dans sa langue
originelle dans la revue Rodéo en 20137. Foucault parle ici de « droits de
l’homme » à partir d’une question posée par Sassine.
Cette question porte sur les positions développées par Foucault en
réaction aux premières actions du gouvernement révolutionnaire iranien,
que ce soit dans sa lettre ouverte au Premier Ministre iranien Mehdi
Bazargan (avril 1979) ou dans l’article « Inutile de se soulever ? » (mai
1979), où il répondait à certaines critiques qu’on lui avait adressées par
rapport au soulèvement iranien de 1978.
À partir des premières exécutions des opposants et des mesures
répressives du nouveau régime, Foucault affirme dans sa lettre ouverte,
qu’il y a des limites (des lois et des droits) que les gouvernements ne peu-
vent pas méconnaître. Parmi ces limites, il pense aux « droits de l’homme ».
Sassine reprend cette position pour questionner la portée de l’universel
qu’elle implique. Dans sa réponse, Foucault souligne que les « droits de
l’homme » n’existent pas en tant que droits universels mais que, bien au
contraire, ils ont une histoire, une partialité historique ; ce qui est universel,
affirme Foucault, c’est « qu’il faut qu’il y ait du droit » car si on n’oppose
pas un droit au gouvernement, si on n’oppose pas un droit aux méca-
nismes et aux dispositifs de pouvoir, alors « ils ne peuvent pas ne pas
s’emballer, ils ne s’auto-restreindront jamais »8.
Par conséquent, Foucault définit ici les « droits de l’homme » (et il faut
souligner qu’il se réfère plutôt à ce qu’il est en train de définir par ailleurs
comme les « droits des gouvernés ») comme la « forme d’universel jamais

7
M. Foucault, « Entretien inédit » (1979), dans Assassines. Le Blog de Farès Sassine :
https://fares-sassine.blogspot.com/2014/08/entretien-inedit-avec-michel-foucault.html.
8
Ibidem.
Pouvoir sur la vie et droits humains 155

définie dans une forme spécifique » qui est ce à travers quoi on peut fixer
une limite à un gouvernement (« ce avec quoi on peut marquer un
gouvernement »)9.
Dans la même ligne, l’idée des « droits des gouvernés » apparaît égale-
ment à l’occasion d’un texte en faveur des prisonniers politiques, rédigé
par Foucault lui-même à Genève en 1981, et diffusé sous le titre de « Face
aux gouvernements, les droits de l’homme »10. Foucault a lu ce texte quel-
ques minutes après l’avoir écrit, à l’occasion de la conférence de presse
annonçant à Genève la création du Comité international contre la piraterie,
en juin 1981. Il est vrai que le titre du texte mentionne les « droits de l’hom-
me » et non les « droits des gouvernés ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Pourquoi cette mention des « droits de l’homme » alors que Foucault récu-
se cette notion et propose à la place celle de « droits des gouvernés » ? Il
est probable que le titre a été décidé par la rédaction du journal Libération,
où le texte a été publié dans l’édition du 30 juin-1er juillet 1984, à l’occasion
de la mort de Foucault. C’est ce que prétend Daniel Defert.
Mais il est également possible que Foucault ait accepté ce titre comme
une stratégie politique, dès lors que le texte en question a bien été écrit afin
d’obtenir le plus grand nombre d’adhésions possible et qu’il prétendait
devenir une nouvelle « Déclaration des droits de l’homme », en reprenant
une dénomination intelligible pour le plus grand nombre.
Or, dans le texte même, Foucault ne parle jamais de « droits de
l’homme » mais de « droits des gouvernés » ce qui lui permet de soutenir
sa position de production de droits à partir de l’immanence même de la
lutte politique, de la résistance aux pouvoirs et du soulèvement, sans tom-
ber dans les pièges de la notion transcendantale de « droits de l’homme »
avec tous les faux-semblants qu’elle comporte11.

9
Ibidem.
10
M. Foucault, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme » (1984), dans Dits
et écrits, op. cit., IV, nº 355.
11
Dans le texte, l’acte de résistance est caractérisé à partir de trois principes : la
citoyenneté internationale, le droit absolu de soulèvement contre les pouvoirs et le droit
des gouvernés à intervenir effectivement dans les politiques et les stratégies internatio-
nales. Cela contrevient au partage des tâches traditionnelles propre à la gouvernementalité
moderne, entre gouvernants et gouvernés, réservant aux gouvernés le rôle d’une indigna-
tion qui reste toujours lyrique.
156 Marcelo Raffin

Foucault parle également des « droits de l’homme » de manière


explicite, dans un passage d’un autre entretien publié dans Les Nouvelles
littéraires, en octobre 1982 (« Michel Foucault : « L’expérience morale et
sociale des Polonais ne peut plus être effacée” »). À la question qu’on lui
pose sur la manière d’élaborer une authentique politique des droits de
l’homme, il répond : « Si des gouvernements font des droits de l’homme
l’ossature et le cadre même de leur action politique, c’est très bien. Mais
les droits de l’homme, c’est surtout ce que j’oppose aux gouvernements.
Ce sont des limites que l’on pose à tous les gouvernements possibles »12.
Dans ce passage Foucault reprend la signification qu’il avait donnée aux
« droits de l’homme » dans l’entretien avec Sassine en 1979.
Il ne faut pas oublier que, lorsque Foucault parle ici de la question des
« droits de l’homme », il répond à une question concrète qu’on vient de lui
poser et qu’il le fait dans un sens stratégique pour signifier la résistance
aux « gouvernements » (comme c’était le cas également dans l’entretien
avec Sassine), ce qui correspond donc complètement à sa notion de
« droits des gouvernés » (une notion qui, là encore, n’est pas connue du
grand public visé par l’entretien).
Qui plus est, face à l’insistance du journaliste sur la possibilité de
considérer les « droits de l’homme » comme un critère permettant
d’évaluer toute situation politique qui évite de transiger avec ces droits,
Foucault revient sur sa critique des « droits de l’homme » en tant que ceux-
ci seraient liés à une rationalité universelle capable de fournir des critères
d’action face à toutes les situations possibles. Il déclare explicitement :
« Vous avez là une perspective merveilleusement XVIIIe siècle où la
reconnaissance d’une certaine forme de rationalité juridique permettrait
devant toutes les situations possibles de définir le bien et le mal »13.
En ce sens, on ne saurait souscrire à l’affirmation de Ben Golder qui,
dans son ouvrage Foucault and the Politics of Rights, parle d’un usage ou d’une
invocation du discours des « droits de l’homme » chez Foucault dans sa
production des dernières années (entre la fin des années 1970 et le début
des années 1980). Il est vraiment étonnant de constater que les citations

12
M. Foucault, « Michel Foucault : “L’expérience morale et sociale des Polonais ne
peut plus être effacée” » (1982), dans Dits et écrits, op. cit., IV, n° 321, p. 349.
13
Ibidem.
Pouvoir sur la vie et droits humains 157

proposées par Golder pour soutenir sa position (« Lettre ouverte à Mehdi


Bazargan », « Michel Foucault : « L’expérience morale et sociale des
Polonais ne peut plus être effacée », « Contre les gouvernements, les droits
de l’homme » et même le passage cité plus haut extrait du cours Naissance
de la biopolitique) s’orientent en réalité dans la direction contraire.
Même dans le cas des entretiens de 1979 et 1982, où Foucault reprend
explicitement l’expression « droits de l’homme », mais afin de répondre à
la question qu’on lui a posée et, comme nous venons de le souligner, dans
un sens stratégique et non pas conceptuel du terme, sa position reste
toujours celle d’un questionnement et d’un refus de la conception classi-
que des « droits de l’homme ». Il ne faut pas non plus oublier que ce que
Foucault propose toujours à sa place, c’est la notion du « droit des gouver-
nés ».
Dans cette ligne, le livre de Golder présente, cependant, des remar-
ques intéressantes concernant la nature des droits chez Foucault (à l’égard
de ce qu’il considère, à notre sens, de manière erronée, comme les « droits
de l’homme » et qu’il place sur le même plan que les « droits des gou-
vernés »), ce qui peut s’appliquer en outre de manière générale à la pro-
duction de droits chez le philosophe français. Ainsi, Golder soutient qu’il
s’agit de « demandes de droits qui renient ouvertement tout type de statut
fondationnel et que rien ne garantit. La seule “garantie” accordée à ces
droits apparaît dans leur propre exercice »14.
Toutefois, la notion même de « droits des gouvernés » n’est pas elle-
même exempte de problèmes théorico-philosophiques lorsqu’il s’agit de
formuler les revendications politiques ou les actes de résistance aux
pouvoirs en termes de droits, c’est-à-dire en termes d’expressions juridi-
ques prenant la forme de « droits ». Si, chez Foucault, l’immanence de la
lutte politique permet de produire des droits, lorsqu’on prétend formuler
un objet en termes juridiques comme une expression de droit, comme un
« droit », on ne saurait éviter un plan de transcendance propre à ce
domaine.
Cela revient à dire qu’à chaque fois qu’on prétendra constituer des
revendications politiques (ou même sociales, culturelles ou économiques)

14
B. Golder, Foucault and the Politics of Rights, Stanford, Stanford University Press,
2015, p. 79 (nous traduisons).
158 Marcelo Raffin

en termes de « droits », on sera obligé de faire appel à une dimension


transcendante qui définit le droit comme tel, du moins tel qu’on le connaît
jusqu’à aujourd’hui sous ce nom (jus) à partir d’un critère définissant tous
les éléments possibles et éventuels d’un ensemble (loi ou ordre juridique).
À moins qu’on veuille y voir l’expression d’autre chose qu’un « droit » au
sens juridique traditionnel, mais alors il serait préférable d’employer un
autre terme que celui de « droit » car celui-ci est chargé de trop d’histoire
et de trop de connotations spécifiques. Ces observations ne concernent
cependant qu’un problème théorico-philosophique qui ne nuit aucune-
ment à la puissance pratique de la notion de « droits des gouvernés »
proposée par Foucault.
Finalement, il faudrait peut-être dire que la notion de « droits des
gouvernés » est liée à celle de « nouveau droit » que Foucault présente en
1976 dans le cours « Il faut défendre la société ». Le « nouveau droit » est une
notion qui renvoie à la possibilité de la création ou de la production de
droits à partir de la résistance aux pouvoirs. Par conséquent, cette notion
s’oppose aussi bien au rôle du droit dans le paradigme du pouvoir
souverain (le droit associé à la « légalité ») qu’à la fonction que le droit
exerce sous le paradigme de la normalisation (le « droit normalisé-
normalisateur »).
Malheureusement, cette notion n’a pas eu de suite dans la production
foucaldienne. Cependant, en reprenant des cas ultérieurs où Foucault fait
référence au droit (entre autres choses, à l’égard des prisons, des prison-
niers, de la justice pénale, de l’abolition de la peine de mort, de la citoyen-
neté internationale), on comprend qu’il s’agit bien d’un usage « nouveau »,
en tant qu’usage inversé ou « contre-usage » du droit « formel et bour-
geois » valant donc comme une stratégie de contre-pouvoir.
L’expression « nouveau droit » apparaît dans la leçon du 14 janvier
1976, comme une notion qui renvoie, comme le dit Márcio Alves da
Fonseca, à un domaine de pratiques, mais aussi à un domaine théorique,
qui serait libéré en même temps des mécanismes de la normalisation et de
ce que Foucault appelle le « principe de la souveraineté »15 :

15
Cf. M. Alves da Fonseca, Foucault e o direito, São Paulo, Saraiva, 2011, p. 182 ;
également publié en français sous le titre de Michel Foucault et le droit, trad. fr. T. Thomas,
Paris, L’Harmattan, 2013. Sur cette notion de « nouveau droit », et sur le droit en général
chez Foucault, voir également, à partir d’une perspective différente, B. Pickett, On the Use
Pouvoir sur la vie et droits humains 159

À dire vrai, pour lutter contre les disciplines, ou plutôt contre le pouvoir
disciplinaire, dans la recherche d’un pouvoir non disciplinaire, ce vers quoi
il faudrait aller ce n’est pas l’ancien droit de souveraineté ; ce serait dans la
direction d’un nouveau droit, qui serait anti-disciplinaire, mais qui serait en
même temps affranchi du principe de la souveraineté16.

Il ne faut pas négliger le contexte dans lequel cette idée est formulée :
il s’agit du cours où Foucault est à mi-chemin entre, d’une part, la distin-
ction du paradigme souverain et du modèle de la société de normalisation
et, d’autre part, la mise en place du paradigme de la biopolitique. Quoi qu’il
en soit, cette notion de « nouveau droit » comme résistance aux pouvoirs
peut également être pensée dans le contexte plus large de la problématique
de la gouvernementalité, formulée deux ans plus tard.

Stratégie politique de résistance aux pouvoirs et « pratique de liberté »

Arrivés à ce point, nous pouvons reprendre la question qui a guidé


notre réflexion jusqu’ici et tenter d’y répondre. Tout d’abord, nous pen-
sons qu’il faut prendre en compte certaines critiques posées par les philo-
sophes dits postmodernes17 sans pour autant renoncer complètement aux

and Abuse of Foucault for Politics, Oxford, Lexington Books, 2005 ; B. Golder, B. et P.
Fitzpatrick, Foucault’s Law, New York, Routledge, 2009 ; B. Golder, Foucault and the Politics
of Rights, Stanford, Stanford University Press, 2015 ; M. Benente (dir.), Michel Foucault.
Derecho y poder, CABA, Ed. Didot, 2015 ; M. Díaz Marsá, Ley y ser. Derecho y ontología crítica
en Foucault (1978-1984), Madrid, Escolar y mayo, 2016 ; J. L. Pardo et M. Díaz Marsá (dir.),
Foucault y la cuestión del derecho, Madrid, Escolar y mayo, 2017 ; et M. Benente, El concepto de
derecho y las prácticas de poder, Un diálogo crítico con Foucault, Agamben y Esposito, CABA,
Editores del Sur, 2018.
16
M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, Paris,
Gallimard-Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 1997, p. 35.
17
Voir notamment, G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue (1995),
trad. fr. M. Raiola, Paris, Seuil, 1997 ; G. Deleuze, « Gauche », dans L’Abécedaire, réalisé
avec Claire Parnet par le metteur en scène Pierre-André Boutang, 1988 ; R. Esposito,
Immunitas. Protection et négation de la vie (2002), trad. fr. L. Texier, Paris, Seuil, coll. « L’ordre
philosophique », 2021 ; A. Negri et M. Hardt, Empire (2000), trad. fr. D.-A. Canal, Paris,
Exils, 2000 ; J. Rancière, Who Is the Subject of the Rights of Man ?, « South Atlantic
Quarterly », 103.2/3 (2004), p. 297-310 ; S. Žižek, Against Human Rights, « New Left
Review », (2005), n. 34, p. 115-131.
160 Marcelo Raffin

droits humains. Il est vraiment surprenant que, dans certains cas (c’est
particulièrement celui d’Agamben), on ne comprenne la virtualité stratégi-
que de ces droits lorsqu’il faut récupérer la bios ou la vie qualifiée tout en
évitant la libre disposition de la zōē dans des contextes comme, par exemple,
ceux des génocides, des exterminations, des migrations, du terro-risme ou
des situations dites d’exclusion sociale. En même temps, nous estimons
qu’il faut reconnaître une base d’égalité (qui ne signifie nullement homo-
généité) aux formes de « l’humain » et cette égalité exige une réélaboration
permanente des configurations que ces formes peuvent définir.
À cette fin, faire un usage spécifique et stratégique des droits humains
peut contribuer à surmonter les critiques qu’on oppose aux droits de
l’homme et, en particulier, à offrir une résistance à la biopolitique et à la
gouvernementalité néolibérale ou à rendre valable une vie qui est censée
être sans valeur dans une situation déterminée. En ce sens, on pourrait
penser à un usage éventuel de la notion de « nouveau droit », comme le
propose Foucault, en termes de résistance et de pratique de liberté des
« gouvernés » comme « réplique politique » à la biopolitique et à la gouver-
nementalité, qui se présente comme une incitation à l’action et à l’imagi-
nation en fonction des situations et des défis concrets que nous avons à
traverser.
Reste, cependant, un doute par rapport à la formulation de ces
« nouveaux droits » dans les termes d’une sorte d’universalité sans loi com-
me produit de l’immanence de la situation même. Cela constitue vraiment
un problème ou est-ce seulement une question de congruence théorique ?
Quoi qu’il en soit, le développement de ces questions qui s’opposerait à la
formulation de droits sur la base du modèle historique de la transcendance
de la loi selon lequel le droit a été créé en Occident ouvre la voie à de
nouvelles lignes de recherche et à de nouveaux défis.
Sur ce point, il faut également ajouter que la voie d’analyse frayée par
la notion arendtienne des droits de l’homme/droits humains, et par la
définition de la « citoyenneté » en tant que « droit à avoir des droits » et
comme le lien fondamental d’appartenance à une communauté politique18
peut encore nous être utile pour repenser les droits humains à la lumière

18
Cf. H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, San Diego/New York/London, A
Harvest Book-Harcourt, 1994, chapitre 9.
Pouvoir sur la vie et droits humains 161

de la configuration politique actuelle. D’un autre côté, il est possible de


soutenir la valeur de la production de droits chez Foucault en tant qu’elle
est liée à l’exercice de la résistance et des pratiques de liberté. En ce sens,
la production de droits peut être comprise comme l’exercice même de la
politique en tant que « création » ou « production » de modes de vie ou
formes de subjectivation et de formes du monde, dans un geste qui est
non seulement subjectif mais intersubjectif. Comme Foucault le dit lui-
même dans « Inutile de se soulever ? » : « [...] au pouvoir, il faut toujours
opposer des lois infranchissables et des droits sans restrictions »19.
Sur ce point, il conviendrait de rappeler, en outre, ce que Foucault
entend par la notion de liberté. La liberté est, pour Foucault, un présup-
posé de la vie et non pas une conséquence des pouvoirs ou une permission
accordée. Justement, l’idée foucaldienne de liberté consiste à soutenir que
c’est parce qu’il y a liberté, qu’il y a des relations de pouvoir, et non l’inverse.
Dans l’entretien « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté »,
il le dit très clairement : « s’il y a des relations de pouvoir à travers tout
champ social, c’est parce qu’il y a de la liberté partout »20. Foucault propose
donc la notion de « pratiques de liberté » comme exercice de la liberté en
tant que résistance aux pouvoirs dans le rapport que le vivant maintient
avec lui-même, ce qui lui permet de devenir le sujet de sa propre existence.
Pour Foucault, il faut purement et simplement exercer la liberté
comme il faut exercer le pouvoir et affirmer la vie. Bien évidemment, il est
tout à fait conscient de la situation d’assujettissement et d’oppression des
sociétés modernes et contemporaines et une bonne partie de sa produc-
tion a été consacrée à la critique de ce pouvoir qui domine et qui assujettit
les sujets. Mais il ne faut pas pour autant penser les pratiques de liberté
comme une pure et simple opposition ou comme un affrontement aux
pouvoirs mais il faut les penser plutôt comme une affirmation de la vie, de
ses désirs et de ses besoins, même si dans beaucoup de cas, cette affir-
mation implique un affrontement de pouvoirs, l’opposition d’un pouvoir
à un autre pouvoir, ou la résistance à un pouvoir, ou l’exercice d’une liberté,
qui implique elle-même un pouvoir contre un pouvoir.

19
M. Foucault, « Inutile de se soulever ? » (1979), dans Dits et écrits, op. cit.,
nº 269, p. 794.
20
M. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (1984),
dans Dits et écrits, op. cit., nº 356, p. 720.
162 Marcelo Raffin

En somme, les droits humains peuvent constituer une stratégie politi-


que de résistance aux pouvoirs et mettre en œuvre une « pratique de
liberté » au sein de nos démocraties actuelles. En ce sens, ces droits partici-
pent à la construction de ces démocraties, mais à condition de rester con-
scients des pièges auxquels peuvent nous amener leurs formes tradi-
tionnelles et leur usage abusif dans les situations concrètes où ils sont
mobilisés.

Marcelo Raffin
CONICET – Universidad de Buenos Aires
Instituto de Investigaciones Gino Germani
raffinmarcelo@yahoo.com
Droit, vie, anti-violence : configurations contemporaines
Stéphane Zygart

Introduire une réflexion sur le droit comme violence ou anti-violence ne


signifie pas que le droit doive être considéré comme un rempart décisif et
définitif contre la violence. Le droit est non seulement de peu de poids
contre le déchaînement des violences – contre les crimes civils ou les cri-
mes de guerre – mais il peut en être un relais et un moyen, comme l’illus-
trent les législations sur les états de siège, d’urgence ou les législations anti-
migrants. D’une manière générale, rien ne garantit absolument contre la
violence, et il est vain de chercher un remède absolu et sûr contre elle1.
D’autre part, en appeler au droit contre la violence doit se comprendre
non pas à un niveau technique ou instrumental, comme si le droit avait
une performativité discursive propre bien que limitée, mais à un niveau
politique général, au niveau de la constitution du politique lui-même. Ce
qui est à mettre en lumière, ce qui est à problématiser avec la mise en avant
du droit, c’est le lien entre politique et social, et la nature plus ou moins
directe, isolable, simple, de leurs rapports. Le droit peut-il être considéré
comme un effet des rapports entre politique et social ou pas ? Est-il ré-
ductible à un instrument de la souveraineté ? Ou bien n’est-il qu’une éma-
nation du social ?
On partira ici de l’hypothèse d’une indépendance du droit par rapport
au social et au politique – indépendance et non autonomie, car il y a bien
sûr une interaction permanente et complexe entre ces trois instances. Quel
lien avec la violence ? Il est lié à une seconde hypothèse, qui est la suivante.
Si les analyses de la politique qui supposent un rapport direct entre la sou-
veraineté et le social, ou pour le dire autrement, entre le pouvoir politique
et la société, sont des moyens incomparables d’exploration des phéno-
mènes de violence sous toutes leurs formes, on peut aussi croire que ce
type d’analyses permet mal de penser les moyens d’évitement des violences.

1C’est l’une des affirmations de départ d’Étienne Balibar dans Violence et civilité (Paris,
Galilée, 2010).

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 163-184.


164 Stéphane Zygart

Le schème de la guerre sociale conjurée hante en effet les théories de


la constitution du politique à partir du social où la constitution du politique
a pour but de pacifier, d’organiser ou de représenter le social sur lequel le
politique fait retour tout en en étant issu. Penser par exemple que la
constitution du souverain permet de mettre fin à une guerre sociale, au
risque d’une guerre civile à suivre entre l’État et certains groupes sociaux
insatisfaits de lui, permet de comprendre bien des violences contempo-
raines, sinon toutes2. Mais cela ne permet guère de sortir de la politique
comme guerre, à moins de parier sur une unification du social inexistante
au départ ou bien sur une unité politique surgissant hors du social.
C’est pourquoi il s’agira plutôt ici de faire jouer le droit avec le poli-
tique et le social, pour essayer de sortir des théories de la politique comme
guerre, de la politique comme résultat provisoire d’un armistice ou conti-
nuation de la guerre sous une forme civile, euphémisée ou cachée.
Pour étayer cette perspective, on procédera en trois temps. D’abord
en montrant que les analyses politico-sociales qui sont menées en posant
un lien direct et autosuffisant entre le social et les pouvoirs politiques sont
extrêmement pertinentes pour penser la violence, notamment par la ré-
duction du droit à l’effet d’autre chose que lui. Agamben peut être consi-
déré comme le paradigme de ce type de théories, par ses relectures de
Schmitt et de Foucault, la division qu’il propose entre vie biographique
(bios) et vie nue (zoé). C’est par ce biais que la notion de vie sera introduite
dans cette réflexion – par la manière dont elle permet à Agamben de re-
prendre et de transformer les bases identitaires de la philosophie de
Schmitt. Dans un second temps, il s’agira, en contrepoint, de montrer le
lien entre indépendance du droit et politique hors guerre, anti-violence, en
mettant en avant les propriétés du droit comme réseau de lois et de droits,
ce qui lui procure son historicité ainsi que ses pouvoirs constituants pro-
pres à l’égard des identités individuelles et collectives.
Comme on l’esquissera finalement, les questions liées à la violence en
politique seraient alors à déplacer, en ne partant plus de l’affrontement des
vies à partir de l’affrontement d’identités, mais en s’interrogeant sur ce que

2 Sur la définition de la guerre civile comme impliquant un État, à la différence de


la guerre de tous contre tous, voir la lecture de Hobbes faite par Agamben : G. Agamben,
« Stasis, la guerre civile comme paradigme politique », dans Homo Sacer : l’intégrale, 1997-
2015, Paris, Le Seuil, 2016, p. 284-285.
Droit, vie, anti-violence 165

suppose un usage des vies précaires, en permanence et indissociablement


bio-juridico-socio-politiques.
La question des usages de sa vie et de celles des autres serait ainsi au
cœur des problèmes politiques contemporains qui se posent, comme l’af-
firme Agamben dans ces derniers ouvrages, mais sur de toutes autres bases
que celles qu’il esquisse à partir de certaines philosophies de la modalité3.
Si la composition d’individualités et de collectifs est un bon moyen de con-
tenir la violence de l’exploitation et de la destruction des vies, si le droit
est un bon moyen pour y parvenir, c’est que les usages de soi ne peuvent
jamais se faire isolément mais impliquent toujours autrui, c’est, comme on
l’indiquera finalement à partir de Spinoza, que toute philosophie de la mo-
dalité est philosophie de la précarité des modes et des moyens de la réduire.

Analytique de la violence : souveraineté, société, biopolitique

Les rapports entre droit, société et politique sont trompeurs chez


Agamben. Le droit y a incontestablement une place et ses analyses y pren-
nent appui, d’Homo Sacer à L’État d’exception. Ce n’est pas du social
qu’Agamben part, mais du droit. Le droit cependant est chez lui totale-
ment anhistorique, ou plutôt transhistorique, capable de traverser des
temps forts différents sans être bouleversé. Rien d’essentiel ne se passerait
ainsi entre l’homo sacer romain et les législations contemporaines sur l’état
d’urgence. La raison en est que le politique est en réalité chez lui à la source
du droit, et sous une forme bien particulière, celle de la forme du pouvoir
souverain en Occident. Mais cette forme du pouvoir souve-rain n’est pas
le dernier mot d’Agamben. C’est la division entre vie nue (zoé) et vie hu-
maine (bios) qui est en réalité essentielle, puisque même la sortie possible
de nos structures politiques s’y déroule, sans possibilité de procéder par le
mépris ou le remplacement de cette division, ainsi que l’affirment les ana-
lyses de L’Usage des corps4.

3 Cf. G. Agamben, L’Usage des corps, dans Homo Sacer, op. cit., p. 1059-1342, et en par-
ticulier « Pour une ontologie modale », p. 1208-1235 et « Forme-de-vie », p. 1253-1334.
4 « Une vie politique, c’est-à-dire orientée par l’idée de bonheur et unifiée en une

forme de vie, n’est possible qu’à condition de s’émanciper de cette scission » (G. Agam-
ben, Homo Sacer, op. cit., p. 1268).
166 Stéphane Zygart

Le déroulé logique des principes chez Agamben se présente donc de


la manière suivante : division zoé/bios → souveraineté politique → droit
transhistorique → composition des sujets et des groupes sociaux. Ceux-ci
n’apparaissent qu’en bout de chaîne, comme l’effet d’un principe de bio-
politique ou de bio-humanisation originel5. On peut caractériser plus pré-
cisément les effets politiques de cette théorie.
D’abord, il y a une définition de ce sur quoi le souverain a absolument
prise qui dessine en creux ou en négatif ce sur quoi les sujets, les individus,
ont prise. Appartient sans partage au souverain la vie biologique ou zoo-
logique des individus, que le souverain ne peut lâcher car il y trouve la
source même de son existence. Appartiennent aux individus leur mode
d’existence (pour ne pas dire leur mode de vie, qui pourrait s’entendre ici
au sens strict), tant que leur façon de vivre ne met pas en jeu leur vie zoo-
logique.
Cette division, ensuite, n’est pas tout à fait fixe, son curseur peut se
déplacer, dans certaines limites. Il y a d’un côté ce qui est incomplètement
politisable, c’est-à-dire incomplètement discutable ou transformable : la
sécurité, et plus largement la protection, le maintien en vie, la mise à mort
ou le laisser vivre. Il y a d’un autre côté ce qui est politisable, qui n’est coin-
cé par aucun interdit souverain et qui concerne le mode de vie des indivi-
dus où le problème est de concevoir ce qui est privé et ce qui est public,
ce qu’il faut mettre sur la scène politique et ce qu’il faut garder pour soi.
On a donc au bout du compte une double limite du politisable chez
Agamben à partir de la division zoé/bios. D’un côté, ce qui ne peut faire
question, le maintien en vie ou la mise à mort, de l’autre le privé. Entre ces
deux limites, on a la scène politique du politisé, construite sans aucune
référence à ce qui serait le social ou la société. Il n’en est pas question, ce

5 Sur le caractère originel de la distinction zoé/bios, voir le début de la troisième partie


de L’Usage des corps, « La vie divisée ». On la trouve comme problématisation de l’appari-
tion du politique, dès les premières pages du volume Le Pouvoir souverain et la vie nue (Homo
Sacer I) où il s’agit de comprendre si la politisation est intérieure à la zoé qui la produirait,
ou si elle lui est imposée dehors par du politique : « Comment peut-on ‘politiser’ la ‘dou-
ceur naturelle’ de la zoé ? Et, tout d’abord, celle-ci a-t-elle vraiment besoin d’être politisée
ou le politique est-il déjà contenu en elle comme son besoin le plus précieux ? La biopo-
litique du totalitarisme moderne d’un côté, la société de consommation et l’hédonisme
de masse constituent certainement, chacune à leur manière, une réponse à cette question »
(Homo Sacer, op. cit., p. 19).
Droit, vie, anti-violence 167

qui indique au fond que les questions qui se passent sur cette scène n’ont
pas d’importance, sauf si elles touchent à ces deux limites : dans la discus-
sion de ce qui doit vivre ou mourir, étant donné que ce choix doit toujours
être opéré et doit jouer systématiquement ; ou, de l’autre côté, dans le
choix de la mise à l’écart ou du devenir public de l’intime.
De ce côté, la vie des corps se rencontre également comme limite de
la saisie subjective et de l’exposition sociale de soi-même, dans ce qu’elle
comporte de mélange inquiétant avec le plus biographique et le plus
singulier. C’est de ce côté que se trouvent les belles pages d’Agamben dans
L’Usage des corps sur Debord et son jeu avec le biographique, sur le SM et
la pensée de Foucault, sur l’intime et le contact6, sur lesquelles nous revien-
drons tout à la fin. Cette manière de concevoir le politique est extrême-
ment efficace pour modéliser les formes de violence, malheureusement
diverses et variées, dans lesquelles nous baignons quotidiennement. Le
comprendre c’est voir à quel point l’opposition vie nue/vie biographique
est étroitement liée à des questions d’identité, suivant un paradigme
schmittien, et d’identités factices, produites par le pouvoir souverain.
On peut d’abord analyser, avec Agamben, les formes possibles de la
violence instituée, officielle, d’État, et trois de ses occurrences : 1. La vio-
lence policière, qui repose à la fois sur la protection au quotidien de la vie
et sur le contrôle de ce qui, partant du privé, perturbe la vie publique ; 2.
La violence exceptionnelle de l’État en vue de protéger l’ensemble de ceux
dont il est le souverain. Il y a alors production d’une identité explicite de
cet ensemble à protéger, identité qui définit le motif et l’ampleur des in-
terventions de l’État. Ce sont les fameux « états d’exception », où Agam-
ben n’échappe pas à Schmitt : choisir des vies, c’est identifier ; 3. La vio-
lence antiterroriste, qui correspond chez Agamben à la normalisation de
l’exception7.

6 Sur l’intime et le contact, voir G. Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 1294-1295 ;
sur Foucault, p. 1159-1171 et sur Debord, p. 1061-1066 (ces pages constituent d’ailleurs
le prologue de L’Usage des corps).
7 Agamben pense cette normalisation à partir de la figure du camp. Mais cette figure

correspond précisément à une dissémination des pouvoirs d’exception de souveraineté


dans tout espace : « Ce système politique n’organise plus les formes de vies et des normes
juridiques dans un espace déterminé, mais contient en lui une localisation disloquante qui
l’excède et à l’intérieur de laquelle toute forme de vie et toute norme peut littéralement
être prise » (Homo Sacer, op. cit., p. 155).
168 Stéphane Zygart

Celle-ci a à voir d’une part avec la question de l’identification et de


l’identifiable, qui autorise à des mesures de police exceptionnelles et en
même temps habituelles, remontant sans cesse du public au privé ou inver-
sement afin de s’assurer des individus comme d’autant d’ennemis poten-
tiels. D’autre part, cette normalisation de l’exception consiste à intégrer les
pouvoirs de division du souverain à la société dont il est le souverain, en
effaçant au maximum l’extériorité de la souveraineté par rapport à ses
sujets. Doit disparaître et devenir ordinaire l’arbitraire originel, plus ou
moins saillant, de la division des individus humains semblables entre eux
en vies non nues et en vies nues, en hommes libres et en esclaves.
Ce trait des analyses d’Agamben correspond, par exemple en France,
à la transformation des tribunaux d’exception en « cours d’assises spécia-
les », où les crimes politiques et/ou terroristes sont désormais jugés à
partir de leurs caractéristiques de droit commun (ce qui revient à juger que
poser une bombe est interdit, quel qu’en soit le motif)8.
Ces deux perspectives, celle des opérations de police antiterroriste et
celle des cours d’assises spéciales de droit commun, convergent en des-
sinant une menace quotidienne, ordinaire, sur les vies dans leur nudité, qui
est en même temps une menace de l’inidentifiable, des ennemis de l’inté-
rieur diffus. La souveraineté devient ordinaire en s’attaquant au mésidenti-
fié, aux vies dont l’appartenance ou le statut sont incertains. À partir de là,
il est tout à fait possible, et ce n’est pas un hasard, de faire se joindre les
analyses de l’extrême violence de Balibar et la conceptualisation du politi-
que d’Agamben.
Dans Violence et civilité, Balibar distingue deux types de violence, toutes
les deux de masse mais qui n’ont pas la même dynamique9 : l’une, objective,
s’exerce sur des groupes bien identifiés, comme la violence ethnique ;
l’autre, subjective, s’exerce sur le proche inquiétant dont on est incertain
du statut, dont les dénonciations et les mises en camp des régimes nazis
ou staliniens pourraient être des exemples.

8 Cf. V. Codacionni, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris,
CNRS Éditions, 2015.
9 Cf. É. Balibar, « Une violence inconvertible, essai de topique », dans Violence et civi-

lité, op. cit.


Droit, vie, anti-violence 169

Balibar précise que les violences de masse ne cessent de passer de l’un


à l’autre type, dans un parcours incessant des constitutions objectives et
subjectives de la violence : on n’est jamais sûr d’avoir tué tout le groupe à
tuer, avoir tué un proche rend tout proche massacrable, ainsi qu’on peut
le voir dans les horreurs des nettoyages ethniques.
Il est tout à fait frappant de constater que le concept d’exception
d’Agamben, avec sa topique paradoxale d’exclusion qui inclut, et tel qu’il
est construit à partir de la division zoé/bios et à partir de la dynamique par
laquelle l’exception devient la règle, permet de conceptualiser les mêmes
choses que Balibar à partir d’autres concepts : protection ou massacre de
groupes, inquiétude de l’ennemi diffus, de l’autre en soi dans le cours des
vies ordinaires.
Ce rapprochement d’Agamben et de Balibar dans les analyses de la
violence extrême permet de souligner un point sensible. L’identité n’est
pas en effet une catégorie opératoire chez Agamben, alors qu’elle l’est chez
Balibar. S’il y a identité chez Agamben, c’est comme résultante d’un arbi-
traire, celui du souverain, comme pur effet d’une division sans motif assi-
gnable. Protéger des vies, décider des actions exceptionnelles, c’est identi-
fier, et à partir de là peuvent se déclencher les violences et leur jeu avec
l’identitaire, l’identifiable, etc. Mais chez Agamben, ces identités ne sont
qu’un jeu de pouvoir. En cela, ses analyses sont profondément schmit-
tiennes, dans l’arbitraire qui lie l’identité à la vie par l’intermédiaire de la
souveraineté.
De son côté, c’est par exemple à partir d’une hésitation sur l’origine
des identifications que Balibar débat avec Ogilvie au sujet des groupes
massacrés dans l’histoire : y eut-il hasard ou pas ?10. Agamben n’hésite pas :
les identités sont factices, sans objectivité, sans qu’il faille prendre la peine
de penser, par exemple, leur teneur sociale. Et c’est pourquoi les violences
d’État ou extrêmes, en un mot les violences politiques se présentent tou-
jours chez lui plus que chez la plupart comme monstrueuses et absurdes :
car elles reposent sur la fausseté des identités ou sur la pseudo-incertitude
de celles-ci.

10 Voir la préface de Balibar à Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable. Essai sur l’extermi-
nisme et la violence extrême, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, p. 20 et suivantes.
170 Stéphane Zygart

C’est en ce sens que la position d’Agamben est symptomatique d’un


problème partagé par une partie des philosophies contemporaines, qui tâ-
chent de penser la bonne politique hors de l’identité et, corrélativement, le
politique au-delà du social. Ce type de configuration permet, comme on
l’a vu, de penser très efficacement la violence extrême ou d’État, les situa-
tions de dissolution du politique ou d’intervention brutale d’un pouvoir ;
mais on peut se demander s’il est possible, sur ces mêmes bases, de penser
un processus de constitution continue, tenace, résistante voire même rési-
liente de la politique qui permette de conjurer la violence.
Chez Rancière par exemple, le pouvoir politique institutionnel piège,
en faisant croire que le social produit des grilles de répartition bien définies
à partir desquelles il serait possible de mettre en œuvre la justice et de
répartir inégalement entre inégaux (la « police ») tandis que la politique
traverserait cette grille sociale en une revendication d’égalité11. Chez Bali-
bar, face au risque d’emballement des identités, alors que la politique con-
siste en une composition constante avec l’autre, il convient de concevoir
et de pratiquer ce que Balibar appelle la civilité, en dehors de la citoyenneté
dont les actions et les subjectivations ne peuvent s’accomplir que dans l’es-
pace des droits et pouvoirs souverains12.
De même, l’articulation du public et du privé, de ce qui est politique
et de ce qui nous appartient en propre est pensé chez Balibar, Rancière, et
dans une certaine mesure chez Agamben, comme un moment de brouil-
lage des identités et de recomposition du politique. De manière très sché-
matique certes, mais sous tous ses angles, la politique semble devoir se
situer au-delà de l’identité.
N’y a-t-il pas là un piège dont Schmitt est la figure diabolique ? Celui-
ci fait de la politique une question d’identité et de l’identité une question
de violence - soit que les identités en soient issues, soit qu’elles provoquent
cette violence sous la forme de conflits sociaux. Il convient donc chez lui

11 Cf.J. Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.


12 Cf.É. Balibar, « Stratégies de civilité », dans Violence et civilité, op. cit., p. 143-148, p.
159 et suivantes. Voir également « Après coup, sur les limites de l’anthropologie philoso-
phique », ibid. p. 410-413. Les positions de Balibar sont bien entendus irréductibles à ces
quelques lignes : le caractère indispensable des institutions est par exemple souligné, mais
sans que leur rôle ou leur marge de manœuvre par rapport au socio-politique soit nette-
ment défini (voir par exemple, ibid. p. 151).
Droit, vie, anti-violence 171

de maîtriser, par le pouvoir souverain, les questions d’identité et notam-


ment les identités sociales pour conjurer le risque récurrent de guerre ci-
vile13.
Mais faire des identités sociales un problème pour le politique, de telle
sorte qu’elles devraient être dépassées à partir du politique seulement est
une reprise de la même problématique, dont la solution semble très malai-
sée. Tout en refusant la distinction ami/ennemi ou la primauté politique
du pouvoir souverain, ne doit-on pas alors parier sur un surgissement du
politique, ou une politique autre dont l’absence de forme institutionnelle
fait à la fois la force et la faiblesse ?
C’est pour modifier les données du problème qu’il faudrait réintro-
duire le droit, et à ses côtés le social comme facteur de puissance organisée
et pas seulement comme diviseur identitaire. Le droit en effet permet de
penser et de produire des identités réelles mais non naturelles, réelles mais
transformables, en un mot nécessairement interindividuelles, et qui pas-
sent aussi entre les groupes sociaux.
On peut donc ajouter ici et dès à présent qu’il ne s’agit pas de pro-
mouvoir une quelconque réalité des identités sociales, qui seraient fixées
en entités objectives, de congédier les questions d’identité et de désidenti-
fication, les processus de désubjectivation et de resubjectivation. Il s’agit
de voir en quoi toute politique qui s’affronte au problème des identités
devrait être pensée avec le droit, au risque sinon de se lier en permanence
à des problèmes de violence, de sortie du social et de surgissement plus ou
moins contrôlé du politique.

13 C’est ce qu’établit de manière approfondie M. Goupy dans son ouvrage L’État


d’exception ou l’impuissance autoritaire de l’État (Paris, CNRS Éditions, 2018) au sujet de
Schmitt, en montrant également que cette absolutisation de la question des identités va
de pair chez Schmitt avec une mise entre parenthèses de leurs racines sociales et avec une
absence de prise en compte de la transformation des pouvoirs politiques. Contre cela, il
faudrait rappeler l’histoire de la technicité et la rationalité des pouvoirs politiques, histoire
qui a progressivement transformé les identités sociales en un problème pour la politique
qui devrait les neutraliser et les dépolariser en permanence : Schmitt ignorerait cette his-
toire, ce qui lui permettrait d’absolutiser dramatiquement les questions identitaires. Dans
un article récent, Marie Goupy pointe la même absence de l’histoire et du social chez
Agamben, qui lui permet d’axer l’ensemble de ses analyses sur la division bios/zoé (« L’État
d’exception dans un ordre juridico-politique dépolitisé », dans A. Ganjipour (dir.), Poli-
tique de l’exil. Giorgio Agamben et l’usage de la métaphysique, Paris, Lignes, 2019, p. 155-180.
172 Stéphane Zygart

Le droit comme anti-violence

Relativement aux concepts et aux interrogations rencontrées précé-


demment, le droit charrie deux notions clés : celle des entités juridiques
fictives (les « fictions juridiques ») et celle du ius. Sans avoir ici d’égard à
ses origines plus ou moins religieuses ou oraculaires, le ius sert actuelle-
ment à désigner la construction toute entière du droit, le réseau de l’en-
semble des droits attribués et des lois instituées, réseau qui est mobilisé
dans tout jugement juridique et qui exclut totalement de réduire le droit à
la loi (lex)14.
C’est en couplant ces deux notions de fiction juridique et de ius que
l’on peut défendre l’idée que le droit constitue un réseau de mise en rela-
tion et de définition des identités individuelles et collectives, indépendant
des configurations vitales, sociales et politiques, même s’il leur est corrélé.
Ce réseau peut ainsi être considéré comme un moyen, construit à cette fin,
de prévenir les violences. Non pas, donc, un dispositif en lui-même abso-
lument non-violent, pas non plus une réaction contre les violences comme
peut le suggérer la dimension punitive du droit, mais une instance d’anti-
violence visant à en limiter la survenue ou l’intensité.
On peut alors avancer que le droit aurait pour but de limiter la préca-
rité des vivants et des communautés de vivants et c’est pourquoi, parallè-
lement à la réintroduction du droit sous une forme complètement diffé-
rente de celle proposée par Agamben, il faut revenir sur la philosophie des
modalités que celui-ci propose. Si le droit est en effet une instance de com-
position parallèle à la politique et au social, c’est que cette composition ne
procède jamais à partir d’individus auto-suffisants ou isolables mais sup-
pose en permanence un art fragile des compositions, ce qu’implique toute
ontologie modale.
On étayera ici les analyses par des exemples tirés du droit du travail
français, notamment parce que le travail relie tous les éléments qui sont en
jeu ici : le droit évidemment, mais aussi les usages de la vie et des vivants,
les rapports de domination et d’exploitation potentiellement violents, la

14C’est la thèse défendue dans l’ouvrage de L. De Sutter, Après la loi, Paris,


PUF, 2018. On la retrouve chez des juristes philosophes du droit comme Villey, Supiot,
Thomas, quelles que soient leurs autres interprétations du droit (naturel, positif, instru-
mental ou autre).
Droit, vie, anti-violence 173

définition de statuts et de relations artificielles propres au « monde du tra-


vail ».
La nature des fictions juridiques et celle du droit comme ius sont étroi-
tement corrélées. L’usage et le devenir des fictions juridiques s’explique en
effet par la logique d’ensemble interne du droit, même si celui-ci se trans-
forme également en fonction de la signification et de l’impact que l’on
cherche à donner au droit sur le monde socio-politique. Le droit du travail
est emblématique de ces interactions entre le juridique et le non-juridique,
où le droit poursuit sa cohérence propre.
La codification du droit du travail moderne en France, une fois les
corporations abolies après la Révolution, part ainsi de l’antique droit de
louage : le travailleur se loue comme une chose en vue d’un objectif précis,
ce qui constitue le cœur unique du contrat de travail jusqu’à la fin du XIXe
siècle, résumé en seulement deux articles du Code Civil. Les contradictions
internes de ce droit de louage vont très progressivement donner naissance
au « contrat de travail » proprement dit. Ce syntagme n’apparaît en droit
qu’en 1901 au sujet de l’armée, avant de faire l’objet d’une loi générale en
1910 seulement15.
Quel est le problème, où se trouve la contradiction ? C’est qu’un être
humain est irréductible à un outil comme une pelle ou un cheval, ce qui
empêche d’en faire l’objet d’un contrat de louage : on ne peut pas vendre
son corps par contrat, tandis que celui qui signe un contrat ne peut en être
en même temps l’objet, ce qui exclut que l’on puisse aliéner son esprit ou
sa volonté. Parler d’une mise en contrat d’une éventuelle « force de travail »
serait encore pire : il y entrerait à la fois la force du corps et la dynamique
de l’esprit.
La seule façon de s’en sortir, alors, pour comprendre en droit ce qui
est vendu et échangé dans le contrat de travail est de fabriquer une per-
sonnalité juridique distincte, seulement signataire du contrat et ainsi intou-
chée, en corps ou en esprit, par la relation de travail et l’effectuation de
celui-ci. Cette notion de « personnalité juridique » est bel et bien une fic-
tion juridique totale, qui se situe au cœur du travail abstrait, de son idéolo-

15 J.
Le Goff, Droit du travail et société, 1 : Les relations individuelles de travail, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 113-115 ; A. Supiot, Critique du droit du travail,
Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2015, p. 45-67.
174 Stéphane Zygart

gie et de sa formalisation. S’arrêter là serait toutefois trop rapide, et con-


duirait à ignorer un point important.
Le droit du travail a en effet tâché de remédier à cette abstraction sans
cesse soulevée au cours du XIXe siècle dans les écrits politiques, philoso-
phiques, médicaux, de la sociologie naissante, en inventant une autre no-
tion, celle de « personnalité juridique fonctionnelle ». Celle-ci signifie que
le travailleur – ou la travailleuse – engage bien une partie de son corps et
de son esprit dans ses tâches professionnelles, mais pas tout. Est ouverte
ainsi dans le droit par cette notion schématique la question de ce que l’on
peut faire faire ou engager dans son travail, de ce qui y est mobilisable ou
pas.
On notera que, par ce procédé, le droit du travail traverse en diagonale
la division entre vie biographique et vie nue d’Agamben, puisque c’est l’in-
dissociabilité des deux dans toute activité humaine – celle des savoirs-faire
acquis et de l’énergie existante – que le droit du travail essaie de diviser en
deux parts, l’une dans le travail, l’autre en dehors.
Poursuivons encore un peu la réflexion à partir du droit du travail,
dont l’évolution repose à la fois sur les notions propres au droit et la con-
sidération des questions politico-sociales que pose l’organisation du travail.
En quoi les fictions juridiques pourraient-elles en effet avoir une quel-
conque effectivité sur la réalité, alors qu’elles ne sont qu’abstractions et
schémas éloignées de la réalité du monde du travail ? Là encore, le droit va
opérer par création d’entités artificielles. Un représentant des collectifs de
travail est ainsi prévu et posé en droit français avant même tout désir de
représentation de tel ou tel groupe de travailleurs.
Il y a là plusieurs choses remarquables. La première est que la repré-
sentation socio-politique, ici syndicale, ne se construit pas par un passage
des individus représentables à la représentation politique, laquelle donne
corps à leur représentant. Le représentant est défini par le droit avant les
représentés, de telle sorte que c’est le représentant qui rend ceux-ci pos-
sibles et pensables en les anticipant dans le droit. Il y a une inversion des
schémas classiques de la représentation politique dans la fixation juridique
des formes syndicales.
Deuxième chose remarquable : le droit a également cherché à rendre
partiellement abstrait ce type de représentation politique par rapport à la
Droit, vie, anti-violence 175

manière dont le social est réellement composé. N’importe quel groupe so-
cial ne peut pas, en effet, se constituer comme syndicat. Ce n’est possible
que pour les groupes rassemblés autour d’intérêts professionnels com-
muns, y compris au sein d’une même entreprise – il ne peut pas par
exemple y avoir de syndicat défini par une classe d’âge, une orientation
sexuelle, etc.
Troisième et dernière chose remarquable : par ses constructions, le
droit essaye de constituer un pouvoir autre que celui de la souveraineté
politique. Aux syndicats est par exemple laissée la négociation des condi-
tions de travail et d’une partie de son organisation socio-économique face
au patronat. Il y a mise en forme de pouvoirs socio-politiques en dehors
de la verticalité des schémas de la souveraineté16.
Comment ne pas voir cependant que tout repose sur un cercle ruineux
pour l’ensemble de ces raisonnements tenus sur le droit en termes de fic-
tions, de réseaux, d’interaction avec le socio-politique et d’organisation des
pouvoirs ? Le droit, en interne, instaurerait une destitution au moins par-
tielle du pouvoir souverain, entendu comme pôle de représentation et
d’action politique unique et unifié, c’est-à-dire comme État. Mais com-
ment ne pas comprendre immédiatement que seul l’État garantit l’effec-
tuation du droit, et que pareille destitution est une fiction du droit au sens
strict : quelque chose qui n’existe que parce que l’État fait semblant de se
retirer du jeu socio-politique, alors qu’il ne fait que déléguer certaines pro-
cédures quitte à reprendre la main si nécessaire ?
Il y a là deux problèmes distincts qu’il faut traiter séparément et qui
touchent à l’indépendance du droit : par rapport au social, et par rapport
au politique. On ne fera ici qu’esquisser certaines pistes, en en donnant les
points de départ.
Le problème de l’indépendance du droit par rapport au social, d’abord.
C’est l’interprétation marxiste du juridique qui est en jeu, et avec elle, pour
une part, les conceptions du droit comme performatif, doté d’une force
certes particulière et réelle mais qu’il ne tire pas de lui-même. Le droit serait
l’expression idéologique des rapports socio-économiques, dont il dépen-
drait en dernière instance, sans aucun pouvoir propre ni teneur formelle
autonome.

16 Cf. A. Supiot, op. cit., p. 111-139.


176 Stéphane Zygart

Le recours à la notion de « personnalité juridique » pour faire fonc-


tionner juridiquement le contrat de travail exprimerait dans le droit le tra-
vail abstrait ; loin de manifester une puissance propre du droit ou une ca-
pacité d’intervention originale, la « personnalité juridique fonctionnelle »
pourrait être elle-même l’expression idéologique de l’abstraction de la
monnaie par rapport aux marchandises, où le salaire donnerait aux salariés
l’illusion d’une part d’autonomie17.
Ce type de critique manque sans doute un point essentiel, celui de
l’historicité propre du droit. Les particularités de celle-ci vont bien au-delà
d’une vitesse ou d’un développement simplement décalés par rapport aux
modes de production. Certes, l’idée de « personnalité juridique fonction-
nelle » fut envisagée seulement à la fin du XIXe siècle, au moment où les
fonctions de direction, intellectuelles, commencèrent à se contractualiser
en termes de subordination au sein des entreprises. Mais la notion de « per-
sonne juridique » qui en forme la base et qui a le sens antique de masque
(persona), ainsi que le contrat de louage initialement utilisé pour penser les
relations de travail, remontent au droit romain. Et il n’y a pas simplement
un écart chronologique énorme entre les notions mobilisées par le droit et
les formes sociales du travail.
Le droit respecte aussi une logique interne, qui exclut certaines possi-
bilités et oblige à en trouver d’autres à partir de ce qu’il est déjà, ce qui
peut ouvrir à des possibilités nouvelles quoique en lien et cohérentes avec
ce qui les a précédées18. On ne pouvait pas, par exemple, sécuriser en Fran-
ce le corps des ouvriers par le droit civil puisque celui-ci suppose la res-
ponsabilité, donc la maîtrise de leur corps par les individus – de là les tâ-
tonnements, refontes et inventions qui ont ouvert au droit des assurances.
Si le droit accompagne donc les transformations sociales, il n’en découle
pas comme un effet, pas plus qu’il ne pourrait être créé ex nihilo.

17 Le raisonnement suit la même forme que celui qui établit les mécanismes du féti-
chisme de la marchandise. É. Balibar reprend sur ce point les analyses proposées par
Pazunakis dans Théorie générale du droit et marxisme : voir É. Balibar, « Le contrat social des
marchandises, Marx et le sujet de l’échange », dans Citoyen sujet et autres essais d’Anthropologie
philosophique, Paris, La Découverte, 2011, p. 315-343).
18 C’est la thèse défendue par De Sutter (op. cit.), lorsqu’il passe en revue des diffé-

rentes formes de droit dans l’histoire mondiale où seule la Grèce ferait exception avec sa
notion de nomos, qui aurait fini par s’imposer malgré tout avec son incorporation comme
lex dans le droit romain.
Droit, vie, anti-violence 177

Contre le décisionnisme de Schmitt, la nécessité d’une reprise des édi-


fices juridiques antérieures afin que le droit soit cohérent, donc applicable,
est ainsi invoquée par Supiot afin d’invalider l’autonomie de la souverai-
neté.
Cette souveraineté n’est-elle pas cependant une condition indispen-
sable de l’application du droit ? Y aurait-il un respect du droit s’il n’y avait
pas les États, qui constitueraient ainsi la clé de voûte de toute communauté
durable ? C’est la seconde question, celle de l’indépendance du droit par
rapport au pouvoir politique, qui se pose. Il est impossible de répondre
d’une manière satisfaisante et générale à cette question cruciale, qui engage
celle de la possibilité de définir et de faire respecter des droits irréductibles
aux droits des citoyens.
Les devenirs contemporains du droit et du droit du travail indiquent
cependant qu’il serait nécessaire – et possible – de fonder le droit en de-
hors de la forme de la souveraineté dont les États modernes sont une des
formes d’incarnation. Par exemple, la relation de l’Union Européenne aux
États et à leurs citoyens est plutôt de suzeraineté que de souveraineté,
puisque l’Union Européenne n’a pas de pouvoirs directs sur les citoyens
des États européens mais uniquement sur les États, chargés ensuite de faire
appliquer les règlements de l’Union.
De manière analogue, l’idée de traçabilité des produits affirme
qu’existe en droit une responsabilité de chacun des acteurs de la mise sur
le marché des produits, sans admettre une responsabilité unique du don-
neur d’ordre initial, ni une responsabilité partagée comme dans les raison-
nements assurantiels19. Un nouveau système de garantie des droits est ainsi,
peut-être, en train de se former, formalisé par le droit lui-même à partir de
ses concepts propres (comme celui de suzeraineté) tandis que le droit réa-
git aux nouvelles configurations socio-politiques qui apparaissent et impli-
quent une réorganisation des pouvoirs qui garantissent son applicabilité.
En résumé, il apparaît tout à fait possible que la verticalité et l’unité
du pouvoir politique par le biais de l’unification de la représentation des
citoyens ne soit pas le dernier mot des garanties du droit. Il y a une déliai-
son possible du droit et des garanties de la souveraineté, en tout cas des
souverainetés reposant sur un centre unifié – l’État – qui est en même

19 VoirA. Supiot, « Préface à la troisième édition », de Critique du droit du travail, op. cit.,
ainsi que L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Le Seuil, 2010.
178 Stéphane Zygart

temps leur unique point de départ et d’arrivée. D’autre part, le droit appa-
raît comme étant un réservoir de figures au moyen lesquelles organiser le
socio-économique et le politique. Ces figures sont actualisées aussitôt que
réactivées, en étant mises en interaction avec les transformations en cours.
Plutôt que des relations d’émanation, de « droit effet », entre le social,
le politique, l’économique et le droit, il faudrait donc envisager des rela-
tions circulaires : le droit donnerait forme aux pouvoirs politiques qui le
garantissent en retour, tout comme il se transformerait en suivant les jeux
socio-économiques mais en donnant simultanément forme aux instances
en jeu. Cette circularité est celle d’une interdépendance : c’est-à-dire qu’elle
implique une indépendance où chacune des instances mises en jeu ne peut
être réduite à être la cause ou l’effet de l’autre.
L’interaction du droit avec les instances socio-économiques et poli-
tiques indique que son rôle est similaire à elles : le droit définit des indivi-
dus et des collectifs en les liant en permanence entre eux, parallèlement
aux propres compositions du social et du politique. En suivant sur ce point
les positions philosophiques de Supiot, la spécificité du droit serait de fixer
ce que sont les individus et les collectifs, ce que sont également les rapports
possibles, par le biais de limites mais sans prescrire quoi que ce soit d’autre
comme des actions à mener ou des projets à suivre20.
Le droit définit et interdit, sans pour autant prétendre organiser des
parcours dans les possibilités ainsi laissées, à la différence de ce que peu-
vent faire les instances sociales ou politiques. Pour faire comprendre cette
spécificité du droit, il est possible d’en souligner la différence avec la
norme, qui serait contrairement à lui d’autorisation et donc d’orientation.
Une norme, à la suite de ses jugements de conformité, propose une
poursuite de parcours, ou bien les bloque en cas de non-conformité cet
accès, mais en proposant alors d’autres parcours ; de son côté, le droit

20 Voir la dernière section de A. Supiot, Critique du droit du travail, intitulée « Le légal


et le normal », op. cit., p. 187-254, ainsi que A. Supiot, La Gouvernance par les nombres, Paris,
Fayard, 2015. On ne suivra toutefois pas nécessairement Supiot jusqu’au bout. La fonc-
tion de limite du droit est en effet liée chez lui à une conception du droit comme système
symbolique, et rattachée ensuite à la psychanalyse relue par Legendre (A. Supiot, Homo
Juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Le Seuil, 2005). Or si, comme on
va le voir, le droit est un moyen anthropologique d’antiviolence, cette seule motivation
peut expliquer sa formation, sans qu’il soit nécessaire de faire du droit un système sym-
bolique similaire aux langues et de même portée.
Droit, vie, anti-violence 179

interdit certaines possibilités et en définit d’autres, mais sans indiquer les-


quelles doivent être privilégiées. Autrement dit, le droit dessine des possi-
bilités sans donner de dynamique par laquelle les traverser, alors que les
normes confrontent aux différentes possibilités prises isolément pour faire
passer de l’une à l’autre21.
Par son pouvoir propre de composition des individus et des groupes,
le droit concourrait à une régularité minimale des modes de vie, à leur
prévisibilité. C’est par là qu’il aurait des effets d’anti-violence. En privilé-
giant et en entretenant certaines formes de relations entre individus, entre
collectifs, entre individus et collectifs, il en évite l’isolement, la décompo-
sition ou empêche l’incertitude totale quant aux avenirs envisageables : au-
tant de facteurs déclenchant ou favorisant la violence sous toutes ses
formes, de la domination à la destruction. En posant ainsi le droit comme
anti-violence, ce sont toutefois moins les formes de la violence qui sont
présupposées qu’une origine privilégiée à celles-ci, qu’il paraît impossible
d’abolir bien qu’il faille l’affaiblir le plus possible : une origine de la vio-
lence qui tiendrait dans l’instabilité des relations et des êtres, qu’il s’agisse
de l’instabilité installée (comme dans les temps de guerre) ou de l’instabilité
déclenchée au profit d’un nouvel ordre (au risque de déclencher des temps
de guerre).
Sans qu’il soit envisageable de mettre totalement fin à cette instabilité,
puisqu’elle est au fond corrélative de tout agir, la tâche du droit serait de la
limiter. Ce serait même là son premier ressort. Il n’y a en effet nulle notion
claire de justice ici au fondement du droit qui en expliquerait la puissance
pacificatrice, et plus largement d’antiviolence. Le fondement du droit serait
plutôt négatif, et s’enracinerait précisément dans un refus de la violence à
partir duquel naîtrait le droit comme moyen de limiter celle-ci22.

21 On pourrait trouver chez Foucault le même type de distinction entre les lois ou le
juridique d’une part, et les normes ou les disciplines d’autre part. Il y a aussi, par exemple
dans « La vérité et les formes juridiques », une exposition des processus d’autonomisation
du droit (cf. M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques » (1974), dans Dits et écrits,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, II, n°139). Mais cette
autonomisation du droit n’est pas l’indépendance que lui prête Supiot. Le droit chez Fou-
cault semble d’un point de vue généalogique dériver de bases sociales, économiques et
politiques même s’il s’en libère petit à petit. Chez Supiot, l’origine du droit n’est autre que
lui-même comme système symbolique. C’est sans doute ce qui fait dire à Supiot que Fou-
cault n’aurait pas de philosophie du droit.
22 Cf. A. Supiot, Homo Juridicus, op. cit.
180 Stéphane Zygart

On peut, en résumé, présenter la place du droit dans les procédés


d’anti-violence en politique de la manière suivante :
- Les types d’identité construites par le droit ont pour caractéristique
d’être explicitement et systématiquement, bien qu’abstraitement, relation-
nelles. Elles sont relationnelles non seulement entre individus, mais entre
individus et collectifs. Le droit est ainsi une technique de composition et
de lutte contre la décomposition, c’est-à-dire contre la précarisation.
- Le droit en ce sens n’est pas texte, superstructure, effet du poli-
tique ou du social. Il informe, en tant que droit, les pratiques des individus
et se trouve intégré à titre de pratique habituelle. Il y a alors non pas une
faiblesse du droit, mais une double force de celui-ci : comme fabricant des
pratiques le renforçant lui-même, et comme texte pérenne, existant
comme recours ou comme référence.
- En appeler au droit est ainsi le faire agir à côté des autres processus
politiques, sociaux, économiques ou autres, et en même temps l’impliquer
immédiatement dans ces processus qu’il informe en partie avant tout appel
à des juristes spécialisés. Les syndicats ont un rôle constant d’information
des travailleurs sur le droit, et l’on peut aller jusqu’à avancer que, dans tout
conflit, le droit est présent dès le départ comme cause et moteur partiels
du conflit, appréhendé par les individus en lutte à partir d’habitudes, de
schémas de pensée partagés qui ont acquis une force d’évidence ou de
naturalité. En d’autres termes, s’il est exact que les individus ne connais-
sent pas toujours le droit ou peuvent être dominés par lui, il faut aussi
considérer que les conflits sont toujours traversés par des conflits de
droit(s). Le droit n’est pas dès le départ affaire de juridicisation, et c’est en
cela qu’on peut le placer aux côtés du social et du politique sans le réduire
à un instrument. Il ne s’agirait pas d’apprendre les codes de droit ou d’édu-
quer au droit, mais de faire passer les conflits sociaux et politiques au droit
ou en droit, et de mesurer les forces et les limites d’un tel effort alors que
les devenirs politiques et sociaux sont aussi portés par l’aspiration à des
existences autres irréductibles à de simples souhaits d’ajustements, où les
continuités historiques sont fragilisées et brouillées.
- En poursuivant de la sorte, il faut observer que si le droit a effec-
tivement besoin d’une instance politique de pouvoir pour s’exercer, il peut
durer en dehors de cet exercice et en dehors des formes particulières des
Droit, vie, anti-violence 181

pouvoirs qui le soutiennent : d’autres que les États pourraient activer et


appliquer le droit. C’est sur cette complémentarité constante entre droit et
pouvoir et leurs temporalités distinctes – la longue durée, le pouvoir actuel
d’agir – que repose la philosophie transhistorique de la souveraineté
d’Agamben : si la souveraineté fait le droit, la durée historique particulière
du droit fait celle de la souveraineté.
- Si l’on peut ainsi en appeler au droit comme anti-violence, ce n’est
nullement à titre de force décisive. Le droit peut être balayé à tout instant,
comme les pouvoirs politiques ou les forces sociales. Mais il a aussi, d’une
part, des capacités de résistance, de repli, de survie et de retour qui lui sont
propres. D’autre part, il s’agit aussi d’en penser la nécessité dans la struc-
turation des sociétés et des luttes permanentes qui les traversent. Cette
nécessité apparaît sur le fond d’une anthropologie extrêmement négative
(ou pessimiste), où les rapports de domination et d’exploitation sont per-
manents. Il s’agit alors de concevoir la continuité des relations et des col-
lectifs dans leurs affrontements et leurs transformations mêmes, afin de
ne pas laisser place à une précarité complète des individus et des groupes
dont les vies nues sans droits d’Agamben sont la parfaite expression.

L’enjeu d’une philosophie modale de la vie

La critique de la philosophie d’Agamben ne consiste pas seulement à


rappeler l’existence du social en dehors du politique, l’existence des iden-
tités irréductibles à l’action du souverain, celle enfin d’une effectivité du
droit branché sur les questions sociales et politiques. Elle aboutit égale-
ment à la nécessité de penser des compositions, et au travers de ces com-
positions la vie comme précarité – ni tout à fait bios, ni tout à fait zoé, vie
inquiète pour elle-même en tant que zoé-bios.
Ce n’est, encore une fois, pas tout à fait un hasard, puisque dans
L’Usage des corps, Agamben semble faire reposer ses raisonnements sur
deux points clés totalement liés : 1. La vérité de la vie est son individualité,
c’est-à-dire sa singularité dont le cœur reste inaccessible bien qu’ouvert et
tendant à la création de possibles communs. L’intimité est contact, et non
182 Stéphane Zygart

pas fusion, quoi qu’il en soit du caractère commun de la puissance de pen-


sée23. 2. Le seule manière décisive de défaire le pouvoir souverain est de
faire se joindre l’activité et la passivité, afin que la vie ne se mette pas dans
une situation d’exploitation, c’est-à-dire s’abandonne à autre chose qu’elle
en risquant de se réduire à une zoé sans bios, ou à une vie sans singularité.
Ces deux positions sont liées, dans la mesure où la théorie du pouvoir
politique d’Agamben le conduit à substantialiser la notion de vie (comme
zoé, biologique ou animale) tout en dé-réalisant les identités. C’est donc
autour d’une vie individuelle singularisée par son usage d’elle-même que
se jouent simultanément deux choses : la débrutalisation de la vie zoolo-
gique utilisée comme telle, la déprise des pouvoirs par lesquels la vie (toute
entière, zoé-bios) se retrouve divisée et dédoublée dans des identités factices
de bios qui permettent l’abstraction de la zoé. La véritable existence hu-
maine serait celle qui n’oscillerait pas sans cesse entre sa singularité et sa
vitalité, mais saisirait la particularité de sa vie comme singularité existen-
tielle ou cette singularité comme expression de la réalité de la vie.
D’où l’importance des usages, et de l’usage des corps. Trouver le bon
usage de soi serait trouver le bon usage de la vie en bouleversant les caté-
gories par lesquelles on le pense habituellement : non pas comme une ar-
ticulation d’un vital commun et d’une existence singulière, mais comme
une articulation du vivant et du vécu, de l’actif et du passif où le vital est
toujours présent dans son individualité, garantissant ainsi la liberté poli-
tique des singularités réelles qui n’acceptent plus d’être objets d’exploita-
tion ou de se rêver en sujets non exploités.
Ce bon usage résoudrait toutes les tensions. Du point de vue de l’unité
de la vie, savoir user de sa vie propre sans donner prise à un pouvoir exté-
rieur serait manifester la puissance singularisée de la vie ; ce serait parvenir
à exister comme zoé-bios uni. Du point de vue de l’origine et de la destina-
tion de nos actions, parvenir à être actif et passif dans la contemplation
de nos actes serait se manifester tel que l’on est, avec l’autre, dans une

23 Il y a sur ce point une forte tension chez Agamben entre le commun et le singulier,
l’intellect et le corps qui va de pair avec une critique de la représentation politique au
profit du contact. Le problème de la politique sans institution rejoint ici celui du rapport
entre communauté et singularité. Voir par exemple Homo Sacer, op. cit., p. 1268-1270 sur
la communauté intellectuelle générique comme création de possibles, et p. 1294-1295, sur
le contact, l’intime, et la politique sans représentation.
Droit, vie, anti-violence 183

expression de soi à l’autre qui signerait la véritable intimité. Au croisement


de ces deux perspectives, se trouve la recherche simultanée d’une puis-
sance de vie qui n’existerait pas par son usage aveugle et d’une déprise du
pouvoir conduit Agamben à un repli sur les singularités individuelles d’au-
tant plus accentué que s’y conjuguent la sortie du pouvoir le plus lointain
(celui du souverain) et le plus proche (celui du mauvais usage de soi vivant).
Il est alors d’autant plus étrange qu’Agamben en appelle à une philo-
sophie des modalités, c’est-à-dire des rapports. Certes, le souverain abso-
lutise la vie, et ainsi substantialise chacun des vivants qu’il peut maintenir
en vie ou détruire dans une opération identitaire (où même les vies nues
ont l’identité de vie nue) : d’où l’appel à une philosophie modale, désubs-
tantialisante. Mais, prise au pied de la lettre, ce type de philosophie risque
d’emmener vers de tout autres questions que celles de la bonne modalité
du pouvoir sur soi, où résiderait la sortie du pouvoir souverain, des subs-
tantialisations factices et de l’exploitation des vies.
En effet, en se passant de la notion de substance, les ontologies de la
modalité excluent de penser comme acquises la possibilité d’une sépara-
tion nette entre soi et les autres, ainsi que la possibilité d’une distinction
tranchée entre le dedans et le dehors. Si tout est mode, manière d’être de
l’être, il n’y a pas de dehors, et de dehors des pouvoirs politiques pour en
sortir ; et il n’y a pas non plus d’action qui puisse éviter d’engager d’autres
que soi, donc qui puisse s’accomplir sans passivité. Inutile donc de cher-
cher un usage particulier de soi qui ferait se boucler en soi-même l’actif et
le passif, puisque ce bouclage a toujours lieu, impossible aussi de penser la
coexistence permanente de l’actif et du passif dans nos usages sans con-
sidérer l’action permanente d’autrui sur nous.
Pour pointer ce que le recours à une philosophie de la modalité a de
paradoxal chez Agamben, bien qu’il se comprenne par l’appel d’Agamben
à d’autres manières de vivre, on peut confronter pour finir ses positions à
celles d’une autre philosophie de la modalité, celle de Spinoza. Là où
Agamben recherche une figure particulière du rapport entre actif et passif,
de telle sorte que leur corrélation garantirait une vie unifiée dans une sortie
de son exploitation, Spinoza pose qu’il y a toujours action et passion dans
l’existence : nous sommes sans cesse pris dans les actions des autres et
nous agissons sur eux. Ce ne sont donc pas les formes du rapport entre
agir et pâtir qu’il faut discriminer et catégoriser, mais la détermination de
184 Stéphane Zygart

la qualité de ces rapports et des quantités d’agir et de pâtir qui y sont en-
gagées : où est l’agir, où est le pâtir et quelles sont leurs intensités respec-
tives ? Là où Agamben juge qu’un être peut se trouver dans un vécu où
agir et pâtir se donnent ensemble dans la contemplation, Spinoza pose
qu’on ne peut pas avoir une conscience de soi qui soit simultanément ac-
tion et passion – la contemplation de soi peut être agir ou pâtir selon les
cas, et la bonne contemplation de soi est celle de sa puissance d’agir. On
se juge actif ou passif au sein de l’effectuation de l’ensemble des rapports
dans lesquels nous sommes engagés.
Il n’y a ainsi pas de forme de l’usage de soi et des autres à privilégier, si
ce n’est les usages de soi et des autres où nous sommes actifs. On dira que
les deux positions de Spinoza sont contradictoires. On ne peut affirmer la
simultanéité ontologique de l’actif et du passif, et en même temps l’état
nécessairement actif ou passif des choses qui existent. Mais ce que cette
contradiction souligne et qui n’implique peut-être pas de solution générale,
c’est qu’en matière d’usage, tout est question de point de vue. Dans une
composition d’êtres donnés, la composition dans son ensemble peut être
active, alors que tous les êtres sont à la fois actifs et passifs les uns par
rapport aux autres, mais différemment, de telle sorte que certains sont
dans un état passif et d’autres dans un état actif. C’est bien la difficulté de
ce type de jugement qu’exprime la philosophie des modalités de Spinoza,
du point de vue de la composition de ce qui est considéré comme indivi-
duel comme de ce qui est considéré comme collectif. Dans les usages de
nos corps, n’y a-t-il pas des parties qui en pâtissent alors que nous nous
saisissons comme étant actifs ? Certains individus ne pâtissent-ils pas de
leur appartenance à des collectifs de travail, pendant que d’autres tirent
profit de l’effet d’ensemble de ces collectifs ? Problème de l’usure de soi
dans les usages de soi, problème de la composition des collectifs dans les
usages de soi et des autres : l’enjeu d’une philosophie modale est bien à
l’arrière-plan des philosophies de la vie et des philosophies du droit.

Stéphane Zygart
Université de Lille
stephane.zygart@univ-lille.fr
Recensioni
Être juste avec quoi ?
Recensione di C. Hoffman e J. Birman, Lacan et Foucault à l’épreuve du reel,
Langage, Paris 2018.

Marco Ferrari

Senza correre il rischio di sbagliarsi troppo, si potrebbe attribuire al reale


la medesima caratteristica che Lacan era solito attribuire all’angoscia
– affetto che d’altronde dell’irrompere di quest’ultimo costituisce il segna-
le –, vale a dire quella di non ingannare. Il reale non inganna. D’altronde,
come potrebbe? Ritornando sempre – incessantemente – allo stesso posto,
esso non cessa di interpellarci, ponendoci nelle condizioni di provare ad
averci a che fare, in una maniera magari differente da quella che, come
spesso accade, implica una sua forclusione silenziosa, una sua collocazione
ai margini, dove si spera – e si agisce affinché – faccia meno rumore possi-
bile.
Ecco la ragione per cui mettere alla prova qualcuno o qualcosa signi-
fica sempre convocarlo al cospetto del reale. Tale è anche la sorte che tocca
a Lacan e Foucault – uno psicoanalista e un filosofo che lungo tutta la loro
riflessione si può dire abbiano provato, sebbene in maniera radicalmente
differente, a fare i conti con questo reale – nell’ultimo libro dei due psico-
analisti C. Hoffmann e J. Birman intitolato, emblematicamente, Lacan et
Foucault à l’épreuve du réel. Nei nove capitoli che compon-gono il testo – di
natura e lunghezza tra loro differenti, talvolta brevi incursioni mirate all’in-
dagine di un concetto o di una questione precisa e circoscritta, altre volte
analisi più ampie e articolate, sicuramente convergenti, ma che conservano,
uno rispetto all’altro, un’ampia dose di autonomia – a essere preso in esa-
me è il «reale contemporaneo» (p. 8), all’interno di un’indagine che dichiara
fin dall’inizio di avere come poste in gioco principali la scienza, l’etica e la
politica, ma che, nondimeno, cerca di interpellare anche «le questioni della
violenza, della legge, della norma, della religione e del godimento» (Ibidem).
È a partire da tali oggetti di discussione, si può dire, che il discorso
filosofico di Foucault e il discorso psicoanalitico di Lacan sono messi alla
prova all’interno di questo libro, che di tali discorsi indaga – questo mi

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 187-195.


188 Marco Ferrari

sembra il secondo asse attorno a cui l’analisi dei due autori si sviluppa
ampiamente – al contempo «i dialoghi impliciti ed espliciti», «i punti di
tensione, le discontinuità e anche le convergenze» (Ibidem).
Malgrado i due registri si intersechino di continuo lungo lo sviluppo
del testo, il secondo asse è maggiormente riscontrabile nei capitoli 1, 2, 5
e 6, mentre il primo nei restanti 3, 4, 7, 8 e 9. Nei primi due capitoli a essere
presa in esame è la modalità specifica attraverso cui la psicoanalisi compare
e agisce all’interno della riflessione foucaultiana.
Nel primo capitolo Birman sostiene che la peculiarità dell’uso
foucaultiano della psicoanalisi – peculiarità che lo differenzia dal rapporto
che con la psicoanalisi intrattengono altri suoi contemporanei1 – debba
essere rilevata nel fatto che «ciò che lo interessa veramente è come la psico-
analisi si inscrive all’interno di certe matrici della modernità e come fun-
ziona al loro interno» (p. 16). Ecco la ragione per cui «il discorso psico-
analitico non è mai stato oggetto esclusivo di nessun testo di Foucault» (p.
17), ma, nondimeno, la psicoanalisi ha costituito un riferimento costante
all’interno della sua riflessione.
Come l’indagine di Birman mostra perfettamente, infatti, da un lato le
matrici archeologiche e genealogiche, dall’altro l’atteggiamento strategico
coerente con la sua ontologia dell’attualità, non potevano che condurre il
filosofo francese a uno studio del ruolo esercitato dalla psicoanalisi all’in-
terno di differenti matrici discorsive, piuttosto che a una riflessione pun-
tuale su quest’ultima, «cosa che sarebbe stata ben più adeguata teorica-
mente per una prospettiva epistemologica» (p. 34).
La psicoanalisi è così convocata dal filosofo francese nel corso della
sua indagine archeologica attorno alla questione della follia (Maladie mentale
et personnalité e Folie et déraison. Historire de la folie à l’âge classique), negli anni –
Cinquanta e Sessanta – in cui si cominciava ad accordare grande impor-
tanza alla condizione sociale e politica dei malati mentali e alla crisi delle
istituzioni deputate alla loro reclusione. All’interno di quest’ultima, dopo

1 Birman fa gli esempi di Derrida e Deleuze, ma il confronto potrebbe essere esteso


a numerose altre voci del “panorama della filosofia francese contemporanea”, come lo
chiama Badiou, all’interno del quale è difficile trovare figure che non considerassero
l’attraversamento dell’apparato concettuale proprio della psicoanalisi (e, in particolare,
della psicoanalisi lacaniana) come un momento necessario. Si pensi, solamente a titolo di
esempio, a Lyotard o anche allo stesso Badiou.
Être juste avec quoi ? 189

aver cercato di definire l’esistenza di due tradizioni riguardanti la follia in


Occidente – quella critica, modellatasi sulla costituzione della psichiatria
intorno al xviii secolo e quella tragica, risalente al Rinascimento, o anche
all’antichità, e materializzatasi nella produzione dei poeti, degli artisti e dei
filosofi –, Foucault inscrive la psicoanalisi nei confini della tradizione criti-
ca. È riconvocata, a riconferma di quanto sostenuto nelle due opere prece-
denti e a partire dai medesimi intenti strategici, in Naissance de la clinique,
dove viene confinata nei domini della clinica e della medicina. In entrambi
i casi, come osserva sempre Birman e ribadirà Hoffmann nel terzo capitolo,
in aperta contrapposizione con quanto sosteneva negli stessi anni Lacan
in Francia (ma anche numerosi psicoanalisti più ortodossi rispetto a
quest’ultimo), che si era impegnato fin dall’inizio della sua riflessione a di-
fendere l’autonomia epistemica della psicoanalisi rispetto a psichiatria e
medicina. Ricompare, poi, al centro dell’indagine di Foucault sul lin-
guaggio e il discorso, dettata da uno specifico interesse per la questione
delle scienze umane (e la loro crisi) e per la figura dell’uomo (e la sua morte)
nel suo complesso. Ne Les mots et les choses, è ascritta alla tradizione erme-
neutica, ovverosia quella in cui linguaggio rinvia sempre indefinitamente a
se stesso e non più al registro della cosa, come accadeva nell’altro tipo di
discorso descritto da Foucault all’interno della sua analisi, vale a dire quello
proprio della semiologia. Sulla scia dell’attenzione che, nel corso degli anni
Settanta, il filosofo francese rivolge alla crisi del sistema penale e al con-
cetto di punizione, la psicoanalisi compare nelle pagine di Surveiller et Punir
nel dispositivo di recupero del criminale. Infine, nel volume inaugurale
della sua Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, il filosofo francese la
inserisce nel campo dei saperi del sessuale, che gli interessano nella misura
in cui hanno giocato (e giocano) un ruolo fondamentale nella regolazione
dei corpi attraverso le norme, mediante cui le differenti scienze umane
hanno diretto il processo di normalizzazione del sociale.
Nello schema disegnato da questa continua interrogazione della
psicoanalisi da parte di Foucault e del suo progetto filosofico, il solo punto
effettivo di convergenza che può essere individuato tra essi, segnala Bir-
man in conclusione al primo capitolo, è costituito dalla questione del
decentramento del soggetto, malgrado anch’essa costituisca un’ulteriore
terreno di scontro all’interno del quale si opporrebbero «una lettura –
classicamente strutturalista – trascendentale del linguaggio, della legge e
190 Marco Ferrari

del soggetto» (p. 45), rappresentata dalla psicoanalisi e, in particolare, da


Lacan, e «una versione anti-naturalista e storica del soggetto» (Ibidem),
portata avanti da Foucault, attraverso una critica più sistematica della
psicoanalisi. La prima continuerebbe a inscriversi nel registro teorico della
filosofia del soggetto, mentre la seconda, attraverso l’introduzione dei
concetti di forme di soggettivazione e giochi di verità, porterebbe all’afferma-
zione di un’altra concezione di soggetto e di verità.
Attorno a tale questione si sviluppa anche il secondo capitolo, a firma
di Hoffmann, dove, a essere evidenziata è soprattutto l’ambivalenza che
contraddistingue la lettura foucaultiana della psicoanalisi, all’interno di un
percorso dove quest’ultima è al contempo oggetto di critica e di elogio.
L’autore, infatti, da un lato – e questo è il primo punto focale del capitolo –,
problematizza ulteriormente la lettura che Foucault fa di Freud e della
psicoanalisi in Folie et déraison, mostrando come essa «s’inserisca in una
maniera doppia e paradossale nella storia della follia» (p. 67). Se è certamente
vero che a quest’ultima viene attribuita una presa in carico della follia
propria della tradizione critica, in qualche punto – come Hoffmann cerca
di mostrare a partire da una ricostruzione dello scontro tra Foucault e
Derrida intorno alla relazione tra cogito e follia – sembrerebbe che essa
segua, invece, la tradizione tragica, nella misura in cui il discorso freudiano
avrebbe messo in rilievo, all’interno della sua costruzione teorica, la con-
vinzione che «il delirio è [...] una produzione effettivamente linguistica»,
come dimostrato dal fatto che, «a un certo punto e nel contesto dell’età
classica», si è inscritta «l’esperienza della follia nei registri del linguaggio e
del discorso» (p. 73). È a partire da questa considerazione che Hoffmann
traccia una linea di continuità, che passa attraverso l’evidenziazione dell’ap-
partenenza della psicoanalisi al campo dell’ermeneutica, tra la tradizione
tragica e l’ontologia della finitudine, circoscritta da Foucault ne Les mots et
les choses.
Il discorso inaugurato dalla psicoanalisi sarebbe pertanto interno a
questa ontologia della finitudine e il soggetto dell’inconscio (strutturato
come un linguaggio, aggiungiamo noi) un soggetto della finitudine,
inscritto, pertanto, anche «nella tradizione tragica sulla follia, contraria-
mente alla tradizione critica inaugurata da Descartes, nella quale la proble-
matica della conoscenza norma il soggetto e sussume in esso la problema-
tica etica» (p. 77).
Être juste avec quoi ? 191

Dall’altro, per enfatizzare ancora maggiormente l’ambivalenza del


posto occupato dalla psicoanalisi nel progetto filosofico di Foucault,
Hoffmann osserva come nell’ultima fase della sua riflessione, il filosofo
abbia riconosciuto ampiamente i meriti della psicoanalisi (e in modo parti-
colare del lavoro di Lacan), fino a riconoscere, in modo inatteso, ne L’her-
méneutique du sujet, l’appartenenza della psicoanalisi a un’antica tradizione
occidentale, che è quella della spiritualità.
Proprio a questo «eloquente e definitivo elogio del lavoro teorico di
Lacan in psicoanalisi» (p. 63) – e più ampiamente alle considerazioni che
Foucault rivolge alla psicoanalisi nell’ultima fase della sua riflessione –
sono dedicati i capitoli 5 e 6.
Nel primo, scritto da entrambi gli autori, è proposta una (nuova)
lettura incrociata dei riferimenti che il filosofo e lo psicoanalista si sono
biunivocamente scambiati lungo tutta la loro riflessione; mentre nel secon-
do, Hoffmann cerca di mostrare più specificamente come sia possibile
tracciare una forte consonanza tra «la proposta di una genealogia del
soggetto etico» (p. 115) – e il suo riverberarsi sulla questione della verità –,
indagata da Foucault nell’ultima fase della sua riflessione, passando attra-
verso l’archivio dell’antichità, e la riflessione di Lacan sul portato etico
della psicoanalisi, indagato a partire da un confronto tra il soggetto dell’in-
conscio e il soggetto della scienza e l’insieme di quanto, relativamente al
rapporto che intercorre tra i registri della verità e del sapere, esso porta
con sé.
Nei restanti capitoli, più brevi, come abbiamo già detto, gli apparati
concettuali messi in campo da Foucault e Lacan vengono utilizzati per
interrogare alcune questioni classiche, riattivate dal confronto con eventi
della più stringente attualità. Nel terzo capitolo, Hoffmann torna a prende-
re in esame la distinzione e la relazione che intercorre tra psicoanalisi e
psichiatria; mentre nel quarto, compie una breve incursione nella descri-
zione della specificità della scrittura di e in Foucault e della sua connes-
sione con l’interesse del filosofo francese per la follia, per arrivare a porre
la necessità di interrogare nuovamente i discorsi di Foucault e Lacan
intorno a questi temi a partire dalla «scomparsa dello psichiatra e della
psichiatria all’interno di una neurologia scientista» (p. 95) con cui il nostro
presente ci impone di confrontarci.
192 Marco Ferrari

Nel settimo capitolo, sempre Hoff-mann fornisce una lettura


dell’ontologia dell’attualità foucaultiana e della necessità di mettere sotto i
ferri della critica la tendenza destinale al reli-gioso del xxi secolo – predetta
da Malraux – insieme a quell’insieme di «forze oscure pronte a distruggere
la civiltà della razionalità attraverso un nichilismo che nessuna credenza al
servizio della ricerca di una verità al di là della ragione è in grado di
spiegare» (p. 140). Nell’ottavo capitolo, Birman, facendo interagire il
Foucault de la Préface à la transgression e il Deleuze della Présentation de Sacher
Masoch, compie un’indagine estremamente interessante della relazione che
intercorre tra Legge e norme all’altezza della modernità, concentrandosi
sul fatto che è proprio il passaggio dalla concezione antica della legge –
che aveva il Bene come fondamento – a quella moderna – in cui il registro
della Legge, ridotta a pura forma priva di determinazioni, non rinvia più
ad alcun Bene rispetto al quale essa non farebbe altro che occupare «la
posizione strategica di essere la [sua] ombra» (p. 148) – a configurare lo
spazio specifico di esercizio delle norme.
Un’indagine che, a opinione di chi scrive, sarebbe estremamente
interessante fare converge-re con quella di altri due registri, ugualmente
compenetrantesi, nonché altrettanto presenti, anche se in maniera e misura
differente tanto nella riflessione di Foucault, quanto in quella di Lacan,
vale a dire quelli della sovranità e del governo. Nell’ultimo capitolo, infine,
a essere prese in esame sono le poste in gioco politiche del sesso «in qualità
di vita del corpo e della specie» (p. 164), da un lato, e la questione della
specificità del con-cetto di pulsione e del suo rapporto con quello di
piacere, dall’altro.
Tenuto conto, pertanto, delle intenzioni degli autori e della vastità di
riferimenti presenti nel testo, vorremmo concludere questa recensione con
quella che, più che una critica, vorrebbe costituire l’indicazione di una
possibile pista di ricerca che si sviluppi in continuità rispetto all’analisi di
Hoffmann e Birman, vale a dire facendo uso degli apparati concettuali
sviluppati da Lacan e Foucault per interrogare il reale contemporaneo.
In una conferenza che tenne a Nizza il 30 novembre 1974 – divenuta
nota con il titolo di Le phénomène lacanien – alla domanda «Cosa ne pensa di
Michel Foucault che ne Le parole e le cose parla proprio del linguaggio?»,
ironicamente e con un movimento di riconduzione del pensiero altrui al
proprio, che era solito praticare, Lacan rispose «Michel Foucault è una
Être juste avec quoi ? 193

persona eccellente, ecco quel che penso. L’unica cosa che potrei rimpro-
verargli è di non aver attraversato lui stesso l’esperienza analitica. Le parole
e le cose sarebbe molto meglio se fosse più lacaniano»2. Proviamo per un
momento a tralasciare l’ironia e a interrogare seriamente l’affermazione di
Lacan. Che cosa potrebbe significare che Le parole e le cose sarebbe molto
meglio se fosse più lacaniano? Azzardiamo, discostandoci non tanto da
quanto affermato da Hoffmann e Birman, quanto piuttosto dal giudizio
espresso da Foucault sulla psicoanalisi, che il testo di Foucault sarebbe più
lacaniano se non si limitasse a collocare la psicoanalisi all’interno del
campo dell’ermeneutica (e, più in generale, del linguaggio e del discorso).
Per molti versi, infatti, si potrebbe dire che l’intera riflessione di Lacan
abbia rappresentato un tentativo di recidere il legame tra psicoanalisi ed
ermeneutica; un legame che avrebbe esposto la prima al rischio sempre
presente di uno scivolamento religioso, dal momento che – come ha
affermato lo psicoanalista francese – «il senso è sempre religioso»3.
Un tentativo che nell’ultima fase della sua riflessione diventa sempre
più esplicito. Per fare ciò, tuttavia, sarebbe (stato) necessario produrre
un’investigazione epistemologica della psicoanalisi (e in modo particolare di
quella lacaniana), esercitando un’interrogazione differente da quella che
esercita Foucault prendendo in esame, come hanno mostrato bene Hoff-
mann e Birman, quello che definiremmo piuttosto il dispositivo psicoanalitico
e il ruolo da esso esercitato nelle matrici discorsive della modernità
occidentale. Un’investigazione epistemologica avrebbe consentito invece,
a nostro avviso, di mostrare fino a che punto, al contrario, la psicoanalisi
permetterebbe di mettere radicalmente in discussione la postura episte-
mologica inaugurata dalla scienza moderna, nella quale le matrici discor-
sive della modernità hanno trovato il proprio fondamento, gettando le basi
per un sapere di tipo differente che, con Lacan, tenderemmo a definire
savoir y faire, saperci fare. Ma non solo.
Una riflessione di questo tipo avrebbe consentito di osservare, da un
lato, come l’operazione di decentramento del soggetto promossa da Lacan

2 J. Lacan, Il fenomeno lacaniano, in «La Psicoanalisi», vol. 24 (1998), p. 22.


3 Id., Altri scritti, a cura di A. Di Ciaccia, Einaudi, Torino 2013, p. 314. Riguardo alla
critica di Lacan nei confronti della posizione dell’ermeneutica, si veda: L.F. Clemente,
Jacques Lacan e il buco del sapere. Psicoanalisi, scienza, ermeneutica, Orthotes, Napoli-Salerno
2018.
194 Marco Ferrari

non prescindesse nel modo più assoluto dalla dimensione della storicità4,
sebbene lo facesse in maniera differente rispetto a Foucault, con l’interesse
di mostrare quanto il soggetto decentrato – il soggetto dell’inconscio –
non tracciasse un percorso radicalmente alternativo rispetto a quello
prospettato dal cogito cartesiano, ma piuttosto permettesse di rendere visi-
bile il non-detto dell’operazione di Descartes e, al contempo, il suo carat-
tere aporetico. Dall’altro, come la riflessione sul soggetto e la questione
della soggettivazione portata avanti da Lacan non si fermasse all’analisi del
soggetto dell’inconscio – a quel soggetto della finitudine di cui parlano
anche Hoffmann e Birman nel loro libro –, ma proseguisse in direzione di
quel parlessere (strutturato come lalingua, piuttosto che come un linguaggio)
che Lacan pone al centro del suo insegnamento nell’ultima fase della sua
riflessione e con cui, da un lato, sancisce il suo passo avanti rispetto a
Freud5 e, dall’altro, ci fornisce del materiale per riflettere intorno alla possi-
bilità di pensare una nuova teoria del soggetto, radicalmente estranea alla tradi-
zione delle filosofie del soggetto che Foucault ha sottoposto a critica lungo
tutta la sua riflessione e, a nostro avviso, estremamente più consonante
con quanto Foucault stava cercando nel suo attraversamento dell’antico e
che, forse, proprio per questo, lo aveva portato alla rivalutazione della
psicoanalisi che, come hanno mostrato Hoffmann e Birman, compie
all’altezza de L’herméneutique du sujet.

4 Si veda, a titolo di esempio: J. Lacan, Il mio insegnamento, in Il mio insegnamento e io


parlo ai muri, testi riuniti da Jacques-Alain Miller, a cura di A. Di Ciaccia, tr. di A. Di Ciaccia,
Astrolabio, Roma 2014, p. 60: «Conoscete l’ultima grande corbelleria che hanno inventato?
C’è la struttura e c’è la storia. Le persone che hanno messo nel calderone della struttura
(ci sono pure io, mi si hanno messo, non mi ci sono messo io) si ritiene che disprezzino
la storia. È assurdo. Ovviamente non c’è struttura senza riferimento alla storia.
Bisognerebbe anzitutto sapere di che cosa si sta parlando quando si parla di struttura. […]
È sempre difficile etichettare senza malintesi ciò di cui si tratta nel campo di cui si cogita
veramente. Le parole spesso si portano dietro ogni genere di confusione. È proprio
questo ciò che oggi permette a certuni di servirsi della riduzione storica, la quale non ha
niente a che vedere con i diritti teorici, se così si può dire, della funzione della storia.
Allora si buttano lì delle domande che non riguardano la struttura, bensì quello che
chiamiamo strutturalismo».
5 Cfr. J. Lacan, Joyce il Sintomo, in Altri scritti, cit., p. 558: «L’S.Ca.bello è condizionato

dal fatto che l’uomo vive nell’essere (= che svuota l’essenella misura in cui ha – il suo
corpo: ce l’ha del resto solo a partire da lì. Ne discende la mia espressione del parlessere
che si sostituirà all’ICS di Freud (si legga: inconscio): fatti in là che mi ci metto io,
dunque».
Être juste avec quoi ? 195

Un’indagine di questo tipo consentirebbe, a nostro avviso, di conti-


nuare a interrogare tanto le riflessioni di Lacan e Foucault, quanto la loro
utilità in relazione a tutta una serie di questioni con cui il presente ci impo-
ne di confrontarci e rispetto alle quali non possiamo permetterci di rima-
nere sordi. Per essere giusti con Lacan e Foucault, certamente, ma soprattutto
con quel reale, rispetto al quale qualsiasi pensiero deve ricalibrare di continuo
– foucaultianamente e lacanianamente – i propri concetti e le proprie inter-
rogazioni.

Marco Ferrari
Università degli Studi di Padova
marco.ferrari.992@gmail.com
Contro Foucault, per una critical theory lacaniana
Recensione di N. Bou Ali, R. Goel (a cura di), Lacan contra Foucault.
Subjectivity, Sex and Politics, Bloomsbury, London/New York 2019.

Giulia Guadagni

Lacan contra Foucault si sviluppa in completa coerenza con il suo titolo: i


saggi che lo compongono leggono e usano Lacan contro Foucault. Come
scrive Nadia Bou Ali nell’introduzione (Why Lacan contra Foucault?), il
volume si fonda sul presupposto che le traiettorie dei due siano, in ultima
istanza, inconciliabili, specie sul terreno della politica, ma non solo.
Inconciliabili, incompatibili, divergenti, distanti. A partire da tale incompa-
tibilità, e argomentandola variamente, quasi tutti i saggi che compongono
l’opera concordano nell’assumere una posizione lacaniana, contra Foucault.
Il volume raccoglie i contributi di tre dei partecipanti a un convegno
svoltosi presso l’American University of Beirut nel dicembre 2015, inti-
tolato proprio Lacan contra Foucault. Subjectivity, Universalism, Politics (“Uni-
versalism” è stato sostituito da “Sex” nella pubblicazione). Inoltre, il volu-
me comprende i saggi di due filosofi e una filosofa che non erano presenti
al convegno (Samo Tomšič, Anne van Leeuwen e Zdravko Kobe).
Dopo avere riassunto i contenuti dei saggi che più direttamente
affrontano le opere di Lacan e Foucault (tralasciando quindi di citare quelli
di van Leeuwen e Joan Copjec), dirò quale profilo filosofico e politico di
Foucault emerga dal volume. Infine, avanzerò un’ipotesi sulle ragioni che
sembrano rendere necessaria, per la curatrice e gli autori del volume, una
presa di posizione contro Foucault allo scopo di elaborare una critical theory
di ispirazione lacaniana.

I.

Tema centrale del contributo di Mladen Dolar, Cutting off the King’s
Head è la teoria del potere di Foucault e il modo in cui questa l’abbia
condotto a fraintendere la psicoanalisi (alle occorrenze di tale fraintendi-

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 197-205.


198 Giulia Guadagni

mento è dedicata la parte centrale del saggio). In apertura, Dolar ricapitola


efficacemente gli argomenti negativi di Foucault sul potere: non è un’entità,
non è sovrastrutturale, non nasconde nulla e non ha esteriorità. Il potere
non è Uno – scrive Dolar introducendo il lessico lacaniano (p. 40). Due le
tesi che emergono dalla sua lettura: da una parte, la nozione foucaultiana
di cura di sé, e la posizione del soggetto in essa inclusa, si rivelerebbe essere
un loop interno al potere stesso, una piega del potere, una sorta di auto-
relazione circolare tra potere e soggetto; dall’altra, l’alternativa lasciata
aperta da Foucault, sulla base di questa circolarità, si ridurrebbe alla falsa
alternativa tra la molteplicità delle pratiche e la molarità di un fantasmato
potere sovrano pre-moderno. Ma Dolar – contra Foucault – suggerisce che
un’ontologia della molteplicità e dell’etero-geneità non sia l’unica strada
percorribile dopo aver tagliato la testa al re (p. 43). Il contributo di Foucault
a un pensiero della molteplicità andrebbe letto – secondo Dolar – come
sintomo di un disconoscimento dell’Uno. Opponendo a un potere sovra-
no e repressivo una teoria del potere come eterogeneità e molteplicità delle
relazioni, Foucault perderebbe di vista il contributo più saliente che la
psicoanalisi può dare a un’analitica del potere: non tanto l’insistenza sulla
repressione, quanto l’attenzione posta sul lato nascosto del simbolico,
ovvero sull’ingiunzione a godere. Mancando di cogliere l’originalità della
psicoanalisi – sostiene Dolar – Foucault ha misconosciuto il carattere con-
traddittorio e paradossale dell’Uno, per il quale la posta in gioco non è la
relazione coi molti, ma l’insistenza – più che l’esistenza – sulla propria
impossibilità (p. 50).
In Author, Subject, Structure, Lorenzo Chiesa mette a tema una delle
principali poste in gioco dello strutturalismo, la questione del soggetto,
misurando prossimità e distanze tra Foucault e Lacan attorno a tale snodo.
Entrambi hanno concepito il soggetto come funzione irriducibile all’Io,
inteso quale centro trascendentale dell’unità della rappresentazione. Tutta-
via, mentre Lacan avrebbe insistito sul nesso dialettico che lega la struttura
al soggetto, Foucault avrebbe prediletto una posizione, in ultima istanza
anti-strutturalista, volta a individuare nella categoria di “vita” una dimen-
sione di radicale esteriorità alla struttura. Ma questa opzione “cripto-
vitalista” (p. 60) allontana Foucault dallo strutturalismo e in particolare
dalla singolare e radicale declinazione che di questo aveva dato l’insegna-
mento lacaniano.
Contro Foucault 199

Nucleo centrale dello strutturalismo lacaniano è la co-implicazione tra


soggetto e struttura, una paradossale reciprocità ancorata alla funzione del
significante. Muovendo da qui, Lacan avrebbe rifiutato qualsiasi esteriorità
alla struttura, ponendola come ciò che è più reale. È questa ontologia
negativa della struttura che sosterrebbe la co-implicazione tra significante
e soggetto, al punto da rendere il soggetto non solamente una proprietà
necessaria della struttura, bensì il suo elemento più estimo. Per Lacan,
quindi, non c’è un fuori struttura, al di là dell’impasse che strutturerebbe
il soggetto dell’inconscio come ciò che è “discorsivamente impossibile”.
La lettura vitalistica di Foucault viene ripresa in Better Failures: Science
and Psychoanalysis da Samo Tomšič, muovendo però da una problematica
epistemologica. Foucault e Lacan avrebbero condiviso una tesi episte-
mologica fondamentale: la radicale de-psicologizzazione della conoscenza,
introdotta dalla scienza moderna. In entrambi, è l’anonima funzione che
prende il posto del soggetto personale come protagonista dell’operazione
epistemica. Da questo punto di vista, la tesi foucaultiana della morte del-
l’uomo non sarebbe altro – sostiene Tomšič – che l’equivalente della (ri)-
scoperta lacaniana del soggetto dell’inconscio come nuova topologia del
soggetto (p. 83).
Tuttavia, lo scarto fondamentale che segnerebbe la distanza tra
Foucault e Lacan, emerge alla luce della ricognizione dei presupposti della
loro diversa epistemologia. Secondo Tomšič, la psicoanalisi lacaniana
avrebbe sviluppato un’epistemologia dell’errore e del fallimento, facendo
leva sulla struttura della ripetizione, secondo il motto beckettiano del “try
again, fail again, fail better”. Tale epistemologia avrebbe preso le mosse da
un imperativo etico, piuttosto che conoscitivo, volto a innescare un’azione
contro la struttura nel processo di rielaborazione. Compito della psico-
analisi, quindi, non è tanto riconoscere la struttura, quanto lavorare sulla
struttura e contro la resistenza che la struttura oppone all’azione. Si tratte-
rebbe di un’epistemologica critica, che Lacan svilupperebbe a partire dalla
lezione anti-positivista di Alexandre Koyré.
Tutta diversa l’epistemologia dell’errore di Foucault, che deriverebbe,
invece, dalla lezione pseudo-vitalistica di Canguilhem, e che lo porterebbe,
in ultima istanza, ad attribuire all’inconscio e alla sessualità una positività
epistemica e ontologica, misconoscendo l’originalità del contributo della
psicoanalisi.
200 Giulia Guadagni

Ambizioso e problematico è, infine, il contributo di Zdravko Kobe –


Foucault’s Neoliberal Post-Marxism – che mira non soltanto a ripercorrere il
contesto storico e teorico delle lezioni foucaultiane sulla governamentalità,
bensì a ricostruire il complesso e articolato rapporto tra Foucault e il
marxismo. Tutto ciò alla luce di una tesi controversa: il pensiero fou-
caultiano sarebbe approdato dall’iniziale (e altalenante) adesione al
marxismo al neo-liberalismo della fine degli anni Settanta con la media-
zione del maoismo. L’influenza del maoismo sull’attivismo foucaultiano
nel post-’68 è centrale nell’argomentazione di Kobe. Solo alla luce del
metodo maoista – scrive – diventano comprensibili le ricerche del GIP,
l’endorsement ai Nouveau Philosophes e, financo, la microfisica del potere.
Nel 1977, alla luce del fallimento della rivoluzione culturale in Cina,
Foucault sarebbe arrivato a rifiutare in blocco la tradizione del socialismo
e del marxismo, dichiarando finita l’era della rivoluzione e sostenendo che,
per la prima volta dai moti rivoluzionari del 1848, il pensiero della sinistra
europea si trovasse senza orientamento. L’obiettivo che – secondo Kobe –
Foucault si è dato dopo il 1977 è reinventare il pensiero politico della
sinistra alla luce del fallimento e del complessivo esaurimento della
tradizione rivoluzionaria.
Sancito il suo allontanamento dal marxismo e grazie a quella che Kobe
chiama “fase maoista” (p. 173), Foucault sarebbe approdato al neolibe-
ralismo. Kobe dedica diverse pagine a ripercorrere i momenti salienti dei
corsi del 1977-78 e 1978-79, sostenendo che il motivo dell’interesse di
Foucault per il neoliberalismo fosse lo stesso anti-umanismo che lo aveva
precedentemente avvicinato allo strutturalismo prima e al maoismo poi.
Posto che chiedersi se Foucault fosse effettivamente un neoliberale è una
domanda senza senso – scrive Kobe – non si può fare a meno di notare
che nei confronti del neoliberalismo il filosofo francese abbia tenuto un
atteggiamento di inedita indulgenza (p. 181). Non solo, all’indulgenza –
secondo Kobe – si sono aggiunte una complessiva incuria e approssi-
mazione nella scelta e nella lettura delle fonti (Ibidem). In conclusione, se
anche il percorso filosofico denso di svolte repentine seguito da Foucault
rende difficile la lettura della sua opera, Kobe si propone di seguirlo con
l’attenzione necessaria a spiegare come sia stato possibile il passaggio dal
marxismo a un nuovo discorso morale e al neoliberalismo (anche se la fase
neoliberale è circoscritta e si è conclusa rapidamente).
Contro Foucault 201

Il saggio comprende una “Coda”, in cui l’autore – facendo eco a Dolar


e Chiesa – commenta il rapporto di Foucault con la psicoanalisi, soffer-
mandosi in particolare sugli attacchi al freudo-marxismo condotti ne La
volontà di sapere. Anche se successivamente Foucault ha chiuso lo scontro
con la psicoanalisi, ciò non toglie – scrive Kobe – che i motivi che l’aveva-
no animato fossero ancora validi.

II.

Come anticipato, alla luce dei contenuti dei saggi citati e soprattutto
dell’introduzione, che presenta efficacemente gli intenti dell’opera, intendo
adesso ricapitolare quale immagine di Foucault il volume restituisca.
Propongo di riassumerla in un trio di –ismi, imputati al filosofo francese
e considerati criticamente dagli autori: il vitalismo di cui scrivono Chiesa e
Tomšič; lo storicismo (assunto come sinonimo di relativismo) e, in ultima
istanza, l’idealismo.
L’uso foucaultiano della storia – si legge nell’introduzione – si risolve
in ultima analisi in una forma di storicismo relativista, in un
«prospettivismo nietzscheano» che cerca di «afferrare il sapere-potere nella
sua opera di costituzione degli oggetti (come per esempio l’homo criminalis
da parte delle prigioni o, in definitiva, l’“uomo” da parte delle scienze
umane)» (p. 9). Foucault, dal punto di vista strutturalista che il volume
intende assumere, riduce la sessualità e l’inconscio a oggetti epistemici,
corispondenti a una specifica epoca storica. Così facendo, misconosce il
fatto che le strutture sono invarianti, e che anche qualora avvenissero
slittamenti nel discorso, questi sarebbero possibili solo perché la struttura
è in sé sempre incompleta. Dirimente per sostenere questo punto –
secondo la curatrice – è il caso del sesso e della sessualità (candidati ideali,
del resto, se si conduce un confronto fra l’autore della Storia della sessualità
e Lacan).
Se Foucault e Lacan concordano nell’assegnare alla questione del
sesso un ruolo filosofico e politico centrale, le conseguenze nei due casi
sono affatto diverse. Per Foucault – leggiamo nell’introduzione – il sesso
è un elemento immaginario, ideale, speculativo, e non può essere pensato
senza la sessualità, che è risultato e strumento del potere nel regime
202 Giulia Guadagni

capitalista. Foucault riduce il sesso a mera idea necessaria al funziona-


mento del dispositivo di sessualità, sostenendo che sia stato proprio Freud
a trasformare la sessualità in discorso (p. 21). D’altra parte, per Lacan il
sesso non è un predicato né una categoria, né un problema epistemologico
(si potrebbe dire: neanche per Foucault), il sesso non è una causa
sottostante: il sesso è ciò che divide il soggetto. Il capitalismo (e Foucault
ne sarebbe complice) vuole rendere il sesso inesistente. A ciò Lacan
oppone una posizione strutturalista: “non c’è rapporto sessuale” – il suo
celebre assioma – vuol dire non che l’assenza di relazione si scioglie in una
molteplicità di singolarità, ma che la non-relazione è la negativa condizione
a priori che opera al cuore dell’ordine sociale. Analogamente a Mladen
Dolar, Nadia Bou Ali conclude che, piuttosto che fare ricorso alla molte-
plicità e all’eterogeneità, la psicoanalisi insiste a pensare la non-esistenza
dell’Uno (pp. 21-22).
Foucault – leggiamo ancora nell’introduzione – tiene insieme «un
nominalismo (è attraverso le parole che l’oggetto del discorso può essere
concepito) e un quasi-strutturalismo (gli oggetti non corrispondono alle
cose, ma a un insieme di regole che stabiliscono la loro formazione)» (p.
8). Per non seguire la strada post-kantiana né di Hegel, né di Marx, né di
Heidegger, Foucault sarebbe approdato a una iper-storicizzazione che, per
non lasciare spazio al trascendentale, ha reintrodotto surrettiziamente «un
positivismo di tipo baconiano: il sapere sarà sempre subordinato al potere,
ma le tecniche di questo assoggettamento possono e devono essere
controllate» (p. 9).
In ultima istanza – e come del resto pareva fare anche Lacan commen-
tando nel tredicesimo seminario le pagine di Les mots et les choses su Las
Meninas e imputando a Foucault di non essersi spinto oltre al considerare
il quadro come “rappresentazione della rappresentazione” – i saggi che
compongono il volume sembrano tacciare Foucault di una forma di
idealismo. Idealismo linguistico, anzitutto, perché «è attraverso le parole
che l’oggetto può essere concepito» (p. 8), o altrimenti detto, il sesso dipen-
de dal “sesso”. Foucault sarebbe nominalista nel senso che sosterrebbe
che non possiamo conoscere il particolare/reale, ma solo le parole con cui lo
nominiamo e lo universalizziamo, parole che fanno da schermo a una
realtà che starebbe dietro, nascosta, o che produrrebbero tale realtà. Si
fraintende così il senso di quello che pure Foucault ha indicato come il
Contro Foucault 203

proprio “nominalismo metodologico”. Si scambia una postura epistemo-


logica per una tesi ontologica. Foucault, infatti, non era nominalista, bensì
applicava un metodo nominalista: «è possibile – chiedeva durante il corso
del 1978-79 – scrivere la storia senza ammettere a priori che esistano cose
come lo Stato, la società, il sovrano, i sudditi?». La differenza tra essere
nominalisti e applicare un metodo nominalista sta in quell’«ammettere a
priori». Foucault non scrive che lo stato e la società non esistono, sostiene
invece la necessità di non ammettere a priori che esistano, cioè di non
considerarli come dati. Il suo metodo impone di non ritenere valida a
priori l’unità teorica degli universali storici, antropologici, sociologici e
politici. Solo sospendendo il giudizio sulla loro validità (più che sulla loro
esistenza) è possibile ricercare le condizioni storiche di possibilità del-
l’emergenza di pratiche, relazioni, discorsi e teorie. Solo supponendo che
non esistano la follia o il potere, nel senso che non siano dati come oggetti
unitari e identificabili a priori, è possibile, secondo Foucault, scrivere una
storia della follia o delle prigioni. Ciò non vuol dire, beninteso, che la follia,
il sesso, il potere o lo Stato non esistano.
Solo fraintendendo questo elemento centrale del metodo foucaultiano
si può affermare – come di nuovo leggiamo nell’introduzione – che l’in-
compatibilità tra Lacan e Foucault risiede nella distanza tra rappresenta-
zione e produzione (p. 23). Foucault sarebbe più interessato al problema
della rappresentazione, con il suo proposito di svelare le relazioni di potere.
Lacan, da parte sua, avrebbe considerato l’assoggettamento come proces-
so di doppia produzione: di un oggetto in surplus e di un soggetto alienato.

III.

Dopo avere accennato ad alcuni fraintendimenti dell’opera foucaul-


tiana che sembrano viziare parte delle argomentazioni presenti in Lacan
contra Foucault, vorrei, in conclusione, elencare i motivi per i quali chi inten-
da muoversi nel campo della critical theory contemporanea, usando come
strumento teorico Lacan e lo strutturalismo, debba contrapporsi a Foucault.
I motivi sembrano essere svariati. Di seguito, li passerò in rassegna senza
più fare riferimento ai singoli contributi, bensì considerandoli nel loro
complesso.
204 Giulia Guadagni

a) Se non ci fosse stato Foucault, che ha condotto a vele spiegate la


filosofia in direzione del post-strutturalismo (e del postmoderno, anche se
ciò non viene scritto esplicitamente), forse lo strutturalismo avrebbe avuto
una sorte diversa, con lui la psicoanalisi e con lei il marxismo. Il volume, a
questo proposito, non assume una sterile posizione di difesa della propria
“scuola”, bensì esprime una sincera avversione per la deriva habermasiano
foucaultiana della teoria critica (considerando Habermas e Foucault come
due lati della stessa moneta neo-liberale, p. 5). Tale deriva – come leggiamo
nell’introduzione – avrebbe condotto la critica verso un sostanziale accor-
do con il progetto del liberalismo moderno.
b) Con i suoi attacchi alla psicoanalisi, che hanno avuto ampia eco
grazie alla sua grande influenza, Foucault ha contribuito al discredito della
psicoanalisi stessa e quindi a impedire che si creasse una intersezione alter-
nativa tra psicoanalisi e marxismo.
c) Foucault ha demolito il soggetto, a differenza di Lacan, che l’ha
sempre considerato irriducibile alla sua auto-identificazione immaginaria.
Il vitalismo foucaultiano, tipico della temperie filosofica post-struttualista,
il misconoscimento del ruolo del soggetto e della sua coincidenza con il
soggetto della scienza, sono tutti elementi omogenei alla decadenza del
paradigma filosofico-politico marxista.
d) Il progetto foucaultiano appare, infine, agli occhi degli autori del
volume, come sostanzialmente inefficace e inconsistente dal punto di vista
politico. Incapace di sostenere la critica (perché la intende in senso debol-
mente post-kantiano invece che marxista) quando non connivente col
capitale (come nel caso degli ultimi lavori di Foucault sulla cura di sé).
In conclusione, i contributi che ho considerato si trovano pressoché
d’accordo nel sostenere che, mentre Lacan (e con lui una critical theory
“lacaniana”) contempla la possibilità di un discorso che non sia quello del
padrone (possibilità che permane solo se il soggetto dell’inconscio è radi-
cato nella scienza moderna), Foucault (e con lui i foucaultismi) si appella
a un volontarismo discorsivo, centrato sulla “volontà di verità” e sulla cura
di sé, in cui è impossibile sfuggire al padrone se non reintroducendo
l’antico patto tra spiritualità e filosofia nella nuova forma della governa-
mentalità.
La necessità, per una filosofia di ispirazione lacaniana di opporsi a
Foucault è dunque dettata dalla volontà di prenderne il posto sulla scena
Contro Foucault 205

della critica. Una nuova critical theory, di impronta lacaniana (un buon
esempio potrebbe essere Žižek, che infatti è un riferimento per diversi
autori del volume), potrebbe riabilitare il marxismo e il ruolo del soggetto,
traghettandoci fuori dalle secche postmoderne e filo-liberali nelle quali –
assidui frequentatori di Foucault – siamo finiti.

Giulia Guadagni
Università della Calabria
guadagni.giulia@gmail.com
Soggetti nel discorso: per una psicanalisi resistente
Recensione di C. Cavallari, Foucault con Lacan. La produzione discorsiva del
soggetto, Galaad Edizioni, Giulianova 2019.

Antonio Del Vecchio

Un non-rapporto

È possibile individuare un'istanza di fondo che attraversa la riflessione


foucaultiana al di là dei suoi differenti momenti e dei suoi oggetti specifici.
Una delle sue enunciazioni più esplicite può forse essere letta oggi in
alcune affermazioni di metodo contenute nel corso del 1981, laddove Fou-
cault pone la propria indagine sotto il segno di una «sorpresa epistemica»
che non coincide con lo stupore dovuto al fatto che vi sia l'essere invece
che il nulla, ma dipende dall'esistenza della verità, e dei giochi polimorfi tra
verità ed errore. I discorsi chiamati a dire il vero sul reale non si limitano a
rappresentarlo e tradurlo, né all'opposto ad occultarlo: sono sempre in
qualche modo «discorsi di troppo», supplementi che non trovano la pro-
pria ragion d'essere nella realtà di cui parlano apparentemente raddop-
piandola, eppure agiscono su di essa strutturando prescrizioni, pratiche,
esperienze1. La forza della verità non dipende dalla sua autoevidenza ma
dai suoi effetti, dai vincoli, dagli obblighi e dai legami che essa istituisce.
L’interrogazione sui fondamenti universali della conoscenza e i criteri per
la sua progressiva acquisizione tende a privilegiare l’interiorità del pensiero
e a installarsi dentro il tradizionale perimetro della riflessione filosofica
proprio perché postula in prospettiva la possibilità di adeguare il logos alle
cose. Di contro, spostare l’accento sugli effetti consente di mettere a fuoco
innanzitutto il nostro rapporto con la verità nei suoi aspetti storici e politici,
ponendo il pensiero a contatto con l’esteriorità del gioco delle forze, degli
eventi e dei codici dentro il quale si definisce il nostro modo di essere
soggetti.

1M. Foucault, Subjectivité et vérité. Cours au Collège de France 1980-1981, Seuil/Gallimard,


Paris 2014; tr. it. di D. Borca e C. Troilo, Soggettività e verità. Corso al Collège de France
(1980-1981), Feltrinelli, Milano 2017, in particolare pp. 225-228, 241-252.

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 207-217.


208 Antonio Del Vecchio

Pur essendo colui che tra gli psicoanalisti ha forse maggiormente


attraversato il campo della filosofia, Lacan ha condiviso con Foucault
questa istanza “antifilosofica” e antisistematica, enfatizzando lo scarto
costitutivo tra il reale e le sue significazioni, tra l’essere e il senso. Anche
nella sua prospettiva la verità intorno alla quale si organizza il legame
sociale prende forma attraverso delle strutture di finzione, dentro le quali
si inscrive una soggettività che non è mai lì dove pensa, nell’interiorità del
cogito, nell’ordine trasparente della conoscenza, della comunicazione o
della rappresentazione.
L’analisi sviluppata in questo libro da Claudio Cavallari può essere
inquadrata a partire da questo fondamentale punto di contatto, che per-
mette da un lato di cogliere la valenza eminentemente politica della pratica
psicoanalitica – tutt’altro che riducibile a una terapia circoscritta all’intimità
dell’animo –, dall’altro di sottolineare come i nessi tra potere e verità messi
a fuoco da Foucault mettano in gioco in modo via via più esplicito un terzo
elemento che è la costruzione del soggetto. E tuttavia accostare il pensiero
lacaniano alla produzione teorica foucaultiana non è a prima vista un’ope-
razione semplice. Come sottolinea l’Autore, occorre infatti partire dal-
l’evidenza di un non rapporto, di un incontro in buona misura mancato: la
ricerca genealogico-critica di Foucault e l’opera dello psicoanalista si sono
sviluppate – in entrambi i casi attraverso percorsi tortuosi – su due terreni
tanto prossimi quanto eterogenei, con scambi solo episodici e in apparen-
za confinati alla superficie dei testi e delle biografie. Le relazioni che la
riflessione foucaultiana ha avuto con la psicoanalisi non sono del resto mai
state lineari e costituiscono una questione ancora in buona parte aperta,
che questo saggio contribuisce a esplorare scommettendo sulla possibilità
di leggere Foucault con Lacan, non tanto per rintracciare affinità teoriche,
convergenze o influenze reciproche, ma per far interagire i loro strumenti
di analisi a partire dal tema della produzione discorsiva del soggetto che i
due pensatori hanno esplorato da punti di vista diversi.

Destituzione ed eccedenza della soggettività

Cavallari prende giustamente le mosse dal peculiare modo in cui Fou-


cault e Lacan hanno recepito le poste in gioco della svolta strutturalista,
Soggetti nel discorso 209

che – riprendendo una tesi di Étienne Balibar – può essere considerata


come un’operazione di ridefinizione e alterazione più che come una liqui-
dazione della categoria di soggettività. Da un lato, infatti, quest’ultima ces-
sa di essere identificata con un Gattungswesen, con il noi dell’umanità, con
una coscienza o un cogito che dona senso al mondo, perdendo così il pro-
prio ruolo fondativo e apparendo come effetto di una catena di relazioni
e determinazioni; dall’altro essa si mostra come un limite o un eccesso in
qualche misura irrappresentabile all'interno delle strutture, che non sono
mai semplicemente “oggettive”2. Questa operazione di decostruzione e
ricostruzione è decisiva per comprendere le premesse teoriche di Foucault
e Lacan, che hanno avviato la loro riflessione con due operazioni critiche
analoghe rivolte da un lato contro lo storicismo tradizionale, il trascen-
dentalismo classico e fenomenologico, dall’altro contro le psicologie del-
l’Io. Entrambi hanno messo in prima battuta in discussione gli assunti
umanistici della filosofia moderna e delle scienze umane per mostrare che
la nostra esperienza soggettiva è costitutivamente dipendente dall’Altro
che lo precede, marcata dall’assoggettamento alle regole del linguaggio,
dell’episteme, dei dispositivi che presiedono alla nostra identificazione,
stabilendo posti e funzioni. Questa istanza antiumanista non si risolve però
semplicemente nell’idea di un primato delle strutture e, più che un punto
d’approdo, costituisce un mezzo per denaturalizzare, desostanzializzare ed
estroflettere la soggettività, che è tuttavia inclusa nel sistema come un
effetto necessario, un’interfaccia attraverso cui le strutture simboliche ed
epistemiche così come i dispositivi di potere devono snodarsi e, nella sua
singolarità, costituisce un punto di scarto e di tensione che mina la compat-
tezza dell’ordine. Tanto per Foucault quanto per Lacan questa défaillance
apre un margine di gioco, una dinamica che mette in movimento i sistemi
e gli stessi soggetti.
Si pone a questa altezza l’ingiunzione etico-politica che alla luce di
questo saggio si può ritenere comune alla pratica analitica lacaniana e dalla
riflessione foucaultiana. Si potrebbe dire che tanto la filosofia quanto la
psicoanalisi debbano prendere posizione, cioè scegliere se funzionare
come “giochi di verità” che favoriscono l’adesione degli individui all’ordine
dominante, alle sue norme e ai suoi apparati epistemici, o all’opposto ap-

2É. Balibar, Le structuralisme: une destitution du sujet?, in «Revue de Métaphysique et de


Morale», vol. 45(2005), n. 1, pp. 5-22.
210 Antonio Del Vecchio

profondire lo scarto, produrre una costante presa di distanza rispetto alle


rappresentazioni dentro cui ci identifichiamo oggettivandoci, insomma
svolgere quel ruolo di disassoggettamento nel gioco politico della verità
che per Foucault è proprio della critica3 e rilanciare l’eccedenza mai del
tutto governabile della soggettività. Questa seconda istanza non può però
risolversi nella fuga verso un fuori illusorio in cui recuperare una sorta di
pienezza originaria, ma apre piuttosto un conflitto interno alle strutture
significanti e ai dispositivi di assoggettamento, di cui occorre forzare i
codici e i limiti percorrendo una terza via tra l’adesione all’ordine simbo-
lico e il suo totale rifiuto. Si tratta insomma di muoversi sui limiti al fine di
trovare un modo per «pensare diversamente il soggetto all’interno del-
l’impianto strutturale che lo determina» e al tempo stesso contro le «ma-
trici della sua ipostatizzazione» (p.10). Ed è inseguendo questa possibilità
che per Cavallari Foucault e Lacan hanno snodato i loro percorsi di rifles-
sione.

Il potere del discorso

Questo attraversamento critico dello strutturalismo avrebbe portato


Foucault e Lacan – in quello che tra la fine degli anni Sessanta e l’inizio
degli anni Settanta è stato per entrambi un momento di svolta teorica sti-
molato dalla nuova fase apertasi con il Sessantotto – a considerare il
discorso come superficie sulla quale si snodano dinamiche di assogget-
tamento e processi di soggettivazione. Si tratta per Cavallari di un piano
decisivo per intrecciare le analisi epistemiche e politiche di Foucault con le
indagini di Lacan sulla strutturazione psichica del soggetto in rapporto
all’ordine predisposto dall’Altro e fare in qualche modo parlare un pensa-
tore lì dove l’altro sembra interrompersi.
Occorre innanzitutto sottolineare che per entrambi gli autori il campo
discorsivo è sempre attraversato da elementi, operazioni e rapporti mate-
riali e al suo interno la possibilità dell’enunciazione si articola costitutiva-
mente con il complesso delle norme sociali e delle pratiche politico-istitu-
zionali dentro le quali agiscono e sono agiti i soggetti. Fin dall’Archeologia

3 M. Foucault, Qu’est-ce que la critique? Suivi de La culture de soi, Vrin, Paris 2015, p. 39.
Soggetti nel discorso 211

del sapere Foucault ha iniziato a mettere a fuoco la dimen-sione strategica e


non soltanto linguistico-epistemica della discorsività. Negli anni successivi
questa intuizione sarebbe rimasta centrale per cogliere l’articolazione
intrinseca tra sapere e potere, verità e soggettività. L’ambito discorsivo è
rimasto da questo punto di vista centrale anche per le ricerche condotte
da Foucault dopo il suo insediamento al Collège de France, per quanto
l’accento fosse ormai esplicitamente posto sul fatto che la produzione di
discorso è sempre regolata da vettori che possono intendersi come politici,
ma al tempo stesso è condizione di esercizio del potere e terreno di scontro.
Anche Lacan, nel periodo corrispondente ai Seminari XVI, XVII e XVIII,
ha cercato di analizzare il rapporto tra la struttura della psiche individuale
e la dimensione storicamente costituita del collettivo attraverso la nozione
di discorso, da lui inteso come un dispositivo in cui si intrecciano simbo-
lico e reale, significante e godimento, sapere e spinte pulsionali. Funzione
fondamentale del discorso è per lo psicoanalista quella di regolare il godi-
mento individuale al fine di rendere possibile l’ordine del sapere e delle
interazioni umane. La rinuncia alla jouissance è ciò che consente agli indi-
vidui di inscriversi nell’ordine della civiltà e di identificarsi come soggetti,
determinando al tempo stesso un guadagno di senso e una perdita, una
scollatura del parlante rispetto alla propria sostanza vivente, che risulta tan-
to necessaria per impedire un impatto incontrollato e mortifero con il rea-
le quanto problematica, perché apre uno iato, una mancanza incolmabile.
Se questa divisione del soggetto costituisce un elemento in ultima analisi
invariante, la descrizione lacaniana delle diverse possibili forme discorsive
non è tuttavia statica e mira a rendere conto dell’avvicendarsi nella storia
di differenti modi di strutturare la trama dei rapporti sociali che danno
luogo a forme specifiche di costituzione della soggettività.
Sottolineando questo aspetto, nei capitoli centrali del libro Cavallari
discute in parallelo la genealogia foucaultiana delle tecnologie del potere
moderno e la teoria lacaniana dei discorsi. In questa dettagliata e complessa
analisi quello che Lacan aveva descritto come discorso del padrone – vale a
dire il discorso fondamentale centrato sulla castrazione simbolica e l’inter-
dizione del godimento a cui il soggetto può accedere in forme limitate e
addomesticate solo adattandosi alle codificazioni predisposte dal potere
– è accostato alla descrizione foucaultiana del paradigma giuridico della
sovranità. Si tratta, in entrambi i casi, di uno schema nel quale «la funzione
212 Antonio Del Vecchio

principale del potere consiste nell’enunciazione della legge» (p. 99) e


quest’ultima risulta per gli individui portatrice di una verità prescrittiva in
apparenza cogente, che struttura la soggettività attraverso un meccanismo
di fissazione e identificazione. Sia per Foucault sia per Lacan, tuttavia, que-
sto tentativo di cattura risulta fallimentare e perciò – benché non abbia del
tutto dismesso la propria efficacia – il paradigma padronale della legge e
della sovranità non ha potuto funzionare nelle società moderne senza
essere progressivamente affiancato e penetrato da tecnologie di assogget-
tamento, forme di veridizione e formazioni discorsive ad esso eterogenee.
In questa prospettiva è possibile riscontrare note-voli analogie tra l’analisi
foucaultiana delle meccaniche individualizzanti e normalizzanti proprie
della microfisica delle discipline e quello che Lacan ha descritto come il
discorso dell’università. In entrambi i casi viene messo a fuoco un poten-
tissimo dispositivo che plasma gli individui estraendo da essi forze e cono-
scenze. In questa configurazione epistemico-politica il potere si salda con
un sapere dal volto neutro e impersonale che mira a produrre soggettività
assoggettate alle sue norme e ridotte a unità oggettiive e quantificabili. Dal
punto di vista di Lacan ciò non fa che trasfigurare e rendere più cogenti le
pretese totalizzanti presenti nel discorso del padrone.
La lettura incrociata proposta da Cavallari permette su questa base di
sottolineare e chiarire attraverso le indagini foucaultiane la pregnanza del
contributo lacaniano alla comprensione delle forme storiche di costitu-
zione dei legami sociali. Allo stesso tempo, il riferimento alla psicoanalisi
permette di esplorare con maggiore precisione il «profilo singolare che le
forme di soggettività assumono a fronte di un determinato modo di enun-
ciazione del potere» (p. 79) e di indicare i punti ciechi dei dispositivi di
assoggettamento dal punto di vista della struttura della psiche. Ogni di-
scorso, per Lacan «si propone di operare una saturazione pervasiva di ogni
istanza di soggettivazione» (p. 148), ma proprio la divisione del soggetto,
l’alienazione che esso necessariamente presuppone destina questo tenta-
tivo a un’inesorabile incompiutezza. Nessun apparato discorsivo e nessun
dispositivo di potere può davvero neutralizzare nella propria economia
l’instabilità che lo agita, e che si rivela per Foucault attraverso il costante
emergere di resistenze e punti di blocco e per lo psicoanalista attraverso le
manifestazioni sintomatiche dell’inconscio. La pratica psicoanalitica è da
questo punto di vista chiamata a denunciare questo fallimento e a insistere
Soggetti nel discorso 213

su di esso per permettere all’individuo di recuperare, singolarizzando la


propria esperienza, un margine di libertà che passa attraverso il distacco
rispetto ai significanti che lo identificano e una ricostruzione di sé che
volga in positivo – come elemento di incessante soggettivazione – la man-
canza e l’incompletezza che ogni soggetto sperimenta. Si potrebbe dire in
questo senso che come Foucault anche Lacan abbia proposto un’etica
dell’inquietudine che invita ciascuno a fare esperienza dei propri limiti e
riconoscere nella contingenza di ciò che si è la possibilità di essere altri-
menti: un esercizio non certo facile che richiede una continua dislocazione,
il riconoscimento di un’alterità interna al soggetto che mina ogni illusione
o desiderio di padronanza: il discorso dell’analista è significativamente il
rovescio di quello del padrone.
Questa funzione critica si trova oggi a fare i conti con quel nuovo
dispositivo di organizzazione dei rapporti tra soggettività e legame sociale
che Lacan aveva definito come discorso del capitalista e che, ancora una volta,
per Cavallari può essere fruttuosamente messo in risonanza con l’analisi
foucaultiana del discorso neoliberale alla quale Foucault è giunto nel corso
della sua genealogia della governamentalità. L’interrogazione su questa
trasformazione che lambisce la nostra attualità ha costituito un momento
di svolta per entrambi gli autori. Per Foucault si è trattato di fare i conti
con una forma di razionalità politica che mira a orientare tutta la scala che
va dai singoli, alla società e alle strutture istituzionali e amministrative dello
Stato alle logiche della concorrenza, dell'impresa e del capitale umano. Se
la storia lunga delle pratiche di governo prodottesi in Occidente è sempre
stata indissociabile dal problema di come non essere governati in certi
modi o a certi prezzi, la governamentalità neoliberale sembra apparente-
mente saturare questa domanda critica nella misura in cui il suo funziona-
mento fa leva sulla stessa libertà dei soggetti, a patto ovviamente di inscri-
verla nella propria logica economica, di metterla costantemente a valore e
di renderla calcolabile in tutti i suoi aspetti. Quello che in questo modo
viene prodotto è un soggetto, l’homo oeconomicus, apparentemente capace di
dare attivamente forma alla propria condotta, ma al tempo stesso chiamato
a essere individualmente responsabile della propria soddisfazione o del
proprio fallimento, dunque a rispondere a stimoli ambientali e a interio-
rizzare le logiche sistemiche, finendo per essere in definitiva assai gover-
nabile e manipolabile, assoggettato tramite la propria libertà. Anche Lacan
214 Antonio Del Vecchio

vede alla base del discorso capitalistico una sorta di astuzia libertaria, che
lo mette in rottura con lo schema del padrone, della legge e della castra-
zione: il soggetto è posto come libero di accedere al proprio godimento e
dirigere le proprie identificazioni, insomma illusoriamente portato a satu-
rare la mancanza che lo costituisce. Si innesca così un rapporto circolare
tra i diversi termini del discorso che manca negli altri schemi formulati
dallo psicoanalista, ma proprio questa dinamica priva di soluzioni di conti-
nuità fa sì che l’individuo sia in realtà assoggettato ai propri oggetti di godi-
mento, istigato a un consumo compulsivo che in realtà produce un annul-
lamento del desiderio e una tendenziale dissoluzione del legame sociale.
La soggettività è insomma asservita ma al tempo stesso spinta a rimuovere
la realtà del proprio assoggettamento, cosa che – almeno in apparenza –
tende a erodere ogni spinta al conflitto e all’insubordinazione. A dispetto
del suo funzionamento apparentemente liscio, per Lacan questa configura-
zione risulta tuttavia insostenibile, e da questo punto di vista la prospettiva
psicoanalitica è decisiva per far emergere le tensioni, le forme di disagio e
di frustrazione che una società dominata dal discorso capitalistico produce.
Se questo è vero non è tuttavia possibile una mera restaurazione delle figu-
re ormai irrimediabilmente incrinate del Padre o della Legge; nella prospet-
tiva di Cavallari diventa piuttosto essenziale politicizzare i sintomi e le di-
scrasie che caratterizzano le forme di soggettività e di (non)legame sociale
tipiche della nostra contemporaneità per immaginare la possibilità di «un
discorso che non sarebbe del sembiante capitalistico» (p. 190) e dar corpo
– dentro le attuali relazioni di governo – a forme di costruzione differente
della soggettività.

Il conflitto nel discorso

Le conclusioni di questo confronto con Foucault e Lacan toccano una


questione politicamente centrale per il presente. Cavallari la affronta
partendo da un aspetto decisivo sul quale Foucault ha posto l’accento
quando ha iniziato a studiare il potere attraverso il prisma della governa-
mentalità: in quanto conduzione della condotta, la relazione di governo
implica sempre uno spazio di libertà e richiede a chi è governato di svol-
gere un ruolo attivo e a mettere in atto determinate tecniche del sé. Per
quanto coercitivo possa essere, il potere non potrebbe sostenersi senza
Soggetti nel discorso 215

un’accettazione dei regimi di verità su cui esso si fonda. La nozione di


governo consente allora di rendere esplicito il ruolo cruciale che la
produzione di soggettività svolge tanto per rafforzare i regimi di potere e
di verità quanto, all’inverso, per contestarli.
Ciò risulta quanto mai pertinente in rapporto ai dispositivi di governo
propri del capitalismo neoliberale che operano più che mai attraverso una
captazione e una funzionalizzazione della libertà. Il discorso dominante fa
leva proprio sull’autonomia e la liberazione dell’individuo, invitando il
soggetto imprenditore di sé stesso a mettere a valore la propria differenza
e la propria singolarità, che vengono tuttavia catturate da massicce istanze
di prestazione e prevenzione e dissolte in una miriade di dispositivi di
calcolo e di algoritmi. Da questo punto di vista, se immaginate come
semplici possibilità di autorealizzazione individuale, le pratiche di differen-
ziazione e autocostruzione etica del sé non sembrano in grado di scalfire
il regime di verità odierno e costituiscono anzi un punto d’appoggio per i
dispositivi odierni di governo, di accumulazione e di valorizzazione: come
scrive efficacemente Cavallari, «tentare di realizzarsi liberamente e auto-
nomamente in quanto soggetti equivale, paradossalmente, a legittimare e
sostenere il regime di assoggettamento entro cui si è invischiati» (p. 228).
Questo problema non era probabilmente sfuggito a Foucault – il cui ri-
chiamo a una libertà “impaziente” è senz’altro eterogeneo alle retoriche
neoliberali – ed è sentito da molti di coloro che utilizzano la sua imposta-
zione.
La soggettivazione deve allora essere intesa come possibilità di rottura
rispetto alle forme di individuazione proposte dal discorso capitalistico
neoliberale, come pratica del rifiuto al tempo stesso destituente e costi-
tuente. Ma perché questa soggettivazione della rottura non si risolva in un
processo puramente volontaristico, occorre partire dalla posizione e dal
punto di vista del governato, dunque dall’esperienza concreta dell’as-
soggettamento e della subalternità, ed entrare efficace-mente in tensione
con essa; al tempo stesso è necessario un saperci fare, un’azione ostinata ma
capace di destreggiarsi con gli stessi strumenti che l’ordine dispone per far
presa sul soggetto per disarticolarli.
A partire da questo problema Cavallari esamina due oggetti per certi
versi enigmatici che emergono nell’ultima fase dell’insegnamento di Lacan
e Foucault: il sinthome e la parresia. La concettualizzazione del sinthome – alla
216 Antonio Del Vecchio

quale lo psicoanalista è pervenuto attraverso un intenso confronto con


l’opera e la figura di James Joyce – è letta in questo libro come una
possibile forma di annodamento della soggettività che, attraverso un uso
strategico del sintomo individuale, produce una piegatura degli apparati
significanti e delle strutture discorsive di assoggettamento. Questo svilup-
po del pensiero lacaniano implica per la psicoanalisi uno statuto etico
eterogeneo rispetto alla scienza psichiatrica e al sapere universitario: per
l’analista il sintomo non può essere ridotto solo a fattore patologico da
trattare per favorire l’adattamento individuale all’ambiente sociale, ma
rappresenta un elemento di singolarità che entra nella costituzione sogget-
tiva di cui è al contempo espressione e costruzione. Attraverso la multi-
forme pratica della parresia – intesa come presa di parola coraggiosa del
governato che diviene, con Socrate e i cinici, lavoro etico e pratica agoni-
stica di vita volta a trasformare se stessi e gli altri – Foucault indica dal suo
canto una forma di enunciazione capace di «rivendicare nei confronti di
chi governa una singolarità intraducibile secondo i codici discorsivi domi-
nanti» (p. 200) e fare in questo modo «vacillare il meccanismo di implica-
zione tra discorso vero e adesione soggettiva» (p. 202). Nella misura in cui
manifesta dal basso la propria verità al potere, accettando il rischio della
propria azione, il parresiasta entra in conflitto con la funzione di governo a
partire dalla propria posizione specifica di governato. Sinthome e parresia
sono dunque innanzitutto due modi di collocarsi nel campo del linguaggio
ponendosi in tensione con l’ordine discorsivo – e le modalità di assog-
gettamento che esso veicola – senza però potersi collocare al di fuori di
esso e senza avere, necessariamente, la pretesa di istituire un nuovo ordine.
Lacan e Foucault condividono da questo punto di vista un medesimo
assunto: «se il soggetto è prodotto discorsivamente, soltanto discorsiva-
mente egli può dar corpo a una soggettivazione che lo liberi dalle maglie
del potere in cui è preso» (p. 214). Ciò non significa che la trasformazione
politica sia semplicemente una questione di atti linguistici, ma indica
piuttosto il fatto che la resistenza al potere sulle vite passa necessariamente
attraverso la singolarità di un dire che parte da una condizione di disagio o
di subordinazione, la rende visi-bile denunciando e trasvalutando le retori-
che e le semantiche dominanti. Non si tratta di una pratica immediata e
pacifica di liberazione o della semplice produzione di nuovi contenuti
discorsivi, ma di correre dei rischi, di tener conto della possibilità che la
Soggetti nel discorso 217

trasgressione dei codici non sia in grado di fare opera o che la


testimonianza di verità cadano nel vuoto. L’ultimo insegnamento di Fou-
cault e Lacan consente di comprendere quanto divenire soggetti significhi
legarsi al rischio della propria presa di parola più che perseguire l’illusoria
assenza di vincoli proposta dal discorso del capitalista o all’inverso la
nostalgia delle istanze del padrone.

Antonio Del Vecchio


Università di Bologna, Dipartimento di Storia Culture Civiltà
antonio.delvecchio4@unibo.it
Un autre matérialisme pour un autre féminisme
Recension de Audrey Benoit, Trouble dans la matière. Pour une épistémologie
matérialiste du sexe, éditions de la Sorbonne, 2019.

Sandrine Alexandre

Trouble dans la matière trouve son origine dans la réception très critique de
l’ouvrage dont s’inspire son titre, à savoir Trouble dans le genre de Judith
Butler paru en 1990 aux États-Unis et en 2005 seulement en France, et de
la thèse selon laquelle le sexe n’est pas de l’ordre du « fait », du donné brut
et antérieur à toute connaissance et à tout discours, mais qu’il est lui-même
le produit d’une construction discursive : « la catégorie de ‘sexe’ » ne
décrirait pas « la réalité naturelle de la différence de l’homme et de la fem-
me », mais relèverait « d’une construction discursive produite par les nor-
mes hétérosexistes du genre » (p. 5). Cette thèse doit en effet faire face à
une série d’objections, profanes ou savantes, qui ont pour point commun,
souligne l’auteure, de reprocher à Butler tout à la fois son oubli de la ma-
tière, de la matérialité des corps et, disons-le, de l’évidence semble-t-il la
plus criante mais aussi, d’autre part, le pouvoir démesuré qu’elle accor-
derait au langage : « le déni de l’existence matérielle des corps se dou-
ble[rait] chez Judith Butler d’une approche idéaliste du discours » (p. 324).
À cela, il faudrait ajouter le reproche selon lequel « le pouvoir performatif
accordé aux normes de genre menacerait la constitution empirique de
l’objectivité sociale » et, enfin, l’idée que le « problème de la naturalité du
sexe serait secondaire eu égard aux enjeux réels de la lutte des classes, dans
laquelle il demanderait à être absolument réinscrit » (p. 324). La question
est donc tout à la fois épistémologique et politique. Ces objections, portées
notamment par des féministes matérialistes comme Delphy ou Fraser sont
développées au chapitre 1, et réinscrites dans leur contexte d’émergence
ainsi que dans le cadre du dialogue qui se noue avec Butler – Audrey Benoit
proposant dès lors un état des lieux incisif et précis des débats, qui met
déjà en lumière de façon fine et non partisane certaines limites des criti-
ques adressées à Butler et des thèses défendues auxquelles elle rend toute
leur profondeur, leur richesse et leur intérêt.

materiali foucaultiani, a. VIII, n. 15-16, gennaio-dicembre 2019, pp. 219-226.


220 Sandrine Alexandre

Afin de répondre – avec et par-delà Butler elle-même – aux attaques


et incompréhensions suscitées par la thèse selon laquelle le sexe serait lui-
même une catégorie discursive et non un fait brut pré-discursif, Audrey Benoit
se propose d’élaborer, via Althusser, Foucault et Canguilhem, le concept
de « matérialisme discursif » susceptible de rendre « audible » la thèse but-
lerienne aussi bien que les réticences nombreuses et virulentes qu’elle
suscite encore aujourd’hui. Audrey Benoit montre en effet que c’est une
certaine conception de la matière qui fonde les critiques portées à l’encon-
tre de la thèse de Butler. Les unes et les autres relèveraient d’une forme
d’« idéalisme empiriste », concept althussérien s’il en est, fonctionnant
alors comme un « obstacle épistémologique ». On retrouve la fécondité de
l’emprunt à Bachelard qui permettait déjà à Elsa Dorlin, dans Sexe, genre et
sexualités, (PUF, 2008, p. 43-48,) d’expliquer les réticences à l’égard de cer-
taines théories féministes. C’est cette série de présupposés, inaperçus et
internes à l’acte même de connaître, qui rendraient inaudible la thèse but-
lerienne. Selon l’auteure, et à juste titre selon nous, celle-ci brouille en effet
le rapport duel et hétérogène généralement admis de la matière et du dis-
cours, de la connaissance et de son objet. Par suite, comprendre la thèse
de Butler impliquerait de penser autrement la matière. Comprendre la
thèse de Butler impliquerait de se déprendre d’un matérialisme naïf pour
concevoir la compatibilité du matérialisme avec une forme de constructivi-
sme, autrement dit concevoir d’autres rapports entre le « fait » et le dis-
cours, entre la connaissance et son objet que ceux qui sont spontanément
mobilisés. La réception critique de la thèse butlerienne est donc l’occasion,
pour Audrey Benoit, de poser à nouveaux frais la question du matérialisme
et de ce que « matière » signifie, d’interroger à nouveaux frais les rapports
de la matière et de l’idée, de la théorie et de la pratique et, du point de vue
de l’histoire des idées, de jouer un marxisme contre un autre, et Marx
contre lui-même, via la théorie de la lecture symptomale élaborée par
Althusser. En retour, repenser la matière et penser la compatibilité du ma-
térialisme et du constructivisme permettrait de comprendre dans quelle
mesure Butler ne néglige nullement la matière et, par suite, en quoi les
accusations d’idéalisme sont dénuées de pertinence ou plutôt témoignent
elles-mêmes d’un certain idéalisme (empiriste).
Un autre matérialisme pour un autre féminisme 221

Or, c’est bien à partir d’Althusser, Foucault et Canguilhem qu’Audrey


Benoit élabore une pensée renouvelée du matérialisme. La re-lecture pro-
blématisée de ces penseurs occupe l’essentiel de l’ouvrage. « Les chapitres
2 à 6 visent […] à rassembler, chez Althusser et chez Foucault (via Canguil-
hem), des éléments pour la constitution d’une épistémologie matérialiste,
susceptible de rendre compte de la production discursive du sexe » (p. 63),
ce que le dernier chapitre se propose de développer. L’ouvrage offre une
relecture précise, approfondie et articulée de trois penseurs majeurs du
XXème siècle pour produire à son tour et à partir d’eux le concept de
« matérialisme discursif » susceptible d’assurer la pleine intelligibilité de la
thèse butlerienne. Audrey Benoit montre que chacun de ces trois auteurs
propose, chacun dans son champ, une épistémologie qui articule théorie
et pratique, discours et fait, connaissance et objet connu autrement que de
manière hétérogène et dualiste.
L’auteure s’intéresse notamment à la réflexion qu’Althusser développe
en 1965 : « en remontant à la source de Marx », il propose « une approche
matérialiste du discours très particulière, fondée sur une épistémologie
constructiviste de l’abstraction » (p. 9). Dès lors « le discours n’est plus le
simple reflet d’un dehors, ni le relais de déterminations extérieures, mais
l’espace de production des objets de la connaissance. Mode de donation
des objets, il est alors le milieu d’existence matérielle de l’idéologie » (p. 9).
C’est cette conjonction du matérialisme et du constructivisme qu’Audrey
Benoit retrouve dans l’archéologie foucaldienne (chap. 4) et dans la
démarche de Canguilhem, à partir de l’idée toute bachelardienne selon
laquelle « rien n’est donné, tout est construit ». Si Althusser et Foucault
« donnent une postérité inédite à Marx » (p. 9 ; chap. 5), « ce point de
rencontre […] doit être […] resitué dans leur appartenance au même mil-
ieu théorique » : « c’est au prisme de la réflexion canguilhemienne sur l’hi-
stoire des sciences qu’apparaît conjointement, chez Althusser et chez
Foucault, le projet d’une épistémologie à la fois matérialisme et constructi-
viste » (p. 21). Et si les acquis de 1965 semblent remis en cause par Althus-
ser lui-même dans son « autocritique », Audrey Benoit dégage de façon
très subtile le point précis sur lequel cette dernière porte, en montrant que
cela n’obère nullement la pertinence des éléments en faveur d’un matéria-
lisme discursif, mais au contraire la renforce (chap. 3).
222 Sandrine Alexandre

Dans chacune de ces trois pensées, le « fait » n’existe pas, non pas au
sens où l’on dénierait la réalité dans la perspective d’une ontologie négative,
mais au sens où l’on prétend – de façon convaincante nous semble-t-il –
que le fait est toujours l’expression d’une production conceptuelle et, par
suite, discursive, en précisant qu’il ne s’agit pas d’une production concep-
tuelle individuelle mais toujours déjà d’une production collective sociale et
politique. Si le fait existe, il n’existe jamais comme tel pour nous. La réalité
qui est la notre en tant qu’humains d’emblée reliés aux autres, inscrits dans
des dispositifs de production et de gouver-nement est toujours déjà le ré-
sultat d’une construction, jusque dans notre approche la plus naïve et pré-
cisément dans ce type d’approche qui repose sur une constitution inaper-
çue. « C’est un même refus de la dictature empiriste de la préexistence des
faits à leur modalité de connaissance qui rapproche [Althusser, Foucault,
Canguilhem] et les raccroche à l’épistémologie de Bachelard » (p. 302).
C’est cela qu’Audrey Benoit développe sous le terme de « matérialisme
discursif » qui consiste en une « une convergence inédite entre matériali-
sme et constructivisme » (p. 328) et qui « ouvre à une nouvelle conception
de la matière ». En d’autres termes – et les formules nous semblent expri-
mer au plus juste la thèse de l’auteure – « Il n’est […] pas de matérialité, ni
corporelle ni sociale, qui préexiste à sa configuration théorique et problé-
matique » (p. 328) ; « Il n’est d’autre matérialité corporelle que sociale et,
en ce sens, toujours déjà prise dans les modalités de son énonciation et de
sa connaissance » (p. 329).

Parce qu’elle permet « de considérer la production par le discours de


ses propres objets » (p. 302), cette approche s’avèrerait susceptible
d’« éclairer et prolonger la thèse de Judith Butler sur le sexe » (p. 302) et
expliquerait comment « le discours sur le genre produit la matérialité socia-
le du sexe » (p. 302). « Ce dernier est avant tout une catégorie sociale : c’est
un concept qu’il faut resituer dans le système social de signification de
l’hétérosexualité obligatoire. La factualité physique et biologique du sexe,
critère de différenciation hétérosexiste de l’homme et de la femme n’est
que l’objet de ce concept » (p. 302). Dans cette perspective, le sexe n’est
pas un fait pré-discursif. C’est une catégorie, un concept qui est produit
par des normes de genre binaires. Et la sexuation binaire des corps en est
un effet, l’effet d’un concept lui-même produit comme et sous l’effet d’un
Un autre matérialisme pour un autre féminisme 223

pouvoir, celui des normes de genre hétérosexistes ou ce que Butler elle-


même appelle « le régime de l’hétérosexualité obligatoire » qui détermine
à la fois une binarité impliquant des types de comportements, des hiérar-
chies, et un type de sexualité fondée – ou du moins calquée – sur la repro-
duction. Concrètement, notre expérience singulière aussi bien que le re-
gard que l’on porte sur nous fait fonds sur une sexuation binaire. Mais
celle-ci est toujours et déjà produite. Ce qui rend notre expérience possible
et ce qui rend nos corps intelligibles est toujours déjà constitué et produit.
L’objet que l’on essaie de connaître quand on s’intéresse au sexe mâle et
femelle, quand on s’intéresse à « la » différence des sexes n’est pas un objet
réel, mais « l’objet – ou produit – du concept » (p. 328). Aussi Audrey
Benoit fait-elle de l’hétérosexisme une idéologie, au sens technique qu’il
faut donner à ce terme chez Marx. L’idéologie renvoie à une représentation
déformée de la réalité, collectivement partagée, et contribuant au maintien
et à la reproduction d’une situation de domination caractérisée. C’est,
selon la formule consacrée, « la conscience renversée d’un monde lui-
même renversé ». De même l’hétérosexisme, fondé sur la domination d’un
genre et d’une sexualité, fait passer pour un fait, un donné brut et échap-
pant à la critique, ce qu’il a lui-même produit d’une part (à savoir la
sexuation binaire des corps) et qui, d’autre part, assure une domination
patriarcale et hétérosexuelle – ainsi que cisgenre faudrait-il ajouter. L’idéo-
logie, c’est le récit que la société, inégalitaire et fondée sur la domination
des uns sur les autres, se raconte à elle-même pour perdurer. L’hétéro-
sexisme est l’une des fables structurantes que la société se raconte à elle-
même pour continuer à asseoir sa domination et son pouvoir sur lesdites
minorités sexuelles et de genre, sur les femmes. À cette différence près que
l’hétérosexisme « témoigne de l’aspect discursif et non exclusivement
représentationnel de l’idéologie » (p. 330), ce qui engage en outre une
posture critique particulière puisqu’il ne s’agit pas tant à dénoncer ou de
corriger une représentation de la réalité au profit d’une représentation juste,
mais plutôt de « s’attaquer aux racines de toute représentation naturali-
sante du sexe, en montrant comment la (re)connaissance sociale du sexe
produit sa matérialité » (p. 331). Audrey Benoit propose donc, chemin
faisant, une relecture et un approfondissement de l’approche marxiste et
de la configuration des luttes à partir d’une réflexion sur la catégorie de
sexe : « si c’est bien dans la théorie que se configurent les objets, c’est
224 Sandrine Alexandre

également dans la théorie que se joue la pratique politique : la révolution


de Marx est une révolution problématique » (p. 328). À cet égard, les
analyses de Franck Fischbach sur la question de l’idéologie à partir de Marx
et Althusser – dont certaines mentionnées en bibliographie – auraient pu
être utilisées et éventuellement discutées de façon plus explicite.

Grâce au concept de « matérialisme discursif » ainsi qu’à l’approche


renouvelée de l’idéologie, Audrey Benoit entend répondre aux attaques
produites contre la thèse de la matérialité discursive du sexe « avec et au-
delà de Judith Butler » (p. 324, nous soulignons), en insistant tout à la fois
sur la fécondité et sur les limites du concept de performance. Cette notion si
mal comprise à la suite de Trouble dans le genre et sur laquelle Butler elle-
même revient dans Ces corps qui comptent – mais également dans certains
des textes ultérieurs également, notamment l’introduction à la nouvelle
édition de 1999 – ne permettrait pas, même une fois les malentendus levés,
d’expliquer la matérialisation du sexe à partir de sa catégorie conceptuelle.
Ce que permettrait au contraire le concept de « matérialisme discursif » et
une approche renouvelée de l’idéologie. La question est en effet de savoir
« pourquoi les corps ne deviennent socialement intelligibles que lorsqu’on
les appréhende au travers de la matérialité de la différence sexuelle » (p.
322). Dès lors « le problème n’est pas uniquement de savoir comment la
répétition des normes produit des effets de signification – problème de la
performativité – mais également de savoir comment ces normes trouvent
place dans un système social de connaissance et de reconnaissance. La
notion de performativité ne peut suffire à éclairer la manière dont le
concept de sexe produit la matérialité de son propre objet » (p. 322). Aussi
Audrey Benoit affirme-t-elle proposer « un approfondissement matériali-
ste possible de la critique butlerienne du sexe » : « la rematérialisation de
l’idéologie esquissée chez [Althusser et Foucault] offre une alternative
intéressante à la performativité butlerienne pour envisager le processus
social de matérialisation du sexe. La notion d’idéologie, une fois repensée,
nous semble plus intéressante sur celle de performativité pour considérer
la production discursive de la matérialité du sexe » (p. 323). Cela est
indéniable et l’argumentation, quoique très subtile, est convaincante. Mais
il nous semblerait important de souligner que cet approfondissement
matérialiste, d’obédience marxiste, est lui-même parallèle à l’approfon-
Un autre matérialisme pour un autre féminisme 225

dissement que Butler elle-même se proposait de mener dans La Vie


psychique du pouvoir en s’interrogeant, précisément après Ces Corps qui
comptent, sur la manière dont l’assujettissement à l’égard des normes se
noue du point de vue – psychique – de l’individu, ce qui l’entraînait
notamment dans un dialogue avec la psychanalyse. Il est à cet égard
particulièrement intéressant de noter que Butler elle-même travaille à
partir de deux des auteurs qu’Audrey Benoit convoque : Althusser et
Foucault. Mais, tandis que Butler se proposait de dépasser leurs analyses
tout en s’appuyant sur elles, Audrey Benoit utilise Foucault et Althusser
comme un sous-bassement conceptuel susceptible d’assurer l’intelligibilité
de la thèse butlerienne de la matérialité discursive du sexe. En ce sens,
Butler travaille bel et bien sur les normes et par suite sur la catégorie de
sexe que tout à la fois elles présupposent et produisent (d’où le primat
accordé à la performance), tandis qu’Audrey Benoit travaille sur le maté-
rialisme à l’occasion de la question du sexe (d’où le privilège accordé à
l’idéologie). Par ailleurs, il nous semble que le concept de performance ou
de performativité n’est pas le dernier mot de la réflexion de Butler comme
le suggère Audrey Benoit en affirmant que Butler « fait reposer l’ensemble
du processus de matérialisation des corps sexués sur les réitérations des
normes du genre, laissant de côté le problème épistémologique du rapport
à la catégorie de sexe à son objet – la matérialité du corps sexué » (p. 323).
Vie précaire ou Ce qui fait une vie développent une réflexion sur les notions
de cadre, de cadrage et de déplacement du cadre qui posent la question
des conditions sociales et politiques de la production de (re-)connaissance,
de même que l’élaboration d’une forme d’emblée politique de précarité.
En ce sens, Audrey Benoit aurait-elle peut-être pu convoquer, aux côté de
Foucault, Althusser et Canguilhem, les derniers travaux de Butler elle-
même. Sans doute excèdent-ils la question du sexe et du genre, mais ils
pourraient aussi fournir, nous semble-t-il, des outils pour comprendre la
thèse de la matérialité du sexe et de la production sociale de réalité et
enrichir encore l’analyse menée dans les chapitres 2 à 6. Il s’agit cependant
moins d’une limite ou d’une objection que d’une piste de réflexion à
propos d’un ouvrage indéniablement brillant dans la mesure où il articule
une érudition tout à fait maîtrisée, adossée à une méthodologie claire et
pertinente, et le souffle d’une réflexion personnelle et originale autour
d’une problématique dont la portée est à la fois épistémologique (autour
226 Sandrine Alexandre

des rapports faits/discours, de la constitution des objets de l’expérience et


plus généralement de l’histoire) et politique (autour des modalités critiques
impliquées dans cette nouvelle approche et, par suite, des formes de luttes
pertinentes qui se font jour). Il s’agit en effet de produire une épistémo-
logie matérialiste « attentive à la production des objets par les concepts au
sein du discours, destinée à servir d’instrument à la critique sociale » (p.
15). La technicité des concepts mobilisés, la précision avec laquelle sont
présentés et analysés les penseurs convoqués n’ont d’égale que la perti-
nence avec laquelle l’auteure se les réapproprie pour résoudre le problème
philosophique qu’elle formule à partir de ce point de départ qu’est la ré-
ception critique de la thèse butlerienne et qui conduit, en outre, à aborder
la question spécifique du sexe, marginalisée par un certain nombre de fé-
ministes matérialistes au profit de la lutte des classes ou de la domination
de genre. La question n’a pourtant rien de marginal puisqu’elle apparaît
comme l’occasion nécessaire, l’embrayeur, pour produire un matérialisme
renouvelé « qui ne doit rien aux modèles positivistes de certaines appro-
ches scientifiques de la matière physique ou vivante » (p. 11), un « mar-
xisme queer » (p. 9) dans lequel cette question du sexe s’inscrit récipro-
quement de plein droit et qui offre par ailleurs de nouveaux outils pour un
autre féminisme.

Sandrine Alexandre
Université Paris Nanterre – IRePh
xianglang@hotmail.fr

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