Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
peer reviewed
DIREZIONE
Orazio Irrera, Martina Tazzioli
REDAZIONE
Andrea Angelini, Valentina Antoniol, Giulia Guadagni,
Gabriela Jaquet, Clara Mogno, Antonio Moretti, Valentina Moro,
Benedetta Piazzesi, Martino Sacchi, Natascia Tosel
COMITATO SCIENTIFICO
Philippe Artières, Étienne Balibar, Jean-François Bert,
Alain Brossat, Judith Butler, Edgardo Castro, Sandro Chignola, Pierre Dardot,
Arnold I. Davidson, Mitchell Dean, Didier Fassin, Domingo Fernández Agis,
Colin Gordon, Frédéric Gros, David Halperin, Jonathan X. Inda, Bruno Karsenti,
Christian Laval, Olivier Le Cour Grandmaison, Boyan Manchev, Manuel Mauer,
Achille Mbembe, Sandro Mezzadra, Brett Neilson, Peter Nyers, Johanna Oksala,
Aihwa Ong, Michael A. Peters, Mathieu Potte-Bonneville, Jacques Rancière,
Judith Revel, Michel Senellart, Jon Solomon, Vincenzo Sorrentino,
Ann Laura Stoler, William Walters, Robert J.C. Young
ISSN 2239-5962
SOMMARIO
Recensioni
187 Marco Ferrari Être juste avec quoi ? |C. Hoffman e J. Birman, Lacan et Foucault à
l’épreuve du reel, Langage, Paris 2018.
197 Giulia Guadagni Contro Foucault, per una critical theory lacaniana | N. Bou Ali, R. Goel
(a cura di), Lacan contra Foucault. Subjectivity, Sex and Politics, Bloomsbury,
London/New York 2019.
2 Sommario
207 Antonio Del Vecchio Soggetti nel discorso: per una psicoanalisi resistente | C. Cavallari,
Foucault con Lacan. La produzione discorsiva del soggetto, Galaad Edizioni,
Giulianova 2019.
219 Sandrine Alexandre Un autre matérialisme pour un autre féminisme | A. Benoit,
Trouble dans la matière. Pour une épistémologie matérialiste du sexe, Éditions de la
Sorbonne, 2019.
Vie, violence, pouvoir.
Figures et frontières de la biopolitique
Philippe Sabot
2 F. Keck, Les usages du biopolitique, « L’Homme », vol. 3-4 (2008), n. 187-188, p. 295-
314.
3 D.
Memmi, Les Gardiens du corps. Dix ans de magistère bioéthique, Paris, Éditions de
l’EHESS, 1996.
4 D. Fassin et D. Memmi, Le Gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 2004.
Introduction 7
A. Negri et M. Hardt, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire (2004), trad. fr.
N. Guilhot, Paris, La Découverte, 2004. Ces travaux de Negri et Hardt se trouvent au
premier plan du dossier « Biopolitique et biopouvoir » proposé par le premier numéro de
la revue Multitudes en 2000.
8 Philippe Sabot
est accusé d’avoir capté cette puissance à son profit. Mais, et c’est une autre
ligne de réflexion, il est possible également de concevoir ce pouvoir sur la
vie comme l’expression paroxystique d’un pouvoir souverain qui exerce sa
souveraineté en posant en face de lui, dans une zone de non-droit, la « vie
nue », soit une vie réduite à son substrat biologique, et qui se manifeste
dans des vies exclues, bannies aux confins du droit et même de la politique
et exposées à la violence extrême et à la mort8 : dans le présent dossier,
Stéphane Zygart revient justement sur l’articulation problématique entre
le droit et la vie, envisagée en particulier à partir d’une lecture critique
d’Agamben. Retenons en tout cas l’importance et l’intérêt de ce type de
compréhension ontologique et normative de la biopolitique en termes
d’aliénation ou de sacrifice d’une possibilité vitale première ou radicale, qui
se manifeste jusque dans sa négation9.
Ce rapide tour d’horizon10 permet de prendre la mesure des chantiers
déjà ouverts sur la thématique qui rassemble les différentes contributions
à ce dossier. Il permet également de souligner qu’au cœur de ces différents
questionnements biopolitiques, se fait jour un lien remarquable entre vie
et vulnérabilité. Qu’est-ce que cela signifie ? C’est l’idée que les sujets bio-
politiques ne sont pas seulement des corps exposés aux interventions d’un
pouvoir et d’un savoir qui cherchent à les cerner pour mieux les contrôler
ou les sécuriser, les protéger ; mais qu’ils sont avant tout des vivants parta-
8 G. Agamben, Homer Sacer, I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. fr. M. Raiola, Paris,
Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1997.
9 Ces orientations philosophiques de la biopolitique contemporaine ont été égale-
ment élucidées et mises en perspective par Thomas Lemke dans Biopolitik. Eine Einführung,
Hambourg, Junius Verlag, 2006.
10 Notons que, dans son étude, F. Keck décrit un troisième champ opératoire pour
Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2004, p. 25. Voir également le « Ré-
sumé du cours » proposé par Foucault, in Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « Biblio-
thèque des sciences humaines », 1994, III, n. 274.
15 Voir à ce sujet les analyses de S. Legrand, Les Normes chez Foucault, Paris, PUF, coll.
tions ? Comment tenir le paradoxe d’un pouvoir sur la vie qui s’exerce
d’autant plus efficacement qu’il produit le rejet violent ou même l’anéan-
tissement de certaines vies, jugées indignes d’être vécues ? On sait que
Foucault s’attaque lui-même à cette difficulté en montrant que, dans le
cadre d’un pouvoir « de faire vivre ou de laisser mourir » qui se substitue
au « vieux droit de souveraineté – faire mourir ou laisser vivre »16, le seul
moyen pour les États de parvenir à exercer leur pouvoir souverain de tuer
est de se fonder sur le « racisme », défini comme l’introduction, dans le
continuum biologique de l’espèce humaine, d’un nouveau partage entre ce
qui doit vivre et ce qui doit mourir17. À partir d’un tel partage, la hantise
de la « dégénérescence » a pu imprégner le discours politique jusqu’à déve-
lopper des projets médico-sociaux de nature eugéniste : le dégénéré, mais
aussi le débile mental, le délinquant ou l’adversaire politique ont pu être
identifiés comme la « race » à éliminer afin de préserver la qualité biologi-
que de la population. Il est possible de dire que ce qui se dessine ici, c’est
un certain rapport entre biopolitique et nécropolitique, qui traverse bien
sûr l’histoire du « racisme » d’État18, mais qui forme aussi pour une part
l’impensé des politiques migratoires contemporaines : on se reportera sur
ce point encore aux analyses de Cesar Candiotto sur le sort impossible
réservé aux migrants, maintenus à la lisière de la légalité et des formes de
vie qui peuvent bénéficier d’une pleine reconnaissance civique.
Comprendre ce rapport entre bio- et nécro-politique revient alors
d’une part à restituer les logiques d’exclusion qui le soutiennent, et d’autre
part à articuler la construction d’identités négatives et les formes de vulné-
rabilité dont elles procèdent. Au cœur du questionnement se trouve alors
la réalité de ces vies vulnérables, qui se trouvent potentiellement exposées
à l’exercice d’une violence directe ou indirecte, mais aussi à la souffrance
sociale (et souvent aussi vitale) d’un déni de reconnaissance. La généalogie
de cette violence, jusque dans sa composante « raciste », conduit Amaury
Delvaux à remonter au discours historico-politique qui la soutient et dont
Foucault s’efforce de mobiliser l’archive ; elle conduit également Valentina
Antoniol à installer au cœur de la pensée foucaldienne du début des années
1970 un « schème polémo-critique » (M. Senellart) qui rend compte des
19 D. Fassin, La Vie. Mode d’emploi critique, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées »,
2018.
20 Voir également à ce sujet D. Fassin, Biopouvoir ou biolégitimité ? Splendeurs et misères de
la santé publique, in M.-C. Granjon (éd.), Penser avec Michel Foucault. Théorie critique et pratiques
politiques, Paris, Karthala, 2005, p. 161-182.
Introduction 15
Philippe Sabot
Université de Lille/UMR 8163 Savoirs, textes, langage
philippe.sabot@univ-lille.fr
21 Cette perspective ne doit pas conduire à éluder les ambiguïtés inhérentes aux dy-
namiques d’empowerment et à leur possible « récupération » idéologique. Voir à ce sujet la
mise au point éclairante de M.-H. Bacqué et C. Biewener, L’Empowerment, une pratique
émancipatrice ?, Paris, La Découverte, 2013.
Introduction 17
*
En ligne, consulté le 1er septembre 2020 : https://aoc.media/opinion/2020/06/18/
covid-19-une-crise-biopolitique/.
Une genèse problématique du bio-pouvoir : le discours historico-
politique
Amaury Delvaux
3 Le présent article ne vise pas à reconduire la thèse soutenue par Giorgio Agamben
dans sa série Homo Sacer et développée notamment dans le tome I, Le Pouvoir souverain et
la vie nue. En aucun cas, il ne s’agit d’affirmer la contemporanéité historique de la souve-
raineté et du bio-pouvoir. Néanmoins, dans l’esprit des réflexions menées par le philo-
sophe italien, il sera question de souligner au terme de notre analyse la difficulté qu’il y a
à concevoir un pouvoir de tuer en dehors du cadre de la souveraineté. Cf. G. Agamben,
Homer Sacer, I. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. fr. M. Raiola, Paris, Le Seuil, coll.
« L’ordre philosophique », 1997, p. 14. Cette hypothèse d’un bio-pouvoir aussi vieux que
le pouvoir souverain est discuté par Jacques Derrida dans son cours La Bête et le souverain.
Cf. J. Derrida, La Bête et le souverain, tome I, Paris, Gallimard, coll. « La Philosophie en
effet », 2008, Leçon du 20 mars 2002, p. 419-442.
Le discours historico-politique 21
4M. Foucault, La Société punitive. Cours au Collège de France. 1972-1973, Paris, Galli-
mard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes Études », 2013, p. 243.
5 Ibid., p. 244.
6 Ibidem.
7 Ibid., p. 25.
22 Amaury Delvaux
8 Ibid., p. 28.
9 Cité par M. Foucault, Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974,
Paris, Gallimard-Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes Études », 2003, p. 22.
10 Ibid., p. 56.
11 Ibid., p. 15.
Le discours historico-politique 23
12 La façon dont les pages agissent afin de maîtriser le roi Georges III fournit un
exemple concret de cette violence rationalisée face à la violence folle et déchaînée que le
souverain leur oppose. Cf. M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, op. cit., p. 25.
13 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 57-58.
14 Ibid., p. 58.
24 Amaury Delvaux
15 Ibid., p. 59.
16 Ibid., p. 60.
Le discours historico-politique 25
20 Ibid., p. 46.
Le discours historico-politique 27
21 Ibid., p. 58.
22 Ibid., p. 63.
23 Ibid., p. 65.
28 Amaury Delvaux
24 M. Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 30. Il faut néanmoins préciser que ce
critère du groupe et du collectif qui servent à discriminer la guerre civile par rapport à
l’état de nature, ne fonctionne pas à l’intérieur du texte hobbesien du Léviathan. En effet,
que des hommes se regroupent ou constituent des collectifs différenciés ne constitue pas,
aux yeux de Hobbes, l’indication d’une sortie de l’état de nature. Cf. T. Hobbes, Léviathan,
trad. fr. F. Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, p. 174.
Le discours historico-politique 29
28 Ibid., p. 63.
29 Ibid., p. 51.
30 Ibid., p. 67.
31 Ibidem.
32 Amaury Delvaux
Si le discours des races, des races en lutte, a bien été l’arme utilisée contre le
discours historico-politique de la souveraineté romaine, le discours de la race
(la race au singulier) a été une manière de retourner cette arme, d’en utiliser
le tranchant au profit de la souveraineté conservée de l’état, d’une
souveraineté dont l’éclat n’est pas maintenant assuré par des rituels magico-
juridiques, mais par des techniques médico-normalisatrices […]. La
souveraineté de l’État a fait ainsi du discours de la lutte des races l’impératif
de la protection de la race, comme une alternative et un barrage à l’appel
révolutionnaire32.
32 Ibid., p. 71.
33 Ibid., p. 37.
Le discours historico-politique 33
[...] il est arrivé, dès la seconde moitié du XIXe, que la thématique du sang
ait été appelé à vivifier et à soutenir de toute une épaisseur historique le type
de pouvoir politique qui s’exerce à travers les dispositifs de sexualité. Le
racisme se forme en ce point (le racisme sous sa forme moderne, étatique
et biologisante). [...] Le nazisme a sans doute été la combinaison la plus naïve
34 Ibid., p. 231.
35 M. Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 181.
36 Ibid., p. 196.
34 Amaury Delvaux
et la plus rusée – et ceci parce cela des fantasmes du sang avec les paro-
xysmes d’un pouvoir disciplinaire37.
37 Ibid., p. 197.
38 Ibid., p. 198.
39 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 231.
Le discours historico-politique 35
40 M. Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 13. Ce qui va justifier la mise à mort d’un
individu ce n’est plus une provocation à l’encontre du pouvoir royal mais « la monstruo-
sité du criminel, son incorrigibilité, et la sauvegarde de la société ». Cf. M. Foucault, La
Volonté de savoir, op. cit., p. 181. Dans le cours de l’année 1976, Foucault développe une
analyse similaire puisqu’il y défend, à côté d’un « racisme de la guerre », un racisme de la
criminalité. C’est un même racisme qui condamne tant les actes mortifères de la guerre
ou des génocides que ceux de la peine de mort.
36 Amaury Delvaux
Amaury Delvaux
Université de Namur
amaury.delvaux@unamur.be
Foucault, une pensée de la force
Sur la nécropolitique et la violence, au-delà de l’Un
Valentina Antoniol
256 ; Mark G. E. Kelly, The Political Philosophy of Michel Foucault, London, Routledge,
2009, p. 59.
4 M. Foucault, Leçons sur la volonté de savoir. Cours au Collège de France. 1970-1971.
7-16. Il faut noter que, selon Gros, la notion de guerre a perdu sa validité dans
l’actualité et donc devrait être remplacée par celle d’« états de violence ».
8 Cf. A. Gentili, De iure belli libri tres (1612, I éd. 1588), Oxonii, E. Typographeo
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, II, n° 84, p. 144.
44 Valentina Antoniol
exhibetur, Hagae Comitum, 1977, trad. fr. de É. Saisset, Traité politique, Librairie générale
française, Paris, 2002, IV, 6 (traduction partiellement modifiée).
17 A. Illuminati, « Spinoza, il comune, la guerra », conférence donnée au « Corso di
18 Cf. C. von Clausewitz, Vom Kriege, Berlin, Dümmler, 1832; trad. fr. D. Naville, De
la guerre, Paris, Les Éditions de Minuit, 1955, 1, 24.
19 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 16.
20 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, coll.
La proposition théorico-stratégique
24 Ibid., p. 16.
25 V. Sorrentino, Il pensiero politico di Foucault, Roma, Meltemi, 2008, p. 81.
26 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 16.
27 Cf. É. de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire (1574), Imprimerie nationale,
Paris, 1992.
28 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., pp. 38-39.
48 Valentina Antoniol
Cela signifie qu’il n’y a pas de sujets avant les relations de pouvoir et
que toute subjectivité est immanente aux rapports de force. Il existe, en
effet, un réseau de relations de savoir et de pouvoir dans lequel chaque
individu est constitué comme un sujet, compris non seulement comme
subjectus, mais aussi comme subjectum29. Comme l’écrit Foucault, les sujets
« ne sont jamais la cible inerte ou consentante du pouvoir »30.
Deuxièmement, affirmer qu’« un front de bataille traverse la société
toute entière, continûment et en permanence »31 implique de reconnaître
que le sujet ne peut plus être compris comme métahistorique et
universel32. Cela emporte toute une série de conséquences : 1. Il n'y a pas
de sujets neutres ; 2. Chaque sujet est toujours l’adversaire de quelqu’un
et, à son tour, a toujours des adversaires ; 3. Le sujet ne peut pas
s’échapper de son positionnement dans un champ de bataille intrinsè-
quement divisé ; 4. Le discours de chaque sujet ne peut être que partisan
et les sujets eux-mêmes sont donc toujours des sujets partisans ; 5. Aux
sujets partisans correspondent des vérités partielles et l’histoire des uns
n’est pas l’histoire des autres. Ces vérités et ces histoires particulières se
configurent en effet comme des armes spécifiques au-dedans de la guerre
générale qui traverse la société. 6. La société doit être conçue selon une
structure duelle : il y a toujours au moins deux parties en jeu qui s’affron-
tent. Ou mieux, il s’agit d’une duplicité multiple qui n’est jamais résolue
par une synthèse dialectique, qui ne connaît aucune Aufhebung hégélienne.
Il est particulièrement important de noter à ce stade que, dans la
formulation de ce discours, le ton de Foucault est programmatique et
exhortatif. Il signale, en tant que bon généalogiste, sa position, voire son
appartenance au sein d’un nous qui est celui des vaincus, de ceux qui
souligner l’apport des études postcoloniales qui ont souvent trouvé en Foucault l’une de
leurs références centrales. Cf. S. Mezzadra, J. Reid, R. Samaddar (dir.), The Biopolitics of
Development. Reading Michel Foucault in the Postcolonial Present, New Delhi – Heidelberg –
New York – Dordrecht – London, Springer, 2013.
Foucault, une pensée de la force 49
Nous avons en effet à être – affirme Foucault – les érudits des batailles,
parce que la guerre n’est pas terminée, les batailles décisives sont encore en
train de se préparer, la bataille décisive elle-même, nous avons à la
remporter. C’est-à-dire que les ennemis qui sont en face de nous
continuent à nous menacer, et nous ne pourrons arriver au terme de la
guerre par quelque chose comme une réconciliation ou une pacification,
mais seulement dans la mesure où nous serons effectivement des
vainqueurs.34
subjectivation37. Ce que nous pouvons donc observer est que bien avant
les réflexions de Foucault – développées à partir de 1978 – à propos de
« l’art de n’être pas tellement gouvernés »38, et bien avant les analyses sur
les pratiques visant à la construction active du sujet avec une référence
particulière à l’Antiquité dans les années 1980, le modèle de la guerre
conduit à une mise en question nécessaire, par le sujet, de son propre
être historique et d’un certain régime de vérité, d’où découle la
construction d’une nouvelle histoire et d’une nouvelle auto-narration
discursive, ainsi que la production d’un autre régime de vérité, c’est-à-dire
la mise en œuvre d’un processus de subjectivation.
Dans « Il faut défendre la société » et avec des mots qui à bien des égards
rappellent ceux de Frantz Fanon dans le premier chapitre des Damnés de
la terre, consacré à la violence et au rapport entre le colon et le colonisé39,
Foucault assume la nécessité de construire une nouvelle historiographie
partisane. Rentrer dans l’histoire signifie, en effet, pour les vaincus, se
donner la possibilité d’entrer en guerre40 et, de cette façon, de gâcher le
prestige des vainqueurs.
Parcours généalogiques
2015, p. 37.
39 Cf. F. Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, F. Maspéro, 1961.
40 Cf. G. Forni Rosa, «Note sul rapporto Foucault-Marx. A proposito di “Bisogna
Nécropolitique et violence
duire une « coupure entre ce qui doit vivre et ce qui doit mourir »48. Si, en
effet, la biopolitique est utilisée pour faire vivre, le racisme – entendu
comme principe d’action politique – permet d’exercer un droit de tuer.
Comme l’affirme Foucault dans les manuscrits inédits : « Il faut défendre
la société. Il faut attaquer la société »49. Cela signifie que la biopolitique
n’existe pas sans son inverse, c’est-à-dire la thanatopolitique – terme que
Foucault utilise pendant un séminaire tenu en 1982 à l’université du
Vermont50 –, c’est-à-dire cet ensemble de procédures qui permettent de
mettre à mort, non seulement directement mais aussi indirectement, en
multipliant pour certain.es le risque de mort51. Ou encore – en reprenant
l’expression d'Achille Mbembe – on peut aussi dire que la biopolitique,
qui n’annule pas complètement la souveraineté mais la traverse, ne peut
pas ne pas s’accompagner d’une nécropolitique, définie comme « l’expres-
sion ultime de la souveraineté qui réside largement dans le pouvoir et la
capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir »52.
Ce point emporte au moins deux conséquences. D’abord, les enne-
mis ne sont plus des opposants politiques, mais des dangers internes et
externes, qui ne doivent pas simplement être vaincus, mais éliminés.
Ensuite, la guerre n’est plus entendue comme un instrument d’analyse
inclusive à travers laquelle chacun est reconnu comme « autre » par la
partie opposée et se construit par le biais de sa relation avec elle, mais
elle est à envisager comme une arme qui garantit l’élimination d’une
partie par une autre. Le racisme, instrument principal de la nécropoliti-
que qui soutient les récits de la mise en œuvre des états d'exception et de
la construction d’images fictives des ennemis, devient en effet le moyen
pour penser la nécessité des guerres et, en même temps, l’instrument qui élimine
48 Ibid., p. 227.
49 Fonds Michel Foucault, NAF 28730 – Boîte n°VI/1975-1976.
50 Cf. M. Foucault, « The political Technology of Individuals », in P. H. Hutton, H.
Gutman, L. H. Martin (dir.) Technologies of the Self: A Seminar with Michel Foucault, Am-
herst, The University of Massachusetts, 1988, p. 145-162; repris dans Dits et écrits, op. cit.,
IV, n°364 (La technologie politique des individus), p. 826. Cf. également, S. Chignola,
« L’impossibile del sovrano. Governamentalità e liberalismo », in S. Chignola, Foucault
oltre Foucault. Una politica della filosofia, Roma, DeriveApprodi, 2014, p. 26-31.
51 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 228-229.
52 A. Mbembe, « Necropolitics », in Public Culture, vol. 15, 2003, n° 1, p. 11-40 ;
dans « le droit, la paix, les lois » qui « sont nés dans le sang et la boue des
batailles […]. Il ne s’agit pas d’une sorte de sauvagerie théorique. […] La
loi naît des batailles réelles, des victoires, des massacres […] ; la loi naît
des villes incendiées, des terres ravagées ; elle naît avec les fameux
innocents qui agonisent dans le jour qui se lève »57.
On peut donc penser que Foucault aurait fait siens les mots
d’Étienne Balibar lorsqu’il affirme que « la violence n’est pas l’autre de la
politique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas, en fait, ni dans l’expérience ni dans
le concept, de politique qui ne se déroule, ne s’organise, ne se constitue
dans l’élément de la violence »58. Cependant et en même temps, on ne
peut pas ne pas considérer que, comme le rappelle encore Balibar, il
existe différents degrés et modes de violence. En effet, c’est exactement
dans le sillage d’une telle analyse que nous avançons ici l’interprétation
selon laquelle cette différence se trouve dans la possibilité de penser en
termes de rapport de force et de pratiquer un conflit que la relationnalité
implique toujours et qui toujours implique, à son tour, la relationnalité.
Nous soutenons donc que la violence se transforme en politique de
mort, en violence pure, précisément lorsque l’altérité, la résistance, les
rapports de force et, enfin, la liberté sont absents. En renversant notre
raisonnement, dans « L’éthique du souci de soi comme pratique de la
liberté », Foucault affirme pour sa part :
couverte exacte des luttes et mémoire brute des combats »1. Cette activité
généalogique se définit ainsi comme une entreprise de désassujettissement
des savoirs historiques, une entreprise de réactivation des savoirs locaux
pour les rendre libres de la coercition des discours théoriques unitaires et
scientifiques, de « l’instance théorique unitaire qui prétendait les filtrer, les
hiérarchiser »2.
C’est après cette mise au point sur le thème des « savoirs historiques
des luttes », où Foucault inscrit son discours dans un contexte de réflexion
à la fois sur son actualité et sur la question du rôle de l’intellectuel au sein
des luttes réelles, qu’il précise l’enjeu même de son cours. Il s’agit, dans
« Il faut défendre la société » comme pour ces généalogies locales, de poser la
question : « qu’est-ce que ce pouvoir, dont l’irruption, la force, le tranchant,
l’absurdité sont concrètement apparus au cours de ces quarante dernières
années, à la fois sur la ligne d’effondrement du nazisme et sur la ligne de
recul du stalinisme ? ». Il souligne, toutefois, que poser la question théori-
que « qu’est-ce que le pouvoir ? » amènerait à « couronner l’ensemble », ce
qu’il veut précisément éviter. C’est pourquoi il est nécessaire de chercher
à « déterminer quels sont, dans leurs mécanismes, dans leurs effets, dans
leurs rapports, ces différents dispositifs de pouvoir qui s’exercent, à des
niveaux différents de la société, dans des domaines et avec des extensions
si variés »3.
S’efforçant donc d’examiner ces dispositifs et de tester l’hypothèse de
la généralisation du modèle de la guerre comme analyseur des rapports de
force, Foucault montre, dès la première leçon du cours, son intention de
traiter les cas du nazisme et de l’expérience soviétique comme des situa-
tions extrêmes de rapports de pouvoir. Cependant, ce n’est qu’à la fin de
ce cours et dans le dernier chapitre de La Volonté de savoir qu’il aborde ce
sujet de manière plus directe, ce qui pose problème à certains auteurs
comme Alain Brossat. Dans L’Épreuve du désastre, celui-ci remarque qu’il y
a, dans les travaux de Foucault, « une singulière absence d’Auschwitz et de
Kolyma, de leur nom même, en même temps qu’une omniprésence flot-
tante, obsédante, presque, des grands génocides du XXe siècle ». A ses
yeux, bien que Foucault cherche à éviter ces « trous noirs » de notre
histoire, il ne semble parler que de ces catastrophes de la modernité, se
consacrant à une véritable « archéologie de la catastrophe »4.
L’une des occasions où Foucault approche de manière plus globale ou
explicite ce sujet, en restant toutefois aux bords du « trou noir », se trouve
dans les leçons de mars 1976. Partant du constat que le droit de vie et de
mort était un des attributs fondamentaux de la souveraineté, il montre
comment la prémisse du pouvoir souverain « faire mourir ou laisser vivre »
se transforme au XIXe siècle, au moment de l’industrialisation, en « faire
vivre et laisser mourir », marquant la naissance d’un pouvoir, ou d’un
biopouvoir, qui s’occupe de l’« optimalisation » ou de la « maximalisation »
de la vie de la population. A ce moment, Foucault comprend la biopoli-
tique comme une nouvelle technologie de pouvoir qui s’applique, à la
différence de la discipline, à la vie des hommes et « s’adresse non pas à
l’homme-corps, mais à l’homme vivant, […] à la limite, si vous voulez, à
l’homme-espèce ». Ainsi, après le pouvoir disciplinaire qui représente une
première « prise de pouvoir sur le corps », une « anatomo-politique » créée
à partir de l’individualisation, la biopolitique configure une seconde prise
de pouvoir, « pas individualisante, mais […] massifiante », contexte dans
lequel le gouvernement en vient à s’occuper d’un « ensemble de processus
comme la proportion des naissances et des décès, le taux de reproduction,
la fécondité d’une population, etc. »5.
Pour Brossat, ce qui constitue « la marque distinctive des pouvoirs
modernes dans une perspective foucaldienne » est cet « investissement
croissant et, tendanciellement, total des sujets par le pouvoir, ou, plus pré-
cisément, ce maillage toujours plus serré de l’espace social par les rapports
de pouvoir »6. Pour cet auteur, il y a donc une espèce de radicalité et de
4 A. Brossat, L’Épreuve du désastre : le XXe siècle et les camps, Paris, Albin Michel,
1996, p. 141.
5 M. Foucault, « Il faut défendre la société », op. cit., p. 216.
6 A. Brossat, op. cit., p. 141-144 (nous soulignons). À ce propos, il convient de
brutalité dans la pensée de Foucault qui fait partie de « celles qui nous
contraignent à penser comme relevant d’une même matrice autant la bien-
veillance […] des États modernes voués au perfectionnement constant de
leur ‘politique sociale’ que l’enracinement au cœur des représentations et
des pratiques d’un nouveau type de partage – celui qui sépare qui doit vivre
et qui est voué à mourir ». 7 Il critique ainsi ce qu’il voit comme une
perspective continuiste dans l’approche de Foucault, qui « enracine les
pratiques exterminationnistes dans le code politique de la modernité euro-
péenne », donnant au régime nazi et au « socialisme d’État » soviéti-que «
un statut de points d’aboutissement et de concentration extrême de ces
traits essentiels du biopouvoir » : le pouvoir de faire mourir et le racisme8.
Foucault tendrait donc à historiciser ces formes de pratique « extrêmes », à
les « réabsorber dans des séries, des ‘suites’ associatives », mises au jour
par le « labeur archéologique », comme s’il n’existait pas de différences
entre les réalités de sociétés démocratiques et des systèmes totalitaires.
L’important serait de trouver les lignes de continuité, le « réseau des liens
secrets » qui nouent, non sur le plan des idéaux ou des valeurs, mais sur le
plan des technologies et dispositifs du pouvoir, les régimes démocratiques
et les systèmes totalitaires9.
Brossat n’est pas le seul à relever une certaine ambiguïté de Foucault
envers cette question d’un État qui aurait tendance à prendre en charge la
totalité de la vie sociale. Mitchel Dean et Kaspar Villadesen, dans State
Phobia and Civil Society, considèrent que Foucault, bien qu’il ait utilisé le
concept de « phobie d’État », en 1979, pour critiquer les « idéologies politi-
ques qui exagèrent le rôle négatif de l’État », s’est souvent servi, para-
doxalement, d’« images État-phobiques » (state-phobic imagery) pour dé-finir
son propre positionnement théorique et analytique. Selon eux, la défini-
tion même de la souveraineté par un « droit de mort » suggère un « État
omniprésent qui est, en soi, fondamentalement dangereux » 10 . Malgré
l’emploi de termes et de discours proches de ceux de l’extrême gauche au
début des années 1970 – où l’on dénonçait, très souvent, un vrai proces-
11 Parmi quelques points clés de sa trajectoire au cours des années 1970, il est
possible de mentionner, notamment, son rapprochement de la Gauche prolétarienne, au
début de la décennie, et sa participation à la fondation du Groupe d’Informations sur les
Prisons (GIP). Durant cette période, Foucault emploie un vocabulaire très marqué par
des termes marxistes, ainsi que par le thème de la bataille et de la lutte de classes. Même
s’il ne se positionne par tout à fait de la même manière et garde d’importantes différences
vis-à-vis des méthodes d’action employées par la Gauche prolétarienne (voir M. Foucault,
« Sur la justice populaire : débat avec les maos », dans Les Temps Modernes : « Nouveau
fascisme, nouvelle démocratie », 1972, no 310 bis, p. 336-342), il se situe, à travers son
discours, aux côtés de ceux qui participent à ce qu’ils voyaient comme un mouvement
révolutionnaire, envisageant lui aussi cette possibilité de transformation radicale de la
société. Dans le débat avec Noam Chomsky en 1971, lorsque le sujet de la démocratie est
abordé, Foucault affirme qu’il ne croit absolument pas que leur société soit démocratique.
Il est clair, à ses yeux, qu’ils vivent « sous un régime de dictature de classe, de pouvoir de
classe qui s’impose par la violence, même quand les instruments de cette violence sont
institutionnels et constitutionnels », M. Foucault, « De la nature humaine : justice contre
pouvoir », Dits et écrits, op. cit., II, nº 132, p. 495 (nous soulignons). Il est clair qu’à ce
moment-là Foucault n’était pas tout à fait en désaccord, comme ce sera le cas à la fin des
années 1970, avec les discours qui voient, dans l’actualité, le retour d’un pouvoir et d’une
répression qui tendent vers le fascisme ou le totalitarisme. Lors d’un entretien en mars
1972, le philosophe affirme : « Après Mai 68, lorsque le problème de la répression et des
poursuites judiciaires est devenu de plus en plus aigu, il est probable que cela m’a causé
une sorte de choc et a ravivé un souvenir », car « aujourd’hui, pour des raisons que je ne
comprends pas encore très bien, on revient à une sorte d’enfermement général,
indifférencié », qui existait déjà au XVIIe siècle. Il avance encore que « les camps nazis
ont fait connaître la variante sanglante, violente, inhumaine, de ce nouvel enfermement –
juifs, homosexuels, communistes, vagabonds, tsiganes, agitateurs politiques, ouvriers,
tous dans le même camp – », mais, d’après lui, la même chose se passait au présent, « sous
une forme plus discrète, plus voilée, d’une manière apparemment scientifique »,
M. Foucault, « Le grand enfermement », Dits et écrits, op. cit., II, nº 105, p. 298-299.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 65
de notre société dans une situation où ce sur quoi nous nous étions impli-
citement ou explicitement appuyés jusqu’ici pour faire cette critique […]
est à remettre fondamentalement en question ». L’interviewer réagit à ce
propos en lui demandant s’il est pessimiste. Mais, pour Foucault, au
contraire, c’est justement dans la mesure où il est optimiste qu’il voit les
difficultés. Selon lui, « il faut beaucoup d’optimisme pour dire : recom-
mençons ! ». Recommencer l’analyse, la critique, non seulement de la soci-
été dite « capitaliste », mais, et surtout, « l’analyse du système social, étati-
que, puissant que l’on trouve dans les pays socialistes et capitalistes ». Ainsi,
la critique à faire, pour lui, est celle de l’État (ou du système étatique), tâche
à laquelle il faut se consacrer vite et « avec beaucoup d’optimisme »15.
Ces considérations témoignent du fait qu’à cette époque Foucault
construit son travail et sa pensée en ayant en tête, de manière très claire,
cet impératif critique : traiter la question de l’État. Pour lui, il faut inventer
une autre politique, ou « faire de la politique autrement que politicienne »,
tout en réfléchissant à un autre type de résistance. Si le pouvoir n’est pas
une substance, la résistance non plus ne doit pas l’être, car la résistance
« n’est pas antérieure au pouvoir qu’elle contre, [elle] lui est coextensive et
absolument contemporaine »16. Une telle conception de ces deux éléments
(pouvoir et résistance) permet une véritable ouverture de possibilités et
des stratégies dans les deux champs car, là où il y a des rapports de pouvoir,
il y a des possibilités de résistance. Cela veut bien dire que, pour Foucault,
« nous ne sommes jamais piégés par le pouvoir : on peut toujours en modi-
fier l’emprise, dans des conditions déterminées et selon une stratégie pré-
cise ». C’est pourquoi l’intellectuel doit se poser la question du présent,
tâche essentielle à partir de laquelle il peut en montrer les contraintes, les
points de faiblesse et les possibilités d’ouverture17. Et c’est précisément ce
travail-là que Foucault cherche à effectuer à partir du changement de point
de vue qu’il effectue par rapport aux questions du pouvoir, des résistances
et de l’État – un changement déjà esquissé en 1976, mais grandement
affiné entre 1978 et 1979. Le point de vue à adopter, pour Foucault, est
celui d’une recherche historique pour laquelle l’intelligibilité ne doit pas partir
de l’unité, mais de la « multiplicité de processus extraordinairement divers
15 M. Foucault, « La torture, c’est la raison », Dits et écrits, op. cit., II, n° 215, p. 398.
16 M. Foucault, « Non au sexe roi », Dits et écrits, op. cit., II, n° 200, p. 267-268.
17 Ibid., p. 268.
68 Carolina Verlengia
Biopolitique et libéralisme
Il convient de remarquer que les thèmes qui ont guidé les réflexions
de Foucault lors du cours de 1976 occupent toujours une place très
importante. Dans les leçons où Foucault se concentre sur la question du
gouvernement et de la conduite des hommes, on assiste, néanmoins, à une
sorte d’éclipse du concept de biopolitique ou de biopouvoir. Foucault
mobilise ce concept seulement trois fois pendant le cours de 1978 : au tout
début de la première leçon, où il ouvre le cours en expliquant qu’il
souhaitait revenir à l’étude de ce qu’il avait appelé biopouvoir, à la fin de
cette même leçon et dans la cinquième24, mais de manière très rapide, men-
tionnant uniquement le mot au passage, sans y associer de grands déve-
21 Ibid., p. 121-122.
22 Ibidem.
23 Ibid., p. 192.
24 Ibid., p. 124.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 71
J.- P. Potier, J.-L. Fournel et J. Guilhaumou, Libertés et libéralismes : Formation et circulation des
concepts, Lyon, ENS Éditions, 2015, p. 297-314.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 73
il peut saisir, sans recourir à des interprétations en termes d’idéologie, les processus de
conflit et de révolte liés au pouvoir pastoral (Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 220,
note).
36 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 78. Sur ce thème, cf. J.-C. Monod,
« Qu’est-ce qu’une “crise de gouvernementalité” ? », dans J.-F. Baillon (éd.), Foucault et les
Lumières, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2007.
Biopolitique : usages et évolutions d’un outil théorique 75
Conclusion
Carolina Verlengia
École normale supérieure de Lyon
carolina.verlengia-bertanha@ens-lyon.fr
Marion Farge
p. 232.
l’ouvrage s’ouvre sur une description des léproseries, dont l’hôpital général
reprendra les structures et au sein desquels il réitèrera envers les fous les
jeux d’exclusion qui caractérisaient le traitement de la lèpre : « pauvres,
vagabonds, correctionnaires et “têtes aliénées” reprendront le rôle aban-
donné par le ladre », nous dit alors Foucault8. Le grand renfermement ca-
ractérise précisément ce moment où l’hôpital général, puis l’asile, prennent
le relais des léproseries dans la mise au ban d’une partie de la population.
Et le modèle de la lèpre ici convoqué n’est nullement mis en concurrence
avec celui de la peste ou de la variole, comme il le sera dans les ouvrages
postérieurs, au sein desquels il exemplifiera alors une conception juridique
et surannée du pouvoir. Foucault lui-même ne s’y trompe pas, confiant en
1977 : « quand j’ai écrit l’Histoire de la folie, je me servais au moins implicite-
ment de cette notion de répression »9.
Ce qu’implique dès lors le passage de l’hôpital général à l’asile n’est
nullement l’hypothèse d’une modification quant à la nature même du
pouvoir exercé. Le geste de Foucault consiste au contraire à relativiser la
portée du geste libérateur de Pinel : on retrouve dans l’asile et dans l’hôpi-
tal général la même ambiguïté entre médecine et morale, dont résultent la
même « confusion du châtiment et du remède »10. Historiquement, la rela-
tion entre l’hôpital général et l’asile est donc de continuité : la psychiatrie
hérite des savoirs et de l’organisation de l’hôpital général ; et fait fond sur
une série d’opérations d’ordre à partir seulement desquelles l’objectivation
théorique de la folie devient possible. La folie, écrit ainsi Foucault, « n’a pu
devenir objet de connaissance que dans la mesure où elle a été au préalable
objet d’excommunication »11. A la secondarité du problème du pouvoir
dans l’Histoire de la folie, et à la centralité de la violence dans la thématisation
dudit pouvoir, il faudrait donc ajouter une continuité dans ses modalités
d’application : l’avènement de la psychiatrie ne signifie ici ni plus ni moins
qu’une rationalisation des procédures d’exclusion déjà à l’œuvre dans
l’hôpital général.
Or, c’est dans cette rationalisation que la notion de violence prend
peut-être tout son sens, en même temps qu’elle prête à confusion. Car une
sa pratique était encore traversée par quelque chose comme la violence »14.
Or, nuance-t-il à présent, « s’il est vrai qu’on ne peut pas en effet mettre la
réforme de Pinel au compte de l’humanisme, je ne crois pas que ce soit
parce qu’il a recours à la violence »15. Le problème de la violence réside en
effet dans la dualité qu’elle suggère entre, d’une part, un pouvoir physique
irrégulier ; et, d’autre part, un pouvoir rationnel qui ne s’exercerait pas sur
les corps. Or, nous dit Foucault, non seulement tout pouvoir est physique
et passe en dernière instance par le corps ; mais l’exercice irrégulier de la
violence n’est lui-même pas exclusif d’un jeu stratégique. Par où cette
notion s’avère en réalité dispensable comme marqueur de continuité ; et
trompeur comme critère de distinction : ce qui est en jeu n’est pas tant la
différence entre un pouvoir physique irrégulier et un pouvoir régulier ;
qu’entre un pouvoir souverain et un pouvoir disciplinaire. Il s’agit ici de
mettre au jour l’apparition d’un pouvoir agissant au niveau capillaire des
corps, qui vient mordre sur eux pour les individualiser dans une entreprise
de dressage systématique16.
D’où l’insuffisance, également, de la notion d’institution, qui ne tient
précisément pas compte du caractère individualisant, et par là producteur
du pouvoir. Cette notion accorde en effet trop d’importance aux régu-
larités institutionnelles, et suppose que celles-ci viendraient s’exercer sur
des individus qui seraient pré-donnés. C’est méconnaître ici le caractère
constitutif du pouvoir : l’important, nous dit Foucault, ce ne sont pas « les
régularités institutionnelles, mais beaucoup plus les dispositions de pou-
voir, les réseaux, les courants, les relais, les points d’appui, les différences
de potentiel qui caractérisent une forme de pouvoir et qui, je crois, sont
précisément constitutifs à la fois de l’individu et de la collectivité »17. Le
pouvoir disciplinaire est donc inclusif avant d’être exclusif ; et la substitu-
14 Ibidem.
15 Ibidem.
16 Ibid., p. 43 : « L’hypothèse que je voudrais avancer, c’est qu’il existe dans notre
société quelque chose comme un pouvoir disciplinaire. Par là, je n’entends rien d’autre
qu’une certaine forme en quelque sorte terminale, capillaire du pouvoir, un dernier relais,
une certaine modalité par laquelle le pouvoir politique, les pouvoirs en général viennent,
au dernier niveau, toucher les corps, mordre sur eux, prendre en compte les gestes, les
comportements, les habitudes, les paroles, la manière dont tous ces pouvoirs, se concen-
trant vers le bas jusqu’à toucher les corps individuels eux-mêmes, travaillent, modifient,
dirigent ce que Servan appelait les ‘fibres molles du cerveau’ ».
17 Ibid., p. 16.
86 Marion Farge
tion de la notion de norme à celle de loi vient ici nommer ce caractère pro-
ducteur : toute discipline produit des normes qui sont constitutives des
individus ciblés par l’institution. Par là aussi, elle produit certes de l’anor-
mal. Mais c’est à cet endroit que le pouvoir psychiatrique trouve précisé-
ment sa spécificité aussi bien que les conditions de son extension indéfinie :
car c’est lui qui, en dernière instance, va récupérer les derniers résidus des
systèmes disciplinaires en les codant comme malades mentaux – ce par
quoi le pouvoir psychiatrique apparaît ici comme le dernier chaînon d’une
longue chaîne de normalisation.
Qui détient la clé de cette chaîne ? La réponse à cette question engage
la discussion de la dernière notion relevée comme inefficace dans l’Histoire
de la folie, à savoir : la famille. Dans la première leçon du Pouvoir psychiatrique,
Foucault souligne simplement que l’utilisation du modèle familial est en
vérité assez peu présente lors de la structuration de l’espace asilaire au
XIXe siècle. Ce n’est qu’au XXe siècle, précise-t-il alors, qu’un tel modèle
sera réactivé, et celui-ci occupera alors un rôle décisif dans l’extension
indéfinie du pouvoir psychiatrique. C’est ce que permet de comprendre,
en particulier, la leçon du 28 novembre 1973, qui thématise la notion de
fonction-Psy. Cette dernière désigne, nous dit Foucault, « la fonction psy-
chiatrique, psychopathologique, psychosociologique, psychocrimino-
logique, psychanalytique, etc. »18 ; et peut être définie comme « l’instance
de contrôle de toutes les institutions et de tous les systèmes disciplinai-
res »19. Or, c’est dans la béance ouverte par une référence familiale alors
défaillante que la fonction-Psy va précisément venir se précipiter. C’est
lorsque la famille, qui assumait jusqu’alors la fonction d’échangeur entre
tous les dispositifs disciplinaires, commence à se délabrer, que la fonction-
Psy prend le relais et joue « le rôle de discipline pour tous les indisci-
plinables »20. C’est elle qui, dès lors, assure l’immixtion de la problématique
« psy » dans toutes les strates de la vie sociale. Dans ce processus de
refamilialisation de l’institution psychiatrique, qui assure aussi son expan-
sion, la psychanalyse joue un rôle central. C’est elle qui, en effet, tient « le
discours de la famille, le plus “discours de la famille” de tous les discours
18 Ibid., p. 86.
19 Ibid., p. 87.
20 Ibidem.
Violence, pouvoir et psychiatrie 87
psychologique »21 ; et c’est elle qui, partant, assure aussi la diffusion d’un
dispositif qui déborde la discipline psychiatrique tout en lui fournissant
son assise la plus solide.
Ainsi, la réévaluation de certaines notions à l’œuvre dans l’Histoire de
la folie permet ici la mise au jour d’une conception du pouvoir incompatible
avec les analyses antérieures. Mais cette réévaluation fait également signe
vers des analyses ultérieures qui jettent un éclairage singulier sur la con-
temporanéité de Foucault comme sur la nôtre. Concernant l’amont, aussi
bien historique que conceptuel, il s’avère en effet que la redéfinition du
pouvoir en termes de discipline ne se limite pas à apporter un correctif
aux analyses de l'Histoire de la folie. Elle permet aussi de tracer une nouvelle
ligne de partage, d’établir une nouvelle discontinuité historique entre le
grand renfermement et la mise en place de la psychiatrie asilaire. Là où la
violence jouait autrefois le rôle d’opérateur de continuité entre l’hôpital
général et l’asile, et où le modèle de la lèpre pouvait servir à comprendre
les modalités d’exclusion à l’œuvre dans un cas comme dans l’autre, ce qui
est en jeu est désormais la transformation de la nature même du pouvoir
en question. Le modèle de la lèpre demeure dès lors pertinent pour décrire
la dynamique d’exclusion et la politique du grand renfermement à l’œuvre
dans l’hôpital général. Mais l’idée d’un grand renfermement ne convient
plus dès lors que la psychiatrie constitue son savoir sur les bases de cette
exclusion, et qu’elle fait jouer ce savoir pour assurer par récurrence un
nouveau type de pouvoir.
Le modèle de la peste est alors convoqué pour prendre la relève de
celui de la lèpre. De ce dernier modèle, nous dit en effet Foucault dans le
cours sur Les Anormaux, « on trouve le dernier résidu sans doute, ou enfin
l’une des dernières grandes manifestations, dans l’exclusion des mendiants,
des fous, etc., et le grand “renfermement” »22. Mais, ajoute-t-il, « à ce mo-
dèle-là s’est substitué, au cours du XVIIe siècle, un autre modèle, très diffé-
rent. La peste a pris la relève de la lèpre comme modèle de contrôle politi-
que […] »23. Et ce qui est en jeu dans le passage du modèle de la lèpre à
celui de la peste est précisément, explique Foucault, le passage « d’une
21 Ibid., p. 88.
22 M. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard-
Le Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 1999, p. 44.
23 Ibidem.
88 Marion Farge
technologie du pouvoir qui chasse, qui exclut, qui bannit, qui marginalise,
qui réprime, à un pouvoir qui est enfin un pouvoir positif, un pouvoir qui
fabrique, un pouvoir qui observe, un pouvoir qui sait et un pouvoir qui se
multiplie à partir de ses propres effets. »24 La reformulation théorique du
problème du pouvoir a donc pour effet, dans l’analyse historique, la
substitution de la discipline psychiatrique à la pratique du grand renfer-
mement. Plus exactement, c’est précisément l’avènement de la psychiatrie
comme discipline qui met ici fin à la dynamique d’exclusion qui présidait
dans le grand renfermement. Historiquement, la transformation n’est
donc pas interne au pouvoir psychiatrique : elle signe bien plutôt son
avènement.
Mais si la thématisation disciplinaire du pouvoir ratifie la naissance de
la psychiatrie, elle prépare aussi son achèvement. Achèvement qui désigne
ici tout aussi bien son parachèvement, via sa mainmise sur l’ensemble des
systèmes disciplinaires ; que sa dissolution insidieuse dans une modalité
d’exercice du pouvoir entée sur la vie, dans sa quotidienneté aussi bien que
dans ses aspects strictement biologiques. C’est pourquoi la conception du
pouvoir exposée dans le cours sur Le Pouvoir psychiatrique renvoie également
à un aval, dans l’itinéraire conceptuel de Foucault comme dans les
modalités et les enjeux de la psychiatrie contemporaine. Ce, d’une part,
parce que l’idée d’une « fonction-Psy » prenant appui sur la psychanalyse
pour assurer son extension trouvera son plein déploiement dans La Volonté
de savoir, à travers l’analyse du dispositif de sexualité. Mais aussi, d’autre
part, parce que la généralisation de ce dispositif a pour conséquence
d’assigner au pouvoir un nouveau point d’ancrage (la vie) comme une
nouvelle échelle (la population) – deux éléments particulièrement précieux
pour envisager les modalités de la psychiatrie actuelle, moyennant peut-
être quelques aménagements.
24 Ibidem.
Violence, pouvoir et psychiatrie 89
30 Ibid., p. 347.
31 Ibid., p. 351.
32 Ibid., p. 349.
33 Ibid., p. 348.
92 Marion Farge
34 Ibid., p. 189.
35 R. Castel, La Gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris,
Éditions de Minuit, 1981, p. 201.
36 Ibidem.
Violence, pouvoir et psychiatrie 93
37 Ibid., p. 155.
38 Ibid., p. 209.
39 Ibidem.
40 Ibid., p. 210.
94 Marion Farge
trique d’autant plus insidieux qu’il n’est pas répressif ; et d’autant plus
omniprésent qu’il n’est pas seulement disciplinaire.
Dans cette contribution, nous voudrions aborder les relations entre vie et
politique telles qu’elles se nouent autour des normes sociales pesant sur
l’orientation sexuelle, les corps et l’adéquation de genre. Il s’agit sans
conteste d’un foyer de problèmes sociaux où apparaît fréquemment le
spectre de la déshumanisation : le travail des normes œuvre à reléguer des
parties significatives de ce qu’on appelle « l’humain » au rang d’une abjec-
tion sujette à des violences, à des discriminations et même au meurtre
violent. Ce problème global possède aussi des spécificités nationales, le
Brésil figurant de manière honteuse parmi les pays où les chiffres de la
violence exercée à l’encontre de la population LGBT sont particulièrement
élevés. Il n’en reste pas moins que ces violences, ces discriminations et ces
morts violentes sont également à déplorer chaque jour dans les espaces
privés et publics de la majorité des pays, ce qui fait de la sexualité et des
questions de genre un problème social à l’échelle mondiale. De telles
violences et discriminations ont, pour leurs victimes, des conséquences
physiques et psychologiques intenses et durables, puisque ces actes outra-
geants mettent en question l’humanité même des sujets violé.e.s. Pour des
motifs que nous aborderons dans la suite de notre propos, la non-confor-
mité des sujets aux paramètres normatifs hégémoniques qui définissent ce
qu’est le « vrai » genre et le « vrai » ou le « bon » sexe suffit pour que des
gays, des lesbiennes, des travestis et des personnes transgenres soient con-
sidéré.e.s comme non-humains ou seulement quasi-humains, ce qui non
seulement rend leur existence presque négligeable mais aussi, et du même
coup, justifie et renforce le comportement de leurs agresseurs. La sexualité
et le genre constituent, donc, un champ spécifique de relations entre vie et
politique demandant une problématisation attentive. Et tout cela devient
encore plus vrai quand on voit apparaître, aussi bien au Brésil qu’en France,
des polémiques très vives autour de la définition de ce que doit être une
1 M. Foucault, « Non au sexe roi » (1977), in Dits et écrits, Paris, Gallimard, coll. « Bi-
bliothèque des sciences humaines », 1994, III, n° 200, p. 257.
2 Ibidem.
98 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar
la sexualité ; mais montrer comment ‘le sexe’ est sous la dépendance histo-
rique de la sexualité. Ne pas placer le sexe du côté du réel, et la sexualité
du côté des idées confuses et des illusions ; la sexualité est une figure
historique très réelle, et c’est elle qui a suscité comme élément spéculatif,
nécessaire à son fonctionnement, la notion du sexe »6. Or, c’est à partir de
cet argument capital qu’il a pu montrer le caractère historique de l’implan-
tation des sexualités hétérogènes ou des « sexualités périphériques »7, cara-
ctérisées par les nouvelles préoccupations scientifiques relatives à la ma-
sturbation infantile, à l’hystérie des femmes, aux inversions du désir homo-
sexuel, aux comportements polymorphes, à la sexualité des fous et des
criminels, etc. Ainsi, la sexualité est devenue « un domaine pénétrable à des
processus pathologiques, et appelant donc des interventions de thérapeu-
tiques ou de normalisation ; un champ de significations à déchiffrer ; un
lieu de processus cachés par des mécanismes spécifiques ; un foyer de rela-
tions causales indéfinies, une parole obscure qu’il faut à la fois débusquer
et écouter »8.
Ce n’est donc pas un hasard si, encore de nos jours, la sexualité de-
meure ce champ ouvert à des discours qui visent à dire la vérité du sexe et
des pratiques sexuelles, ce qui contribue à multiplier les critères de distinc-
tion et de hiérarchisation entre des pratiques considérées acceptables ou
même désirables et des pratiques douteuses ou même propres à être reje-
tées, voire condamnées. Bien sûr, le « dispositif de sexualité » a connu des
déplacements historiques depuis son émergence, mais il nous semble que
sa structure fondamentale – c’est-à-dire cette manière d’envisager le sexe
comme noyau secret d’une vérité subjective qui a à être révélée par diffé-
rentes formes d’enquête et de discours – demeure encore valable. Et c’est
pourquoi un grand nombre d’individus cherchent à savoir si leurs désirs et
leurs pratiques sexuelles sont normales et acceptables ou pas. Il est vrai
qu’aujourd’hui on ne craint plus autant le fait d’être catégorisé comme
« sexuellement anormal » par des discours scientifiques, même si le stig-
mate de la pathologisation demeure fort et douloureux pour la population
des transsexuel.le.s et des travesti.e.s. Mais il faut se demander si l’ancienne
peur de l’anormalité ne s’est pas aujourd’hui déplacée et transformée en
une crainte des effets de violence sociale impliqués par le fait d’être privé
de reconnaissance, par le fait d’être désigné.e comme une figure sociale de
l’abjection et de l’inintelligibilité, de l’inacceptable et de l’incompréhensible.
On voit donc se renouveler les effets pervers du vieux classement hiérar-
chique qui opère la césure entre des vies dignes, susceptibles d’être proté-
gées et valorisées, et des vies suspectes ou méprisables, dont on se méfie
et avec lesquelles nous ne voulons pas partager notre espace vital, que ce
soit au travail, dans les espaces publics ou au cœur de la famille. Malgré
l’impression illusoire d’avoir finalement surmonté notre misère sexuelle
grâce à la diffusion d’images et de discours publicitaires nous renseignant
sur les meilleures manières d’extraire de nos corps des plaisirs supposé-
ment inconnus, la machinerie renouvelée du « dispositif de sexualité » con-
tinue à nous maintenir sous sa prise (in)discrète : de l’anormalité à l’abjec-
tion, les effets d’exclusion ou de discrimination se maintiennent. Au fond,
il nous semble que ce que Foucault affirmait il y a plus de 40 ans reste
encore valable pour nous : « C’est par le sexe en effet, point imaginaire fixé
par le dispositif de sexualité, que chacun doit passer pour avoir accès à sa
propre intelligibilité (puisqu’il est à la fois l’élément caché et le principe
producteur de sens), à la totalité de son corps (puisqu’il en est une partie
réelle et menacée et qu’il constitue symboliquement le tout), à son identité
(puisqu’il joint à la force d’une pulsion la singularité d’une histoire »9.
9 Ibid., p. 205-206.
10 Ibid., p. 183.
D’un retour au concept de dispositif de sexualité 101
11 G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue (1995), trad. fr. M. Raiola,
Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1997.
12 R. Esposito, Bíos. Biopolítica y filosofía (2004), trad. espagnole C. R. M. Maroito,
[...] l’idée qu’il puisse y avoir un ‘vrai’ sexe, comme le disait ironiquement
Foucault, est précisément produite par des pratiques régulatrices qui
forment des identités cohérentes à travers la matrice des normes cohérentes
de genre. L’hétérosexualisation du désir nécessite et institue la production
d’oppositions binaires et hiérarchiques entre le ‘féminin’ et le ‘masculin’
entendus comme des attributs exprimant le ‘mâle’ et le ‘femelle’. La matrice
culturelle par laquelle l’identité de genre devient intelligible exige que
certaines formes d’‘identités’ ne puissent pas ‘exister’ : c’est le cas des
identités pour lesquelles le gente de découle pas directement du sexe ou
lorsque les pratiques du désir ne ‘découlent’ ni du sexe ni du genre. [...] C’est
bien parce que certaines ‘identités de genre’ n’arrivent pas à se conformer à
ces normes d’intelligibilité culturelle qu’elles ne peuvent, dans ce cadre
normatif, qu’apparaître comme des anomalies du développement ou des
impossibilités logiques14.
Cependant, s’il est vrai que Butler suit de près la démarche généalo-
gique empruntée à Foucault, elle lui oppose aussi une critique concernant
le processus de constitution de sujets dits normaux du point de vue des
normes de genre, de corps et d’orientation sexuelle. Selon Butler en effet,
Foucault n’aurait pas compris la relation dialectique entre, d’une part, la
14J. Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. fr. C. Kraus,
Paris, La Découverte, 2005, p. 84-85.
104 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar
Les implications éthico-politiques (et les risques) des mouvements des minorités
15 J. Butler, Ces Corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du « sexe »
(1993), trad. fr. C. Nordmann, Paris, Amsterdam, 2009 ; Bodies that Matter. On the Discursive
Limits of ‘Sex’, New York, Routledge, 1993, p. 3 (nous traduisons).
16 Ibid., p. 35.
D’un retour au concept de dispositif de sexualité 105
18 M. Foucault, « Interview de Michel Foucault » (1984), in Dits et écrits, op. cit., IV, n°
349, p. 662.
19 M. Foucault, « The Subject and Power (« Le sujet et le pouvoir ») » (1982), in Dits
(1978), Mec magazine, 5, juin 1988, p. 32. Cet entretien en deux parties (ici désignées I et
II) a été publié une première fois en 1982 aux Pays-Bas sous le titre « Vijftien vragen van
homosexuele zijde aan Michel Foucault », in M. Duyves et T. Maasen (éd.), Interviews met
Michel Foucault, Utrecht, De Woelrat, p. 13-23.
Nous le citons ici depuis la version française originale, disponible en ligne à l’adresse
suivante : https://progressivegeographies.files.wordpress.com/2015/02/foucault-1988-
le-gai-savoir-i-and-ii.pdf. On trouve également cet entretien reproduit dans J. Le Bitoux,
Entretiens sur la question gay, Paris, H&0, 2005.
108 André de Macedo Duarte - Maria Rita de Assis Cesar
24 Ibidem.
25 Ibidem.
26 Ibidem.
27 M. Foucault, « Entretien avec Jean Le Bitoux. Michel Foucault : le gai savoir (I) »
28 Ibidem.
29 Ibidem.
30 M. Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (1982), op. cit., p. 232.
31 M. Foucault, « Michel Foucault, une interview : sexe, pouvoir et la politique de
33M. Foucault, « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel
Foucault », in Dits et écrits, op. cit., IV, n° 313, p. 311.
34 J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 82.
35 Ibid., p. 86.
D’un retour au concept de dispositif de sexualité 111
1 S. Corrêa, From reproductive health to sexual rights: achievements and future challenges,
« Reproductive Health Matters », vol. 5 (1997), n. 10, p. 107-116.
2 Ilsa L. Lottes, « New Perspectives on Sexual Health », in I. Lottes, O. Kontula (dir.),
New Views on Sexual Health: the Case of Finland, Helsinki, The Population Research
Institute, 2000, p. 7. Ici et dans les pages qui suivent, les traductions en français de réfé-
rences en anglais sont les nôtres.
3 Ibidem.
4 Ibid., p. 13.
La santé sexuelle 115
legitimation of sexuality, « Social Science & Medicine », vol. 188 (2017), p. 176-190.
9 G. Valensin, Santé sexuelle, Paris, La Table Ronde, 1964. Cité par A. Giami et P. de
to its influence on improved sexual health control, « The Veterinarian », vol. 3 (1965), n. 4,
p. 243-248 ; M. S. Calderone, Sexual health and family planning. The Seventh Annual Bronfman
Lecture, « American Journal of Public Health and the Nations Health », vol. 58 (1968),
n. 2, p. 223-231. Cité par T. G. M. Sandfort et A. A. Ehrhardt, op. cit., p. 182.
11 D. Simard, La Santé sexuelle, genèse et usages d’un concept. Étude d’épistémologie historique,
XIX -XXIe siècles, Thèse de doctorat, Université Paris Est, Créteil, 2019.
e
116 David Simard
12 S. Graham, A Lecture to Young Men on Chastity. Intended Also for the Serious
Consideration of Parents and Guardians, 2nd ed., Boston, Light & Stearns, Crocker &
Brewster, 1837. Voir S. Nissebaum, Sex, Diet, and Debility in Jacksonian America: Sylvester
Graham and Health Reform, Westport/London, Greenwood Press, 1980.
13 Le mouvement pour l’abolition du réglementarisme en Grande Bretagne a vu le
Essay on Diseases of the Skin : containing Practical Observations on Sulphureous Fumigations, in the
Cure of Cutaneous Complaints, with Cases, London, Henry Colburn, 1821.
16 Pour une étude détaillée, voir D. Simard, La Santé sexuelle, op. cit.
La santé sexuelle 117
17 Voir par exemple S. Graham, op. cit., p. 25, 362 ; J. C. Jackson, How to Treat the Sick
Without Medicine, Austin, Dansville, Jackson & Co., 1870, p. 12, 28, 292.
18 Voir D. Simard, La Santé sexuelle, op. cit.
19 World Health Organization, Defining Sexual Health: Report of a Technical Consultation
Economica, 2012.
22 J. Mazaleigue-Labaste, Les Déséquilibres de l’amour. La genèse du concept de perversion
des sciences », in Id., L’émergence de la sexualité, Albin Michel, Paris 2005, p. 217-243.
La santé sexuelle 119
L’abord pathologique qui a structuré les discours médicaux est aussi celui
qui a structuré nombre des recherches en histoire de la sexualité. Nous
verrons plus loin que, chez Foucault en particulier, ceci n’est pas dû qu’à
l’objet d’étude, mais plus fondamentalement à une manière de voir com-
mune entre les discours de psychopathologie sexuelle et les études foucal-
diennes sur ces discours.
On trouve cependant des études sur des discours traitant plutôt de la
sexualité dite « normale » du milieu du XVIIIe siècle au XIXe siècle, ceux de
l’hygiène conjugale ou du mariage et de l’amour conjugal, qui mêlent santé
et sexe. En France, l’historien Alain Corbin et l’historienne Sylvie Chape-
ron se sont particulièrement intéressé·e·s à ces discours24. Mais ceux-ci se
rapprochent par plusieurs aspects des discours de la psychopathologie
sexuelle, notamment sur deux points que nous allons développer dans
notre étude sur Foucault : un vitalisme hanté par la mort, et un recours
aux techniques de l’aveu issues de la confession chrétienne, dans le cadre
d’une anthropologie qui articule de manière spécifique le sujet à sa vérité.
Dans le champ des discours sur la sexualité « normale », ceux de santé
sexuelle qui se sont développés à partir du XIXe siècle se distinguent alors
non seulement par le fait d’employer le syntagme de « santé sexuelle »,
mais aussi sur le plan conceptuel et quant à la manière de voir le sexe et sa
place dans la vie humaine.
L’écart entre la manière de voir de ces discours et celle de la psycho-
pathologie sexuelle serait, selon notre hypothèse, un élément déterminant
pour rendre compte du fait que les discours de santé sexuelle constituent
un point aveugle des études foucaldiennes sur les productions discursives
et techniques dans le champ de la scientia sexualis, qui s’est trouvé réduit
aux discours et techniques de l’anormalité sexuelle.
24 A. Corbin, L’Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à
l’avènement de la sexologie, Paris, Flammarion, 2010 ; S. Chaperon, Les Origines de la sexologie
(1850 - 1900), Paris, Payot & Rivages, 2012.
120 David Simard
pour prévenir. Le lien entre la vérité et le sexe ne s’opère pas par l’entre-
mise de « l’expression obligatoire et exhaustive d’un secret individuel » où
coïncident « le sujet qui parle » et « le sujet de l’énoncé »38. Le sujet de cette
branche de la scientia sexualis est un sujet qui écoute et qui apprend
comment coïncider avec les lois qui le régissent afin de conserver la santé.
Il nous semble alors que l’éthique sexuelle de l’hygiénisme protestant
ne se comprend pas, pour reprendre les termes de Frédéric Gros dans son
avertissement aux Aveux de la chair, à travers le prisme « d’une obligation
ritualisée de vérité, d’une injonction de verbalisation par le sujet d’un dire-
vrai sur lui-même »39. Foucault considère que « l’ensemble des techniques
mises au point pour tirer la vérité de soi-même à propos du péché » est le
propre du christianisme 40 . Mais celles-ci paraissent surtout relever du
catholicisme, plus que du protestantisme.
À l’appui de notre hypothèse, nous pouvons nous reporter à un article
que le philosophe Michel Senellart consacre à l’histoire du christianisme
chez Foucault. Il y souligne que l’histoire qu’il en esquisse s’est caractérisée
par la mise à l’écart de plusieurs problèmes majeurs de l’historiographie du
christianisme. Bien que ce ne soit pas le point le plus développé par Senel-
lart, c’est notamment le cas du problème des rapports entre le pouvoir
spirituel et le pouvoir temporel. La raison avancée en est méthodologique :
l’étude privilégiée du pastorat conduit à exclure l’étude du gouvernement
civil, afin de mettre en évidence la spécificité du premier et de ne pas
produire une confusion avec le second, alors même qu’ils sont intriqués
dans des formes théologico-politiques41.
Foucault n’a dès lors pas travaillé les conflits au cœur du christianisme
sur les rapports entre le spirituel et le temporel, laissant de côté les
bouleversements représentés par le protestantisme pour l’histoire de la
sexualité. En se concentrant sur le régime de vérité de l’aveu du christiani-
sme qui évoluera vers le catholicisme, il a fait du protestantisme un point
42 Ibid., p. 10-11.
43 A. Corbin, L’Harmonie des plaisirs, op. cit., p. 120-143. La confession est également
étudiée dans ses usages spécifiquement théologiques et catholiques par l’historien (Ibid.,
p. 385-416).
44 M. Senellart, Michel Foucault : une autre histoire du christianisme ?, art. cit., p. 11.
45 M. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard-
Le sujet dont la vérité se manifeste dans l’aveu est un sujet faillible, qui
se caractérise par sa précarité. C’est pourquoi il a à avouer, car toujours
déjà en faute. Or, ce n’est pas le sujet de l’hygiénisme protestant américain.
Le sujet de la réforme sanitaire américaine a pour point de départ la santé
pleine et entière, sans faille, dont la vérité est dans la physiologie. Tout
l’enjeu est alors de la conserver, c’est-à-dire de ne pas créer de brèches.
Ces distinctions anthropologiques dessinent deux axes différents dans les
processus d’appropriation de la sexualité par les champs de la santé et de
la médecine : un processus de sanitarisation, et un processus de médica-
lisation.
Le sociologue américain Peter Conrad a établi une distinction entre
les deux : « La médicalisation propose des causes et des interventions
biomédicales ; la sanitarisation propose des causes et des interventions
liées au mode de vie et au comportement. L’une transforme le moral en
médical, l’autre le sanitaire en moral »48. Cette valorisation morale de la
santé a été qualifiée par plusieurs auteurs de « santéisme » (healthism). C’est
le cas du sociologue américain Irvin Kenneth Zola, ou encore du politiste
18 (1992), p. 223.
La santé sexuelle 127
Conclusion
53 G. Vigarello, Histoire des pratiques de santé. Le sain et le malsain depuis le Moyen Âge,
Paris, Le Seuil, 1999, p. 7-8.
La santé sexuelle 129
David Simard
Université Paris-Est Créteil
david.simard@paris-est-sup.fr
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault
La problématique de la migration de survie*
Cesar Candiotto
Dans son analytique du pouvoir des années 1970, Foucault nous montre
que l’individu moderne est le résultat des processus d’assujettissement mis
en œuvre par des techniques disciplinaires de vigilance et de punition. Mais
cet individu est également objectivé collectivement par des pouvoirs con-
juguant discipline des corps et dispositifs sécuritaires qui le produisent en
tant que partie d’une « population », que ce soit dans sa dimension biolo-
gique (1976, à propos de la race ou de la sexualité) ou dans son acception
économique (1979, à propos des analyses sur le libéralisme économique et
le néolibéralisme). Si nous considérons que la biopolitique comprend à la
fois la discipline des corps individuels et la régulation de la vie, nous
pouvons dire que même le concept de peuple, qui désigne une identité
politique reconnaissable, implique toujours une production biopolitique.
En effet, la notion de « peuple » n’est possible qu’à partir d’une opération
historique d’assujettissements continus par lesquels d’autres vies ou
d’autres modes de vie sont écartés. Elle implique toujours la production
de « populations » qui ne correspondent pas à cette identité politique. De
cette manière, toute tentative de désignation du peuple est la naturalisation
dans le domaine politique d’une relation de pouvoir qui est en réalité
d’ordre biopolitique.
Les stratégies d’analyse archéologique et généalogique déployées par
Foucault cherchent précisément à déconstruire cette reconnaissance
*Cet article a été réalisé avec le soutien du Conseil National pour le Développement
Scientifique et Technologique (CNPq) – Appel Universel 28/2018, Procédure n° 42256/
2018-0 – intitulée « Les nouvelles frontières de la biopolitique contemporaine ». Il pré-
sente également le résultat partiel d’une Bourse de Productivité en Recherche du CNPq
(2018-2021) – Procédure n° 307257/2018-5 – intitulée « Migrants pauvres et individus
improductifs : nouvelles formes de gouvernement de la vie et gestion des illégalismes en
biopolitique ».
naturalisée par les rapports entre savoir et pouvoir dans les pratiques
sociales. Elles montrent que les unités politiques traditionnelles – dans le
cas présent, celle de peuple – ont pour fond la fixation et la reconnaissance
des individus en deçà ou au-delà d’une frontière déterminée. Comme le
remarque Judith Butler à ce sujet dans son livre Rassemblement. Pluralité,
performativité et politique : « D’une façon ou d’une autre, l’action discur-
sive visant à établir ‘le peuple’ d’une manière ou d’une autre est une deman-
de de reconnaissance de frontière, qu’il s’agisse de la frontière d’une nation
ou de la frontière d’une catégorie de personnes réputées ‘reconnaissables’
en tant que peuple », ce qui laisse entendre qu’il existe d’autres catégories
de personnes qui se trouvent exclues de cette reconnaissance.
Comme nous pouvons le lire dans le cours de 1978, Sécurité, territoire,
population, la production biopolitique d’une population est liée à l’intro-
duction du concept de gouvernementalité. Dans la leçon du 1er février
1978, Foucault étudie le déplacement qui s’est opéré dans les pratiques de
gouvernementalité entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Jusque-là, le bon
gouvernement était celui qui cherchait la sécurité du territoire et, par son
intermédiaire, celle du prince qui le gouverne. Mais la croissance des villes
exigeait finalement une modification des mécanismes de sécurité en raison
du problème de la circulation des marchandises, des foyers de maladie et
de la mort. Les mécanismes de sécurité se tournent vers le contrôle de la
circulation de la population et des choses. Il ne s’agit plus d’empêcher que
les choses changent, que la sécurité du territoire assure le maintien du
prince au pouvoir, – mais de laisser les circulations s’effectuer de manière
permanente, même si elles sont contrôlées, discriminées entre bonnes et
mauvaises, de façon que les dangers qui leur sont inhérents soient éliminés.
Tout comme la notion de peuple est considérée comme inséparable de
l’émergence d’une population, de la même manière la préoccupation vis-
à-vis de la circulation des flux de personnes et de choses apparaît avec la
discontinuité de l’exercice des techniques de sécurité, auparavant tournées
vers le territoire et, dorénavant, vers une population. Population et
circulation indiquent donc le déploiement matériel du concept de
gouvernementalité.
Gouverner, souligne Foucault, « couvre un très large domaine séman-
tique qui se réfère au déplacement dans l’espace, au mouvement, qui se
réfère à la subsistance matérielle, à l’alimentation, qui se réfère au soin que
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 133
l’on peut donner à un individu et au salut qu’on peut lui assurer, qui se
réfère aussi à l’exercice d’un commandement, d’une activité prescriptive, à
la foi incessante, zélée, active et toujours bienveillante. […] De toute façon,
à travers tous ces sens, il y a une chose qui apparaît clairement, c’est qu’on
n’y gouverne jamais une structure politique. Ceux qu’on gouverne, c’est
de toute façon des gens, ce sont des hommes, ce sont des individus ou des
collectivités ». Gouverner consiste donc à réguler la circulation des choses,
mais aussi le déplacement dans l’espace d’une population donnée. Nous
nommerons ce déploiement matériel du gouvernement, dans lequel il est
question d’une population en quête de subsistance, gouverne-mentalité
biopolitique.
Nous allons développer deux hypothèses de travail à ce sujet. La
première consiste à essayer de démontrer que le déploiement matériel de
la gouvernementalité est distinct mais pas forcément séparé de son
déploiement moral, permettant ainsi l’établissement de liens entre le
gouvernement de la circulation d’une population en quête de subsistance
et les processus de subjectivation à l’œuvre dans cette population. La
seconde hypothèse concerne l’exemplification de ce lien à partir d’une
modalité de population dont la régulation et la constitution ont été
fréquemment objectivées au cours des dernières décennies : il s’agit de la
population formée par les migrants de survie, qui migrent en raison de la
crise économique ou de la violence des guerres et des génocides dans leur
environnement vital et social d’origine. Cette population n’a pas fait l’objet
d’une étude particulière dans le cadre de la généalogie gouvernementale de
Foucault, peut-être parce que les pratiques gouvernementales qui l’ont
élevée au rang d’un objet plus vaste à considérer par la politique n’étaient
pas aussi évidentes à son époque qu’elles le sont devenues pour nous
aujourd’hui. Nous exposerons la première de ces hypothèses dans l’inten-
tion de montrer comment l’implication entre la connotation morale et
l’aspect matériel de la gouvernementalité biopolitique produit des effets
d’assujettissement dans la constitution d’identités individuelles et collecti-
ves, mais aussi des processus de subjectivation par rapport à ces assujettis-
sements identitaires par l’introduction d’écarts, de transgressions et de
résistances. Dans cette perspective, nous ferons une relecture de la manière
dont Foucault présente l’émergence de la gouvernementalité en Occident.
134 Cesar Candiotto
2016, p. 203.
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 137
naître en tant que nous, en tant que peuple. La migration de survie est l’un
des résultats de la souffrance permanente face à un mode de vie assujetti
par l’autoritarisme politique et/ou par la misère économique. La
constitution d’un monde commun et d’une vie de qualité est impossible
lorsque les conditions de base de la subsistance matérielle des corps font
défaut3. La lutte pour la subsistance est un effet de la réalité même d’un
abandon et d’une vulnérabilisation de la vie, ces derniers étant en grande
partie dus à la nouvelle raison néolibérale qui évalue tous les rapports à
l’aune de la rationalité de la mondialisation des biens, de la rentabilité et
du profit4.
Les migrations de survie impliquent des expériences de désubjectiva-
tion et de nouveaux assujettissements. Désubjectivation, parce que les
individus ne se reconnaissent plus dans la communauté dans laquelle ils
ont construit leur appartenance, ils ne peuvent plus agir librement ou dire
ce qu’ils pensent. Ils ne se sentent plus protégés pour mettre en œuvre un
mode de vie qu’ils ont projeté et choisi pour eux. Les conditions socio-
économiques minimales pour leur permettre de continuer à vivre et même
de subsister ne sont plus assurées. Il s’agit d’une sortie forcée d’eux-mêmes
et de leur monde, rendant les processus de subjectivation presque
impossibles. Nous sommes confrontés à des situations dans lesquelles la
3 Contrairement à Arendt, pour qui la simple lutte pour la survie saperait la lutte
pour le droit d’avoir des droits dans la sphère de la pluralité politique, Judith Butler
considère qu’il est impossible de mener des luttes pour les droits politiques sans que le
corps soit bien nourri, qu’il puisse se reposer et, enfin, sans que les besoins dans le
domaine de la vie biologique soient satisfaits. La perspective arendtienne, développée
dans La Vie de l’esprit et inspirée d’un passage de La Défense de Socrate consiste à dire que
le « vivre en soi » n’a pas de valeur intrinsèque. Seul le « bien-vivre » (eudaimonia) rend la
vie digne d’être vécue. Butler considère que cette perspective n’est pas valable pour notre
époque ou n’a peut-être jamais été valable. Elle comprend qu’Arendt sépare la vie du
corps de la vie de l’esprit et préfère donc, dans des analyses telles que les Écrits juifs, que
le peuple élu choisisse une mort digne plutôt que d’insister sur la survie à tout prix. Butler
considère quant à elle que la sphère publique dépend de la sphère privée, tout comme
l’acte verbal public dépend du corps. Le corps est politique. La pluralité, en tant que
condition politique et élevée de l’être humain, s’exerce souvent au détriment de l’inégalité
dans la sphère privée. L’apparition publique dépend de l’égalité dans le privé. La critique
de cette dépendance non reconnue, du public par rapport au privé, lui fournit le point de
départ d’une nouvelle politique du corps. Voir à ce sujet J. Butler, Rassemblement, op. cit.,
p. 254-255.
4 Cf. P. Dardot et C. Laval, La Nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale,
seule possibilité est de lutter pour continuer à vivre et, pour ce faire, de se
déplacer vers un autre espace.
Les guerres civiles, les dictatures, les nouveaux impérialismes et les
néocolonialismes sont des machines à produire des populations,
c’est-à-dire des vies compréhensibles uniquement selon leur condition
biopolitique, des vies qui, en se déplaçant en quête de survie matérielle,
deviennent de « simples vies »5. Ces machines de disqualification de la vie,
d’animalisation de l’humain pourraient également être pensées comme des
machines d’assujettissement. Être obligé de quitter son pays implique de
se voir forcé d’abandonner des relations qui se sont construites, des
processus de subjectivation qui se sont constitués au cours de son exi-
stence. En ce sens, les migrants dépossédés sont toujours confrontés à une
traversée frontalière géographique (par la mer, par la terre) qui est
également une traversée anthropologique et sociale, puisque de nouvelles
frontières les scindent de l’intérieur, les objectivant en tant que population
exposée et vulnérable.
Cette traversée exige de laisser derrière soi qui l’on était et comment
on vivait, compte tenu de l’attrait également forcé de l’« intégration » à la
terre et à la culture d’une destination toujours incertaine. Le passage qui
implique le déracinement comme condition d’intégration est un assujettis-
sement sans fin. Dans les pays où ils arrivent, les migrants sont incités à
faire abstraction de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont
afin d’incorporer une langue étrangère et un mode de vie très différent.
Même dans les processus migratoires moins dramatiques, la réciprocité et
le respect mutuel des différents modes de vie, entre celui qui arrive et celui
qui le reçoit, ont du mal à se concrétiser, ce qui rend difficile une inté-
gration effective. Les migrants sont souvent obligés d’incorporer unilaté-
ralement les valeurs du pays qui leur vient en aide comme condition
préalable de leur « acceptation ».
5 La notion de « simple vie » (das blosse Leben) se trouve dans l’essai de W. Benjamin,
« Pour une critique de la violence » (1921), trad. fr. M. de Gandillac et R. Rochlitz, in Œuvres,
t. I, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 240. Cette notion fait référence à une vie
complètement dénuée de droits.
Les nouvelles frontières de la biopolitique après Foucault 139
8 Cf. S. Djigo, Aux frontières de la démocratie. De Calais à Londres sur les traces des migrants,
Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2019.
9 La structure de l’état d’exception, présentée par Giorgio Agamben dans un autre
Considérations finales
talité, l’accueil des migrants doit toujours être provisoire, dans la mesure
où il ne peut être considéré comme une fin en soi. À un moment donné,
il doit céder la place à la création de conditions d’appartenance citoyenne.
Le secours et l’accueil sont indispensables, mais ils ne peuvent jamais
être suffisants pour mettre en œuvre une véritable politique migratoire.
Les migrants seront toujours considérés comme des citoyens de seconde
zone s’ils ne peuvent pas contribuer à la création et au partage des biens
qui définissent une communauté politique. Mais l’appartenance citoyenne
implique à la fois la reconnaissance de l’égalité juridique et la transfor-
mation des pratiques sociales à l’égard des migrants. La reconnaissance du
fait qu’ils sont des citoyens comme les autres ne peut être considérée com-
me une concession de l’État qui les accueille. En réalité, ce sont les luttes
contre les processus d’assujettissement et de production de l’illégalité qui
permettront aux migrants de parvenir à une condition politique moins
inégale, et de rompre ainsi avec les différentes frontières de l’invisibilisa-
tion et de la ségrégation sociale.
Cesar Candiotto
Pontificia Universidade Católica do Paraná (Curitiba)/CNPq
c.candiotto@pucpr.br
Pouvoir sur la vie et droits humains*
Marcelo Raffin
*
Cet article constitue une diffusion de résultats partiels de mes recherches au
Conseil national de la recherche scientifique et technique (CONICET) d’Argentine et à
l’Université de Buenos Aires (UBA) sur la notion de politique dans la pensée de Michel
Foucault. L’article reprend également certaines idées présentées dans les textes suivants :
Droits humains et émancipation : un outil pour la démocratie ? Une analyse de la potentialité des droits
à partir de la pensée foucaldienne, « Revista Praxis Filosófica Nueva Serie », (2018), n. 47,
Universidad del Valle, Cali, Colombie ; ‘Derechos del hombre/derechos humanos’ versus ‘derechos
de los gobernados’ : un análisis de la producción de derechos en el pensamiento de Michel Foucault,
« Dorsal. Revista de Estudios Foucaultianos », (2019), n. 7, Cenaltes/Red Iberoamericana
Foucault – ainsi que dans des réunions scientifiques au cours de l’année 2019,
notamment : « ‘Droits de l’homme’ versus ‘droits des gouvernés’ dans la pensée foucal-
dienne : une analyse de la potentialité des droits dans l’arène politique actuelle », Sémi-
naire « Dialogues philosophiques », organisé par le Laboratoire LLCP de l’Université
Paris 8, le 2 avril 2019, et « Pouvoir sur la vie et droits humains », Colloque international
« Vie, Violence, Pouvoir » (ViiP), organisé par Philippe Sabot à l’Université de Lille, les 2
et 3 octobre 2019.
« derechos del hombre », « direitos do homem »). La distinction n’a pas été
retenue en français, ce qui rend cette distinction confuse.
Comme on peut le voir, la distinction conceptuelle entre les deux
notions n’est pas négligeable quand bien même, à maintes reprises, elle
n’est pas retenue ou elle est même ignorée. Qui plus est, de nombreux
États utilisent l’expression « droits humains » pour nommer des politiques
ou des programmes d’action qui se réfèrent, en réalité, à la notion tradi-
tionnelle de « droits de l’homme » dans la mesure où ils ne reconnaissent
ces droits qu’à leurs nationaux1.
1
Voici quelques exemples récents de la référence à la notion conceptuelle de « droits
de l’homme » sous l’expression « droits humains » : cf. les affaires Verdugo Urquídez
(1990) et Álvarez Machaín (1992) (Cour Suprême des États-Unis d’Amérique) ou Avena
et autres ressortissants mexicains (Mexique vs. États-Unis d’Amérique) (Cour inter-
nationale de Justice, 2004) ou, en termes généraux, les conditionnements imposés par
l’Union européenne à la réalisation effective de ces droits à l’égard de personnes qui
n’appartiennent pas à l’Union.
Pouvoir sur la vie et droits humains 149
chez lui permet de lier clairement ses idées à ses prises de position de mili-
tant, dès lors que les « droits des gouvernés » apparaissent dans sa pensée
comme la consécration de ses idées sur la résistance aux pouvoirs et, plus
précisément, à la gouvernementalité.
C’est pourquoi on trouve chez Foucault, tout d’abord, une opposition
entre les « droits de l’homme » et les « droits des gouvernés » : les « droits
de l’homme » font l’objet d’une critique acerbe dans la mesure où ils sont
dépendants du paradigme biopolitique tandis que les « droits des gouver-
nés » apparaissent comme une revendication et une conquête valable
contre ce même paradigme. Mais il y a également chez lui une notion parti-
culière, celle de « nouveau droit », qui est liée à la production de droits
comme résistance à la biopolitique et à la gouvernementalité.
Foucault parle expressément et à plusieurs reprises, à partir de la fin
des années 1970, de l’opposition des « droits de l’homme » et des « droits
des gouvernés ». Il critique la figure des « droits de l’homme » et soutient
au contraire le besoin de produire des « droits des gouvernés » dans
lesquels il voit la consécration politique-juridique des luttes socio-politi-
ques. Nous allons reprendre et analyser les moments les plus importants
de ce parcours.
Comme Michel Senellart le signale dans la « Situation » des cours au
Collège de France de 1978 (Sécurité, territoire, population) et 1979 (Naissance
de la biopolitique), c’est en référence au mouvement de la dissidence sovié-
tique que Foucault théorise pour la première fois, en novembre 1977, le
« droit des gouvernés »2 qu’il juge « plus précis » et « plus historiquement
déterminé » que les droits de l’homme, au nom de « la légitime défense à
l’égard des gouvernements »3.
Concrètement, Foucault affirme ces idées par rapport à l’affaire Klaus
Croissant, l’avocat de la Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion –
RAF), accusé de complicité avec ses clients et interdit d’exercice en Répu-
blique Fédérale d’Allemagne. Klaus Croissant se réfugie alors en France
en juillet 1977 et demande l’asile politique. Quelques mois plus tard,
2
Cf. M. Senellart, « Situation du cours », dans M. Foucault, Sécurité, territoire,
population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, coll.
« Hautes études », 2004, p. 384.
3
M. Foucault, « Va-t-on extrader Klaus Croissant ? » (1977), dans Dits et écrits, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, III, n° 210, p. 362 et p. 364.
150 Marcelo Raffin
4
M. Foucault, La Volonté de savoir, Histoire de la sexualité I, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque des histoires », 1976 ; rééd. coll. « Tel », 1995, p. 191.
5
Cette distinction, d’un côté, renvoie notamment, mais pas exclusivement, à une
notion qui coïncide temporellement plutôt avec celle de droits de l’homme et, de l’autre,
comme je l’ai déjà souligné, on ne distingue pas, du moins en France, entre les
deux expressions.
Pouvoir sur la vie et droits humains 151
les droits de l’homme et les droits humains ne sont plus qu’une fiction ou
un dispositif de capture de la vie par le pouvoir. Néanmoins, il importe de
signaler une certaine ambigüité dans les termes employés par Foucault lui-
même. L’interprétation de ce passage dépend notamment du sens que l’on
peut assigner à l’idée d’une « réplique politique » concernant toutes les
nouvelles procédures de pouvoir.
Si l’on comprend cette expression comme la conséquence nécessaire
de l’apparition du paradigme de la biopolitique, alors il faut conclure que
le droit, dans toutes les déclinaisons signalées (droit à la vie, au corps, à la
santé, au bonheur, à la satisfaction des besoins, etc.), qui coïncident avec
certaines expressions des droits de l’homme/droits humains, et, par consé-
quent, les droits de l’homme/droits humains mêmes, ne sont pas autre
chose qu’un ensemble de dispositifs qui déploient, reproduisent et ren-
forcent ce paradigme.
Mais si l’on comprend la « réplique politique » comme une réaction à
l’apparition du paradigme biopolitique comprise en termes d’affrontement
ou de résistance, alors le droit (dans toutes les déclinaisons signalées), et
les droits de l’homme et les droits humains, peuvent apparaître plutôt
comme une instance de résistance et d’exercice d’un contre-pouvoir face
au paradigme biopolitique.
Cette ambiguïté par rapport au sens qu’il est possible d’attribuer à
l’expression « réplique politique » est encore renforcée par le parallélisme
que Foucault établit entre la vie et le droit dans le passage cité. De même
que la vie s’excède elle-même, de même le droit peut s’excéder lui-même.
Et de même que, dans les luttes politiques de la modernité avancée, la vie
a été retournée contre le système qui prétendait la contrôler (la biopoli-
tique), de même le droit peut, éventuellement, dans certains cas, être
retourné contre la biopolitique, en contrevenant à son rôle de légitimation
de ce paradigme, dans la mesure où il peut traduire des revendications ou
des demandes comme la vie, le corps, la santé (en un mot, comme Foucault
le résume, la rencontre avec « ce qu’on est et tout ce qu’on peut être »), par
des formulations juridiques (« droit à la vie », « droit au corps », « droit à
la santé », etc.).
Ce qui apparaît dans cette formulation foucaldienne c’est, pour le dire
plus spécifiquement, la potentialité de la vie comme résistance au pouvoir.
Suivant cette même formulation, on peut donc comprendre l’idée d’un
152 Marcelo Raffin
droit qui serait une « réplique politique » comme celle d’un exercice de
résistance à la biopolitique et comme la possibilité de produc-tion de
formes juridiques différentes de celles qui légitiment le paradigme biopol-
itique. De cette manière, Foucault ouvre la voie à la production de droits
à partir de l’immanence d’une situation concrète de lutte, même s’il ne
parle pas ici directement de « droits de l’homme/droits humains » ni de
« droits des gouvernés ».
À plusieurs reprises dans ses cours au Collège de France de 1978 et
1979, Foucault développe sa critique des droits de l’homme/droits
humains en soulignant qu’ils sont l’expression de la gouvernementalité.
Néanmoins, s’il critique ces droits, il n’en demeure pas moins vrai qu’il ne
rejette pas la possibilité de produire des droits à partir de l’exercice de rési-
stances et de « contre-pouvoirs » se déployant face à la rationalité gouver-
nementale. Dans ce cas, il préfère parler de « droits des gouvernés » en tant
qu’expression de l’exercice de la résistance face au bio-pouvoir. Précisé-
ment, dans les cours de 1978 et 1979, Foucault avance cette idée de « droits
des gouvernés » ; elle apparaît liée à l’idée de l’autonomie de l’action politi-
que par rapport au paradigme de la gouvernementalité.
Ainsi, Foucault présente les « droits des gouvernés » comme l’affir-
mation ou la revendication de l’indépendance des gouvernés à l’égard de
la gouvernementalité libérale par opposition aux « droits de l’homme » qui
en sont dépendants. Cette distinction est posée afin de signaler qu’au
moment de l’émergence de la rationalité d’une gouvernementalité libérale
à la fin du XVIIIe siècle deux conceptions différentes, « hétérogènes » mais
non contradictoires, émergent et permettent de rendre compte de la limi-
tation interne de cette rationalité.
En effet, Foucault explique que cette limitation de la nouvelle raison
gouvernementale s’est produite selon deux voies : la voie révolutionnaire
française et la voie du radicalisme anglais. Elles se sont appuyées sur deux
éléments différents, le droit et la pratique gouvernementale elle-même, et
ont impliqué deux conceptions hétérogènes de la loi et de la liberté.
La voie révolutionnaire soutient que tout individu possède
originairement, pour lui-même, une certaine liberté dont il cède ou non
une partie déterminée sous la forme de droits fondamentaux, alors que la
voie radicale entend la liberté à partir de l’indépendance des gouvernés par
rapport aux gouvernants. Voilà pourquoi Foucault signale qu’on est ici
Pouvoir sur la vie et droits humains 153
6
M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France. 1978-1979, Paris,
Gallimard-Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 2004, p. 43.
154 Marcelo Raffin
7
M. Foucault, « Entretien inédit » (1979), dans Assassines. Le Blog de Farès Sassine :
https://fares-sassine.blogspot.com/2014/08/entretien-inedit-avec-michel-foucault.html.
8
Ibidem.
Pouvoir sur la vie et droits humains 155
définie dans une forme spécifique » qui est ce à travers quoi on peut fixer
une limite à un gouvernement (« ce avec quoi on peut marquer un
gouvernement »)9.
Dans la même ligne, l’idée des « droits des gouvernés » apparaît égale-
ment à l’occasion d’un texte en faveur des prisonniers politiques, rédigé
par Foucault lui-même à Genève en 1981, et diffusé sous le titre de « Face
aux gouvernements, les droits de l’homme »10. Foucault a lu ce texte quel-
ques minutes après l’avoir écrit, à l’occasion de la conférence de presse
annonçant à Genève la création du Comité international contre la piraterie,
en juin 1981. Il est vrai que le titre du texte mentionne les « droits de l’hom-
me » et non les « droits des gouvernés ». Qu’est-ce que cela veut dire ?
Pourquoi cette mention des « droits de l’homme » alors que Foucault récu-
se cette notion et propose à la place celle de « droits des gouvernés » ? Il
est probable que le titre a été décidé par la rédaction du journal Libération,
où le texte a été publié dans l’édition du 30 juin-1er juillet 1984, à l’occasion
de la mort de Foucault. C’est ce que prétend Daniel Defert.
Mais il est également possible que Foucault ait accepté ce titre comme
une stratégie politique, dès lors que le texte en question a bien été écrit afin
d’obtenir le plus grand nombre d’adhésions possible et qu’il prétendait
devenir une nouvelle « Déclaration des droits de l’homme », en reprenant
une dénomination intelligible pour le plus grand nombre.
Or, dans le texte même, Foucault ne parle jamais de « droits de
l’homme » mais de « droits des gouvernés » ce qui lui permet de soutenir
sa position de production de droits à partir de l’immanence même de la
lutte politique, de la résistance aux pouvoirs et du soulèvement, sans tom-
ber dans les pièges de la notion transcendantale de « droits de l’homme »
avec tous les faux-semblants qu’elle comporte11.
9
Ibidem.
10
M. Foucault, « Face aux gouvernements, les droits de l’homme » (1984), dans Dits
et écrits, op. cit., IV, nº 355.
11
Dans le texte, l’acte de résistance est caractérisé à partir de trois principes : la
citoyenneté internationale, le droit absolu de soulèvement contre les pouvoirs et le droit
des gouvernés à intervenir effectivement dans les politiques et les stratégies internatio-
nales. Cela contrevient au partage des tâches traditionnelles propre à la gouvernementalité
moderne, entre gouvernants et gouvernés, réservant aux gouvernés le rôle d’une indigna-
tion qui reste toujours lyrique.
156 Marcelo Raffin
12
M. Foucault, « Michel Foucault : “L’expérience morale et sociale des Polonais ne
peut plus être effacée” » (1982), dans Dits et écrits, op. cit., IV, n° 321, p. 349.
13
Ibidem.
Pouvoir sur la vie et droits humains 157
14
B. Golder, Foucault and the Politics of Rights, Stanford, Stanford University Press,
2015, p. 79 (nous traduisons).
158 Marcelo Raffin
15
Cf. M. Alves da Fonseca, Foucault e o direito, São Paulo, Saraiva, 2011, p. 182 ;
également publié en français sous le titre de Michel Foucault et le droit, trad. fr. T. Thomas,
Paris, L’Harmattan, 2013. Sur cette notion de « nouveau droit », et sur le droit en général
chez Foucault, voir également, à partir d’une perspective différente, B. Pickett, On the Use
Pouvoir sur la vie et droits humains 159
À dire vrai, pour lutter contre les disciplines, ou plutôt contre le pouvoir
disciplinaire, dans la recherche d’un pouvoir non disciplinaire, ce vers quoi
il faudrait aller ce n’est pas l’ancien droit de souveraineté ; ce serait dans la
direction d’un nouveau droit, qui serait anti-disciplinaire, mais qui serait en
même temps affranchi du principe de la souveraineté16.
Il ne faut pas négliger le contexte dans lequel cette idée est formulée :
il s’agit du cours où Foucault est à mi-chemin entre, d’une part, la distin-
ction du paradigme souverain et du modèle de la société de normalisation
et, d’autre part, la mise en place du paradigme de la biopolitique. Quoi qu’il
en soit, cette notion de « nouveau droit » comme résistance aux pouvoirs
peut également être pensée dans le contexte plus large de la problématique
de la gouvernementalité, formulée deux ans plus tard.
and Abuse of Foucault for Politics, Oxford, Lexington Books, 2005 ; B. Golder, B. et P.
Fitzpatrick, Foucault’s Law, New York, Routledge, 2009 ; B. Golder, Foucault and the Politics
of Rights, Stanford, Stanford University Press, 2015 ; M. Benente (dir.), Michel Foucault.
Derecho y poder, CABA, Ed. Didot, 2015 ; M. Díaz Marsá, Ley y ser. Derecho y ontología crítica
en Foucault (1978-1984), Madrid, Escolar y mayo, 2016 ; J. L. Pardo et M. Díaz Marsá (dir.),
Foucault y la cuestión del derecho, Madrid, Escolar y mayo, 2017 ; et M. Benente, El concepto de
derecho y las prácticas de poder, Un diálogo crítico con Foucault, Agamben y Esposito, CABA,
Editores del Sur, 2018.
16
M. Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1975-1976, Paris,
Gallimard-Seuil-EHESS, coll. « Hautes études », 1997, p. 35.
17
Voir notamment, G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue (1995),
trad. fr. M. Raiola, Paris, Seuil, 1997 ; G. Deleuze, « Gauche », dans L’Abécedaire, réalisé
avec Claire Parnet par le metteur en scène Pierre-André Boutang, 1988 ; R. Esposito,
Immunitas. Protection et négation de la vie (2002), trad. fr. L. Texier, Paris, Seuil, coll. « L’ordre
philosophique », 2021 ; A. Negri et M. Hardt, Empire (2000), trad. fr. D.-A. Canal, Paris,
Exils, 2000 ; J. Rancière, Who Is the Subject of the Rights of Man ?, « South Atlantic
Quarterly », 103.2/3 (2004), p. 297-310 ; S. Žižek, Against Human Rights, « New Left
Review », (2005), n. 34, p. 115-131.
160 Marcelo Raffin
droits humains. Il est vraiment surprenant que, dans certains cas (c’est
particulièrement celui d’Agamben), on ne comprenne la virtualité stratégi-
que de ces droits lorsqu’il faut récupérer la bios ou la vie qualifiée tout en
évitant la libre disposition de la zōē dans des contextes comme, par exemple,
ceux des génocides, des exterminations, des migrations, du terro-risme ou
des situations dites d’exclusion sociale. En même temps, nous estimons
qu’il faut reconnaître une base d’égalité (qui ne signifie nullement homo-
généité) aux formes de « l’humain » et cette égalité exige une réélaboration
permanente des configurations que ces formes peuvent définir.
À cette fin, faire un usage spécifique et stratégique des droits humains
peut contribuer à surmonter les critiques qu’on oppose aux droits de
l’homme et, en particulier, à offrir une résistance à la biopolitique et à la
gouvernementalité néolibérale ou à rendre valable une vie qui est censée
être sans valeur dans une situation déterminée. En ce sens, on pourrait
penser à un usage éventuel de la notion de « nouveau droit », comme le
propose Foucault, en termes de résistance et de pratique de liberté des
« gouvernés » comme « réplique politique » à la biopolitique et à la gouver-
nementalité, qui se présente comme une incitation à l’action et à l’imagi-
nation en fonction des situations et des défis concrets que nous avons à
traverser.
Reste, cependant, un doute par rapport à la formulation de ces
« nouveaux droits » dans les termes d’une sorte d’universalité sans loi com-
me produit de l’immanence de la situation même. Cela constitue vraiment
un problème ou est-ce seulement une question de congruence théorique ?
Quoi qu’il en soit, le développement de ces questions qui s’opposerait à la
formulation de droits sur la base du modèle historique de la transcendance
de la loi selon lequel le droit a été créé en Occident ouvre la voie à de
nouvelles lignes de recherche et à de nouveaux défis.
Sur ce point, il faut également ajouter que la voie d’analyse frayée par
la notion arendtienne des droits de l’homme/droits humains, et par la
définition de la « citoyenneté » en tant que « droit à avoir des droits » et
comme le lien fondamental d’appartenance à une communauté politique18
peut encore nous être utile pour repenser les droits humains à la lumière
18
Cf. H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, San Diego/New York/London, A
Harvest Book-Harcourt, 1994, chapitre 9.
Pouvoir sur la vie et droits humains 161
19
M. Foucault, « Inutile de se soulever ? » (1979), dans Dits et écrits, op. cit.,
nº 269, p. 794.
20
M. Foucault, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (1984),
dans Dits et écrits, op. cit., nº 356, p. 720.
162 Marcelo Raffin
Marcelo Raffin
CONICET – Universidad de Buenos Aires
Instituto de Investigaciones Gino Germani
raffinmarcelo@yahoo.com
Droit, vie, anti-violence : configurations contemporaines
Stéphane Zygart
1C’est l’une des affirmations de départ d’Étienne Balibar dans Violence et civilité (Paris,
Galilée, 2010).
3 Cf. G. Agamben, L’Usage des corps, dans Homo Sacer, op. cit., p. 1059-1342, et en par-
ticulier « Pour une ontologie modale », p. 1208-1235 et « Forme-de-vie », p. 1253-1334.
4 « Une vie politique, c’est-à-dire orientée par l’idée de bonheur et unifiée en une
forme de vie, n’est possible qu’à condition de s’émanciper de cette scission » (G. Agam-
ben, Homo Sacer, op. cit., p. 1268).
166 Stéphane Zygart
qui indique au fond que les questions qui se passent sur cette scène n’ont
pas d’importance, sauf si elles touchent à ces deux limites : dans la discus-
sion de ce qui doit vivre ou mourir, étant donné que ce choix doit toujours
être opéré et doit jouer systématiquement ; ou, de l’autre côté, dans le
choix de la mise à l’écart ou du devenir public de l’intime.
De ce côté, la vie des corps se rencontre également comme limite de
la saisie subjective et de l’exposition sociale de soi-même, dans ce qu’elle
comporte de mélange inquiétant avec le plus biographique et le plus
singulier. C’est de ce côté que se trouvent les belles pages d’Agamben dans
L’Usage des corps sur Debord et son jeu avec le biographique, sur le SM et
la pensée de Foucault, sur l’intime et le contact6, sur lesquelles nous revien-
drons tout à la fin. Cette manière de concevoir le politique est extrême-
ment efficace pour modéliser les formes de violence, malheureusement
diverses et variées, dans lesquelles nous baignons quotidiennement. Le
comprendre c’est voir à quel point l’opposition vie nue/vie biographique
est étroitement liée à des questions d’identité, suivant un paradigme
schmittien, et d’identités factices, produites par le pouvoir souverain.
On peut d’abord analyser, avec Agamben, les formes possibles de la
violence instituée, officielle, d’État, et trois de ses occurrences : 1. La vio-
lence policière, qui repose à la fois sur la protection au quotidien de la vie
et sur le contrôle de ce qui, partant du privé, perturbe la vie publique ; 2.
La violence exceptionnelle de l’État en vue de protéger l’ensemble de ceux
dont il est le souverain. Il y a alors production d’une identité explicite de
cet ensemble à protéger, identité qui définit le motif et l’ampleur des in-
terventions de l’État. Ce sont les fameux « états d’exception », où Agam-
ben n’échappe pas à Schmitt : choisir des vies, c’est identifier ; 3. La vio-
lence antiterroriste, qui correspond chez Agamben à la normalisation de
l’exception7.
6 Sur l’intime et le contact, voir G. Agamben, L’Usage des corps, op. cit., p. 1294-1295 ;
sur Foucault, p. 1159-1171 et sur Debord, p. 1061-1066 (ces pages constituent d’ailleurs
le prologue de L’Usage des corps).
7 Agamben pense cette normalisation à partir de la figure du camp. Mais cette figure
8 Cf. V. Codacionni, Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, Paris,
CNRS Éditions, 2015.
9 Cf. É. Balibar, « Une violence inconvertible, essai de topique », dans Violence et civi-
10 Voir la préface de Balibar à Bertrand Ogilvie, L’Homme jetable. Essai sur l’extermi-
nisme et la violence extrême, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, p. 20 et suivantes.
170 Stéphane Zygart
15 J.
Le Goff, Droit du travail et société, 1 : Les relations individuelles de travail, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 113-115 ; A. Supiot, Critique du droit du travail,
Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2015, p. 45-67.
174 Stéphane Zygart
manière dont le social est réellement composé. N’importe quel groupe so-
cial ne peut pas, en effet, se constituer comme syndicat. Ce n’est possible
que pour les groupes rassemblés autour d’intérêts professionnels com-
muns, y compris au sein d’une même entreprise – il ne peut pas par
exemple y avoir de syndicat défini par une classe d’âge, une orientation
sexuelle, etc.
Troisième et dernière chose remarquable : par ses constructions, le
droit essaye de constituer un pouvoir autre que celui de la souveraineté
politique. Aux syndicats est par exemple laissée la négociation des condi-
tions de travail et d’une partie de son organisation socio-économique face
au patronat. Il y a mise en forme de pouvoirs socio-politiques en dehors
de la verticalité des schémas de la souveraineté16.
Comment ne pas voir cependant que tout repose sur un cercle ruineux
pour l’ensemble de ces raisonnements tenus sur le droit en termes de fic-
tions, de réseaux, d’interaction avec le socio-politique et d’organisation des
pouvoirs ? Le droit, en interne, instaurerait une destitution au moins par-
tielle du pouvoir souverain, entendu comme pôle de représentation et
d’action politique unique et unifié, c’est-à-dire comme État. Mais com-
ment ne pas comprendre immédiatement que seul l’État garantit l’effec-
tuation du droit, et que pareille destitution est une fiction du droit au sens
strict : quelque chose qui n’existe que parce que l’État fait semblant de se
retirer du jeu socio-politique, alors qu’il ne fait que déléguer certaines pro-
cédures quitte à reprendre la main si nécessaire ?
Il y a là deux problèmes distincts qu’il faut traiter séparément et qui
touchent à l’indépendance du droit : par rapport au social, et par rapport
au politique. On ne fera ici qu’esquisser certaines pistes, en en donnant les
points de départ.
Le problème de l’indépendance du droit par rapport au social, d’abord.
C’est l’interprétation marxiste du juridique qui est en jeu, et avec elle, pour
une part, les conceptions du droit comme performatif, doté d’une force
certes particulière et réelle mais qu’il ne tire pas de lui-même. Le droit serait
l’expression idéologique des rapports socio-économiques, dont il dépen-
drait en dernière instance, sans aucun pouvoir propre ni teneur formelle
autonome.
17 Le raisonnement suit la même forme que celui qui établit les mécanismes du féti-
chisme de la marchandise. É. Balibar reprend sur ce point les analyses proposées par
Pazunakis dans Théorie générale du droit et marxisme : voir É. Balibar, « Le contrat social des
marchandises, Marx et le sujet de l’échange », dans Citoyen sujet et autres essais d’Anthropologie
philosophique, Paris, La Découverte, 2011, p. 315-343).
18 C’est la thèse défendue par De Sutter (op. cit.), lorsqu’il passe en revue des diffé-
rentes formes de droit dans l’histoire mondiale où seule la Grèce ferait exception avec sa
notion de nomos, qui aurait fini par s’imposer malgré tout avec son incorporation comme
lex dans le droit romain.
Droit, vie, anti-violence 177
19 VoirA. Supiot, « Préface à la troisième édition », de Critique du droit du travail, op. cit.,
ainsi que L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Le Seuil, 2010.
178 Stéphane Zygart
temps leur unique point de départ et d’arrivée. D’autre part, le droit appa-
raît comme étant un réservoir de figures au moyen lesquelles organiser le
socio-économique et le politique. Ces figures sont actualisées aussitôt que
réactivées, en étant mises en interaction avec les transformations en cours.
Plutôt que des relations d’émanation, de « droit effet », entre le social,
le politique, l’économique et le droit, il faudrait donc envisager des rela-
tions circulaires : le droit donnerait forme aux pouvoirs politiques qui le
garantissent en retour, tout comme il se transformerait en suivant les jeux
socio-économiques mais en donnant simultanément forme aux instances
en jeu. Cette circularité est celle d’une interdépendance : c’est-à-dire qu’elle
implique une indépendance où chacune des instances mises en jeu ne peut
être réduite à être la cause ou l’effet de l’autre.
L’interaction du droit avec les instances socio-économiques et poli-
tiques indique que son rôle est similaire à elles : le droit définit des indivi-
dus et des collectifs en les liant en permanence entre eux, parallèlement
aux propres compositions du social et du politique. En suivant sur ce point
les positions philosophiques de Supiot, la spécificité du droit serait de fixer
ce que sont les individus et les collectifs, ce que sont également les rapports
possibles, par le biais de limites mais sans prescrire quoi que ce soit d’autre
comme des actions à mener ou des projets à suivre20.
Le droit définit et interdit, sans pour autant prétendre organiser des
parcours dans les possibilités ainsi laissées, à la différence de ce que peu-
vent faire les instances sociales ou politiques. Pour faire comprendre cette
spécificité du droit, il est possible d’en souligner la différence avec la
norme, qui serait contrairement à lui d’autorisation et donc d’orientation.
Une norme, à la suite de ses jugements de conformité, propose une
poursuite de parcours, ou bien les bloque en cas de non-conformité cet
accès, mais en proposant alors d’autres parcours ; de son côté, le droit
21 On pourrait trouver chez Foucault le même type de distinction entre les lois ou le
juridique d’une part, et les normes ou les disciplines d’autre part. Il y a aussi, par exemple
dans « La vérité et les formes juridiques », une exposition des processus d’autonomisation
du droit (cf. M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques » (1974), dans Dits et écrits,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, II, n°139). Mais cette
autonomisation du droit n’est pas l’indépendance que lui prête Supiot. Le droit chez Fou-
cault semble d’un point de vue généalogique dériver de bases sociales, économiques et
politiques même s’il s’en libère petit à petit. Chez Supiot, l’origine du droit n’est autre que
lui-même comme système symbolique. C’est sans doute ce qui fait dire à Supiot que Fou-
cault n’aurait pas de philosophie du droit.
22 Cf. A. Supiot, Homo Juridicus, op. cit.
180 Stéphane Zygart
23 Il y a sur ce point une forte tension chez Agamben entre le commun et le singulier,
l’intellect et le corps qui va de pair avec une critique de la représentation politique au
profit du contact. Le problème de la politique sans institution rejoint ici celui du rapport
entre communauté et singularité. Voir par exemple Homo Sacer, op. cit., p. 1268-1270 sur
la communauté intellectuelle générique comme création de possibles, et p. 1294-1295, sur
le contact, l’intime, et la politique sans représentation.
Droit, vie, anti-violence 183
la qualité de ces rapports et des quantités d’agir et de pâtir qui y sont en-
gagées : où est l’agir, où est le pâtir et quelles sont leurs intensités respec-
tives ? Là où Agamben juge qu’un être peut se trouver dans un vécu où
agir et pâtir se donnent ensemble dans la contemplation, Spinoza pose
qu’on ne peut pas avoir une conscience de soi qui soit simultanément ac-
tion et passion – la contemplation de soi peut être agir ou pâtir selon les
cas, et la bonne contemplation de soi est celle de sa puissance d’agir. On
se juge actif ou passif au sein de l’effectuation de l’ensemble des rapports
dans lesquels nous sommes engagés.
Il n’y a ainsi pas de forme de l’usage de soi et des autres à privilégier, si
ce n’est les usages de soi et des autres où nous sommes actifs. On dira que
les deux positions de Spinoza sont contradictoires. On ne peut affirmer la
simultanéité ontologique de l’actif et du passif, et en même temps l’état
nécessairement actif ou passif des choses qui existent. Mais ce que cette
contradiction souligne et qui n’implique peut-être pas de solution générale,
c’est qu’en matière d’usage, tout est question de point de vue. Dans une
composition d’êtres donnés, la composition dans son ensemble peut être
active, alors que tous les êtres sont à la fois actifs et passifs les uns par
rapport aux autres, mais différemment, de telle sorte que certains sont
dans un état passif et d’autres dans un état actif. C’est bien la difficulté de
ce type de jugement qu’exprime la philosophie des modalités de Spinoza,
du point de vue de la composition de ce qui est considéré comme indivi-
duel comme de ce qui est considéré comme collectif. Dans les usages de
nos corps, n’y a-t-il pas des parties qui en pâtissent alors que nous nous
saisissons comme étant actifs ? Certains individus ne pâtissent-ils pas de
leur appartenance à des collectifs de travail, pendant que d’autres tirent
profit de l’effet d’ensemble de ces collectifs ? Problème de l’usure de soi
dans les usages de soi, problème de la composition des collectifs dans les
usages de soi et des autres : l’enjeu d’une philosophie modale est bien à
l’arrière-plan des philosophies de la vie et des philosophies du droit.
Stéphane Zygart
Université de Lille
stephane.zygart@univ-lille.fr
Recensioni
Être juste avec quoi ?
Recensione di C. Hoffman e J. Birman, Lacan et Foucault à l’épreuve du reel,
Langage, Paris 2018.
Marco Ferrari
sembra il secondo asse attorno a cui l’analisi dei due autori si sviluppa
ampiamente – al contempo «i dialoghi impliciti ed espliciti», «i punti di
tensione, le discontinuità e anche le convergenze» (Ibidem).
Malgrado i due registri si intersechino di continuo lungo lo sviluppo
del testo, il secondo asse è maggiormente riscontrabile nei capitoli 1, 2, 5
e 6, mentre il primo nei restanti 3, 4, 7, 8 e 9. Nei primi due capitoli a essere
presa in esame è la modalità specifica attraverso cui la psicoanalisi compare
e agisce all’interno della riflessione foucaultiana.
Nel primo capitolo Birman sostiene che la peculiarità dell’uso
foucaultiano della psicoanalisi – peculiarità che lo differenzia dal rapporto
che con la psicoanalisi intrattengono altri suoi contemporanei1 – debba
essere rilevata nel fatto che «ciò che lo interessa veramente è come la psico-
analisi si inscrive all’interno di certe matrici della modernità e come fun-
ziona al loro interno» (p. 16). Ecco la ragione per cui «il discorso psico-
analitico non è mai stato oggetto esclusivo di nessun testo di Foucault» (p.
17), ma, nondimeno, la psicoanalisi ha costituito un riferimento costante
all’interno della sua riflessione.
Come l’indagine di Birman mostra perfettamente, infatti, da un lato le
matrici archeologiche e genealogiche, dall’altro l’atteggiamento strategico
coerente con la sua ontologia dell’attualità, non potevano che condurre il
filosofo francese a uno studio del ruolo esercitato dalla psicoanalisi all’in-
terno di differenti matrici discorsive, piuttosto che a una riflessione pun-
tuale su quest’ultima, «cosa che sarebbe stata ben più adeguata teorica-
mente per una prospettiva epistemologica» (p. 34).
La psicoanalisi è così convocata dal filosofo francese nel corso della
sua indagine archeologica attorno alla questione della follia (Maladie mentale
et personnalité e Folie et déraison. Historire de la folie à l’âge classique), negli anni –
Cinquanta e Sessanta – in cui si cominciava ad accordare grande impor-
tanza alla condizione sociale e politica dei malati mentali e alla crisi delle
istituzioni deputate alla loro reclusione. All’interno di quest’ultima, dopo
persona eccellente, ecco quel che penso. L’unica cosa che potrei rimpro-
verargli è di non aver attraversato lui stesso l’esperienza analitica. Le parole
e le cose sarebbe molto meglio se fosse più lacaniano»2. Proviamo per un
momento a tralasciare l’ironia e a interrogare seriamente l’affermazione di
Lacan. Che cosa potrebbe significare che Le parole e le cose sarebbe molto
meglio se fosse più lacaniano? Azzardiamo, discostandoci non tanto da
quanto affermato da Hoffmann e Birman, quanto piuttosto dal giudizio
espresso da Foucault sulla psicoanalisi, che il testo di Foucault sarebbe più
lacaniano se non si limitasse a collocare la psicoanalisi all’interno del
campo dell’ermeneutica (e, più in generale, del linguaggio e del discorso).
Per molti versi, infatti, si potrebbe dire che l’intera riflessione di Lacan
abbia rappresentato un tentativo di recidere il legame tra psicoanalisi ed
ermeneutica; un legame che avrebbe esposto la prima al rischio sempre
presente di uno scivolamento religioso, dal momento che – come ha
affermato lo psicoanalista francese – «il senso è sempre religioso»3.
Un tentativo che nell’ultima fase della sua riflessione diventa sempre
più esplicito. Per fare ciò, tuttavia, sarebbe (stato) necessario produrre
un’investigazione epistemologica della psicoanalisi (e in modo particolare di
quella lacaniana), esercitando un’interrogazione differente da quella che
esercita Foucault prendendo in esame, come hanno mostrato bene Hoff-
mann e Birman, quello che definiremmo piuttosto il dispositivo psicoanalitico
e il ruolo da esso esercitato nelle matrici discorsive della modernità
occidentale. Un’investigazione epistemologica avrebbe consentito invece,
a nostro avviso, di mostrare fino a che punto, al contrario, la psicoanalisi
permetterebbe di mettere radicalmente in discussione la postura episte-
mologica inaugurata dalla scienza moderna, nella quale le matrici discor-
sive della modernità hanno trovato il proprio fondamento, gettando le basi
per un sapere di tipo differente che, con Lacan, tenderemmo a definire
savoir y faire, saperci fare. Ma non solo.
Una riflessione di questo tipo avrebbe consentito di osservare, da un
lato, come l’operazione di decentramento del soggetto promossa da Lacan
non prescindesse nel modo più assoluto dalla dimensione della storicità4,
sebbene lo facesse in maniera differente rispetto a Foucault, con l’interesse
di mostrare quanto il soggetto decentrato – il soggetto dell’inconscio –
non tracciasse un percorso radicalmente alternativo rispetto a quello
prospettato dal cogito cartesiano, ma piuttosto permettesse di rendere visi-
bile il non-detto dell’operazione di Descartes e, al contempo, il suo carat-
tere aporetico. Dall’altro, come la riflessione sul soggetto e la questione
della soggettivazione portata avanti da Lacan non si fermasse all’analisi del
soggetto dell’inconscio – a quel soggetto della finitudine di cui parlano
anche Hoffmann e Birman nel loro libro –, ma proseguisse in direzione di
quel parlessere (strutturato come lalingua, piuttosto che come un linguaggio)
che Lacan pone al centro del suo insegnamento nell’ultima fase della sua
riflessione e con cui, da un lato, sancisce il suo passo avanti rispetto a
Freud5 e, dall’altro, ci fornisce del materiale per riflettere intorno alla possi-
bilità di pensare una nuova teoria del soggetto, radicalmente estranea alla tradi-
zione delle filosofie del soggetto che Foucault ha sottoposto a critica lungo
tutta la sua riflessione e, a nostro avviso, estremamente più consonante
con quanto Foucault stava cercando nel suo attraversamento dell’antico e
che, forse, proprio per questo, lo aveva portato alla rivalutazione della
psicoanalisi che, come hanno mostrato Hoffmann e Birman, compie
all’altezza de L’herméneutique du sujet.
dal fatto che l’uomo vive nell’essere (= che svuota l’essenella misura in cui ha – il suo
corpo: ce l’ha del resto solo a partire da lì. Ne discende la mia espressione del parlessere
che si sostituirà all’ICS di Freud (si legga: inconscio): fatti in là che mi ci metto io,
dunque».
Être juste avec quoi ? 195
Marco Ferrari
Università degli Studi di Padova
marco.ferrari.992@gmail.com
Contro Foucault, per una critical theory lacaniana
Recensione di N. Bou Ali, R. Goel (a cura di), Lacan contra Foucault.
Subjectivity, Sex and Politics, Bloomsbury, London/New York 2019.
Giulia Guadagni
I.
Tema centrale del contributo di Mladen Dolar, Cutting off the King’s
Head è la teoria del potere di Foucault e il modo in cui questa l’abbia
condotto a fraintendere la psicoanalisi (alle occorrenze di tale fraintendi-
II.
Come anticipato, alla luce dei contenuti dei saggi citati e soprattutto
dell’introduzione, che presenta efficacemente gli intenti dell’opera, intendo
adesso ricapitolare quale immagine di Foucault il volume restituisca.
Propongo di riassumerla in un trio di –ismi, imputati al filosofo francese
e considerati criticamente dagli autori: il vitalismo di cui scrivono Chiesa e
Tomšič; lo storicismo (assunto come sinonimo di relativismo) e, in ultima
istanza, l’idealismo.
L’uso foucaultiano della storia – si legge nell’introduzione – si risolve
in ultima analisi in una forma di storicismo relativista, in un
«prospettivismo nietzscheano» che cerca di «afferrare il sapere-potere nella
sua opera di costituzione degli oggetti (come per esempio l’homo criminalis
da parte delle prigioni o, in definitiva, l’“uomo” da parte delle scienze
umane)» (p. 9). Foucault, dal punto di vista strutturalista che il volume
intende assumere, riduce la sessualità e l’inconscio a oggetti epistemici,
corispondenti a una specifica epoca storica. Così facendo, misconosce il
fatto che le strutture sono invarianti, e che anche qualora avvenissero
slittamenti nel discorso, questi sarebbero possibili solo perché la struttura
è in sé sempre incompleta. Dirimente per sostenere questo punto –
secondo la curatrice – è il caso del sesso e della sessualità (candidati ideali,
del resto, se si conduce un confronto fra l’autore della Storia della sessualità
e Lacan).
Se Foucault e Lacan concordano nell’assegnare alla questione del
sesso un ruolo filosofico e politico centrale, le conseguenze nei due casi
sono affatto diverse. Per Foucault – leggiamo nell’introduzione – il sesso
è un elemento immaginario, ideale, speculativo, e non può essere pensato
senza la sessualità, che è risultato e strumento del potere nel regime
202 Giulia Guadagni
III.
della critica. Una nuova critical theory, di impronta lacaniana (un buon
esempio potrebbe essere Žižek, che infatti è un riferimento per diversi
autori del volume), potrebbe riabilitare il marxismo e il ruolo del soggetto,
traghettandoci fuori dalle secche postmoderne e filo-liberali nelle quali –
assidui frequentatori di Foucault – siamo finiti.
Giulia Guadagni
Università della Calabria
guadagni.giulia@gmail.com
Soggetti nel discorso: per una psicanalisi resistente
Recensione di C. Cavallari, Foucault con Lacan. La produzione discorsiva del
soggetto, Galaad Edizioni, Giulianova 2019.
Un non-rapporto
3 M. Foucault, Qu’est-ce que la critique? Suivi de La culture de soi, Vrin, Paris 2015, p. 39.
Soggetti nel discorso 211
vede alla base del discorso capitalistico una sorta di astuzia libertaria, che
lo mette in rottura con lo schema del padrone, della legge e della castra-
zione: il soggetto è posto come libero di accedere al proprio godimento e
dirigere le proprie identificazioni, insomma illusoriamente portato a satu-
rare la mancanza che lo costituisce. Si innesca così un rapporto circolare
tra i diversi termini del discorso che manca negli altri schemi formulati
dallo psicoanalista, ma proprio questa dinamica priva di soluzioni di conti-
nuità fa sì che l’individuo sia in realtà assoggettato ai propri oggetti di godi-
mento, istigato a un consumo compulsivo che in realtà produce un annul-
lamento del desiderio e una tendenziale dissoluzione del legame sociale.
La soggettività è insomma asservita ma al tempo stesso spinta a rimuovere
la realtà del proprio assoggettamento, cosa che – almeno in apparenza –
tende a erodere ogni spinta al conflitto e all’insubordinazione. A dispetto
del suo funzionamento apparentemente liscio, per Lacan questa configura-
zione risulta tuttavia insostenibile, e da questo punto di vista la prospettiva
psicoanalitica è decisiva per far emergere le tensioni, le forme di disagio e
di frustrazione che una società dominata dal discorso capitalistico produce.
Se questo è vero non è tuttavia possibile una mera restaurazione delle figu-
re ormai irrimediabilmente incrinate del Padre o della Legge; nella prospet-
tiva di Cavallari diventa piuttosto essenziale politicizzare i sintomi e le di-
scrasie che caratterizzano le forme di soggettività e di (non)legame sociale
tipiche della nostra contemporaneità per immaginare la possibilità di «un
discorso che non sarebbe del sembiante capitalistico» (p. 190) e dar corpo
– dentro le attuali relazioni di governo – a forme di costruzione differente
della soggettività.
Sandrine Alexandre
Trouble dans la matière trouve son origine dans la réception très critique de
l’ouvrage dont s’inspire son titre, à savoir Trouble dans le genre de Judith
Butler paru en 1990 aux États-Unis et en 2005 seulement en France, et de
la thèse selon laquelle le sexe n’est pas de l’ordre du « fait », du donné brut
et antérieur à toute connaissance et à tout discours, mais qu’il est lui-même
le produit d’une construction discursive : « la catégorie de ‘sexe’ » ne
décrirait pas « la réalité naturelle de la différence de l’homme et de la fem-
me », mais relèverait « d’une construction discursive produite par les nor-
mes hétérosexistes du genre » (p. 5). Cette thèse doit en effet faire face à
une série d’objections, profanes ou savantes, qui ont pour point commun,
souligne l’auteure, de reprocher à Butler tout à la fois son oubli de la ma-
tière, de la matérialité des corps et, disons-le, de l’évidence semble-t-il la
plus criante mais aussi, d’autre part, le pouvoir démesuré qu’elle accor-
derait au langage : « le déni de l’existence matérielle des corps se dou-
ble[rait] chez Judith Butler d’une approche idéaliste du discours » (p. 324).
À cela, il faudrait ajouter le reproche selon lequel « le pouvoir performatif
accordé aux normes de genre menacerait la constitution empirique de
l’objectivité sociale » et, enfin, l’idée que le « problème de la naturalité du
sexe serait secondaire eu égard aux enjeux réels de la lutte des classes, dans
laquelle il demanderait à être absolument réinscrit » (p. 324). La question
est donc tout à la fois épistémologique et politique. Ces objections, portées
notamment par des féministes matérialistes comme Delphy ou Fraser sont
développées au chapitre 1, et réinscrites dans leur contexte d’émergence
ainsi que dans le cadre du dialogue qui se noue avec Butler – Audrey Benoit
proposant dès lors un état des lieux incisif et précis des débats, qui met
déjà en lumière de façon fine et non partisane certaines limites des criti-
ques adressées à Butler et des thèses défendues auxquelles elle rend toute
leur profondeur, leur richesse et leur intérêt.
Dans chacune de ces trois pensées, le « fait » n’existe pas, non pas au
sens où l’on dénierait la réalité dans la perspective d’une ontologie négative,
mais au sens où l’on prétend – de façon convaincante nous semble-t-il –
que le fait est toujours l’expression d’une production conceptuelle et, par
suite, discursive, en précisant qu’il ne s’agit pas d’une production concep-
tuelle individuelle mais toujours déjà d’une production collective sociale et
politique. Si le fait existe, il n’existe jamais comme tel pour nous. La réalité
qui est la notre en tant qu’humains d’emblée reliés aux autres, inscrits dans
des dispositifs de production et de gouver-nement est toujours déjà le ré-
sultat d’une construction, jusque dans notre approche la plus naïve et pré-
cisément dans ce type d’approche qui repose sur une constitution inaper-
çue. « C’est un même refus de la dictature empiriste de la préexistence des
faits à leur modalité de connaissance qui rapproche [Althusser, Foucault,
Canguilhem] et les raccroche à l’épistémologie de Bachelard » (p. 302).
C’est cela qu’Audrey Benoit développe sous le terme de « matérialisme
discursif » qui consiste en une « une convergence inédite entre matériali-
sme et constructivisme » (p. 328) et qui « ouvre à une nouvelle conception
de la matière ». En d’autres termes – et les formules nous semblent expri-
mer au plus juste la thèse de l’auteure – « Il n’est […] pas de matérialité, ni
corporelle ni sociale, qui préexiste à sa configuration théorique et problé-
matique » (p. 328) ; « Il n’est d’autre matérialité corporelle que sociale et,
en ce sens, toujours déjà prise dans les modalités de son énonciation et de
sa connaissance » (p. 329).
Sandrine Alexandre
Université Paris Nanterre – IRePh
xianglang@hotmail.fr