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L'Information Grammaticale

Les Liaisons dangereuses : Étude stylistique de la lettre 109


Anne-Marie Garagnon, Jean-Louis Boissieu (de)

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Garagnon Anne-Marie, Boissieu (de) Jean-Louis. Les Liaisons dangereuses : Étude stylistique de la lettre 109. In:
L'Information Grammaticale, N. 79, 1998. pp. 27-34.

doi : 10.3406/igram.1998.2847

http://www.persee.fr/doc/igram_0222-9838_1998_num_79_1_2847

Document généré le 16/10/2015


LES LIAISONS DANGEREUSES

Étude stylistique de la lettre 109

Anne-Marie GARAGNON et Jean-Louis de BOISSIEU

Datée du 1 0 octobre, la lettre 1 09 prend place dans les suites rythmique, Pappellatif Madame (1. 1 ) contraste avec les
immédiates de la séduction de Cécile par Valmont. C'est en apostrophes protectrices et Phypocoristique des consolations
effet le 30 septembre au soir que le Vicomte réussit à hypocrites de 1 05 (Petite, la pauvre enfant, mon bel ange,
s'introduire dans sa chambre, sous prétexte de lui remettre la petite fille, bel ange, mon cur), et s'accompagne du vous-
clef qui facilitera ses entretiens avec Danceny. Il en profite soiement, absent des lettres de Cécile à Sophie Camay
pour séduire Cécile, qui succombe. Selon la vision stéréo- (1, 3, 7, 14, 16 ...). Dans l'espace de l'allocution, et par le
scopique habituelle dans le roman, cette chute donne lieu biais de la comparaison, s'instaure un clivage analogue à
à une double relation : lettre 96 de Valmont, lettre 97 de celui qui, dans la délocution et au sein même de 1 09,
Cécile, adressées au même destinataire, Mme de Merteuil. caractérise le double designatif, le cérémonieux M. de Valmont
Le lendemain, 1er octobre, le séducteur trouve cependant (1. 2 et 13) face au simple Danceny (3) (1.10).
porte close (99), et se plaint à la Marquise des bizarreries
de conduite de sa jeune protégée. Faisant rituellement du destinateur, sinon un débiteur, du
moins un obligé du destinataire, les formules d'usage du
Mme de Merteuil ne répond que le 4 octobre aux aveux de code épistolaire (faire l'honneur, 1. 1-2) tranchent, par
Cécile, dans une lettre pleine d'ironie (105) où, se moquant anticipation, avec le lexique familier, tandis que se multiplient
de sa désolation, elle lui conseille de se raccommoder avec
Valmont et dans l'optique d'une « philosophie du partage », 2. C'est la métaphore qu'utilise la Marquise de Merteuil dans la lettre 81 ,
de ne pas se priver de ce qu'il peut lui apporter. Elle lui p. 268 de l'édition prescrite pour le concours (Paris, G.F. Flammarion, Nouvelle
demande de remettre sa lettre à Valmont, ce qui lui fournira édition de R. Pomeau, 1996), édition à laquelle renvoient toutes les
une occasion de le revoir. Dans cette lettre 109, dont nous références de la présente étude. Rappelons à propos de cette image
sécularisée et pervertie du theatrum mundi que notre ouvrage Commentaires
étudions ici les quatre premiers paragraphes, Cécile informe stylistiques (Paris, Sedes, 3« édition, 1 997) a proposé l'explication d'un fragment
Mme de Merteuil qu'elle a respecté ses instructions. Elle a de cette longue lettre autobiographique (p. 268-269, de « alors je
gardé sa lettre quatre jours, puis, il y a deuxjours, s'est commençai à déployer... » à « ne tiens-je pas la chevelure sous le ciseau ! »). Provenant
de l'édition de L. Versini (Paris, Pléiade, 1979, p. 174-175), le texte étudié
décidée à recevoir de nouveau Valmont. La chronologie diverge de celui de l 'édition de René Pomeau par des faits minimes de
précisée, elle réfléchit à sa situation, désormais complexe, vis- typographie et de ponctuation.
à-vis de Gercourt, auquel elle est promise, et de Danceny, 3. Le nom propre intervient dans un curieux syntagme bi-nominal l'idée
de Danceny, qui figurait déjà dans la lettre 97 (L'idée de Danceny me met au
qu'elle aime. Mais les avis de la Marquise sur les bénéfices désespoir, p. 314) et se transforme, dans la suite de 109, en son idée, avec
à tirer d'un partage ont déjà fait leur chemin. déterminant possessif ou personnel (p. 358). Dans cette relation, qui ne
marque pas l'appartenance du déterminé au déterminant, le nom propre est
analysable :
I. CODES GÉNÉRIQUES (D soit en apposition indirecte, impliquant la cc-référence des deux éléments
(= « l'idée qu'est/que constitue Danceny »). Le tour se classe alors dans les
A. De quelques usages catégorisations discursives « entre un nom à valeur générale classifiante et
le réfèrent particulier désigné par son complément » (M. Riegel, J.C. Pellat,
1) Le respect des conventions mondaines R. Rioul, Grammaire méthodique du français, p. 1 88), sur le modèle du
pseudonyme que s'est forgé Mme de Merteuil (le renom d'invincible, p. 268).
La situation actantielle du destinateur (Cécile) et du soit en complément de relation (= « l'évocation de Danceny, le fait de
destinataire (la Marquise de Merteuil) présuppose une hiérarchie penser à lui »). Calque du génitif objectif du latin, la construction est de type
entre la jeune fille, la femme encore jeune, la pensionnaire actantiel, et fait du déterminant le complément d'objet (ou « sujet passif ») du
verbe que nominalise le déterminé (s « elle pense à / se préoccupe de
fraîchement sortie du couvent et l'actrice consommée du Danceny »).
grand théâtre du monde (2). Ce respect des règles de la Alors que pour certains supports substantivaux (la peur des ennemis,
politesse sociale s'inscrit naturellement dans la série des l'amour de Dieu) l'ambiguïté entre actif et passif s'est maintenue, pour d'autres
marques de la déférence : placé derrière le premier groupe (l'effroi des enfants), il y a eu spécialisation. Dans le cas d'idée, l'actif est
acquis pour l'expansion nominale animée (l'idée de Pierre; cf. « Pierre
pense »), le « passif » se rencontre pour l'inanimé comme pour l'infinitif (l'idée
1 . Pour une définition et un essai de typologie formelle, on se reportera d'un voyage, de faire un voyage; cf. « on, pense à [faire] un voyage »). C'est
au livre de F. Calas, Le Roman épistolaire (Paris, Nathan, Collection 128, là sans doute que réside l'incorrection de Cécile, que dans la lettre 47, p. 1 78,
1996), dont le chapitre 8 (p. 92-108) porte sur « la voix libertine des Liaisons Valmont évite, en écrivant non pas « l'idée d'un buveur hollandais », mais
dangereuses». Outre une bibliographie des ouvrages généraux et des études L'idée sublime que nous nous étions formée d'un buveur hollandais,
sur les auteurs (dont Laclos), on y trouvera un précieux glossaire des notions quoiqu'on trouve également sous sa plume le syntagme son idée (lettre 1 25,
indispensables à la stylistique du genre. p. 408).

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les atténuateurs lexicaux et modaux. Au futur catégorique accélération ni ralentissement temporels, précisant avec un
de Mme de Merteuil dans la lettre 105 (Vous me manderez scrupule naïf les déroulements d'une action isolée (une fois)
si vous vous en trouvez bien, p. 347) répond, avec stricte ou répétée (le distributif quand, suivi de l'imparfait). Le récit
correspondance de patron syntaxique, un conditionnel simple sur le mode primaire de l'« ensuite » n'utilise que certains
Vous me feriez bien plaisir de me mander W si tout ça est tiroirs-temps (imparfait, et surtout passé composé, qui
vrai, I. 26.27, dont l'atténuation illocutoire tient à la rattache subjectivement le procès à l'actualité présente).
convergence de plusieurs procédés : formulation implicite d'une Il en exclut d'autres, comme le passé simple, soit par
possible entrave (= « si j'osais, si vous autorisiez une inculture, soit par incapacité à objectiver la narration (?).
demande »), emploi d'une locution verbale de langue qui
La fréquence du je tient au type de lettre-confidence auquel
privilégie la réception sur l'émission (faire plaisir), rejet du
procès dans le potentiel, et de ce fait mise à distance polie se rattache l'extrait, aux secrets intimes que le destinateur
y confie. Alternativement sujet et objet direct ou indirect,
ou prudente. À noter d'ailleurs que dans ce cas usuel d'acte atone ou tonique (de l'amitié pour moi, 1. 23, en clausule du
de langage indirect, la réinterprétation injunctive de la troisième paragraphe), souvent redoublée dans la diathèse
déclaration est comme laissée au bon vouloir du correspondant.
pronominale (je m'enfermais, I. 6 ; y'e ne m'afflige, I. 9 ; Je
Pour figée que soit cette organisation ascendante des
rangs, des âges et des situations, elle laisse, au fil de la 7. Il suffit de comparer le passage au récit en miroir que propose la lettre
lettre, entrevoir une évolution, qu'il s'agisse de l'adresse de Valmont, où le passé composé dominant (on est venu tourner autour de
directe à l'autre (le Madame initial devient un ma bonne amie moi, j'ai résolu, elle m 'a encore épargné ce soin, je l'y ai déjà reçue deux fois,
l'écolière est devenue plus savante...) est entrecoupé de passés simples,
en clausule, p. 359), ou de la manifestation des sentiments constitutifs d'une sorte de scénographie narrative, non exempte de pose chez
interpersonnels (le respectueux faire l'honneur, 1. 2-3, le narrateur (p. 361 -362, la rougeur qu'ils causèrent m'en fit deviner le sens,
s'efface devant faire bien plaisir, I. 26, le modificateur intensif je voulus bien promettre, cette grâce de ma part fut reçue, je m'avisai, elle
pensa éclater, je n'eus pas de peine, je feignis...).
bien accentuant encore la confiance et la spontanéité dont Comme l'ont rappelé F. Brunot (Histoire de la langue française, VI, 2« partie,
témoignent les changements phraséologiques). p. 1 784 et sq.} ou J.-P. Seguin (La langue française au XVW siècle. Bordas,
Études 309, Linguistique, p. 119-120), l'alternance entre passé simple et
passé composé paraît déjà très complexe dans les années 1 750, qu'il s'agisse
2) Discours et récit des témoignages textuels ou des discussions métatextuelles. Dans Les
Liaisons dangereuses, les scripteurs rompus à la pratique culturelle de l'épis-
Le passage d'une information d'ordre épistolaire (J'ai remis... tolaire se servent du passé composé pour l'expression d'un temps non «
la lettre, je l'ai gardée, je la cachais, la relire) et entièrement écoulé » : le circonstant rappelle par exemple l'appartenance du fait
psychologique (le chagrin me reprenait, l'épistémiqueye croyais, il y passé à une même « superstructure » temporelle que le présent (cf. depuis
a bien du plaisir...) à la narration proprement dite des quelque temps, 1 1 6, p. 378 ; depuis huit jours, 115, p. 375 ; dès hier, 90,
p. 300 ; depuis hier, 103, p. 336 ; cette nuit, 90, p. 300 ; toute la nuit, 107,
deuxième et troisième paragraphes correspond au schéma p. 352 ; une partie de la nuit, 1 1 7, p. 381 ; ce matin, 1 07, p. 353 ; 1 1 4, p. 373 ;
habituel de l'« instrument et acte de communication » (5) que 1 16, p. 378 ; 1 19, p. 384... ; pour cette fois, 96, p. 109 ; cette fois, 112, p. 365),
constitue la lettre. Mais la structure du texte est, quant à elle, insiste sur la spatialisation du temps dans l'acte d'écrire et sa production
(dans cette lettre, 124, p. 396) ou fixe à aujourd'hui le terminus ad quem
caractéristique de son scripteur. « Enfantine encore » et (jusqu'ici, 1 04, p. 340 ; jusqu'à présent, 1 08, p. 355 ; jusqu'alors, 1 04, p. 339,
démunie par « l'insuffisance de la formation reçue en son quasi-synonyme de « jusqu'à maintenant »). Le lien aspectc-temporel entre
couvent » (6), Cécile ne met aucunement ses idées en forme la tension et l'extension du procès peut aussi se redoubler dans un
(cf. en II, l'étude des liaisons). À la manière d'une écolière enchaînement logique, de type syntaxique (// a tellement redoublé d'attention (...)
que je n'y puis plus tenir, 1 13, p. 370) ou lexical (laissez-moi finir (...) cette
dans ses premiers essais de rédaction, elle témoigne d'une aventure que je n'ai entreprise qu'à votre prière, 1 15, p. 377), ou encore
fidélité puérile à la pure et simple successivité (d'aujourd'hui, passer par une itération érigée en constante caractéristique d'un certain type
quatre jours, et quand, depuis deux jours, le soir, dès qu'il d'action (quelquefois, 1 27, p. 41 1 ; vingt fois, 1 1 5, p. 376 ; cent fois, 90, p. 299 ;
mille fois, 122, p. 391 ; toujours, 96, p. 308 ; ne ... jamais, 104, p. 341).
y a été, après, une fois), n'omettant ni datation, ni durée, ni Si l'on excepte le passé simple de l'absolu du temps, déjà figé avec les
adverbes perduratifs toujours et jamais (cependant qui futjamais plus
respectueux et plus soumis que moil, 91, p. 301 ; cf. 126, p. 410 ou 134, p. 427),
4. Le verbe mander signifie dans cette occurrence « informer par une ces mêmes scripteurs emploient le passé simple comme « signal d'écriture » :
lettre, par un message ». C'est l'un des trois sens possibles pour mander, ce peut être une forme isolée, singulière parce que singulative et totalement
issu du latin mandare : 1 . « faire savoir », qu'il s'agisse de transitivité simple révolue (// fut brave un tel jour, 1 06, p. 348) ; c'est beaucoup plus souvent un
avec COD inanimé (mander des nouvelles), ou, comme ici, de transitivité ensemble de formes organisées pour la mise en récit (séduction de Mme de
double (mander qqch à qqn, mandera qqn si /comment..., avec Tourvel, 125, p. 401 et sq. ; événement de la rencontre avec Emilie devant
inter ogative indirecte totale ou partielle). 2. « Ordonner » (Mandons et ordonnons l'opéra, raconté par la Présidente, 135, p. 431-432, ou expliqué par Valmont,
que..., formule des Édits royaux) ; 3. « Quérir, envoyer chercher, faire venir 137, p. 434 ; entrée au couvent de Mme de Tourvel, 147, p. 455-457, puis de
par ordre », avec COD animé (mander un médecin). Cécile, 1 70, p. 500-501 ; mort de la tendre dévote, 1 65, p. 489-492, ou
En français moderne, les trois occupations sont données comme « humiliation de Mme de Merteuil à la Comédie-Italienne, 174, p. 508).
classiques et littéraires » par le GLLF par exemple. Le terme est donc inusité Reste comme témoignage d'un aléatoire apparent où priment les effets
(quoique transparent), et ne subsiste qu'obliquement dans les dérivés suffixaux contextuels et les intentions énonciatives, la distribution des deux tiroirs avec
et préfixaux de sa famille radicale (mandement, mandat, [mandater, l'adverbe déictique hier, également accompagné du passé composé de la
mandatement, mandataire], commander, demander...). Usuel au contraire dans Les vision « en flux » (Hier encore, je l'ai bien vivement senti, Mme de Tourvel,
Liaisons dangereuses, ou il sert étroitement la diégèse, il se rencontre sous 108, p. 355 ; cf. 124, p. 393 ; 128, p. 413 ; 144, p. 448 ; 149, p. 460...) et du
la plume de tous les personnages, le plus souvent à l'impératif (Mandez-le passé simple de la brutale solution de continuité avec le présent et d'un
moi, Mm* de Merteuil, lettre 63 ; Mandez-moi tout, Danceny, lettre 92 ; Mandez- reliquat de la « règle des vingt-quatre heures » (Hier encore, quand vous vîntes
moi ce que vous auriez fait, Mme de Merteuil, lettre 87 ; Vous me mandez qu'il me joindre dans le parc, Mme de Tourvel, 90, p. 298 ; cf. 1 13, p. 366 ; 148,
vous a paru vivement affecté, Mme de Tourvel, lettre 1 08, etc.). p. 359 ; 170, p. 500 ...). Cette hésitation significative existe aussi pour le
5. Selon la formule de F. Calas, op. cit., p. 14. composé avant-hier (Mme de Merteuil (. . .) avant-hierjeudi, s'est fait descendre
6. Préface de R. Pomeau, p. 58-59, dans la partie réservée aux « à la Comédie-Italienne, 174, p. 508 * ce jour là [avant-hier], elle arriva vers
significations » de l'uvre. les onze heures du matin, 147, p. 455).

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me suis raccommodée, 1. 14 ; me retenir, I. 28) ou relayée factuel s'enrichit d'une analyse (Comme je ne perds jamais
par le possessif (ma chambre, 1. 17), la première personne, de vue ni vos projets ni les miens, avec la conjonction de la
répétitive et obsédante, infléchit la nécessaire causalité présupposée) et d'une multiplicité d'expressions
individualisation en narcissisme chez un personnage parfois de la finalité, sous la forme privilégiée de l'infinitif
sévèrement jugé par les commentateurs (8). Ce sujet circonstanciel de but (pour connaître, pour suivre, pour la laisser,
autocomplaisant paraît encore bien éloigné du « sujet dialogique » pour favoriser, etc.).
que demande l'épistolaire comme pratique culturelle et lexicologiques : ce qui est pour Cécile frayeurs ou chagrin
mondaine, et que s'empresse de redéfinir la Marquise dans nés d'un grand malheur devient pour le libertin attitude de
le post-scriptum de 105 : vous voyez bien que, quand vous petite fille ... effarouchée. Le participe passé adjective qui,
écrivez à quelqu'un, c'est pour lui et non pas pour vous : pour les animaux, garde le sens plein, dénote plutôt le choc
vous devez donc moins chercher à lui dire ce que vous ou la défiance dans la sphère de l'humain. La paronomase
pensez, que ce qui lui plaît davantage (p. 347). ou l'isolexisme y font de surcroît entendre une litote depuis
longtemps lexicalisée (pas farouche = « qui se laisse
B. La vision plurioculaire facilement corrompre, qui écoute avec complaisance les propos
La tradition polyphonique des « romans-constellations » ou de galanterie », Littré).
« toiles d'araignée » (9) joue sans cesse des tensions entre actantielles : pour Cécile, il est question de M. de Valmont,
histoire et récit (1°). La narration double ou triple d'un même pour Valmont, il n'est jamais question de Cécile, mais d'un
narré prend le plus souvent deux formes : l'une, plus personnage infantilisé par la relative cohérence de l'ana-
pragmatique que stylistique, où sont confrontées des lettres de phore dite infidèle (notre commune pupille, cette petite fille,
date identique ou approchante et de teneur événementielle cet enfant, votre pupille, la petite personne, ma timide
équivalente qu'un destinateur unique adresse à plusieurs écolière), par le pronom personnel indéfini
destinataires ; l'autre, plus stylistique que pragmatique, où d'indif érenciation familière et amusée (on est venu tourner autour de moi)
des lettres chonologiquement proches présentent la vision ou encore par la fusion de l'individu dans le type (le plus
que se font de l'épisode des scripteurs différents. C'est à la heureux naturel, une jeune fille).
seconde variante que se rattache la lettre 109 de Cécile, ludiques et figuratives enfin, puisque le récit de Valmont
associée en diptyque avec la lettre 1 1 0 de Valmont, dans subvertit deux situations d'enseignement pédagogique (l'éco-
un « jeu de miroirs sur lesquels la vérité se reflète avec des lièreiace au maître) ou religieux (le repentir de la jolie
couleurs changeantes » (H). pénitente, la reconnaissance due à un si grand bienfait), dans
Librement empruntée à une rhétorique paraphrastique de une parodie à distance de la leçon et de la confession qui
l'expolition ou de l'épanorthose, la réécriture de 109 par 1 10 éclaire rétrospectivement l'ingénuité et la spontanéité « sans
offre de subtiles variations : modèle » de Cécile.
topographiques : situé au tout début de la lettre de Cécile, Ces transformations présentent « le même événement sous
le récit du raccommodement intervient tardivement chez plusieurs angles et par là même, chacun des participants
Valmont, dans une parenthèse médiane et presque par le discours qu'il tient » O2) : les drôles de choses
digressive, entre deux longues confidences sur Mme de Tourvel. intriguant la curiosité d'une Cécile en deçà de la morale et
Qu'il s'agisse pour le Vicomte d'heureuses distractions, non ignorante du sexe sont toutes les aventures scandaleuses que
de préoccupations, la place dans la lettre suffit à le prouver. se rappelle, ou qu'invente, Valmont pour les prêter
climatiques : la chronologie descriptive (quatre jours, abusivement à Mme de Volanges ; y'e ne pouvais me retenir de rire,
depuis deux jours) s'infléchit en chronologie evaluative (/'/ j'ai ri aux éclats s'exagèrent en [elle] y étouffait de rire à
s'est passé trois grands jours), l'ironie tenant à la subjecti- chaque instant, elle pensa éclater, avec l'excès de
vation de l'adjectif objectif grand, ou plutôt à la déformation l'hyperbole et la dramatisation de la périphrase de l'action presque
d'une durée en principe indéformable. Parallèlement le récit accomplie (cf. « faillir + infinitif »). Faite de dires et de dits
parcellaires, de continuités et de discontinuités, la vision
kaléidoscopique devient stéréoscopique. Les explications
8. Ne pas oublier que Baudelaire voyait en Cécile de Volanges, une jeune
fille « niaise, stupide et sensuelle (...) tout près de l'ordure originelle », et que, se font implications sur la complexité des choses et la
moins sévère mais tout aussi critique, L. Versini observe : « Cécile ne parle profondeur des êtres.
que d'elle et de ses petits émois ; remarquer le nombre de phrases qui
commencent par je ou finissent par moi » (Laclos et la tradition, Essai sur les
sources et la technique des Liaisons dangereuses, Paris, Klincksieck, 1 968, II. LES NÉGLIGENCES D'UN « RADOTAGE » ENFANTIN
p. 320).
9. Métaphores qu'emploie Laurent Versini (op. cit., p. 273) pour désigner L'ouverture de cette lettre se signale par une saturation des
l'épistolaire à plusieurs voix, de développement littéraire plus tardif - et souvent traits qui caractérisent habituellement dans les Liaisons la
plus élaboré - que la simple monodie. parlure de Cécile O3). Parlure composite en ce qu'elle est
1 0. Comme ne manque pas de le rappeler G. Genette (Figures III, chapitre
« Fréquence »).
1 1 . Pour citer L. Versini (op. cit., p. 277). F. Calas ajoute que « le lecteur 12. F. Calas, op. cit., p. 100.
est alors omniscient, puisque sa vision est supérieure à celle des 13. Sur la parlure de Cécile on consultera les p. XXV-XXVI de
personnages » et « constituée par la somme des visions subjectives et parcellaires l'introduction de l'édition d'Y. Le Hir (Classiques Garnier), et, surtout les p. 31 7-322
de chacun » (op. cit., p. 100). Pour cette question du point de vue, on relira de l'étude de L. Versini déjà mentionnée, Laclos et la tradition [...] qui confirme
avec profit l'étude de J. Rousset, Les Liaisons dangereuses in Forme et que les traits répertoriés dans ce passage sont parfaitement représentatifs
Signification, Corti, 1963, p. 93-99. de la manière de celle-ci.

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marquée du sceau de la naïveté enfantine (Cécile a 1 5 ans), Toutes ces tournures, qui jouent sur certains clivages
d'où une spontanéité mimétique de la langue parlée et une sémantiques pour un même terme, sur des nuances
familiarité qui peut aller jusqu'à l'incorrection, et qu'elle se grammaticales, sur de légers décalages de tonalité ou de registres
construit simultanément sur le substrat d'une langue de la de langue, rejoignent le problème plus général de la
bonne société, acquise dans un milieu choisi. Cette parlure relation mimétique de ses propres paroles ou de celles d'autrui.
est du reste suffisamment identifiable pour que Valmont, en Ainsi en est-il du court passage au style indirect des 1. 1 6-1 9
observateur cruel, en prenne le tour, quand il dicte plusieurs (qu'il m'a dit que ... et je n'ai eu qu'à répondre que...) où la
lettres à Cécile (117, 156). symétrie des répliques des deux interlocuteurs efface, en
trompe-l'il, les probables décalages originels de registre,
Il est par ailleurs significatif que cette négligence de et où le rapport non distancié, d'une fidélité un peu
l'expression persiste malgré les conseils récemment prodigués
par Mme de Merteuil : « Voyez donc à soigner davantage mécanique, prive de la perspective synthétique que traduirait, par
exemple, le recours au discours narrativisé.
votre style. Vous écrivez toujours comme une enfant » (lettre
1 05, p. 347). C'est dire qu'elle a valeur d'information en B. Un style plus parlé qu'écrit
laissant entendre qu'en dépit des avis de la Marquise, Cécile
est fondamentalement incapable de se corriger. Si une lettre est toujours plus ou moins la mimésis d'une
conversation empêchée, c'est particulièrement sensible ici,
La présentation des multiples phénomènes qui relèvent de où abondent toutes les marques de Poralité.
cette rubrique peut se faire soit en choisissant un
classement linguistique (lexique, morpho-syntaxe, organisation 1) Caractère mécanique et rudimentaire des liaisons
phrastique, etc.) soit en tenant compte des indicateurs de
registre (naïf, parlé, incorrect, familier, etc.), lesquels - on En plus des habituelles liaisons thématiques (ex : rire /j'ai
le sait - sont sujets à caution. Le plan retenu combinera les ri, I. 29-30, ou anaphores par les pronoms personnels) qu
deux types d'approches. assurent une cohésion minimale, on remarque des ligatures
très peu travaillées :
A. Les expressions naïves Récurrence du et polyvalent (« et quand le chagrin...
En contraste avec la perte de l'enfance et la découverte de 1. 5; et il faut avouer... », 1. 8; et je n'ai eu qu'à répondre...
la sexualité, avec ce mouvement qui porte le personnage 1. 1 8 ; et si elle était venue voir..., I. 30).
de la culpabilité (lettre 97) à une certaine satisfaction, de Liaison de type purement chronologique : et puis, 1. 19
telles expressions abondent dans le passage : emblématique du discours enfantin.
« Tout plein de » (1. 1 1 ) perçu comme sensiblement plus Liaisons de sens originellement consécutif, de façon que,
relâché que « beaucoup de » (14) I. 9, si bien que, 1. 28, mais qui, maladroitement détachées
«Je ne lui avais encore dit que deux paroles » (1. 15-16), en tête de phrase, se voient vidées d'une partie de leur sens
constituant de simples tremplins pour la relance de la pensée
où paroles, à la place de mots est une impropriété à la limite
de l'incorrection, et qui ne peut s'expliquer ici par un Liaisons par le présentatif c'est... que (1. 12), qui gagne
quelconque souci de variation stylistique 05). en expressivité ce qu'il perd en valeur logique causale.
Dès qu'il a été (1. 1 9), où le verbe être se substitue à un Rallonges et rajouts par la relative substantive apposée
verbe de mouvement plus précis. en ce qui (I. 22 et 29), lesquelles créent un entassement
Pour le coup, de tonalité manifestement familière. interne et miment une pensée purement associative.
Le designatif maman (I. 30), spontané et affectif, là où 2) Fréquence des procédés de focalisation
l'objectif ma mère aurait introduit la prise en charge de la et de segmentation
qualité du destinataire, une visée moins puérilement égocen-
Focalisations : Ce n'est que d'aujourd'hui que. . . (1. 1 )
trique.
C'est bien pour le coup que (1. 31 )
La rallonge et encore familière dans son sens restrictif.
Segmentation : Ce qui est bien sûr, c'est que ... (1. 27)
« Qu'est-ce que je serais devenue?» (I. 31), bien plat
au sens de « voir son destin fixé ». Associés à la double occurrence du présentatif II y a (I. 9,
Le pluriel de frayeurs (I. 4), à la limite de l'incorrection. 1 0), ce sont d'autant d'éléments parasites que Laclos, à
l'inverse, chasse systématiquement du langage des libertins.
14. Plein peut être en français adjectif qualificatif (vase plein d'eau),
substantif par dérivation impropre ou conversion (faire le plein), « 3) Faits de syntaxe expressive et familière
préposition » (avoir de l'argent plein les poches). Il est ici adverbe, modifié lui-même
par un autre adverbe tout. Ce statut adverbial lui permet, en relation avec la Présence du tour affectif de drôles de choses (1. 24), qui
préposition « partitive » de, déjouer le rôle d'un prédéterminant quantitatif. Il renverse l'ordre logique 06).
s'intègre du reste à une série d'adverbes de quantité qui évoquent une
quantité indéterminée (peu de, assez de, beaucoup de, énormément de, etc.). Le Recours à la subordination inverse pour exprimer la
renforcement par tout et la création de l'expression tout plein semblent succession immédiate de deux procès ye ne lui avais encore
curieusement plus anciens que plein de et il ne s'y attache pas toujours une nuance dit que deux paroles, qu'il m'a dit que... (1. 16), plus
de familiarité (cf. in Littré ex. de Joinville, Malherbe, Voltaire).
15. L. Versini (op. cit., p. 317) souligne que cette « impropriété puérile pittoresque que l'expression canonique de la relation de
qui ne figurait pas dans le manuscrit, a été rajoutée par l'édition ». postérité par la subordination usuelle en dès que, aussitôt que.

30 L'Information grammaticale n° 79, octobre 1998


Utilisation de la forme renforcée du pronom interrogatif de langue qui est intéressant ici que le caractère assez flou
neutre attribut qu'est-ce que, pour ouvrir l'interrogation de la représentation, surtout dans le second cas (1. 27).
partielle, 1. 31 , à la place du simple que. Le problème de la représentation de l'animé par le pronom
adverbial y, (1. 12) est, en revanche, d'un autre ordre. Il relève,
4) Choix des formes verbales en effet, d'un état de langue encore couramment attesté O9).
Préférence accordée au système « moderne » de
(D La prédominance de la subordination en que
l'expression de l'irréel du passé (si+ plus-que-parfait de
l'indicatif / forme en -RAIS composée) : si elle était venue me La subordination par le morphème QUE est omniprésente
voir, qu'est-ce que je serais devenuel 1. 30-31 . Cette jusqu'à créer des effets de concaténation, comme dans le
préférence est systématique dans la syntaxe de Cécile (cf. p. 83, premier paragraphe (... malgré les frayeurs que j'avais
1 13, 1 15, 138, 307, 477), qui ignore quasiment le souvent, qu'on ne la trouvât, I. 3-4). Aux relatifs et aux
subjonctif plus-que-parfait dont on ne trouve qu'un exemple dans conjonctions font en outre écho les Que adverbiaux des très
l'ensemble des lettres (lettre 27, p. 133 : j'aimerais mieux nombreux tours uniceptifs (1. 1 ,1 0, 1 6, 1 8, 21 ), comme ceux
avoir du chagrin toute ma vie, que s'il ne me l'eût pas écrite). des tours d'extraction (ce n'est que d'aujourd'hui, Madame,
Exclusion systématique du passé simple (cf. ce qui en que... C'est bien pour le coup que...) sur lesquels s'ouvre
a été dit supra). L'interprétation de l'emploi absolu des verbes et se ferme cet extrait.
transitifs entendre et voir, I. 30-31 est, en revanche, plus
épineuse : incomplétude propre à la langue parlée, ou (D La succession anarchique des mots
construction partout signalée comme caractéristique de la Contradictions apparentes, dissymétries, brisures de la
langue du xvme siècle 07) ? phrase, glissements sémantiques apparaissent comme
autant d'infractions aux règles de la cohérence syntaxique
C) Une syntaxe approximative et lâche et sémantique.
La syntaxe de Cécile est d'une constante maladresse, ce Les plus voyantes sont à coup sûr le fait d'attelage de la
dont témoignent : ligne 25 (de drôles de choses et que je n'aurais jamais
© Le flou de la représentation opérée par le démonstratif crues) (20) et la suspension à la ligne 22 (d'une manière...
neutre de la forme écrasée ça (1. 1 5 et 27). Qualifié de « bas Tout comme vous) (21) qui constitue une véritable
et populaire » par Féraud, de « populaire et familier » par anacoluthe. Moins immédiatement perceptible, la disjonction de
Ac. 98, il est déjà incontestablement marqué puisqu'il n'est l'adverbe quantificateur combien d'avec son régime, à la
employé dans le roman que par Cécile, chez qui il constitue ligne 24 (Combien // il m'a raconté // de drôles de choses)
un véritable tic, et par Azolan 08). Mais c'est moins le niveau est pourtant du même ordre, tout comme la contradiction
interne apparente du groupement d'adverbes toujours
quelquefois (I. 11), maladroit sinon oxymorique (22), ou encore
16. Ce tour, que les grammairiens étudient en général par le biais des le trafic sémantique sur les adjectifs, placés à proximité l'un
exemples ce fripon de valet ou un amour d'enfant apparaît à quatre reprises de l'autre vrai et sûr(\. 27) et sur lesquels s'articule un
dans les Liaisons : son pédant de mari (lettre 40, p. 165) ; mon étourdi de balancement concessit en porte-à-faux, puisque le premier est à
chasseur (lettre 85, p. 283) ; cette petite imbécile de Volanges (lettre 113,
p. 372). La construction, qui relève d'une syntaxe expressive, apparaît au prendre dans son sens propre, tandis que le second n'est
xnie siècle et reste à la mode jusqu'au xvme siècle, qui semble manifester qu'un appui du discours, dans une structure d'emphase.
une certaine réticence malgré les exemples des Confessions de Rousseau
et du théâtre de Beaumarchais. Le rapport qui unit les deux éléments
lexicaux (ici drôles et choses) est fondamentalement attributif, mais se 1 9. Plutôt qu'à l'idée de Danceny, ce qui serait pléonastique avec le verbe
singularise par l'antéposition inhabituelle du prédicat. L'élément qui joue le rôle de songer, c'est à Danceny, donc un animé, que le pronom renvoie anaphori-
qualitatif (drôles) est tantôt un adjectif (une bête de maladie), tantôt un quement.
substantif (animal, butor) tantôt un terme transitoire entre les deux catégories (idiot, Si, au xvme siècle, les grammairiens formulent des réserves sur l'emploi
avare, fripon, coquin), ce qui amène Damourette et Pichon à parler à son de en et de ycomme représentants de l'animé (cf. J.P. Seguin, op. cit., p. 1 07-
sujet d' « adjectif substantiveux réadjectivé », montrant par là qu'il a plus une 1 08), s'il y a une légère régression du tour, les exemples en demeurent
valeur qualificative que determinative. Drôle est de fait un terme transitoire, pourtant nombreux (Prévost, Marivaux, Rousseau, etc.). Cette représentation est
tantôt nom (un drôle) tantôt adjectif, avec cette particularité que la place joue du reste fréquente dans le roman, et se retrouve chez tous les scripteurs (cf.
sur le sens (histoire drôle - amusante ; une drôle d'affaire = une affaire lettre 53 de Valmont, p. 193 ; lettre 74 de Mme de Merteuil, p. 235 ; lettre 72
étrange). Des deux morphèmes de, le premier, qui est l'actualisateur du de Danceny, p. 234), souvent par simple souci de variation dans la construction.
groupe, représente soit la réduction mécanique de l'indéfini des par suite de Dans le contexte immédiat de la lettre 109, l'emploi, autorisé en langue,
l'antéposition de l'adjectif (des histoires amusantes ? d'amusantes histoires), peut se doubler d'une valeur légèrement dépersonnalisante creusant l'écart
soit, plus vraisemblablement, la préposition partitive de qui construit le entre les deux personnages masculins, celui-ci, Danceny, réifié par y, celui-
complément de l'adverbe combien. Quant au second de, c'est une préposition qui là, respectueusement nommé « M. de Valmont », et repris par le personnel
fonctionne à la fois comme démarcatif du thème et du prédicat et comme dans « avec lui» (1. 14).
ligature ou « jonctif » des deux. 20. La coordination asymétrique, dite aussi « attelage » ou « zeugme
17. Cf. J.P. Seguin, op. cit., p. 115-116. syntaxique » met sur le même plan fonctionnel deux éléments de nature
1 8. Ça représente une forme issue de cela dans une prononciation grammaticale différente, un adjectif (drôles), et une relative.
relâchée qui écrase la forme (cela > c'Ia > ça, comme plus >* pu). On la trouve Cette coordination confirme la valeur plus adjectivale que nominale de
dès 1 641 dans les textes populaires, mais elle semble se développer drôles. Quant à l'effet d'asymétrie, il est d'autant plus marqué que les volumes
parallèlement dans la langue familière des gens distingués, d'où une première des deux éléments sont totalement disproportionnés (un mot vs une
occurrence en 1661 chez La Fontaine, dans une lettre à Maucroix. Sur la proposition), et que l'ordre régressif prédicat / thème a pour conséquence une
forme ça, on consultera, en particulier l'article d'A. Henry « Considérations disjonction des deux qualifiants (drôles [...] et que...) et un soulignement de
sur la fortune de ça en français » in Revue de linguistique romane, t. XIX la figure d'hyperbate (coordination différée), créée par la virgule, et qui fait
(1955), p. 1-22. de la relative un prolongement inattendu du tour précédent.

L'Information grammaticale n° 79, octobre 1998 31


© Les séquences cacophoniques, notamment par 4) Formes diverses de répétition, toutes indicielles d'une
répétition du phonème [K] // n'y a que ... qui (I. 1 0) ; je ne lui difficulté à varier l'expression :
avais encore dit que deux paroles qu'il m'a dit que... (1. 16). répétition littérale parfois même à proximité immédiate du
Ces séquences sont évidemment liées aux modèles de verbe dire (1. 16, 17 et 24), de l'adverbe presque (I. 8 et 9),
subordination décrits plus haut. reprise du numéral deux (deux mots, 1. 14 ; deux paroles,
(D L'arythmie, moyen plus subtil que le précédent pour 1. 16), la première fois avec sa signification arithmétique, la
suggérer la maladresse du scripteur. La cadence mineure seconde avec sa valeur symbolique,
disgracieuse du groupe en hyperbate particulièrement sur répétition thématique, par ressassement d'une idée.
maman (1. 25), plombée de surcroît par la reprise de la nasale
[a] , en est le meilleur exemple. 5) Mots vides et plats
Abus du neutre, qui gomme toute allusion à des
D) La pauvreté du vocabulaire referents précis : y'e le voulais bien (1. 1 8), ça (1. 1 5 et 27), ce que
Les limites des compétences langagières de Cécile se (I. 7), choses (I. 25), quelque chose (I. 17). Dans les trois
trahissent aussi dans son incapacité à recourir à un vocabulaire derniers cas l'aporie linguistique n'est peut-être qu'un
varié et précis. Cette indigence explique, a contrario, prétexte inavoué à une double opération de dissimulation et
l'envahissement du texte par tout un réseau substitutif : d'euphémisation.
Fréquence de termes plats comme manière (I. 22) ou
1) Mots privilégiés qui, mis en relation avec le faire, sur-représenté, notamment par le biais des locutions
macrocontexte, dessinent des isotopies majeures (ex. : malheur. verbales (faire l'honneur, faire plaisir, faire peur) ; emploi du
vs bien-être), monnayé sous différentes espèces verbe être comme vicariant des verbes d'état (1. 15) ou de
grammaticales : mouvement (1. 19) ; banale caractérisation par grand (I. 7).
substantifs : peine, chagrin vs. plaisir
adjectifs : fâché, vs. aimable Cette pauvreté de vocabulaire va jusqu'au constat de
l'impuissance à s'exprimer dans le tour phraséologique Je ne
verbes : grondé, tourmente saurais vous dire (I. 24). Expression au demeurant
2) Tournures impersonnelles qui maintiennent dans le ambiguë, susceptible de fonctionner à la fois dans le registre
flou et l'imprécision la perception des sentiments et des tropique, comme figure de prétérition et signal hyperbolique,
sensations : // faut avouer que (I. 8), et triple occurrence, à mais aussi comme possible aveu, de la part de Cécile, d'une
peu de distance, du présentatif il y a (I. 8, 10 et 1 1). ignorance et d'un embarras non feints.
3) Abus de l'adverbe de renforcement « bien », employé On signalera en dernier lieu, au terme de cet examen de la
ici à dix reprises et avec toute une palette de valeurs parlure de l'épistolière, l'absence remarquable de toute
conditionnées par la nature des termes auxquels il est incident image, et particulièrement celle des métaphores.
(verbe, adjectif, nom, locution verbale, ou même comme Un seul fait pourrait sembler aller à rencontre de cette pente
quantificateur devant l'article partitif). On ne le rencontre pas constante à la naïveté et à l'incorrection, à savoir l'exemple
moins de dix-neuf fois dans l'ensemble de la lettre 1 09, et de concordance « tenue » des temps du passé, observable
Cécile en abuse dans toutes ses lettres, dès lors qu'il s'agit à la ligne 4 : ... la frayeur que j'avais souvent qu'on ne la
d'exprimer une émotion forte. Valmont lui-même en glisse trouvât. Mais l'emploi du subjonctif imparfait (après rectrice
dans son pastiche. au passé), que Cécile utilise constamment, est encore si
régulièrement attesté, chez les écrivains du moins, que la
21. Dans le tour d'une manière, l'article indéfini laisse attendre soit un connotation de niveau et l'affectation de purisme qui s'y
caractérisant soit une relative épithète. L'absence de cet élément
logiquement attendu, la mélodie suspensive, l'idée que l'article une oppose à tout attachent aujourd'hui ne font encore que se dessiner (23).
le reste un élément exceptionnel confèrent à cette tournure une valeur
intensive (cf. lettre 2, p. 82 J'en suis dans une fureur; lettre 1 8, p. 1 1 4 Et il prit ma
main qu'il serra... mais d'une façon !). III. DE L'IMPLICITE À L'IRONIE
Cette valeur hyperbolique bien connue, liée à la figure de réticence, et
chargée de suggérer l'indicible d'une réalité tabou autant que difficile à La saturation des traits constitutifs de la parlure de Cécile,
exprimer est aussitôt abandonnée au profit d'une autre, puisque la suspension le choix d'un style émotif que traduisent la syntaxe
est comblée, après une rupture de construction, par une précision qui prolonge expressive (par renforcement, inversion ou rupture) et la série des
la phrase. hyperboles lexicales (bien du soin, un si grand malheur, tout
La comparaison (Tout comme vous) où l'adverbe tout prend le sens de
« tout à fait », « exactement » peut être comprise comme strictement plein...), lexico-intonatives (d'une manière...) ou intonatives
qualitative (d'une manière ... semblable à la vôtre), ou fonctionner en relation avec
le prédicat verbal de la phrase précédente (comme vous le faites, c.-à.-d.
comme vous me grondez). 23. Pour une mise au point sur ce problème de la concordance, voir
22. L 'apparente contradiction, sorte d'oxymore, entre le permanent et J.P. Seguin, op. cit. p. 121-122 et F. Brunot, Histoire de la langue française
l'occasionnel, la continuité et la discontinuité, peut être dénouée si l'on donne des origines à nos jours, Paris, A. Colin, t. VI, p. 1799, qui observent, à la
à toujours le sens d'« encore », marquant la persistance d'un fait dans le suite de Féraud, que le fossé se creuse entre les écrivains, respectueux de
présent, son prolongement dans l'époque du verbe recteur (= « qui continue la doctrine « classique » formulée, entre autres, par de Wailly, et la langue
de me tourmenter, qui me tourmente encore maintenant »). Dès lors parlée qui s'en affranchit. Dans le cas du style de Cécile, le respect inattendu
quelquefois caractérise tardivement le groupe en marquant une saisie itérative de la concordance met une fois de plus en lumière l'ambiguïté d'une parlure
ou fréquentative (avec nuance de rareté) = « qui continue de me tourmenter au croisement de l'écrit et de l'oral et les risques de confusion entre style
de temps à autre ». d'auteur et style de personnage.

32 L'Information grammaticale n° 79, octobre 1998


(clausule exclamative des paragraphes 2 et 4, ouverture elle occulte les détails grivois dans l'indéfinition de l'article
de 3 sur l'exclamation indirecte je ne saurais vous dire et l'interruption de la réticence ou aposiopèse. On a signalé
combien il m'a raconté de drôles de choses) créent une plus haut que y'e ne saurais dire (I. 24) fonctionne moins
surcharge, ou une surenchère, dont se détachent a comme une prétention que comme l'expression d'un
contrario deux tendances majeures pour l'esthétique des Liaisons interdit langagier, sinon d'une demi-incompréhension.
dangereuses.
b) La périphrase
A. Les «silences » de Cécile La relative indéfinie et substantivée (ce que je croyais un si
Ce début de lettre présente un constant décalage entre ce grand malheur, I. 7-8) identifie le réfèrent sans le nommer.
qui est dit et ce qui est suggéré, surtout en matière d'éro- Bannissant le mot propre, et la vulgarité qui s'y attacherait,
tisme. Grâce à une double technique d'estompage et le support-démonstratif neutre équivaut au pantonyme chose
d'allusion, d'exténuation (24) et d'insinuation, de manques et de (lui-même employé de manière euphémistique pour
détours, la réalité se trouve exprimée, quoique non formulée. désigner l'acte sexuel). À noter que les roués eux-mêmes se
plaisent à manipuler la notion de bienséance et tirent du
1) Atténuations de bienséance tabou des mots un degré supérieur d'impudicité (cf. tout ce
Qu'il s'agisse des codes génériques du roman libertin, ou qu'elle a à garder pour n'être pas surprise, tout le reste, ce
de la situation discursive particulière où Cécile s'adresse à qu'on en pouvait combattre, lettre 96, p. 312-313).
Mme de Merteuil et se trouve encore dans une situation de
« noviciat » sexuel (Valmont vient à peine de composer pour c) L'exténuation
elle son « catéchisme de débauche » et commence Dans une stylistique plus contextuelle que strictement cotex-
seulement à n'y rien nommer que par le mot technique, p. 363), tuelle, où la lecture de la lettre de Cécile ne s'achève que
la bienséance est de règle, qui dilue dans l'euphémisme la dans la lecture de celle de Valmont, les reprises avec
crudité des aveux intimes, et ne brave jamais l'honnêteté. variation de 109 et 1 1 0 aident à percevoir le degré d'adéquation
au réel de correspondances qui, sans cet autre regard,
a) L'ellipse seraient pure surface, sans réelle profondeur. Toutes les
Contrariant les lois conversationnelles d'informativité et d'ex- aventures scandaleuses qui passfent] par la tête de Valmont,
haustivité, l'ellipse permet de parler de l'aventure, sans tout l'extrait les évoque déjà, mais dans la version édulcorée du
dire sur elle. C'est à chaque fois une ellipse partielle, qui syntagme de drôles de choses (I. 25) : face au défini qui,
prend différentes formes d'incomplétude syntaxique : dans renforcé par toutes, implique le parcours exhaustif de la
// ne m'a grondée qu'après (1. 20 -21 ), la préposition, privée classe concernée, une forme réduite d'article indéfini, à
de son régime, acquiert un statut intransitif d'adverbe, sans valeur de simple et rudimentaire particularisation ; au lieu
doute usuel (cf. vingt ans après, peu après, bientôt après...) d'aventures, terme-clef d'une société de l'observation et du
mais indicatif d'un blanc ou d'une lacune prévisibles dans commentaire, et d'un roman qui la met en abyme dans un
le récit (25). Le présentatif d'existence il y a bien du plaisir épisode comme celui de Prévan, le trop vague choses,
(I. 8-9) laisse de même non saturée la place de la débarrassé de tout sème d'intrigue, de risque ou d'accident dans
complémentation indirecte ou circonstancielle, un « à quoi ? » que le domaine de la galanterie ; à la place enfin du classifiant
supplée l'imagination du lecteur, mais que le scripteur passe scandaleuses (avec sa triple orientation religieuse, morale
sous silence. Quant à la construction d'une manière... (\. 22), et sociale), le non classifiant drôles, dans lequel
l'indignation devant l'exemple blâmable s'affaiblit en un sentiment de
bizarrerie cocasse, d'amusante étrangeté. Pour Cécile,
24. Du sens général d'« action de rendre tenu, maigre et faible », Mme de Volanges ne serait que l'héroïne occasionnelle de
exténuation est devenu, selon le témoignage de Littré, un terme de rhétorique
pour nommer une « figure de pensée qui consiste à substituer à la véritable certaines historiettes (cf. particulièrement sur maman, en
idée de la chose dont on parle, une idée du même genre, mais moins forte ». hyperbate, 1. 25-26), alors que Valmont radicalise son propos
Ce vocable, qu'on rencontrait chez Scaliger et qu'on retrouve dans Lausberg, (Je les mettais toutes sur le compte de sa maman, que je
pourrait avoir comme synonymes atténuation, diminution ou hypobole me plaisais à chamarrer ainsi de vices et de ridicules, p. 362).
(antonyme d'hyperbole). Sur le plan typologique, l'exténuation est plus denotative
et quantitative que l'euphémisme, lequel joue davantage sur une variation de
la connotation axiologique ; elle peut être vue comme une sous-catégorie de 2) Ruses de la mauvaise foi
la litote, encore qu'elle en diffère par sa perspective illocutoire assez
indifférenciée (atténuation volontaire ou involontaire, mais non fausse atténuation Moins étroitement liées à la pratique sociale de l'épistolaire,
visant par un retrait simulé un surcroît de signifiance). ces déviations « idiolectales » génèrent une certaine
25. Ce procédé de l'ellipse a déjà été employé par Cécile dans la lettre 97 ambiguïté interprétative, le personnage de Cécile hésitant alors
à M"» de Merteuil (Et après, c'était encore pis qu'auparavant. Oh ! par exemple, entre ingénuité et duplicité, sincérité et cynisme. Le
c'est bien mal, ça. Enfin après..., vous m'exempterez bien de la suite, p.315).
26. Pour la théorisation linguistique des styles direct, indirect et indirect présentatif il y a bien du plaisir (1. 8-9) détache le sujet de ses propres
libre, consulter les articles de J. Authiez-Revuz, « Repères dans le champ du émotions, comme l'unipersonnel (il faut avouer, I. 8), plus
discours rapporté » (L'Information grammaticale, n° 55, octobre 1992, p. 38- aléthique que déontique, l'avait déresponsabilisé, fondu dans
42 (première partie) ; n° 56, janvier 1993, p. 10-15 (seconde partie). Ces
articles pédagogiques s'appuient sur l'importante bibliographie du même l'anonymat général, tendant à montrer qu'il pense comme
auteur, indiquée les deux fois en annexe. tout le monde doit penser, y compris la destinataire
27. Dans l'article « Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ? englobée dans cette dépersonnalisation et de ce fait invitée à
(Le Misanthrope, Acte II, scène 1, v. 462) », paru dans L'Information
grammaticale, n° 7, octobre 1980, p. 32-35. donner son approbation.

L'Information grammaticale n° 79, octobre 1998 33


Du dialogue avec Valmont, le passage offre une version sans 2) Consentir ou désirer ?
doute « truquée » : le style indirect (26) avec ses
Je le voulais bien (I. 18-19) semble signifier « admettre,
transpositions-reformulations (il m'a dit que si j'avais..., il viendrait, je
accepter », encore que la synonymie avec « souhaiter, avoir
n'ai eu qu'à répondre que je le voulais bien, I. 16-19) est envie » ne soit pas exclue. L'ambivalence interne du verbe
préféré au direct, plus voyant dans son « ostentation
d'objectivité » et son parti pris de textual isation-citation. La vouloir se prolonge dans une ambivalence externe, de type
syntagmatique (cf. l'incertitude référentielle du pronom
subordination inverse (je ne lui avais encore dit que deux paroles,
personnel objet direct le) ou paradigmatique, lorsque Valmont
qu'il m'a dit que...), la négation restrictive, le numéral plus reprend terme à terme la construction (je voulus bien
symbolique que descriptif, la disproportion des répliques au
sein de l'échange (rapide narrativisation des deux paroles* promettre..., p. 361). Dans cette double version
contradictoire où s'échangent les rôles d'instigateur et d'exécutant,
développement complet de l'hypotaxe conditionnelle à valeur
l'ironie de mention (28) échappe au personnage, mais pas
d'éventuel) tendent a réduire à presque rien l'intervention de au lecteur qui s'amuse de ces confrontations.
Cécile, alors que la lettre ultérieure de Valmont lui laisse
l'initiative de la réconciliation (on est venu tourner autour de moi
et me balbutier quelques mots (. . .) je voulus bien promettre 3) Les sous-entendus
d'aller trouver le soir même la jolie pénitente, p. 361 , L'opérateur faire se prête souvent à la moquerie grivoise
l'engagement de promettre ayant comme présupposé que le (laissez-moi continuer comme je fais, il [Valmont] fait tout
balbutiement était une sollicitation du rendez-vous). comme vous feriez vous-même, lettre 1 1 7 dictée par Valmont
à Cécile et adressés à Danceny). Rien d'étonnant à ce que
L'effet que poursuivent la sémiotique et la syntaxe du discours
indirect se retrouve dans une rhétorique de l'à-peu-près, que le jeu de mot se retrouve sous une plume plus innocente
ce soit pour la séquence n'avoir qu'à + infinitif, périphrase mais guidée par l'ironie de Laclos (il n'a pas paru plus fâché
que si je ne lui avais rien fait, 1. 1 9-20), avec inversion dans
modale d'une contrainte externe ou d'un quasi-devoir, ou
pour la série litotique des presque (presque pas un = « pas la présentation des faits et équivoque sur le sens de faire,
que Cécile emploie dans l'acception abstraite de « causer
un seul », I. 8 ; presque plus = « plus du tout », 1. 9-1 0) : de
cette répétition de l'adverbe presque, on ne sait plus si elle du tort, offenser ». L'adverbe doucement (1. 21) participe du
note l'indigence de l'expression ou l'émergence d'une même registre, faisant allusion aux gestes autant qu'aux
paroles, aux caresses plus qu'aux reproches même tendres.
casuistique quantitative entre positif restreint et négatif.
*
B) L'ironie de Laclos
Il y a en outre une ironie plus large, faite d'observations sur
Comme souvent dans les Liaisons dangereuses, et dans la la conduite de Cécile, d'aperçus réprobateurs sur la
tradition du roman libertin où l'uvre prend place, se perception qu'elle se fait du monde qui l'entoure, d'avertissements
développe un jeu constant sur le double sens des mots, sur le sur le danger des liaisons, l'ironie véhiculant alors un système
couple signifiant / signifié, sur les ambiguïtés des de valeurs dont l'ironisé est exclu, ou en train de s'exclure.
procédures de représentation. Le goût et la pratique de Tandis que par la phrase non verbale (Tout comme vous,
l'équivoque se manifestent notamment dans les cas suivants : 1. 22) transparaît une ironie dramatique où Cécile suggère,
mais involontairement, la connivence des deux roués dans
1) L'adjectif « aimable » la stratégie manipulatrice de leur commune pupille,
l'aliénation du personnage se fait double : illusion du libre-arbitre
Françoise Berlan (27) a montré que le qualificatif avait pris
au xvme siècle le sens social de « capable de plaire, (ça m'a été bien facile, 1. 1 5, quand elle est, sur le plan situa-
tionnel, l'aveugle victime d'une manuvre de la Marquise) ;
charmant, exquis, plein d'agrément », quoique dans un jeu cotex- illusion de la clairvoyance (Je vois bien, I. 7 ; ce qui m'a
tuel avec amour et aimer, la dérivation étymologique puisse prouvé, 1. 23). Appauvri par rapport au modèle idéal ou raci-
encore être exploitée. C'est dans cette indécision entre sens nien de Mme de Tourvel, le vocabulaire de l'écolière ne fait
fort et sens atténué, entre l'émotionnel et le mondain, que encore que parodier l'introspection douloureuse, dans le
se situe l'occurrence M. de Valmont est bien aimable ! (1. 1 3). leitmotiv du tourment (ce qui me tourmente toujours
S'y relit, comme en résumé, l'aveu de vraie ou fausse quelquefois, 1. 10.1 1) et surtout du chagrin (quand le chagrin me
perplexité de la lettre 97 à la même destinataire (sûrement,
je n'aime pas M. de Valmont, bien au contraire; et il y avait reprenait, I. 5-6) (29).
des moments où j'étais comme si je l'aimais (...)ça ne Anne-Marie GARAGNON et Jean-Louis de BOISSIEU
m'empêchait pas de lui dire toujours que non : mais je sentais Université Paris IV - Sorbonne
bien que je ne faisais pas comme je disais, p. 31 6), d'autant
que le dérivé aimable permet d'annuler la différenciation
amour / amitié, amant /ami, dont le roman explore souvent 28. Cf. D. Sperber, D. Wilson, « Les ironies comme mentions », Poétique,
les fragilités (cf. par exemple les lettres 90 et 91 où les n°36, 1978, p. 399^12.
variations paraphrastiques - votre amie /celle que vous aimez 29. La mention du chagrin revient de lettre en lettre (que cela ne me
causât encore du chagrin, 94, p. 306 ; ce n'est pas une raison pour le
ou l'amitié tendre/ l'ardent amour- traduisent la confusion chagriner, ni moi non plus, 95, p. 307 ; je mourrai de chagrin, (...) tout cela n'a fait
des sentiments, que l'on éprouve ou que l'on simule). qu'augmenter mon chagrin, lettre 97, p. 315 et 317.

34 L'Information grammaticale n° 79, octobre 1998

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