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passeurs d’orient

Les Juifs dans l’orientalisme

Contributions
de
sophie Basch. philippe Büttgen. Michel espagne
Catherine Fhima. isabelle Kalinowski. roland Lardinois.
sabine Mangold. François pouillon. pascale rabault-Feuerhahn.
perrine simon-nahum. Céline trautmann-Waller.
Lucette Valensi

sous la direction de
Michel espagne & perrine simon-nahum

Éditions de l’éclat
table

MiCHeL espaGne & perrine siMon-naHuM


De la Torah aux Hadiths : L’orientalisme et les Juifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

i. L’orient, Les orients : L’orientaLisMe au Miroir de La sCienCe.

François pouiLLon, Regards européens sur l’Islam (XIXe-XXe siècles) . . . . . . . . 11


pHiLippe BüttGen, L’Orient des conversions.
Johann David Michaelis, Gotthold Ephraim Lessing . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
perrine siMon-naHuM, Le mort saisit le vif.
La place des juifs dans les études orientales aux XIXe et XXe siècles . . . . . . . . . . . . . 49

ii. La Vision de L’orient CHez Les saVants, dipLoMates,


CoMMerçants et aVenturiers

MiCHeL espaGne, Armin Vambéry. Les pérégrinations d’un derviche . . . . . . . . . . . . 69


sopHie BasCH, Un autre Orientalisme : situation de Raymond Schwab
(1881-1956), entre Élémir Bourges et Edward Said . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
LuCette VaLensi, Présence des Orientaux dans l’orientalisme
européen au XIXe siècle. Autour de Mardochée Naggiar. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107

iii. de GöttinGen À aL-azHar : La FiGure des Fondateurs

pasCaLe raBauLt-FeuerHaHn, Du judaïsme à l’indianisme : Theodor Benfey . . 119


CÉLine trautMann-WaLLer, Les Mélanges judéo-arabes d’Ignác Goldziher :
transculturalité et cohabitation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141
CatHerine FHiMa & roLand Lardinois, Sylvain Lévi passeur d’Orients :
autorité savante et conscience morale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
isaBeLLe KaLinoWsKi, Le Judaïsme antique de Max Weber :
une rationalité orientale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
saBine ManGoLd, Gotthold Weil et les Tatars. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 207

Notes sur les contributeurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219


un autre orientalisme :
situation de raymond schwab (1881-1956),
entre Élémir Bourges et edward said

Sophie Basch

Le reste est politique.


raymond schwab, préface aux Poèmes du « petit B », 1939

La Renaissance orientale est le livre célèbre d’un inconnu. publié en


19501, l’ouvrage analyse l’accueil fait par l’europe à la littérature en
langue sanskrite exhumée par les orientalistes britanniques à partir de
la fin du XViii e siècle. Mais la portée de ce vaste essai sur
l’« indomanie » qui parcourt l’histoire littéraire, artistique, philoso-
phique et philologique jusqu’à la première Guerre mondiale est en fait
beaucoup plus vaste : l’étude de cette seconde renaissance embrasse
toute la sensibilité du XiXe et du premier XXe siècle. premier grand livre
sur l’histoire de l’orientalisme après la thèse de pierre Martino sur
L’Orient dans la littérature française au XVIIe et au XVIIIe siècle2, dont il prend le
relais chronologique, il modifie et élargit considérablement l’extension
d’un territoire jusqu’alors limité au Levant. raymond schwab
n’ignore rien des réactions politiques entraînées par la découverte de
l’inde ancienne, considérée comme berceau de l’humanité et récupé-
rée par des idéologies diverses3. sa synthèse de l’orientalisme roman-
tique, où le savoir le dispute à l’élégance de plume, reste inégalée. elle
demeure la référence des amateurs et des lettrés4, même si elle a été
éclipsée auprès du grand public par le succès du réquisitoire d’edward
said, Orientalism, au carrefour de deux influences explicitement recon-
nues, bizarrement complémentaires et apparemment contradictoires :
celle d’un aîné, raymond schwab, et celle de son cadet Jonah raskin
dans The Mythology of Imperialism5.
La Renaissance orientale est un si grand livre, si clair dans son projet, si
éblouissant dans son expression, qu’on serait honteux de paraphraser
son propos. il importe en revanche, pour éclairer son rôle historique,
d’examiner l’avant et l’après. de situer La Renaissance orientale. en
amont, de faire le portrait de raymond schwab dont l’extrême rete-
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nue a entraîné l’effacement. en aval, mais pour commencer car il est


le dernier à avoir écrit sur schwab, de retrouver edward said, admi-
rateur sincère qui détourna l’objet d’un modèle qui le fascinait et avec
lequel il entretenait des affinités secrètes ; le lien qui unit said à
quelques figures tutélaires, schwab, auerbach, raskin mais aussi
Freud, permet, sans revenir sur des reproches légitimes, de dépasser les
ressassements d’une critique épuisée dans la défense comme dans l’at-
taque. Qu’on n’attende pas ici l’opposition de said et de schwab, qui
du reste n’a pas lieu d’être : la déférence de said à l’endroit de schwab
est aussi sincère qu’à première vue étrange et même incompréhensi-
ble. sans doute n’a-t-on pas assez souligné qu’edward said s’est rare-
ment trompé dans ses admirations. son Orientalisme, qui a monopolisé
le débat sur le sujet – c’est pourquoi il faut y revenir en premier lieu
pour dégager à rebours l’originalité et la suprématie de schwab –, est
aussi le livre torturé d’un intellectuel entre deux mondes, déplacé, où
l’on a tôt fait de reconnaître « la signature, le manifeste et le lieu d’une
conversion du biographique en une œuvre de pensée6 ». Les inconsé-
quences d’un raisonnement fondé sur des citations souvent tronquées,
l’ignorance de l’orientalisme allemand, l’amalgame de textes de diffé-
rents statuts, la limitation de l’orient au monde arabo-islamique, la
raideur conceptuelle et les rétractations consécutives, en témoignent.
Ce désordre renseigne plus sur l’homme, sur sa culpabilité d’arabe
chrétien de nationalité américaine élevé au collège anglican, que sur
son sujet ; sur une filiation contrariée, qui fait du palestinien le nou-
veau Juif errant, et sur la fascination constante pour une famille de
médiateurs, tous juifs – à commencer par l’obscur professeur de piano
de son enfance, dont le souvenir s’inscrit dans la nostalgie d’un Caire
cosmopolite mais néanmoins regrettable, « où les colonisés partici-
paient à leur propre colonisation et favorisaient la reproduction des
hiérarchies impériales dans leur pays natal7 », à rebours du simplisme
qui caractérisera certains épigones de said : « Les échanges entre l’eu-
rope et ce Caire-là sont ce que nous commençons à perdre, alors que
l’arabisation de nasser, l’américanisation de sadate et l’islamisation
réticente de Moubarak effacent complètement leurs transactions. J’ai
vu l’ultime, et pour moi le meilleur, résultat de ces échanges, incarné
en ignace tiegerman, un minuscule lutin juif polonais, un homme qui
était venu au Caire en 1933, attiré par la chaleur de la ville et les possi-
bilités qu’elle offrait, contrastant avec ce qui se tramait en europe8. »
Le chapelet des admirations de said forme un fil rouge que ses émules
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et ses critiques n’ont guère saisi, ou voulu saisir car ce fil ne servait les
intérêts ni des uns ni des autres. son humanité est indéchiffrable sans
l’attirance envers le judaïsme sécularisé recyclé dans le politique, dans
l’esprit critique et dans tous les domaines du savoir, en ce terrible XXe
siècle où les persécutions autorisaient l’art, la science et la lutte sociale
pour seul bagage – sans Freud expatrié à Londres pour échapper au
nazisme, sans erich auerbach exilé à istanbul après sa destitution de
l’université de Marbourg, sans Jonah raskin en rébellion contre ses
parents communistes embourgeoisés, sans raymond schwab qui rédi-
gea La Renaissance orientale dans la clandestinité, et qui ne cessa, comme
le martèle encore le dernier grand texte publié de son vivant, de sou-
haiter la fin de l’européocentrisme : « le corpus strictement européen
des littératures qu’on enseigne dans nos écoles a l’air d’un estropié
congénital ou d’un mutilé volontaire » ; « l’asie, c’est notre tome 1,
qui a toujours l’air pour nous d’un tome 2 » ; « avec la force de l’évi-
dence, m’apparaît la nécessité d’une vaste et minutieuse psychologie
Comparative (asie-europe), où l’europe se renseignerait enfin profon-
dément sur ses rivales en les traitant comme des égales9 ». Ces affirma-
tions, schwab les égrène dans un texte commandé par raymond
Queneau, une vieille connaissance : il lui avait rendu hommage dès
1939 dans l’article « en liquidant le surréalisme », où il saluait l’« ori-
ginale opération de nettoyage » menée par la revue Volontés, en réac-
tion contre « l’ère des décompositions10 ». Membre du directoire de la
revue Yggdrasill (1936-1940) quand Queneau œuvrait dans le comité de
Volontés (1937-1940), schwab, hostile à l’esprit doctrinaire, refusait de
lutter contre les effets de la débâcle par « la prétendue révolution sur-
réaliste 11 » qu’il associait à l’aphasie. La Renaissance orientale prend
racine dans une quête de l’universalisme poétique dont la vitrine fut,
avant guerre, une revue nommée d’après l’arbre-Monde de la mytho-
logie scandinave, Yggdrasill. Bulletin mensuel de la Poésie en France et à
l’étranger, dirigée par schwab avec Guy Lavaud « sans distinction
d’écoles et de pays ». s’y côtoyaient des traductions de poésie hon-
groise, chinoise, turque, chypriote, tchèque, anglaise, russe, finnoise,
palestinienne… L’occupation mettra fin à la publication d’Yggdrasill,
« revue exceptionnelle à la fois par ses prospections, son ouverture
considérable sur des ailleurs poétiques et son inflexibilité à l’égard des
modes en vigueur12 ». C’est alors, sa parole étant interdite dans son
pays « par un régime nominalement français13 », que son principal ani-
mateur, fidèle à sa vocation, poursuivit son œuvre en cachette en reve-
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nant à une vieille passion, l’orientalisme. pour raymond schwab


comme pour le grand sanskritiste sylvain Lévi qui parraina ses pre-
mières recherches, les études orientalistes participaient « d’un huma-
nisme entendu comme l’éthique d’une pratique savante visant à faire
accéder à la conscience universelle des groupes humains dont les réali-
sations sont trop souvent considérées comme l’apanage exclusif de la
civilisation occidentale14 ».

L’aval. Said versus Schwab

en 1976, deux ans avant la publication d’Orientalism, edward said


consacra un important article à raymond schwab, qui servit ensuite,
sous une forme légèrement remaniée, de présentation à la traduction
américaine de La Renaissance orientale, parue alors que le titre était depuis
longtemps épuisé en France 15. Le respect de said pour cet ouvrage
pionnier est connu. Mais ni les admirateurs ni les détracteurs d’Orienta-
lism n’ont prêté une attention suffisante à ce préambule, matrice du
procès des orientalistes. Cet hommage, qui apparaît rétrospectivement
comme une esquisse préparatoire de l’essai à venir, explique pourtant,
et justifie partiellement, les travers de la fameuse dénonciation de la
structure hégémonique de l’orientalisme européen : qu’inventer, alors
que tout avait été dit, et si bien écrit ? tout s’est passé comme si said
n’avait eu d’autre ressource que se retourner contre un livre qu’il ado-
rait. son article invite aussi à découvrir, ou à redécouvrir, l’œuvre poé-
tique et romanesque de l’auteur de La Renaissance orientale, qu’edward
said associa à juste titre à erich auerbach sans mesurer à quel point
l’alliance de ces deux auteurs était pertinente.
dans un des premiers comptes rendus d’Orientalism, remarquable
par son acuité critique et par une empathie qui permettait de démon-
ter sans arrogance les paradoxes qui sillonnent le pamphlet saidien,
percy Kemp, universitaire anglo-libanais actuellement reconverti dans
le roman d’espionnage, concluait avec une noire ironie : « israël, on le
sait, c’est cette machine ultime que l’europe engendra pour tuer le
Juif. en israël et par israël, État-nation moderne, le Juif immole fière-
ment le Juif qu’il porte en lui. et voilà que le palestinien en fait de
même. Orientalism d’edward said manifeste cette nouvelle configura-
tion de pouvoir accueillant le palestinien meurtrier qui accourt, étouf-
fant en lui le sémite16. » Orientalism aurait ainsi trahi le message salué
par son auteur en auerbach et en schwab, la vision universelle, le
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grand esprit diasporique du judaïsme en lesquels said se reconnaissait


intimement. il s’en ouvrit plus tard dans la conférence sur « Freud and
the non-european » qu’il donna au Musée Freud de Londres le 6
décembre 2001, placée sous l’égide d’isaac deutscher et de Yosef
Hayim Yerushalmi, en revenant sur la provocation de L’Homme Moïse
où Freud fait de Moïse un Égyptien, donc un non-Juif, sapant toute
assignation du judaïsme à une pure identité qui substitue l’exclusion à
l’inclusion 17. said se retrouvait dans la « conscience diasporique,
errante, irrésolue, cosmopolite de quelqu’un se trouvant à la fois à l’in-
térieur et à l’extérieur de sa communauté18 ». Ces positions inquiètes,
obliques, mouvantes, les seules qui permettent d’embrasser intelligem-
ment le monde, étaient éminemment celles d’auerbach et de schwab.
Compréhensif vis-à-vis de la critique saidienne, mais sévère à l’en-
droit de ses insuffisances, Kemp n’est pas dupe du camouflage adopté
par le palestino-américain, et d’une aporie en particulier : « pour sortir
de la binarité au niveau épistémologique il faudrait user d’un langage
barbare, alors que le langage de said est, quoiqu’on en pense, sage et
docile : maté, dressé et rationalisé par le projet qui le parcourt – celui
d’un rédempteur. […] said veut gagner. il se prépare un avenir majo-
ritaire. Ce faisant, il contribue à cette logique du bien assis qui, lente-
ment et subrepticement, fige et momifie les dynamiques qui la
soutiennent en les traduisant dans le langage du pouvoir19 ». Quelle
différence avec la langue si personnelle, si peu calibrée et si riche de
raymond schwab, expression d’une très haute culture aussi libre de
ton que d’esprit, avec son écriture habitée qui sert au plus juste l’argu-
mentation, sans souci des conventions, des béquilles théoriques et des
modes rhétoriques !
et pourtant… essai universitaire qui retourne souvent ses armes
contre lui-même, entreprise partiellement masochiste, Orientalism, livre
de division, prend source dans la lecture de La Renaissance orientale, appel
à la réunification de mondes inséparables, œuvre inclassable d’un thé-
sard de soixante-six ans, dilettante dans le meilleur sens, qui chercha à
rompre le clivage entre occident et orient en considérant la « renais-
sance orientale » (expression d’edgar Quinet) comme une nouvelle
renaissance qui aurait modifié la physionomie de l’europe en la ren-
dant à elle-même, « petit cap du continent asiatique » comme la voyait
paul Valéry dont schwab ne partageait pas l’effroi20. Vision indéniable-
ment politique. Car c’est bien d’europe qu’il est question, cette europe
à tant d’égards fille des civilisations orientales, plutôt que d’occident,
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notion inséparable du schisme. edward said, admirateur de schwab


qu’il respecte presque à l’égal d’auerbach, ne put que se démarquer de
son modèle dans un double esprit de continuité (inconsciente) et de
contradiction (volontaire). Car La Renaissance orientale tout comme Mimè-
sis, essai magistral sur la représentation de la réalité dans la littérature
occidentale, doit son existence à la persécution des Juifs d’europe. Que
les principales références de said aient été un Juif allemand exilé à
istanbul et un Juif lorrain converti au catholicisme dépasse l’anecdote.
avant de présenter raymond schwab, rappelons brièvement l’im-
portance d’auerbach pour said, qui s’en expliqua dans Orientalism et
dans The World, the Text, and the Critic21. pourquoi insister tellement sur
said, alors que les vues cavalières d’Orientalism ont été dénoncées à
maintes reprises ? ou plutôt : pourquoi ne se débarrasse-t-on pas si
facilement de said ? La réponse ne se trouve pas du côté de ses disciples
mais dans l’homme, dans la relation de proximité, d’identification tor-
turée, de sympathie au sens premier, que said entretint avec auerbach
et avec schwab, ses doubles inversés, qui relève du dialogue intérieur.
elle réside aussi à la périphérie, dans d’autres de ses œuvres, comme ses
mémoires ou sa conférence sur Freud, qui permettent de comprendre
la mauvaise conscience qui peut habiter ceux qui réfutent la théorie
d’Orientalism dans son ensemble et ses illustrations brouillonnes, tout en
reconnaissant que cette entreprise controversée recèle quelque chose de
vrai, qui transcende les aberrations ponctuelles, et qu’illustrent notam-
ment les présentations, orientalistes au pire sens du terme, des collec-
tions d’art islamique au MoMa et au Louvre22. si seulement said avait
mieux choisi ses cibles, qui ne manquent pas ! de cet  « ouvrage intelli-
gemment biaisé et profondément injuste, dont de médiocres épigones
américains continuent de tirer des travaux d’autoflagellation23 », on
retiendra la part d’intelligence, qui relève non de l’érudition souvent
défectueuse ou détournée, mais de l’intuition, d’une critique d’instinct
(qui finit hélas par retourner l’exercice d’admiration contre lui-même).
Ce quelque chose de vrai s’exprime dans le lien de said à auerbach et à
schwab, tout au moins dans l’idée que said se formait d’auerbach et
de schwab, ses mentors – dans une relation fraternelle. Fraternité han-
tée, complexe, probablement envieuse par moments, dont les échos ne
peuvent pas ne pas émouvoir. C’est cette résistance que je souhaite évo-
quer, car elle rend pleinement justice au projet de La Renaissance orien-
tale, qui n’avait pas attendu Orientalism pour dénoncer les poncifs
dominateurs :
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sitôt qu’elle redécouvre l’asie, l’europe construit un passe-partout de


goût oriental, aussi figé que les masques de la Comédie-italienne ; car
c’est sur les catégories du goût que s’accuse le premier dissentiment entre
les climats. une couleur conventionnelle est donc attribuée à une image-
rie, exacte au point de départ, mais tout de suite déformée parce que
notre XViiie siècle la cueille indifféremment dans les récits bibliques déjà
assimilés séculairement ou dans les contes des souks importés récemment
par Galland. on force et on fausse le trait commun, grâce au trop peu
d’égard que procure le trop peu de savoir24.
de quelle nature était la considération que said, éternel déplacé,
portait à auerbach et à schwab dont la mémoire compensa l’expatria-
tion par la rédaction de deux prodigieux reliquaires ? Le dépassement
ne consistait-il pas à contester la mémoire occidentale elle-même ?
sur la relation de said à auerbach, je signalerai deux approches,
celle d’aamir Mufti et celle de Kader Konuk. aamir Mufti dans un
article de 1998 paraphrasait said lorsqu’il affirma que l’existence de
Mimèsis était « précisément due à l’exil oriental, non-occidental »
d’auerbach (la juxtaposition hésitante des deux épithètes en dit suffi-
samment long sur le statut d’istanbul, au carrefour de plusieurs
mondes25), mais il eut le mérite d’identifier le nœud de la question, en
s’intéressant moins à la distinction stérile entre orient et occident
qu’aux conséquences pour les Juifs, et par ricochet pour les palesti-
niens, de la perte de l’europe – enchaînement sans lequel la sensibilité
et la pensée de said demeurent incompréhensibles. Comme s’il pro-
longeait le compte rendu d’Orientalism par percy Kemp, Mufti
concluait : « en somme, la question qu’auerbach pose à said n’est
qu’une autre version de la question, sous-jacente, qui ressort de sa
considération du sionisme historique. Comment est-il possible qu’une
conception de la culture censée incarner la dignité des victimes du fas-
cisme puisse en même temps faire preuve d’ethnocentrisme et témoi-
gner d’une inquiétude devant la remise en question de la suprématie
culturelle de l’europe ?26 » plus récemment Kader Konuk, dans le bel
ouvrage qu’elle consacra à l’exil des universitaires juifs allemands sur
le Bosphore, rompit avec l’approche sentimentale. sa contextualisa-
tion éclaire de façon décisive la genèse de Mimèsis. istanbul, même s’il
n’est pas question de nier le déracinement d’auerbach, repris à son
compte par said, était un exemple mal choisi. À l’heure où l’ancien
centre de l’empire ottoman cherchait une nouvelle légitimité dans
l’humanisme classique, les turcs n’avaient pas invité par hasard auer-
  

bach dont ils connaissaient la solide formation de romaniste. pétri de


cosmopolitisme, said ignora délibérément que le rapprochement entre
la turquie et l’europe occidentale était le produit d’un échange pluri-
séculaire entre les ottomans et l’occident : « La “valeur effective de
l’exil”, pour reprendre l’expression de said, ne réside pas simplement
dans la séparation d’auerbach avec son environnement culturel habi-
tuel, mais aussi dans l’environnement culturel, historique, intellectuel
bien particulier de la turquie moderne, qui offrait un nouveau foyer à
l’humanisme traditionnel. en d’autres termes, l’œuvre d’auerbach
n’était pas seulement “imprégnée de la réalité européenne” comme le
soutient said ; elle était aussi ancrée dans la réalité d’istanbul. Comme
pour prévenir l’accusation de said, auerbach écrivit que son livre était
“l’œuvre qu’une personne particulière, dans une situation particulière,
rédigea en pleine conscience au début des années quarante”27 ».
Le débat sur la pertinence des thèses d’Orientalism est désormais
obsolète. Les points de vue de Mufti et de Konuk se complètent. ajou-
tons que la relation de said à raymond schwab éclaire aussi la rela-
tion de said à auerbach. La raison pour laquelle schwab est
pratiquement absent des discussions autour d’Orientalism est simple : La
Renaissance orientale est un livre sans auteur. Quel contraste avec la gale-
rie de portraits de said, dont le beau visage s’est prêté à la focalisation,
favorisant le culte comme les attaques personnelles ! À peine le lecteur
connaît-il une photographie de schwab, parue en frontispice de la
revue Poésie en juin 1933 : l’éditeur vantait l’extraordinaire discrétion
de cet homme grand et maigre, flottant dans son costume, coiffé d’un
béret basque de Français moyen28.
À l’exception d’une monographie sur un des premiers orientalistes
français, l’indianiste des Lumières anquetil-duperron, parue chez
Leroux en 1934, préfacée par sylvain Lévi, l’œuvre abondante que
schwab élabora depuis les années 1910 ne semble pas, de prime
abord, annoncer la grande thèse de 1950, ni le « domaine oriental »
rédigé à l’invitation de raymond Queneau pour l’Histoire des littératures
dans l’Encyclopédie de la Pléiade en 1955, encore moins la Vie d’Antoine
Galland imprimée à titre posthume au Mercure de France en 1964.
« ― Comment, me dit ce dimanche matin un savant ami, êtes-
vous venu à la connaissance des choses orientales ? » peu avant sa dis-
parition, schwab amorça de rares confidences 29. pour retracer son
parcours, il est nécessaire de s’intéresser autant à l’esprit du roman-
tisme allemand dans la littérature romanesque de l’entre-deux-guerres
   :     

– courant affirmé mais principalement animé par des minores –, qu’à


l’histoire de cet orientalisme dont la plupart des passeurs furent, en
France, des philologues juifs allemands ou alsaciens, à l’exemple de
sylvain Lévi qui patronna les premières recherches de schwab.

L’amont. Raymond Schwab, ce méconnu

« il ne semble pas que [said] ait lu de près anquetil-duperron » :


Lucette Valensi a souligné qu’edward said, qui manifesta un faible
pour cette grande figure, s’inspirait davantage de la biographie de
schwab que du fondateur de l’indianisme français lorsqu’il le crédita
d’un « humanisme égalitaire 30 ». Constat récurrent : said ne s’est
penché de près sur aucun des textes qu’il fait défiler dans Orientalism à
coup de citations déroutées, à commencer par l’exergue, « the east
is a career » (« L’orient est une carrière »), tiré d’un roman de Ben-
jamin disraeli, Tancred, où la phrase, loin de manifester un impéria-
lisme cynique, marque au contraire la réprobation de l’auteur qui
attribue cette réplique à un personnage peu reluisant. L’article défé-
rent que said consacra à schwab pèche de même par impression-
nisme, relevant de la critique instinctive, intuitive. L’occasion était
pourtant belle de réparer un injuste oubli. Qui est raymond
schwab ? said mentionna bien les deux numéros du Mercure de France
parus après la disparition de schwab, le premier réunissant les hom-
mages, le second des inédits. il ne paraît pas avoir vraiment lu les uns
ni les autres, auxquels il renvoie légèrement, pas davantage qu’il ne
connaît l’œuvre antérieure de schwab – si tel avait été le cas, il ne se
serait pas étonné, avec une désinvolture méprisante, de la concomi-
tance de son attachement à l’orient et à l’inclassable romancier Élé-
mir Bourges 31, dont le récit majeur, Le Crépuscule des Dieux, porte
l’empreinte des Pléiades de Gobineau et manifeste la nostalgie d’une
éducation européenne qui traverse également l’œuvre poétique et
romanesque de schwab32 :
C’est [Bourges] qui fut l’instrument de ma conviction orientale. […]
tout ce qu’on peut garder de certitude dans une fréquentation des
génies, c’est lui qui l’a mise en moi. poésies et philosophies de l’orient,
lui seul a pu m’en faire une part agissante de la vie. Que depuis trente-
six ans un projet né près de lui n’ait pas encore cessé de m’absorber
m’excusera d’en parler avec quelque attachement33.
  

Manquant un chaînon essentiel, said n’a pas mesuré l’importance


de Bourges dans l’histoire littéraire, ni perçu son intervention décisive
dans la genèse de La Renaissance orientale. on peut aussi s’interroger sur
une aberrante simplification, qui annonce le manichéisme
d’Orientalism : « La présence de Gobineau circule tout au long de ces
pages, et avec elle la doctrine de l’inégalité des races. Jusqu’à ce que,
alors que son étude touche à sa fin, schwab s’attaque aux divisions
souvent pernicieuses de la conscience orientaliste (iran contre inde,
aryens contre sémites, orient contre occident) qui filtrent à travers la
gigantesque masse culturelle pendant presque un siècle de “compara-
tisme”34. »
La pensée et l’expression de schwab étaient autrement subtiles et
ardentes, son ironie décapante… et ô combien politique :
inégalité des races ! ainsi, pour la première fois, on avait réussi à rabou-
ter les tronçons de la connaissance universelle, à reconstituer “les
archives du genre humain”, et ce n’étaient donc que pour en déduire un
antagonisme auprès duquel les guerres médiques n’étaient qu’un jeu de
pacifistes. Mais c’était le dénouement tragique dont ne pouvait se passer
le romantisme allemand. L’inégalité des races, c’était une médiation pro-
videntielle pour retirer enfin du gosier allemand l’arête qui restait en tra-
vers  : le prestige rendu à la France des rois par sa révolution.
L’ébranlement trop manifeste que celle-ci avait imposé à l’univers
anéantissait la prétention que l’europe n’eût reçu, ne pût recevoir, de
mot d’ordre, de principe souverain, de pouvoir organisateur, qu’en pro-
venance des envahisseurs germaniques. Maintenant, à cette déclaration
d’égalité entre les droits de tous les hommes, qui avait soulevé partout les
peuples et battu partout la prusse, on peut opposer, bientôt substituer,
quelque chose qui a pour soi la science et la philosophie, quelque chose
qui a toujours tenté beaucoup plus naturellement le cœur des hommes :
la déclaration des inégalités. une déclaration des droits de ceux qui la
font. il suffisait de faire encaisser à la renaissance orientale le contraire
de son contenu et de sa justification35.
Comment ne pas entendre l’histoire contemporaine ? Curieuse-
ment, said n’a pas fait la relation entre les circonstances de la rédac-
tion de Mimèsis et celles de la rédaction de La Renaissance orientale. elles
présentaient pourtant de bouleversantes similitudes, même si le sort de
schwab, qui vécut caché dans la petite ville de Belley, dans l’ain, fut
moins enviable que l’exil d’auerbach. Ces résidences forcées, l’une
   :     

officielle dans une ancienne capitale d’empire qui se prolongeait dans


une jeune république ambitieuse, l’autre clandestine dans une cité
provinciale, souffraient du même manque : l’absence des bibliothèques
familières. C’est traqué, désigné comme Juif, que schwab entreprit de
reconstruire son univers :
L’œuf de discorde, qui avait par des miasmes lointains blessé le cœur de
sylvain Lévi, éclatait dans toute l’efficacité des fléaux. une des consé-
quences les moins déplorées de ces cassures qui procurent les omelettes du
matériel humain fut quelque loi doucereuse parquant certains serviteurs
de l’esprit parmi les contagieux : j’étais des galeux, on ne pouvait que le
regretter. […] plus le monde se déchirait dans des parades d’unité, plus de
l’asie sous l’anathème il fallait apprendre l’ampleur des colosses de poésie
et la nostalgie des communautés détruites. […] Loin des grandes biblio-
thèques, comment déblayer les accès de l’orientalisme, sa naissance prodi-
gieuse, ses exploits de héros au berceau, ses mille raccords avec les
événements, les personnes, les œuvres ? selon les médiocres complai-
sances de la poste, je sondais les ressources, les réactions d’amis compé-
tents  ; non décidément, l’instant n’était pas venu de parler de
renaissance, et orientale. Mais c’est une superstition défendable de croire
que les livres les mieux nourris sont ceux qu’on a longtemps empêchés de
mettre au monde ; les vieux siècles n’avaient pas tort de professer que,
plus une envie de pensée a été comprimée, et plus elle aura de ressort36.
La confession posthume de schwab, placée tout entière sous le
signe du hasard objectif, aurait dû frapper said, étrangement inattentif
à la correspondance des gestations de deux livres élus. son intuition
demeure en suspens, faute d’avoir lu à fond ; la même négligence
caractérise Orientalism. dans l’article sur schwab, les citations fran-
çaises sont truffées de fautes d’accord, de genre, également indiffé-
rentes à la rédaction de la revue qui publia l’article. Qu’a-t-il lu
vraiment, sinon ce qu’il était décidé à entendre ? L’ « humanisme inté-
gral », expression de schwab reprise par l’hommage d’andré rous-
seaux 37, séduit said qui installe l’auteur dans son panthéon à côté
d’auerbach et de Borges. il n’a pas tort bien sûr, et l’intronisation de
ces grands devanciers lui permet de se placer dans la file d’attente.
Mais le drame, son drame, c’est que schwab a publié le livre qu’il
aurait voulu écrire, ce livre passible du procès qu’il intentera à l’orien-
talisme, mais dont La Renaissance orientale sort miraculeusement
indemne, car said est trop fin pour n’avoir pas distingué dans ces
  

pages la marque de l’extrême civilisation dont il est lui-même le pro-


duit tourmenté. deux critiques, faisant de La Renaissance orientale un
ouvrage anti-saidien par anticipation, se sont étonnés de l’admiration
de said pour schwab dont le livre défendait une thèse aux antipodes
de la sienne, sans chercher à comprendre les ressorts de son estime :
« schwab écrivait sur l’orient, pourquoi donc le discours de cet orien-
taliste-par-défaut a-t-il échappé à l’accusation d’hégémonie qui acca-
ble les autres savants ? 38 ». Contresens fécond sinon révélateur. ne
pouvant châtier ce qu’il adore à juste titre, said va louvoyer et divise
son article en deux parties : après avoir établi que schwab manquait
de théorie (de même qu’auerbach, Curtius et Borges…), il annonce
son programme, inspiré par Jonah raskin dont le livre venait de mar-
quer sa génération, par Foucault – un placage scolaire, convenu – et
ses perspectives postcoloniales, dimension absente et pour cause dans
l’œuvre de reconnaissance qu’est La Renaissance orientale, qui tirait une
autre leçon du politique. Orientalism, histoire d’une succession impossi-
ble, a été écrit par admiration et en réaction à La Renaissance orientale.
L’incohérence est inhérente à cette double motivation. un lecteur
attentif ne manqua pas de l’épingler :
dans une intéressante et éloquente préface [à La Renaissance orientale],
edward said déclare, de façon anachronique ou juste déloyale, que
schwab était « avare d’explications théoriques » (dans l’esprit de said, le
majeur « apport théorique et savant » de schwab réside dans l’idée que
l’influence orientale dans la littérature romantique marque un enrichis-
sement plutôt qu’une intrusion embarrassante). sans doute est-il vrai que
schwab écrivait à une époque où ses intérêts ne constituaient pas une
théorie en soi, mais il avait bel et bien une théorie et un modèle, et son
souhait d’y rendre le lecteur attentif apparaît constamment à la lecture ;
quelle que soit sa pertinence finale, l’intensité de l’oeuvre échappera à
celui qui verra dans La Renaissance orientale une simple histoire de l’orien-
talisme européen. La théorie est dans le titre, dans cet immense édifice
appelé renaissance orientale, dans la conviction que, résultant de
la « découverte » de la littérature et des idées orientales, quelque chose
d’immense et d’historique s’est produit dans la pensée européenne entre
la fin du XViiie et le début du XiXe siècle, et que ce changement soutient
la comparaison et la confrontation avec la grande renaissance39.
de fait, raymond schwab n’avait pas grandi à l’école théoricienne,
ni même académique. son parcours se situe en marge du milieu orien-
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taliste et des institutions académiques. il avait commencé comme


poète et comme romancier, alors que le symbolisme jetait ses derniers
feux. de cette formation hors normes loin des idées reçues, de lectures
prodigieuses et désintéressées, sortira La Renaissance orientale, animée
d’un souffle et armée d’une science inégalables. Qu’opposer à cette
prodigalité entretenue depuis toujours par la flamme littéraire, com-
ment rivaliser avec pareil talent ?
proches de l’esprit du « Brambilla-Club », le cercle des amis
d’Hoffmann fondé par edmond Jaloux et Jean Cassou à l’été 1925,
qui promouvait en France le romantisme allemand, l’amour de Jean-
paul et du rainer Maria rilke des Cahiers de Malte Laurids Brigge, les
premiers récits de raymond schwab, comme ceux de Jean de
Boschère, Franz Hellens, Marcel Brion ou Francis de Miomandre,
s’inscrivent dans le courant néo-romantique des années 1920 qui, en
réaction à l’anti-romantisme maurrassien et aux diverses récupérations
néo-classiques, à l’heure aussi où triomphe le roman-fleuve, réhabilite
le merveilleux, le féerique et l’étrange à travers le conte et la nouvelle,
ces concentrés de suggestion qui vont souvent de pair avec une grande
sensibilité musicale40. précédée d’une épigraphe gidienne, la première
publication de raymond schwab dans La Nouvelle Revue française, en
1910, Le poème impossible, est placée sous le signe des Nourritures terrestres :
« toute connaissance que n’a pas précédée la sensation m’est inutile41. »
Le programme, en quelque sorte, des quarante-cinq années qui séparent
schwab de La Renaissance orientale. dans ce conte persan, inspiré par le
Shâh Nâmeh revu par Goethe, schwab imagine qu’un jeune poète, soh-
rab – personnage du Livre des rois qu’une voyelle et une consonne dis-
tinguent de son propre nom…–, mandaté par Mohammed sultan du
Moultan « pour écrire un poème où ne fleuriraient rien que les mira-
cles et que parfumeraient seuls les parfums des vertus », d’abord gavé
des sensations les plus raffinées qui le soumettent et le trahissent, puis
« retiré dans les mondes impossibles et compliqués qu’avait dressés le
long des murs la fantaisie du tisserand » de l’appartement des treize-
et-un Jardins secrets, se retranchant peu à peu des réalité et des plai-
sirs, finit par se creuser les yeux et les tympans pour déclamer « son
poème, enfin trouvé, dans une langue nouvelle que personne ne pou-
vait comprendre et que lui-même n’entendait pas » :
sachant que celui pour qui il s’était arraché la vue ne déchiffrerait pas
les caractères qu’il traçait sur son parchemin et que lui-même ne lirait
jamais, sachant que celui pour qui il s’était arraché l’ouïe ne saisirait pas
  

les paroles qu’il lançait vers lui sans les entendre, sachant que son poème
fait pour le ciel resterait enfermé dans sa pensée, très beau mais inutile à
toute la terre, sohrab, tandis que son front balayait la poussière, laissa
tomber de ses yeux morts des larmes si lourdes qu’elles creusèrent à son
seuil deux trous qu’on y voit encore ; et ces deux signes dans la pierre
sont le seul distique que l’on ait pu lire du poète sohrab. 
L’œuvre à venir témoignera de cette difficulté à s’arracher au
silence. difficulté prolixe… La même année 1910, paraissait chez
Grasset un recueil de nouvelles, Regarde de tous tes yeux (le conseil du
bourreau à Michel strogoff qu’il s’apprête à aveugler), qui attira l’at-
tention de deux lecteurs  : augustine Bulteau (1860-1922) dite
« toche », Jacques Vontade de son nom de plume ou encore Fœmina,
amie de pierre Louÿs, de paul-Jean toulet et d’Henri de régnier,
Vénitienne d’adoption, chroniqueuse influente, et Élémir Bourges
(1852-1925), romancier inclassable, disciple de l’occultiste Joséphin
péladan, dont les œuvres les moins oubliées sont Le Crépuscule des Dieux,
étude de mœurs de la Mitteleuropa décadente, et La Nef, épopée méta-
physique à la gloire de prométhée, qui marque sa « consécration défi-
nitive aux Grecs et aux Hindous42 ». dans sa préface à La Conquête de la
Joie, que Grasset publia en 1922, Madame Bulteau souligne le « sens
du mystérieux », « l’interrogation anxieuse » d’un écrivain dont la pas-
sion « se compose de tristesse ardente, d’inquiétude » et de « besoin de
fuite », mais aussi « la curiosité féconde de l’esprit et des sens, la soif
que rien ne doit étancher43 ». dix ans plus tard, Marie-Jeanne durry,
née Walter dans une famille où le judaïsme devait, comme dans celle
de schwab, se manifester avant tout dans le culte du savoir, s’enthou-
siasma dans une plaquette consacrée au contemporain dont elle célè-
bre le talent : « La Conquête de la Joie, récit et vision, confidence
allégorique, effusion et conte des mille et une nuits, féerie, cantique :
avant tout poème en prose. schwab a désormais son style : serré,
dense, elliptique, plus successif que périodique, frappé d’images, à la
fois lapidaire et fastueux44 ». raymond schwab, converti au catholi-
cisme, aurait-il pu s’exclamer comme Max Jacob, se confiant en 1915
à Jean-richard Bloch, « Je n’attends plus le Messie comme mes coreli-
gionnaires : je l’ai vu !45 » ? aucune confidence ne permet de l’affirmer.
Mais la tonalité de ses écrits permet de penser que, pas plus que Jacob,
il n’aurait accepté d’être traité d’apostat pour un choix sincère, qui
n’est pas isolé à l’époque, et certainement influencé par une famille lit-
téraire46. schwab s’inscrit dans une double mouvance intellectuelle et
   :     

spirituelle. de sa jeunesse irriguée par le symbolisme, il a retenu le cli-


mat religieux. ses écrits le montrent proche de Jacques rivière, lecteur
de péguy ; il préface Les Poèmes du petit B., rené Bichet, l’ami d’alain-
Fournier. À côté de la nrF, il collabore à La Revue européenne, qui
entretient la flamme du romantisme allemand, au Mercure de France, qui
perpétue l’esprit symboliste, aux Nouvelles littéraires de Maurice Martin
du Gard. il fréquente aussi le poète Henri Franck, parent de Bergson
et cousin d’emmanuel Berl ; le philosophe Jean Wahl ; les frères Jean
et Joseph Baruzi (parmi les premiers auditeurs de Bergson au Collège
de France, amis de Charles du Bos) 47, et les principaux acteurs des
décades de pontigny : paul desjardins, Marcel arland, Jean schlum-
berger, Gabriel Marcel. son autobiographie déguisée, Mathias Cris-
mant, « dont les allemands, dès leur arrivée à paris, dispersèrent les
exemplaires48 », où il déguise son sujet en personnage historique, ren-
voyant, par des notes en bas de page, aux études qui lui auraient été
consacrées, le montre assidu à la schola cantorum, amateur de
debussy et de Maeterlinck49 : « les exégètes futurs se pencheront sur
ces pages pour y retrouver les traits de l’auteur50 ». avec le recul, son
obsession du dédoublement, de la circonstance féconde ou fatale, évo-
quent maints aspects de l’œuvre de Georges perec. Les persécutions
raciales justifieront l’inquiétude sourde qui l’habite. en 1917, schwab
a commencé une épopée poétique : Nemrod, le chasseur assyrien de la
Genèse, qu’honorent également les traditions arabes et persanes,
paraît en 1932 aux Éditions de la pléiade. Bref, membre d’une discrète
société des esprits, schwab est l’homme d’un temps, d’un climat, d’une
époque où le récit poétique s’impose dans le paysage littéraire. dans
ce contexte lacunaire, comment hasarder l’interprétation de son attrait
constant pour l’orient, qui se manifestera encore par sa participation
à une traduction poétique des Psaumes d’après l’hébreu dans l’édition
de la Bible dite de Jérusalem ? Comme un retour aux origines, comme
une marque d’aspiration à l’universel, comme une réconciliation,
comme de l’idiosyncrasie ? « La vie intellectuelle est ici conduite par la
vie spirituelle. schwab n’aurait pas pratiqué entre l’occident et
l’orient des ouvertures décisives, s’il n’avait pas correspondu profon-
dément aux sources religieuses que révélait à l’europe la découverte
de l’asie51. » Les éléments manquent pour inscrire schwab dans une
véritable lignée, un courant, un mouvement. Mais pourquoi craindre
l’isolement ? dans une nouvelle-essai qui prolonge son dédoublement
en Mathias, schwab mettait déjà en avant la seule loi qui régit son
  

existence : « Les épisodes décousus où voulut s’introduire le passager


d’un midi hivernal offraient, du moins, le seul caractère de la vérité
historique, si c’est la coïncidence52 ». après la guerre, après que le déter-
minisme de la naissance se fut cruellement rappelé à lui – comme à
Gertrude stein avec laquelle une extraordinaire amitié, improbable en
toute autre circonstance, allait naître dans l’explosion de l’europe53 –,
schwab reviendra, avec une causticité écorchée, sur la nécessité de
l’accident :
Je vois bien le premier mouvement des gens qui montrent de la sympa-
thie pour mes occupations : l’orientalisme et lui, mais bien sûr ! ils
étaient faits pour se rencontrer. si ce n’était que ce tout cuit, comme ce
serait insignifiant ! Mon premier mouvement, à moi, est de m’ébahir que
nous ayons fini par nous rencontrer, il s’en fallait de si peu (par exemple
un débarquement retardé de quelques semaines) que nous nous man-
quions. Chaque homme est un imbroglio qui finit comme il n’avait pas
tout à fait commencé : c’est son principal intérêt. tout compte, même
l’hérédité ; tout nous importe, même les fatalités ; mais, si chaque fils de
chaque père est le poussin bleu, c’est tout de même plus intéressant que
si l’œuf résultait de la machine à calculer.
pour peu que j’eusse pensé à la réputation de M. taine, je serais né
sachant l’hébreu, d’où suivait automatiquement cette traduction des
psaumes qui vient de me valoir la première question. trop tard pour M.
taine : c’est parce que, la soixantaine bien sonnée, je me trouvais avoir
répété des idées biens acquises de poète sur la traduction de la poésie
qu’on m’a demandé de les appliquer aux psaumes, et que je me suis mis
à l’hébreu. Je ne dis pas que cet aboutissement n’ait pas été voulu par la
nature, seulement je constate qu’en bonne statistique j’aurais dû être
mort avant que ma nature se manifeste.
Épisode typique ; j’en reviens toujours à ceci : Je ne suis pas arrivé à
quelque chose, c’est quelque chose qui m’est arrivé. L’existence
humaine, quelle cascade d’anges sur des royaumes d’aveugles54 ! 
derrière l’avertissement contre les cadres préconçus et les schémas,
comment ne pas entendre la dénonciation des systèmes mortels ?
schwab savait où peuvent mener les essentialismes et les détermi-
nismes. « autre », « altérité », « other » et « otherness », ces mantras
du jargon postcolonial qui rejettent l’étranger dans la différence radi-
cale (et qu’on chercherait en vain dans le livre pionnier de raskin), lui
étaient inconcevables. Mimèsis et La Renaissance orientale n’auraient
   :     

jamais vu le jour si auerbach et schwab n’avaient été contraints par


les mêmes circonstances tragiques de mobiliser leurs bibliothèques
intérieures pour affirmer leur foi dans un nouvel humanisme. Leurs
livres de maturité, qui manifestent peut-être le « génie de la vieillesse »
cher à andré Malraux… et à edward said dont les considérations de
theodor adorno sur le « late style » inspirèrent le dernier ouvrage55,
sont avant tout le fruit d’innombrables lectures, l’aboutissement d’une
longue expérience. Cette décantation propre aux livres tard venus fit
défaut à said dans sa conception rigide de l’orientalisme, où la théorie
apparaît surtout, au prix d’autres asservissements, comme une volonté
de distinction, une tentative d’émancipation de deux magistères écra-
sants – sans renoncer à invoquer leur patronage. Mais les chefs d’œu-
vre, les ouvrages sans précédents, sont aussi sans héritiers : ils ne se
déclinent pas et ne se prêtent à aucune récupération. Orientalism a fait
recette. Comme Mimèsis, La Renaissance orientale est unique.

notes
1. dans la « Bibliothèque historique » chez payot.
2. Hachette, 1906.
3. sur ces questions, voir notamment pascale raBauLt-FeuerHaHn, L’Archive des
origines. Sanskrit, philologie, anthropologie dans l’Allemagne du XIXe siècle, paris, Éditions du
Cerf, 2008.
4. en 1993, la société asiatique publia le Livre blanc de l’orientalisme français pour
défendre un champ scientifique entaché d’ethnocentrisme occidental. L’indianiste
Charles MaLaMoud y rappelait que sylvain Lévi, dès 1911 dans une conférence au
musée Guimet (« Les études orientalistes, leurs leçons, leurs résultats »), assignait à
l’étude de l’orient la tâche de détruire les préjugés occidentaux (« Critique et critique
de la critique de l’orientalisme », p. 87-91).
5. traduit en français en 1980 (plusieurs fois réimprimé, augmenté d’une postface
en 1995 et d’une préface en 2003), L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, n’a cessé de
faire polémique depuis sa parution en 1978. Le livre de rasKin, The Mythology of Impe-
rialism. A Revolutionary Critique of British Literature and Society in the Modern Age a paru en
1971. dans sa préface à la dernière édition (new York, Monthly review press, 2009),
Bruce robbins a dénoncé les œillères et les dérives du postcolonialisme institutionna-
lisé, détaché de ses racines historiques, aux antipodes de l’esprit qui animait raskin et
la « Beat Generation ». Certaines récupérations de said ne sont pas moins aberrantes.
6. thomas Brisson, « pourquoi said ? une relecture socio-historique de la genèse
de L’Orientalisme », dans François pouiLLon et Jean-Claude Vatin (éds.), Après l’Orien-
talisme, L’Orient créé par l’Orient, paris, Karthala, 2011, p. 138.
7. Jonah rasKin, « edward said, Colonialism and Global reversibility », postface
à la dernière édition de The Mythology of Imperialism, op. cit., p. 303, traduit par moi.
  

8. edward said, « souvenirs du Caire : enfance dans les contre-courants culturels


de l’Égypte des années 1940 », dans Réflexions sur l’exil et autres essais, traduit de l’anglais
par Charlotte Woillez, arles, actes sud, 2000, p. 359-360.
9. « domaine oriental » dans raymond Queneau (dir.), Encyclopédie de la Pléiade.
Histoire des littératures 1. Littératures anciennes orientales et orales, paris, Gallimard, « Biblio-
thèque de la pléiade », 1955, p. 106, 108 et 219.
10. Cité par Guillaume Louet, « Yggdrasill. “parti de la poésie” (1936-1940) », La
Revue des revues, n° 46, automne 2011, p. 33.
11. Ibid., p. 35.
12. Guillaume Louet, ibid., p. 44.
13. raymond sCHWaB, L’Homme-qui-dort, Genève, Les Éditions du Mont-Blanc,
1946, p. 11.
14. roland Lardinois, postface à sylvain LÉVi, Génie de l’Inde, paris, Éditions allia,
2008, p. 84-85 (texte de la leçon inaugurale de la chaire de langue et de littérature
sanscrite délivrée au Collège de France le 16 janvier 1895). Voir aussi roland Lardi-
nois et Georges W eiLL (dir.), Sylvain Lévi. Le savant et le citoyen. Lettres de Sylvain Lévi à
Jean-Richard Bloch et à Jacques Bigard (secrétaire de l’alliance israélite universelle), paris,
Éditions Honoré Champion, 2010.
15. The Oriental Renaissance : Europe’s rediscovery of India and the East, 1680-1880,
translated by Gene patterson-King and Viktor reinking, new York, Columbia uni-
versity press, 1984.
16. p. e. KeMp, « orientalistes éconduits, orientalisme reconduit », Arabica, t. 27,
fasc. 2, juin 1980, p. 179. de nombreux auteurs ont, avant et après Kemp, démonté
l’argumentation d’Orientalism (Bernard Lewis, Maxime rodinson, Mohammed
arkoun, ibn Warraq, daniel Martin Varisco, robert irwin, François pouillon).
17. Je renvoie à l’article de Jacques Le rider, « Joseph et Moïse égyptiens : sig-
mund Freud et thomas Mann », Savoirs et clinique, 2005/1, n° 6, p. 63 : « en revenant
à Moïse, Freud ne rejoint pas l’idée nationale juive, ni celle d’une renaissance cultu-
relle juive au sein de la civilisation européenne. au contraire, L’Homme Moïse et la reli-
gion monothéiste pousse à l’extrême l’invention d’une identité juive assimilée aux
Lumières, au rationalisme scientifique, et à l’éthique, dont spinoza, sans aucun doute,
mais aussi platon ou Kant, ont donné les formulations les plus remarquables. »
18. edward said, Freud et le monde extra-européen, traduit par philippe Babo, paris, Le
serpent à plumes, 2004, p. 83.
19. p. e. KeMp, « orientalistes éconduits, orientalisme reconduit », art. cité, p. 178-
179.
20. Bien que schwab n’appréciât guère la « poésie pure », les notes prises par
Georges Le Breton du Cours de poétique de paul VaLÉrY parurent dans la revue codiri-
gée par schwab, Yggdrasill, de décembre 1937 à décembre 1938.
21. The World, the Text, and the Critic, Cambridge (Massachusetts), Harvard univer-
sity press, 1983.
22. À ce sujet, voir la réaction de rémi LaBrusse à l’ouverture du nouveau dépar-
tement du Louvre : « Le projet architectural rend possible la perpétuation de repré-
sentations collectives consternantes. esthétiquement, on peut s’affliger ou se féliciter,
selon les goûts, d’une réalisation qui concentre l’attention sur un geste “somptueux”
(un “voile” ondulant en résille dorée) plutôt que sur la création discrète d’espaces
   :     

vivants. il reste qu’intellectuellement, le rapport grossièrement analogique entretenu


par l’architecture avec son “sujet” est ravageur. après la métaphore officielle du
“voile”, d’autres évocations ont été reprises par les médias, de la dune à la tente en
passant par le tapis volant. est-il besoin de dire que ces analogies sont non seulement
grossières mais fausses ? Comme si des arts conçus dans les grandes métropoles médi-
terranéennes de l’antiquité tardive (damas, Le Caire) étaient nés sous la tente ;
comme si des arts qui se sont déployés dans les campagnes d’espagne comme sous les
moussons de l’inde étaient des arts du désert et des dunes. et passons sur le voile, fai-
sant de “l’orient” un domaine forcément mystérieux et forcément sensuel, ou sur le
tapis volant, le plus désespérant des clichés exotiques : que dirait-on d’un département
d’art occidental qui choisirait la hutte des sept nains comme modèle pour présenter la
Joconde ? » (« des arts de l’islam au Louvre et de quelques ambiguïtés », La Croix, 19
novembre 2012, p. 24.)
23. andré p adouX , « roland Lardinois, L’Invention de l’Inde. Entre ésotérisme et
science », Archives de sciences sociales des religions, 148, octobre-décembre 2009, document
148-78.
24. Domaine oriental, op. cit., p. 113.
25. dans The World, the Text and the Critic (Harvard university press, 1983) said
écrivait de Mimèsis : « autrement dit, le livre doit véritablement son existence à son
exil oriental, non-occidental, et à sa perte de domicile » (p. 8, traduit par moi).
26. aamir r. MuFti, « auerbach in istanbul : edward said, secular Criticism,
and the Question of Minority Culture », Critical Inquiry, 25, automne 1998, p. 125,
traduit par moi.
27. Kader KonuK, East West Mimèsis. Auerbach in Turkey, stanford, stanford uni-
versity press, 2010, p. 15, traduit par moi. (Jonah rasKin employa la même formule à
propos de said, qui aurait été bien placé pour mieux comprendre auerbach : « s’il est
un livre de said vers lequel je presserais les lecteurs de ce livre de se tourner, c’est Out
of Place [À Contre-voie], ses souvenirs d’enfance dans une partie particulière du Moyen-
orient, à un moment particulier des années quarante et cinquante », op. cit., p. 303).
sur l’héritage d’auerbach et de said en turquie, voir tuncay BirKan, « From auer-
bach to said in istanbul : saidian publishing in turkey », dans Müge Gürsoy et Başak
ertür (éd.), Waiting for the Barbarians. A Tribute to Edward Said, London-new York, Verso,
2008, p. 66-79.
28. « restons dans la note discrète que ce poète garde – et dans sa vie et dans son
œuvre. nous sommes loin du succès de la Foire sur la Place où s’agitent tant de faux
talents pour la conquête du succès et de la fortune. raymond schwab – qui est né en
1881 – n’est connu que d’une élite. d’une élite silencieuse, trop silencieuse. » (Christian
sÉnÉCHaL, « raymond schwab », Poésie. Cahiers mensuels illustrés, 1933, n° 6, p. 103.)
29. « au moins des coïncidences », Mercure de France, février 1958, n° 1134, p. 270.
30. « Éloge de l’orient, éloge de l’orientalisme. Le jeu d’échecs d’anquetil-duper-
ron », Revue de l’histoire des religions, 1995, t. 212, n° 4, p. 423.
31. « Le livre sur Bourges est le moins éminent de toute la production de schwab.
on se demande pourquoi –sinon des affinités mal élucidées entre Bourges et schwab
– il a choisi cette corvée pour sa thèse complémentaire à la sorbonne ». edward said,
« raymond schwab and the romance of ideas », Daedalus, vol. 105, n° 1, Winter
1976, p. 157, traduit par moi.
  

32. « on se tromperait […] en voyant l’expression d’une profession de foi poli-
tique dans des pages qui témoignent sans doute seulement d’un accord philosophique
du jeune écrivain avec des auteurs qu’il aime. Ce n’est pas être raciste ni fasciste que
de s’opposer, selon la forte parole de Gobineau, à un monde “qui brûle les villes, abat
les cathédrales, ne veut plus de livres, ni de musique, ni de tableaux, et substitue à tout
la pomme de terre, le bœuf saignant et le vin bleu”. » andré LeBois, La Genèse du Cré-
puscule des dieux, paris, L’amitié par le Livre, 1954, p. CiV. La nécrologie de ray-
mond schwab par Marie-Jeanne durrY répond à cette déploration : « schwab était à
la fois le grand prosateur et le grand poète à qui notre temps, “l’âge d’acier”, de dislo-
cation et de décomposition, la “mauvaise époque” comme il l’appelait avec encore
trop d’indulgence, n’a pas fait la place qu’il méritait. » Mercure de France, 1er juillet 1956,
n° 115, p. 560.
33. « au moins des coïncidences », art. cité, p. 290-293. et plus loin : « des deux
thèses exigées, l’une racontait [l]a vie exemplaire [d’Élémir Bourges], et l’autre l’his-
toire héroïque de ces premiers orientalistes dont il me parlait avec amour ou
humour », p. 307. affirmation reprise dès les premières pages de La Renaissance
orientale : « il y a une trentaine d’années, pour répondre à une question d’Élémir
Bourges, ce grand homme, je voulus savoir qui avait été anquetil-duperron, gloire
obscure ; ainsi ai-je été mis sur une longue voie où j’apercevais que la naissance d’un
humanisme intégral était un chapitre capital et inédit de l’histoire des civilisations ».
34. edward s aid , « raymond schwab and the romance of ideas », art. cité,
p. 161, traduit par moi. notons l’usage, pernicieux pour le coup, de ces guillemets qui
auréolent le comparatisme de soupçon, sans autre précision.
35. La Renaissance orientale, op. cit., p. 453-454.
36. « au moins des coïncidences », art. cité, p. 297-299.
37. Mercure de France, décembre 1956, n° 1120, p. 663.
38. daniel Martin VarisCo, Reading Orientalism. Said and the Unsaid, seattle-Lon-
don, university of Washington press, 2007, p. 44, traduit par moi. Quant à l’islamo-
logue indien connu sous le nom de plume d’iBn WarraQ, il consacra plusieurs pages
au « curieux cas d’edward said et raymond schwab » : « si je convaincs des lecteurs
d’étudier La Renaissance orientale de raymond schwab, mes efforts n’auront pas été
vains. Car le livre de schwab est, en chacune de ses presque cinq cents pages, une
réfutation directe, érudite, de toutes les assertions de said dans Orientalism. page après
page, schwab honore les orientalistes, tous ces grands savants dont said ne peut traiter
qu’en ricanant. sir William Jones, Colebrooke, anquetil-duperron, et tant d’autres
qui font une apparition fugace, honteuse dans Orientalism, sont portés en triomphe,
claironnés, acclamés dans La Renaissance orientale comme héros, humanistes, sauveurs et
vaillants chevaliers de la connaissance, que l’histoire culturelle doit chérir pour avoir
enrichi la civilisation occidentale mais aussi pour avoir brisé les barrières culturelles,
jeté à bas les clôtures que said veut ressusciter entre l’orient et l’occident, entre les
États-unis et eux. » (Defending the West. A Critique of Edward Said’s Orientalism, new York,
prometheus Books, 2007, p. 209.)
39. J. B. Katz, compte rendu de la traduction américaine de La Renaissance orien-
tale, Journal of Indian Philosophy, 1990/18, p. 343, traduit par moi. plus haut, Katz
observe que « la version anglaise, passant à côté des résonances originales, échoue par-
fois à transmettre la clarté de pensée qui s’impose chez schwab » (p. 342). said, qui ne
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maîtrisait pas parfaitement le français, put également manquer certaines nuances et


allusions.
40. « Loin de se confondre avec un “néo-romantisme” passéiste, ainsi que l’a sou-
ligné Claude pichois, ce nouveau romantisme constitue en effet un courant participant
pleinement de la modernité, qui substitue au “romantisme ancien” une sorte de “sur-
romantisme”, pour reprendre l’expression de Maurice Gauchez. un surromantisme
abreuvé à la source du romantisme allemand et onirique, et imprégné des travaux de
Freud sur l’inconscient et le rêve. en cela, il n’est pas sans entretenir des liens de
convergence avec le surréalisme. » Éric VautHier, « nouveau romantisme et fiction
brève dans l’entre-deux-guerres », RHLF, 209/2, vol. 109, p. 323. pour compléter
l’univers de raymond schwab, notons qu’il dirigea un numéro spécial de La Revue
musicale (janvier 1952, n° 10) consacré à La Littérature française et la musique, avec notam-
ment des contributions de Claudel, Gabriel Marcel, Valentine Hugo, Henri sauguet,
Georges auric.
41. La NRF,  n° 18, Juin 1910, p. 728-733.
42. raymond sCHWaB, La Vie d’Élémir Bourges, paris, stock, 1948, p. 65.
43. « note sur l’auteur » dans raymond sCHWaB, La Conquête de la Joie, paris, Ber-
nard Grasset, 1922, p. Vii-Xiii.
44. Raymond Schwab, paris, Le divan, 1932, p. 11. première femme élue professeur
de littérature à la sorbonne en 1947, après avoir été révoquée de l’enseignement supé-
rieur en application du second statut des juifs en juin 1941, Marie-Jeanne durry était
également liée à Jacques Madaule, écrivain catholique et fondateur de l’amitié judéo-
chrétienne de France, qui lui consacra un volume dans la collection « poètes d’au-
jourd’hui », aux éditions seghers en 1966.
45. Cité par Catherine F HiMa , « Max Jacob ou la symbiose des identités para-
doxales », Archives juives, 2002/1, vol. 35, p. 77.
46. « il est issu d’une famille juive de Lorraine où son père était directeur d’assu-
rances. […] il fait des études de lettres à paris et fréquente au début des années 1900
les cercles littéraires de l’ ens de la rue d’ulm. toutefois, il entre au Conseil de la
république en 1912 et mène une carrière de fonctionnaire au sénat où il devient
rédacteur, puis directeur du service des comptes rendus analytiques. Mais schwab, qui
s’est converti au catholicisme à la faveur du mouvement touchant alors nombre d’in-
tellectuels, juifs et non-juifs, est avant tout poète, romancier, biographe, mélomane,
historien de la littérature et des arts, critique. » roland Lardinois, article « schwab,
raymond (nancy, 1884-paris, 1956) », dans François pouiLLon (éd.), Dictionnaire des
orientalistes de langue française, paris, iisM-Karthala, 2008, p. 878.
47. « Je le voyais souvent avec Joseph Baruzi, si injustement oublié, mais chez qui
la volonté d’effacement était presque excessive. » Gabriel MarCeL, « Ce sourire indé-
chiffrable… », Mercure de France, décembre 1956, n° 1120, p. 672. sur Jean Baruzi,
professeur d’histoire des religions au Collège de France, et son frère Joseph, auteur
d’ouvrages sur Victor Hugo et Wagner que Vladimir Jankélévitch tenait en haute
estime, voir e. doLLÉans, « Jean et Joseph Baruzi », L’Actualité de l’histoire, mai 1954,
n° 8, p. 32 : « ils nous rendent sensibles à ce qu’était la société intellectuelle française
des années d’entre les deux guerres et au contraste qui existe entre cette société et celle
d’à présent. […] Joseph Baruzi a cherché à discerner quels hommes au cours du XiXe
siècle recèlent une vie mythique qui puisse être saisie en leurs abîmes ».
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48. Guy LaVaud, « Le poète », Mercure de France, décembre 1956, p. 642.
49. paris, plon, 1925, p. 55.
50. Marie-Jeanne durrY, op. cit., p. 16.
51. andré rousseauX, art. cité note 37, p. 664.
52. raymond s CHWaB , « Marina », dans Ôtez la pierre, paris, Claude aveline,
1930, p. 160.
53. « tout de suite [pierre van der Meulen, président du tribunal] me mettait en
présence de Gertrude stein, qui habitait dans le voisinage un palais de fée écossaise où
l’on entrait par des chemins de boue. […] Qui aurait prévu que Gertrude et les autres
événements s’allieraient pour une conclusion biblique ? […] C’est parce que je tradui-
sais ses livres que je les aimais, c’est parce que j’avais aimé de les traduire que je les
traduisais, et c’est parce que je les traduisais que je ne peux pas dire si, après tout, je
sais l’anglais, mais je suis sûr que j’ai appris le gertrude, – à preuve ce que je viens d’en
dire. » « au moins des coïncidences », art. cité, p. 301-302. C’est ainsi que schwab
traduisit et introduisit Brewsie et Willie (paris, p. Morihien, 1947), et, avec andrée Val-
lette, Trois Vies (paris, Gallimard, 1954).
54. Ibid., p. 274.
55. Du style tardif, traduit par Michelle-Viviane tran Van Khai, arles, actes sud,
2012.

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