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Contributions
de
sophie Basch. philippe Büttgen. Michel espagne
Catherine Fhima. isabelle Kalinowski. roland Lardinois.
sabine Mangold. François pouillon. pascale rabault-Feuerhahn.
perrine simon-nahum. Céline trautmann-Waller.
Lucette Valensi
sous la direction de
Michel espagne & perrine simon-nahum
Éditions de l’éclat
table
Sophie Basch
et ses critiques n’ont guère saisi, ou voulu saisir car ce fil ne servait les
intérêts ni des uns ni des autres. son humanité est indéchiffrable sans
l’attirance envers le judaïsme sécularisé recyclé dans le politique, dans
l’esprit critique et dans tous les domaines du savoir, en ce terrible XXe
siècle où les persécutions autorisaient l’art, la science et la lutte sociale
pour seul bagage – sans Freud expatrié à Londres pour échapper au
nazisme, sans erich auerbach exilé à istanbul après sa destitution de
l’université de Marbourg, sans Jonah raskin en rébellion contre ses
parents communistes embourgeoisés, sans raymond schwab qui rédi-
gea La Renaissance orientale dans la clandestinité, et qui ne cessa, comme
le martèle encore le dernier grand texte publié de son vivant, de sou-
haiter la fin de l’européocentrisme : « le corpus strictement européen
des littératures qu’on enseigne dans nos écoles a l’air d’un estropié
congénital ou d’un mutilé volontaire » ; « l’asie, c’est notre tome 1,
qui a toujours l’air pour nous d’un tome 2 » ; « avec la force de l’évi-
dence, m’apparaît la nécessité d’une vaste et minutieuse psychologie
Comparative (asie-europe), où l’europe se renseignerait enfin profon-
dément sur ses rivales en les traitant comme des égales9 ». Ces affirma-
tions, schwab les égrène dans un texte commandé par raymond
Queneau, une vieille connaissance : il lui avait rendu hommage dès
1939 dans l’article « en liquidant le surréalisme », où il saluait l’« ori-
ginale opération de nettoyage » menée par la revue Volontés, en réac-
tion contre « l’ère des décompositions10 ». Membre du directoire de la
revue Yggdrasill (1936-1940) quand Queneau œuvrait dans le comité de
Volontés (1937-1940), schwab, hostile à l’esprit doctrinaire, refusait de
lutter contre les effets de la débâcle par « la prétendue révolution sur-
réaliste 11 » qu’il associait à l’aphasie. La Renaissance orientale prend
racine dans une quête de l’universalisme poétique dont la vitrine fut,
avant guerre, une revue nommée d’après l’arbre-Monde de la mytho-
logie scandinave, Yggdrasill. Bulletin mensuel de la Poésie en France et à
l’étranger, dirigée par schwab avec Guy Lavaud « sans distinction
d’écoles et de pays ». s’y côtoyaient des traductions de poésie hon-
groise, chinoise, turque, chypriote, tchèque, anglaise, russe, finnoise,
palestinienne… L’occupation mettra fin à la publication d’Yggdrasill,
« revue exceptionnelle à la fois par ses prospections, son ouverture
considérable sur des ailleurs poétiques et son inflexibilité à l’égard des
modes en vigueur12 ». C’est alors, sa parole étant interdite dans son
pays « par un régime nominalement français13 », que son principal ani-
mateur, fidèle à sa vocation, poursuivit son œuvre en cachette en reve-
les paroles qu’il lançait vers lui sans les entendre, sachant que son poème
fait pour le ciel resterait enfermé dans sa pensée, très beau mais inutile à
toute la terre, sohrab, tandis que son front balayait la poussière, laissa
tomber de ses yeux morts des larmes si lourdes qu’elles creusèrent à son
seuil deux trous qu’on y voit encore ; et ces deux signes dans la pierre
sont le seul distique que l’on ait pu lire du poète sohrab.
L’œuvre à venir témoignera de cette difficulté à s’arracher au
silence. difficulté prolixe… La même année 1910, paraissait chez
Grasset un recueil de nouvelles, Regarde de tous tes yeux (le conseil du
bourreau à Michel strogoff qu’il s’apprête à aveugler), qui attira l’at-
tention de deux lecteurs : augustine Bulteau (1860-1922) dite
« toche », Jacques Vontade de son nom de plume ou encore Fœmina,
amie de pierre Louÿs, de paul-Jean toulet et d’Henri de régnier,
Vénitienne d’adoption, chroniqueuse influente, et Élémir Bourges
(1852-1925), romancier inclassable, disciple de l’occultiste Joséphin
péladan, dont les œuvres les moins oubliées sont Le Crépuscule des Dieux,
étude de mœurs de la Mitteleuropa décadente, et La Nef, épopée méta-
physique à la gloire de prométhée, qui marque sa « consécration défi-
nitive aux Grecs et aux Hindous42 ». dans sa préface à La Conquête de la
Joie, que Grasset publia en 1922, Madame Bulteau souligne le « sens
du mystérieux », « l’interrogation anxieuse » d’un écrivain dont la pas-
sion « se compose de tristesse ardente, d’inquiétude » et de « besoin de
fuite », mais aussi « la curiosité féconde de l’esprit et des sens, la soif
que rien ne doit étancher43 ». dix ans plus tard, Marie-Jeanne durry,
née Walter dans une famille où le judaïsme devait, comme dans celle
de schwab, se manifester avant tout dans le culte du savoir, s’enthou-
siasma dans une plaquette consacrée au contemporain dont elle célè-
bre le talent : « La Conquête de la Joie, récit et vision, confidence
allégorique, effusion et conte des mille et une nuits, féerie, cantique :
avant tout poème en prose. schwab a désormais son style : serré,
dense, elliptique, plus successif que périodique, frappé d’images, à la
fois lapidaire et fastueux44 ». raymond schwab, converti au catholi-
cisme, aurait-il pu s’exclamer comme Max Jacob, se confiant en 1915
à Jean-richard Bloch, « Je n’attends plus le Messie comme mes coreli-
gionnaires : je l’ai vu !45 » ? aucune confidence ne permet de l’affirmer.
Mais la tonalité de ses écrits permet de penser que, pas plus que Jacob,
il n’aurait accepté d’être traité d’apostat pour un choix sincère, qui
n’est pas isolé à l’époque, et certainement influencé par une famille lit-
téraire46. schwab s’inscrit dans une double mouvance intellectuelle et
:
notes
1. dans la « Bibliothèque historique » chez payot.
2. Hachette, 1906.
3. sur ces questions, voir notamment pascale raBauLt-FeuerHaHn, L’Archive des
origines. Sanskrit, philologie, anthropologie dans l’Allemagne du XIXe siècle, paris, Éditions du
Cerf, 2008.
4. en 1993, la société asiatique publia le Livre blanc de l’orientalisme français pour
défendre un champ scientifique entaché d’ethnocentrisme occidental. L’indianiste
Charles MaLaMoud y rappelait que sylvain Lévi, dès 1911 dans une conférence au
musée Guimet (« Les études orientalistes, leurs leçons, leurs résultats »), assignait à
l’étude de l’orient la tâche de détruire les préjugés occidentaux (« Critique et critique
de la critique de l’orientalisme », p. 87-91).
5. traduit en français en 1980 (plusieurs fois réimprimé, augmenté d’une postface
en 1995 et d’une préface en 2003), L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, n’a cessé de
faire polémique depuis sa parution en 1978. Le livre de rasKin, The Mythology of Impe-
rialism. A Revolutionary Critique of British Literature and Society in the Modern Age a paru en
1971. dans sa préface à la dernière édition (new York, Monthly review press, 2009),
Bruce robbins a dénoncé les œillères et les dérives du postcolonialisme institutionna-
lisé, détaché de ses racines historiques, aux antipodes de l’esprit qui animait raskin et
la « Beat Generation ». Certaines récupérations de said ne sont pas moins aberrantes.
6. thomas Brisson, « pourquoi said ? une relecture socio-historique de la genèse
de L’Orientalisme », dans François pouiLLon et Jean-Claude Vatin (éds.), Après l’Orien-
talisme, L’Orient créé par l’Orient, paris, Karthala, 2011, p. 138.
7. Jonah rasKin, « edward said, Colonialism and Global reversibility », postface
à la dernière édition de The Mythology of Imperialism, op. cit., p. 303, traduit par moi.
32. « on se tromperait […] en voyant l’expression d’une profession de foi poli-
tique dans des pages qui témoignent sans doute seulement d’un accord philosophique
du jeune écrivain avec des auteurs qu’il aime. Ce n’est pas être raciste ni fasciste que
de s’opposer, selon la forte parole de Gobineau, à un monde “qui brûle les villes, abat
les cathédrales, ne veut plus de livres, ni de musique, ni de tableaux, et substitue à tout
la pomme de terre, le bœuf saignant et le vin bleu”. » andré LeBois, La Genèse du Cré-
puscule des dieux, paris, L’amitié par le Livre, 1954, p. CiV. La nécrologie de ray-
mond schwab par Marie-Jeanne durrY répond à cette déploration : « schwab était à
la fois le grand prosateur et le grand poète à qui notre temps, “l’âge d’acier”, de dislo-
cation et de décomposition, la “mauvaise époque” comme il l’appelait avec encore
trop d’indulgence, n’a pas fait la place qu’il méritait. » Mercure de France, 1er juillet 1956,
n° 115, p. 560.
33. « au moins des coïncidences », art. cité, p. 290-293. et plus loin : « des deux
thèses exigées, l’une racontait [l]a vie exemplaire [d’Élémir Bourges], et l’autre l’his-
toire héroïque de ces premiers orientalistes dont il me parlait avec amour ou
humour », p. 307. affirmation reprise dès les premières pages de La Renaissance
orientale : « il y a une trentaine d’années, pour répondre à une question d’Élémir
Bourges, ce grand homme, je voulus savoir qui avait été anquetil-duperron, gloire
obscure ; ainsi ai-je été mis sur une longue voie où j’apercevais que la naissance d’un
humanisme intégral était un chapitre capital et inédit de l’histoire des civilisations ».
34. edward s aid , « raymond schwab and the romance of ideas », art. cité,
p. 161, traduit par moi. notons l’usage, pernicieux pour le coup, de ces guillemets qui
auréolent le comparatisme de soupçon, sans autre précision.
35. La Renaissance orientale, op. cit., p. 453-454.
36. « au moins des coïncidences », art. cité, p. 297-299.
37. Mercure de France, décembre 1956, n° 1120, p. 663.
38. daniel Martin VarisCo, Reading Orientalism. Said and the Unsaid, seattle-Lon-
don, university of Washington press, 2007, p. 44, traduit par moi. Quant à l’islamo-
logue indien connu sous le nom de plume d’iBn WarraQ, il consacra plusieurs pages
au « curieux cas d’edward said et raymond schwab » : « si je convaincs des lecteurs
d’étudier La Renaissance orientale de raymond schwab, mes efforts n’auront pas été
vains. Car le livre de schwab est, en chacune de ses presque cinq cents pages, une
réfutation directe, érudite, de toutes les assertions de said dans Orientalism. page après
page, schwab honore les orientalistes, tous ces grands savants dont said ne peut traiter
qu’en ricanant. sir William Jones, Colebrooke, anquetil-duperron, et tant d’autres
qui font une apparition fugace, honteuse dans Orientalism, sont portés en triomphe,
claironnés, acclamés dans La Renaissance orientale comme héros, humanistes, sauveurs et
vaillants chevaliers de la connaissance, que l’histoire culturelle doit chérir pour avoir
enrichi la civilisation occidentale mais aussi pour avoir brisé les barrières culturelles,
jeté à bas les clôtures que said veut ressusciter entre l’orient et l’occident, entre les
États-unis et eux. » (Defending the West. A Critique of Edward Said’s Orientalism, new York,
prometheus Books, 2007, p. 209.)
39. J. B. Katz, compte rendu de la traduction américaine de La Renaissance orien-
tale, Journal of Indian Philosophy, 1990/18, p. 343, traduit par moi. plus haut, Katz
observe que « la version anglaise, passant à côté des résonances originales, échoue par-
fois à transmettre la clarté de pensée qui s’impose chez schwab » (p. 342). said, qui ne
:
48. Guy LaVaud, « Le poète », Mercure de France, décembre 1956, p. 642.
49. paris, plon, 1925, p. 55.
50. Marie-Jeanne durrY, op. cit., p. 16.
51. andré rousseauX, art. cité note 37, p. 664.
52. raymond s CHWaB , « Marina », dans Ôtez la pierre, paris, Claude aveline,
1930, p. 160.
53. « tout de suite [pierre van der Meulen, président du tribunal] me mettait en
présence de Gertrude stein, qui habitait dans le voisinage un palais de fée écossaise où
l’on entrait par des chemins de boue. […] Qui aurait prévu que Gertrude et les autres
événements s’allieraient pour une conclusion biblique ? […] C’est parce que je tradui-
sais ses livres que je les aimais, c’est parce que j’avais aimé de les traduire que je les
traduisais, et c’est parce que je les traduisais que je ne peux pas dire si, après tout, je
sais l’anglais, mais je suis sûr que j’ai appris le gertrude, – à preuve ce que je viens d’en
dire. » « au moins des coïncidences », art. cité, p. 301-302. C’est ainsi que schwab
traduisit et introduisit Brewsie et Willie (paris, p. Morihien, 1947), et, avec andrée Val-
lette, Trois Vies (paris, Gallimard, 1954).
54. Ibid., p. 274.
55. Du style tardif, traduit par Michelle-Viviane tran Van Khai, arles, actes sud,
2012.