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LETTRES

SUR

L'ÉDUCATION.
-b-C4

PARIS, —IMPRIMERIE DE L. TINTERLIN ET C°,


rue Neuve -des-Bons • Enfants, 5
—to•Ct-–
L E T TRES

A UN PÈRE

SUR L'ÉDUCATION
DE sON FILs,

9Paz Jlb. Cauteutie,


ANCIEN INSPECTEUR-GÉNÉRAL DES ÉTUDES.

T R o1s1ÈME ÉD1T1 oN.

PARIS,
LAGNY FRÈRES, ÉDITEURS,
8, RUE GARANCIÈR E.

18 56

º
IDÉùié

A LA JEUNE ACADÉMIE

DE PONTLEVOY•
T R 0 lSl ÈM E É D l T 10 N.

Les premières éditions de ce petit ouvrage ont


été accueillies avec une faveur qui m'a touché, et
m'a été à la fois un signe du retour des esprits aux
idées morales.

Quelques observations m'ont été faites ; j'en ai


profité. L'ouvrage même a été reproduit en
Belgique avec des annotations instructives, par
M. l'abbé Louis; ainsi, par l'approbation et par là
contradiction même, mes propres idées se sont
étendues, et dans ce petit cadre d'ouvrage de
famille, j'ai vu toutes les questions de société et
d'avenir.
Mais ne voulant pas altérer la simplicité de mon
travail, j'ai peu changé la forme et le fond de ce
premier volume. J'ai mieux aimé renvoyer à un
volume nouveau le développement de mes idées,
en les confiant à l'intelligence des mères et au pa
tronage de leur tendresse.
Dans cette grande œuvre de l'éducation du jeune
lhomme, le concours du père et de la mère n'est pas
de trop.
Je donnerai donc à chacun sa part, et chaque
part est belle et touchante.
Après l'étude de cette éducation polie et lettrée,
savante et chrétienne, peut-être il restera l'examen
d'une autre éducation, de l'éducation populaire :
question très digne d'intérêt pour les moralistes !
Mais dans la société tous les rangs se tiennent,
et l'intelligence est une. Ainsi, avoir rendu l'homme
bon dans les conditions élégantes, c'est avoir aussi
fait descendre les habitudes de vertu dans les con
ditions moins fortunées,
Que l'enseignement soit pur, que l'instruction
soit religieuse, que les lettres soient morales, et
que par cette influence de la pensée chrétienne
l'esprit de famille soit ravivé dans les hauts rangs ;
qui doute que toutes les classes ne s'améliorent à
ce contact, et que l'éducation populaire ne re
prenne bientôt un caractère analogue de simplicité,
de probité et d'honneur.
C'est une espérance qui doit venir en aide à ceux
qui s'adonnent à l'étude modeste des questions
d'enseignement. Le monde ne les aperçoit pas tou
jours, mais ils sont consolés s'ils pensent que leur
parole peut déposer dans le fond des âmes un
germe de vertu. Travailler à rendre l'homme bon,
c'est travailler à le rendre heureux.
A UN PÈRE.

Vous voulez, mon ami, que je vous


fasse part de mes idées sur l'éducation.
C'est, dites-vous, que vous avez be
soin de recueillir tous les avis, et de vous
faire un plan raisonné d'études et de con
duite pour l'enfant qui vous est si cher.
Je céderai à votre désir, ne fût-ce que
pour m'éclairer par une méditation nou
velle sur un sujet qui a occupé plusieurs .
années de ma vie, et pour me distraire
quelques moments des études moins rian
tes que la politique m'a depuis imposées.
Et encore, les questions d'éducation
n'ont-elles pas aussi un intérêt de poli


1() A UN PÈRE.

tique ? Quelle question de parti peut les


égaler? L'éducation, c'est tout l'avenir.
Pauvres passagers que nous sommes sur
cette terre de passions et de troubles,
nous nous agitons pour saisir les révolu
tions dans leur marche, et pour en faire
sortir le triomphe de nos systèmes et de
nos espérances; et nous ne voyons pas
que nos disputes et nos victoires mêmes
ne font rien, si les générations nous
échappent.
L'éducation est la raison et la fin des
révolutions. L'éducation peut disposerun
peuple àl'anarchie comme à la servitude,
comme à la liberté. Celui qui s'occupe
dans le silence de former la jeunesse aux
vertus, n'est-il donc pas plus prévoyant
et plus politique que celui qui cherche à
dominer les partis par l'autorité du ta
lent ou l'ardeur des intrigues? Celui-ci
A UN PÈRE. 11

agit sur un présent qui fuit sans cesse ;


l'autre va droit à l'avenir. L'un cherche

des victoires d'un jour; l'autre un der


nier terme aux agitations et aux erreurs.
Vous voyez qu'il me serait aisé de rat
tacher à mes pensées habituelles de poli
tique la question pleine de charme que
vous me proposez. Mais le ferai-je? as
surément non. Je prendrai dans cette
question tout ce qu'elle a de simple, tout
ce qui répond à l'espérance d'un père
chrétien et aux doux vœux d'une tendre
mère. Ce ne sont point des systèmes que
je vais vous exposer; ce sont des idées
pratiques, que vous-même avez mûries
mieux que moi sans doute, mais dont
vous tirerez profit encore par le nouvel
examen que vous en ferez en lisant mes
lettres. Puisse ce faible travail ne vous
être point inutile ! Voici que je tiens la
12 A UN PÈRE.

plume sous l'inspiration des plus beaux


exemples. Pontlevoy est là devant mes
yeux avec sa brillante jeunesse, et son
éducation élégante et polie, et son véné
rable chef, et ses maîtres savants et let
trés, et sa jeune académie, et ses arts si
nobles et si variés. Heureuse France ! si
tous ses enfants grandissaient de la sorte
dans l'exercice des talents et des vertus !
Et cette image présente n'empêche pas
ma pensée de se porter sur d'autres lieux
où l'éducation est de même fécondée par
l'esprit chrétien. Juilly, antique modèle
que j'ai vu renaître sous la main de quel
ques hommes vertueux, s'offre à moi
comme une espérance de plus d'ave
nir. (1) A mesure que je recueille mes
(1) Et depuis, que d'asiles nouveaux ouverts à
la jeunesse de France ! alors, nous luttions, la vic
toire est venue ensuite ; puisse-t-elle réaliser tous
nOS Voeux ! 1855.
A UN PÈRE. 13

idées sur le sujet que vous me donnez,


je me laisse aller au besoin de recher
cher tout ce qui peut me promettre la
réalisation de mes vœux et des vôtres.

L'éducation n'est pas ce qu'elle doit


être : qui ne le voit? Mais des asiles
restent à l'enfance, et plus d'une vertu
peut renaître dans notre patrie. Mon
ami, contribuons pour quelque chose
à cet avenir. Cela vaudra mieux que
nos disputes de parti; et nous, qui avons
perdu tant de beaux rêves, nous nous
consolerons du moins par l'espérance
de laisser des enfants plus heureux que
IlOUlS.

A la Mahoudière, près Pontlevoy,


1 le 10 novembre 1834.
INsTRUCTIoN, ENSEIGNEMENT, ÉDUCATIoN.

-># #-

Mon ami, comprenez d'abord ma pensée.


Je vais vous parler de l'éducation de votre
enfant.
L'éducation, ce n'est pas l'instruction, et
ce n'est pas non plus tout-à-fait l'enseigne
ment.

L'éducation, c'est la pensée qui préside à


l'une et à l'autre.
L'instruction peut exister sans l'éducation,
nous en avons eu trop d'exemples.
L'enseignement, de son côté, peut exister
16 LETTRES

sans l'éducation et sans l'instruction. C'est


alors un métier d'ignorance et un trafic de
barbarie.
D'autre part, l'instruction peut être éten
due, et l'enseignement mauvais et nul. Les
méthodes sont pour beaucoup dans ce vice
d'enseignement ; ce qui peut y être pour
beaucoup aussi, c'est le caractère des maîtres.
Le maître instruit, mais dont la vocation
n'est pas excitée par un esprit de zèle et de
vertu, n'est guère meilleur que le maître
ignorant et inculte.
Et par ce peu de mots, vous voyez que si
j'embrassais sous tous ses aspects la question
d'éducation, ou d'institution de la jeunesse,
comme parle notre vieille langue, c'est un
vaste livre que j'aurais à faire !
Cela ne servirait de rien, à vrai dire. Les
méthodes d'enseignement et le caractère des
maîtres se réforment et se modifient par
l'esprit de l'éducation.
Si l'éducation n'est pas chrétienne, le
plus habile enseignement et l'instruction la
mieux entendue ne produiront que des fruits
médiocres.
sUR L'ÉDUCATION. 17

Et aussi je ris en moi-même de ce grand


étalage d'instruction que fait notre siècle,
· croyant se rendre supérieur parce qu'il mul
tiplie les écoles. Il est bon sans doute de
multiplier les écoles; mais il n'est pas bon
dc les multiplier sans savoir ce qui doit y
être enseigné aux hommes.
Ce qu'il faut à un peuple, c'est beaucoup
moins l'instruction que l'éducation ; car enfin
l'instruction est toujours bornée pour la mul
titude, et dans cette diffusion égale de quel
ques notions élémentaires, il n'y a rien évi
demment de ce qui fait les siècles de génie.
Il est même permis de dire qu'un peuple
composé seulement de gens lettrés et de sa
vants, ne pourrait pas exister en société, at
tendu que la société a des conditions maté
rielles que les savants et les gens lettrés ne
sauraient ni ne voudraient accomplir..
Dieu a fait ainsi la société, et les lois de
Dieu ne seront pas aisément changées, je le
soupçonne.
Il y a donc quelque chose de faux dans ce
qu'on nomme l'instruction publique et l'ins
truction populaire.
2
18 LETTRES

Le mot d'éducation est seul complètement


- >-vrai. Il faut de l'éducation à un peuple ; sans
l'éducation, l'instruction pourra très bien le
mener à la barbarie.
Toutefois l'éducation ne peut guère être
distincte de l'instruction, puisque donner de
l'éducation à un peuple, c'est l'instruire ; et
elle ne peut pas davantage être séparée de
l'enseignement, puisque l'enseignement trans
met l'instruction.
Mais l'éducation n'en reste pas moins le
fond de l'instruction comme de l'enseigne
Illent.

L'éducation est l'âme des études humaines,


quelles qu'elles soient en elles-mêmes, et
quelles que soient les méthodes employées
pour les transmettre aux hommes. Et comme,
de nos jours, c'est cette partie essentielle
de l'institution morale des peuples qui a été
sacrifiée, c'est d'elle seule que je veux vous
parler !
Mon ami, les objets d'instruction et les
méthodes d'enseignement ont déjà donné
lieu à trop de controverses et de nouveautés.
Je ne vous propose pas de système à moi, à
SUR L'ÉDUCATION. 19

Dieu ne plaise! S'il était question de système …


entre nous, j'irais tout simplement chercher
celui de Rollin, de ce maître vertueux et bon,
qui aima l'enfance et s'occupa avec tendresse
de son bonheur. Seulement je vous propose
rais de le réformer en quelques points qui
tiennent encore à l'éducation ; mais quant
aux méthodes, je pense toujours que nos es
sais nouveaux ne valent pas mieux que son
expérience. J'aime les méthodes lentes et la
borieuses. L'esprit de l'homme est comme
son corps, il se forme au travail; et c'est
encore une loi de Dieu, qui nous a condam
nés à nous traîner péniblement dans la vie et
qui a donné au génie même un prix nou
veau, en le soumettant à la rude condition
des efforts et des labeurs.
Mais non, je ne veux pas chercher de sys
tème. Ce qui est bon, je l'accepte ; ce qui est
meilleur, je l'attends. Je laisse aller l'enfance
selon ses lentes lois de développement, ne
pensant pas que l'homme s'improvise avant
le temps, et que la perfection humaine doive
jamais faire disparaître la loi simple et mer
veilleuse de la progression des âges.
20 LETTRES

C'est donc à l'éducation que je reviens


toujours, c'est-à-dire à l'esprit qui vivifie
l'instruction et l'enseignement, qui féconde
les études et les méthodes.
Je vous prie, mon ami, de me permettre
de resserrer ainsi notre sujet. Tel que je vous
le propose, il répondra à votre pensée ver
tueuse. Car c'est plus qu'un homme instruit,
c'est un homme que vous voulez faire de
votre enfant, et c'est l'éducation toute seule
qui réalisera vos vœux et votre espérance.
sUR L'ÉDUCATIoN. 21

II.

ÉDUCATION DE LA FAMILLE.

->3,363

Il est une éducation dont je ne puis parler


sans émotion, c'est l'éducation du premier
âge, c'est cette suite de premiers soins don
nés à la faiblesse de l'enfance, début difficile
des soins plus difficiles qui seront donnés à
un âge plus avancé,
Mon ami, vous connaissez ces doux spec
tacles de famille, et je me laisserais aller
doucement à les raconter. Combien il y a de
philosophie dans ces premiers essais de la
vie ! Que de joie et que de tristesse à la fois !
22 LETTRES

Voulant former un enfant, je sens qu'il y


aurait à profiter, surtout pour moi, dans cette
étude de l'homme à son berceau. Mais, mon
ami, ce sont des idées pratiques et non des
méditations que vous attendez.
Je ne me hâterai pas d'arracher votre en
fant à ces doux soins de la famille pour le
livrer à des études précoces. Je le laisserai
jouir paisiblement de cette innocence. Je
laisserai ses affections naître et s'affermir
sous de si tendres bienfaits; car, mon ami, je
n'en veux pas faire un héros romain, c'est-à-
dire un petit sauvage sans entrailles. Je veux
en faire un homme avec des vertus chré
tiennes, c'est-à-dire avec une âme sensible
mais forte, avec un caractère mâle mais dé
licat, avec du courage sans âpreté, avec de
l'énergie sans rudesse.
Une mère est admirable pour m'aider à
toucher ce but. Heureux enfant ! Je veux
qu'il soit long-temps bercé sur les genoux de
sa mère, non point pour y recevoir des ca
resses qui l'amollissent, mais des conseils et
des soins qui le fortifient. Heureux enfant !
Sa mère guidera doucement ses premiers pâs
sUR L'ÉDUCATIoN. 23

et consolera ses premières douleurs. Elle


jettera dans son esprit ses premières pensées
et dans son cœur ses premières émotions. La
première elle lui parlera de Dieu ; elle ou
vrira ses yeux sur ce vaste univers; le soir,
à l'aspect d'un ciel étoilé et resplendissant
de feux, elle plongera sa jeune âme dans
l'immensité. Elle lui dira quelques-unes des
merveilles de la création. Elle lui dira que
tout naît et que tout meurt, si ce n'est Dieu,
si ce n'est l'âme ; et de ce double miracle de
la vie et de la mort, elle tirera des réflexions
que l'enfant déjà saura saisir. Car le langage
d'une mère est clair. Il est limpide. Il fait
deviner ce qui ne se peut encore comprendre.
Aussi voyez l'enfant qui prie Dieu, agenouillé
sur sa mère, les mains jointes, l'œil baissé,
l'esprit attentif. D'où vient cette puissance ?
La prière est une élévation de l'âme vers
Dieu. Quoi ! cet enfant qui n'a souci que de
jeux folâtres est capable de monter par delà
les cieux! C'est sa mère qui fait ce miracle ;
ou bien aussi cette pensée de Dieu est natu
relle à l'homme, et il suffit à une tendre voix
de l'appeler pour qu'elle s'éveille. L'enfant
24 LETTRES

est tout captivé par ce seul mot de Dieu.


Ceci est étrange. Mais quoi ! n'y a-t-il pas des
philosophes qui ont pensé que Dieu était in
venté ! Comment donc ce Dieu inventé ré
pond-il à l'intelligence avant même qu'elle
soit formée ! L'enfant ne sait rien encore; et
déjà Dieu, l'être mystérieux, lui est présent.
O philosophes ! n'avez-vous jamais pensé à
ce prodige ?
Il faut avouer que la voix d'une femme a
quelque chose de doucement impérieux qui
ne se trouve pas dans la voix d'un homme.
Les premières leçons que reçoit l'enfant
ont besoin d'être tempérées par une grande
bénignité. Mais aussi il faut prendre garde à
la faiblesse qui énerve l'âme comme le corps.
Tout est excès dans l'humanité. Demander
à l'enfant des vertus austères, c'est lui ôter
sa naïveté pleine de grâce, sans aucun profit
pour ses progrès d'avenir. Lui laisser sa li
berté entière comme si sa raison devait un
jour le réformer d'elle-même, c'est le laisser
grandir à tout hasard et l'exposer à devenir
rebelle aux soins qu'on lui réserve pour d'au
tres temps.
sUR L'ÉDUCATION. 25

Ici l'action paternelle vient heureusement


se méler à la tendre Influence que nous avons
jusqu'à présent suivie.
Le doux empire d'une femme est fortifié
par une autorité mâle et sérieuse, et le ca
ractère de l'enfant commence à se former
sous cette double inspiration.
A bien prendre, tout dans la vie, et même
dans les premiers ans de la vie, est un objet
d'étude et un élément de perfection, et l'en
fant peut admirablement profiter à ces le
çons d'expérience, si elles lui sont exposées
par un père intelligent.
Vous entendez, mon ami, que je veux d'a-
bord qu'on apprenne à l'enfant à devenir
bon et compatissant. La compatissance ( un
autre a fait ce mot) est le sentiment qui se
répand le plus universellement sur la vie hu
maine. A peine l'enfant aura-t-il ouvert les
yeux, qu'il verra des larmes laissez Voir les
larmes à l'enfant, je ne dis point les larmes
versées sur des misères physiques, sur les
souffrances du corps, ou sur les privations,
Ou sur les maux que la passion a faits. Sou
vent il y a de la faiblesse dans ces larmes, et
26 LETTRES

•A

l'enfant ne doit pas s'accoutumer à trop


s'attendrir à de telles douleurs. Mais il y a
des larmes qu'il faut lui laisser voir : ce sont
les larmes qui coulent sur les infortunes
réelles, sur la perte des parents et des amis,
sur les calamités morales, sur les vicissitudes
et les désolations des familles vertueuses.
Songez que si l'enfant voit de bonne heure
avec indifférence ces grandes tristesses de la
vie, ou bien il gardera l'habitude d'une im
passibilité stupide qui ressemblera plus tard,
soit à de la cruauté, soit à de l'idiotisme, ou
bien il sera exposé à être brisé à la première
douleur morale qui viendra l'attaquer lui
même, et à donner l'exemple d'une faiblesse
indigne d'un homme.
La sensibilité n'est pas de la faiblesse ;
souvent, au contraire, elle est de la force.
Saint Vincent de Paul était sensible comme
une femme, et quelle force dans cette âme si
tendre et si ouverte aux émotions !
Il y a une sensibilité romanesque qui est
une sorte de fièvre ou de manie. Gardez
votre enfant de cette sensibilité, qui n'est pas
seulement un malheur, mais un ridicule.
sUR L'ÉDUCATION. 27

Il y en a une autre qui semble être une


partie même de la sagesse. C'est une sensi
bilité réfléchie, qui renferme en soi le sen
timent profond des misères de l'humanité.
C'est cette sensibilité que vous ferez naître
de bonne heure dans le cœur de votre enfant.
Ne lui épargnez pas le spectacle des dou
leurs véritables de la vie. Il en deviendra
meilleur et plus courageux.
La sensibilité est la plus naturelle vertu de
l'homme. Elle l'élève à Dieu ; elle le rend
bienfaisant, et en même temps elle le fortifie
contre les épreuves, par l'habitude qu'il prend
de les attendre comme une condition néces
saire de la vie humaine.
Gardez votre enfant des émotions du théâ •
tre. Elles faussent le sentimemt ; elles détour
nent la sensibilité de son objet, qui est le
malheur réel de l'homme, pour l'appliquer à
des chimères. Et puis, que d'impressions elles
développent avant le temps ! Que de fausses
pensées ! que d'illusions et de vains désirs !
Je ne sais qui le premier a dit du théâtre :
l'École des mœurs : l'école des mœurs per
dues ! je le crois bien.
28 LETTRES

L'enfant ne doit connaître que les douces


affections de la famille. Il n'en doit pas sup
poser d'autres. Que votre enfant reste igno
rant des affections turbulentes. Il sera long
temps heureux et vous le serez avec lui.
Vous lui épargnerez, mon ami, tout ce qui
pourrait lui paraître étrange, mystérieux, et
dont il serait tenté de lever le voile. Il y a
une langue domestique qui est d'une limpi
dité et d'une pureté merveilleuses. Que ja
mais rien ne trouble cette belle clarté. La
langue de la famille n'exprime que des cho
ses nobles, des pensées délicates et vraies,
des sentiments chastes, des affections inno
centes. L'enfant, instruit dans cette langue,
ne sait que ce qui est bon ; et toutes les fois
qu'il rencontre au-dehors quelque chose qui
s'éloigne de cette candeur, il s'étonne et
s'offense. Sa propre nature en est toute trou
blée, et ainsi se révèle la pudeur, tendre
sentiment qui est une sorte de mystère dans
l'innocence, et dont Dieu a fait le plus bel
ornement de la vertu, même après que l'in
nocence s'est échappée.
Occupez votre enfant, je ne dis pas seule
sUR L'ÉDUCATION. 29

ment d'études qui nourrissent sa jeune pen


sée, mais d'exerçices, de goûts, de jeux même
qui développent sa jeune âme.
La piété chrétienne est admirable pour ini
tier l'enfant aux choses sérieuses de la vie.
Elle lui laisse le besoin de ses jeux folâtres ;
mais elle lui réserve des plaisirs plus intimes,
bien qu'ils se concilient merveilleusement
avec la légèreté de son âge.
La charité est le premier de ces plaisirs.
La charité dans un enfant est pleine de sua
vité. L'enfant aime à donner. Il donne avec
grâce, avec abandon, avec amour. Disposez
votre enfant à ce plaisir secret de donner.
Outre qu'il y a dans cette action de donner,
je ne sais quelle satisfaction intérieure qui
tient à la possession et à un premier usage de
la liberté, il y a surtout un bonheur singulier
à se communiquer à autrui, et à faire partici
per celui qui n'a pas aux biens qu'on pour
rait renfermer en soi-même.
Les philosophes ont dit bien des choses
vaines sur cette jouissance intime de l'homme
qui donne. Ils en ont fait une volupté d'é-.
goïste, je ne sais quoi de brute et d'animal.
30 LETTRES

Laissons les philosophes, mon ami, et pen


sons à Dieu. -

Dieu a fait l'homme mystérieux à lui-même.


L'homme ne sait pas, à vrai dire, quelle na
ture de plaisir il éprouve à bien faire. Mais ce
plaisir, puisqu'il est réel, est quelque chose
de divin.
C'est un calcul, dit-on, et ce calcul ôte le
mérite. Non, car l'homme fait bien d'abord ;
et puisil se repose en lui-même, comme ayant
rempli la loi de son être. Ce repos de l'âme,
c'est le plaisir ou la jouissance du bien. Dieu,
qui est le bien suprême, se contemple et jouit
de lui-même. Cette jouissance, qui est le
bonheur infini, ôte-t-elle à Dieu sa souve
raine perfection ?
Vraiment l'homme est étrange ! Il semble
se disputer à lui-même ses propres plaisirs,
et encore les plaisirs les plus excellents, ceux
qui le rapprochent de Dieu.
Prenons la nature humaine telle que Dieu
l'a faite, avec le besoin d'excitation qui se
trouve en elle, avec le besoin de récompense
et cette soif de bonheur qu'elle apporte dans
le bien. Cela même n'est-il pas merveilleux !
sUR L'ÉDUCATION. 31

O noble et pur égoïsme ! si c'est là de l'é-


goïsme.
Ne craignez pas que l'enfant dise jamais :
Je m'en vais faire une bonne action pour
jouir ensuite de l'avoir faite. La vertu ne
procède pas avec cet ordre logique. La vertu
agit comme si elle raisonnait, et elle trouve
son compte à ses rapides inspirations. Il le
faut bien; car il arrive souvent qu'elle est
un combat, et Dieu a voulu donner un ai
guillon de plaisir à des victoires qui coûtent
cher à la faiblesse. -

C'est dans le jeune âge que la vertu a le


plus d'élan et de liberté, car elle n'a pas en
core à combattre contre des plaisirs d'une
autre sorte. Laissez l'enfant jouir de cette
spontanéité dans le bien.
Le Christianisme est admirable pour s'a-
dapter à tous les âges comme à tous les be
soins. L'homme appartient à la religion sur
tout à deux époques principales de la vie,
lorsqu'il y entre et lorsqu'il en sort.
Dans le milieu de la vie, intervalle entre
deux termes extrêmes, rempli par la pas
sion, l'agitation et l'indépendance, l'homme
32 LETTRES

échappe quelqufois à cet empire ; c'est qu'a-


lors tout l'étourdit, l'ambition, les affaires,
les succès, la vanité, le bruit du monde. La
raison ne jouit pas d'elle-même. Bientôt le
calme se fait, et la religion reparaît avec sa
bienveillance accoutumée. Il arrive aussi que
bien des larmes ont coulé dans ces moments
de trouble, et l'homme a besoin de trouver
des consolations que tout lui refuse autour
de lui. Il avait commencé par la religion, il
finit par elle. Heureux, lorsqu'il n'a pas tout
à-fait oublié cette mère compatissante des
infortunés !
Remplissez de bonne heure la jeune âme
de votre enfant de cette pensée de la reli
gion. Vous lui assurerez une grande force
contre les maux de la vie.
La religion, dis-je, a des vertus pour tous
les âges. Elle en a pour l'enfance, qui sont
d'une grâce inconnue aux âges qui suivent.
Elle a pour l'enfance cette candeur de cha
rité dont je vous ai parlé d'abord. Elle a
cette impérieuse habitude de soumission qui
rend l'autorité facile et le commandement
aimable. Elle a cette tendresse d'affection
sUR L'ÉDUCATION. 33

qui ne s'est pas encore égarée à des objets


étrangers. Elle a cet amour de l'ordre do
mestique, et ce besoin de paix intérieure, qui
est tout le bonheur de la famille. Elle a cette
simplicité de cœur et cette naïveté de pen
sée, qui annonce l'inexpérience des raffine
ments qui se mêleront plus tard à la vertu
même. Et cependant l'enfance n'est pas
exempte d'émotions déréglées et de pen
chants mauvais. Mais la religion est un pre
mier combat, et un combat toujours heureux
contre ces dispositions de la nature. Sans la
religion, je ne sais comment on arriverait à
vaincre les premiers penchants de l'homme,
L'homme naît mauvais ; même dans son in -
nocence, il garde le signe d'une altération
profonde de sa nature. Chose mystérieuse ! il
faut qu'il trouve une répression à côté même
de son berceau. Il pense à peine, et déjà il
est malicieux. C'est pourquoi le combat
commence dès les premiers jours de la vie.
Sera-ce un combat à force ouverte? A Dieu •s

ne plaise ! Mais ce sera un combat suivi avec


intelligence et avec fermeté, jusqu'à ce que
la religion vienne vous aider à vaincre ces
3
34 LETTRES

résistances, et à rendre à la nature de l'en


fant, sinon l'angélique pureté que Dieu avait
destinée à l'humanité, au moins tout ce qui
a pu rester de bonne grâce dans cette dé
génération de son innocence.
--- Ne cherchez pas toutefois une perfection
prématurée. Vous arriveriez à des imita
tions ou à des déguisements.
L'enfant doit garder la liberté de son na
turel jusque dans l'effort qu'on lui apprend à
faire pour le réprimer.
Craignez le mensonge dans le jeune âge.
C'est le commencement de tous les vices sans
exception.
Il y a le mensonge des paroles et le men
songe des actions. Celui-ci est le pire, on
l'appelle hypocrisie. L'enfant qui dissimule
ses méchancetés naissantes, cède encore à
une secrète pensée de vertu ; mais s'il les
dissimule pour garder le mérite d'une bonté
apparente, prenez garde que ce ne soit le
commencement de la corruption la plus raf
finée.
Je ne saurais dire, mon ami, toute la garde
qu'il vous faut faire autour de cet âge; rem -
sUR L'ÉDUCATIoN. 35

plissez la vie de votre enfant d'occupations


ou de jeux bien choisis. Eloignez de lui l'oi
siveté et l'ennui. Rendez-lui le travail ai
mable. Soyez ingénieux à lui créer des
études qui plaisent à sa petite imagination
déjà toute vagabonde. Cette habitude d'exer
cices de toute sorte est heureuse à protéger
l'innocence. L'intelligence naît et se déve
loppe dans cette activité. Le corps y gagne
aussi bien que l'âme.L'enfantinoccupé pleure,
gémit, se traîne dans les jeux, vous harcèle
de ses ennuis, vous tourmente de ses désirs.
C'est l'origine des caractères plaintifs, diffi
ciles, hargneux.
Disposez votre enfant à la bienveillance
pour les compagnons de son âge. Qu'il soit
bon et empressé pour eux. Point de jalou
sies, ni d'emportements, ni de fierté; mais
aussi point de soumission d'esclave, ni de
bienveillance de flatteur. Il y a dans l'enfance
· un sentiment de dignité qu'il faut nourrir en
le mêlant de modestie. Avec de la réserve et
de la gravité, il n'est point de situation dans
la vie où l'homme ne soit sûr d'obtenir les
égards d'autrui. Il y aura toujours des grands,
36 LETTRES

quoi qu'on fasse ; et il y aura toujours des


petits. Que votre enfant apprenne à se faire
respecter des uns, et à respecter les autres.
C'est un art pour ceux qui n'ont qu'une habi
leté flexible. C'est plus qu'un art, c'est un
mérite pour ceux qui ont le sentiment de la
dignité humaine !
Dans le temps où nous sommes, je ne sau
rais me dispenser de vous dire de disposer
votre enfant aux vertus publiques.
Faites-lui aimer sa patrie. Parlez-lui de
ses souvenirs. L'enfance se plaît dans les
belles images de gloire, de courage et de dé
vouement. Ne lui laissez pas croire qu'il y ait
jamais eu de plus beaux exemples que dans
le pays de ses pères. Votre enfant doit être
fier de la terre qui l'a porté. Il doit aimer sa
patrie comme sa famille; c'est un sentiment
à régler de bonne heure. Car de bonne heure
aussi il pourra s'égarer. Le patriotisme, dans
nos temps modernes, n'est point le culte des
souvenirs de la terre natale; on nous a fait
un patriotisme ennemi de la patrie, ennemi
de sa gloire antique, ennemi de ses tradi
tions; patriotisme sauvage et destructeur,
sUR L'ÉDUCATIoN. 37

qui ressemble à une frénésie impie. Que votre


enfant grandisse avec d'autres pensées. Dans
ce premier âge de la vie, il ne sera pas initié
à nos discordes et à nos haines présentes ;
mais il aimera son pays : l'amour du pays est
le plus assuré remède contre les calamités des
factions civiles.
38 LETTRES

III,

LE coL LÉGE

->é<-

Ne rirez-vous pas, mon ami ? J'ose pro


noncer ce mot de collége, qui pour quelques
uns signifie pédantisme, grossièreté, sottise.
Le collége ! c'est, assurent-ils, l'abrutisse
ment de l'intelligence. Quoi ! vous voulez que
ce jeune enfant, si aimable et si folâtre, s'en
aille se ternir comme une fleur sous une main
rude et pesante ! Mais il deviendra tout aus
sitôt sauvage et brutal. La peur, l'hypocrisie,
la méchanceté, ce sera toute l'inspiration de
sa jeune pensée. Et plus tard, le génie pourra
sUR L'ÉDUCATIoN. - 39

t-il maître dans cette contrainte d'une vie


austère, dans cette imitation pénible des
idées et des langues qui ne sont plus rien aux
âges présents? Ah ! prenez garde ! Vous allez
étouffer cette belle plante. Le collége est un
lieu désolé. Rien n'y vient, ni talent, ni li
berté, ni grâce. Il n'y vient que de la ru
desse. Le collége ! ce seul mot fait dresser les
cheveux d'horreur. Demandez donc de l'art
et de la poésie à un siècle qui envoie ses en
fants au collége. Demandez-lui du progrès !
Demandez-lui de l'élan vers l'avenir ! Il ne
vous donnera que des goûts sauvages, une
littérature bâtarde, quelques génies amincis
et dressés à la servitude.
N'est-ce pas ce qu'on dit du collége de nos
jours? Je l'ai du moins entendu, si ce n'est
que j'adoucis les paroles ; car je ne saurais
imiter ce qu'il y a de fécond dans la co
lère qu'inspire à quelques-uns ce mot de col
lége.
Notez, mon ami, que c'est bien le collége,
c'est-à-dire toute sorte de collége qui est
ainsi un objet d'attaque et d'insulte amère,
de sorte qu'on ne croit pas qu'il soit donné à

4ſ
40 LETTRES

à l'homme, avec du zèle, avec du talent, avec


de la piété, avec de la bonté, avec tout ce
qui rend un maître doux, aimable et pater
nel, de faire qu'un collége, dès qu'il est col
lége, ne soit pas un lieu de désenchantement
et de malheur.
Ah ! Dieu, désarmerai-je cette prévention
quelle espérance ! -

Laissons les haines entêtées, et voyons si


à côté de cette antipathie déraisonnable il
n'y a pas une observation juste et réfléchie
des conditions à rechercher dans le collége,
pour qu'il ne soit pas ainsi frappé de malé
diction.
Il existe, en effet, un type de collége, et
puisse-t-il n'exister désormais que dans le
souvenir ! qui ressemble plutôt à une prison
dure, à cette prison infernale du Spielberg
dont le bon Silvio nous a parlé, qu'à un lieu
destiné à recevoir l'enfance pour la former
aux grâces et aux vertus d'un âge plus avancé.
Avez-vous vu ces lieux de tristesse et de
douleur? La jeunesse y est flétrie avant le
temps sous l'autorité de maîtres sombres
qu'elle ne connaît pas, qu'elle voit seule
sUR L'ÉDUCATIoN. 41

ment, qu'elle entend et qu'elle maudit. En


trez dans ces lieux. Chaque heure y est fixée
pour les travaux du jour. Rien n'est omis
dans cet ordre immense d'études et de loisirs.
On passe avec ponctualité du bruit au si
lence, et de l'immobilité aux jeux. C'est une
cloche, c'est un tambour qui avertit. On di
rait au premier aspect quelque chose d'ad
mirable dans cet ensemble. Mais je ne sais
quoi de farouche se reconnaît bientôt. Le
maître n'approche pas du disciple; la voix
du commandement est âpre et formidable.
Le disciple n'approche pas du maître : l'o-
béissance est craintive et menaçante. Il y a
de la violence dans cet ordre. Point de con
fiance et d'amour. Point de douces paroles
qui aillent au cœur. Point de consolation
pour les douleurs du premier âge. Point d'ex
citation pour ses premiers élans de vertu.
Point de conseils d'affection pour ses pre
mières erreurs. C'est-à-dire, en un mot, point
d'éducation. C'est une armée d'enfants for
més à une gymnastique extérieure. Ce sont
des disciples enrégimentés, dont les corps se
plient à toutes les volontés d'un règlement
42 LETTRES

mécanique, où rien n'est omis, il faut le dire;


car Dieu même y a une place ; mais la pen
sée intime reste inculte. On dresse les mem
bres; on ne touche pas l'âme. Et il s'ensuit
que cet ordre extérieur cache des vices qui
dévorent et empoisonnent le cœur. Il y a sur
la face des disciples ainsi formés je ne sais
quoi de triste et de terne, qui révèle de pro
fondes flétrissures. L'âge même semble chan
gé. C'est une enfance vieillie; c'est une ado
lescence décrépite. La fleur des premiers ans
a disparu, et la grâce ingénue de la jeunesse
n'est point venue. C'est comme une nature "
mutilée. Les passions se sont hâtées, et ayant
tout aussitôt absorbé les premières émotions
de l'âme, ces émotions si vives dans leur in
nocence, elles n'y ont laissé de place que
pour les impressions ardentes, extraordinai
res, pour les voluptés violentes et désordon
nées. De là une sombre fermentation sous ce
silence et ce calme imposés. De là des chocs
sourdement médités. De là des scènes de ré
volte et de frénésie. De là des études qui
trompent l'effort du maître et de l'élève
même. De là, dans le petit nombre de ceux
sUR L'ÉDUCATION. " 43

qui gardent quelque goût d'instruction, une


précocité fugitive. De là des travaux sans ave
nir et des succès sans durée. Puis, lorsque le
collége s'ouvre pour laisser échapper ces
pâles captifs, une vie tout épuisée d'avance,
vie sans illusion et sans espérances, ou bien
encore de pires malheurs : le désespoir qui
suit le désenchantement, l'âme qui s'affaisse
sur elle-même, le besoin d'infamie qui suc
cède aux voluptés, et après que ce besoin
même est satisfait, un dégoût universel qui
commence, et souvent le suicide au bout de
cet épuisement. Quel tableau, mon ami! et
s'il est vrai, quelle horreur !
Oui, il s'est trouvé des colléges de cette
sorte, et je permets bien qu'on les maudisse.
Car l'homme y meurt dans ce qu'il a de plus
pur, de plus beau, de plus divin. Et s'il n'y
avait pour la jeunesse d'autre éducation pos
sible que cette éducation, je lui préférerais
de bon cœur l'ignorance inculte et grossière,
puisque la pire barbarie est celle qui vient
du raffinement de la corruption.
Mais, grâce à Dieu ! tous les colléges ne
porteront pas cette empreinte d'anathème,
44 LETTRES

s'il reste des maîtres de l'enfance inspirés par


la pensée de Dieu.
Le collége chrétien n'a rien qui ressemble
à ce lieu de désolation et de supplice ; et
c'est du collége chrétien que je parle, quand
je réponds à ceux qui frémissent à ce nom
seul de collége.
Le collége chrétien, c'est une famille.
L'autorité qui y règne, c'est l'autorité des
pères, remise à un père qui les remplace, et
à des maîtres qui partagent son zèle et son
aIIlOUlI'.

La religion préside à cette grande et sainte


unité. Elle adoucit le commandement, et elle
rend aimable l'obéissance.
Les études sont fécondées par elle. La reli
gion anime les travaux du collége ; elle sanc
tifie les succès et elle console les revers :
elle ôte aux rivalités les joies extrêmes de l'or
gueil, et les dégoûts enflammés de l'envie.
L'ordre règne au collége; mais ce n'est
pas cette discipline sombre qui cache les pro
fonds ennuis et les haines inexorables ; c'est
un ordre qui descend dans le fond des âmes
et règle les pensées intimes.
SUR L'ÉDUCATION. 45

Les doux conseils n'y manquent point.


L'enseignement y est varié, flexible, mis à la
portée de toute intelligence. L'enseignement
est partout. Ll est dans les travaux et dans
les jeux.
L'enfance y est environnée de soins qui la
surprennent dans tous ses besoins et dans
tous ses désirs. -

La piété n'y est point commandée comme


un devoir qu'il faut accomplir à des heures
et à des jours réglés. Elle y est inspirée
comme une habitude qui remplit doucement
toute la vie.
Les purs sentiments de l'âme y sont déve
loppés avec les belles facultés de l'intelli
gence. L'amour des parents y est fécondé par
une connaissance plus intime des devoirs
qui lient l'enfant à ceux qui lui ont donné le
jour. Le collége chrétien ne fait pas oublier
la famille ; il la rend présente.
En ce collége les disciples sont des frères,
et les maîtres sont des amis. Que de choses
d'avenir dans ces années de solitude passées
au milieu des joies de l'étude ! Le collége
forme l'homme pour la société. Il adoucit
46 LETTRES

les caractères, tempère la rudesse, abaisse


l'orgueil, élève la modestie, fortifie la ti
midité.
Le collége, c'est un monde, avec ses pe
tites passions, mais réglées par une autorité
vigilante. Celui qui n'a pas vécu au collége
est bien surpris, en arrivant dans la vie, de
se trouver tout désarmé contre les tourments
qu'il se grossit, contre les contrariétés d'a-
mour-propre qui le désolent, contre les ta
quineries vaniteuses qui le désespèrent.
Le collége chrétien a d'avance aguerri
l'âme contre ces épreuves. Et puis n'est-ce
pas quelque chose que d'entrer dans la société
des hommes avec un cortége d'amis. Les
amis de collége ! ces mots seuls ont quelque
chose de sacré. Les premières affections de
l'âme humaine sont si belles, si naïves et si
chastes ! Elles résistent au temps, aux pas
sions, aux tempêtes de la vie. Quelle douceur
pour l'homme de se replier vers son enfance,
et là de retrouver des émotions d'amour qui
ont survécu aux tumultueuses émotions qui
depuis ont ravagé son âme ! Les amis de
collége sont quelquefois jetés bien loin dans
sUR L'ÉDUCATIoN. 47

le monde. Mais ils ne s'oublient pas. L'affec


tion reste entière, et lorsqu'ils se retrouvent,
c'est une volupté d'autant plus vive qu'elle
ramène aux jours de l'innocence au travers
de tant d'illusions dissipées et tant de joies
perdues ou empoisonnées.
Quand le collége ne ferait qu'assurer à
l'homme ces douces joies, j'aimerais le col
lége, je préférerais ses avantages à tous ceux
d'une éducation privée. Car remarquez, mon
ami, que je vous parle à peine de ce qui d'or
dinaire décide les préférences, de la force et
de la perfection des études. Ce n'est pas, à
Dieu ne plaise ! ce qui fait mon amour pour
le collége, d'autant que sur ce point je dis
puterais volontiers pour une opinion con
traire à celle de ce bon Rollin, que vous con
naissez; car l'éducation solitaire ne manque
pas de force pour l'intelligence. La médita
tion y est plus active, et peut-être la pénétra
tion plus précoce. Mais, après tout, les étu
des du collége comme les études privées sont
peu de chose. On ne le sait bien que lors
qu'au sortir de ces premiers travaux élémen
taires et rapides, on s'est mis à la poursuite
48 LETTRES

des hautes sciences, et qu'arrivé à un âge de


méditation on s'examine soi-même, et on se
trouve étonné, confondu de ce qu'on ne sait
pas encore, de ce qu'on ne saura jamais, si
ce n'est au ciel.
Je laisse donc la question de la perfection
des études, sur laquelle des exemples divers
d'autorité peuvent être produits, sans rien
ôter à la force des opinions contraires.
Mais ce que j'aime au collége, c'est le per -
fectionnement des âmes. C'est cette première
civilisation de l'homme, c'est cette accoutu
mance, comme dit Montaigne, à se soumettre
aux lois de la vie commune; c'est ce com
mencement de la société, et ce premier dé
veloppement des vertus humaines.
Cependant le collége chrétien n'est pas une
serre chaude où l'enfance et la jeunesse doi
Vent trOuVer une maturité hâtive. Au con
traire, la nature y garde sa naïveté inno
cente, et l'homme n'y est point précoce. Je
plains ceux qui, s'aventurant en des systèmes,
veulent que leurs enfants cessent d'être en
fants le plus.tôt possible. Qu'ils soient enfants
longtemps ; c'est tout le bonheur de la vie.
sUR L'ÉDUCATION. 49

Quel beau mélange que celui des grâces et


des ingénuités du premier âge, avec de fortes
vertus, des travaux constants, des études sé
vères et assidues !
Le collége chrétien offre cette alliance.
Puis il ajoute à ces belles harmonies l'orne
ment des arts. De sorte que l'étude est ai
mable, la discipline élégante, l'instruction
brillante et gracieuse.
Je ne puis dire ici tout ce que je com
prends sous ce nom de collége. Vous croirez,
mon ami, que je fais un rêve, dont la réalité
ne saurait s'offrir. Dites qu'elle s'offre diffici
lement, surtout dans la disposition nouvelle
des mœurs et des idées, où l'éducation,
comme tout le reste, est un trafic. Mais
croyez-moi, je ne poursuis pas une chimère.
J'ai vu des mercenaires qui vendent la scien
ce. J'ai vu des chrétiens qui la donnent. Des
uns n'attendez que des mensonges. Aux au
tres ne demandez que des perfections. Les
asiles de science et de vertu sont rares. Mais
s'il y en a, comme je n'en puis douter, per
mettez-moi d'en parler avec enthousiasme
et avec amour; car là se forment les hommes
4
50 LETTRES

d'avenir, et tandis qu'ailleurs se décolore et


se flétrit la jeunesse, laissez-moi embrasser
celle qui grandit pour la patrie sous l'influence
du Christianisme : et sans cela resterait-il à
la France quelque espérance dans nos tristes
jours?
SUR L'ÉDUCATION. 51

IV.

UN PÉRIL DU CoLLÉGE.

J'allais passer outre; mais tout-à-coup je


m'arrête.
Voici qu'un péril du collége m'est révélé,
un péril que nous n'avions pas soupçonné, ni
vous ni moi, et que je m'attriste de con
naître.
Vous et moi, nous avions trouvé au collége
une pratique naïve de ce que nous devions
entendre plus tard appeler du nom d'égalité.
Là, nous avions vu les enfants des riches et
les enfants des pauvres mettre en commun
52 LETTRES

leurs affections, leurs chagrins, leurs espé


rances, sans se douter que la différence des
rangs ou des fortunes dût jamais élever entre
eux des séparations.
Et combien cette union des cœurs était
touchante ! Combien touchante surtout la fi
délité de ces amitiés formées avec cette con
fiance et cette candeur !
Eh bien! le croirez-vous ? à mesure que
cette égalité dont le monde fait tant de bruit
est entrée dans la politique, la fraternité est
sortie du collége; des rangs se sont établis là
où régnait l'unité de la famille. La vanité, en
un mot, a pris la place de l'affection, et j'en
tends dire que ce péril, un péril nouveau,
certes, un vrai péril pour la simplicité des
mœurs, pour la générosité des caractères et
pour la dignité des âmes, s'est fait sentir jus
que dans le collége chrétien, c'est-à-dire là
où la foi et la piété commandent le plus et
le mieux aux enfants de s'embrasser dans le
commun sentiment d'une méme origine et
d'une même déchéance. Pour tout dire, on a
vu des classifications se faire dans ce petit
peuple d'écoliers, classifications armées à la
sUR L'ÉDUCATION. 53

fois de chimère et de sarcasme, de mensonge


et de mépris, si bien que l'émulation du
travail s'est effacée devant l'émulation de
l'orgueil, et des disputes de naissance se sont
formées là où il n'y avait jamais eu que des
luttes de mérite, de vertu et de succès.
Alors à la place de l'affection est venue, je
ne dis pas la haine, les jeunes âmes ne con
naissent pas la haine, mais la guerre. Le col
lége a été coupé en deux camps, le camp des
Patriciens et le camp des Plébéiens, une imi
tation classique de Rome; et puis on s'est tenu
prêt à de grandes batailles, César d'une part,
Pompée de l'autre, jusqu'à ce que des négo
ciateurs soient venus se jeter entre les ar
mées, et la paix s'est faite comme elle se fait
entre deux États résolus à garder leurs dé
fiances et leurs jalousies.
Hélas ! mon ami, que deviendrait la so
ciété des temps nouveaux, si, dès le collége,
elle était travaillée de la sorte?
Non, je n'avais point jusqu'ici soupçonné
ce péril; mais je ne puis le dénier; plu
sieurs écoles l'ont vu éclater à la fois, et
je vous le montre, puisqu'il faut tout dire en


54 LETTRES

des questions qui touchent au bonheur de nos


enfants et au sort même de tout le peuple.
Seulement je n'accuse pas le collége de
porter en soi un tel germe de dissension; il
lui vient du dehors. En soi, au contraire, le
collége a un principe d'unité et d'affection,
principe éprouvé à toutes les révolutions que
le monde jusqu'ici avait vues, et qui n'a pu
s'altérer qu'à une révolution plus énergique
et plus fatale que toutes les autres.
On a trop voulu faire table rase des dis
tinctions. Les philosophes n'ont pas vu que
supprimer ce qu'il y a de réel dans la no
blesse; c'est n'en laisser survivre que la va
nité. Moins il y a d'aristocratie dans la société
politique, plus il y a d'orgueil et d'impolitesse -
dans la société civile.
Or, le collége est un reflet du monde; les
passions du dehors y entrent avec toutes leurs
nuances de misère et de petitesse; et ainsi
s'expliquent les ridicules aventures de guerre
civile qui ont troublé les colléges les plus
chrétiens et les plus pieux.
Que dis-je ? Le même germe de scission
n'est-il pas entré au couvent, dans cet asile
sUR L'ÉDUCATION. 55

de la retenue et de la piété ? Au couvent,


comme au collége, l'humble naissance a eu
ses petits martyrs ; on n'a pas fait de camp,
on n'a pas dressé de tentes; mais la sépara
tion a été injurieuse et le persiflage cruel.
C'est donc un mauvais air qui du monde a
passé sur tous les asiles de la jeunesse, et
aussi c'est le monde que j'accuse.
Toutefois j'accuserais aussi, et bien haut,
les instituteurs qui, loin de combattre ces pen
sées d'orgueil, les seconderaient par la fai
blesse ou par la flatterie. Quel crime contre
la jeunesse ! Quelle trahison envers les fa
milles et envers Dieu même !
Si le collége n'est pas un apprentissage de
bienveillance entre tous les hommes, aisé
ment il deviendra un point de départ de
scissions implacables. Et alors que serait le
collége, sinon un lieu maudit? Et si le collége
chrétien lui-même laissait croître en son sein
la scission au lieu de l'amour, la vanité au
lieu de l'affection, serait-il encore chrétien?
Non, assurément, car il corromprait la cha
rité dans ses premiers élans de tendresse, et il
revêtirait de piété l'orgueil, ce père des vices.


56 LETTRES

Croyons que ce qu'on a vu de nos jours


n'est qu'un accident produit par les étranges
retours qui se font dans la société politique.
L'égalité n'étant qu'une chimère, plus elle a
voulu s'imposer par les lois, plus on s'est
vengé d'elle par l'insulte. Mais l'éducation
des hommes ne doit pas entrer dans ces con .
flits. Il faut les élever comme pour une so
ciété naturelle, et leur apprendre que s'il y
a des rangs divers qui séparent les hommes,
il y a des devoirs qui les unissent; que si la
naissance est une distinction, la vertu est une
distinction plus éminente ; et qu'enfin il y a
des affections qui rapprochent toutes les
âmes; ce sont celles qui naissent et croissent
aux enseignements communs d'une religion
dont la première leçon est l'humanité.
Laissons cet incident, et reprenons la
question de l'éducation, aussi bien la vanité
est partout, et c'est au collége encore que le
maître chrétien pourra le mieux préserver
ses disciples d'un si grand péril.
sUR L'ÉDUCATION. 57

V.

DÉBUT DEs ÉTUDEs.

-$%8©#-

Voici votre enfant propre à entrer dans


les études humaines.
A présent faites votre choix. Délibérez si
vous le confierez à un homme de bien pour
l'élever sous vos yeux, ou si vous l'enverrez
au collége, non point à ce collége redoutable
que je vous ai peint, mais à ce collége chré
tien où la religion prend l'enfance sous son
aile et préside à son élan vers la vie.
Je ne vous conseille point en un cas si
grave; à Dieu ne plaise ! Mais je suppose que
58 LETTRES

de vous-même vous choisissez le collége,


cette société en miniature, pour disposer vo
tre enfant aux vertus qu'il devra porter dans
la grande société des hommes. Et choisissant
le collége, je suppose encore que vous le
choisissez loin de la corruption des grandes
cités, loin des exemples et des bruits funes
tes, loin de ce fracas des passions de nos
jours, qui troublent une jeune âme, et sont
trop étourdissantes pour des cerveaux en
core faibles et des imaginations encore mol
les.
Il est une pensée pour moi très-puissante
pour déterminer cette préférence, c'est que le
collége est un lieu de vie réglée, soumise et
laborieuse.
Mon ami, telle est aussi la vie entière de
l'homme ; si de bonne heure il ne s'est ac
coutumé à remplir ses jours, que de mal- .
heurs menacent son avenir ! Et s'il ne s'est
plié de même aux privations et aux labeurs,
que de mécomptes et de tristesses trouble
ront son âme et le désoleront dans sa car
rière, même au milieu des prospérités !
La vie de famille convient au premier
sUR L'ÉDUCATIoN. 59

âge, mais bientôt elle est trop douce et trop


indulgente. L'enfant n'apprend guère, au
milieu des tendres soins, qui tous ont pour
objet de l'empêcher de souffrir, que la souf
france est une loi de l'humanité. La famille
forme l'enfant aux vertus paisibles, non point
aux vertus mâles et fortes. .
Il n'en est point ainsi de la vie de collége,
où la sollicitude la plus paternelle ne saurait
empêcher la privation et le sacrifice, et où
d'ailleurs tout fait une nécessité de combat
tre les penchants à la mollesse, et de vaincre
les goûts efféminés.
Nécessité heureuse pour la suite de la vie!
Et quel enfant, mon ami, peut se promettre
et doit se promettre d'être exempt de peine
et de souffrance ! Les privations sont moins
amères à celui qui, de bonne heure, s'est
exercé au courage de les supporter.
D'ailleurs, je pense qu'il est nécessaire
qu'une voix d'étranger vienne à un certain
âge se faire entendre à l'enfant ; car l'habi
tude de ces voix connues de la famille finit
par ôter de l'empire aux ordres ou aux con
seils. Et puis les distractions obligées et les
60 LETTRES

soins d'affaires sont une fâcheuse préoccu


pation dans les sollicitudes de chaque mo
ment qu'exige l'éducation.
A la vérité, les moralistes de Paris (étran
ges moralistes! mon ami) nous disent qu'il
est cruel d'arracher l'enfant à la famille, que
c'est lui ôter l'affection, que c'est lui feriner
le cœur, et je ne sais quoi encore.
Paroles efféminées et fausses, qui sont
bonnes à troubler un cœur de mère, et pas
autre chose.
Et moi je dis que s'il est un moyen d'ani
mer ou de raviver pour toujours la tendresse
d'un enfant, c'est de l'éloigner des soins mi
nutieux de la maison paternelle. Je ne dis
pas qu'il faut par raffinement le priver des
tendres soins et le jeter au loin dans une vie
austère et pénible; que nul ne fasse de tels
calculs : ils sont inutiles, et à mon tour je
les appellerais barbares. Mais dès que l'en
fant arrive à d'autres mains, et même à des
mains pieuses et bienveillantes, qui ne voit
que cette situation nouvelle développe à
l'instant dans sa jeune âme cet amour de la
famille qu'il n'avait point senti encore, parce
sUR L'ÉDUCATION. 61

qu'il n'était qu'une habitude ? L'enfant éloi


gné du toit où vit son père, où pleure peut
être sa mère, éprouve je ne sais quoi d'in
connu qui est tout à la fois de la douleur et
du courage, la douleur d'être séparé, le cou
rage de faire effort pour rendre utile ce sa
crifice. Alors l'affection commence à devenir
une vertu. Et lorsque les premières années
de la vie se sont ainsi écoulées, l'enfant re
vient avec bonheur dans le sein des parents
qu'il aime. C'est souvent le contraire de
l'enfant que le toit domestique a vu grandir.
Celui-ci, de dégoût et d'ennui, prend la fuite
vers d'autres plaisirs plus violents, et je ne
sais pas bien ce que les moralistes de bou
doir se sont réservé de moyens pour retenir
Cette impatience. Il est beau d'entretenir
dans une jeune âme l'affection filiale ; mais
si elle n'est qu'une habitude, elle ne sera
point une vertu, et si elle n'est point une
vertu, elle n'empêchera aucune faute et ne
préviendra aucun délire. Voici donc que par
des considérations de cette nature je suppose
que vous avez fait choix de la vie de collége
pour votre enfant. A présent suivons-le dans
62 LETTRES

ses études, et remarquez bien que, vous


laissant toute liberté dans vos préférences, je
ne vais vous rien dire qui ne soit applicable
à toute méthode adoptée d'éducation.
Et encore souvenez-vous que je ne veux
pas faire une théorie d'instruction, et que je
n'aurai à vous parler des études qu'en ce
qu'elles auront de rapport avec le développe
ment des vertus et la perfection du carac
tère.
Eh ! qui ne fait aujourd'hui des théories ?
Je n'en grossirai pas le nombre. Je les crois
toutes bonnes, si elles sont mises en pratique
par un maître habile, prudent et zélé. Je ne
me défie que de celles qui vous promettent
un enfant devenu homme au bout de peu
d'années, comme par une sorte d'improvisa
tion miraculeuse.
Mon ami, gardez-vous d'un homme fait
avant l'âge. Dieu a soumis le progrès de
l'esprit à des conditions de toutes sortes,
non-seulement à des conditions d'étude lente
et graduelle, mais à des conditions de force
physique.
L'intelligence ne saurait être complète
sUR L'ÉDUCATION. 63

dans un âge tendre. Il faut que l'homme ait


été long-temps battu, long-temps fatigué par
les travaux et les luttes de la vie, pour arri
ver à ce degré de force morale qui constitue
la virilité. -

Le premier âge n'est pas exempt de cette


loi. On vous parlera de méthodes d'abrévia
tion; soyez en défiance de cette précocité.
Peu d'enfants précoces ont réalisé dans
l'avenir les promesses de leur enfance.
L'homme veut être cultivé long-temps. Pic
de la Mirandole, dont on parle trop, fut un
grand prodige à dix-huit ans. A soixante, il
eût peut-être mal porté sa renommée.
« Rome, disait, il y a près de deux siècles,
un écrivain alors célèbre, Rome vient de voir
une merveille en cet enfant de dix à onze
ans, lequel y a répondu sur toutes les scien
ces avec une clarté d'esprit et une mémoire
si prodigieuse, qu'on a cru qu'il y avait ou du
miracle ou du sortilége. Un religieux servite
l'avait instruit dès son enfance, et il devait
être admirable. Depuis la mort du maître,
l'enfant, à ce que nous avons appris, a ou
blié tout ce qu'il savait et est devenu comme
64 LETTRES -

stupide. La nature se plaît quelquefois à faire


des efforts extraordinaires sur les esprits,
aussi bien que dans les autres règnes : et
comme elle ne peut pas les soutenir long
temps, il faut que ce grand feu s'éteigne ou
par la stupidité ou par la mort (1). »
Remarquez que l'admiration que l'on té
moigne aux maturités hâtives se modiſie sin
gulièrement suivant le progrès des années. Il
y a de l'indulgence dans l'admiration pour le
premier âge, il y a de la sévérité dans l'ad
miration pour l'âge avancé. Ce qui passe
pour merveilleux dans un enfant serait peu
aperçu dans un homme fait; et même, il ar
rive que les natures forcées ne vont guère
au-delà des premiers miracles qui font tré
pigner de joie. Vous en avez vu des exemples
de tout genre, surtout en ce siècle, où
l'homme, ne croyant plus à l'effet moral de
l'éducation, a fait de l'instruction une rou
tine, et à force d'habitude et de mécanisme,
est parvenu quelquefois à des semblants de

(1) Hist. de l'Église, par messire Antoine Godeau, évê


que et seigneur de Vence.— 5° édit., tome I, page 49*.
sUR L'ÉDUCATIoN. 65

pêrfection. Après ces belles illusions d'en


fance ou de jeunesse, la vie réelle est arrivée,
et le génie n'a plus égalé les rudes épreuves
qui se sont rencontrées. Vous l'avez vu dans
les lettres, vous l'avez vu dans les arts.
La médiocrité nous envahit de tous côtés,
précisément à cause de ces efforts extrêmes
qui font sortir la nature de ses lois, et épui
sent la sève avant le temps.
Encore une fois, mon ami, croyez à la len
teur des études. Que votre fils s'accoutume
de bonne heure à savoir que la vie entière ne
suffit pas à l'homme pour apprendre la plus
faible partie des secrets de la science hu
maine.
Que s'il y a des méthodes ingénieuses qui
déguisent à l'enfant les premières difficultés
des études, heureuses méthodes, sans doute !
et je les bénis comme vous.
Je voudrais, en effet, que l'enfant passât
doucement sa vie au collége. Le caractère se
ressent infiniment de ces premières difficul
tés morales qui sont jetées au-devant de l'en
fance. Le maître doit être habile à les adou
cir. Il doit rendre l'étude aimable, en la
5

-
66 LETTRES

variant, en la simplifiant, en en faisant un


plaisir aussi bien qu'une occupation.
Mais ne cherchez pas toutefois ces colifi
chets inventés pour changer l'étude en jouet ;
ce sont là des chimères. L'enfant doit ap
prendre de bonne heure que le travail est la
destinée de l'homme. Hélas ! tout lui révèle
cette vérité, et il n'a qu'à laisser tomber ses
regards au hasard autour de lui, et partout
il verra la peine, les labeurs, les sueurs, la
vie humaine douloureuse et fatiguée.
Ce qu'il faut éviter, c'est de rebuter la fai
blesse de l'enfant. Dieu a voulu que l'homme
apportât en naissant une grande curiosité de
connaître. C'est cette curiosité dont il faut
se servir avec habileté, pour lui faire aimer
l'étude. Au collége, comme dans la famille,
l'enfant demandera souvent à quoi servent
ces travaux pénibles dont il ne sait pas en
core le secret. Et il faudra dire à l'enfant
qu'ils sont le commencement d'une multitude
de connaissances nécessaires à la vie.A côté
de ces choses élémentaires et mystérieuses,
- il se présentera à chaque moment des choses
pratiques, habituelles et essentielles, qu'il
sUR L'ÉDUCATION. 67

faudra lui faire connaître en lui montrant que


l'homme est arrivé par l'instruction à leur
découverte ou à leur perfection.
L'instruction de collége n'a pas toujours ce
caractère de variété qui répond à la faiblesse
curieuse de l'enfance. Mais elle se réforme
sous l'influence de maîtres intelligents et
pleins de bonté.
Que si l'enfant ne voyait devant lui que des
travaux rudes et austères, des exercices de
mémoire appliqués à des objets techniques
et obscurs, ou des efforts d'esprit tentés sur
des études encore toutes mystérieuses, il y
aurait de quoi désoler sa jeune intelligence.
Voyez d'après cela, mon ami, combien il
importe que votre enfant soit au collége sous
la tutelle de maîtres qui continuent l'œuvre
commencée par sa mère et par vous.
Cette œuvre, je ne la confie pas seulement
à ce qu'on appelle les professeurs de collége,
sorte de docteurs chargés trop souvent de
parler une langue scientifique formidable. Je
la confie surtout à des maîtres, ou à des pré
fets, ou à des surveillants, comme on vou
dra, c'est-à-dire à ces vrais instituteurs de

4
68 LETTRES

l'enfance, qui la suivent, l'étudient, la sur


prennent, la redressent dans tous ses mou
vements et sans lesquels il n'y a pas d'édu .
cation..
Songez que le professeur enseigne du haut
de la chaire, et que le maître enseigne dans
la familiarité des jeux.
Si donc on vous dit qu'il y a des colléges
où le maître est un geôlier, qui jamais n'a
de contact avec l'enfant, un espion qui de
loin cherche à pénétrer des malices ou à de
viner des complots, dites que ces colléges
sont des fléaux publics.
Et que voulez-vous que fasse pour l'édu
cation de votre enfant ce professeur jeté
deux fois par jour au milieu d'une classe où
il va dire des choses communes à tous les
enfants qui l'écoutent, sans qu'aucune aille
droit à l'un ou l'autre d'entre eux ? Ce pro
fesseur fait très bien sa classe; il interroge à
merveille, il explique avec clarté. Il est as
sidu. Il excite l'émulation. Il obtient de bons
résultats d'études Mais l'éducation, encore
une fois, mon ami, où est-elle ?
L'éducation est ailleurs ; l'éducation est
SUR L'ÉDUCATION. 69

dans les rapports habituels de l'enfant avec


les maîtres qui président à l'ordre du col
lége, depuis le chef qui règle les habitudes
morales de cette grande famille, jusqu'à
l'humble surveillant qui préside à sa disci
pline.
C'est ici que l'enfant est vraiment élevé !
C'est ici qu'il trouve des conseils et des le
çons sur ses vices ou sur ses défauts, ou sur
la direction naissante de ses pensées et de
ses habitudes.
Et par conséquent, mon ami, quels hom
mes doivent être ceux qui vont tout le long
du jour parler à votre enfant, le reprendre
de ses vivacités, de ses mensonges, de sa pa
resse, de sa dureté, de tout ce qui pourrait
un jour troubler sa vie !
Ces hommes devraient être des anges.
Vous voyez quelle est la sainteté de leur
mission. Vous voyez que c'est à eux qu'il est
donné de plier l'enfance et de la conduire au
bien. L'éducation proprement dite est l'office
qui leur est confié. Quel serait donc le crime
de ceux qui penseraient les suppléer par des
esclaves ou des bourreaux.

4
70 LETTRES

Quel que soit le système auquel votre en


fant aura été soumis, je vous prédis qu'il ne
deviendra un homme que par cette action
toujours présente d'une surveillance ingé
nieuse et paternelle.
Faites en sorte que ceux qui vont dresser
cet arbre naissant soient des hommes de
conscience et de vertu, de nobles âmes qui
sachent deviner l'âme paternelle, des esprits
droits et purs, habiles à féconder les pre
miers travaux de l'enfance par une pensée
morale et chrétienne.
Dans le début des études, il y a peu de
charme, parce qu'aucune utilité et aucune
application ne se montre encore. Mais il faut
tromper l'ennui et le dégoût, en agrandissant
l'importance de ces essais. L'enfant croira
aisément à cette importance. Ce ne sera pas
un malheur. Vous le ferez ainsi marcher avec
joie parmi les diſlicultés et la tristesse des
premières notions. Les exercices de la mé
moire varieront la rudesse des leçons élé
mentaires. L'étude pourra souvent devenir
un jeu. Les travaux seront riants et animés,
et dans cette ardeur toute naïve le caractère
sUR L'ÉDUCATIoN. 71

se formera par l'habitude de la soumission,


jusqu'à ce que d'autres progrès ouvrent des
études plus réellement séduisantes, et ap
prennent à l'enfant les premières applications
des principes qu'il aura d'abord reçus comme
un mystère.
72 LETTRES

VI.

DE L'URBANITÉ DANs LEs ÉTUDEs.

On s'est trop accoutumé à faire de la vie


de collége une vie austère et redoutable.
« L'institution, dit Montaigne, se doit con
duire par une sévère douceur, non comme il
s e fait. Au lieu de convier les enfants aux
lettres, on ne leur présente qu'horreur et
cruauté : ostez-moi la violence et la force :
il n'est rien à mon advis qui abâtardisse et
étourdisse si fort une nature bien née. Si
vous avez envie qu'il craigne la honte et le
chastiment, ne l'y endurcissez pas : endur
sUR L'ÉDUCATIoN. 73

cissez-le à la sueur et au froid, au vent, au


soleil et aux hazards qu'il lui faut mespriser :
ostez-lui toute mollesse et délicatesse au ves
tir et coucher, au manger et au boire : ac
coutumez-le à tout ; que ce ne soit pas un
beau garçon et dameret, mais un garçon vert
et vigoureux.
» Enfant, homme, vieil, j'ai toujours creu
et jugé de mesme ; mais entre autres choses,
cette police de la plupart de nos colléges m'a
toujours despleu. On eust failli à l'adventure
moins dommageablement, s'inclinant vers
l'indulgence. C'est une vraye geaule de jeu
nesse captive. On la rend desbauchée, l'en
punissant avant qu'elle le soit.
» Quelle manière, pour esveiller l'appétit
envers leur leçon, à ces tendres âmes et
craintives, de les y guider d'une troigne ef
froyable, les mains armées de fouets? Inique
et pernicieuse forme !
» Je veux que la bienséance extérieure et
l'entregent et la disposition de la personne se
façonne, quant et quant l'âme. Ce n'est pas une
âme, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est
un homme, il n'en faut pas faire à deux fois.
74 LETTRES

» Combien leurs classes, ajoute ailleurs


l'ingénieux moraliste, seroient plus décem
ment jonchées de fleurs et de feuillées, que
de tronçons d'osier sanglants ? j'y feroy pour
traire la Joye, l'Allégresse, et Flora et les
Grâces : comme fist en son eschole le phi
losophe Speucippus. Où est leur profit, que
là fust aussi leur esbat. On doit ensucrer les
viandes salubres à l'enfant, et enfieller celles
qui leur sont nuisibles.
...... » Puisque la philosophie est celle qui
nous instruict à vivre, et que l'enfance y a sa
leçon, comme les autres aages, pourquoi ne
la lui communique-t-on ? On nous apprend à
vivre, quand la vie est passée.
» Il n'y a tel que d'allécher l'appétit et l'af
fection, autrement on ne fait que des asnes
chargés de livres : on leur donne à coups de
fouets en garde leur pochette pleine de
science, laquelle pour bien faire il ne faut
pas seulement loger chez soi, il faut espou
Ser (1). »
Montaigne exagère peut-être cette âpreté
(1) Essais de Montaigne, Passim.
sUR L'ÉDUCATIoN. 75

de l'éducation scolaire. Mais prenons ce qu'il


dit de Vrai.
Si le collége n'est qu'une geaule, fuyez-le,
je vous l'ai dit. La pure discipline est trom
peuse. Elle fait prendre pour de l'ordre ce
qui en est tout au plus l'apparence. La disci
pline la plus formidable peut cacher les vices
les plus odieux.
Mais si le collége est élégant, s'il y règne
de la politesse et de l'aménité, si les études y
sont ornées, si le commandement y est exercé
avec urbanité et avec bonne grâce, augurez
bien de l'éducation que votre fils y recevra.
Il pourra n'être point un savant ou un
homme de génie ; mais il sera, à coup sûr, un
homme aimable et vertueux.
Pourquoi la plupart des enfants se rebu
tent-ils aux études, et ne retirent-ils pas de
profit du temps passé au collége ? C'est que
n'ayant pas des dispositions égales pour l'ins
truction, dès que le succès leur échappe,
l'ennui les gagne.
Il faudrait leur rendre à tous également
les études aimables, ce qui ne se peut faire
sans une extrême urbanité et sans une déli
76 LETTRES

catesse parfaite dans le choix, la forme et


la variété des leçons.
Montaigne dit encore très bien : « Ceux
qui, comme notre usage porte, entrepren
nent d'une mesme leçon et pareille mesure
de conduite, régenter plusieurs esprits de si
diverses mesures et formes, ce n'est pas mer
veille, si, en tout un peuple d'enfants, ils en
rcncontrent à peine deux ou trois qui rap
portent quelque juste fruit de leur discipline.»
Ce n'est pas à dire qu'il faille un maître à
chaque disciple. Il s'ensuivrait bientôt qu'il
le faudrait trouver encore accommodé à cha
que nature d'enfant, et ceci ressemblerait
quelque peu à de la rêverie.
Mais le maître habile donne du charme à
ses leçons, et les fait aimer à diverses na
tures d'esprits.
Je veux d'ailleurs que tout l'ensemble du
collége présente un aspect de bonne grâce
et d'élégance propre à séduire toute cette
réunion de jeunes âmes ; de telle sorte que
si un enfant ne profite pas à une étude, il
profite à une autre ; et s'il ne profite à au
cune, il profite à ce goût général de bonnes
sUR L'ÉDUCATIoN. 77

choses, qui, dans la vie, supplée le plus sou


vent à la perfection de l'esprit.
Vous ne sauriez croire combien l'air exté
rieur du collége a lui-même d'influence sur
les goûts de l'enfance. Donnez au collége
un air de sévérité farouche, avec de la né
gligence, de la saleté et de l'abandon, vous
en ferez un lieu d'ennui, de terreur et de
supplice.
J'irai volontiers jusqu'à souhaiter que le
collége ressemble à un palais. Les enfants,
instruits et formés dans cet appareil de soins,
traités constamment avec une réserve po
lie ou avec une dignité familière, frappés de
la magnificence de leur demeure, s'accoutu
meront, dès leurs premières années, à con
sidérer leur propre éducation comme quelque
chose de bien grave et de bien sérieux. Bien
tôt leur politesse répondra à cette élégance
qui les entoure. Par un effort tout naturel,
ils se mettront en harmonie avec ce bel en
semble de convenance; et ainsi le collége ne
sera pas seulement pour quelques-uns un
lieu d'études assidues et d'heureux succès ; il
sera pour tous un lieu de bonne grâce, et
78 LETTRES

comme une grande famille où chacun aura


des vertus à produire et de bons exemples à
imiter.
Dans cette disposition générale du collége,
les leçons se varient d'elles-mêmes et por
tent toujours leur fruit.
Ne craignez plus, mon ami, cette âpreté
des études qui ont besoin d'être excitées par
des tronçons d'osier sanglants. Vous n'allez
plus voir ces troignes effroyables, et ces mains
armées de fouets. Cependant je ne vous fais
pas un tableau de chimères. Là où vous
verrez plusienrs enfants réunis, pensez qu'il
faudra une autorité qui sache se prémunir
par la fermeté contre des natures mauvaises
ou ingrates. Mais le collége, tel que je vous
le fais, avec ses hahitudes d'urbanité et d'é-
légance, donne par lui-même une grande
, force pour s'attaquer aux vices qui le dépa
rent. Car tout cet ensemble de vertu et de
respect accuse et condamne les désordres plus
que la sévérité de la règle, et la justice du maî
tre est imposante parce qu'elle s'appuie sur
la justice de ce petit monde qui est déjà tout
plein du sentiment du bon, du beau et du vrai.
sUR L'ÉDUCATIoN. 79

L'urbanité doit briller surtout dans les for


mes de l'enseignement. Dans les vieux usages
de collége, le professeur se montrait à ses
disciples avec une robe de docteur, et cette
robe était l'emblême de la majesté pédante
de ses leçons. Tout répondait à cet austère
appareil. Et véritablement je ne m'étonne
pas trop que Montaigne se soit un peu moqué
de ces manières de former l'enfance. « Ces
pédants, comme dit Platon des sophistes leurs
germains, sont de tous les hommes ceux qui
promettent d'estre les plus utiles aux hom
mes, qui non-seulement n'amendent point ce
qu'on leur commet, comme faict un charpen
tier et un maçon, mais l'empirent et se font
payer de l'avoir empiré. »
Il y a dans celui qui enseigne assez de dis
position à prendre des airs de docteur. La
robe y est de trop.
J'aimerais mieux l'astreindre à une sim
plicité toujours polie, toujours délicate et
affectueuse. Je lui voudrais quelque chose
d'élégant dans les manières et dans la voix.
Ces qualités extérieures ne sont pas étrangè
res à ce grand office de l'enseignement; car
80 LETTRES

elles vont à l'institution morale de l'enfant,


et le disposent lui-même à l'urbanité, cet
ornement de la vie, ce signe de la bien
veillance, cette image de la bonté et de la
VGI'tUI.
sUR L'ÉDUCATIoN. 81

VII.

DE LA PIÉTÉ DANs LEs ÉTUDEs.

->3t3ſ#-

Vous avez, mon ami, initié votre enfant à


la piété. L'urbanité, ce n'est rien encore ; l'é-
légance, la politesse, les bonnes façons, ce
n'est rien. La piété, c'est tout.
Qu'il y ait au collége une bonne odeur de
piété; vous êtes assuré qu'il y régnera un
goût parfait d'études et de travaux de tout
genre.
Sans la piété, le collége est un séjour d'en
nui : l'étude y est odieuse, l'obéissance y est
atroce, l'émulation y est haineuse, toutes les
6
82 LETTRES

passions y sont bouillonnantes, tous les vices


y sont précoces, la révolte y veille, la ven
geance y conspire; c'est pis qu'un cachot :
c'est un enfer.
La piété donne de la flexibilité aux carac
tères et de la grâce aux esprits ; et, sans la
piété, l'éducation la plus savante ou la plus
habile est impuissante à corriger les imper
fections ou à perfectionner les vertus.
Notre siècle a peur du bigotisme, et ce
n'est pas le bigotisme que je demande. Mais
sous ce nom de bigotisme, souvent on exclut
la piété même. Le bigotisme, c'est l'affecta
tion ou l'exagération, ou la puérilité, si je
ne me trompe. La religion n'aime pas les
formes étranges; et l'on prend de la peine en
vain à faire la guerre à ce que la piété re
pousse et dédaigne.
Qu'on prenne garde seulement de passer
outre. N'avons-nous pas des maîtres de l'en
fance qui ont une terrible peur de la reli
gion? Un habit de prêtre, dans l'éducation,
leur est quelque chose de sinistre. Que n'a-
vons-nous pas vu dans ce genre de frayeur?
Cependant, mon ami, il ne faut point déli
sUR L'ÉDUCATION. 83

bérer si l'on cèdera quelque peu à cette fai


blesse; ce serait perdre à tout jamais l'avenir
d'un enfant.
Il n'y a pas de milieu possible dans les
questions d'éducation ; ou bien vous vous
résignerez à voir l'enfant croître dans les
études en gardant toute la liberté de ses vi
ces, ou bien vous vous déciderez à lui don
ner, pour règle et pour frein, la religion.
La religion est la seule puissance au
monde à qui il ait été donné de former
l'homme aux vertus ; sans la religion, vous
pourrez avoir une discipline de bagne; mais
vous n'aurez pas l'éducation morale, vous
n'aurez pas la culture intérieure de l'âme,
vous n'aurez pas ce qui constitue l'homme in
telligent.
Il y a de ceci une preuve singulière. De
nos jours, tout le monde a pu prendre part à
l'éducation de l'enfance. Nous avons vu pas
ser dans ce saint ministère des hommes de
toute sorte; dans les hauts rangs et dans les
rangs infimes de cette hiérarchie d'enseigne
ment, la variété des opinions, des idées, des
habitudes, des mœurs même a été infinie.
84 LETTRES

Tantôt des philosophes matérialistes, tantôt


des prêtres apostats, tantôt des corrupteurs
effrontés, tantôt des libertins hypocrites : nul
exemple ne nous a manqué. Remarquez
toutefois qu'à chacun de ces précepteurs de
la jeunesse, il est resté assez d'instinct pour
faire de la religion le principe de ses leçons
et de ses préceptes. L'homme sent très bien
que sans la religion il ne peut parler à
l'homme un langage d'autorité et de vertu.
L'éducation publique est très pervertie ; mais
elle est contrainte de déguiser sa perversité.
Vous n'avez pas vu, mon ami, qu'un maître
athée ait inscrit sur son école : Ici on se
passe de Dieu. Il y aura plutôt gravé en
lettres d'or des paroles chrétiennes. C'est donc
que Dieu paraît nécessaire à l'éducation. Il
n'y a personne qui ne le sente, parce qu'il
n'y a personne qui ne sente que la morale
et les devoirs prêchés à l'enfance ont besoin
de descendre du ciel pour avoir quelque em
· pire sur les âmes.
Eh bien ! mon ami, voyez l'étrange néces
sité pour le maître impie de se faire hypo
crite. C'est bien en présence d'un fait sem
sUR L'ÉDUCATION. 85

blable qu'il faudra parler de la crainte du


bigotisme ! -

Pour moi, je parlerais plutôt de l'horreur


du mensonge. Si ces maîtres de l'enfance
sont obligés de se mentir à eux-mêmes pour
avoir de l'autorité, n'est-il pas plus beau, plus
moral, plus humain, de demander aux maîtres
une vertu réelle et une religion véritable,
pour en faire la plus ferme base de leurs le
çons?
J'ajoute que la religion qui doit inspirer
les études n'est pas seulement une religion
de théorie mondaine, mais une religion de
pratique simple et courageuse. Dans le maî
tre et dans le disciple, c'est ce caractère que
je lui demande, et je ne la comprends guère
autI'CnlCnt.

Vous avez ouï dire plus d'une fois que ce


qu'il fallait à l'éducation de notre temps, c'é-
tait une religion bien entendue.
A la bonne heure ! Mais la religion bien
entendue peut être entendue de bien des fa
çons encore. Ces mots-là ne sont pas clairs.
La religion bien entendue, c'est la religion
telle qu'elle s'entend elle-même. Car les
86 LETTRES

hommes ne la font pas à leur guise, ou bien


ce n'est plus la religion.
O mon Dieu ! que l'homme fait d'efforts
pour échapper à votre loi ! S'il consent à être
religieux, il veut l'être d'une manière bien
entendue, afin que dans sa religion il pa
raisse quelque chose de sa raison propre et
de son choix. Il se fait une religion d'orgueil;
plaisante manière de bien entendre la reli
gion d'humilité et de soumission.
Prenez garde, mon ami, que cette préten
tion se glisse quelquefois même dans l'édu
cation chrétienne que vous cherchez. Il y a
dans le monde de certaines opinions de vo
gue que le maître de votre enfant ne voudra
pas choquer, et il dira aussi qu'il se propose
de lui inspirer une religion bien entendue,
c'est-à-dire une religion qui puisse être
avouée par ses opinions.
Ceci a de grands périls. Commencez par
demander que votre enfant reçoive la reli
gion telle qu'elle est avec ses devoirs. Les
opinions de vogue passent vite; la religion
suit son cours et ne change pas.
Toutefois, je comprends aussi que selon la
sUR L'ÉDUCATION. 87

variété des temps et des mœurs l'enseigne


ment de la religion soit environné de formes
adaptées aux nécessités de chaque âge, ou
même que la piété garde un caractère qui la
rende imposante et vénérable à la diverse
nature des passions d'autrui.
Par exemple, votre enfant n'aura pas seu
lement une piété de couvent, une piété qui
n'ait pas besoin de s'affermir contre les atta
ques du dehors. Il aura une piété pour le
monde, c'est-à-dire une piété forte et intré
pide, aguerrie d'avance à des périls que le
cloître est heureux de ne point connaître.
C'est bien aux maîtres de l'enfance d'entou
rer la religion de pompe et de fleurs pour la
lui rendre aimable et gracieuse. Mais ils se
souviendront qu'au sortir de leurs exemples
et de leurs leçons, l'enfance ne trouvera plus
ces fêtes ingénieuses de la piété, ces orne
ments élégants, ces délicieuses joies, tout cet
attrait enfin donné à des pratiques de suavité
et de candeur. Ils se souviendront qu'alors
elle tombera brusquement dans un monde
désenchanté, pour y être un objet d'examen
et quelquefois de risée; et dans cette pré
-M

S8 LETTRES

voyance, ils entoureront sa piété d'une force


de volonté intelligente; en nourrissant le
cœur de sentiments profonds d'amour, ils
rempliront l'esprit de pensées graves et aus
tères. Et toutefois, avec ce mélange d'affec
tions pures et d'idées sérieuses, ils laisseront
à la piété son caractère naturel de bienveil
lance et d'aménité.
J'aime les efforts qui ont été faits de nos
jours pour inspirer cette piété vive et tendre
à la jeunesse. Mais je tremble que quelque
fois on ne nous prenne pour meilleurs que
nous ne sommes; et ainsi la piété des enfants
s'en viendrait, naïve et joyeuse, se heurter
contre l'aspérité de nos opinions sèches,
égoïstes et analytiques.
N'est-ce pas, en effet, un péril de faire des
disciples trop peu en défiance de la corrup
tion humaine? Tant qu'ils sont sous la tutelle
de leurs maîtres, protégés par la solitude et
par les travaux, leur piété reste en sécurité,
et ils jouissent en paix de leur innocence.
Mais la même force ne doit pas les suivre
dans le monde. Et il peut arriver que cette
piété, si long-temps fidèle à elle-même, sc
sUR L'ÉDUCATIoN. 89

trouve engagée en des luttes d'où elle ne


sortira pas victorieuse, par la seule raison
qu'elles lui auront été imprévues. Et pour
cette raison aussi je demande aux maîtres de
l'enfance d'étudier la nature des périls qu'elle
doit un jour rencontrer. Autre doit être la
piété du jeune homme destiné aux salons
du siècle où vécut Pascal, autre celle du
jeune homme destiné au salons du siècle où
régna Voltaire; autre sera la piété du jeune
homme destiné, je ne dis plus aux salons,
mais aux académies où parlent et dogma
tisent des rhéteurs.
Ce sera une piété forte, pouvant s'en aller
à l'encontre des périls avec cette maturité
d'intelligence, et cette variété de science, et
cette défiance même qui est de la sagesse et
du courage, et tout cet ensemble de moyens
de défense accommodée aux attaques et tou
jours sûre de la victoire.
Voyez, mon ami, que sans parler à mon
tour d'une religion bien entendue, je veux
une piété qui ait pour auxiliaire une cer
taine connaissance des périls qu'elle doit ren
contrer un jour.
90 LETTRES

Que les maîtres de l'enfance s'appliquent


donc à cette étude des temps; souvent il nous
arrive de méconnaître la sainteté de leurs
travaux; et de même il leur arrive de mé
connaître la nature de nos besoins. La piété
est le premier besoin de l'homme ; qui en
doute ? Mais à notre siècle, il faut, ce semble,
que tout soit d'un aspect nouveau, la vertu
comme le vice. Et par cette intelligence
d'une époque qui ne ressemble à aucune
autre, les pères de l'enfance rendront leurs
leçons plus opportunes et plus profitables, et
ainsi cette piété qu'ils sauront tendrement
inspirer à leurs disciples ne sera pas une
piété désarmée. Votre enfant ne vivra pas
toujours dans la solitude ; sa piété sera mise
en contact avec des opinions sceptiques et
railleuses : songez à cet avenir. Mais, du
reste, comme il ne touche pas à ce moment,
songez d'abord aux avantages présents d'une
piété active et qui se mêle à tout l'ensemble
des études.
La piété est le plus bel ornement du jeune
âge. Elle lui assure des respects qui ne sem
blent dus qu'à un âge plus avancé, et pour
SUR L'ÉDUCATIoN. 91

moi, rien ne me touche au fond de l'âme,


comme la vue d'un jeune homme fidèle aux
vertus, modeste et simple, pur dans sa parole
comme dans sa pensée, modérant la pre
mière ardeur de sa vie par des habitudes de
soumission, s'animant dans ses travaux par
une inspiration sainte, et laissant apparaître
son innocence jusque dans la vivacité de ses
jeux.
Le collége où règne la piété se gouverne
de lui-même. Chaque disciple se met en har
monie avec la pensée qui domine. Il s'en
suit que l'autorité est douce et se fait sentir à
peine. Il y a comme une censure muette qui
s'exerce sur les petits désordres, par leur
contraste avec l'ordre général. L'enfant se
sent coupable avant d'être réprimé. La pu
nition est de trop, par la défaveur muette
qui atteint les fautes commises. Et dans cette
discipline de bons exemples et de pieuse
imitation, les études sont animées, les tra
vaux sont actifs, l'enfant tout entier est à
son émulation comme au premier de ses plai
sirs.
Combien donc c'est se méprendre que d'a-
92 LETTRES

voir peur des excès de la piété au collége !


La piété est ce qui fait le bonheur de l'en
fant, dans ses bons comme dans ses mauvais
succès. Que feriez-vous au collége d'un en
fant sans intelligence ? Il y serait dévoré par
la honte et l'ennui. Mais la piété l'y protége.
La piété lui assure la justice de tout le
monde. Par la piété il est en paix avec lui
même et avec les autres. Et de l'enfant doué
de talent que feriez-vous ? un petit monstre
de pédantisme et d'orgueil. Vraiment je ne
suis guère étonné d'entendre dire parfois aux
philosophes qui répètent Rousseau, que l'é-
ducation est de trop, qu'elle remplit l'enfant
de vanité, qu'elle le rend insupportable et
odieux. Cela est vrai, quand la piété ne vient
pas tenir ce jeune ange brillant, dans la dé
fiance et la modestie.
La piété montre Dieu partout. L'enfant
pieux offre à Dieu ses succès, et il lui offre
aussi ses revers. L'enfant pieux est aima
ble et bon, et ses couronnes sont bénies
par ceux qu'il a vaincus aux luttes de l'es
prit. La piété donne du courage à la fai
blesse, et elle ôte de la confiance à la
sUR L'ÉDUCATIoN. 93

force. Félicitez-vous donc, mon ami, si votre


enfant grandit parmi des enfants pieux ; sa
vie de collége sera douce. On lui pardonnera
ses triomphes comme ses défaites; ses études
lui seront un jeu ; ses vertus naîtront d'elles
mêmes, et comme sa nature ne sera point al
térée par des vices, son intelligence sera
grande parce qu'elle sera pure.
94 LETTRES

VIII.

DE LA PoLITEssE DANs L'ÉMULATIoN.

-,$#(#-

Je viens en passant de vous parler de l'é-


mulation, mon ami. L'émulation est, peut-être
en général, considérée comme une excitation
au bien, par le désir des applaudissement .
A ce dire, l'émulation touche à la rivalité,
et la rivalité touche à la jalousie.
Et partant, ajoutent quelques moralistes,
l'émulation peut devenir une source d'inimi
tiés parmi les hommes.
N'est-ce pas ce qu'on dit souvent à l'occa
sion de l'émulation de collége ! Mais alors
sUR L'ÉDUCATION. 95

Comment entend-on la vertu de l'homme ?


Est-ce quelque chose de surhumain? Et se
peut-elle passer de tout motif extérieur
d'excitation ? C'est ce que n'expliquent pas
les philosophes.
Il y a un peu de mauvais vouloir pour l'hu
manité dans cette aversion colère pour cer
taines dispositions qui, sans doute, indiquent
une nature déchue, mais restée grande en
core dans sa décadence.
L'amour de la gloire est une faiblesse qui
révèle un être fait pour les cieux. Je n'aime
pas cette philosophie chagrine qui affecte un
dédain menteur pour l'approbation d'autrui.
Cela est bien orgueilleux et bien chimérique.
Et que font ces moralistes, si ce n'est courir,
eux aussi, après les applaudissements et les
honneurs ? Ils mettent leurs noms sur leurs
livres, dit Cicéron, et puis ils publient leur
mépris pour la gloire humaine. C'est trop de
maladresse ou trop de mensonge !
Mon ami, laissons la nature humaine telle
que Dieu l'a faite. Dieu même a voulu que
l'homme fût excité aux vertus éminentes de
la religion, par l'amour des récompenses du
96 LETTRES

ciel. Le pur désintéressement de la piété ne


semble pas possible, même dans le Christia
nisme, qui est le licn le plus parfait de l'âme
avec Dieu. Qu'est-ce donc qu'une philosophie
qui veut que l'homme se suffise à lui-même
dans une carrière de travaux dont le but lui
est incertain et l'utilité douteuse encore ?
La religion comprend bien mieux les be
soins de l'homme. Elle se plie complaisam
ment à ses faiblesses, et de ses faiblesses
mêmes fait un aliment aux vertus.
C'est que la religion connaît les misères et
les imperfections de l'humanité.
La philosophie, au contraire, ne les veut
point connaître. De là deux sortes de morale :
l'une compatissante, l'autre superbe : l'une
encourageante, l'autre dédaigneuse; l'une
ingénieuse et tendre, l'autre désespérante et
farouche.
Choisissons la première, elle nous promet
des réalités; la seconde n'a que des chi
mères.
Il est vrai que l'émulation peut devenir de
la jalousie, si vous ne lui donnez pas une
règle. Il est vrai aussi qu'elle peut devenir
sUR L'ÉDUCATION. 97

de la vanité, si vous ne la tempérez par une


loi de douceur et de modestie.
Ici la religion apparaît encore. Il n'est
point de mouvement de l'âme humaine qu'elle
ne modère et ne rectifie. Si la religion était
soigneusement appliquée à tous les actes de
la vie humaine, elle en ferait bientôt une
perfection digne du ciel.
Pensons à votre enfant. Il a besoin d'être
excité au bien par des encouragements; car
la perfection chrétienne n'est pas telle en lui
qu'elle le mette au-dessus des faiblesses de
l'amour-propre. L'émulation lui est donc né
cessaire, comme à tous les enfants, comme
à tous les hommes.
Mais ne craignez pas qu'elle devienne une
puérilité vaniteuse et jalouse. Car votre en
fant s'élève sous une inspiration de bien
veillance et de simplicité, qui fait que les
succès sont chers à tous ceux qui les cher
chent et les disputent. C'est l'heureux effet
de cette éducation élégante et pieuse que
nous avons vue. Otez la politesse, et l'ému
lation sera envieuse. Otez l'aménité, et elle
sera méprisante. Dans le collége chrétien,
7
98 LETTRES

les premiers applaudissements viennent au


mérite de la part des disciples, toujours juges
excellents et amis de l'équité. Sans ce carac
tère de bonté et d'union, l'émulation brûle
' rait le cœur des enfants. Ce serait un feu
semblable à celui de la haine.
J'ai prononcé, mon ami, le nom d'un
collége cher aux études chrétiennes (1). Dans
ce collége, il existe une institution d'émula
tion digne d'être citée. C'est une académie
formée des premiers élèves. Elle a ses règle
ments et ses séances, ni plus ni moins qu'une
académie de savants et de poètes.Vous pour
riez bien songer à rire de ce nom d'académie
donné à une assemblée d'enfants. Mais, si
vous assistiez à une de ses réunions, votre rire
deviendrait une émotion très sérieuse. Ces
vingt académiciens, choisis par le suffrage
des élèves, représentent la pensée intime du
collége. Chaque séance est consacrée à la
iecture des meilleurs travaux dans toutes les
classes. Les compositions académiques sont
jugées par un conseil de l'école, et les acadé

(1) Pontlevoy.
sUR L'É DUCATIoN. 99

miciens jugent les succès du reste des enfants.


L'émulation a ses degrés. Mais une des plus
touchantes choses, en fait d'émulation, c'est
la distribution des prix de l'académie. Ce
sont les élèves académiciens qui décernent
des couronnes à leurs plus jeunes camarades.
Tout cela se fait avec de la justice, avec de
l'effusion, avec des larmes. Je n'ai point vu
d'académie m'attendrir, et cela ne vous arri
vera pas non plus sans doute. Mais une aca
démie d'enfants, qui garde une timidité mo
deste, est déjà une nouveauté; et puis cette
émulation honorée, et cette justice mutuelle,
et cet échange de bons jugements, tout cela
vous remplit l'âme de douces pensées, et
vous pouvez voir combien il y a loin de cette
rivalité chrétienne et bienfaisante, à l'esprit
de jalousie qui trouble l'ardeur des récom
penses, lorsqu'elle n'est pas tempérée par la
piété (1).
(1) Le petit séminaire de Paris a établi une académie
de même sorte : Juilly a la sienne qui est ancienne et
célèbre. Les Jésuites avaient autrefois des exercices ana
logues ; des maisons nouvellement créées les ont imités :
toujours les maîtres chrétiens ont appelé l'émulation au
secours de leur zèle et de leurs méthodes.
100 LETTRES

L'émulation doit être douce et confiante.


Si vous la rendez soupçonneuse, elle sera
féroce.
Dans le collége chrétien l'émulation ne
s'égare pas jusqu'à l'envie, parce qu'elle a foi
dans la justice. C'est ce qui la rend douce et
polie.
L'émulation polie a cet avantage d'exalter
les succès et de ne point désespérer la fai
blesse. Il semble que la gloire de quelques
uns est commune à tous. C'est le signe d'une
grande et belle harmonie. C'est l'excitation
la plus puissante des études, et, après les ré
compenses qui viennent du ciel, il est per
mis encore d'en faire un encouragement
pour les talents et pour les vertus.
sUR L'ÉDUCATION. 1 01

lX.

Es P RIT DEs ÉTUDE s.

Voici un grand sujet, mon ami. Il exige


rait un traité plutôt qu'une lettre (1). Mais je
dirai les choses principales; vous compléterez
ma pensée, en faisant les applications que je
ne pourrais pas indiquer.
L'esprit des études, c'est la pensée intime
et morale qui préside à la direction des tra
vaux du maître comme du disciple.
Les mêmes études peuvent être bonnes ou
(1) J'ai depuis écrit ce traité : De l'Esprit Chrétien
dans les Etudes,
102 LETTRES

mauvaises selon cette direction. Elles peu


vent perfectionner l'intelligence ou l'égarer,
fortifier le cœur ou le corrompre ; tout tient
à l'esprit qui les inspire.
Mais quel est l'esprit qui rend les études
bonnes? Il ne nous faudra pas le chercher
long-temps, nous qui sommes chrétiens et
qui savons ce qu'il y a de fécond dans le
Christianisme.
Toutefois il faut bien penser qu'il y a des
erreurs faciles même sur ce point, et même
à des hommes naturellement pieux. J'ai vu
des savants très chrétiens dans leur vie et
très matérialistes dans leurs études; maté
rialistes sans s'en douter et sans le vouloir,
mais enfin emportés par une certaine habi
tude de considérer la science humaine à
part de toute pensée chrétienne ; et croyez que
cette direction d'esprit a de grands périls.
Je demande que toutes les études de votre
enfant soient animées par un esprit reli
gieux, accoutumé à faire descendre toute lu
mière du ciel; il n'y a point d'étude qui ne
puisse ainsi s'agrandir et se féconder.
Je ne parle pas ici, mon ami, de l'étude
sUR L'ÉDUCATION. 103

spéciale de la religion. Je ne veux pas même


entrer en raisonnement sur ce point. Car, si
je n'étais assuré que votre enfant apprendra
au collége tout ce qui se rapporte à cette
grande, à cette première science de l'homme,
je vous dirais de l'arracher bien vite de ce
lieu, dussiez-vous le cacher dans une école
de village et le tenir comme un petit bar
bare, ignorant de tout ce qui flatte le plus
l'espérance ou la vanité de cette vie, mais
instruit de ce qui fortifie la vertu et assure
la jouissance d'une vie meilleure.
Ne mettons donc point en doute ce point
essentiel de l'éducation. Votre enfant ap
prendra la religion, il en saura l'histoire ; il
la suivra depuis l'origine du monde jusqu'à
nos jours, au travers des vicissitudes humai
mes, au travers des erreurs, des passions et
des folies, toujours une, toujours pure, tou
jours enseignant aux hommes la même vé
rité, toujours consolant leurs douleurs par la
même parole de douceur et de clémence,
mais devenue plus intime en quelque sorte à
l'humanité par le mystère de l'inearnation du
Verbe, et plus appropriée à nos besoins de
104 LETTRES

toute sorte par l'union de Dieu même à notre


IlatUII'e.

Mais, mon ami, ce n'est point assez si


chaque étude littéraire ou scientifique ne ra
mène l'esprit de votre enfant à cette pensée
fondamentale de la religion.
Quel serait l'office d'un aumônier de col
lége qui enseignerait soigneusement et pé
niblement la religion aux enfants, tandis
qu'à côté de lui des maîtres indifférents ou
légers, je ne dis rien autre chose, laisseraient
aller à tout hasard leur esprit parmi toutes
les folles erreurs qui se rencontrent dans les
études humaines ? Cet aumônier serait là
pour déguiser un grand égarement et souvent
une grande corruption. Sa parole serait em
portée par les vents, et il n'en resterait qu'un
vague souvenir en de jeunes âmes bientôt
séduites et précipitées par d'autres leçons.
Il n'est point d'étude qui n'éloigne ou ne
rapproche de la religion. Toutes les sciences
ont été gâtées par l'orgueil humain, et si
elles ne sont ramenées à leur pureté par un
enseignement chrétien, elles ne servent qu'à
pervertir dans sa sève le génie humain.
sUR L'ÉDUCATIoN. 105

Voyez ce qui se passe dans la marche de


l'éducation. Votre enfant va, dès son bas
âge, se trouver en présence des auteurs de
l'antiquité. Ils s'offriront à lui avec les idées
de leur temps et avec tous les indices d'une
religion désordonnée. Les poètes, comme les
historiens et les orateurs, lui rempliront l'es
prit d'images sans harmonie apparente avec
les croyances graves et austères du Christia
nisme. Ne pensez-vous pas que ces souvenirs,
mêlés de volupté et d'erreur, ne doivent tour
menter son imagination vive et tendre, si la
parole du maître ne vient à chaque moment
rectifier les impressions. Toute l'antiquité est
pleine d'erreur, si on n'étudie que sa surface.
Elle est pleine de vérité, si on pénètre dans
sa nature intime et profonde. Dieu resplen
dit encore parmi toutes les folies idolâtriques
des peuples. Mais il faut apprendre aux en
fants à le reconnaître.
Et de quelque manière en effet que l'on
considère la question mythologique, ques
tion débattue de nos jours avec trop de pas
sion, il est bien manifeste qu'elle sert à ré
véler Dieu, même pour l'âge où de fortes
106 LETTRES

études n'ont point encore disposé l'âme aux


méditations.
La mythologie prouve le besoin naturel
de l'homme de proclamer une puissance su
périeure à la nature. S'il est vrai que les na
tions aient long-temps perdu de vue cette
puissance une et suprême, elles ont porté du
moins au fond de leur être un sentiment
gravé de son existence. De là ces divinités
inventées pour suppléer Dieu qui n'était
qu'oublié. Ainsi Dieu même est attesté par
l'erreur des hommes qui se font des dieux.
Mais, d'autre part, ces profonds et mysté
rieux égarements témoignent de la débilité
humaine quand Dieu n'est pas là pour la sou
tenir. Pour ceux qui ne veulent point que la
pensée de Dieu soit restée inhérente à la
grande tradition humaine, la mythologie doit
être une implacable accusation contre la rai
son de l'homme. Qu'est-ce, en effet, que cette
raison, si on la reconnaît incapable de faire
autre chose que des rêves insensés sur l'ob
jet le plus grave qui puisse intéresser l'hu
manité !
Quelle que soit l'opinion que l'on se forme
sUR L'ÉDUCATIoN. 107

sur l'état réel des traditions humaines au


sein de l'idolâtrie, il sera toujours aisé de
faire sortir de ce grand chaos une pensée
morale et consolante pour l'enfant qu'on
veut tenir attaché à la croyance de Dien.
Dieu me garde de vouloir lui ouvrir, dès
son premier âge, une carrière de systèmes !
Ah! mon ami, que sont les systèmes? une
occasion de disputes et d'inimitiés; vous l'a-
vez vu. Mais Dieu n'est pas un système, et si
vous voulez que votre enfant puisse entrer
hardiment dans les souvenirs d'idolâtrie in
sensée, il faut bien que Dieu paraisse pour le
guider. Il faut bien aussi que lui-même
apprenne de bonne heure à s'applaudir
d'avoir connu la vérité par l'enseignement,
puisque, avec le plus beau génie, il eût été
exposé à croire des rêves et à adorer des chi
mères. -

Que sera-ce de l'histoire ? si votre enfant


n'apprend de l'histoire que des faits et des
dates, cette étude lui profitera peu. De bonne
heure il peut y trouver d'autres leçons, car
c'est ici que Dieu se montre dans la conduite
de l'humanité.
108 LETTRES

N'attendez pas que dès ses premières an


nées, il puisse approfondir une étude aussi
morale et aussi féconde. Mais ne pensez pas
non plus qu'il soit incapable de bien saisir
les enseignements qu'un maître ingénieux
fera sortir de la mémoire du passé.
Avec l'histoire un maître peut aisément
tourner l'esprit d'un enfant au bien ou au
mal. Il n'y a pas d'autorité plus imposante
que celle des exemples, et si l'histoire n'est
pas pour votre enfant une école de vertu,
trop facilement elle lui sera une leçon de
vice et d'impiété.
Je ne parle présentement que des premières
notions historiques, car plus tard nous re
trouverons une science plus élevée de la
quelle je vous parlerai, et qui s'est récem
ment établie sous le nom de philosophie de
l'histoire. Pour le moment ne soyons péné
trés que d'une pensée, de la nécessité d'ani
mer l'étude des temps passés par des obser
vations religieuses. C'est ce qu'a fait Rollin
avec une simplicité merveilleuse; c'est ce
qu'avait fait Bossuet avec une autorité de
génie incomparable.
sUR L'ÉDUCATION. 109

Le même esprit animera les autres parties


de l'enseignement ; et sans cela, mon ami,
jugez combien l'étude serait froide et amère
pour votre enfant ! Il faut qu'il voie de lui
même que les travaux techniques qui rem
plissent ses jeunes ans, ont pour objet de le
rendre à la fois plus intelligent et plus ver
tueux. S'il ne le sent à chaque parole de son
maître comme à sa propre impulsion, la vie
de collége lui sera cruelle. A quoi bon tra
duire du grec en français et du latin en fran
çais ! se dira-t-il, et il aura raison, si cet
exercice, un peu mécanique dans le premier
âge, n'est rendu plus intéressant et plus animé
par un travail moral qui consiste à faire un
échange de pensées plutôt qu'un échange de
mots avec l'antiquité. Sous la conduite d'un
maître habile, intelligent et religieux, il n'est
point d'étude grammaticale ou poétique qui
ne puisse devenir un objet de réflexion facile
pour le disciple le moins précoce.Ainsi son
âme est intéressée à des études qui peut-être
avaient effarouché son intelligence, et il ne
se croit plus condamné à se traîner sans
honneur dans la poussière des classes, dès
110 LETTRES !

qu'il voit qu'à des travaux qui ne promet


taient de succès qu'aux plus habiles, il y a
du charme pour ceux qui aspirent surtout à
être meilleurs.
Cet esprit religieux, cette moralité des
études s'applique à tout. Les sciences pro
prement dites ne sont-elles pas une leçon
vivante où Dieu se révèle au maître comme
au disciple ? De nos jours, par malheur, elles
ont pris un caractère d'aspérité qui les dé
pouille de charme pour la pensée. Mais cet
esprit sévère peut disparaître. Euler, dans
ses délicieuses lettres à une princesse d'Alle
magne, a montré l'exemple de ce langage
mêlé d'enseignement technique et d'observa
tions religieuses, qui donne je ne sais quoi
de poétique à la science. L'enfant est ainsi
conduit à des recherches nouvelles par la
facilité des applications, et il n'est pas d'étu
des, même préliminaires, qui ne puissent lui
offrir un merveilleux attrait et lui servir
d'excitation à des études toujours plus avan
cées.
C'est en traversant de la sorte l'ordre ha
bituel des travaux de collége que votre en
sUR L'ÉDUCATIoN. 111

fant montera, comme parmi des jeux riants,


vers la rhétorique et la philosophie, double
complément de sa première instruction.
Je voudrais, mon ami, que ces deux études
ne fussent jamais séparées. Si la rhétorique
n'est qu'un exercice de paroles, je tiens cet
exercice pour le plus vain de tous les arts. Si
la philosophie n'est qu'un travail d'abstrac
tion, je tiens ce travail pour la plus frivole
des fatigues.
La philosophie est la recherche ou l'étude
de la vérité. La vérité, c'est la vie morale
de l'homme. Mais la vie a besoin de se com
muniquer au dehors. L'homme ne vit point
s'il n'agit point. L'action morale de l'homme,
c'est la parole. La parole est donc la condi
tion de la philosophie. Et de même la philo
sophie est la condition de la parole. Car la
parole n'est qu'une expression extérieure
d'une réalité intime. Si la parole n'est qu'un
son, elle n'est rien, fût-elle un son sembla
ble à la plus pure harmonie.
Voilà en quelques mots, abstraits peut
être, la raison que j'aurais de faire marcher
ensemble cette double étude de philosophie
112 LETTRES

et de rhétorique. L'intelligence des disciples


y gagnerait sans nul doute. Leur goût serait
pur, parce qu'il serait vrai, et leur raison
serait forte, parce qu'elle aurait appris à être
élégante. -

Je n'oublie pas toutefois que je ne fais pas


un système d'instruction. Mais ne parlant
que d'éducation et voulant que la pensée re
ligieuse inspire et féconde tous les travaux
du jeune âge, tout me fait souhaiter de voir
les études philosophiques se mêler aux études
un peu artistiques, pardonnez-moi ce mot,
c'est-à-dire un peu superficielles de la rhé
torique.
J'ai déjà expliqué ailleurs comment j'enten
dais l'enseignement des lettres (1). Les let
tres, mon ami, sont un ornement du bon et
du beau. Je ne puis absolument comprendre
la poésie ou l'éloquence, comme de pures
formes de langage, et je leur cherche, mal
gré moi, un aliment qui est la pensée.
Oh ! combien j'étendrais ici mon idée, et
combien je l'appliquerais aisément à tous les
(1) De l'Etude et de l'Enseignement des Lettres, 1 vol.
in-8°, 2e édition. -
sUR L'ÉDUCATION. 113

objets de l'art humain ! Mais je ne vous dirai


que ce qui se rapporte à notre sujet, c'est
que l'art humain n'approche de la perfec
tion, dans tous les genres, que lorsqu'il réa
lise une image extérieure et sensible de ce
qu'il y a de bon, de grand ou de vrai dans la
nature morale de l'homme.
Je conclus, mon ami, que l'élève ne sera
accoutumé à vivifier l'étude de l'art qu'en
pénétrant au fond de la pensée humaine. Or,
c'est le Christianisme qui la lui découvre dans
son entier, et c'est à la lueur du Christia
nisme que je voudrais faire marcher de front
la philosophie et la rhétorique, pour exercer
une jeune intelligence à ces derniers tra
vaux du collége, qui sont la préparation de
tous ses travaux à venir.
Quelle que soit l'obstination des routines,
au moins on me pardonnera de dire qu'ici
comme dans les précédentes études, la pensée
religieuse doit dominer, et la bonté du cœur
précéder la marche et le progrès de l'esprit.
Que votre enfant sache un jour, mon ami,
que le bon est beau, et que le vrai est tout
l'art humain.
8
114 LETTRES

Il y a dans ce principe, moitié poétique,


moitié philosophique, une manifestation der
nière de cet esprit chrétien que vous avez
voulu faire présider aux études de votre en
fant. Ainsi, sa propre vie est intéressée dans
ce qui ne paraît être qu'une théorie de l'art.
Et enfin, cherchant à en faire un homme
instruit, vous l'aurez par la même voie con
duit à devenir un homme vertueux.
^
sUR L'ÉDUCATION. 115

X.

DE L'EsPRIT DES ÉTUDEs.

(SUITE).

Je ne puis m'empêcher de revenir sur le


même sujet, mon ami, non point pour l'ap
profondir, car je me fie à votre intelligence
et à celle des maîtres dans l'application de
mes pensées, si elles sont vraies, mais pour
indiquer un point, futile en d'autres temps,
grave dans le temps où nous sommes.
Prenez garde ! je vais entrer un peu dans
la politique. Mais ce sera en glissant et même
en fuyant.
Je vous ai dit l'espèce de péril qu'il y avait
116 LETTRES

pour votre enfant à se trouver dès ses jeunes


années en présence des ingénieuses folies de
l'antiquité. Il y a un autre péril que je vous
dois indiquer.
Cette antiquité, si séduisante par son en
thousiasme, va présenter à votre enfant des
images capables d'ébranler toutes ses fibres ;
ici des vertus atroces mais exaltées; là des
scènes populaires toutes palpitantes d'émo
tion, des dévouements et des meurtres, des
exterminations et des sacrifices; et par des
sus ces spectacles saisissants, la grande image
de la république avec ses retentissantes pa
roles de liberté et de gloire, tout ce qui en
flamme le plus vivement des imaginations
d'enfants, tout ce qui émeut le plus profon
dément des âmes inexpérimentées et naïves.
Souffrirez-vous, mon ami, que votre en
fant se laisse emporter par ces admirations ?
Et ne demanderez-vous pas à ses maîtres de
ramener son esprit à des pensées plus sim
ples, plus calmes et plus vraies ?
Ce serait sans doute un grand malheur, car
vous le laisseriez grandir avec des idées dont
il ne devra voir jamais l'application ; vous le
sUR L'ÉDUCATION. 117

mettriez en lutte avec la société dont il est


membre; et vous développeriez dans son in
telligence le germe d'un combat animé con
tre tout ce qu'il doit rencontrer autour de
lui durant sa vie entière, sorte de tourment
moral qui d'avance empoisonnerait ses jours.
Hélas ! ainsi se sont formées les généra
tions françaises sous les auspices mêmes de la
monarchie. Nos études ont été républicaines ;
l'admiration des écrivains a fait naître l'ad
miration des mœurs et des habitudes. Les
instituteurs les plus réservés et les plus pieux
ont cédé à cet entraînement. Ce bon Rollin,
dont tout à l'heure je louais l'esprit chré
tien, a plus que nul autre exalté ce goût de
république. Tous les grands exemples, tous
les grands sujets d'étude, tous les objets d'é-
mulation ont été empruntés à l'histoire des
nations antiques. L'enthousiasme a multiplié
ses formes d'expression. L'imitation des an
ciennes beautés de langage a paru ne pou
voir se faire heureusement que par l'imita
tion des anciennes idées. Puis l'habitude
d'exercice est devenue une conviction. La
jeunesse s'est pénétrée des souvenirs qu'elle
118 LETTRES

avait appris à admirer. Elle a vécu au sénat


et au forum, parmi les tumultes et les dis
sensions. Elle n'a compris la tyrannie que
sous l'image d'une royauté, et la liberté que
sous les dehors d'une république. De là des
exaltations long-temps aigries par la résis
tance d'une vieille société monarchique ; puis,
lorsque cette société a été peu à peu ébran
lée dans sa base, des scènes incroyables de
frénésie, où les plus coupables, mon ami,
n'ont pas été les derniers venus dans ce pro
digieux essai d'imitation républicaine, mais
ceux qui les avaient précédés et par degrés
avaient soufllé cet enthousiasme pour les
meurtres, les pillages et les ostracismes des
anciens forum.
Quelle pernicieuse erreur et quelle in
croyable folie sous le Christianisme ! Eh bien !
sachez qu'elle est toujours prête à se renou
veler, et qu'à moins d'une forte impulsion
donnée par la religion aux études, toujours
elles pousseront l'esprit des disciples vers la
république (1).

(l) Ceci était écrit en 183lº.


sUR L'ÉDUCATION. 119

Cela s'explique encore une fois par la con


tinuelle habitude des exercices qui se font
sous le charme des génies de l'antiquité ! Ce
pendant une raison calme et cultivée empê
cherait l'admiration de s'égarer à ce point.
Car enfin la lumière ne nous manque pas
pour apprendre à apprécier justement ces
vertus inhumaines qui remplissent d'enthou
siasme les vieux auteurs. Que nous sert d'ê-
tre chrétiens, si nons ne savons pas admirer
ce qui est beau et exécrer ce qui est barbare?
Comment le sage Rollin, ce père de la jeu
nesse, n'a-t-il pas appliqué ses soins à mettre
en regard des vieilles vertus avec leur ca
ractère sauvage, les vertus chrétiennes avec
leur caractère bienveillant ? On dirait, à lire
quelques-uns de ces bons écrits, que nous
sommes destinés à vivre comme des Grecs et
des Romains, lorsque notre règle de vie est
si merveilleusement tracée dans l'Évangile.
Cette préoccupation est étrange et montre trop
bien avec quelle facilité l'homme se fuit lui
même pour s'identifier avec les idées que fait
naître l'habitude de l'admiration littéraire.
Mon ami, faites en sorte que votre enfant
120 LETTRES

apprenne à tirer d'autres leçons des études


de l'antiquité. -

Il y a dans la plupart de ces exemples de


vertus, quelque chose d'exalté ou d'abject qui
va aux chimères par l'enthousiasme, ou à l'i-
gnominie par la licence.
L'homme n'a pas été mis en société pour
y vivre parmi les violences. Ces pères qui
égorgent leurs enfants, ces enfants qui assas
sinent leurs pères, ces dévoûments extrêmes,
ces suicides fanatiques, ces sacrifices san
glants, tout cela indique un effort exagéré de
l'homme pour chercher la grandeur en de
hors des lois de la justice et des inspirations
naturelles de la gloire. Si le maître de votre
enfant a quelques pensées chrétiennes, il
laissera échapper son admiration pour les
véritables générosités, mais il montrera ce
qu'il y a de faux dans certaines exaltations
pleines d'orgueil ou dans certaines abnéga
tions pleines de frénésie. Rien que cette
comparaison habituelle des vertus antiques
et des vertus chrétiennes suffirait pour for
mer à jamais la raison de votre enfant. Bien
tôt il saurait ce que durent être des républi
sUR L'ÉDUCATION. 121

ques où c'était du courage à une mère de


n'avoir pas une larme à laisser tomber sur le
cadavre de son fils. Il ne se laisserait plus
prendre à ces expressions d'estime et d'hon
neur pour des sentiments qui font frémir la
nature, et il bénirait la religion qui, tout en
lui apprenant à s'affermir contre les émotions
excessives, lui a fait de la sensibilité une vertu,
et des larmes une consolation.
Et n'aurait-il pas encore à profiter, même
dès son premier âge, à l'étude raisonnée de
ces temps de république ? Mon ami, souhaitez
que votre enfant sache de bonne heure re
douter les imitations de ces formes de gou
vernement, où il n'y a de liberté que pour
quelques-uns, et où la royauté absente fait
de l'esclavage la condition fatale des multi
tudes.
Ne lui direz-vous pas que la république ne
fut autre chose que l'établissement des patri
ciens ou des grands dans la souveraineté ?
Pauvre peuple de Rome ! voyez comme il
se débat avec ses tribuns contre l'empire du
sénat ! quelle royauté lui eût été plus pe
sante que celle de ce corps, savant dans la
122 LETTRES

domination, qui, au bout de toutes les que


relles, montrait la guerre comme un devoir,
et régna cinq cents ans à force de batailles
et de destructions !
Les peuples ont beau vouloir se soustraire
à l'autorité, elle reparaît toujours plus acca
blante et plus tyrannique, à mesure qu'elle
touche à la république, ce mensonge éternel .
de la liberté.
Oui, mon ami, je veux que votre enfant
retire ce profit de ses études. Car il est né
pour vivre dans la monarchie et non point
dans la république, et de bonne heure il
doit se former à des habitudes qui ne soient
pas ensuite heurtées violemment par les lois
de son pays.
Je ne vous dirai que ce peu de mots; et je
sens bien qu'en d'autres moments, il faudra
étendre la pensée de votre enfant, et lui ex
pliquer l'espèce de monarciiie que les temps
ont faite à la France. Et alors que de ré
flexions nouvelles ! que de retours sur les
malheurs de la patrie ! que de méditations et
que de sujets de douleur | Mais n'oublions
pas que nous sommes encore parmi les études
sUR L'ÉDUCATION. 123

de l'antiquité, et ce sera beaucoup si votre


enfant en sort avec de justes notions sur la
république, et non point avec des exaltations
d'idées qui ne corrigent aucun abus, mais
sont une malheureuse préparation à tous les
désastres.
124 LETTRES

XI.

vARIÉTÉ DEs ÉTUDEs.

->3#3#-

Venons à d'autres sujets, et fions-nous à


la sagesse des maîtres.
Il est, mon ami, une grande question que
je voudrais traiter avec vous, savoir si les
études, tclles qu'elles sont réglées aujour
d'hui dans nos écoles, répondent bien parfai
tement aux besoins nouveaux et aux mœurs
nouvelles de la société.
Voyez comme en notre temps cette politi
que qu'on veut toujours fuir reparaît tou
· jours ! savez-vous qu'il n'est pas de plus
sUR L'ÉDUCATION. 125

haute question sociale que celle que j'indi


que en ce peu de mots ? Il y aurait là-dessus
à faire un long traité de droit public; car l'é-
ducation c'est la société, c'est la civilisation,
c'est la liberté, c'est le bien-être, c'est l'exis
tence tout entière des peuples. Hélas! on n'y
prend pas garde, et l'éducation, cet objet de
sollicitude pour les hommes qui songent à l'a-
venir de la patrie, n'est pour les autres qu'un
jeu, qu'un caprice, qu'un négoce, qu'une va
nité ; on a fait de l'éducation une partie de
l'administration de l'État. L'éducation est
gouvernée par des règlements, et on croit avoir
formé des générations pour l'avenir, parce
qu'on a mis en bordereaux la nomenclature
des travaux et des jeux qui remplissent la
vie d'un écolier. Mon ami, il n'y a pas pour
moi de plus triste indice de l'ignorance de
notre siècle dans les choses morales, dans
celles qui ont pour objet l'institution de l'en
fance, comme je dis toujours après Montai
gne. Quelle sécheresse et quel matérialisme .
On s'arrête aux surfaces, on ne pénètre
pas dans le cœur; et puis on croit que
l'homme est fait, parce qu'on l'a dressé à se
126 LETTRES

mouvoir régulièrement à la parole d'un maî


tre. Voyez donc encore une fois tout ce que
j'aurais à dire, si je ne fuyais les choses d'un
aspect trop sombre et trop sévère !
Je vais réduire la question que je posais
d'abord, de sorte qu'elle ne soit irritable pour
personne.
Les études, telles qu'elles sont, avec leur
uniformité appliquée à toutes les natures
d'esprits, sont-elles ce qu'elles doivent être
dans un temps comme le nôtre ? Je ne le
pense pas.
Remarquez, mon ami, qu'en apprenant de
vive force les mêmes choses à tous les en
fants, on ne prépare aucune disposition par
ticulière, on ne développe aucune faculté, et
on ne favorise aucun génie pour l'avenir.
Votre enfant est peut-être appelé à la
science des lois ; on tourmentera son esprit
comme s'il était né pour la science des ma
thématiques ; ou bien vous le destinez à l'é-
pée, et on vous le formera pour la philoso
phie. Avez-vous pensé au commerce ? on
vous en fera un poète. Les études sont sans
prévoyance. On dirait que la France n'a be
sUR L'ÉDUCATIoN. 127

soin désormais que d'une même sorte de vo


cation, et que les mêmes travaux convien
nent également à toutes les carrières. C'est là
certainement une grande erreur.
Savez-vous ce qui en résulte ? C'est que les
hommes n'étant pas dirigés de bonne heure
vers un objet propre, reçoivent des notions
qui paraissent répondre à tout et ne suffisent
à rien. La disposition naturelle de chacun
n'est plus étudiée, et l'on se précipite au ha
sard dans les premiers travaux qui se présen
tent, sans ce goût secret et cet instinct mys
térieux qui est le présage des grands succès.
Voyez les jeunes hommes de notre âge ! Il
y a dans leur vie je ne sais quoi de vague,
d'indécis et d'irrésolu, qui est comme un
grand supplice. Comme ils n'ont été préparés
à aucune vocation, ils croient qu'il leur est
donné de les essayer toutes. Cette grande
erreur a troublé bien des familles et en
troublera d'autres encore.
Nul homme n'est propre à tout. L'univer
salité du génie n'a point été donnée à l'hu
manité. Si les études ont pour résultat de
faire croire à votre enfant qu'il peut un jour
128 LETTRES

embrasser tous les états, je les juge fatales


à son bonheur.
D'ailleurs les études, ainsi conduites, ont
un effet non moins funeste sous le simple
rapport de l'intelligence. Les esprits s'affai
blissent à ces méthodes d'universalité, uni
versellement appliquées. Nos goûts modernes
d'égalité ont été au-delà de toutes les bornes
de bon sens et de raison. Parce qu'il y a une
égalité évangélique qui abaisse les grands
au niveau des petits devant la toute-puis
sance du grand Dieu qui a tout créé, on a
voulu faire disparaître les inégalités natu
relles qui se rencontrent partout, dans le
partage des dons, des vertus, des talents, de
la santé même; et pour ne parler que de l'é-
ducation, on a voulu qu'elle eût sa loi uni
forme pour tous les hommes, comme si tous
les hommes étaient faits également pour tout
savoir, et pour le savoir à un même degré.
Etrange rêverie ! Vous voyez bien que si
les intelligences faibles doivent monter à la
hauteur des intelligences fortes, il faudra que
celles-ci s'abaissent.Ainsi l'universalité nuit
· au progrès.
sUR L'ÉDUCATIoN. 129

J'ai entendu un des hommes les plus dis


tingués de notre grande école Polytechnique,
démontrer, par de très philosophiques rai
sons, que cette école tue le génie des sciences
dans son germe. La raison la plus simple,
c'est qu'elle met tous les esprits sous une loi
d'égalité.
Monge, le célèbre fondateur de l'école
Polytechnique, devait son génie à l'ancienne
liberté des études. Sa spécialité de géomètre,
comme on parle de nos jours, put se révéler
à lui comme un instinct. L'universalité de
nos systèmes eût fait de lui peut-être un
mauvais chimiste.
Remarquez, mon ami, combien ma pensée
s'éloigne de celle qui aurait pour objet de
restreindre les études ou de les empêcher
de descendre dans toutes les classes de la
nation.
Je n'ai pas peur des études, si les études
sont sagement dirigées. Un peuple ne saurait
être trop instruit, s'il est bien instruit.
Ma pensée, au contraire, a pour objet de
fortifier et d'étendre toutes les études hu
maines, en leur ôtant ce caractère d'unifor
9
130 LETTRES

mité et d'universalité inapplicable aux di


verses natures d'esprits. Si les études sont
tellement dirigées, qu'elles produisent de
grands artistes et des industriels instruits, des
géomètres profonds et des législateurs élo
quents, des savants et des poètes, des écri
vains et des commerçants, des hommes d'État
et des guerriers, des prêtres et des labou
reurs, tous également dignes d'honorer leur
carrière par la science et la vertu, que
pourrait-on reprocher à ce mode d'instruc
tion ? Ne serait-il pas un progrès réel, dans
ce temps où l'on ne parle que de progrès ?
Oh ! que la vanité aveugle les hommes, et
qu'elle donne de petitesse à leurs pensées !
Les études modernes arrivent principale
ment à ce résultat, c'est qu'elles multiplient
les sujets sans vocation; et il n'y a pas de
pire fléau.
Que voulez-vous faire du jeune homme
qui n'a point dirigé ses études vers un but
spécial, et qui cependant éprouve le besoin
de faire un usage quelconque de son instruc
tion ?
On se plaint quelquefois du grand nom
sUR L'ÉDUCATION. 131

bre de jeunes gens qui encombrent les ave


nues des emplois administratifs, et qui, en
désespoir de cause, n'ayant aucune vocation,
se font une vocation des disputes des partis.
Cela tient au vice des études. Si ces jeunes
gens avaient dirigé leurs pensées vers des tra
vaux déterminés, ils ne seraient pas exposés
à paraître un fardeau public. On les a éle
vés sans prévoyance. On ne leur a ouvert
aucune route connue. Et puis ils vont dans la
vie comme des voyageurs égarés, ne sachant
où marcher, se trompant sur tout, parce
qu'ils ont tout appris avec légèreté, se réfu
giant enfin pour la plupart dans la vocation
d'écrivains, parce qu'elle paraît le mieux ré
pondre à ce qu'ils ont retenu de l'universalité
des études, et ne voyant pas que c'est celle
justement qui demande le plus de précision
dans les idées, dans la science et la médi
tation.
Les lettres se sont singulièrement altérées
par cette irruption d'écrivains ainsi formés
sans l'inspiration du génie. Et toutefois,
comme ils venaient en des temps où toutes
les formes du langage, prose ou vers, avaient
132 LETTRES

été multipliées et mises dans la circulation


commune, il est souvent arrivé que les plus
brillants d'entre eux étaient ceux qui n'a-
vaient aucune notion d'aucune chose, par
leurs vagabonds, observateurs des surfaces de
la société, poètes, romanciers, moralistes
sans invention et sans vérité, historiens sans
vue et sans étude, philosophes rieurs, fai
seurs de livres, en un mot, où la postérité ne
verra que la futilité de notre âge sous les ap
parences d'une gravité comédienne et d'une
érudition hypocrite.
Mon ami, pardonnez-moi de décrier mon
siècle. Je voudrais le rendre meilleur et plus
instruit, plus docte et plus vrai.
Croyez qu'il n'y aura pas à cet état de dé
cadence de plus efficace remède que l'appli
cation des études humaines aux diverses vo
cations de la vie.
Personne ne peut vouloir que la société
soit classée en castes, et que chaque caste
ait ses écoles. Ce serait méconnaître l'esprit
chrétien qui est un esprit de rapprochement,
et qui réalise de l'égalité humaine tout ce
qu'elle a de possible. Mais il est permis de
sUR L'ÉDUCATIoN. 133

désirer que dans les écoles chaque vocation


ait sa préparation, si bien qu'au sortir du
collége chaque disciple puisse marcher har
diment dans la route que déjà il aura en
treVue.

Remarquez qu'il reste toujours quelque


chose de commun entre les jeunes gens ainsi
formés pour des vocations de toutes sortes.
Et d'abord un lien principal les unit tous, la
Religion : à cette étude s'illuminent à la fois
toutes les âmes. Un second lien les rappro
che ensuite, c'est l'étude des humanités ;
étude essentielle à toutes les intelligences,
condition égale de perfectionnement pour
toutes les natures de vocation.
Ne serait-ce pas le lieu de rappeler le sys
tème ancien des études? Ce serait entrer
dans une question que j'évite au contraire,
celle des méthodes. Mais enfin la méthode
ancienne peut être jugée au point de vue de
l'éducation.
Dans les vieilles écoles, c'était un principe
que l'homme était tardivement un homme,
on le laissait long-temps enfant, et à vingt
cinq ans ses études duraient encore.
134 LETTRES

C'était long, mon ami; mais la virilité en


était plus ferme.
Or, les humanités prenaient la plus grande
partie de ces années vouées aux lentes et
profondes études; c'est par les humanités
que se formaient et s'affermissaient les di
verses natures d'esprit ; elles étaient l'initia
tion nécessaire des études plus hautes, par
où devaient ensuite s'éclairer et se diriger
les vocations. Aussi cette seconde partie des
études ne s'ouvrait qu'à la philosophie, et la
philosophie durait deux ans; elle embrassait
à la fois les sciences physiques et les sciences
intellectuelles, les mathématiques et la mora
le.Après quoi le jeune homme partait, nourri
d'humanités et armé de sciences d'une ap
plication diverse, pour les divers emplois de
la vie, pour le sacerdoce ou pour la magis
trature, pour la médecine ou pour les em
plois de l'État. Ainsi la variété était obser
vée dans la ferme unité des études, et l'é-
nergie de l'éducation était une admirable
préparation à l'éclat des carrières.
Voyez donc si cette ingénieuse disposition
des méthodes anciennes a quelque similitude
sUR L'ÉDUCATIoN. 135

avec la triste uniformité d'études où nous


emprisonnons toute une masse d'enfants dès
leur entrée au collége. Notre système a tendu
à faire des bacheliers, c'est là le signe uni
versel des connaissances ; mais des bache
liers à qui nous avons imposé les mêmes
conditions, quels que fussent leurs goûts d'a-
venir; à ceux qui aspiraient à la science du
droit, nous avons demandé des notions sa
vantes de mathématiques ; à ceux qui aspi
raient à une carrière de sciences appliquées,
nous avons demandé des notions minutieuses
de littérature et d'histoire ; à tous nous avons
imposé une minutie de nomenclatures, ef
frayante pour la raison, jeu de mémoire où
l'intelligence s'est rapetissée, et dont le plus
sûr effet a été de laisser dans le souvenir un
invincible et éternel dégoût pour les choses
sérieuses de la science humaine.
Ce n'est pas tout. Comme il faut que tout
soit extrême, après cette uniformité des étu
des, fatale pour les vocations, est venu, et
ceci est de la veille, un système de sépara
tion, où les vocations mêmes sont parquées
avant l'âge où elles pourraient être connues
136 LETTRES

et le collége est coupé en deux parts, une


part pour les sciences, une part pour les let
tres, et cela à un moment où il n'y a encore
ni lettres ni sciences, c'est-à-dire à partir de
la classe où s'ouvrent les humanités !
Vous voyez, mon ami, que nous ne savons
nous tenir dans aucune voie. Eh ! sans doute
il faut varier les études pour les conformer
aux vocations. Mais d'abord il y a des études
dont toutes les vocations ont un besoin égal,
puisque toutes ont besoin de ce qui affermit
l'intelligence et donne de la sûreté aux ju
gements. Et en second lieu, ne faut-il pas
attendre que les vocations aient eu le temps
de naître ? Et n'est-ce pas tromper l'enfant
que de lui dire qu'il peut choisir la route qui
doit le conduire dans la vie, lorsqu'il ne sait
rien de la vie ? Nulle illusion n'a plus de
péril.
Nous ne retournerons pas aux vieilles mé
thodes des vieilles écoles. Nos études sont
hâtées; l'enfance est abrégée; la jeunesse est
courte ; à dix-huit ans tout est fini. -

C'est pourquoi je cherche un tempérament


de méthodes qui concilie la forte unité des
sUR L'ÉDUCATION. 137

études avec la variété des sciences. Ce qui se


faisait dans les deux années de philosophie,
après le lent achèvement des humanités, doit
se préparer dans les humanités même, mais
sans les altérer dans leur ensemble; qu'il n'y
ait, hors des humanités, que ceux que la na
ture à condamnés à n'être point touchés par
la notion du beau.
Mais dans cette unité, qui n'est pas, grâce
au ciel ! l'inflexible et mortelle universalité
que nous avons vue, la liberté reste à la cul
ture de chaque intelligence.A tous la morale
et la religion seront nécessaires; à tous l'his
toire offrira ses leçons; à tous enfin convien
dront les études qu'on nomme classiques, et
qui, paraissant n'appliquer l'esprit du jeune
homme qu'à l'étude technique ou poétique
des mots, le disposent à la pénétration et
à l'appréciation des idées ; mais dans cette
unité chaque faculté se sentira naître et
grandir : chaque vocation aura son étude ;
chaque carrière sera préparée ; chaque na
ture d'esprit aura sa culture. Et croyez que
de la sorte l'éducation produira des fruits
merveilleux. Les divers génies se révéle
138 LETTRES

ront, si ce n'est que le maître chrétien sera


soigneux de leur éviter les méprises et de
rectifier des goûts qui peut-être ne seraient
que des fantaisies. Ainsi les intelligences
grandiront dans la liberté, et le collége, sans
rien perdre de sa régularité nécessaire et de
son ensemble méthodique, aura seulement
réalisé dans son intérieur l'image de cette
grande variété du monde qui, sous la con
duite de Dieu, concourt à la grande unité de
la création.
Pour venir à votre enfant, concluez seule
ment de tout ceci que vous devez d'avance
songer à l'application qui sera faite de ses
études. Car la sagesse ne consistera pas, après
avoir connu sa carrière à venir, à exclure
tout ce qui paraîtrait ne point se rapporter à
sa vocation. Ce serait aller à un excès op
posé.
Je me résume. Par la variété des études,
j'entends d'abord les études générales, qu'on
appelle les humanités, sans lesquelles il n'y
a pas d'études ; puis avec les études, les
études spéciales diversement appropriées aux
vocations d'avenir, et celles qui, sans avoir
sUR L'ÉDUCATION. 139

une application aussi directe, peuvent s'a-


jouter aux études nécessaires comme un or
nement et une utilité.
Il y a des études plus particulièrement
propres à chaque carrière; mais chaque car
rière se concilie avec les études qui semblent
faites en général pour la culture de l'esprit.
Seulement, dans cet heureux mélange, les
facultés de chaque intelligence ont leur ex
pansion; chaque nature s'étudie elle-même ;
et de la sorte l'enfant arrive dans la vie avec
une pensée mûrie et un objet déterminé, mais
aussi avec des notions diverses qui le met
tent plus en état de remplir sa destinée et lui
font chérir davantage sa vocation.
140 LETTRES

XII.

DU CHoIx DEs LIvREs DANs L'ÉDUCATIoN.

->3 %3-

De tout ce que je vous ai dit jusqu'à ce


moment, mon ami, il suit, sans doute, que le
choix des livres est dans l'éducation la chose
la plus importante, comme elle est aussi la
moins sentie par la plupart des maîtres.
Je ne vous parle pas encore cette fois des
méthodes et des systèmes d'études, bien qu'il
y ait dans les livres techniques plus ou moins
de rapports avec la pensée morale qui doit,
selon nous, féconder l'instruction de votre
enfant.
sUR L'ÉDUCATIoN. 141

Mais tel n'est pas présentement le sujet


que j'examine avec vous; à côté des livres
techniques ou élémentaires qui ne s'offriront
guère à votre enfant que sous un aspect de
sévérité un peu triste, il est des livres desti
nés à orner son intelligence et à lui faire un
attrait des études humaines. Livres d'histoire,
livres de morale, livres de prose et de vers,
livres de contes et de romans, livres d'art,
livres d'imagination, livres de toute sorte sur
tous les sujets, sur la science, sur le monde,
Sur la vie, sur le plaisir, sur les passions, sur
tout l'homme. Voilà, mon ami, les livres
dont je parle présentement.
Dites-moi, connaissez-vous un livre d'édu
cation en dehors des idées de pratique pure
ment chrétienne, en connaissez-vous un qui,
d'un bout à l'autre, vous paraisse pouvoir
être lu par votre enfant sans quelque péril?
Moi, je n'en connais pas.
Nos faiseurs de livres d'éducation sont
très souvent des empoisonneurs, croyant et
voulant être des moralistes.
Et puis l'écrivain qui laisse aller sa plume
et sa pensée, sans se tenir constamment en
142 LETTRES

présence de l'enfant qu'il veut former, est


mille fois exposé à exprimer des idées, à ra
conter des détails, à peindre des images qui,
à l'improviste, tomberont sur une imagina
tion innocente et la troubleront à jamais.
L'histoire a ses périls. Les voyages ont
leurs périls. La poésie a ses périls, la morale
même a les siens.
De sorte que je voudrais pour le jeune âge
un cours de lectures ingénieusement con
çues, où l'instruction la plus variée se con
ciliât avec la délicatesse de langage la plus
soutenue. Vous parlerai-je de moi, mon ami !
Ce cours de lectures, je l'avais entrepris en
des temps meilleurs (1). Une forte secousse
est venue rompre mon travail commencé à
peine. D'autres essais seront plus heureux
peut-être.
Mais que du moins le maître de votre en
fant préside avec intelligence et avec scru
pule au choix de ses lectures.
Remarquez, je vous prie, que ma sévérité
n'est ni farouche ni aveugle. Je sais bien
(1) Bibliothèque choisie, 1830. Se trouve chez les édi
teurs du présent livre.
sUR L'ÉDUCATIoN. 143

que la vie de votre enfant ne se passera pas


dans l'ignorance des choses qui ont suivi la
dégradation morale de l'humanité. Mais la
connaissance même de ces choses peut avoir
son utilité comme son péril. Que votre en
fant n'ignore rien de la vie, je le veux bien.
Mais qu'en recevant les tristes révélations du
mal, il apprenne à entrer dans cette initia
tion avec un sentiment profond de pudeur et
de regret. Qu'une sorte de douleur le fortifie
contre la fatalité qui le destine à de telles
découvertes; qu'il apprenne ainsi à se défier
d'une certaine curiosité de connaître qui
peut-être aboutit à l'humiliation; qu'enfin
les récits de la corruption humaine soient
empreints de réserve et de gravité, et que
l'étalage des mœurs perverses ne se fasse pas
devant ses yeux sans qu'il y ait dans le lan
gage je ne sais quoi de triste et solennel tout
à la fois qui ressemble plus encore à un gé
missement qu'à une flétrissure.
Les livres d'éducation sont loin d'avoir ce
caractère de sainteté intelligente, et même
dans les livres inspirés par une pensée reli
gieuse, il y a souvent des maladresses de style
144 LETTRE5

qui ont plus de péril qu'on ne le pense d'or


dinaire.
Je voudrais des livres pleins d'élégance ;
des livres ornés de science et de bonne grâce,
un langage toujours pur, une parole d'har
monie, avec une pensée délicate et un sens
droit.
Qui est-ce qui me fera ces livres pour la
jeunesse ? Des manœuvres de librairie, des
mercenaires de boutique, des compilateurs
sans esprit, sans pudeur ! Voilà les ouvriers
d'éducation ! Pauvre jeunesse, odieusement
trompée ! Pauvres parents! Pauvres maîtres!
Pauvre avenir !
Puis, en regard de cette fabrique de mo
rale, vous avez, mon ami, une morale de pé
dant, une morale sèche, rude, effrayante,
morale à faire fuir votre enfant loin de tous
les humains. Que ferez-vous ? Et que fera
t-il?
Renfermer l'enfant dans la science pro
prement dite et dans les livres qu'on nomme
classiques, c'est le faire périr d'ennui, c'est
tuer son âme, son talent, sa pensée.

Il faut à toute force laisser reposer son


sUR L'ÉDUCATION. 145

intelligence sur des images plus douces.


Il faut la laisser aller à des études plus hu
maines. Il faut la mettre en contact avec
l'histoire de l'homme, histoire tourmentée,
passionnée, dramatique, pleine de larmes et
de douleurs.
Pour le disposer à recevoir par degrés ces • • • • ••• •

fatales confidences de l'humanité, il faudrait


des livres inspirés par le ciel.
Où sont-ils? Ah! que du moins la sagesse
du maître vienne suppléer au génie des au
teurs. Le maître chrétien peut tirer profit de
tous les livres. Il faut qu'il les connaisse,
qu'il les étudie, qu'il en sache l'imperfection;
ainsi il ira au-devant des impressions qu'ils
peuvent faire sur une jeune âme. Il redres
sera les erreurs. Il calmera les émotions.
Cette présence morale du maître dans les
lectures de l'enfant est nécessaire, et autre
ment toute lecture a ses périls, jusqu'à ce que
l'intelligence soit formée.
Mais aussi voyez, mon ami, quel heureux
empire est exercé de la sorte sur un esprit
qu'on fait avancer dans l'étude de l'huma
nité ! Les livres sont l'éducation première de
1()
1/16 LETTRES

l'homme. C'est dans les livres qu'il apprend


le monde. Il l'apprend comme une théorie,
mais comme une théorie qu'il doit un jour
trouver réalisée. Si donc les livres sont telle
ment faits ou tellement étudiés que l'homme
à son premier âge y puise d'avance le besoin
de se fortifier contre les épreuves de la vie,
alors véritablement ils méritent d'être appe
lés le remède des maladies humaines. Ils ont
l'avantage d'orner les études et de former
l'âme. Ils sont un délassement et une per
fection.
Faites en sorte, mon ami, que les livres
confiés à votre enfant aient toujours ce dou
ble objet. Point de livres chimériques, point
de caprices d'étude, point de recherches fu
tiles ! que ses lectures soient belles et conso
lantes! qu'elles nourrissent l'âme de nobles
pensées! qu'elles l'élèvent par des images de
grandeur ! Et toutefois qu'elles soient riantes
et variées, et tour à tour graves et poétiques.
Je conçois un système d'éducation où la
lecture toute seule suffirait à former l'hom
me. Mais quels livres il me faudrait encore
une fois ! et puisqu'ils me manquent, qu'au
sUR L'ÉDUCATIoN. 147

moins les maîtres de l'enfance s'exercent à


les suppléer à force de sollicitude tendre et
intelligente. S'ils le voulaient bien, les maî
tres de l'enfance seraient les premiers des
hommes, c'est-à-dire les maîtres même de
l'humanité.
148 LETTRES

XIII.

DEs ARTs DANs L'ÉDUCATIoN.

->è)#3-

Après tout ce que je vous ai dit de la va


riété des études, je suis conduit à vous par
ler d'une sorte d'étude qui ne paraît être à
quelques-uns qu'une brillante superfluité, de
l'étude des arts.
L'austérité des anciennes études était telle
qu'elle excluait ces goûts charmants qui em
bellissent la vie et donnent de l'aménité aux
sciences. Peut-être la raison y gagnait en
force et en énergie, Mais il me semble que
toute l'éducation ne consiste pas dans la gra
SUR L'ÉDUCATION. 149

vité des pensées et des habitudes. La philo


sophie chrétienne n'exclut pas le charme des
arts; les arts sont un ornement de la vie ; ils
entrent pour quelque chose dans les harmo
nies de la nature, ils ne sont pas même
étrangers aux harmonies du ciel. Les arts
sont une élévation vers Dieu ; ils semblent
n'être qu'une imitation des beautés physiques
ou morales de la création ; mais cette imita
tion même a quelque chose de grand et d'ins
piré. L'homme semble avoir retenu quelque
partie de la toute-puissance qui a jeté le
monde dans l'espace avec ses magnifiques
lois d'unité. Il réalise à son tour des concep
tions, et ce sont les arts qui le rendent créa
teur. En ce sens, les arts sont divins, et je
ne conçois pas l'éducation achevée, si aux
études philosophiques qui apprennent à sai
sir les merveilleux rapports de l'homme avec
Dieu, ne se joignent point des études plus
poétiques qui lui révèlent les mystérieuses
harmonies de la nature.
Inspirez à votre enfant le goût des arts;
vous ne ferez point de lui un artiste, appa
remment, mais vous en ferez un ami de toute
150 LETTRES

les études morales qui perfectionnent la pen


sée. -

Il y a une manière de poétiser tous les


goûts d'élégance et de culture purement ex
térieurs. Ce sera l'oflice du maître de rhéto
rique et de philosophie. Car votre enfant
n'apprendra pas seulement à faire un cro
quis ou à jouer une mélodie : il apprendra à
considérer le dessin et la musique comme
une partie de cette politesse intellectuelle
qui se révèle par les formes de la parole,
comme par toutes les grâces du corps.
Les arts ne seront pas pour lui une vanité,
mais un ornement. Il y a des arts dont il
n'apprendra pas la pratique, mais dont il
saura la théorie, du moins dans ses rapports
avec les lois de la civilisation humaine.
Il ne sera point sculpteur ni architecte,
mais il saura l'histoire de ces arts magnifi
ques, dont les périodes suivent la marche
intellectuelle des nations.
Il saura ce que le Christianisme a fait, par
son inspiration, pour ces arts sublimes. ll n'y a
point d'arts qu'il ne puisse ainsi étudier avec
une pensée philosophique; et de la sorte, les
sUR L'ÉDUCATION. 15 i

arts lui seront une partie même de l'histoire


de l'esprit humain.
Quant aux arts dont il essaiera la pratique,
comme la musique, la peinture et toutes les
parties de la gymnastique, il s'habituera de
bonne heure à les considérer comme une
grâce de l'esprit ; l'exercice du corps sera
secondaire.
Je ne saurais vous dire, mon ami, combien
j'estime l'utilité des arts dans l'éducation, sous
la conduite d'un maître ingénieux, qui fasse
tout servir à la perfection de l'âme.
Je vous ai dit la tendance républicaine de
l'ancienne éducation sous la monarchie. L'ab
sence des arts n'y fut point étrangère.
Les arts sont la plus belle aristocratie qui
se puisse voir; ils sont plus qu'un ornement,
ils sont une distinction et un privilége. Et ce
pendant je n'ai pas la folie de penser que les
arts excluent les pensées indépendantes et fa
rouches. David fut régicide, et cet exemple,
pour être le plus odieux, n'est point le seul qui
se pût offrir.
Mais, mon ami, les arts ne sont pas toute
l'éducation; si l'éducation morale est absente,
152 LETTRES

· les arts ne seront qu'une corruption. A dire


vrai, je ne connais rien de pire au monde
qu'un homme d'art qui n'est rien autre chose :
j'ose dire qu'il n'est pas même un artiste; il
est tout au plus un homme dressé à de cer
taines imitations; l'intelligence n'est pour rien
dans ses œuvres ; c'est un ouvrier habile de
ses doigts ou de ses yeux : le génie est ailleurs.
Pour que les arts soient civilisateurs, il
faut qu'ils aient une pensée morale; ajoutez
les arts à l'éducation pure, élégante et chré
tienne de votre enfant ; ils lui donneront un
air de bonne grâce, qui excluera les formes
d'une indépendance inculte.
L'esprit de république, tel que nous le con
naissons, est peu élégant : il est sauvage, au
contraire; opposez-lui la politesse des arts, et
vous l'adoucirez.
Les arts sont une excellente partie de la po
litesse, et je vous ai dit ce qu'était la politesse
dans l'éducation.
Si j'étais chargé de réformer les mœurs d'un
peuple par la direction des études, j'ôterais de
l'éducation tout ce qui est d'un aspect sinis
tre; je supprimerais les lois farouches et dra
sUR L'ÉDUCATIoN. 1 53

coniennes des colléges; je ferais disparaître


cette discipline de bourreau; je bannirais
cette autorité muette qui ne se montre qu'aux
grands jours de jugement et de terreur. Et
d'autre part, je rendrais les études riantes ; je
les tempérerais par le goût des arts ; je ferais
des colléges de douces familles, et dans ces
familles je ferais régner l'amour de tout ce
qui est élégant et pur. Croyez que, de la sorte,
les mœurs n'iraient point à la république, car
elles n'iraient pas à la licence ; elles seraient
constamment retenues par des habitudes de
bon goût et de politesse, et les arts eux
mêmes deviendraient, en quelque sorte, une
partie de la piété.
154 LETTRES

XIV.

DE LA MUSIQUE

->#3-

J'ai parlé des arts. Entre les arts, vous le


savez, ma prédilection distingue la musique,
je ne dis pas comme une marque, mais com
me un élément d'éducation. Ne voudrez
vous donc pas, mon ami, que ma pensée s'at
tache un moment à cette question de la mu
sique, envisagée à un point de vue nouveau,
peut-être, puisqu'il s'agit de l'appliquer à la
perfection morale de l'homme ?
Vous savez d'ailleurs qu'à l'heure qu'il est
la musique doit faire partie des études dans
sUR L'ÉDUCATION. 155

tous les colléges de France. N'est-ce pas


une raison de chercher s'il n'y aurait pas
quelque méprise possible dans la pratique de
cet enseignement ?
-
Ce n'est pas tant la musique que le senti
ment de la musique qu'il faut, je crois, popu
lariser. On n'a pas fait cette distinction ; elle
est essentielle.
Il y a peu de vocations véritablement mu
sicales; mais le sentiment de la musique peut
être rendu universel, et ce sentiment est
comme tous ceux qui doivent être réglés par
l'éducation. Je ne doute pas qu'il ne soit de
ceux qui peuvent aussi le plus contribuer au
bonheur de l'homme, peu s'en faut que je ne
dise à sa perfection.
Mais le goût de la musique ne sera point
rendu populaire par un système d'enseigne
ment qui disposerait les jeunes gens à se li
Vrer isolément à des études de chant ou d'ins
trumentation capricieuses. Cette propagation
dépend d'un système d'enseignement tout op
posé, c'est-à-dire d'un système qui dispose
rait les jeunes gens aux grandes impressions
de l'harmonie et de l'ensemble. Et c'est là
156 LETTRES

aussi ce qui fait de la musique un moyen de


perfectionnement dans l'éducation.
C'est une vérité applicable à tous les objets
d'étude morale, que ce qu'il y a de plus vé
ritablement beau est ce qu'il y a de plus ad
mirablement bon.
Voyez! la musique est grande surtout par
ses effets généraux, par ses masses d'harmo
nie, par ses entraînements populaires; et
par là aussi elle est bonne, elle est morale,
elle concourt à l'amélioration des hommes,
elle les calme, elle les tempère, ou bien elle
les élève, elle les fortifie, elle les remplit de
nobles enthousiasmes.
Que dans une école nombreuse les jeunes
gens soient exercés à l'étude de la musique,
telle que Choron pouvait la pratiquer d'une
manière exclusive et telle que les universités
d'Allemagne la pratiquent d'une façon se
condaire, j'affirme que les dispositions mo
rales en seront à l'instant transformées. Vous
verrez la musique devenir un heureux délas
sement des travaux sérieux; elle remplira le
vide des études graves, elle occupera douce
ment les heures de repos, qui sont le plus
sUR L'ÉDUCATION. 157

souvent des heures d'ennui, ct par suite des


heures funestes; et les études austères ne per
dront rien à ces habitudes qui détendent l'in
telligence pour lui laisser ensuite plus d'é-
nergie. Au contraire, la pensée des jeunes
gens gardera toute sa fraîcheur, et le séjour
du collége, séjour horrible, odieux, insup
portable le plus souvent à ces pauvres ima
ginations encore tout ignorantes de la vie,
deviendra un séjour de douces occupations,
d'exercices calmes, de plaisirs innocents.
Je voudrais que comme on dispose les
jeunes gens à saisir les merveilles de la poé
sie et de l'éloquence, on les disposât de
même à comprendre les merveilles de la mu
sique. On les exerce à l'étude d'Homère et
de Tacite, pourquoi ne les exercerait-on pas
à l'intelligence de Palestrina et de Haendel ?
C'est toujours le génie humain sous des for
mes diverses.
Ne faut-il pas, dira-t-on, de longs et la
borieux préliminaires pour arriver à cette
savante pénétration? et le collége comporte
t-il avec ses travaux si compliqués cet exer
cice lent et diflicile ?
158 LETTRES

N'exagérons rien; si vous vouliez que cha


que écolier pût se rendre compte des compo
sitions des grands maîtres, vous voudriez
l'impossible, et le succès même serait super
flu ; mais chaque écolier peut concourir à
l'exécution des grandes œuvres, en y procé
dant par des études intelligentes. J'ai vu chez
Choron de petits enfants trouvés dans la rue,
comme il le disait, se mettre au bout de
quinze jours au banc des soprani, et là sui
vre admirablement les voix exercées et pren
dre leur part de ce prodige d'harmonie qu'on
n'a vu réaliser qu'à cette école. Il y avait un
peu de ce qu'on appelle mal à propos de la
routine; c'était bien plutôt comme une révé
lation de l'instinct d'harmonie qui est au fond
de la nature humaine ; car la nature même
n'est autre chose que l'harmonie dans sa plus
large et sa plus magnifique expansion.
Or, ce qui était possible avec des enfants
incultes, l'est bien plus avec des enfants éle
vés. Voyez ce qui se passe dans toutes les
réunions chrétiennes; entrez dans un catéchis
me, dans une confrérie ;jetez là à tout hasard
une mélodie nette, saisissable, touchante,
sUR L'ÉDUCATIoN. 159

au bout de peu d'instants des masses de voix


vont vous la traduire avec des accents d'é-
motion que vous n'aviez pas soupçonnés.
C'est encore de la routine, peut-être ; moi, je
dis que c'est le génie de la musique dans sa
naïveté. .
Et je ne doute pas que ce chant simultané
ne dispose étonnamment ces jeunes cœurs à des
impressions chrétiennes, et le prêtre le sait
bien, lui qui mêle si ingénieusement à ses
exhortations des chants sacrés ; seulement il
ne sait pas toujours quelle sorte de musique
serait plus propre à lui ouvrir ces âmes et
ces esprits.
Voilà donc en quel sens l'étude de la musi
que devient dans l'éducation un moyen ad
mirable de perfection morale. Ce n'est point
par des exercices isolés, capricieux, sans vo
cation, et conséquemment sans succès, mais
par des travaux d'ensemble et par une sorte
de mise en commun de toutes les facultés. Je
n'exclus pas apparemment les goûts particu
liers d'instrumentation ou de chant, mais je
les admets comme des goûts exceptionnels.
C'est un grand fléau dans un collége, lorsque
160 LETTRES

la plupart des élèves se croient appelés à des


gloires de virtuoses , alors l'effet moral de la
musique est en sens inverse de ce que j'ai
dit tout à l'heure, alors commencent les pré
occupations de vanité; le jeune musicien est
détourné de ses travaux sérieux, et puis ses
succès présents ne lui suffisent pas, il court
au-devant de l'avenir, son ardente pensée
perce l'enceinte de son collége et s'élance
vers un monde inconnu de rêverie et de chi
mère. La musique, au lieu de le calmer, le
passionne, et elle le passionne parce qu'elle
l'isole. Remarquez que dans les grandes
études simultanées, les effets sont une jouis
sance égale pour tous, parce que tous y con
courent; il y a une satisfaction calme à cette
exécution d'ensemble, parce que chacun y a
sa part; nul ne s'approprie le succès, la joie
est commune. De là le repos moral de ces
jeunes imaginations et de ces jeunes âmes.
C'est donc cette sorte de musique que je vou
drais rendre populaire par l'enseignement ;
on arriverait à des résultats imprévus sous le
rapport de l'art, et à des résultats encore
meilleurs sous le rapport de la morale.
sUR L'ÉDUCATION. 161

Les anciens, qui ont tout dit, ce semble, me


présentent dans leurs livres desjugements très
divers sur le caractère et l'emploi de la mu
sique dans l'éducation. D'un côté, je vois des
paroles de mépris et de colère pour les musi
ciens; de l'autre, des paroles d'enthousiasme
et d'amour pour la musique. Un joueur de
harpe venait d'exciter de grands applaudisse
ments : Voilà, dit le roi de Sparte, un homme
qui ne s'acquitte pas mal d'une bagatelle. Et un
autre roi de cette démocratie austère, blessé
des éloges que l'on donnait à un musicien, se
prit à dire : Quels éloges réservez-vous donc à
la vertu ! Les vieilles histoires sont pleines
de mots semblables d'antipathie. Mais il est
à remarquer que la mauvaise humeur s'atta
que aux artistes, non point à l'art. Les mo
ralistes semblent avoir peur de la contagion
de l'art, vu dans sa perfection isolée ; or,
vous savez que cette crainte n'a pas été pro
pre aux vieux philosophes; elle est descendue
jusqu'à nos jours de politesse et d'élégance.
Rousseau, plus artiste que personne au mon
de, Rousseau, écrivain d'imagination, mora
liste de fantaisie, a dit des artistes plus de
11
162 LETTRES

mal que tous les anciens ensemble. Platon,


le merveilleux poète ! chassait les poètes de
sa république, mais il les couronnait de
fleurs; Rousseau n'a dit aux artistes que des
injures. Et sans doute on peut bien, sans être
aussi farouche que Rousseau, reconnaître
qu'une nation d'artistes et de chanteurs se
rait une assez pauvre nation ; ce n'est pas
une raison de les chasser et de les injurier.
Les artistes sont l'ornement des grandes ci
vilisations, mais ils ne font pas la civilisation ;
quelquefois ils pourraient la corrompre :
c'est ce que les anciens soupçonnaient, et
cela explique leurs paroles de colère.
Et à côté de cette animadversion chagrine,
vous trouvez des exemples d'une singulière
passion pour l'art. Chez les anciens, la musi
que faisait partie de l'éducation; vous voyez
même dans Plutarque qu'ils la cultivaient
comme une Science et comme un art tout à
la fois. Platon, avec sa sévérité poétique,
exalte la puissance de la musique qui se glisse
dans les âmes tendres par la variété de ses
chants. « Les Grecs, dit Cicéron qui cite Pla
ton, pensaient que la perfection de l'instruc
sUR L'ÉDUCATION. 163

tion était de savoir marier les instruments et


les voix ; aussi Epaminondas, le premier des
Grecs, ajoute-t-il, passe pour avoir excel
lemment joué de la lyre. Quelques années
auparavant, Thémistocle ayant refusé de pren
dre la lyre dans un festin, fut regardé comme
ayant reçu une éducation incomplète. Les
musiciens fleurirent donc dans la Grèce, et
tout le monde apprenait ce que nul ne pou
vait ignorer sans passer pour un homme in
culte (1). »
Il est vrai que la sage Grèce se défia de
son enthousiasme. La loi régla la musique
comme une partie de l'administration de l'É-
tat. « Ce fut, dit encore Cicéron, une grande
prévoyance de la Grèce d'avoir gardé par des
prescriptions l'ancien mode musical ; car l'al
tération des chants devait mener à l'altéra
tion des mœurs (2). »
Tel fut donc l'enthousiasme grec, mélange
de défiance et d'amour, d'exaltation et de

(1) Tuscul, lib. I.


(2) De legibus, lib. II.
164 LETTRES

retenue (1). Et pour revenir à mon sujet,


cette fixité musicale prescrite par les lois pu
bliques, en retenant la musique dans sa for
me primitive, la retenait à la fois dans sa
forme la plus populaire, et j'ajoute la plus
inoffensive et la plus morale.
Cette sagesse, au reste, n'a pas été propre
aux anciens ; elle s'est révélée de tous les
temps où l'on a voulu faire entrer la musique
dans l'éducation comme un moyen de per
fectionnement de la jeunesse. L'Église, qui a
en elle l'inspiration des choses bonnes et hu
maines, a toujours lutté contre la dégrada
tion musicale, en conservant à l'art sa na

(1) Cicéron dit ailleurs : le plus grave de nos auteurs,


Caton, dit dans les Origines, que ce fut une coutume
des repas de chanter avec l'accompagnement de la flûte
les louanges et les vertus des hommes célèbres ; d'où il
paraît manifeste qu'alors les chants furent gravés, ainsi
que les poèmes, avec les sons des voix.» (Tusc., lib. Iv.),
Des scholiastes veulent vocum tonis, au lieu de vocum
sonis, attendu, observent-ils, qu'on ne saurait graver
les sons. Mais c'est un scrupule grammatical de peu de
valeur : on ne fixe pas plus le ton que le son ; on indi
que l'un et l'autre par un signe représentatif, et c'est
tout ce que veut dire Cicéron.
sUR L'ÉDUCATIoN. 165

ture morale. Lorsqu'elle a fait des réformes


dans le chant, c'est toujours pour le ramener
au peuple avec un caractère de simplicité
que le peuple pût saisir et identifier en quel
que sorte à son instinct. C'est avec cette pen
sée que Charlemagne refit la musique sacrée,
c'est-à-dire populaire, des Gaules. Il avait,
d'après ce que nous raconte Eginhart, ravi
aux Grecs le secret de leurs orgues; puis il
leur enleva leurs mélodies d'église. Une
grande ambassade lui étant venue de Cons
tantinople, dit le chroniqueur, il fit clandes
tinement copier les chants des prêtres qui l'a-
vaient suivie, pendant qu'ils célébraient leur
office de nuit dans la chapelle du palais; et
le nâif historien raconte ces artifices du
grand homme comme il dirait ses hauts faits
d'armes. Enfin il entreprit la réforme de la
musique plus hardiment, en faisant venir de
Rome des maîtres de chant. La musique alors
devint populaire ; elle entra dans le renou
vellement des études. La musique était un
des sept arts qui embrassaient toute la science
humaine ; et c'est à cette époque qu'il faut
monter pour éclairer l'histoire de la musique
166 LETTRES

moderne, musique née dans l'Église, et qui a


eu le tort d'oublier son origine.
C'est en la ramenant à son point de départ
tout populaire et à la fois tout poétique, que
l'on peut donner à la musique une large part
d'action dans l'éducation. Remarquez, mon
ami, que je n'ai garde de lui ôter son carac
tère ou son développement scientifique. La
musique a ses progrès naturels comme tous
les arts, et je ne voudrais pas, comme les
Grecs, la clouer à des lois immobiles ; mais
la musique d'éducation doit garder sa nature
morale dans le mouvement de la science.
Qui est-ce qui confondra la musique du drame
et la musique du sanctuaire ? La douleur du
théâtre n'est pas la douleur de l'Église ; l'une
est passionnée, l'autre est calme. Il en est
ainsi de la musique d'éducation. Qu'atten -
drez-vous pour le perfectionnement du jeune
homme d'une musique de vaudeville ? La
musique a des variétés infinies : c'est au gé
nie à les saisir. Laissez la musique du drame
à son objet, qui est l'émotion passionnée,
qui est le déchirement, qui est le sentiment
porté à l'extrême, l'enthousiasme porté à la
sUR L'ÉDUCATIoN. 167

frénésie; mais laissez la musique morale à


son objet aussi, qui est le calme de l'âme, le
repos de la pensée, ou bien l'exaltation de la
foi et de l'amour.
Il y a des gens qui s'imaginent avoir fait
beaucoup pour l'éducation en prenant à tout
hasard de la musique de théâtre et l'adap
tant à des paroles saintes; c'est une étrange
méprise : la musique ne se peut ainsi trans
former. Est-ce que nous en sommes encore à
la satire des sceptiques, qui gravaient les
notes de Gluck sur un privilége du roi pour
prouver que la musique n'exprime rien de
vrai, qu'elle n'est qu'un vain son fugitif, sans
rapport avec la réalité des pensées? Alors il
est inutile de chanter des paroles, quelles
qu'elles soient; il suffira de les dire. Mais
l'accent des paroles n'est-il pas lui-même
une musique ? Comment donc se méprendre
au point d'imaginer que la musique drama
tique peut se faire pieuse et sainte à volonté?
Dites que le langage de la musique n'est
point précis comme celui de la poésie ou de
l'éloquence, il est vrai; mais il n'est point
pour cela sans harmonie avec la nature des
168 LETTRES

sentiments ou des idées. Les notes qui ont


dit la douleur plaintive d'Iphigénie ne diront
pas la douleur éclatante de Jér'mie; ou bien,
si elles pouvaient dire l'une ou l'autre indif
féremment, non-seulement la musique ne se
rait pas un art, mais le sentiment même qu'elle
peindrait ne serait plus qu'une fiction.
Concevons mieux la musique d'éducation;
qu'elle soit, comme au moyen-âge, une par
tie de la philosophie. Enseignons au jeune
homme à aimer les grands effets de la musi
que populaire, et préservons-le de ces pré
tentions artistiques qui, de nos jours, gâtent
les arts, et qui, selon les Grecs, gâtent aussi
les mœurs. La docte Allemagne nous a de .
vancés dans cette amélioration. Voyez-la avec
ses chants si simples, avec ses mélodies si
pures, avec ses harmonies si régulières, mais
si faciles. La chaumière, la boutique, le gym
nase, le palais, tout chante.
Je ne doute point que si nous arrivions en
France à ce goût général et calme de musi
que, qui n'est pas, vous le voyez, le besoin
de perfection musicale, les habitudes morales
n'en devinssent meilleures, que d'abord le
sUR L'ÉDUCATION. 169

collége n'en devînt plus doux, que la famille


n'en devînt plus innocente, que le monde
n'en devînt plus bienveillant. Je ne saurais
soupçonner que ceux qui ont prescrit l'en
seignement de la musique dans toutes les
écoles aient entrevu de tels biens ; et aussi
ils n'ont pas indiqué de marche à suivre, et
chaque maître obéit à son instinct. Mais
quelque génie se révèlera peut-être pour
donner l'impulsion à une étude qu'il serait
malheureux de populariser comme une futi
lité, lorsqu'il serait si facile de la répandre
comme une amélioration et un bienfait.
170 LETTRES

XV.

DE L'ESPRIT DES sCIENCEs.

A mesure que votre fils montera dans les


études, son instruction touchera à ce qui se
nomme la science humaine. Bientôt il ces
sera d'être un enfant et un écolier ; il com
mencera déjà d'être un homme.
Au collége, la science est peu de chose,
ou même elle n'est rien encore. Ce n'est pas
ce que pensent la plupart des maîtres, gens
routiniers, qui n'ont guère l'habitude de por
ter leur pensée au-delà du cercle habituel
de leurs leçons.
sUR L'ÉDUCATION. 171

Il en arrive que, n'étant rien encore, cette


science remplit de vanité d'esprit des disci
ples, et ces pauvres jeunes gens, qui de
vraient se tenir dans l'humilité devant tous
les mystères qui se rencontrent devant eux,
s'accoutument à parler avec assurance, et ne
voyent pas qu'avant peu ils seront tout hon
teux de ne rien savoir.
Faites, mon ami, que votre enfant entre
avec plus de défiance dans les études supé
rieures. Il y a un moyen philosophique de
les rendre très-fécondes pour le perfection
nement de son intelligence, c'est de montrer
à chaque moment l'incertitude de la science,
dans les choses mêmes qui paraissent le plus
tomber sous la raison de l'homme.
Ceci paraît étrange et n'est que vrai. Plus
la raison s'humilie, plus elle s'agrandit. Les
sciences qui prétendent pénétrer dans le fond
des mystères de la vie humaine, sont bien
futiles et bien chimériques. Tout les arrête à
chaque pas. La première base s'échappe sous
l'édifice, et il ne reste que des théories qui
se détruisent l'une après l'autre.
Il y a des sciences qui sont une simple
172 LETTRES

collection de faits; ces sciences, à bien dire,


manquent par elles-mêmes de philosophie,
Telles sont les sciences qui ont pour objet
de scruter la nature et de saisir la variété
de ses opérations. Le premier mouvement
de la pensée humaine dut être d'animer cette
connaissance un peu matérielle et mécani
que. Tel fut sans doute le premier objet des
théories, même en ce qu'elles eurent de plus
vague et de plus incertain.
Mais, dans nos derniers temps, la science
a pris le parti de reculer devant la solution
des premiers mystères. Pendant près d'un
siècle on avait voulu aller au-delà des bor
nes, en se passant de l'intervention d'une
haute et suprême puissance dans la vie de
l'humanité et dans les mouvements animés
de la nature. La science s'est doutée qu'elle
pourrait bien avoir tort contre Dieu, et elle
a laissé la question indécise.Alors ç'a été un
progrès scientifique de constater simplement
des faits, c'est-à-dire la science est devenue
aride et abstraite. Elle n'aplus été qu'une vaste
nomenclature de découvertes et un registre
d'expériences, desquelles on a déduit quelque
sUR L'ÉDUCATIoN. 173

fois des lois générales, sans toutefois monter


jamais à la loi universelle qui les produit.
Les sciences ainsi étudiées ne feront jamais
que dessécher l'âme et racornir l'esprit. Un
savant, avec ce système de perfectionne
ment, pourra ajouter des faits à d'autres
faits. Il passera ses jours et ses nuits à la re
cherche d'un incident mal aperçu encore
dans quelqu'un des miracles de la nature. Il
épuisera la finesse de sa pensée et fatiguera
la fermeté de ses regards pour se faire inven
teur de quelque nouveauté que le hasard
pourrait tout aussi bien lui révéler. Mais de
ces longs efforts et de ces découvertes for
tuites, il ne sortira rien de grand et de beau
pour l'intelligence, point d'ensemble d'idées
sur la métaphysique des sciences et sur l'im
mense harmonie de l'univers.
L'esprit des sciences doit être chrétien pour
être fécond.
Que votre enfant apprenne à reconnaître
l'impuissance de l'esprit de l'homme, à saisir
le premier anneau de la chaîne mystérieuse
des sciences.
Cet anneau, c'est Dieu qui le tient, et c'est
174 LETTRES

à lui qu'il faut monter pour avoir où fixer sa


pensée et rattacher ses connaissances.
Ne pensez pas qu'il soit indifférent d'ac
coutumer de bonne heure un jeune disciple
à ces hautes contemplations. La science mo
derne a perdu beaucoup à se renfermer dans
les choses purement expérimentales et tech
niques. Le génie humain s'est rapetissé, et
pour des milliers de géomètres et de chimis
tes, la science n'a plus une intelligence trans
cendante qui embrasse le monde. La science
n'est plus qu'une affaire de manipulation et
de dissection. L'âme est absente de ce grand
corps de connaissances que l'expérience de
la vie multiplie d'elle-même, et de ce maté
rialisme de convention il résulte que la
science est sans grandeur et sans prestige, et
de plus qu'elle est sans application au bon
heur réel de l'humanité.
Mon ami, je me hâte de vous dire que ce
système scientifique commence à céder à une
action toute nouvelle du Christianisme.
Les hommes ont voulu se passer de Dieu
dans les sciences, et voilà que Dieu leur re
vient par les sciences mêmes.
sUR L'ÉDUCATIoN. 175

Cette réaction est sensible; faites qu'elle


soit montrée à votre enfant, afin qu'il ne soit
pas exposé à rester en dehors de ce mouve
ment salutaire qui se fait autour de lui.
Dieu a écrit son nom sur toutes les pages
de l'univers; la science, pendant un siècle,
s'est amusée à l'effacer; la science y a gagné
des erreurs; c'est aujourd'hui un travail
nouveau de les réformer, en faisant repa
raître le nom de Dieu.
Remarquez que, sans monter toujours droit
à ce flambeau de l'intelligence, la science fait
effort pour le retrouver, et cette recherche
est déjà un progrès notable.
La science, en effet, sent que quelque
chose lui manque pour être ferme. Mais ne
voulant pas toujours accepter le Dieu connu
de l'univers, elle se fait parfois un Dieu à
elle, ce qui est encore un haut témoignage
que sans Dieu toute la science ne sait où se
prendre.
C'est une chose admirable que le principe
de la vertu chrétienne, l'humilité, soit aussi
· le plus solide fondement de la science hu
maine. Beaucoup de philosophes ont dit :
176 LETTRES

Que sais-je ? Mais en leur bouche cette pa


role était un doute désespéré; dans la bou
che du chrétien, ce doute même est une pa
role de foi.
Que sais-je ? si je ne sais pas que Dieu est
le créateur du monde, qu'il en est le conser
vateur, qu'il en est le roi mystérieux ?
Que sais-je, si je ne sais pas que sans Dieu
il n'y a dans l'univers que des ténèbres ; que
sans lui, il n'y a point de lois possibles pour
régir les êtres, qu'il n'y a point de devoirs ,
qu'il n'y a point de vertus, qu'il n'y a point
de crimes, qu'il n'y a point enfin de raison
quelconque à quoi que ce soit ?
Que sais je, si je ne sais pas que de moi
même je ne suis rien, et que de moi-même
je ne sais rien?
Dieu est toute la lumière de la science hu
maine, soit qu'elle s'applique aux choses ma
térielles ou aux choses morales, à la nature
physique ou à la nature intelligente.
Mon ami, vous ne trouverez plus personne
de nos jours qui soit de trempe à contester
ce grand fait expérimenté par cent ans de
doutes cyniques et de jeux impies. L'incré
sUR L'ÉDUCATIoN. 177

· pº dulité scientifique a fait sa révolution ; elle


b0ll n'a rencontré dans sa course qu'un vide im
le pa mense, et il lui a fallu venir se reposer au
point d'où elle était partie pour trouver la
ell êst base certaine des connaissances.
0nSêl Il serait sans doute superflu de parcourir
ici les diverses natures de sciences dans les
s Diºl quelles l'esprit chrétien doit reparaître pour
s, quº les féconder.
ºS p0r Selon mon habitude, je laisse beaucoup à
ºv0irs la sagesse des maîtres qui vont former votre
apil enfant, et je me contente d'indiquer la pen
rais0l sée fondamentale qui présidera à leurs tra
Vaux cOmme aux siens.

le mº Seulement il est une science toute récente


j-mºnt de laquelle je vous dirai quelques mots, c'est
la science actuellement connue sous le nom
lcellº de philosophie de l'histoire, science qui, à
ses ll' bien dire, pourrait embrasser toutes les au
llallllt tres, puisque l'histoire prise dans sa généra
lité, n'est pas simplement la connaissance
rs0lllº des événements publics des temps passés,
)ntesltl mais aussi la connaissance de tous les acci
ans ! dents qui ont rempli la vie intime de l'hu
,itrº manité.
12
178 · LETTREs

Par malheur la philosophie de l'histoire,


telle qu'elle existe encore comme science,
n'est guère autre chose qu'une dissertation
vague et théorique sur l'histoire des peuples.
La philosophie de l'histoire refait l'his
toire, pour se dispenser de l'approfondir.
C'est une science à l'usage de l'ignorance,
qui trouve plus commode de disserter que
d'apprendre.
Telle ne doit pas être la philosophie ins
pirée par le Christianisme.
La science chrétienne laisse le passé tel
qu'il est. Elle n'a pas besoin de l'altérer pour
en faire sortir de hautes leçons de sagesse
et d'expérience. -

Désirez, mon ami, que votre enfant cou


ronne ses hautes études scientifiques par une
suite de travaux de philosophie sur la mar
che de l'humanité, sur les révolutions mo
rales qui ont changé la face du monde, sur
les accidents variés qui ont déplacé la civi
lisation, sur toute cette histoire intellectuelle
de l'homme, si pleine de mystère tant que
Dieu ne l'éclaire pas.
Le Christianisme, ici comme partout, sera
sUR L'ÉDUCATION. 179

le vrai fondement des connaissances. Le


Christianisme explique l'histoire sans l'alté
rer. Il montre la marche du genre humain
sous la main de Dieu. Dans le vaste tableau
qu'il déroule des destinées de chaque peu
ple, il indique la pensée providentielle ren
fermée, quoique inaperçue souvent, dans
l'histoire. Lui seul a le secret des histoires
mystérieuses de l'Orient et de l'Occident, des
guerres et des conquêtes, de la barbarie et
de la civilisation. Il a le commentaire écrit
de tous les événements qui ont rempli le
monde, soit avant, soit après Jésus-Christ.
Par lui la science humaine va se nouer à l'O-
rigine primitive de l'homme ; et sans lui,
le mystère de l'Égypte, comme de l'Inde,
comme de la Chine, reste insoluble. Le fait
imposant et merveilleux de la grande unité
romaine, à l'avènement de Jésus-Christ, n'est
plus un événement fortuit ou un résultat im
prévu de six cents ans de batailles et de des
tructions; c'est la préparation de la grande
unité morale qui venait s'établir dans le
monde entier. Le Christianisme est le vaste
flambeau de la science de l'humanité. Les
180 LETTRES

temps modernes y trouvent leur explication


comme les temps anciens. Par lui chaque ac
cident de l'histoire des nations a sa place
dans la grande harmonie humaine. Les ré
volutions elles-mêmes, dont le seul nom fait
peur, ne sont pas en dehors de la loi géné
rale de l'ordre ; et tandis que les hommes,
tristes et rapides passagers qu'ils sont dans
la vie, gémissent des ébranlements donnés
aux empires par le crime et la folie, le Chris
tianisme, planant sur les ruines, les éclaire
de sa lumière ; et de son reflet éblouissant
fait encore resplendir le nom de Dieu parmi
les désordres et les calamités des peuples.
Telle est la philosophie de l'histoire, sous
l'inspiration chrétienne. Elle embrasse toute
l'humanité avec ses mouvements de toute
sorte, avec ses erreurs comme avec ses pas
sions , avec les transformations sociales
comme avec les révolutions morales et phi
losophiques. Faites que votre enfant étudie
de la sorte le grand livre de l'univers. Cha
que objet le ramènera à Dieu, et chaque mé
ditation nouvelle le rattachera aux sciences.
Alors il n'y aura plus de vide pour lui dans
sUR L'ÉDUCATIoN. 181

les études; et la nature se révèlera à son es


prit avec ses grandeurs, parce que la pensée
de Dieu sera présente, et que chaque mys
tère aura son explication et chaque loi son
harmonie.
182 LETTRES

XVI.

DE LA SCIENCE HUMAINE.

->#3g

Je vous ai parlé, mon ami, de l'esprit des


sciences; mais je voudrais aussi vous parler
de la science en elle-même. Sujet un peu
métaphysique et abstrait, qui exigerait un
gros livre, et que je vais réduire en quel
ques mots, empruntés au premier des livres.
Il s'agit du drame qui ouvre les récits de la
Genèse. J'essaierai de vous le traduire,
comme ferait un petit écolier de sixième,
afin de ne lui rien ôter de sa simplicité tou
chante et naïve :
sUR L'ÉDUCATIoN. 183

« Le Seigneur Dieu avait planté dès le


commencement un paradis de délices. ll y
plaça l'homme qu'il venait de former.
« Et le Seigneur Dieu fit sortir de la terre
toute sorte d'arbres beaux à voir et doux à
manger. L'arbre- de vie était au milieu du
paradis : il y avait aussi l'arbre de la science
du bien et du mal.
« Et un fleuve sortait d'un lieu de volupté
pour arroser le paradis, et ensuite il se divi
sait en quatre branches.
« Dieu donc porta l'homme et le déposa
dans le paradis de délices, pour qu'il le tra
vaillât et qu'il le gardât.
« Et il lui donna ses ordres, lui parlant
ainsi : Mange de tout arbre du paradis. Mais
ne mange pas de l'arbre de la science du
bien et du mal; car en quelque jour que tu
aies mangé de son fruit, tu mourras de mort.
« Le Seigneur Dieu ajouta en lui-même :
Il n'est pas bon que l'homme soit seul; fai
sons-lui un aide qui soit semblable à lui.
« Le Seigneur Dieu envoya donc un sommeil
à Adam ; et lorsqu'Adam fut endormi, il lui
enleva une côte, et mit de la chair à sa place.
184 LETTRES

« Et le Seigneur Dieu éleva la côte qu'il


avait tirée d'Adam, et il en fit une femme
qu'il conduisit à Adam.
« Et Adam dit : Voilà mon aide : c'est l'os
de mes os et la chair de ma chair : elle sera
appelée d'un nom (virago), qui rappellera
toujours qu'elle a été prise de l'homme (de
viro).
« C'est pourquoi l'homme quittera son
père et sa mère et s'attachera à sa femme ;
et ils seront deux en une seule chair.
« Or, l'un et l'autre étaient nus, Adam et
sa femme : et ils n'avaient point de honte.
« Mais il y avait le serpent, le plus rusé
de tous les animaux de la terre que le Sei
gneur Dieu avait faits, qui dit à la femme :
Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne
point manger de tout arbre du paradis ?
« La femme lui répondit : Nous nous nour
rissons du fruit des arbres qui sont dans le
paradis ; -

« Mais quant au fruit de l'arbre qui est dans


le milieu du paradis, Dieu nous a défendu
d'en manger, et il nous a défendu de toucher
l'arbre, de peur que nous ne mourrions.
sUR L'ÉDUCATIoN. 185

« Le serpent dit à la femme : Non vrai


ment, vous ne mourrez pas.
« Car Dieu sait qu'en quelque jour que
vous ayez mangé de ce fruit, vos yeux seront
ouverts; et vous serez comme des Dieux, sa
chant le bien et le mal.
« La femme vit donc que l'arbre était bon
au manger, comme il était beau et gracieux
à la vue, et elle prit de son fruit et elle en
mangea ; et elle en donna à son mari qui en
mangea.
« Et les yeux de tous les deux furent ou
verts; et s'étant aperçus qu'ils étaient nus,
ils attachèrent des feuilles de figuier et se
firent des voiles.
« Et ayant entendu la voix du Seigneur
Dieu qui se promenait dans le paradis parmi
les airs après midi, Adam se cacha ainsi que
sa femme de la face du Seigneur Dieu dans
le milieu des arbres du paradis.
« Et le Seigneur Dieu appela Adam et lui
dit : Où es-tu ?
« Adam répondit : J'ai entendu votre voix
dans le paradis ; et j'ai craint parce que j'é-
tais nu, et je me suis caché.
186 - LETTRES

« Dieu lui dit : Qui t'a indiqué que tu étais


nu, si ce n'est que tu as mangé du fruit de
l'arbre dont je t'avais défendu de manger.
« Et Adam répondit : La femme que vous
m'avez donnée pour compague m'a donné
du fruit de cet arbre, et je l'ai mangé.
« Et le Seigneur Dieu dit à la femme :
Pourquoi as-tu fait cela ? Elle répondit : Le
serpent m'a trompée, et j'ai mangé.
« Et le Seigneur Dieu dit au serpent :
Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre
tous les animaux et les bêtes de la terre ; tu
ramperas sur ta poitrine et tu mangeras la
terre tous les jours de ta vie. J'établirai des
inimitiés entre toi et la femme, et ta race et
sa race : elle brisera ta tête et tu te dresseras
contre son talon.
« Il dit aussi à la femme : Je multiplierai
tes angoisses et tes enfantements; tu mettras
au monde tes fils dans la douleur, et tu seras
sous le pouvoir de l'homme, et il te maîtri
S6l'a ,

« Et il dit à Adam : Parce que tu as en


tendu la voix de ta femme, et que tu as
mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de
sUR L'ÉDUCATIoN. 187

manger, la terre est maudite dans tes œu


vres ; tu mangeras dans les labeurs ce qu'elle
te donnera tous les jours de ta vie.
« Elle te produira des épines et des ron
ces, et tu mangeras l'herbe de la terre.
« A la sueur de ton visage tu te nour
riras de pain, jusqu'à ce que tu reviennes
dans la terre d'où tu as été tiré, parce
que tu es poussière et tu retourneras en pous
sière. -

« Et Adam appela sa femme du nom d'Ève,


parce qu'elle était mère de tous les êtres vi
VantS,

« Le Seigneur Dieu fit à Adam et à sa


femme des tuniques de peau, et il les vêtit.
« Et il dit : Voici qu'Adam a été fait
comme un de nous, sachant le bien et le
mal. Maintenant donc , gardons qu'il ne
porte encore sa main, et qu'il ne prenne du
fruit de vie, et qu'il n'en mange et qu'il ne
vive toujours.
« Et le Seigneur Dieu le fit sortir du para
dis de délices, pour qu'il allât travailler la
terre d'où il était sorti.
« Et il chassa Adam, et il plaça devant le
188 LETTRES

paradis de délices un chérubin, avec un glaive


de flamme agité dans sa main, pour garder
le chemin de l'arbre de vie. »
Si ce récit n'était pas le premier drame de
la grande histoire de l'homme, il serait une
allégorie sublime dans laquelle il faudrait
étudier tout le mystère de la science hu
maine.
L'arbre de science et l'arbre de vie étaient
placés ensemble au milieu du paradis.
La science, mon ami, c'est la vie. Peut
être Dieu avait-il voulu indiquer cette pensée
par le rapprochement des deux arbres mys
térieux.
De plus, savoir ou connaître, c'est s'assimi
ler à Dieu, qui est la plénitude de la science.
Le serpent avait raison. Si vous mangez
de ce fruit vous serez comme des Dieux.
Mais qui peut être comme des Dicux, ou
comme Dieu ? Dès que l'homme aspire à être
Dieu, il est rejeté dans sa faiblesse, et il y
meurt en se débattant contre lui-même.
Il y a donc dans la science, je ne sais quoi
d'inexplicable qui fait vivre et qui fait mou
rir.
sUR L'ÉDUCATIoN. 180

C'est que la science a deux caractères in


times, le caractère d'orgueil et le caractère
d'humilité, l'un par lequel elle prétend d'elle
même arriver à la pénétration des mystères,
l'autre par lequel elle se résigne à les adorer.
Oui, si l'homme pénétrait les mystères qui
l'enveloppent, il serait Dieu. Mais Dieu même
s'oppose à cet effort curieux de connaître. De
là une violente lutte de l'orgueil de l'homme
contre Dieu même. L'homme veut savoir
contre Dieu même. Créature chétive, qui n'a
pas même la force de se tenir dans sa fai
blesse et d'y garder le mérite de l'humilité.
Et toutefois l'ignorance absolue n'est pas
non plus le triste partage de l'homme. Car il
y a des arbres dans le paradis dont il lui est
permis de manger. Mais il ne lui est pas per
mis de manger de l'arbre de la science du
bien et du mal, c'est-à-dire de la science ab
solue, autre extrémité qu'il ne peut atteindre.
Que l'homme fasse des efforts pour arriver
à cette science qui est celle de Dieu même, il
se révoltera contre la loi qui lui a été impo
sée, et il sera malheureux à la fois par son
impuissance et par sa hardiesse.
190 LETTRES

Remarquez l'admirable récit. Dès que


l'homme a mangé du fruit de la science, il a
connu sa misère. Il s'est enfui des regards de
Dieu. Il a cherché la solitude. Il s'est caché
dans les ombres. Il s'est voilé à ses propres
yeux.
Tel est l'effet de la science acquise contre
, la parole de Dieu, créateur de l'homme.
La science humaine est mauvaise, lors
qu'elle n'est pas conforme à la science di
vine. Elle est un désordre et une révolte.
L'homme le sent bien. Et aussi, dès qu'il se
croit savant par sa propre force, il fuit Dieu,
il s'en va parmi les solitudes de la nature,
il a peur d'entendre la voix de son maître ;
il se voile en lui-même.
Mais Dieu le poursuit. Il le désole par les
labeurs, par les fatigues vaines, par les dou
tes cruels, par les mystères impénétrables.
Et voulant le punir de son orgueil, il le
frappe dans cette science même qu'il a cher
chée par une révolte. Il la lui livre comme
un bien insuffisant pour son bonheur. Car
cette science ne le fera pas vivre, et Dieu a
mis un chérubin à la porte du jardin des dé
sUR L'ÉDUCATIoN. 191

lices, avec une épée flamboyante dans la


main, pour défendre le chemin de l'arbre de
vie. Ainsi il ne reste à l'homme que les épi
nes et les ronces de la science, un pain
péniblement recueilli à la sueur du front,
des douleurs de toute sorte, jusqu'à ce qu'il
meure et redevienne poussière.
C'est une chose, ce me semble, bien digne
de méditation, de voir que Dieu ait primi
tivement rattaché le devoir d'obéissance de
l'homme, à ce qu'il y a de plus haut, de plus
grand, de plus noble en lui, l'intelligence.
Ce qu'il lui demande n'est pas un sacrifice
de quelque volupté des sens. Car la gour
mandise même est secondaire dans ce grand
mystère de l'origine humaine. Il lui demande
un sacrifice plus élevé, plus digne de la
grandeur de l'être créateur et de l'être créé.
Il lui demande le sacrifice de cet amour de
savoir, qui est le fond de la nature intelli
gente. Or, il y a là je ne sais quoi de divin
qui ne frappe point assez l'esprit du vulgaire,
pressé de s'attacher aux drames matériels de
cette mémorable histoire. Dieu seul pouvait
ainsi entendre le devoir de la soumission, et

· •
192 LETTRES

de ce récit plein de larmes et de douleur,


nous ferions une mythologie triviale, si, au
dessus de cette faiblesse de femme, qui se
laisse séduire par l'aspect d'un beau fruit,
nous ne voyions une faiblesse d'homme plus
grande et plus fatale, qui se laisse tromper
par l'espérance de s'égaler à Dieu.
Mon ami, je me laisserais aller volontiers
au doux attrait de méditer avec vous cette
haute philosophie. Mais ne sortirais-je pas
du cercle d'études morales que nous faisons?
Apprenez toutefois à votre enfant à con
sidérer de la sorte la science humaine. Il
n'arrivera pas du premier pas à ces contem
plations. Mais s'étant accoutumé à étudier
les sciences avec un esprit chrétien, qui est
un esprit de soumission et de foi, cette habi
tude de défiance lui sera une préparation
heureuse à une métaphysique plus profonde.
Mon ami, songez que nous voulons former
l'âme, le cœur, l'esprit de votre enfant. Tel
est l'objet de l'éducation. Vous ne serez donc
pas étonné que je vous aie quelques instants
arrêté à des réflexions qui ont pour objet la
droiture et la perfection de l'intelligence.
sUR L'ÉDUCATION. 193

sUITE DEs ÉTUDEs APRÈs L'ÉDUCATIoN.

+>>3#©-

Toute la vie est une étude. Votre enfant,


mon ami, n'imaginera pas sans doute qu'ar
rivé au but de ses travaux de collége, il
pourra fermer tous les livres et se présenter
comme un homme nourri d'instruction. A
bien dire, c'est à ce moment que commen
ceront ses études; jusque-là il n'aura fait que
recevoir les éléments de la science humaine.
Je voudrais que les études ordinaires fus
sent toujours couronnées par un cours parti
culier de leçons morales et philosophiques
13
194 LETTRES

sur les études qui doivent suivre. Le jeune


homme apprendrait à résumer les travaux
préliminaires qui ont rempli son séjour au
collége, et en même temps il saurait l'usage
qu'il en doit faire pour les appliquer à des
travaux plus élevés.
Il est d'ailleurs des préparations morales
qui doivent précéder l'entrée des carrières
que le monde offrira au choix de votre en
fant.
Le collége ne lui a rien appris de toutes
les choses qui vont à son début dans la vie le
remplir d'étonnement et de trouble. Ce se
ront, mon ami, des idées nouvelles, des dis
putes publiques, des opinions en efferves
cence, et aussi des fêtes séduisantes et des
spectacles pleins d'attrait.
Que fera le jeune homme au milieu de ce
tourbillon inconnu avec ses études de col
lége, études dont il ne reste le plus souvent
qu'un long ennui ? Que fera-t-il même avec
sa vertu timide et ses habitudes d'ordre in
térieur, en présence de ces sortiléges qui
bouleversent l'esprit et les sens ? Si votre
cnfant ne se présente qu'avec sa défense de
sUR L'ÉDUCATIoN. 195

jeune homme honnête et naïf, chaque pas


qu'il fera pourra être une faute.
Ne faut-il donc pas lui faire d'avance une
sorte d'expérience par l'indication raisonnée
de toutes les sortes de périls qu'il rencon
trera dans sa route ?
Je ne parle que des périls qui tiennent à
la direction des idées et à l'esprit des études
supérieures. Dans la haute philosophie, dans
l'histoire, dans le droit, dans la médecine,
dans toutes les sciences transcendantes, il y
a des principes fondamentaux que votre en
fant devra mûrement approfondir, car sur
ces objets d'études il trouvera le monde plein
de fausses pensées qui pourraient altérer et
corrompre la bonne nature de son esprit.
Dans l'extrême agitation des idées con
temporaines, il y a je ne sais quoi de vague
et d'indécis qui est fatal à l'intelligence.
Votre enfant aura à se jeter dans ces vastes
flots de doutes et de recherches, avec une
pensée faite, modeste toutefois, mais ferme
et assurée.
C'est cette pensée qu'un maître supérieur
devra faire entrer dans son esprit par l'exa
196 LETTRES

men préliminaire de toutes les questions agi


tées dans le monde. -

Je ne craindrais pas, mon ami, de dire d'a-


vance à votre enfant tous les égarements et
tous les préjugés qui fatiguent de nos jours
la foi des hommes.Je l'initierais à l'apprécia
tion des erreurs contemporaines, dans tous
genres de connaissances, dans les arts, dans
les lettres, dans la poésie, comme dans les
sciences naturelles et philosophiques. Je lui
montrerais, par l'histoire même des opinions
du jour, jusqu'où va la pensée humaine,
lorsque la religion ne lui sert pas de règle.
Je lui dirais l'effort pénible de l'intelligence
à se traîner dans la route des sciences, lors
que Dieu ne l'éclaire pas.Je lui exposerais
nos théories désordonnées de politique et
de droit social. Je n'omettrais aucune des
folies que les lettres modernes ont tour à
tour accréditées. Avant de se trouver en con
tact avec le monde, il le connaîtrait ; et le
connaissant, il sentirait la nécessité de s'af
fermir contre les périls et les erreurs par des
études fortes et morales.
Il est une science toute moderne dont je
SUR L'ÉDUCATION. 197

voudrais donner au jeune homme les princi


pales notions. Ne riez pas! je parle de l'éco
nomie politique.
Mon ami, dans les temps de foi et de
charité, on ne sentait pas le besoin de faire
des systèmes sur la répartition des richesses.
L'homme était soumis à la loi de Dieu, et le
pauvre supportait la misère et le riche fai
sait part de son bien-être. Ce n'était pas un
calcul pénible d'économie sociale, c'était une
application toute simple de l'Évangile. Phi
losophie touchante, qui établissait dans la so
ciété humaine un doux échange de travaux,
de soins et de bienfaits, et dans les diverses
conditions de la vie montrait une égale ex
citation aux vertus avec un besoin égal de
consolations.
Dès que la charité chrétienne se fut affai
blie par l'invasion d'une philosophie scep
tique qui ôtait à l'homme sa dignité et aux
douleurs de la vie leur soulagement, il ne
resta plus en présence dans la société que
des hommes d'une condition inégale, pau
vres et riches, dont la fortune diverse, inex
plicable à la raison pure, ne pouvait donner
198 LETTRES

lieu qu'à des luttes, d'abord cachées, bientôt


publiques, et enfin fatales et meurtrières
Dans cette situation violente, la philoso
phie s'aperçut qu'il lui manquait quelque
chose pour ramener la paix et la bienveil
lance entre les hommes.
Et elle se mit à chercher un moyen de
concorde. Ce fut tout l'objet de la science
économique. -

Mais que pouvait trouver la philosophie


en dehors de la charité, qui à elle seule ex
plique et résout tout le problème de l'inéga
lité des conditions ?
La philosophie, à force d'inventions, ſar
riva à faire de l'homme une machine indus
trielle, machine qui est due à une rétribution
de son travail et de ses forces productives,
mais enfin machine, et machine faite pour
être brisée par le malheur, dès que le mou
vement vient à lui faillir.
Vous savez tout ce qui s'est dit dans ce
système d'idées toutes matérielles. Jamais
l'homme n'avait plus senti le poids de la ser
vitude. Et cette humiliation a été d'autant
plus profonde que le souvenir de la liberté
sUR L'ÉDUCATIoN. 199

chrétienne pouvait rester au fond de ces


âmes flétries. Mais aussi l'humanité affran
chie avait tout fait pour mériter de telles
ignominies, et il est enfin démontré à notre
siècle que l'homme qui cherche la liberté en
lui-même ne trouve que l'esclavage, et que
la société qui veut vivre hors de la loi de
Dieu meurt dans l'opprobre sous la main de
mille tyrans.
L'économie politique a épuisé toutes ses
subtilités; l'Évangile doit reparaître.
La science de l'économie politique, c'est
la charité. Elle se fonde sur un grand fait,
sur le terrible anathème porté au commen
cement contre la race humaine, sur cet ana
thème qui la dévoue aux larmes et au travail.
Voilà tout le mystère de la société.
Pauvres sujets toujours en rébellion contre
le roi suprême ! que faisons-nous? Nous se
couons notre joug, et il pèse davantage sur
nos fronts.
Dieu est bon. Il a voulu que ce grand ana
thème trouvât son adoucissement dans l'a-
mour des hommes entre eux. De là le pré
cepte divin de la charité, le plus merveilleux
200 · LETTREs
des préceptes, l'unique loi sociale qui affran
chisse l'humanité de l'empire de la force.
Et tel est aussi le principe de la science
économique, que je voudrais montrer au
jeune homme avant de le laisser aller au
travers du monde, où son âme risquera de se
fermer à l'impression des infortunes humai
nes, par la triste habitude de les voir.
Enfin, je saisirais toutes les notions géné
rales qui peuvent fortifier cette jeune pensée
contre le spectacle des erreurs de toute sorte.
Je le ferai bon, humain, compatissant, par
la science même. J'embrasserais dans ce but
l'histoire entière de l'homme. Tout servirait
à ce dessein, les révolutions d'empire, les
crises sociales, la paix, la guerre, la civilisa
tion, la barbarie. Quel complément d'études
ce serait pour votre enfant !
Il exigerait, vous le voyez, un an de plus
passé dans les travaux sérieux après les tra
vaux scolaires que les usages modernes ont
déterminés. Mais qui regretterait un temps si
fécond pour l'avenir ! (1)
(1) Pendant que je laisse aller ainsi ma plume, je vois
que quelques plans d'études supérieures, à peu près
- sUR L'ÉDUCATIoN. 201

De nos jours nous nous hâtons en toutes


choses. Nous voulons jouir promptement de
la vie ; nous avançons le temps le plus possi
ble, et nous arrivons à faire de l'enfance un
âge de maturité par un certain perfection
nement extérieur qui cache une débilité
réelle.
Mais il s'ensuit que, croyant pouvoir dire
avec plus de vérité que jamais : il n'y a plus
d'enfants, nous serons conduits à dire avec
plus de vérité encore : il n'y a plus d'hommes.
Autrefois l'institution de l'homme était
lente et pénible. On ne confondait pas les
âges de la vie.A l'enfance ses joies naïves et
ses éléments d'étude ; à l'adolescence ses pro
grès et ses espérances; à la jeunesse sa forte

analogues à mes idées, doivent être essayés dans quelques


écoles. C'est donc une occasion pour moi de me féliciter;
car depuis longtemps c'est un vœu que je nourris, et
bientôt il me sera donné de croire que ce n'est pas une
chimère. Le sage directeur de Pontlevoy, l'abbé De
meuré, avait aussi médité longtemps ce perfectionnement
des études. Je croirai à l'avenir lorsque la jeunesse de
France consentira à se fortifier lentement sous de telles
influences, et à se préparer ainsi aux durs combats de
la vie. (Note de 1832.)
202 LETTR FS

séve et son élan vers l'avenir ; à la maturité


sa propre jouissance et sa riche plénitude.
Que faisons-nous en nous précipitant ?
Nous affaiblissons la nature intelligente, nous
trompons notre avenir.
Sans doute les méthodes nouvelles ont fait
gagner quelques années pour la culture des
sciences; mais elles n'ont pas changé les lois
de notre être. La force morale n'arrivera
point au temps marqué pour la faiblesse. La
force morale gardera ses conditions natu
relles de méditation, d'expérience et de longs
travaux. Que signifient toutes les précocités
de notre temps ? Ce sont, mon ami, de vaines
perfections. On force la nature; on lui fait
produire des talents étiolés. Bientôt la séve
manque, et les fruits tombent ridés et dessé
chés sur une terre morte. C'est une fécon
dité trompeuse qui n'a fait que charmer un
instant la vanité ? - -

Autrefois c'étaient d'autres excès. L'étude


se prolongeait au travers d'une philosophie
de controverse et d'argumentation chimé
rique. L'esprit ne gagnait rien à ces pédan
tes futilités. C'est aussi que les temps n'exi
sUR L'ÉDUCATION. 203

geaient aucune autre sorte d'affermissement


contre les écueils de la vie.
Mais en prolongeant l'étude, il la faut au
jourd'hui rendre féconde pour le bonheur de
l'homme.
Si votre enfant ne quitte le collége qu'a-
près s'être nourri de doctrines fortes, vous le
verrez marcher avec une admirable fermeté
dans le monde, au travers des opinions et
des doutes, des chimères et des folies, gar
dant sa pensée droite et sa vertu pure. C'est
alors que ses études se féconderont elles
mêmes. A mesure qu'il marchera dans la vie,
la science humaine grandira devant ses yeux.
Ce principe de défiance et d'humilité qu'il
aura fait présider à ses travaux deviendra
un principe de développement et de gran
deur. Au lieu de s'arrêter dans les études, il
sentira le besoin d'aller toujours plus avant,
précisément parce qu'à chaque connaissance
nouvelle il apercevra mieux le cercle des
connaissances qui manquent sans fin à l'es
prit de l'homme.
"Et avec cette manière d'envisager la
science humaine, ne craignez pas, mon ami,
204 LETTRES

que votre enfant embrasse jamais l'erreur.


L'étude lui sera à la fois une joie dans les
douleurs et une règle dans les difficultés de
la vie. L'étude lui sera un ornement et une
force. Elle suppléera aux voluptés funestes,
et donnera du charme aux plaisirs délicats.
Elle le fera vivre en lui-même, avec ses pures
émotions et ses affections vertueuses. Elle
donnera du calme à sa pensée, tout en lais
sant à sa curiosité sa vive ardeur. Ainsi naî
tra une instruction réelle, préparée par les
éléments du collége, et lorsque vous n'aviez
songé qu'à faire un écolier studieux, vous
aurez fait un homme plein d'avenir pour lui
même et pour les autres.
sUR L'ÉDUCATIoN. 205

XVIII.

DU CARACTÈRE ET DE LA vocATIoN.

->)#©-

Vous songez à l'avenir de votre enfant,


mon ami ; vous voulez que les études soient
un moyen de perfectionner sa nature, et de
le rendre meilleur pour le rendre plus heu
reux. Tel est l'objet de l'éducation.
A mesure que son intelligence se formera,
et que la liberté du monde commencera à lui
sourire, l'attention du maître et la vôtre de
vra se porter sur deux points essentiels, le
caractère et la vocation. Ce sont les deux
206 LETTRES

points fixes de l'axe autour duquel roule


la vie de l'homme.
Et d'abord le caractère est ce qui le rend
sociable. Le caractère est l'expression exté
rieure de sa nature. Si cette expression n'est
pas heureuse, comment s'établira-t-il en bon
rapport avec ses semblables? Même avec de
la vertu et du talent, il les heurtera et les
éloignera de lui. Il sera homme de bien, et
on le fuira ; il sera compatissant, et il fera
peur; il sera indulgent, et il paraîtra farou
che. Le caractère peut rendre inutiles les
plus belles qualités de l'âme. C'est pourquoi,
en formant la nature intime de votre enfant,
l'éducation doit s'appliquer à lui donner une
expression de bénignité ou d'humanité qui la
fasse aimer aux autres. Former le caractère
est un terme très usité, mais dont on ne con
naît pas d'ordinaire toute la portée. Former
le caractère, c'est créer l'harmonie entre
l'homme intérieur et l'homme extérieur. On
n'y arrive ni par la violence ni par le dégui
sement; on y arrive par la réflexion et le
bon sens. Le caractère est l'empreinte que
met l'ouvrier sur son œuvre. L'extérieur de
sUR L'ÉDUCATION. 207

l'œuvre annonce sa beauté intérieure. Le ca


ractère, c'est l'âme rendue visible.
Mon ami, vous le savez, le monde s'arrête
aux surfaces; et c'est pourquoi le caractère
est tout le fondement de la fortune et de la
vie humaine. -

Le caractère n'est pas le mérite réel de


l'homme, et le plus souvent il lui profite plus
que le mérite même.
Je crois que c'est le duc de Saint-Simon
qui, après avoir rapporté la plainte d'un
homme de bien sur l'étonnante fortune de
Dubois, fortune condamnée par ses vices, et
mal justifiée par ses talents, ajoute cette re
marque : Il ne savait pas que c'est le carac
tère et non le mérite qui décide de la desti
née des hommes.
A Dieu ne plaise que Dubois me soit un
exemple ! Mais la pensée du philosophe n'en
est pas moins vraie, soit qu'elle s'applique au
vice ou à la vertu.
Il n'y a que cette différence, c'est que dans
le vice le caractère a besoin d'artifice, et
dans la vertu il n'a besoin que de vérité.
Que votre enfant apprenne à donner à son
208 LETTRES

caractère un aspect de bonne grâce, de bien


veillance et de dignité tout à la fois.
Je n'applique pas, comme font la plupart
des moralistes, ce mot de caractère aux pen
chants intimes de l'homme. Je l'applique à
la forme extérieure de ses habitudes mo
rales.
On parle des passions et des vices, comme
s'ils déterminaient autant de caractères par
ticuliers : c'est une erreur. L'avarice, la co
lère, l'ambition, la mollesse sont des mala
dies qui altèrent le caractère, mais ne le font
pas. La perfection de l'éducation, c'est de
combattre ces maladies cachées, pour laisser
au caractère toute sa liberté.
Plus l'âme est pure, plus le caractère peut
être aimable. Cependant la sainteté même
de la vie n'entraîne pas toujours la perfec
tion du caractère. C'est pourquoi c'est un
double travail que je vous propose, de perfec
tionner votre enfant dans sa nature intime et
dans l'expression visible de cette nature.
Ne pensez-vous pas que ce soit quelque
chose de donner du charme aux vertus, de
faire aimer le mérite, de rendre la piété
sUR L'ÉDUCATIoN. 209

agréable, le génie attrayant, la grandeur af


fable ? C'est le caractère qui produit ces
biens. De sorte que, dans toute domination
de l'homme sur l'homme, c'est au caractère
qu'est due la moitié de l'empire.
Et même dans les rapports ordinaires de
la vie, dans les affections de la famille, dans
les amitiés, dans les affaires, le caractère est
la principale partie de notre bonheur et de
nos succès.
Disposez donc votre enfant à ce perfec
tionnement du caractère sans lequel il ne
jouirait pas même de ses talents et de ses
vertus. Apprenez-lui d'avance que s'il a du
mérite, c'est par le caractère qu'il se le fera
pardonner, et s'il n'en a pas, c'est par le ca
ractère qu'il se le fera pardonner encore.
Ces vérités simples sont moins aperçues de
notre temps, parce que de notre temps il n'y
a pas d'éducation, et j'oserais dire même
pas de sociabilité réelle. Les hommes vivent
entre eux comme au hasard. Le mérite de la
bonne grâce n'est point senti : la politesse a
disparu ; l'empire n'est pas disputé par les
vertus; l'empire est vendu en place publique.
14
210 LETTRES

Le caractère semble donc mal apprécié dans


ces luttes; et cela peut durer ainsi tant que
l'autorité humaine ne sera pas rétablie sur
ses bases.
Mais encore le caractère reste comme un
élément nécessaire d'harmonie, et toujours
il faut qu'il reparaisse, sinon dans les gran
des affaires d'ambition, au moins dans les
habitudes ordinaires de la vie. Les carac
tères mauvais, hargneux, impertinents, lâ
ches ou hautains peuvent réussir à toute
force dans nos polémiques aveugles et pré
cipitées, parce qu'on n'a pas le temps d'y
prendre garde, tant la fortune est prompte à
créer des dominations, et prompte aussi à les
détruire ! Dans les temps bien réglés, c'est
tout autre chose. Le monde est conduit par
des lois naturelles, et alors le caractère re
prend son empire.
Vous formez votre enfant pour les temps
de bon ordre et non point pour les temps de
précipitation et de hasard.Apprenez-lui donc
à se façonner en quelque sorte à la dignité.
En toute rencontre il trouvera le prix de son
caractère de bonté, d'égalité et de bienveil
sUR L' ÉDUCATION. 211

lance. S'il ne sert pas à sa fortune, il servira


à sa félicité. Par lui il jouira de lui-même et
de ses vertus. Le plus souvent l'homme n'est
troublé dans sa vie que par les vices du ca
ractère, tristes imperfections qui subsistent
dans la perfection même de l'âme, et qui par
leur contraste jettent je ne sais quelle disso
nance dans une même nature d'homme. C'est
ce que vous apprendrez de bonne heure à
votre enfant, afin que sa vie entière soit une,
et que le calme naisse de cette unité.
Je vous ai dit que la vocation était pour
beaucoup dans cette belle harmonie : ne le
voyez-vous pas ?
Chaque homme ayant des facultés propres
doit chercher à les appliquer à l'objet d'é-
tude ou de travail pour lequel elles semblent
le mieux convenir. Dans le langage chrétien,
ce mot de vocation a quelque chose de sur
humain. Dieu nous appelle tous à un même
but, qui est le ciel ; mais nous y tendons par
des voies diverses que Dieu même nous a
tracées, en nous établissant en société; c'est
, donc obéir à Dieu que de chercher la voie
par où nous devons aller. Cette recherche
212 LETTRES

ne doit pas être futile ; car toute méprise en


ce genre a des périls, non-seulement par rap
port au ciel où nous tendons, mais aussi par
rapport à la terre où nous marchons. D'où il
suit que les livres de piété chrétienne qui
nous apprennent à étudier silencieusement
notre vocation sont les livres les plus utiles
au bonheur de l'homme. En toute rencontre,
il faut répéter cette belle parole de Mon
tesquieu : « La religion chrétienne, qui
ne semble avoir d'objet que la félicité de
l'autre vie, fait encore notre bonheur dans
celle-ci. »
De nos jours la vocation du jeune homme
est peu étudiée; le plus souvent elle ne l'est
point du tout. De là le trouble qui s'aperçoit
dans la marche des générations.
La jeunesse se jette en foule en quelques
carrières, peu soucieuse de son avenir. Les
talents, pressés en cet encombrement, ne
peuvent se développer; bientôt ils meurent,
ou bien ils s'égarent, ce qui est un autre
péril.
Prenez garde, mon ami, au danger qui peut
menacer votre enfant. C'est folie de ne voir
sUR L'ÉDUCATIoN. 213

qu'une route à suivre pour la jeunesse. Les


routes sont diverses; le but est le même.
Étudiez les dispositions de votre enfant ;
distinguez ses goûts d'un moment de ses
goûts réels et durables; voyez la direction
naturelle de ses idées et de ses préférences ;
voyez aussi les ressources probables de son
esprit; devinez son intelligence et son génie;
pénétrez l'énergie de son âme, ou pressentez
la débilité de sa vertu, ou sondez le mystère
de ses passions. C'est un travail de cons
cience que vous devez faire; de lui-même il
le ferait mal. Il ne pourra que vous laisser
échapper ses rêves ou ses vœux. Vous laisse
rez de la liberté à ses effusions; vous forti
fierez ou vous redresserez sa prédilection;
vous lui prêterez la force de vos pensées ;
vous méditerez avec lui l'avenir, et par de
grés vous arriverez à une connaissance pré
cise de sa destinée.
C'est ici que la paternité a quelque chose
de touchant et de sacré. Vous n'aviez fait,
jusqu'à ce moment, qu'exercer un droit de
protection sur un âge faible; maintenant
vous allez au-devant de l'avenir, et votre em
214 LETTRES

pire s'étend jusqu'aux années où votre en


fant, devenu homme et libre, vous aura pres
que échappé tout entier.
Vous avez souvent réfléchi à l'inconvénient
et au péril des études faites sans choix, et
des carrières embrassées sans prévoyance.
De nos jours, nous avons vu les préférences
s'attacher à deux états presque exclusifs, le
barreau et la médecine. La vocation n'était
pour rien dans cette concentration de goûts,
la mode même n'y était pas pour grand'chose.
C'était un entraînement irréfléchi ; c'était une
imitation précipitée; on eût dit presque une
manie.
Remarquez que l'avenir de la plupart des
jeunes gens est ainsi perdu. Chaque carrière
exige une préparation raisonnée, et dès qu'on
y accourt sans examen, on s'y traîne sans
succès.
De là l'immense multitude d'esprits avor
tés qui couvrent la France; multiplication
fatale de génies incomplets, qui autorisent le
sophisme et enveloppent l'intelligence pu
blique d'un voile de nuages.
Cette observation s'applique surtout à la
sUR L'ÉDUCATION. 215

carrière des lettres ou des sciences. Les vo


cations n'étant soumises à aucune épreuve
de conscience, les jeunes gens s'en vont pêle
mêle vers un avenir inconnu, avec une pen
sée vague, des goûts indécis et des talents
douteux. Et de cette uniformité de direction
sans vocation, que s'ensuit-il ? une médio
crité vulgaire et une infécondité désolante.
Le jeune homme sans vocation s'accou
tume de bonne heure à vous dire qu'il est
propre à tout; hélas! c'est qu'il n'est propre
à rien.
Chaque état a sa vocation. Le sacerdoce a
la sienne et la littérature a la sienne. L'hom
me de génie, c'est celui qui sait le mieux sa
vocation; car la vocation c'est l'inspiration.
Là où manque l'inspiration, la perfection
doit être absente.
Mon ami, dès que vous aurez gravement
et longtemps médité la vocation de votre
enfant, jetez-le avec tout son courage vers
l'avenir que Dieu vous semblera lui avoir
fait. Ne le laissez plus aller à des doutes; ap
pelez son activité et son ardeur sur cet objet
définitif de ses travaux et de ses goûts; faites
216 LETTRES

qu'il l'embrasse avec amour, qu'il y attache


son bonheur, qu'il y cherche sa gloire ; que
toutes ses idées se tournent vers un point
fixe; que ses études, jusqu'ici incertaines en
core, aient d'avance une application toute
faite ; que son âme s'élargisse ; qu'il ose me
surer l'espace qui est ouvert devant lui, cet
espace de la vie qui paraît immense d'abord,
et finit par être un point qui échappe à la
VUIG.

La vocation bien connue déterminera tout


l'avenir de votre enfant. Une méprise le dé
terminerait de même ; mais d'une part, le suc
cès, de l'autre, le malheur.
Et cependant je n'ai garde de vous dire
qu'un choix heureux mettra votre enfant à
l'abri des épreuves. O Dieu! quelle puissance
pourra lui éviter les maux de la destinée hu
maine ! Vous n'avez pas de telles espérances,
vous qui savez la fatalité qui pèse sur l'hom
me. Mais vous savez aussi que Dieu ne l'a pas
jeté sans secours au milieu des douleurs. La
vocation, en le mettant à la place qui con
vient à sa nature ou à son génie, lui donnera
une force qu'il n'eût point trouvée à une place
sUR L'ÉDUCATIoN. 217

usurpée ou mal choisie. Et ici, mon ami, le


christianisme est admirable comme toujours
par la simplicité de son langage. C'est lui qui
nous dit que chaque état a ses grâces, c'est
à-dire que Dieu donne à l'homme le moyen
de remplir sa destination, c'est-à-dire aussi
que l'homme doit la connaître, et qu'à ce
prix il reçoit les consolations et les vertus
d'en haut qui sont nécessaires à sa débilité.
Ainsi, la vocation est un lien entre Dieu
et l'homme.
Faites que votre enfant la considère de
bonne heure sous ce rapport mystérieux. Il ap
portera plus de soin à l'étudier et à la suivre.
Mon ami, c'est de la sorte qu'il se prépa
rera à paraître bientôt un homme. Par le ca
ractère, vous l'aurez disposé à se faire bien
venir dans la société humaine ; par la voca
tion, vous l'aurez disposé à y prendre une
place utile et respectée. Après cela, vous le
laisserez aller sous la tutelle de la religion,
et c'est elle qui le conduira dans ces régions
inconnues et le dirigera fortement parmi les
écueils.
218 LETTRES

XIX.

ENTRÉE DANs LE MONDE.

->3,©<-

Mon ami, c'est après de telles études, de


telles recherches et de telles épreuves que
votre fils arrivera dans le monde. Il n'y ar
rivera pas désarmé, car la science doublera
la force de sa vertu; il ne redoutera pas les
surprises des passions et des voluptés, car il
aura d'avance étudié tous les périls ; il n'a-
bordera pas non plus ce monde nouveau avec
gaucherie et maladresse, car son éducation
aura été élégante et variée, et le collége aura
ºé pour lui le début d'une société polie.
sUR L'ÉDUCATIoN. 219

Ici c'est tout un livre que j'aurais à vous


faire, et je ne veux et ne puis que vous pré
senter quelques idées que vous saurez d'ail
leurs approfondir et appliquer aux diverses
situations où se trouvera votre fils, suivant le
choix qu'il aura fait d'une vocation.
L'entrée du jeune homme dans le monde
est le plus souvent marquée de fautes de tout
genre, les unes graves, les autres légères,
toutes également funestes à son avenir.
C'est le collége, il faut le dire, qui produit
les unes et les autres. Je parle de ce collége
infernal, de cette prison odieuse d'où s'é-
chappent les captifs avec une ardeur folle qui
les précipite à tous les dangers.
Le passage du collége dans le monde de
vrait être inaperçu, et il le serait si les étu
des se continuaient doucement et lentement,
d'après l'indication des idées précédentes.
Le jeune homme ne croirait pas que c'est
une vie toute nouvelle qui commence, une
vie séparée par un mur d'airain de la vie pas
sée auparavant dans les chaînes.
Eh ! mon ami, n'aurez-vous pas eu soin de
convaincre votre enfant que la vie entière
220 LETTRES

n'est qu'une suite de travaux, que la liberté


du monde n'est qu'un esclavage, et que ses
plaisirs échappent le plus souvent comme
une chimère !
S'il arrive dans le monde avec cette pensée
profondément empreinte dans son esprit, ses
habitudes nouvelles ne lui ôteront rien du
calme qu'il avait au collége. Vous verrez ce
jeune homme apporter dans la société une
dignité et une réserve inattendues. Il ne se
hâtera pas d'essayer les jouissances de cette
vie inconnue ; car il saura qu'elles sont trom
peuses. Les idées et les erreurs qu'il trouvera
répandues ne lui seront pas nouvelles. Il ne
les acceptera pas avec avidité; ses juge
ments seront presque faits d'avance, et ce
pendant il aura appris à les modifier souvent,
selon les incidents qui pourront s'offrir. Il ne
paraîtra pas parmi les hommes avec une ru
desse inflexible et une sévérité pédante ; sa
sagesse sera gracieuse et modeste, et jusque
dans la fermeté de ses idées on verra la timi
dité qui convient encore à l'inexpérience. En
fin, il n'y aura pas de violence dans ce pas
sage subit à des habitudes différentes et à
sUR L'ÉDUCATIoN. 221

des spectacles imprévus. Ce sera pour lui la


même vie, quoique dans une diverse situa
tion, et l'exercice des vertus premières ne
sera que la préparation de vertus plus hautes
et plus difficiles.
Mon ami, vous avez souvent oui parler du
ridicule qui semble attaché à ce nom d'éco
lier récemment échappé des études.
Je m'étonne toujours de ce défaut d'indul
gence pour le jeune homme qui arrive dans
la vie avec une sorte de naïveté ignorante,
qui devrait, ce me semble, lui être un titre à
la bienveillance.
On ne voit pas sans doute que souvent il
*n'en faut pas davantage pour le jeter en des
habitudes sauvages et funestes.
Ce pauvre jeune homme arrivait tout inex
périmenté, se confiant dans la bonté des
hommes. Dès qu'il se sent accueilli avec des
rires cachés et une froideur manifeste, il
s'endurcit contre la société, qui n'a pas d'au
tre encouragement à donner à son jeune âge.
Vous le voyez se faire misanthrope avant
d'avoir connu l'humanité. Il devient soli
taire, ou bien il court après les bruyants plai
222 LETTRES

sirs. Son air même devient dur et méprisant.


Il exagère ce qui peut être en lui d'amer et
de hautain. Sa parole est âpre ; il fuit l'amé
nité. Il désire paraître superbe et féroce. Il se
donne des semblants de turbulence fanfa
ronne. Innocent jeune homme ! Il ne peut se
faire aussi méchant qu'il est bon. Toutefois
cette habitude prise avec effort de paraître
inculte et barbare risque à la fin de devenir
une sorte de nature, et ainsi de belles dispo
sitions et de nobles vertus peuvent se perdre,
parce qu'il a plu à la vanité mondaine de ne
les pas voir sous quelque dehors de mala
dresse et de gaucherie.
A la vérité, l'éducation, telle que je vous
la propose, mettra le jeune homme à l'abri
de ce ridicule, qui peut avoir, comme vous
voyez, de si sérieuses conséquences.
Car s'étant accoutumé dans le collége à
cette politesse continue qui finit par être de
l'abandon et de l'aisance, il n'aura pas à faire
un effort pour se mettre bientôt en harmonie
avec les habitudes d'une société élégante, et
d'autant plus difficile souvent qu'elle est plus
vicieuse.
sUR L'ÉDUCATION. 223

Mais, mon ami, que de périls nouveaux


même dans ce succès imprévu du jeune hom
me à son début dans le monde !
Cette fois l'accueil risquera d'être trop
bienveillant. A la place des rires moqueurs,
il appellera sur lui les caresses et les flatte
ries. Hélas! ceci ne le conduira pas à une
dureté méprisante et hautaine comme tout à
l'heure, mais peut-être à une corruption
efféminée, autre écueil où toute sa vie peut
s'abîmer.
Quel sera donc le moyen de sauver le jeune
homme des périls de toute sorte, de ceux qui
naissent d'une rudesse extrême ou d'une élé
gance raffinée ?
La piété, mon ami, la piété, c'est toujours
l'abri qu'il faut montrer au jeune homme.
Il arrivera dans un monde très peu occupé
de choses graves et sérieuses; mais s'il y ar
rive avec des habitudes de décence et de
vertu , croyez que le monde l'accueillera,
non-seulement avec indulgence, mais avec
respect.
La piété, dans le jeune homme, a je ne
sais quel parfum du ciel qui semble ne se
224 LETTRES

trouver point dans un autre âge. La piété lui


tient lieu d'ornement et de bonne grâce ; ou
si la culture des arts de l'esprit lui a donné
d'avance une fleur d'élégance et de politesse
propre à séduire le regard des hommes, la
piété tempérera ce doux charme et lui don
nera quelque chose de pur et d'imposant que
le contact des passions n'osera point souiller.
Souhaitez que votre enfant entre un jour
dans le monde avec cette habitude de piété
qui sera toute sa force parmi les écueils.
Je ne lui demanderai pas une piété rude
et farouche qui fasse fuir les humains, mais
une piété délicate et bienveillante qui les
charme et les attire.
La piété se concilie merveilleusement avec
tous les nobles goûts de l'intelligence, avec
les arts, avec les études, avec les sciences. Il
est des joies que la piété interdit au jeune
homme, mais c'est pour assurer le calme de
sa vie. Les violentes émotions ne peuvent
rien pour son bonheur ; elles ne peuvent que
le jeter en des agitations toujours nou
velles; et il y a quelque chose d'admirable
ment protecteur dans les préceptes de la re
sUR L'ÉDUCATIoN. 225

ligion qui mettent la paix de l'âme au prix


du sacrifice de quelques voluptés.
Me faudrait-il ici parcourir avec vous tous
les périls dont la piété préserve le jeune
homme sans lui ôter aucune de ses grâces ou
aucun de ses vrais plaisirs ?
Mon ami, n'espérez pas arracher les pas
sions du cœur de votre enfant. Elles y res
teront vivantes, car c'est la condition de
l'homme.
Mais les passions ont leur règle, même
quand elles sont le plus ardentes. Et ce qui
fait la grandeur de l'homme, c'est le combat
qu'il livre à cette ardeur des passions.
N'attendez ni les belles vertus, ni les su
blimes talents, ni les élans de gloire, ni les
sacrifices de charité de celui dont l'âme est
tiède et inerte; la passion est nécessaire à
l'humanité, soit qu'il faille la combattre ou
lui céder, pour arriver à de grandes choses.
Mais si la religion ne détruit pas la pas
sion, elle la règle ou la tempère.
Sans la religion les passions brûleraient le
cœur de l'homme. Les passions sont les fu
ries humaines; et comme d'autre part elles
15
226 LETTRES

tiennent au fond de notre nature, la religion,


sans les faire disparaître, les fait obéir, et de
la servitude des passions résulte le plus beau
triomphe qui puisse toucher une belle âme.
Que votre enfant arrive donc un jour dans
le monde avec de la piété. Il connaîtra sans
doute les émotions vives et profondes; son
âme s'épanouira aux affections touchantes; il
se laissera aller à des amitiés qui d'abord se
présenteront sous de belles images de vertu;
il se précipitera vers des objets de tendresse;
son jeune cœur se remplira d'amour. Eh
bien ! que vous dirai-je? faudra-t-il vous ef
frayer d'avance de ces penchants ! Mon ami,
laissez à la piété le soin de guider cette âme
toute pure. La piété, c'est toute la force de
l'homme contre la faiblesse ou le malheur
des affections. Sans la piété, comprenez-vous
une seule puissance qui doive arrêter le cœur
dans ses délires? Sans la piété l'homme doit
aller à toutes les folies et à toutes les fureurs
de la passion. Sans la piété il n'y a pour la
passion que l'alternative de la jouissance ou
du désespoir, la frénésie de la volupté, ou la
frénésie du suicide,
sUR L'ÉDUCATION. 227

Pauvres humains ! qui pensent se suffire


à eux-mêmes par je ne sais quel stoïcisme !
Et pourquoi donc du stoïcisme là où il n'y
a pas de piété ! Si je n'obéis pas à Dieu, à
qui obéirai-je? et quelle raison m'oblige de
m'arracheraux plaisirs et d'échapper aux déli
ces? A quoi dois-je ce sacrifice ? Voulant faire
de moi un homme, vous en faites un insensé.
Non, mon ami, il n'y a d'autre raison de
sacrifice que la piété.
Mais je vous redis que la piété n'imposera
pas à votre enfant le sacrifice entier de lui
même. Elle lui laissera ses émotions en les
réglant, et comme elle le suivra au milieu
des enchantements du monde, elle sera sa
lumière pour l'empêcher de tomber dans les
écueils et les abîmes.
|
Prenez garde que j'effleure à peine le plus ,
beau sujet de morale humaine. Mais que
puis-je faire autre chose !
Votre enfant trouvera un jour le monde
plein de périls. L'amour, la colère, le jeu, les
joies, les spectacles, tout lui sera un écueil.
D'avance, mon ami, prémunissez-le par la
piété.
228 - LETTRES

La piété suivra votre enfant dans tous les


états, et plus elle sera naïve et pure, plus elle
lui attirera le respect des hommes.
La timidité dans la piété est une faiblesse
que le monde même ne pardonne pas. Il
arrive quelquefois qu'il en fait quelque chose
de plus odieux ; et si elle n'est pas coura
geuse, il suppose qu'elle est hypocrite.
La piété, permettez-moi une parole déjà
dite par d'autres, et qui sous ma plume laisse
à la vertu tout son mérite de sincérité et de
candeur; la piété, c'est la première habileté
de l'homme dans la vie.
Mon ami, vous avez vu le monde de près ;
vous l'avez connu dans ses joies et dans ses
misères, dans ses contradictions et dans ses
flatteries, dans ses intrigues et dans ses
haines. N'est-il pas vrai que la seule chose
qui vous ait paru suppléer toujours à la sa
gesse parmi tant d'accidents variés où la
prudence humaine reste embarrassée, c'est la
piété? La piété ne fait pas de fautes, même
par rapport aux convenances de la vie ci
vile, parce qu'elle est douce et bienveillante,
parce qu'elle ne s'irrite pas, parce qu'elle
sUR L'ÉDUCATION. 229

- garde le calme de ses pensées, parce qu'elle


fuit la colère et l'envie, parce qu'elle ne court
pas aux honneurs, parce qu'elle est modeste
et délicate; et tout cela, si ce n'était pas un
mérite digne du regard des cieux, serait en
core, comme je l'ai dit, une habileté profita
ble aux hommes.
Pour revenir aux périls du monde, il en est
un dont je ne puis m'empêcher ici de vous
parler, un péril auquel le jeune homme sem
ble exposé sans y trouver de remède, c'est
le péril des duels.
Il n'y a pas de remède en effet à ce péril,
si ce n'est encore la piété.
Il fait beau entendre un philosophe faire
de superbes phrases sur la barbarie du duel,
et crier éloquemment en parlant du premier
sang : Eh ! qu'en veux-tu faire de ce sang,
béte féroce ! le veux-tu boire ?
Eh bien ! après cela n'y aura-t-il plus de
duel ? Le philosophe fait le fier et l'humain ;
mais il n'empêchera pas la vengeance de
bouillonner et le point d'honneur de boire le
Sang.
Quand on n'est que philosophe, je défie le
230 LETTRES

plus lâche de ne pas se battre ; et plus il sera


lâche au contraire, plus il se battra; car plus
il le sera, moins il voudra le paraître.
Encore une fois c'est la religion qui seule
a autorité pour réprimer la fureur dans le
cœur de l'homme ; et je ne parle pas d'une
religion de théorie, mais d'une religion de
pratique ferme et courageuse, de la piété, en
un mot, qui donne à la fois le courage d'obéir
à Dieu et de désobéir à l'homme.
Je ne sais si votre enfant sera toujours
assez sage ou assez heureux pour échapper
aux funestes occasions du duel. Mais d'a-
vance souhaitez-lui une telle réputation de
vertu chrétienne, qu'il ne soit pas exposé au
reproche de fuir le combat par timidité. Car
le malheureux ne tiendrait pas lui-même à
ce SOupç0n.
J'ai vu d'étranges et de cruels déchire
ments dans le cœur d'un homme de bien par
suite d'une crainte semblable. J'aurais voulu
voir le philosophe avec sa belle parole de
rhéteur en présence de cette vertu soupçon
née; que lui aurait-il pu dire pour l'apaiser?
Est-ce que ce n'est pas un effort au-dessus de
sUR L'ÉDUCATIoN. 231

la portée humaine d'être indifférent à une


pensée de déshonneur, même quand cette
pensée est extravagante ?
Il s'est trouvé tel homme vertueux qui a
été contraint de se cacher de l'aspect des
hommes, comme un criminel, pour avoir eu
le courage de résister obstinément à cette
manie de tuer. Fallait-il qu'il se résolût à se
moquer effrontément de cette espèce d'ostra
cisme ? Cela même n'est pas facile; et cette
vertu, après tout, n'aurait guère de prix.Ce
serait tout au plus la couardise se faisant
cynique ; autant vaut la frénésie du meur
trier.
Dès que la piété est connue, le duelliste ne
s'avise guère de la provoquer. Ce serait un
étalage d'honneur en pure perte, et d'ordi
naire l'opinion est assez juste pour n'y voir
qu'un déguisement de lâcheté.
Je m'arrête un peu sur ce point, mon ami,
parce qu'il est très grave. Il n'y a guère de
duels possibles pour celui qui de bonne
heure s'est exercé au courage de professer la
religion qui les interdit. Que votre enfant
avec cette pensée entre avec sécurité dans le

-
232 LETTRES

monde. J'ai souvenir qu'un des tourments du


jeune homme qui veut garder sa foi en Dieu,
c'est la crainte des occasions de duel. La
piété vient bientôt tempérer cette alarme, et
comme elle remplit la vie de modération et
de prévoyance, elle prépare aussi la forte
volonté de vaincre le péril s'il se présentait.
Il en sera de mème de tous les écueils.
Faites que votre fils garde l'heureuse ha
bitude de remplir ses moments et d'occuper
toute sa vie.
Le travail auquel l'homme a été condamné
par la Providence devient encore par elle une
partie de son bonheur.
Le monde est rempli de futilités qui usent
l'esprit. Quiconque s'est laissé aller à ces
jeux de légèreté et de chimère se traînera
ignoblement dans les épreuves de douleurs
ou d'adversité. Et qui peut se promettre une
fortune toujours égale ? La jeunesse s'étour
dit dans les joies. Mais de bonne heure le
vide arrive. Le plaisir pèse, la volupté ennuie,
la jouissance est épuisée. Que fera l'homme
alors?
J'expliquerais aisément tous les tourments
sUR L'ÉDUCATION. 233

et tous les supplices qui déchirent la vie de


la plupart des humains par la manière dont
ils se sont engagés dans le monde, les uns
courant aux vanités, les autres aux passions
ardentes, tous pressés de se soustraire à cette
loi providentielle du travail, sans laquelle il
n'y a pas de paix pour l'homme sur la terre.
Mon ami, votre enfant sera plus heureux.
Les vicissitudes de la vie lui seront légères,
parce qu'il se sera préparé à les subir.
C'est l'éducation qui assure tout l'avenir
d'un homme, et c'est son entrée dans le
monde qui indique l'usage qu'il fera des dons
qu'il a reçus.
Ce moment est décisif. Vous disposerez
d'avance votre enfant à ce passage, afin qu'il
ne soit pas surpris par des émotions brus
ques et des nouveautés inattendues. Vous le
conduirez par la main à cette épreuve. Vous
la lui rendrez douce et facile. Vous empê
cherez qu'elle ne le fasse sortir de ses habi
tudes calmes et réglées. Vous lui épargnerez
les fautes de l'inexpérience. Vous lui appren
drez à faire servir à son utilité, plus encore
qu'à ses plaisirs, les arts qu'il aura cultivés;
234 LETTRES

vous lui ferez aimer ses premiers succès au


près des hommes sans lui en laisser prendre
de la vanité. Vous l'exciterez par l'émulation
des beaux exemples. Vous ne le disposerez
pas tant à l'ambition des grandes choses qu'à
l'ambition des bonnes. Vous lui ferez un
bonheur comme un devoir de jouir de ses
succès dans sa famille, et d'aimer la gloire
couronnée par des mains tendres et amies.
La famille lui sera un doux sanctuaire. Il y
trouvera de nobles goûts et d'heureuses joies.
Il ne répandra pas son âme au dehors parmi
les jeux insensés et les voluptés coupables.
Vous lui ferez un besoin de rester un homme
de bien, et comme il saura que votre solli
citude court au-devant de sa félicité, il ai
mera ces tendres soins et se confirmera par
vos derniers conseils comme par ses propres
sentiments dans la voie qu'une éducation
chrétienne lui aura tracée.
sUR L'ÉDUCATIoN. 235

XX.

RÉsUMÉ.

>#©#-

Mon ami, je vous ai ouvert toute mon âme


et j'ai parlé librement à la vôtre.
Vous n'aurez pas un moment perdu de
vue que je m'étais proposé seulement de vous
parler de l'éducation, et ainsi vous n'aurez
pas aperçu le vide que j'ai laissé à dessein
dans nos recherches, en omettant ce qui re
garde l'instruction proprement dite et l'en
seignement.
La question des méthodes reste entière
pour vous comme pour moi. Mais vous serez
236 LETTRES

assez sage pour n'en pas faire la base réelle


de l' nstitution de votre enfant. -

Si l'éducation est bonne, les méthodes au


ront bien peine à ne l'être pas. Cependant je
ne vous propose pas une indifférence inerte.
Vous ne serez ni routinier aveugle, ni réfor
mateur obstiné. Peut-être même les vues
d'éducation que je vous ai exposées renfer
ment-elles en elles-mêmes un système appli
cable d'enseignement, qui, sans effort, se
montrera à vous, à mesure que vous cherche
rez la pratique de nos idées toutes morales.
C'est un soin que j'ai laissé à votre droiture
d'esprit, comme à celle de tous les maîtres
de l'enfance.
Mais que l'éducation garde son importance.
C'est là tout l'homme.
L'éducation fortifiera votre enfant contre
toutes les épreuves de la vie. L'instruction
toute seule y serait impuissante.
N'en avez-vous pas une preuve dans tous
les exemples de désespoir qui épouvantent
l'âge présent, et font d'un siècle de lumières
un siècle de frénésie.
Sachez, mon ami, que l'instruction n'est
sUR L'ÉDUCATION. 237

pas ce qui rend l'homme fort et invulnéra


ble. L'instruction ne l'empêchera pas de tom
ber sous les coups de l'adversité. Elle ne le
préservera ni des folies de la vanité, ni des
fureurs de l'amour, ni des délires de l'ambi
tion, ni des mécomptes, ni des anxiétés, ni
des désolations de toute sorte. L'instruction,
au contraire, pourra être souvent un aliment
de plus aux tourments de son âme. Elle lui
sera un germe toujours actif d'orgueil ou
d'envie. Elle lui créera mille raisons de
plainte contre l'injustice humaine. Ou bien
elle lui ouvrira mille périls nouveaux; elle le
détournera de la modestie pour le précipiter
dans la gloire. Elle lui fera un besoin de
plaisirs toujours plus animés. Elle lui créera
un monde de voluptés fantastiques. Et vous
le verrez courir vers ces images de séduction
avec d'autant plus d'avidité qu'elles semble
ront avoir un air de délicatesse qui ne se
· trouve pas dans les jouissances vulgaires. Et
cependant, quand il aura épuisé ces délices
et que le vide commencera à paraître, l'ins
truction ne sera pas suffisante pour donner la
paix à ce cœur désenchanté. Elle restera
238 LETTRES

peut-être une distraction à quelques heures


de douleur et d'effroi. Mais l'âme ne sera pas
moins rongée, et l'instruction n'empêchera
pas le désespoir.
Je ne veux pas vous dire, en recueillant
ici nos idées , ce qu'il y a de funeste dans
les images de mort violente et de suicide qui
épouvantent notre époque. Un tel sujet sem
ble trop se prêter à des douleurs de décla
mation, et je veux garder jusqu'au bout une
observation calme, une parole réfléchie.
Mais vous avez vu bien des pauvres ma
lades arriver au désespoir et au meurtre,
sans que l'instruction ait pu les arrêter quel
ques moments. Peut-être les a-t-elle, au
contraire, souvent précipités. Ce n'est pas
que l'instruction soit d'elle-même un abîme
ou un fléau pour la triste humanité. Mais
seule elle n'est rien et ne peut rien pour la
sauver des angoisses, et la fortifier contre les
désenchantements.
Ainsi multiplier l'instruction, ce n'est pas
servir les hommes ; c'est souvent multiplier
leurs calamités.
C'est l'éducation qui fait du bien aux
sUR L'ÉDUCATION. 239

hommes. C'est elle qui les dirige. C'est elle


qui les console. C'est elle qui les rend bons
et forts tout à la fois.
L'éducation, il est vrai, ne se conçoit pas
sans une instruction quelconque, puisque di
riger les hommes, c'est les instruire.
Mais par malheur l'instruction, telle qu'on
l'a faite, ne suppose pas de même l'éduca
tion. Et c'est pourquoi j'ai voulu, mon ami,
dans les lettres que j'ai soumises à votre rai
son, rendre à l'éducation sa part principale
dans l'institution de l'homme.
Vous aurez vu que dans ma pensée l'édu
cation n'exclut aucune des choses qui font
partie de l'instruction la plus riche et la plus
ornée; mais l'éducation c'est l'inspiration de
l'instruction, c'est sa règle, c'est sa loi intime ;
c'est l'âme qui vivifie le corps, c'est le génie
qui vit dans la création.
Mon ami, que votre enfant marche de
| bonne heure dans la vie sous une telle direc
tion d'idées. C'est à vous qu'il devra la force
qui lui sera si souvent nécessaire dans les
épreuves que vous avez à prévoir pour lui.
Son instruction ne sera pas désarmée, car
240 LETTREs sUR L'ÉDUCATIoN.

elle sera morale; elle s'appuiera sur une base


large de vertus, et le bonheur naîtra pour lui
de cette belle harmonie de sagesse et de lu
mières, qui est la perfection de l'intelligence.
Mon ami, c'est un présage que je dépose
dans votre cœur. Votre fils vous honorera ;
car il reproduira votre vie, et moi je me fé
liciterai d'avoir dans ces courtes lettres pro
nostiqué d'avance son avenir, en servant
d'interprète à vos idées de sagesse. Puissent
aujourd'hui mes pressentiments vous être
doux ! vos vœux sont mes vœux ; votre espé
rance est mon espérance. Ma pensée se con
fond tout entière dans la vôtre, et comme
vous avez sollicité la liberté de mes conseils,
j'aime surtout à vous communiquer toute la
joie de mes présages.

F IN.
APPENDIC E.

L'écrit qu'on vient de lire a reçu en


France, depuis vingt ans, l'accueil empressé
des familles, c'est au moins un indice du re
tour des âmes vers les choses chrétiennes.
On dirait que la société a peur d'elle-même ;
elle demande avec anxiété aux générations
de la sauver de ses fautes par leur sagesse.
Ce retour n'a pas été assez fort pour pré
venir les désastres de 1848; puisse-t-il avoir
été rendu plus énergique par cette expé
rience ! Quant aux Lettres de M. Laurentie,
16
242 APPENDICE.

elles auront eu l'honneur de signaler d'a-


vance le mal public et d'en avoir montré le
remède dans l'éducation.
Qu'on nous permette, à cet égard, d'ajou
ter au présent volume un témoignage qui ne
manque pas d'opportunité.
Les Lettres sur l'Éducation ont été, en
1835, réimprimées en Belgique : la contre
façon en ce temps-là s'exerçait avec liberté,
c'était une manière d'attester l'utilité et
l'importance des livres. L'éditeur belge,
M. l'abbé Louis, avait ajouté à chaque Lettre
des notes qui avaient leur intérêt ; mais ce
que nous voulons citer, c'est son Introduc
tion; elle mérite d'être lue :

« Quelques hommes égarés songent peut


être encore à faire de nouvelles ruines ; mais
on reconnaît généralement le besoin de
conserver et de restaurer. On sent que le
sol s'affaisse sous les pieds, que l'abîme se
creuse et que c'en serait bientôt fait de l'or
APPENDICE. 243

dre SOclal, si l'on ne se hâtait de recons


truire ce que la hache et la torche ont dé
truit. Mais ce que l'on ne comprend pas assez
encore, c'est que tous les travaux entrepris
dans ce but de restauration n'aboutiront à
rien ou ne seront qu'un misérable replâ
trage, si l'on ne soigne aVant tout l'éduca
tion de la jeunesse.
» Bien des OuVriers sOnt à l'œuVre autour
des murailles lézardées et tremblantes de
l'édifice social, et chacun travaille active
ment, celui-ci au faîte, celui-là au milieu ;
mais les fondements sont presque abandon
nés. Peu d'hommes s'occupent de les con
solider en y replaçant les étais que la main
de la barbarie m0derne en a Violemment ar
rachés.
» Pourtant c'est là le point essentiel.
» Quand nous aurons recrépi l'édifice avec
de la science positive, avec de la philosophie
rationnelle, avec de l'économie politique
athée, avec des systèmes de toute espèce et
de toute valeur, quand nous en aurons ré
244 APPENDICE.

paré toutes les brèches et cicatrisé toutes


les plaies extérieures, qu'arrivera-t-il? Peut
être qu'au moment même où nous contem
plerons notre œuvre avec satisfaction et
lorsque nous nous dirons dans la confiance
du succès : « Reposons-nous maintenant et
» dormons en paix sous l'abri que nos mains
» ont relevé, » la terre s'agitera, l'air se
troublera et en un clin d'œil, l'espace de
temps nécessaire au nuage pour traverser
l'espace, nos travaux seront dévorés par la
foudre. Heureux si nous ne sommes point
tous entraînés dans leur chute et étouffés
sous leurs débris !

» Que faut-il pour que cette catastrophe


ne vienne pas nous frapper ? — Une seule
chose : que la jeunesse de notre siècle soit
élevée chrétiennement.
» Si la question n'était pas si importante,
j'aurais honte de la traiter encore, après
tant d'autres ; mais il y a des vérités qu'il
est nécessaire de toujours répéter au monde,
même au risque de l'ennuyer ou de lui dé
APPEND1CE. 245

plaire, parce qu'il doit enfin les comprendre


sous peine de la vie. Il faut faire comme le
prophète qui criait chaque jour la même pa
role sur les remparts et dans les rues d'une
grande cité de l'Orient, s'inquiétant peu de
donner de l'élégance et de la variété à son
langage, pourvu qu'on l'entendît et qu'on en
profitât.
» D'ailleurs, l'état présent de la société ne
nous fournit que trop d'arguments nouveaux
propres à faire ressortir le besoin de don
ner une base religieuse à l'éducation.
» Le désordre moral est à son comble.
» A Dieu ne plaise que je veuille calom
nier le siècle ! J'avoue qu'il s'opère dans les
intelligences élevées un mouvement de re
tour vers le spiritualisme chrétien. Mais en
dessous de cette atmOsphère qui semble se
purifier, dans la région moyenne et dans
les bas-fonds de notre société, qu'y a-t-il?
que se passe-t-il?
» Rien ne sert de se faire illusion.
» Une bonne partie des hommes de notre
246 APPENDICE,

âge vit sans Dieu, c'est-à-dire sans vertus et


sans mœurs. Les grandes villes et surtout les
capitales offrent l'affligeant spectacle de
milliers de malheureux réduits volontai
rement à la condition des brutes, ne con
naissant, comme elles, d'autres jouissances
que celles de la matière, d'autres plaisirs
que ceux des sens, et prêts à tout faire pour
se les procurer; complétement étrangers aux
pratiques les plus indispensables de la vie
chrétienne, n'entrant jamais dans un tem
ple, ne levant jamais leurs regards vers le
ciel, n'entendant jamais parler des choses
de Dieu ni de la vie future, sachant à peine
d'où ils viennent et s'occupant peu de l'ap
prendre aux enfants qui naissent de leurs
infâmes unions ; foulant aux pieds toutes
les lois humaines, alimentant leur oisiVeté
de chaque jour par un nouveau crime, et
mettant leurs bras au service de toutes les
mauvaises passions ; hommes de sédition et
de pillage, ne sortant des repaires qui leur
Servent de retraite, comme le tigre de sa
APPENDICE, 247

caverne, que pour aller chercher une nou


velle proie, quand ils ont dévoré toutes leurs
I'eSSOurces dans d'infernales Orgies.
» En montant quelques degrés de l'échelle
sociale, que voyons-nous encore dans toutes
les conditions ? A côté d'un petit nombre de
familles que le ferment chrétien a préser
vées de la corruption, de quelques jeunes
gens sages et vertueux, parce qu'ils croient,
de quelques industriels charitables, de quel
ques écrivains consciencieux et honnêtes, de
quelques savants amis de la vérité, de quel
ques hommes politiques sans passion, — à
côté de tout cela, des unions malheureuses
par les infidélités et les déréglements des
époux; une jeunesse qui consume à la pour
suite des plaisirs toute l'ardeur de ses senti
ments et qui semble avoir secoué tous les
freins; des riches sans entrailles, des cote
ries littéraires pour l'exploitation des vices
sociaux, des intelligences perverties par la
haine de Dieu, des consciences vendues ou
égarées.
248 APPENDICE.

» Que sont donc, aux yeux de beaucoup


d'hommes de notre âge, les saintes et pures
affections de la famille, sinon des préjugés
et des faiblesses que les siècles de fanatisme
nous ont légués?
» Pour eux encore, qu'est-ce que le ma
riage, sinon une institution barbare et ridi
cule, qui impose à l'homme des devoirs im
possibles, et qui bientôt sera remplacée par
l'habitude commode et plus naturelle, dit
on sans pudeur, des liaisons à terme.
» Qu'est-ce que l'autorité, même la plus
paternelle et la plus douce ? — Une odieuse
tyrannie.— Le pouvoir le moins gênant?— Un
joug intolérable, qui dégrade la noble nature
de l'homme,— Les lois ?— Une simple feuille
de papier que le peuple a toujours le droit
de lacérer en ses jours de colère. — La
royauté ? — Un anachronisme injurieux à la
haute raison du siècle, qui n'a pas besoin de
lisières pour fournir sa route.
» C'est-à-dire qu'il n'y a plus rien de sa
cré, rien de respectable dans les institu
APPENDICE . 249

tions les plus nécessaires à l'existence de la


société.
» D'où vient donc ce dévergondage d'i-
dées et de sentiments ? Hâtons-nous de le
dire, de l'absence de l'esprit chrétien, qui
s'est évaporé au creuset des révolutions. Ce
qui l'indique assez clairement, ce sont les
crimes monstrueux si multipliés depuis quel
que temps; météores sinistres qui ensan
glantent notre horizon et qui présagent les
plus horribles tempêtes. Ces suicides si
nombreux, ces duels si communs, ces vio
lences brutales où le cynisme le dispute à la
perfidie des moyens employés par le crimi
nel, ces adultères sanglants où les soupirs
de la passion se confondent avec le râle de
la mort, ces carnages dans l'enceinte des
cités et au milieu de la paix, ces complots
affreux dans lesquels on ne craint pas de
faire tomber cent têtes pour en atteindre
une, . . . . .. quel esprit les inspire ?
» La main sur la conscience, répondons.
» N'est-ce pas cet esprit de fanatisme
250 APPENDICE.

anti-social et de sauvage impiété qui fait


depuis plus de quarante ans la guerre à
Dieu et à ses lois?
» Et ce que l'on oppose à ce torrent de
mauvaises doctrines et de forfaits , est bien
insuffisant pour l'arrêter. On fait des consti
tutions, des lois, des règlements, et, de temps
à autre, des révolutions. Voilà tout; or ce
tout n'est rien ; nous ne le savons que trop.
» C'est à la source du torrent qu'il faut
aller pour le tarir, au lieu de pleurer sur
la rive ; c'est de l'éducation qu'il faut s'oc
cuper. Eh quoi ! nous déplorons la déprava
tion toujours croissante des mœurs publi
ques, et nous ne faisons aucun effort pour
les réformer ! Nous disons en soupirant que
les temps sont bien mauvais, que le siècle
est bien perverti, et chaque année verse
dans le fleuve de la vie sociale des généra
tions corrompues par les vices d'une éduca
tion anti-chrétienne, sans que la pensée
nous Vienne de chercher là l'origine de tous
nOS mauX !
APPENDICE, 251

» Et peut-être faisons-nous pis encore ;


peut-être jetons-nous nos propres enfants
dans la fournaise des mauvaises doctrines
en les confiant à des maîtres impies ou scep
tiques ! Oh ! nous sommes bien coupables !
» Puisse la lecture de ce petit livre, écrit
par un homme de conscience et d'expé
rience, dessiller tous les yeux et contri
buer à la guérison de la plus grande de tou
tes nOs plaies sociales !
» Il est temps qu'on le comprenne bien :
ou notre société sera régénérée par l'éduca
tion religieuse de la jeunesse, ou elle s'abî
mera avec tous ses avantages présents dans
une nOuVelle barbarie ; l'alternative est iné
Vitable.
» Pensons-y. »

Ainsi s'exprimait, en 1835, l'éditeur de


Belgique; ses remarques restent vraies; elles
attestent l'utilité permanente des doctrines
de M. Laurentie, non-seulement de celles
252 APPENDICE.

qui sont énoncées dans ses Lettres, mais de


celles qui sont professées dans tous ses
écrits.

Les Éditeurs des ouvrages


de M. Laurentie.

Décembre 1855.
TABLE.

Préface de la troisième édition.


A UN PÈRE.
I. Instruction, enseignement, éducation. 15
#:
II. Éducation de la famille. 21
#
III. Le collége. 38
:
IV. Un Péril du collége. 51
V. Début des études. 57 #.
"
VI. De l'urbanité dans les études. 72
VII. De la piété dans les études. 81
VIII. De la politesse dans l'émulation. 94
IX. Esprit des études. 1 01
X. Esprit des études (suite). 115 #
XI. Variété des études. 124
XII. Du choix des livres dans l'éducation. 140
XIII. Des arts dans l'éducation. 148
XIV. De la musique. 154
XV. De l'esprit des sciences. 170
XVI. De la science humaine. 182
XVII. Suite des études après l'éducation. 193 |
XVIII. Du caractère et de la vocation. 205 |
4
XIX. Entrée dans le monde. 218
XX. Résumé. 235 | --
Appendice. 241
Librairie de Lagny ifères, Ille arantière, 8, à PaIS.
0UVRM DE M. LAURENTIE.
| -e 1a I>éra oeratic et les Périls de la
socié-é. Crand in-32. | fr.
• ne 1'Esprit ehrétien dans les Études.
In-8. 4 fr.
• De 1'Étude et de 1'Enseignement des
Lettres. In-8, 2° édition. 6 fr.
Indispensable aux professeurs de rhétorique et aux élè
ves avancés, c'est un résumé de toutes les questions litté
raires envisagées sous un point de vue moral et chrétien
* IIistoire de France divisée par époques,
depuis les origines gauloises jusqu'aux temps
présents 10 gros vol. in-8. 72 fr.
Pour la première fois l'histoire de France est envisagée
au point de vue chrétien : l'action de l'Eglise est expli
quée, le clergé catholique est mis en lumière, et la mo
| archie reprend son grand caractère de nationalité.
* IIistoire des dues d'Orléans. 4 vol. in-8°.
21 fr.
Nota. Il reste encore quelques exemplaires des
tomes II, III et IV, qui se vendent séparément.
Prix de chaque volume. | 6 fr.
Cet ouvrage embrasse les époques les plus dramat ques
de l' histoire de France 1l a l'intérêt d'un roman Il en
reste très peu d'exemplaires. |

" Iiistoire, Morale et Littérature 2 vol


in-8. Iº vol. Historiens latins. 2° édition. -
Il vol. Fragments d'Histoire, de Morale et de
Littérature. Prix des deux volumes. 14 fr.
Le premier volume a été adopté par l'Université Son
succès est consacré par une seconde édition Le second
| ferme un choix varié de travaux sur des questions
d'un haut intérêt. - |

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ºn de l l interline C rue N des E n Enfants 3.

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