VENDREDI 21 JANVIER 2022

78E ANNÉE – NO 23962

3,20 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
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FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

HUGUES PAGAN
SUPPLÉMENT

MOLIÈRE LE MONDE
POLAR ATMOSPHÉRIQUE NOUVELLES LECTURES  DES LIVRES

Immigration : les chiffres 2021, le bilan de Macron
▶ Alors que l’immigration ▶ Les chiffres sur les pre­ ▶ La politique du chef de ▶ La demande d’asile ▶ La répartition entre
s’impose comme un miers titres de séjour, pu­ l’Etat, marquée en début repart à la hausse, après les titres pour motifs
thème de campagne bliés jeudi, montrent un de quinquennat par la loi la fermeture des frontières familiaux, économiques,
majeur, la majorité tente retour au niveau de 2019, Collomb, n’aura pas mon­ en 2020, notamment et étudiants, demeure
de tenir un discours entre avant la pandémie, avec tré de rupture avec celles avec les Afghans, mais inchangée sur la durée
« fermeté » et « humanité » 272 000 délivrances de ses prédécesseurs demeure inférieure à 2019 PAGE S 12- 14

La présidentielle 
JOE BIDEN  s’invite au 
AU CREUX  Parlement 
DE LA VAGUE  européen
APRÈS UN AN emmanuel macron devait pré­
▶ Le président améri­ senter mercredi sa vision de la
présidence française du Conseil JOËL SAGET/AFP
cain, dont la popula­ de l’Union européenne aux dépu­
rité est en baisse,
présente un bilan
tés. Mais, sous l’impulsion de ses
opposants français, la session GASPARD ULLIEL
mitigé, notamment
s’est transformée en débat politi­
que sur le bilan du chef de l’Etat. LA DISPARITION 
sur le Covid Même Manfred Weber, le patron
du groupe du Parti populaire D’UN ENFANT 
▶ Il critique l’obstruc­ européen, principale force du
tion systématique Parlement, a glissé un commen­
taire critique ainsi qu’une mar­
DU CINÉMA 
des républicains, mais que de soutien à Valérie Pécresse.
PAGE S 8- 9
FRANÇAIS
peine à souder les
troupes démocrates L’acteur aux deux
PAGES 2- 3 1
É D ITO RI A L
Césars, révélé en 2003
par « Les Egarés »,
d’André Téchiné, est
EUROPE :  mort à l’âge de 37 ans,
mercredi, des suites
LA NOUVELLE  d’un accident de ski
Le 11 janvier,
à l’université
BATAILLE à la station de sports
d’Atlanta (Géorgie). DE L’ÉTAT DE DROIT d’hiver de La Rosière,
JIM WATSON/AFP
PA GE 31
en Savoie
PAG E 25

Corse
Gilles Simeoni :
Economie
Après la pandémie,
Elisabeth Roudinesco Royaume­Uni
Le colloque sur
« Il faut des gestes une crise de la déconstruction Sous Johnson,
Du 12 janvier au 8 février
pour restaurer la dette menace est une « guerre la dérive de 
la confiance » les pays pauvres à l’intelligence »
PAGE 11 PAG E 1 5 TRIBUNE – PAGE 28
Downing Street
Les révélations s’accumu­
VU PAR URBS  (FRANCE)    CARTOONING FOR PEACE lent sur les soirées
arrosées à la résidence
du premier ministre, alors
que le pays subissait
les contraintes sanitaires
PAGE 4

Culture
Gillibert fait 
revivre l’œuvre 
de Jean Eustache
Le nouveau président des
Films du Losange a trouvé PARIS 3 e • PARIS 7 e • PARIS 12 e • PARIS 14 e • PARIS 17 e • ATHIS-MONS • COIGNIÈRES • DOMUS C. CIAL
HERBLAY – MONTIGNY (1) • ORGEVAL • SAINTE-GENEVIÈVE-DES-BOIS • SAINT-MAXIMIN • SURESNES
un accord avec le fils du VAL D’EUROPE C. CIAL / SERRIS • VERSAILLES.
cinéaste pour ressortir ses OUVERTURE EXCEPTIONNELLE LES DIMANCHES 23 ET 30 JANVIER
films, dont la diffusion (1) Magasin franchisé indépendant ouvert tous les dimanches de l’opération.
Liste des magasins Roche Bobois de France participant à l’opération sur www.roche-bobois.com
était entravée par un litige
PAGE 22
Algérie 220 DA, Allemagne 4,20 €, Andorre 3,80 €, Autriche 4,00 €, Belgique 3,50 €, Espagne 3,80 €, Grèce 3,70 €, Guadeloupe-Martinique 3,50 €,
Hongrie 1 560 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
 INTERNATIONAL
0123
2| VENDREDI 21 JANVIER 2022

É TAT S ­ U N I S

Après un an de mandat, 
Joe Biden au creux
de la vague
Le président américain a mis en cause devant la presse, mercredi,
l’obstruction systématique des élus républicains. Sa popularité
est en baisse. Il déçoit les indépendants et se montre impuissant
à réconcilier le camp démocrate, lui­même divisé

washington ­ correspondant comme un habit démodé. Le président a

choisi de dénoncer l’obstruction systémati­

I
l en va de la crise politique comme
des sables mouvants : surtout, ne
point trop s’agiter, pour ne pas s’enli­
ser davantage. En grande difficulté
au terme de la première année de
son mandat, Joe Biden n’en tire
aucune conclusion dramatique. Pas ques­
tion de changer d’équipe ou d’orientation.
Son objectif immédiat relève de la simple
communication de crise : aller à la rencon­
tre des Américains pour les convaincre de
la pertinence de ses réformes.
S’exprimant, mercredi 19 janvier, lors
d’une conférence de presse, un exercice
qu’il ne goûte guère, le président américain
est apparu plus maladroit que combatif,
sans formules cinglantes. Il s’est même
égaré dans des propos ambivalents sur
la menace russe contre l’Ukraine, que la
Maison Blanche a dû préciser dans la soirée,
par communiqué.
Plus étonnant : Joe Biden a feint de
découvrir la violence de la politique améri­
caine et sa polarisation incandescente. A
onze mois des élections de mi­mandat, les
prêches bipartisans sont mis de côté,
que de l’opposition républicaine, en souli­
gnant la soumission des élus du Grand Old
Party (GOP) à Donald Trump.
« Pouviez­vous imaginer un jour qu’un
SON EXPÉRIENCE,  homme plus en fonctions puisse intimider
un parti entier ? », s’est interrogé Joe Biden.
COMME SÉNATEUR  « Ils sont pour quoi, les républicains ? », a­t­il
ajouté, appelant l’opposition à se position­
PUIS VICE­PRÉSIDENT  ner sur la justice fiscale ou l’environnement.
Avant de faire cet aveu, d’une candeur rare :
DE BARACK OBAMA,  « Je n’avais pas anticipé qu’il y aurait un effort
CONSTITUAIT SON  aussi vigoureux pour s’assurer que la chose
la plus importante soit d’empêcher le prési­
ATOUT PREMIER. ELLE  dent Biden d’accomplir quoi que ce soit. » La
Maison Blanche dispose­t­elle d’un abonne­
SEMBLE À PRÉSENT  ment aux chaînes conservatrices Fox News
LE FIGER DANS UNE  ou Newsmax ? Le président venait de résu­
mer leur ligne éditoriale. démocrates. Le chômage est tombé à 3,9 % de (1056 milliards d’euros), de franchir l’obstacle
ÉPOQUE RÉVOLUE la population active, avec 6,4 millions d’em­ parlementaire. Ces deux textes ont recueilli
FRUSTRATION PALPABLE plois créés. En mars 2021, la Maison Blanche un fort assentiment populaire.
« Pouvez­vous me citer un autre président qui a réussi à faire passer l’American Rescue Plan En un an, 208 millions d’Américains ont été
ait accompli autant de choses que moi en un – un stimulus de 1 900 milliards de dollars pleinement vaccinés. En politique étrangère,
an ? » La frustration de Joe Biden est palpable. (1 671 milliards d’euros) pour répondre à la Joe Biden a conduit le retrait militaire
Malgré la pandémie de Covid­19 et un con­ crise. Début novembre 2021, ce fut au tour du d’Afghanistan. Enfin, l’assaut sur le Capitole,
texte international tourmenté, l’an I de son plan de modernisation des infrastructures, lancé par les partisans de Donald Trump le
administration aurait dû satisfaire les rangs d’un montant de 1 200 milliards de dollars 6 janvier 2021, aurait dû discréditer le GOP

Résistance aux vaccins, variants : le président rattrapé par le Covid­19

Alors que Joe Biden avait fait de la lutte contre la pandémie un thème majeur de sa campagne, ses résultats sont mitigés

new york ­ correspondant Donald Trump. Ce dernier avait record avant Noël. Aujourd’hui, partir de janvier, exiger de leurs assez », confesse Joe Biden le bre 2021, avait été de faire rouvrir
certes suscité un tollé en suggé­ 63 % des Américains (209 mil­ salariés la vaccination ou un test 27 décembre, ajoutant : « Nous enfin les écoles. En janvier 2022,

L ors de sa cérémonie d’in­

vestiture, le 20 jan­
vier 2021, Joe Biden avait
fait observer une minute de si­
lence à la mémoire des victimes
du Covid­19. Ils étaient 424 000
ce jour­là, selon le décompte des
centres pour le contrôle et la pré­
vention des maladies (CDC). Un
an plus tard, une seconde prière
serait envisageable : le nombre
de morts a doublé – les 850 000
décès ont été dépassés –, tandis
que le nombre d’Américains tou­
chés par le virus est passé de
24,5 millions à 65,2 millions.
Avec 257 morts pour 100 000
habitants, contre 191 en France,
le bilan des Etats­Unis est très
médiocre. Seuls 49 % des Améri­
cains jugent que leur président
gère bien la crise sanitaire, con­
tre 67 % en mars, selon une en­
quête pour YouGov. « Je ne vais
pas abandonner et accepter les
choses telles qu’elles sont mainte­
nant. Certains appellent ce qui se
passe la “nouvelle normalité”.
J’appelle cela un travail non
achevé, a lancé Joe Biden mer­
credi 19 janvier, lors d’une confé­
rence de presse. On n’y est pas en­
core, mais on va y arriver. »
Le nouveau président avait axé
sa campagne sur le Covid­19,
attaquant la gestion de la
pandémie par son adversaire
rant aux malades de se soigner à
l’eau de javel, mais il avait légué
un pays armé sur le front vacci­
nal, avec deux produits autori­
sés, ceux de Moderna et de
Pfizer­BioNTech.
Donald Trump avait poussé
les feux sur le sujet dès le
2 mars 2020, lors d’un sommet
à la Maison Blanche avec les pa­
trons des groupes pharmaceuti­
ques. Le succès des deux vaccins,
annoncé au lendemain de la pré­
sidentielle, devait faire de l’épi­
démie un vieux souvenir, en
dépit de la vague meurtrière de
janvier 2021.
Mauvais chiffres
C’est ce qui s’est passé pendant
les premiers mois de 2021, la Mai­
son Blanche amplifiant les ef­
forts logistiques et financiers
pour vacciner les Américains.
Ainsi, le 4 juillet, lors de la fête na­
tionale, Joe Biden crie victoire :
« Aujourd’hui, nous sommes plus
proches que jamais de déclarer
notre indépendance vis­à­vis d’un
virus mortel. »
Las, tout ne se passe pas
comme prévu. Le variant Delta
relance l’épidémie pendant l’été,
entravant la reprise de l’écono­
mie. Puis, c’est au tour du variant
Omicron de faire son irruption,
contaminant le pays à vitesse
lions) ont reçu leurs deux doses
de vaccin initiales et, selon les
CDC, 79 millions ont reçu une
dose de rappel, soit 24 % de la
population.
L’incidence du Covid­19 a
évolué selon les vagues : au
printemps 2020, ce furent les
villes – notamment New York –,
les Latinos et surtout les Afro­
Américains, qui furent touchés.
Mais lors des vagues suivantes
(en janvier 2021 puis avec le
variant Delta à l’été), ces dispari­
tés se sont estompées touchant
notamment les Blancs en zo­
nes rurales.
Les démocrates ont accusé les
républicains, qui refusent les
masques ou les vaccins obliga­
toires, d’avoir mal géré la pandé­
mie. Le record de mortalité re­
vient toutefois à la ville démo­
crate de New York (435 morts
pour 100 000 habitants).
Joe Biden s’est efforcé de pro­
mouvoir une vaccination maxi­
male. Il a resserré les contraintes,
rendant le vaccin obligatoire
dans l’armée, puis pour les em­
ployés fédéraux. Enfin, début
septembre, il s’est adressé de ma­
nière courtoise aux non­vacci­
nés : « Notre patience s’amenuise.
Votre refus nous a tous coûté. » Et
d’annoncer que les entreprises
de plus de 100 salariés devront, à
hebdomadaire. La mesure fut
contestée par les Etats républi­
cains et, discrètement, par de
nombreuses entreprises : la
pénurie de main­d’œuvre est
telle qu’elles ne veulent pas de­
voir se séparer de leurs salariés
récalcitrants.
Début janvier 2022, la Cour su­
prême des Etats­Unis décide que
le gouvernement n’avait pas légi­
timité à émettre une interdiction
aussi vaste. Le camouflet infligé à
M. Biden est salué par les républi­
cains et casse la dynamique. Des
entreprises comme General Elec­
tric annoncent, dans la foulée,
qu’elles renoncent à rendre le
vaccin obligatoire. La vaccina­
tion du personnel soignant est
en revanche validée.
Lorsque survient Omicron, Joe
Biden refuse un travel ban géné­
ralisé, alors que les vols suspen­
dus avec l’Afrique du Sud, fu­
rieuse d’être ostracisée alors
qu’elle travaillait en transpa­
rence sanitaire avec Washington,
ont repris fin décembre.
Sur la scène intérieure, le prési­
dent se retrouve attaqué pour ne
pas avoir anticipé l’arrivée du
nouveau variant. Fin décembre
2021, les New Yorkais patientent
des heures dans le froid pour se
faire tester, comme ils l’avaient
fait un an plus tôt. « Ce n’est pas
devons faire plus. Nous devons
faire mieux. Et nous allons le
faire. » Depuis le 15 janvier, les
tests à domicile doivent être
remboursés par les assurances­
maladie dans la limite de huit
par mois – les tests et les vaccins
pratiqués chez un praticien sont
gratuits. En outre, M. Biden a fait
commander 400 millions de
masques N95, plus protecteurs, à
distribuer gratuitement.
Entre peur et lassitude
Pendant l’explosion d’Omicron,
l’administration s’est trouvée
prise au piège par les règles de
prophylaxie, qui prévoyaient un
isolement de dix jours. Les hôpi­
taux se retrouvant en pénurie de
personnel, la durée de quaran­
taine a été divisée par deux. L’al­
légement a été généralisé fin dé­
cembre, pour éviter la paralysie
de l’économie, les compagnies
aériennes devant annuler des
milliers de vols en raison du
manque d’équipages.
Joe Biden s’est aussi retrouvé
face à la menace de fermeture
des écoles, en raison des réticen­
ces des professeurs et des pa­
rents, surtout lorsque des chif­
fres à l’interprétation non con­
clusive indiquaient une hausse
des contaminations des enfants.
Le défi de Joe Biden, en septem­
les professeurs de Chicago ont
refusé pendant près d’une se­
maine de donner des cours en
présentiel. A New York, au pic
d’Omicron, le taux d’absence des
élèves dans les écoles publiques
avait bondi de 10 % à 30 %.
Les autorités sont prises entre
la peur des travailleurs essen­
tiels, les exigences sanitaires
– les hôpitaux sont parfois pro­
ches de la saturation, surtout en
zones rurales ou dans les Etats
centraux comme l’Oklahoma –,
et l’immense lassitude d’une
autre partie des Américains qui
supportent de moins en moins
les contraintes avec un variant
plus bénin, dont la transmission
n’est pas stoppée par le vaccin.
Le pays cherche à apprendre à
vivre avec Omicron, mais chacun
à sa manière. A New York, où le
pic est passé, les restaurateurs et
établissements culturels refu­
sent ceux qui n’ont pas leur carte
vaccinale, y compris les enfants.
A Nashville dans le Tennesse, sur
Broadway, lors du week­end de
Martin Luther King Day (17 jan­
vier), la foule se pressait, buvait
et dansait sans entrave dans les
bars où se donnaient des orches­
tres de country et de rock. Seule
contrainte à l’entrée : armes
interdites. 
arnaud leparmentier
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VENDREDI 21 JANVIER 2022
pour longtemps. Et pourtant, la dépression
guette le camp démocrate, tandis que les ré­
publicains envisagent, avec gourmandise,
de reprendre la Chambre des représentants
et le Sénat en novembre. Dans le dernier
sondage Politico­Morning Consult, 68 % des
Américains estiment que leur pays est en­
gagé sur la mauvaise voie. Le taux d’appro­
bation de Joe Biden a chuté à 40 %.
D’où vient ce décalage ? D’abord, les points
positifs méritent d’être nuancés. La campa­
gne de vaccination plafonne (63 % de la po­
pulation), en particulier dans des Etats répu­
blicains où les théories complotistes et une
méfiance traditionnelle envers toute consi­
gne fédérale font des ravages. La période des
fêtes de Noël, dominée par l’explosion du
variant Omicron, a accentué la mauvaise hu­
meur générale. Joe Biden a regretté, à ce su­
jet, l’absence initiale de tests disponibles. Le
retrait d’Afghanistan, lui, correspond à un
souhait consensuel depuis des années, mais
sa mise en œuvre chaotique a projeté une
image d’amateurisme. L’Amérique n’aime
pas se contempler faible.
Quant aux projets législatifs, l’exposition
au grand jour des divisions au sein du Parti
démocrate, entre l’aile progressiste à la
Chambre et deux sénateurs centristes, Kyrs­
ten Sinema (Arizona) et Joe Manchin (Virgi­
nie­Occidentale), a compromis tout mes­
sage positif.
Pendant ce temps, les républicains n’ont
qu’à patienter. Dans cet autre pays dans le
pays, moins vacciné, intoxiqué par les men­
songes de Donald Trump et de ses relais sur
les fraudes imaginaires lors de l’élection pré­
sidentielle de 2020, Joe Biden est caricaturé,
présenté comme sénile et jugé illégitime.
UN ATHLÈTE AUX SEMELLES DE PLOMB
Mais ce décalage renvoie aussi à la personne
de Joe Biden et à sa pratique du pouvoir. Son
expérience, comme sénateur puis vice­pré­
sident de Barack Obama, constituait son
atout premier. Elle semble à présent le figer
dans une époque révolue, dans un temps où
le consensus pouvait émerger entre gens
habiles et animés de bonne volonté, au­delà
de l’affrontement partisan. Mercredi, sa ré­
férence à feu John McCain (1938­2018), répu­
blicain raisonnable, disait en creux son pro­
pre âge (il a 79 ans).
Dans sa façon d’incarner la fonction prési­
dentielle et de défendre les institutions, Joe
Biden paraît irréprochable. Aucun scandale,
provocation ou dérapage, aucun tweet dé­
braillé n’occupe la presse. L’élu revendique
Joe Biden en conférence
de presse à la Maison
Blanche, à Washington,
le 19 janvier. MANDEL NGAN/AFP
cains ont fait barrage, mercredi soir, avant
EN JOE BIDEN,  que Joe Manchin et Kyrsten Sinema ne fas­
LES INDÉPENDANTS  sent défaut pour modifier la règle de vote.
Une double désertion dans le camp
AIMAIENT QU’IL NE FÛT  démocrate déjà vue en novembre 2021, alors
même que la Maison Blanche assurait que le
PAS DONALD TRUMP.  plan Build Back Better (BBB), reconfigurant
l’Etat­providence, passerait sous une forme
ILS N’ESCOMPTAIENT PAS  ou sous une autre. Les deux élus avaient
UNE RÉVISION  obtenu l’adoption préalable du texte sur
les infrastructures, puis manqué à leur
D’AMPLEUR DU CONTRAT  engagement vis­à­vis de l’aile progressiste
du parti, en se démarquant du BBB. L’ab­
SOCIAL AMÉRICAIN sence de discipline interne et le capital poli­
tique engagé par Joe Biden dans cette sé­
un souci louable de la séparation des pou­ quence ont accentué la perception catastro­
voirs et de l’unité nationale. Il a mené aussi phique qu’ont eue les Américains des psy­
une campagne essentielle, à bas bruit, pour chodrames démocrates.
proposer 83 nouveaux juges fédéraux, re­
présentant la diversité du pays, dont 41 ont L’INFLATION INQUIÈTE LES AMÉRICAINS
déjà été confirmés par le Sénat, un nombre Mercredi, Joe Biden a confirmé que son ad­
record depuis des décennies. ministration comptait promouvoir séparé­
En revanche, dans sa façon d’appréhender ment certains volets du BBB, pour leur don­
ses priorités politiques, Joe Biden apparaît ner une chance de passer le Congrès. Il s’agit
comme un athlète aux semelles de plomb notamment des mesures climatiques, d’un
qui prétendrait s’affranchir de la gravité. « Je montant de près de 500 millions de dollars
ne demande pas des châteaux célestes, s’est (environ 440 millions d’euros).
défendu le président mercredi. Je demande Mais les dégâts sont considérables. Une
des choses pratiques que les Américains de­ déception s’est installée, notamment parmi
mandent depuis longtemps. » Pourtant, de les électeurs indépendants. Ces derniers
façon répétée, le locataire de la Maison Blan­ avaient largement soutenu le candidat dé­
che a foncé dans le mur du Congrès, comme mocrate en 2020. Mais, en Joe Biden, ils
si ses intentions louables suffisaient. aimaient qu’il ne fût pas Donald Trump. Ils
« On est à 50­50 au Sénat, rappelait Joe Bi­ n’escomptaient pas une révision d’ampleur
den à Atlanta (Géorgie), le 11 janvier. Cela si­ du contrat social américain. Leurs attentes
gnifie qu’on a 51 présidents. (…) Chacun d’eux se limitaient à un exercice digne du pouvoir
peut changer le résultat. » Ce déplacement et à une lutte efficace contre la pandémie,
du président américain sur une terre histo­ sur une base scientifique.
rique de la lutte pour les droits civiques est Les audiences des grands médias
un exemple de l’effet pervers d’un magis­ d’information, en chute libre, montrent bien
tère de la parole. Après une première année que la population, épuisée par l’ère Trump,
focalisée sur les questions socio­économi­ déprimée par le coronavirus, s’est désinté­
ques, la Maison Blanche s’est aperçue du dé­ ressée de la vie publique polarisée à
crochage inquiétant d’un segment­clé de l’extrême. La chaîne Fox News a vu son
l’électorat, les Noirs américains. L’adminis­ audience s’effondrer de 34 % en 2021, CNN de
tration Biden a assisté passivement à l’of­ 38 %, MSNBC de 25 %. Les journaux New York
fensive du mouvement « MAGA » (« Make Times et Washington Post accusent des bais­
America great again ») pour promouvoir, ses de la même ampleur. Les Américains se
dans dix­neuf Etats, des règles restreignant replient sur leur vie quotidienne. Leurs
les conditions de vote. Cette entreprise, me­ inquiétudes concernent surtout l’inflation,
née sur le terrain et non à Washington, des­ sans précédent depuis quarante ans.
sine des perspectives redoutables pour Pour Joe Biden, la reconquête de l’électorat
l’élection présidentielle de 2024. passe par une reconnection avec ces préoc­
Joe Biden a donc relancé un projet législa­ cupations. Cela a débuté, mercredi, par la
tif pour protéger ces droits électoraux. Mais reconnaissance d’une évidence : il faudra
le président n’a pas les moyens politiques « un effort de longue haleine » contre la
de ses ambitions. Une nouvelle fois – la cin­ hausse des prix. 
quième en six mois –, les sénateurs républi­ piotr smolar
international | 3
En Pologne, le PiS
prend la main
sur l’éducation
L’instruction civique est remplacée par des
cours d’histoire contemporaine conformes
à la vision du parti conservateur au pouvoir
varsovie ­ correspondance
D epuis son arrivée au pou­
voir en 2015, le parti na­
tional conservateur du
PiS (Droit et justice) a habitué
l’opinion publique à une « révolu­
tion conservatrice » permanente.
Celle­ci s’apprête désormais à
s’immiscer dans le système édu­
catif. Jeudi 13 janvier, la Chambre
basse du Parlement a adopté une
réforme de l’éducation haute­
ment controversée, qui stipule
une forte centralisation de l’école
primaire, dans un système où les
collectivités locales, les conseils de
parents et les directeurs d’établis­
sement bénéficiaient jusque­là
d’une importante autonomie.
Le texte, qui a provoqué un
mécontentement considérable
du corps enseignant, des associa­
tions de parents d’élèves et des ex­
perts éducatifs, suscite toutes les
craintes, notamment à cause du
profil de son auteur. Le ministre
de l’éducation et de l’enseigne­
ment supérieur, Przemyslaw
Czarnek, est réputé pour sa proxi­
mité avec les milieux catholiques
fondamentalistes et sa promo­
tion des thèses des plus rétrogra­
des. En juin 2020, en pleine croi­
sade du gouvernement contre les
milieux LGBT, il déclarait qu’il
fallait « défendre la famille contre
ce genre de dépravations et arrêter
d’écouter ces idioties à propos de
quelconques droits de l’homme
ou d’une quelconque égalité »,
parlant de « l’idéologie LGBT »
comme « émanant du néo­
marxisme et du national­socia­
lisme hitlérien ».
« Idéologies gauchistes »
C’est désormais le ministre qui
aura un contrôle accru sur la na­
ture des enseignements dispen­
sés, sur le fond comme sur la
forme. La loi octroie en effet des
pouvoirs considérables à des su­
rintendants scolaires – représen­
tants des préfets de région aux or­
dres du ministre – qui pourront
renvoyer les directeurs d’établis­
sement à leur guise et sans justifi­
cation. Pour l’initiative « Ecole li­
bre », qui a mobilisé plusieurs di­
zaines d’organisations contre le
projet de loi, le texte vise à créer
« une école partisane » et à « limi­
ter la liberté d’expression » des en­
seignants comme des élèves.
Parmi les principaux sujets de
préoccupation : la suppression
programmée de certains ensei­
gnements parascolaires, dispen­
sés jusque­là par des ONG sur
décisions concertées des parents
d’élèves et des directeurs d’éta­
blissement. C’est, par exemple, le
cas des ateliers antidiscrimina­
tion et de tolérance, censés sensi­
biliser les enfants à la question
des minorités ethniques ou
sexuelles, ou encore les cours
d’éducation sexuelle. Le ministre
ainsi que ses proches collabora­
teurs considèrent ces initiatives
comme des « attaques des idéolo­
gies gauchistes » sur la jeunesse.
« Priver les élèves de la possibilité
d’ateliers d’ouverture à l’altérité est
« L’histoire
récente de notre
pays était mal
enseignée pour
qu’il soit possible
de manipuler
la jeunesse »
PRZEMYSLAW CZARNEK
ministre de l’éducation
« Priver les élèves
de la possibilité
d’ateliers
d’ouverture
à l’altérité est
profondément
irresponsable »
IGA KAZIMIERCZYK
pédagogue et membre
de l’initiative « Ecole libre »
profondément irresponsable si on
prend en compte les statistiques
inquiétantes relatives au mal­être
des enfants et aux tentatives de
suicide parmi les jeunes en Polo­
gne, déplore Iga Kazimierczyk, pé­
dagogue et membre de l’initiative
« Ecole libre ». Le surintendant
aura également le droit de censure
sur d’autres activités parascolaires
qui constituent des bases du sys­
tème éducatif polonais : éducation
au climat, aux médias, à l’écono­
mie, à certaines formes d’éduca­
tion civiques, qui sont sous traitées
par l’école à des organisations
compétentes. »
Une matière qui inquiète
La disparition programmée de
l’éducation civique, au profit
d’une nouvelle matière, « histoire
et temps présent », suscite égale­
ment les plus vives inquiétudes
des pédagogues. « Nous sommes
prêts à récupérer plusieurs généra­
tions de jeunes Polonais incons­
cients, déclarait le ministre Czar­
nek lors de l’annonce de son ini­
tiative, en octobre 2021. L’histoire
récente de notre pays était mal en­
seignée pour qu’il soit possible de
manipuler la jeunesse. » Ce nou­
veau programme scolaire a été vi­
lipendé par l’Académie polonaise
des sciences et la Société histori­
que polonaise, qui lui reprochent,
notamment, une « vision unilaté­
rale de l’histoire » provoquant des
risques « d’idéologisation, voire
endoctrinement ».
« Cette nouvelle matière est un
concentré de toutes les obsessions
historiques et idéologiques de la
droite dure polonaise et des thé­
matiques partisanes chères au
PiS, estime Adam Leszczynski,
historien et sociologue à Ecole de
sciences sociales et humaines de
Varsovie. Le PiS sait qu’il perd la
jeunesse polonaise, ce que toutes
les études démontrent, et vou­
drait la récupérer à tout prix. »
Au programme de la nouvelle
matière, notamment : la distinc­
tion entre « écologie » et « écolo­
gisme », « la séparation de l’Eglise
et de l’Etat comme une concep­
tion communiste », « l’expansion
idéologique du “politiquement
correct” en Occident », ou encore
le développement de la théorie
du complot du « nouvel ordre
mondial ».
L’histoire récente du pays
est réécrite selon la version biai­
sée et complotiste promue par
le PiS : la « trahison nationale »
qu’auraient constitués les ac­
cords de la table ronde (qui ont
permis en 1989 une sortie pacifi­
que du communisme) ou encore
« le postcommunisme » des an­
nées 1990 et 2000, soit une criti­
que radicale de la transformation
démocratique post­1989 et des
élites qui l’ont mise en œuvre.
Tous ces changements laissent
présager de fortes controverses
lors de la réforme, prévue au
printemps, de l’enseignement
supérieur et de l’Académie polo­
naise des sciences. 
jakub iwaniuk

4 | international
Un an de dérive au 10 Downing Street
Les révélations sur les soirées arrosées pendant la pandémie soulignent la désinvolture de Boris Johnson
londres ­ correspondante
Q
ue s’est­il passé der­
rière les grilles de
Downing Street, la
rue la plus célèbre du
Royaume­Uni, entre
mai 2020 et avril 2021 ? Combien
de « booze parties » (« soirées al­
coolisées »), de fêtes de Noël et de
pots de départ y ont eu lieu quand
les Britanniques devaient se plier
aux contraintes sanitaires impo­
sées par le gouvernement John­
son, renoncer à leurs réunions
familiales, sans pouvoir assister
aux derniers instants de leurs
proches ou même à leurs funé­
railles ? Les révélations qui s’en­
chaînent, sans être, pour l’essen­
tiel, démenties par Boris Johnson
et son entourage, dressent le ta­
bleau d’une « bulle » qui dictait les
règles pour le reste du pays, mais
ne les respectait qu’en pointillé.
Le tabloïd, proche des travaillis­
tes, Daily Mirror, à l’origine d’une
grande partie des révélations, a
compté « au moins quinze fêtes »
depuis le début de la pandémie,
surtout à Downing Street mais
aussi à Whitehall (les bâtiments
ministériels attenants). Boris Jo­
hnson, dont au moins deux dou­
zaines de députés conservateurs
réclament le départ – « Au nom de
Dieu, partez ! », lui a lancé un baron
du parti, David Davies, mercredi
19 janvier –, est accusé d’avoir as­
sisté « au moins à quatre événe­
ments ». Le seul auquel il a admis
sa présence est celui du
20 mai 2020. Il s’agissait d’une
« BYOB » (« Bring your own bottle »,
« amenez votre propre bouteille »).
Les invitations avaient été en­
voyées par son directeur de cabi­
net, Martin Reynolds.
Dans son courriel, publié par la
chaîne ITV le 10 janvier, M. Rey­
nolds proposait aux convives de
« profiter du beau temps et de par­
tager un verre de manière sociale­
ment distancée dans les jardins de
Downing Street ». Selon des sour­
ces anonymes, citées par les mé­
dias britanniques, une quaran­
taine de personnes y ont participé,
dont M. Johnson et sa fiancée Car­
rie – devenue sa femme en 2021.
Soirées de Noël et pots de départ
Une heure avant cette « BYOB
party », le ministre de la culture,
Oliver Dowden, expliquait, depuis
le 9 Downing Street (où se tient la
salle de presse), que les Britanni­
ques n’avaient pas le droit de se re­
trouver à plus de deux en exté­
rieur. Boris Johnson s’est excusé le
12 janvier à la Chambre des com­
munes : « Quand je suis allé dans le
jardin, juste après 18 heures, pour
remercier les équipes avant de re­
tourner travailler à mon bureau
vingt­cinq minutes plus tard, je
pensais implicitement qu’il s’agis­
sait d’un événement de travail. »
« Personne ne m’a dit que c’était
contraire aux règles », a­t­il ajouté
Une attaque djihadiste vise une Française au Maroc
Le Parquet national antiterroriste français a ouvert une enquête, mercredi, après la mort d’une femme de 79 ans, poignardée à Tiznit
P our la deuxième fois en
moins de trois semaines,
des ressortissants français
ont été visés à l’étranger par des
attaques terroristes islamistes. La
menace djihadiste reste élevée
tant à l’intérieur que hors des
frontières de l’Hexagone pour un
pays identifié, notamment par Al­
Qaida, comme le bastion de l’im­
piété et le plus grand défenseur
des caricatures de Mahomet.
La dernière attaque en date re­
monte au samedi 15 janvier, à Tiz­
nit, dans le sud du Maroc. Un
homme a poignardé à mort une
Française de 79 ans sur le marché
de la ville. L’identité de cette
Une pancarte « Personne ne m’a rien dit », brandie devant le palais de Westminster, à Londres, le 19 janvier. JUSTIN TALLIS/AFP
sur Sky News le 18 janvier. Dans un
post de blog publié la veille, Domi­
nic Cummings, son ex­conseiller
spécial devenu son pire ennemi,
assure que le dirigeant « a menti
devant le Parlement » (ce qui
constituerait une violation du
code ministériel et l’obligerait à
démissionner). M. Johnson aurait
été mis au courant, en amont, que
la fête violait les règles du confine­
ment, affirme M. Cummings.
Dans ces jardins de 2 000 mètres
carrés cachés du public du côté du
parc Saint­James par un haut mur
d’enceinte, un « apéro » a aussi eu
lieu le 15 mai 2020, alors que 421
décès dus au Covid­19 étaient
comptabilisés ce jour­là. Le Guar­
dian a publié une photographie
sur laquelle on voit le premier mi­
nistre en terrasse avec sa femme
et des collègues, partageant des
verres de vin, quand d’autres dis­
cutent dans la verdure. Il ne s’agis­
sait pas d’une fête, mais de « gens
au travail, en train de parler du
travail », a précisé M. Johnson.
Au moins deux
douzaines
de députés
conservateurs
réclament
le départ de
Boris Johnson
femme n’est pas connue. Elle rési­
dait dans un camping de la région.
Etait­elle une retraitée installée à
demeure dans ce pays, comme il
y en a des dizaines de milliers ?
Ou plutôt une « migrante saison­
nière », comme il en existe aussi
beaucoup dans les campings de la
côte, au sud d’Agadir ? La plage la
plus prisée est celle d’Aglou, où
sont installées plusieurs dizaines
de camping­cars d’Européens, en­
tre décembre et d’avril. Au­delà de
six mois, il faut un permis de rési­
dence pour prolonger son séjour.
D’après les informations révé­
lées par la police marocaine, la
même personne aurait poi­
Puis, entre novembre et décem­
bre 2020, une série impression­
nante de fêtes et de pots se sont te­
nus – cette fois en intérieur, alors
que la pandémie repartait de plus
belle et que la « règle des six » s’ap­
pliquait à Londres (pas plus de six
personnes réunies en intérieur ou
en extérieur). Le 13 novembre,
Boris Johnson, sa femme et des
collaborateurs auraient fêté le dé­
part – forcé – de Dominic Cum­
mings dans les appartements pri­
vés de Boris Johnson du 11 Dow­
ning Street (un bâtiment géorgien
abritant un logement de fonction
plus spacieux qu’au numéro 10).
Selon des sources anonymes ci­
tées par le Daily Mirror, des équi­
pes ont entendu de la musique
sortir des fenêtres jusque tard
dans la nuit. « Cela n’a pas de
sens », a réagi un porte­parole du
premier ministre. Ce même jour,
s’est tenu un autre pot de départ
pour Lee Cain, directeur de la
communication de M. Johnson,
au cours duquel le dirigeant a pro­
noncé un discours « décousu ».
Le 25 novembre 2020, deux dou­
zaines de collaborateurs du chan­
celier de l’Echiquier, Rishi Sunak,
ont célébré la « spending review »
(« contrôle des dépenses publi­
ques »), rendue publique peu
avant. M. Sunak n’était pas pré­
sent et n’aurait pas été mis au cou­
rant, rapporte la presse. Deux
jours plus tard, de 40 à 50 person­
nes, selon le Daily Mirror, ont fêté
le départ d’une collaboratrice de
gnardé, sans la tuer, une autre
femme, belge, le même jour, à
Agadir, à 70 kilomètres au nord de
Tiznit. Hors de danger, cette der­
nière a été hospitalisée dans la
station balnéaire. Le suspect,
un Marocain de 31 ans, a été arrêté
le soir même à Agadir.
Très vite, l’enquête s’est orientée
vers la piste terroriste et, lundi
soir, le parquet marocain indi­
quait avoir confié l’enquête à la po­
lice antiterroriste du royaume. Le
bureau central d’investigations ju­
diciaires « a été chargé de l’enquête
dans cette affaire sous la supervi­
sion du procureur du roi près la
cour d’appel de Rabat, en raison de
M. Cummings, Cleo Watson, au
numéro 10. Boris Johnson aurait
dit quelques mots – son porte­pa­
role a refusé de commenter. Le
10 décembre, une vingtaine de
collaborateurs du ministère de
l’éducation ont partagé des ver­
res, puis le 14, au siège du Parti
conservateur, à deux pas de l’ab­
baye de Westminster, on a dévoré
des petits fours en pulls de Noël.
Le Daily Mirror a publié une pho­
tographie des convives – Shaun
Bailey, l’ex­candidat à la mairie de
Londres, qui invitait, a immédia­
tement présenté des excuses.
Le 15 décembre, Boris Johnson a
participé à un quiz de Noël. Le len­
demain, le ministre des transports
a lui aussi tenu sa petite fête. Le 17,
c’était le pot de départ de Kate Jose­
phs, la chef de la task force Covid
de Downing Street, l’équipe char­
gée d’élaborer les règles sanitaires
– elle a reconnu les faits et s’est ex­
cusée. Le 18, il y a eu un « Secret
Santa » (« Père Noël secret ») et
beaucoup de vin rouge au 10 Dow­
ning Street, jusqu’à 2 heures du
matin, selon le Daily Mirror, mais
Boris Johnson n’était pas présent.
La « party » peut­être la plus cho­
quante reste celle du 16 avril 2021,
révélée par le Daily Telegraph. Jus­
qu’au milieu de la nuit, des équi­
pes ont bu et dansé au rez­de­
chaussée du 10 Downing Street,
alors que l’Union Jack avait été mis
en berne sur le toit en hommage
au prince Philip, décédé le 9 avril.
L’image de la reine Elisabeth, à
suspicions sur un mobile terroriste
du crime », a précisé une source ju­
diciaire marocaine à l’Agence
France­presse. Selon la police ma­
rocaine, le suspect a effectué un
séjour en psychiatrie « du 25 sep­
tembre au 25 octobre 2021 ».
Explosion lors du Paris-Dakar
L’annonce de l’ouverture d’une
enquête pour « assassinat en rela­
tion avec une entreprise terro­
riste » par le Parquet national anti­
terroriste, à Paris, mercredi 19 jan­
vier au soir, confirme les soup­
çons sur le caractère djihadiste de
l’attaque. La dernière attaque ter­
roriste contre des touristes au Ma­
près de 95 ans, seule, règles de dis­
tanciation sociale oblige, face au
cercueil de son mari dans la cha­
pelle Saint­Georges de Windsor, le
17 avril, a fait le tour du monde.
Pourtant, à Downing Street, la mu­
sique a résonné tard – M. Johnson
était alors à sa résidence de week­
end de Chequers. Il a présenté des
excuses à Buckingham Palace.
Une enquête en cours
Enfin, il y a eu ces « friday booze »,
ces rendez­vous alcoolisés organi­
sés tous les vendredis soir par les
conseillers du premier ministre,
des jeunes gens brillants sortis des
meilleures universités du pays.
Avec l’assentiment du dirigeant,
qui les encourageait à « se défou­
ler » et y passait souvent une tête,
assurent des sources au Daily Mir­
ror. Les bouteilles d’alcool, ache­
tées au supermarché Tesco en face
du palais de Westminster, étaient
ramenées dans une valise à roulet­
tes. Une cave à vin a même été
achetée pour conserver les bou­
teilles au 10 Downing Street.
« Certains vendredis, à la fin
d’une dure semaine, c’est arrivé que
des conseillers partagent un verre,
ce n’est pas anormal dans des bu­
reaux. Mais ce n’était vraiment pas
systématique. Et surtout, les événe­
ments [des derniers mois] allaient
contre les règles sanitaires qu’ils
ont eux­mêmes établies », insiste
Gavin Barwell, qui fut chef de cabi­
net de Theresa May de 2017 jus­
qu’à l’arrivée de Boris Johnson, en
roc remonte à la fin 2018 : deux
Scandinaves avaient été enlevées
et décapitées au nom de l’organi­
sation Etat Islamique, dans les
montagnes du Haut­Atlas, dans le
sud du pays. Les trois auteurs
avaient été condamnés à mort,
lors d’un procès très médiatisé.
L’enquête ne devrait pas poser
de problème, étant donné les liens
étroits entre la DGSI et son homo­
logue marocaine, la direction gé­
nérale de la surveillance du terri­
toire, dans le domaine de la coo­
pération antiterroriste.
C’est loin d’être le cas de la
deuxième attaque terroriste ayant
visé des Français : l’explosion, le
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
« Travailler dans
des conditions
exceptionnelles
n’est pas une
excuse pour
ne pas respecter
les règles »
GAVIN BARWELL
ancien chef de cabinet
de Theresa May
juillet 2019. Et de trancher : quand
Theresa May était première mi­
nistre, « il y avait une fête l’été et
une autre pour Noël. En dehors de
cela, les gens travaillaient ».
« Quand le pays est entré en
confinement, [si j’avais été là],
j’aurais fait passer le message à
toutes les équipes, leur rappelant
de ne jamais transgresser les règles
que nous définissions pour tous les
citoyens, explique­t­il au Monde.
Je comprends qu’ils aient travaillé
dans des conditions exceptionnel­
les, mais ce n’est pas une excuse
pour ne pas respecter les règles.
Dans une organisation, la culture
est insufflée d’en haut. »
« Une chose que vous apprenez
très vite quand vous travaillez
pour le premier ministre, c’est que
c’est lui qui donne le ton. Quand
vous ne répondez pas à ses atten­
tes, vous le savez tout de suite », af­
firme de son côté John McTernan,
conseiller politique de Tony Blair
entre 2005 et 2007. Lui aussi est
un bon connaisseur des entrailles
de l’exécutif britannique : « Dans
ces bâtiments géorgiens, aux piè­
ces étroites, on travaille les uns sur
les autres, c’est impossible d’y or­
ganiser une fête sans que personne
le sache. Et, quand on voulait boire
un verre entre collègues, on allait
au pub. » Les jardins ? « Du temps
de Tony Blair, on considérait qu’ils
étaient pour l’usage du premier
ministre, il y avait une balançoire
et un toboggan pour Leo, son plus
jeune enfant. » Quant aux récep­
tions, « les occasions étaient extrê­
mement limitées, précise McTer­
nan. Nous étions convoqués par le
premier ministre pour une photo­
graphie de famille, ou la réception
estivale et c’est à peu près tout ».
C’est à Sue Gray, chef adjointe du
Cabinet Office, que Boris Johnson
a confié la tâche d’enquêter. De
son rapport – imminent, selon le
premier ministre – dépend son
destin : de nombreux députés
conservateurs ont dit qu’ils appel­
leraient à son départ s’il confirme
le tableau peu reluisant brossé par
les médias. « Je connais très bien
Sue Gray, c’est une personne d’une
grande intégrité, note Gavin
Barwell. Je suis sûr qu’elle établira
les faits, mais elle ne peut pas être
indépendante, puisqu’elle rend
compte au premier ministre. » 
cécile ducourtieux
30 décembre 2021, à bord d’un vé­
hicule d’assistance de l’équipe So­
dicars participant au rallye Paris­
Dakar, deux jours avant son dé­
part de Djedda, en Arabie saou­
dite. Le conducteur, Philippe
Boutron, 61 ans, grièvement blessé
à la jambe, a été opéré sur place,
avant d’être rapatrié en France.
L’enquête s’annonce très épi­
neuse. Selon Franceinfo, aucun
enquêteur français n’a encore pu
se rendre en Arabie saoudite. Des
négociations diplomatiques et ju­
diciaires « très difficiles » sont en
cours entre Paris et Riyad, précise
une source proche du dossier. 
christophe ayad
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Des camions de l’armée suédoise à Visby, sur l’île de Gotland, en mer Baltique, le 18 janvier. JULIETTE ROBERT/YOUPRESS-HAYTHAM POUR « LE MONDE »
L’armée suédoise envoie
des renforts sur l’île de Gotland
Dans un contexte de tensions avec la Russie, le pays scandinave s’est
livré à une démonstration de force, en plein cœur de la mer Baltique
visby (suède) ­ envoyée spéciale
D
epuis près d’une se­
maine, les images
sont diffusées en bou­
cle sur les chaînes de
télévision suédoises et tous les
journaux en ont fait leur « une ».
On y voit des chars, circulant sur
les routes de l’île de Gotland, au
sud­est de la Suède, pendant que
des soldats armés patrouillent
sur le port de la ville de Visby, où
débarquent les renforts.
Selon les médias locaux, une
centaine de soldats seraient arri­
vés, entre le 14 et le 15 janvier, en
ferry et en avion, pour compléter
le régiment de 350 militaires déjà
stationné sur l’île, située en pleine
mer Baltique, à quelques centai­
nes de kilomètres de la Lettonie.
Ces chiffres n’ont pas été officiel­
lement confirmés. « Il y a beau­
coup d’incertitudes, car nous
n’avons vu que ce que l’armée a
bien voulu nous montrer », com­
mente Pär Ullrich, chef de l’infor­
mation au journal Helagotland,
dont la rédaction se trouve juste
en face du terminal des ferries.
Quelques jours plus tôt, le 12 jan­
vier, l’armée suédoise avait an­
noncé qu’elle allait accentuer sa
présence sur l’île de 60 000 habi­
tants, grande comme un tiers de
la Corse, alors que la Russie avait
déployé trois navires de débar­
quement en mer Baltique, en plus
des trois qui s’y trouvent habituel­
lement. Finalement, les bateaux
sont repartis mardi 18 janvier
– avant de jeter l’ancre dans le
détroit du Kattegat, entre la Suède
et le Danemark, probablement en
raison du mauvais temps.
« Celui qui
se trouve ici
peut contrôler
les allées et
venues, en mer
ou dans les airs »
MATTIAS ARDIN
commandant
des forces de Gotland
Sur l’île de Gotland, l’armée s’est
faite discrète après l’arrivée des
renforts. Mardi matin, aucun sol­
dat ne patrouillait plus dans les
rues de Visby et les chars avaient
disparu. Seul le bruit de deux héli­
coptères, survolant le port en ra­
se­mottes, en début de matinée,
venait rappeler les événements
du week­end.
« Une redistribution des forces »
De passage sur l’île avant la visite
du ministre de la défense, mer­
credi, le chef de l’armée de terre,
Karl Engelbrektson, a précisé au
Monde que le renforcement des
troupes à Gotland n’était pas une
réponse à « une menace directe »,
mais « faisait partie d’une redistri­
bution des forces » dans le cadre
d’« un environnement internatio­
nal marqué par la rhétorique des
grandes puissances et leurs capaci­
tés renforcées dans le voisinage ».
Un peu plus tôt dans l’après­
midi, Mattias Ardin, commandant
des forces de Gotland, a improvisé
un point presse pour les journalis­
tes, arrivés en nombre de Stoc­
kholm et des capitales voisines.
Sur le parking de l’ancienne ca­
serne, il a rappelé l’importance
géostratégique de l’île : « Si vous
prenez une carte de la Baltique,
nous sommes au milieu. Celui qui
se trouve ici peut contrôler les allées
et venues, en mer ou dans les airs. »
Pour cette opération de com­
munication, Mattias Ardin est
venu accompagné d’une dizaine
de soldats, autorisés à témoigner.
Parmi eux : Alyaka Wild, 20 ans,
un Franco­Suédois né à Bordeaux,
qui s’est engagé dans l’armée
après son service militaire. Ratta­
ché au régiment de Skövde, dans
le sud de la Suède, le jeune
homme est arrivé en ferry ce
week­end, au volant de son ca­
mion. Comme ses camarades, il
reste serein. L’éventualité d’une
guerre lui paraît « très lointaine ».
Chercheur à l’Ecole supérieure
de la défense nationale, Tomas
Ries partage son avis. Alors, pour­
quoi cette démonstration de force
à Gotland ? « D’une part, c’est un
endroit exposé et la Suède en a
conscience. D’autre part, Stoc­
kholm envoie un signal à Moscou
Les habitants de
l’île n’ont jamais
oublié la menace
qu’a toujours
représentée
le voisin russe
et montre sa détermination à dé­
fendre son territoire. » S’il ne croit
pas au scénario d’une attaque
« dans les circonstances actuel­
les », Tomas Ries estime qu’« en
cas de confrontation dans la Balti­
que, la Russie pourrait vouloir ren­
forcer sa défense aérienne, ce qui
ferait de Gotland, mais aussi des
îles voisines de Bornholm ou
Aland, des cibles ».
Dans les rues de Visby, l’arrivée
des renforts est plutôt bien ac­
cueillie. « Je suis tellement âgé que
je n’ai plus peur de ce genre de cho­
ses, sourit Lars Widange, 72 ans,
retraité du secteur de l’alimenta­
tion. Mais c’est bien que les sol­
dats soient là et que la Suède mon­
tre qu’elle est prête à défendre le
Gotland. Je ne pense pas que les
Russes aient l’intention d’atta­
quer, mais si c’était le cas, ils sa­
vent désormais qu’il leur faudra
mobiliser des ressources. »
Accompagnée de son fils dans
une poussette, Elin, 32 ans, est du
même avis. Si elle non plus ne croit
pas à une offensive russe, la pré­
sence de l’armée sur l’île la rassure.
« Je trouve que c’est bien que les sol­
dats se montrent », dit­elle. Bengt
Wiman, 64 ans, est d’accord, mais
ne peut s’empêcher de voir dans
ces manœuvres un « jeu entre la
Russie et l’OTAN », dans lequel « les
responsabilités sont partagées ».
Plus que tout, le sexagénaire re­
grette le départ de l’armée de Got­
land, en 2007. La guerre froide
était terminée, l’URSS avait im­
plosé et les Baltes avaient regagné
leur indépendance. « C’était une
autre époque, dans un autre
monde », résume Mattias Ardin.
Convaincu que la paix dans la ré­
gion serait durable, Stockholm
avait alors décidé de renoncer à
sa défense territoriale au profit
d’une armée professionnelle,
tournée vers les opérations à
l’étranger. Le service militaire
avait été suspendu et l’armée
avait quitté Visby.
« A l’époque, tout le monde sur
l’île pensait que c’était une erreur »,
affirme la présidente conserva­
trice de la région, Inger Harlevi.
L’annexion de la Crimée par la
Russie, en 2014, a mis un terme à
l’optimisme. En 2017, la Suède a
fait un virage à 180 degrés. En plus
d’augmenter massivement les
budgets de la défense et de réta­
blir la conscription, le gouverne­
ment, dirigé par les sociaux­dé­
mocrates, a décidé de réinstaller
un régiment à Gotland.
Appel au calme
Les habitants de l’île, eux, n’ont ja­
mais oublié ce que l’histoire leur
a enseigné et la menace qu’a tou­
jours représentée le voisin russe,
assure Inger Harlevi. Elle men­
tionne l’arrivée de plus de
10 000 réfugiés estoniens, fuyant
l’invasion soviétique en 1944.
Celle aussi, vingt ans plus tôt, de
dizaines d’habitants de Gammal­
svenskby – le « vieux village sué­
dois », qui a été fondé en 1781 dans
le sud de l’Ukraine par des Sué­
dois d’Estonie –, en butte aux ré­
volutionnaires russes. « Encore
aujourd’hui, leurs descendants
sont très actifs sur l’île et nous
sommes jumelés avec Zmiyivka
[anciennement Gammalsvens­
kby], alors, évidemment, nous sui­
vons ce qui se passe en Ukraine »,
explique Mme Harlevi.
Dans le hall de sa résidence offi­
cielle, sur le port de Visby, le gou­
verneur de Gotland, Anders Flan­
king, pin’s aux couleurs de la
Suède sur le revers de sa veste et
cravate assortie, appelle au calme :
« Nous devons être réalistes et ne
pas être naïfs sur la situation, mais
il ne faut pas non plus s’inquiéter
plus que nécessaire. » Le week­end
dernier, l’association de protec­
tion des droits des enfants Bris a
dû donner des conseils pour ré­
pondre aux inquiétudes des jeu­
nes Suédois, dont certains étaient
convaincus de l’imminence d’une
guerre, annoncée dans des vidéos
sur l’application TikTok. 
anne­françoise hivert
international | 5
La Tunisie en proie
à la crispation sécuritaire
croissante du pouvoir
Un manifestant est mort à Tunis, à la suite
d’un rassemblement réprimé par la police
tunis ­ correspondance encore exprimé mercredi sur la
mort du militant. Mais il a insisté
R idha Bouziane, 57 ans, est
décédé à la suite d’une ma­
nifestation ayant regroupé
un millier d’opposants au chef de
l’Etat, Kaïs Saïed, vendredi 14 jan­
sur le fait que les manifestants
« avaient tenté délibérément de bri­
ser le cordon policier, de forcer les
barrières métalliques et de s’en
prendre aux forces de sécurité ».
vier, au cœur de Tunis. La victime Le Syndicat national des journa­
aurait « succombé à une hémorra­ listes tunisiens (SNJT) a recensé,
gie cérébrale aiguë entraînée par à l’issue de cette journée de pro­
une violence sévère des agents de testation, une vingtaine d’agres­
sécurité, alors qu’il prenait part sions ciblant des journalistes –
aux célébrations du 14 janvier », se­ quatre d’entre eux ont par
lon un communiqué publié par le ailleurs été arrêtés. Le syndicat
parti islamo­conservateur Enna­ s’émeut d’un « pas en arrière vers
hda, dont M. Bouziane était mem­ d’avantage de restrictions de liber­
bre, mercredi 19 janvier. Les mani­ tés, en particulier la liberté de la
festants avaient tenu à célébrer le presse et la liberté d’expression ».
onzième anniversaire de la chute,
en 2011, de l’ex­dictateur Zine El­ « Période charnière »
Abidine Ben Ali. Interdits par le Le correspondant à Tunis du quo­
ministère de l’intérieur, officielle­ tidien Libération, Mathieu Galtier,
ment pour des raisons sanitaires, a été roué de coups par des poli­
les rassemblements avaient été ciers alors qu’il filmait avec son té­
dispersés à l’issue d’échauffourées léphone une arrestation musclée.
violentes avec une police recou­ « Ils ont commencé à me frapper
rant à des canons à eau. dans tous les sens, a­t­il témoigné
Les causes du décès de M. Bou­ dans Libération. J’étais par terre,
ziane avancées par Ennahda n’ont
pas encore été confirmées par une
enquête médico­légale. Ce mili­
tant de la ville portuaire de Sousse
recroquevillé en position fœtale,
je criais que j’étais journaliste. »
Reporters sans frontières (RSF)
partage la préoccupation du SNJT
avait répondu à l’appel d’Ennahda, sur une régression de la liberté
organisateur avec le collectif Ci­ d’expression. Dans un rapport
toyens contre le coup d’Etat, un publié mercredi sous le titre
mouvement de figures politiques « Journalisme en Tunisie, l’heure
et intellectuelles, de la manifesta­ de vérité », l’ONG souligne « la fra­
tion du 14 janvier. Une date anni­ gilité inquiétante » de l’un des
versaire « spoliée », selon leurs seuls acquis de la révolution. Se­
mots, par le président Kaïs Saïed. lon le directeur du bureau d’Afri­
Le chef de l’Etat avait en effet dé­ que du Nord de RSF, Souhaieb
cidé de changer le jour férié de l’an­ Khayati, la Tunisie se trouve
niversaire de la révolution tuni­ « dans une période charnière où
sienne, le déplaçant au 17 décem­ tout peut encore changer ». « L’en­
bre, date de l’immolation par le feu gagement de Kaïs Saïed pour la li­
du vendeur ambulant Mohamed berté d’expression nous laisse jus­
Bouazizi à Sidi Bouzid et du début qu’à ce jour dubitatif », ajoute­t­il.
des manifestations populaires. Après son coup de force du
M. Saïed fait face à une opposi­ 25 juillet, le président de la Répu­
tion politique tenace depuis qu’il blique avait assuré que « les liber­
s’est octroyé les pleins pouvoirs le tés et les droits de l’homme se­
25 juillet et qu’il a prolongé l’état raient respectés ». Mais M. Saïed
d’exception, une reprise en main n’a pas réagi aux violences de
comportant notamment le « gel » vendredi. Il a en revanche an­
du Parlement. Au front formé par noncé qu’il serait « intransigeant
Ennahda et le collectif contre le avec ceux qui cherchent à nuire à
coup d’Etat se sont joints, ven­ l’Etat ou à instrumentaliser ses ap­
dredi, des partis de gauche et cen­ pareils à des fins personnelles ».
tristes. Le climat tendu et violent Mardi, l’état d’urgence en vi­
dans lequel s’est déroulée cette gueur en Tunisie a été prolongé
manifestation témoigne de la d’un mois. Le parti Ennahda, qui a
crispation sécuritaire croissante appelé au limogeage du ministre
des autorités, selon les opposants de l’intérieur, a affirmé tenir Kaïs
au président, mais aussi les défen­ Saïed « entièrement responsable
seurs des droits humains. du meurtre de Ridha Bouziane, en
Selon la justice tunisienne, une raison de la politique qu’il mène
première enquête ne « montrait depuis les mesures du 25 juillet ». 
pas de signes de violences » sur lilia blaise
Ridha Bouziane. Une autopsie de­
vrait être menée et le tribunal de
Tunis a ouvert une enquête. Le mi­
nistère de l’intérieur ne s’était pas Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
CULTURES
MONDE.
du lundi
au vendredi
11H – 12H
Florian
Delorme
© Radio France/Ch. Abramowitz
L’esprit
En partenariat avec
d’ouver-
ture.

6 | international
Au Nigeria
le difficile
retour à la vie
de Maiduguri
Insécurité, crise économique : la
ville de l’Etat de Borno, où est né
Boko Haram, reste vulnérable
Gao
REPORTAGE
maiduguri (nigeria) ­
envoyée spéciale
A Maiduguri
Maiduguri, au Nigeria,
les avenues du centre­
ville sont bordées d’ar­
bres luxuriants et de
lampadaires ouvragés. En fin
d’après­midi, des tournois de
football sont organisés sur l’espla­
nade de l’imposante Mosquée
centrale, inaugurée en 2019.
Quant au tout nouveau viaduc ur­
bain, orné de fresques aux cou­
leurs vives, il est devenu un lieu de
promenade prisé par les badauds.
Le passage d’un pick­up de l’ar­
mée surmonté d’une mitrailleuse
ramène pourtant bien vite à la
réalité : celle d’une ville encerclée
par des tranchées et surveillée
nuit et jour par les militaires.
Maiduguri, la capitale de l’Etat
du Borno, a vu naître Boko Haram.
Depuis plus d’une décennie, la ré­
gion vit dans l’ombre de la secte is­
lamiste et sous la menace de ses
exactions. Une réalité que les gou­
verneurs successifs de l’Etat ten­
tent de faire oublier à coups de
grands « projets de développe­
ment », qui se chiffrent à plusieurs
milliards de nairas, la monnaie ni­
gériane. Elu en 2019, Babagana Zu­
lum marche dans les pas de son
prédécesseur, Kashim Shettima,
en défendant « une vision de ce
que pourrait être le Borno dans
vingt ans. Un Borno qui renouerait
avec sa longue histoire, pour rede­
venir “the home of peace”, “la de­
meure de la paix”, qui est la devise
officielle de l’Etat fédéré », explique
Vincent Hiribarren, directeur de
l’Institut français de recherche en
Afrique, situé à Ibadan (sud­ouest
du Nigeria), et spécialiste de l’his­
toire de la région.
Malgré les efforts des dirigeants
locaux pour faire de Maiduguri
« la vitrine du Borno », la paix et la
sécurité y sont des notions relati­
ves. Des incidents sécuritaires
rappellent régulièrement la vul­
nérabilité de la capitale régionale.
Le 23 décembre 2021, plusieurs
Quatre soldats français blessés par un engin explosif au Burkina Faso
L’attaque intervient dans un contexte de renforcement de la coopération entre les deux pays pour lutter contre les djihadistes
ouagadougou ­ correspondance
I l s’agit de la première attaque
du genre au Burkina Faso.
Mardi 18 janvier, quatre sol­
dats français ont été blessés, dont
un grièvement, dans l’explosion
d’un engin explosif improvisé
(IED) à la sortie de l’aérodrome de
Ouahigouya, dans le nord du Bur­
kina Faso, près de la frontière ma­
lienne. « Le véhicule tout­terrain a
explosé sur un IED », a indiqué
l’état­major des armées à l’AFP,
précisant que le groupe était « en
mission de reconnaissance ».
Selon nos informations, les sol­
dats étaient venus vérifier « l’état
d’un dépôt logistique » apparte­
nant à l’armée française, à la suite
d’une attaque terroriste contre
l’aérodrome le 13 janvier. Plusieurs
bâtiments avaient été saccagés à la
NIGER
TCHAD
ÉTAT
DE BORNO
Abuja
NIGERIA
Ibadan
CAMEROUN
Golfe de Guinée
500 km
explosions ont retenti dans la
ville, une heure à peine avant l’ar­
rivée du président nigérian, Mu­
hammadu Buhari, en visite offi­
cielle. Des roquettes tirées par les
djihadistes ont touché deux quar­
tiers résidentiels. Quatre person­
nes – une femme et ses trois en­
fants – ont perdu la vie, huit
autres ont été blessées. Cette atta­
que visait vraisemblablement
l’aéroport de Maiduguri, qui sert
aussi de base à l’aviation nigé­
riane, au cœur de la stratégie mili­
taire contre Boko Haram.
Sabotage de tours électriques
La ville est presque totalement
coupée du réseau électrique na­
tional depuis un an. En jan­
vier 2021, les djihadistes du
groupe Etat islamique en Afrique
de l’Ouest (Iswap) − une faction is­
sue de la scission de Boko Haram
en 2016 − ont revendiqué le sabo­
tage de deux tours électriques à
une cinquantaine de kilomètres
de là. Deux mois de travail ont été
nécessaires pour réparer les in­
frastructures endommagées dans
cette zone très exposée. Enfin ré­
tabli, le courant a été de nouveau
interrompu trois jours plus tard,
après une nouvelle opération de
sabotage menée par l’Iswap.
« Bien sûr, notre vie quotidienne
a changé à cause de ça, lâche Sa­
lisu Ibrahim avec fatalisme. On ne
peut plus conserver de nourriture,
dynamite et un des conteneurs
français ouvert par les assaillants.
« Il ne renfermait que du ravitaille­
ment et de la logistique, rien de
sensible », assure une source fran­
çaise, sans préciser ce qui a été em­
porté par les djihadistes.
Selon une source proche du dos­
sier, deux blessés ont déjà été rapa­
triés en France, et les deux autres
devaient arriver à Paris mercredi
soir. Ces blessés sont les premiers
depuis la mort de deux membres
du commando Hubert, Cédric de
Pierrepont et Alain Bertoncello,
tués en mai 2019 dans le nord du
Burkina Faso, lors d’une opération
de libération de plusieurs otages,
dont deux Français, enlevés au Bé­
nin quelques jours plus tôt.
Officiellement, l’état­major des
armées a présenté les blessés
comme étant des membres
Des peintures ornent le nouveau pont routier construit à Maiduguri (Nigeria), le 17 janvier. BÉNÉDICTE KURZEN / NOOR POUR « LE MONDE »
puisque notre générateur n’est pas
assez puissant pour alimenter un
frigo », explique ce trentenaire
croisé dans une épicerie. Certains
se sont mis au solaire, mais
l’achat de panneaux photovoltaï­
ques et de batteries est bien trop
onéreux pour la majorité des ha­
bitants de Maiduguri.
« Sans électricité, pas de busi­
ness. Du coup, tout notre argent
passe dans le diesel et l’entretien de
nos générateurs », se désole Varun
Sivanandan, le gérant indien d’un
hôtel confortable. L’augmenta­
tion constante du prix du carbu­
rant a forcé l’établissement à re­
voir ses tarifs, qui ont bondi de
15 % à 20 % en un an.
Comme dans tout le pays, l’insé­
curité généralisée contribue à
nourrir une inflation galopante.
Sur le marché de Maiduguri, un
grand sac d’oignons rouges se né­
gocie désormais plus de 15 000
nairas (31,77 euros) alors qu’il en
coûtait à peine 5 000 il y a quel­
ques années. Le secteur agricole a
été très durement touché par
l’insurrection djihadiste, qui a
poussé des centaines de milliers
de paysans à déserter leurs terres
pour trouver refuge dans les
camps de déplacés surpeuplés
de la région.
Depuis quelques mois et la mort
du chef historique de Boko Ha­
ram, Abubakar Shekau − qui s’en
prenait violemment aux civils −,
« les attaques contre les agricul­
teurs sont moins nombreuses »,
observe Al­Hassan Cissé, chef du
bureau de l’Organisation des Na­
« d’une unité de “Barkhane” », dé­
ployée au Mali depuis 2014. Le Bur­
kina Faso héberge toutefois de­
puis longtemps la « Task Force Sa­
bre », une unité de forces spéciales
françaises basée dans la périphé­
rie de Ouagadougou, la capitale, et
qui intervient régulièrement en
appui des soldats de « Barkhane ».
Mais l’état­major ne communique
jamais sur leurs actions. Selon nos
informations, le dépôt logistique à
l’aérodrome de Ouahigouya était
utilisé par les deux forces.
L’attaque intervient dans un
contexte plus large de renforce­
ment de la coopération militaire
française avec l’armée burkina­
bée, jusqu’ici relativement faible,
contrairement, par exemple, au
Niger voisin. Le 13 décembre, quel­
que temps après le blocage, pen­
dant près d’une semaine, d’un
tions unies pour l’alimentation et
l’agriculture (FAO) à Maiduguri.
Sur le marché aux poissons, l’ac­
tivité a aussi repris timidement
après des années de disette. De­
puis peu, la circulation des pro­
duits de pêche est de nouveau
autorisée. « Boko Haram avait in­
filtré le secteur, vidé les villages, et
les pêcheurs n’avaient plus accès
au lac Tchad », rappelle Mu’azu
Issa, le secrétaire de l’Association
des producteurs et vendeurs de
poissons de l’Etat du Borno.
Aujourd’hui, selon lui, « les insur­
gés ne tuent plus comme avant »,
mais le quotidien reste périlleux
pour les pêcheurs, coincés entre
les zones contrôlées par l’armée
nigériane et celles soumises aux
taxes de l’Iswap.
Travail titanesque
Pour encourager un retour à la
normale, Babagana Zulum a aussi
ordonné la fermeture de tous les
camps de déplacés à Maiduguri. Il
s’agit de pousser les civils à re­
prendre le chemin de leurs
champs et ainsi de relancer l’éco­
nomie. Une décision controver­
sée qui, selon les ONG, pourrait
mettre en danger une population
vulnérable, déjà menacée par l’in­
sécurité alimentaire et écartelée
depuis des années entre la vio­
lence des islamistes et les abus de
l’armée nigériane.
Une fois sortis des camps, de
nombreux déplacés préfèrent
rester à Maiduguri, où ils vivotent
tant bien que mal. Comme Ma­
riam, qui survit dans une tente
convoi logistique de « Barkhane »
par des manifestants opposés à la
présence française au Sahel, le pré­
sident Roch Marc Christian Ka­
boré et l’ambassadeur de France
au Burkina Faso avaient discuté de
ce nouveau cadre destiné à assu­
rer « plus d’efficacité de la réponse
militaire face au terrorisme ».
Colère populaire
Depuis six ans, les militaires bur­
kinabés peinent à enrayer les at­
taques djihadistes, qui ont fait
plus de 2 000 morts dans le pays
et forcé plus de 1,5 million de per­
sonnes à fuir leur foyer. « L’idée
est d’aider les forces nationales à
préparer et à monter les opéra­
tions, notamment en matière de
renseignement, de planification,
et en fournissant un appui aé­
rien », confie une source française
« Je n’ai nulle
part où aller,
toute ma famille
est morte »
MARIAM
victime de Boko Haram,
puis de l’armée nigériane
misérable, installée sur le terrain
d’une lointaine cousine. Son his­
toire commence lorsque son vil­
lage situé près de Gwoza, à 130 ki­
lomètres au sud­est de la capitale
du Borno, est attaqué par les
hommes de Boko Haram fin 2014.
Mariam et sa famille sont kidnap­
pées et emmenées dans la forêt
où elle va passer trois terribles an­
nées. Un matin, son mari et l’un
de ses fils sont tués dans un bom­
bardement de l’armée nigériane.
Mariam parviendra à s’échapper
en profitant de la confusion cau­
sée par une autre frappe aérienne.
Mais, lorsque la fugitive et les trois
enfants qui lui restent croisent la
route des militaires nigérians, un
nouveau calvaire commence.
Après interrogatoire, l’ancienne
prisonnière de Boko Haram est
emmenée jusqu’à Giwa Barracks,
un centre de détention militaire
proche de Maiduguri. Les condi­
tions de captivité y sont sordides.
Un rapport d’Amnesty Internatio­
nal a révélé qu’au moins 10 000
personnes sont mortes en déten­
tion, pour la plupart à Giwa Bar­
racks, entre 2011 et 2020.
au Monde. Les contours de cette
nouvelle coopération, qui s’ins­
crit dans la logique de réorganisa­
tion de l’opération « Barkhane »,
demeurent toutefois relative­
ment flous et peu de communica­
tion a été faite sur le sujet.
Au Burkina Faso, où de plus en
plus de voix s’élèvent pour criti­
quer la politique française au Sa­
hel depuis l’épisode inédit du blo­
cage du convoi, plusieurs organi­
sations ont lancé un appel à mani­
fester, samedi 22 janvier dans la
capitale, « en soutien au peuple
malien » contre les sanctions de la
Communauté économique des
Etats de l’Afrique de l’Ouest, visant
la junte militaire au pouvoir.
Pour les autorités burkinabées,
qui tentent de calmer la gronde
des casernes et la colère populaire
face à l’engrenage des violences,
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Mariam raconte avoir été finale­
ment sauvée par les humanitaires
occidentaux venus inspecter la
prison. Elle est libérée en novem­
bre 2021 avec d’autres civils et en­
voyée dans le camp de déplacés de
Bakassi, en périphérie de Maidu­
guri. « J’y suis restée à peine une se­
maine », soupire la jeune femme,
forcée de quitter les lieux sur ordre
des autorités locales comme
41 800 autres déplacés. « Je n’ai
nulle part où aller, toute ma famille
est morte, lâche­t­elle. Ni moi ni
mes enfants n’avons de quoi man­
ger ou nous habiller. » Son histoire
ressemble cruellement à celles des
milliers de victimes du conflit qui
continue de déchirer le nord­est
du Nigeria et dont le nombre
échappe à toute statistique.
« Désormais, nous devons nous
battre contre les conséquences de
toute cette violence, qui sont en­
core plus terrifiantes que le conflit
lui­même », affirme Hamsatu Al­
lamin. La directrice de la Fonda­
tion Allamin pour le développe­
ment et la paix s’est lancée dans
un travail titanesque pour tenter
d’établir un recensement des vic­
times de la crise et faire connaître
leurs histoires. Un passage obligé
selon elle pour soigner la société
bornoane, qui « prend tout juste
conscience de l’ampleur du pro­
blème, à mesure que la situation se
normalise un peu ». 
liza fabbian
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
le pari d’une coopération renfor­
cée peut sembler risqué. Le 11 jan­
vier, une dizaine de militaires
burkinabés et cinq civils ont été
arrêtés et accusés de fomenter un
coup d’Etat contre M. Kaboré.
Sur le terrain, l’étau djihadiste se
resserre. Et l’attaque de l’aéro­
drome de Ouahigouya a aggravé
l’angoisse des habitants et des hu­
manitaires, qui ont de plus en plus
de difficultés à accéder à la zone
par la route, à cause de la menace
des embuscades et des mines arti­
sanales. « C’est un désastre. L’admi­
nistration a fui, la population est li­
vrée à elle­même, elle manque de
tout et ne peut plus cultiver », souf­
fle un maire de la région, sous cou­
vert de l’anonymat, s’inquiétant
d’un risque de « famine ». 
sophie douce
et élise vincent (à paris)
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022 international | 7

A Jérusalem­Est, la police
U KRAINE
nouveaux troubles, d’autres fa­ L’ancien président
milles pourraient bien suivre.
Les colons Petro Porochenko
Le cas des Salhiya est pourtant profitent d’une loi reste en liberté

israélienne expulse une

distinct, isolé, plus ambigu. Le La justice ukrainienne a
père est palestinien, la mère juive
autorisant un juif décidé, mercredi 19 janvier,
israélienne. Leur maison, pré­ ou ses héritiers, du maintien en liberté de
sente sur des cartes de Jérusalem l’ex­président et opposant
dès le début du XXe siècle, est si­
mais pas un Petro Porochenko, accusé de

famille palestinienne tuée sur un flanc de colline, dit an­

ciennement « la vigne du mufti ».
Le terrain a longtemps appartenu
à la famille d’un grand mufti de
Arabe, à réclamer
un terrain dont
il a été expulsé
« haute trahison ». Elle lui a
toutefois ordonné de rendre
ses passeports afin qu’il ne
puisse pas quitter l’Ukraine,

d’un quartier sensible Jérusalem, Mohammed Amin Al­

Husseini. Cette figure du nationa­
lisme palestinien, compromise
auprès de l’Allemagne nazie du­
Le secteur de Cheikh Jarrah, grignoté par rant la seconde guerre mondiale,
possédait une villa dans cette
les colons juifs, avait été l’épicentre des émeutes campagne.
Les Salhiya s’y sont installés
qui ont débouché sur la guerre de Gaza, en mai 2021 après 1948. Chassés de leur quar­
tier d’Ein Karem, dans la partie is­
raélienne de Jérusalem, ils affir­
ment avoir obtenu l’accord des
Husseini, puis avoir racheté la
jérusalem ­ correspondant Limite de la cées d’expulsion. En mai 2021, maison. Ils demeurent cependant
municipalité leur lutte a été le catalyseur d’un incapables de le prouver.
lors de la guerre
de 1948
Le juge n’a cependant pas gelé la
démolition, et la mairie n’a pas at­
tendu. Lundi, elle a détruit la pépi­
nière des Salhiya. Mercredi, leur
maison. Une vingtaine de person­
nes ont été arrêtées, dont des mi­
litants israéliens, vite relâchés.
L’association de gauche Ir Amin,
qui documente ces luttes, rap­
pelle par ailleurs que la mairie n’a
une décision que les avocats
de M. Porochenko comptent
contester en appel. Le par­
quet avait réclamé son incar­
cération. L’ex­chef de l’Etat
accuse son successeur,
Volodymyr Zelensky, d’avoir
entamé les poursuites contre
lui pour se débarrasser d’un
rival politique et « diviser »
le pays malgré la menace
d’une invasion russe. – (AFP.)
RELIGIO NS
Quelque 6 000 chrétiens

E
n pleine nuit, par deux
degrés sous zéro, une
pelleteuse dépêchée par
la mairie de Jérusalem a
fini par détruire la maison d’une
famille de fleuristes palestiniens,
située dans le quartier de Cheikh
Jarrah, à Jérusalem­Est, mercredi
19 janvier. Depuis trois jours, le
chef de famille, Mohammed Sal­
hiya, montait sans répit sur le
toit de sa demeure, où il avait dis­
posé des bonbonnes de gaz et un
jerrican d’essence. Il menaçait
d’y mettre le feu si la police ten­
tait de l’expulser.
C’est la première fois depuis 2017
que des Palestiniens sont chassés
de ce quartier sensible. Situé à la
lisière de la part arabe de la Ville
sainte occupée par Israël depuis
1967, l’Etat y a implanté des bâti­
ments administratifs (police aux
frontières, tribunal), et la justice y
permet l’implantation de colons.
bref soulèvement national pales­
Cheikh tinien, accompagné d’une nou­
Jarrah velle guerre à Gaza.
ISRAËL Vieille ville Dans ce chaudron, l’expulsion
JÉRUSALEM- des Salhiya a valeur de précédent.
OUEST Les activistes du quartier ne s’y
JÉRUSALEM-EST 5 km trompent pas : dès lundi, à l’appa­
rition des premiers engins de dé­
CISJORDANIE molition, Muna Al­Kurd, porte­
voix des manifestants de mai, qui
résiste à l’expulsion de sa propre
Barrière de séparation famille, était venue dénoncer,
Ligne de cessez-le-feu près de son voisin, « un nettoyage
ethnique » en cours à Cheikh Jar­
rah. « Leur politique conduira à un
massacre, mais ils s’en moquent »,
Ces derniers profitent d’une loi affirmait­elle, prédisant un nou­
autorisant un Juif ou ses héritiers, vel embrasement.
mais pas un Arabe, à réclamer la Les organisations de défense
propriété d’un terrain dont il a été des droits humains palestinien­
expulsé durant la guerre de 1948, nes et de la gauche israélienne
à la naissance d’Israël, lorsque la sont à l’unisson. Elles craignent
ville fut scindée en deux. Quelque que la droite n’exploite cette ex­
70 familles de ce vallon étroit et pulsion, arguant que, si le sort
arboré sont aujourd’hui mena­ des Salhiya ne suscite pas de
La mairie n’a pas attendu
Dans les années 1990, une entre­
prise palestinienne, qui gère un
grand hôtel voisin, l’Ambassador,
a cherché à les faire expulser
par la justice israélienne. Elle
affirmait elle aussi avoir racheté
ce terrain avant 1967, mais n’a pu
obtenir le départ des Salhiya.
Les colons actifs dans le quar­
tier, qui attendaient leur heure,
s’en sont trouvés satisfaits. Cette
famille isolée serait plus facile
à expulser. De fait, la mairie
promet aujourd’hui de compen­
ser « les propriétaires palesti­
niens » du terrain, mais pas les
Salhiya, qu’elle qualifie de squat­
teurs. En procès depuis des an­
nées, une partie de la famille at­
tendait une énième audience,
prévue fin janvier dans un tribu­
nal de district, en procédure
d’appel.
pas respecté les procédures de
conservation du patrimoine – la
maison est ancienne.
Désormais, la mairie prétend
construire sur la parcelle une
école, destinée à des enfants pa­
lestiniens. Mais les associations
de défense du quartier doutent
de cette louable intention. « La
mairie a déjà saisi par le passé un
terrain voisin au motif de cons­
truire une école. Puis elle l’a trans­
féré en 2007 à des colons, les
autorisant à y bâtir une yeshiva
[une école religieuse juive] », rap­
pelle Avi Tatarasky, analyste à Ir
Amin. L’espace ne manque pas
d’ailleurs pour construire cette
école sur l’ancien terrain du
mufti. Mais la mairie prétend y
aménager un parc, sous les fenê­
tres de colons qui bâtissent un
vaste ensemble d’habitations au
sommet de la colline. 
louis imbert
tués en 2021
Les pressions et les violences
exercées sur des chrétiens
se sont étendues ces derniers
mois, touchant 360 millions
d’entre eux, soit un sur sept
dans le monde, toutes déno­
minations d’Eglises confon­
dues, selon l’ONG protestante
Portes ouvertes, qui a pré­
senté à Paris, mercredi 19 jan­
vier, son Index mondial de
persécution des chrétiens,
pour la période allant d’octo­
bre 2020 à septembre 2021.
Au moins 5 898 chrétiens
auraient été tués en raison
de leur religion (+ 24 %), la
majeure partie d’entre eux
en Afrique (86 %), dont 79 %
au Nigeria. Le nombre de
chrétiens détenus a aug­
menté de 44 %. Ils sont 6 175,
dont plus de la moitié en
Inde, au Pakistan et en Chine.

Hier, premier jour

de Parcoursup ou pourquoi
le nom d’un concours
d’écoles d’ingénieurs ne tient
vraiment pas du hasard.

En choisissant le nom du « Concours Advance »,

les écoles d’ingénieur.e.s EPITA, IPSA, ESME et
Sup’Biotech avaient un objectif : ne jamais perdre de vue
qu’une école d’ingénieur.e.s doit toujours être en avance
sur son temps.
Notre époque est à l’épanouissement des individus.
Avec l’oral pour tous, chacun peut s’exprimer. L’école
choisit ses élèves, les candidat.e.s choisissent leur école.
La société avance, le concours aussi.

1610 places
(1602 places en Terminale Générale + 8 Terminale STL )
15 campus dans 7 villes de France :
Bordeaux, Lille, Lyon, Paris, Rennes, Strasbourg, Toulouse

Établissement d’enseignement supérieur privé. Ces écoles sont membres de

 FRANCE
8|
P R É S I D E N C E   F R A N Ç A I S E   D U   C O N S E I L   D E   L’ U E
La campagne française s’invite à Strasbourg
Les oppositions ont profité du discours d’Emmanuel Macron, mercredi, pour attaquer son bilan
strasbourg – envoyés spéciaux
L
a petite histoire retien­
dra que le coup d’envoi
de l’élection présiden­
tielle française a été
donné par un Allemand, mer­
credi 19 janvier, au Parlement
européen. Emmanuel Macron
vient de présenter aux députés
sa vision de la présidence fran­
çaise du Conseil de l’Union euro­
péenne, qui va s’articuler, au
cours du premier semestre,
autour de trois enjeux : la « dé­
mocratie », le « progrès » et la
« paix ». De sages applaudisse­
ments ont raccompagné le prési­
dent de la République à son siège,
dans un hémicycle à moitié vide
du fait des restrictions sanitaires.
Le Parlement de Strasbourg ron­
ronne. Ce genre de rendez­vous
revient tous les six mois, à cha­
que changement de présidence.
Manfred Weber, le patron du
groupe du Parti populaire euro­
péen (PPE), principale force de
l’institution, se présente à son
tour au pupitre. L’austère Bava­
rois n’est pas un fan du chef
de l’Etat français, qui l’avait em­
pêché de prendre la présidence
de la Commission européenne,
en 2019. « Nous avons besoin de
plus que de mots. Nous avons be­
soin d’actes », lance­t­il (en an­
glais) à ce président qui a multi­
plié durant son quinquennat les
grands discours sur l’Europe, de
la colline du Pnyx, en Grèce, à la
Sorbonne à Paris.
Les ronronnements des dépu­
tés se taisent. M. Weber poursuit.
Il dénonce le clivage entre pro­
gressistes et populistes, dessiné
depuis cinq ans par le locataire
de l’Elysée. Ce n’est « pas sain »,
cela « renforcera les populistes »,
alerte­t­il, avant de s’engager
dans la mêlée française. « Avec
Valérie Pécresse, nous avons une de s’adresser à un chef de l’Etat
concurrence saine au centre, se ré­ avec lequel les parlementaires,
jouit l’élu, en référence à la candi­ en France, n’ont pas le droit de
date du parti Les Républicains débattre.
(LR), qui appartient à sa famille A ce jeu­là, Yannick Jadot, seul
politique. J’imagine que l’électeur candidat déclaré parmi les ora­
français pourra faire de l’équilibre teurs du jour, avait le plus à
des genres une réalité et que, peut­ gagner (ou à perdre). L’ancien
être pour la première fois, nous militant de Greenpeace, dont la
voterons pour une femme à la pré­ campagne peine à décoller dans
sidence de la République fran­ les sondages, a utilisé sans dé­
çaise. » Cette fois, les députés tour les cinq minutes de temps
s’agitent dans un brouhaha. Le de parole que son président de
ton de la journée est donné. groupe, Philippe Lamberts, lui
Les proches d’Emmanuel Ma­ avait généreusement accordé au
cron se réjouissaient de voir leur nom des Verts.
champion venir à Strasbourg ef­
fectuer un tour de chauffe pour Carambolage
l’élection présidentielle des 10 et Le buste tourné vers Emmanuel
24 avril. « Ce sera une entrée en Macron, M. Jadot a accusé le chef
campagne de fait », anticipait un de l’Etat d’être « le président de
ministre, pour celui qui n’est pas l’inaction climatique ». Un « cli­
encore officiellement candidat à mato­arrangeant », coupable de
sa propre succession. Ils ont été passer une « alliance “climati­
servis. A tel point que certains cide” avec la Pologne et la Hon­
parlementaires n’ont pas caché grie » en permettant que le gaz et
leur agacement, dénonçant une le nucléaire intègrent la taxono­
prise en otage de l’institution mie verte européenne, qui offre
par la scène politique française. à ces énergies des facilités de fi­
L’écologiste Yannick Jadot, la nancement. Puis, l’eurodéputé
mélenchoniste Manon Aubry, ou s’en est pris à la politique migra­
encore le président intérimaire toire de l’exécutif, trop répres­
du Rassemblement national, Jor­ sive à ses yeux et influencée par
dan Bardella, ont tous utilisé la les voix de l’extrême droite.
tribune strasbourgeoise pour dé­ « Cessez de tendre l’oreille aux
battre avec le président de la Ré­ théories fumeuses et nauséabon­
publique. Une occasion unique des du “grand remplacement” !, a
exhorté Yannick Jadot. Occupez­
vous de la réalité scientifique du
grand réchauffement. »
« UN DISCOURS  Cette intervention à la tonalité
offensive n’a pas plu à tout le
DE CAMPAGNE DE  monde au sein des Verts. « Un
CANDIDAT FRANÇAIS À LA  discours de campagne de candi­
dat français à la présidentielle.
PRÉSIDENTIELLE. PAS MA  Pas ma tasse de thé, désolé », a
tweeté l’eurodéputé allemand
TASSE DE THÉ, DÉSOLÉ »,  Reinhard Bütikofer. Le président
A TWEETÉ L’EURODÉPUTÉ du groupe Renew (centristes),
Stéphane Séjourné, ancien con­
REINHARD BÜTIKOFER seiller politique d’Emmanuel
ne devrait pas être un marchepied
FACE AUX ATTAQUES,  électoral. C’est une occasion
LE LOCATAIRE DE L’ÉLYSÉE  historique de rebattre les cartes
du jeu », a­t­elle par ailleurs
S’EST PARÉ DE LA VERTU  dénoncé. Nombre de parlemen­
taires regrettent que Paris n’ait
DU PRÉSIDENT  pas décalé sa présidence pour
éviter ce carambolage avec la
EN EXERCICE,  campagne présidentielle. « Vous
QUI NE PARTICIPE PAS  avez ouvert votre présidence
avec de grandes promesses mais,
AU DÉBAT PARTISAN pour vous dire la vérité, personne
ici n’y croit vraiment, a ajouté
l’eurodéputé (LR) François­Xa­
Macron à l’Elysée, s’est, pour sa vier Bellamy. Le calendrier que
part, fendu d’un rappel au règle­ vous avez cautionné servira
ment après l’intervention du plus votre campagne que l’action
candidat. « Quelle honte de trans­ européenne. »
former cet hémicycle en Assem­ Face aux attaques, le locataire
blée nationale… », a­t­il soufflé. de l’Elysée s’est paré de la vertu
« Je vous rappelle qu’ici, ce n’est du président en exercice, qui ne
pas la campagne présidentielle participe pas au débat partisan.
française », a souligné la nouvelle Mais si ses réponses à Yannick Ja­
présidente (PPE) du Parlement dot et Manon Aubry se sont sur­
européen, Roberta Metsola. Des tout bornées à des considéra­
déclarations sans effets. tions factuelles, Jordan Bardella,
A son tour, le mariniste Jordan lui, a eu droit à une salve très poli­
Bardella, ne s’est guère embar­ tique. « Vous avez quand même, je
rassé de nuances. Il a accusé dois le saluer, très méthodique­
Emmanuel Macron de chercher ment dit n’importe quoi sur tous
à « effacer les nations d’Europe » les textes européens que nous
et de laisser le Vieux Continent pouvions signer, a raillé M. Ma­
devenir « l’arrière­cour de cron. Mais ce n’est pas en disant
Washington », « la proie de Pé­ méthodiquement n’importe quoi,
kin », « le paillasson [du président même si le n’importe quoi se tient,
turc] Erdogan » et « l’hôtel de qu’on peut finir par dire des véri­
l’Afrique ». Un discours identi­ tés. » Une manière de désigner
taire décomplexé que n’aurait une fois de plus l’adversaire
pas renié Eric Zemmour, l’adver­ – l’extrême droite –, dont le hé­
saire de Marine Le Pen au sein raut revendiqué du progressisme
de l’extrême droite en vue de la avait parlé à mots couverts dans
présidentielle. son discours d’introduction.
Quant à l’ « insoumise » Manon Face au « retour du tragique de
Aubry, elle a dénoncé le « mé­ l’histoire », Emmanuel Macron a
pris » d’un président de la Répu­ voulu se poser en défenseur de
blique qui, selon elle, « casse nos « la démocratie libérale, au sens
droits sociaux, réprime les mobili­ politique du terme », et en particu­
sations et n’a rien à faire de l’ur­ lier de l’Etat de droit, « notre tré­
gence climatique ». sor ». « La fin de l’Etat de droit, c’est
« La présidence française [du le règne de l’arbitraire, le signe du
Conseil de l’Union européenne] retour aux régimes autoritaires »,
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Lors du discours
de l’eurodéputé
et candidat à la
présidentielle
Yannick Jadot, face à
Emmanuel Macron,
au Parlement
européen,
mercredi 19 janvier,
à Strasbourg.
BERTRAND GUAY/AP
a prévenu le président de la Répu­
blique. En privé, ce dernier évo­
que parfois la « révolution conser­
vatrice » en cours dans certains
pays européens, à commencer
par la Pologne.
Dernière borne
Un mouvement qui se manifeste
en France notamment à travers
la figure d’Eric Zemmour, dont
l’ambition est d’« enlever le pou­
voir aux contre­pouvoirs ». « Nous
voyons cette révolution à l’œuvre
qui vient saper les fondements
mêmes de notre histoire, a pour­
suivi M. Macron devant les euro­
députés. Là où la tolérance et
la civilité étaient au fond au cœur
du processus de civilisation qui
est le nôtre, revient une idée qui
renaît au sein de nos peuples. »
Le chef de l’Etat, qui voit revenir
le « tragique de la guerre » aux
frontières de l’Europe, a achevé
son discours par une note plus
personnelle. « Je suis né en 1977 et
ma jeunesse fut celle de l’évidence
européenne. Sur les terres ensan­
glantées du nord de la France
sur lesquelles j’ai grandi, l’Europe
était la paix comme une évidence
intangible, a­t­il rappelé. J’ai vécu,
ensuite, comme beaucoup d’entre
vous ici, le grand doute européen.
(…) Nos générations ont
aujourd’hui à refonder notre Eu­
rope pour faire face à ses promes­
ses de démocratie, de progrès et
de paix. » Une manière de se po­
ser une fois de plus comme « Ma­
cron l’Européen », ainsi que l’ap­
pelle un proche. Selon l’Elysée,
Strasbourg représentait la der­
nière borne à passer avant de
pouvoir mettre les deux pieds
dans la campagne. Désormais,
sa candidature peut intervenir
à tout moment. 
olivier faye
et virginie malingre
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Emmanuel Macron
réaffirme le droit
à l’IVG dans l’UE
Devant le Parlement européen, le chef de l’Etat
a souhaité que cette disposition soit inscrite
dans la Charte des droits fondamentaux
strasbourg­ envoyée spéciale
J e souhaite que nous puissions
actualiser la Charte des droits
fondamentaux [de l’Union
européenne], notamment
pour être plus explicites sur (…)
la reconnaissance du droit à
l’avortement », a déclaré Emma­
nuel Macron, mercredi 19 janvier,
alors qu’il était venu présenter
les priorités de la présidence
française du Conseil de l’Union
européenne devant les eurodépu­
tés réunis à Strasbourg. La veille
encore, le président de la Répu­
blique n’avait pas prévu de faire
une telle annonce. Mais la polé­
mique qu’a suscitée l’élection,
mardi 18 janvier, de Roberta Met­
sola à la tête du Parlement euro­
péen, l’a sans doute convaincu de
prendre cette initiative.
Malgré sa position anti­avorte­
ment, la Maltaise, issue des rangs
conservateurs du Parti populaire
européen, a été élue avec le sou­
tien des sociaux­démocrates
(S&D), des libéraux de Renew
– dont les macronistes consti­
tuent la principale délégation –
et des conservateurs euroscepti­
ques d’ECR. Emmanuel Macron
sait que son camp, même s’il a
quasiment voté comme un seul
homme pour Roberta Metsola,
n’est pas à l’aise avec cette affaire.
Il s’attendait à être interpellé à ce
sujet par la gauche radicale ou les
Verts dans l’Hémicycle. Le chef
de l’Etat a décidé de ne pas s’y
présenter les mains vides.
« Notre Europe ne sera jamais
celle qui cède dans cette enceinte
sur le droit à l’avortement (…) avec
le soutien de l’extrême droite », n’a
pas manqué de lui lancer le candi­
dat écologiste à l’élection prési­
dentielle Yannick Jadot, égale­
ment eurodéputé. « Il ne suffit pas
d’inscrire le droit à l’avortement
dans la Charte des droits fonda­
mentaux. Encore faut­il le défen­
dre, accepter le prolongement de
son délai en France et ne pas pacti­
ser avec des Etats comme la Polo­
gne qui détruisent ce droit fon­
damental à disposer de notre
corps », a renchéri Manon Aubry
(La France insoumise).
« Se redorer le blason »
L’initiative d’Emmanuel Macron
n’a manifestement pas con­
vaincu. « C’est plus un affichage
politique. Au­delà des paroles, en
pratique, [amender la Charte des
droits fondamentaux], c’est diffi­
cile, voire impossible à mettre en
œuvre », juge la sociale­démo­
crate Sylvie Guillaume, qui n’a pas
voté pour Roberta Metsola. La ré­
« ENCORE FAUT­IL  manœuvre pour la coalition de la
DÉFENDRE CE DROIT,  honte, incluant des nationalistes
ACCEPTER  les néofascistes italiens, débou­
LE PROLONGEMENT  ment anti­IVG, propose un pacte
DE SON DÉLAI EN FRANCE  Simone Veil », s’est insurgé l’eu­
ET NE PAS PACTISER  mand sur Twitter. Mardi, après
AVEC DES ÉTATS  qu’elle était prête à signer le pacte
COMME LA POLOGNE »
MANON AUBRY
eurodéputée La France insoumise
« AU­DELÀ DES PAROLES,  Une façon de répartir les rôles au
EN PRATIQUE, 
[AMENDER LA CHARTE], 
C’EST DIFFICILE, VOIRE 
IMPOSSIBLE À METTRE  arrivée en tête dans la capitale,
EN ŒUVRE »
SYLVIE GUILLAUME
eurodéputée S&D
vision de la Charte des droits fon­
damentaux ne peut se faire
qu’avec l’accord unanime des
Vingt­Sept. Et, à ce stade, on voit
mal Varsovie soutenir l’intro­
duction du droit à l’avortement
dans ce texte.
Dans le cas de Malte, cela sem­
ble encore moins probable : un
protocole annexé au traité d’ad­
hésion de l’île à l’UE lui garantit
que la législation européenne,
actuelle et future, ne pourra mo­
difier la loi nationale sur l’IVG
– illégale – ni en affecter l’appli­
cation. « La révision de la Charte
des droits fondamentaux sup­
pose un changement des traités »,
confirme l’Elysée, qui espère
que la Conférence sur l’avenir de
l’Europe permettra d’avancer. La
proposition d’Emmanuel Ma­
cron, « c’est une manière de se
redorer le blason sur les droits
des femmes à moindre coût… Et
pendant ce temps­là, il reste
silencieux sur l’interdiction de
l’avortement en Pologne », tran­
che Manon Aubry.
Chez les macronistes, en revan­
che, la proposition impromptue
d’Emmanuel Macron a été bien
accueillie par les plus réfractaires
à l’élection de Roberta Metsola à
la tête du Parlement européen.
Elle sera « saluée par la jeunesse
polonaise, et l’opposition polo­
naise se ralliera à la proposition
française quand elle aura gagné
les prochaines élections », analyse
l’eurodéputé macroniste Ber­
nard Guetta, qui a refusé de voter
pour la Maltaise et s’est ex­
primé à plusieurs reprises sur le
sujet. « Malte ensuite ? Soyons
sérieux. Ceux qui avaient engagé
en France la bataille de l’IVG
étaient d’abord minoritaires et
ils ont gagné », poursuit l’ancien
journaliste.
Avant qu’Emmanuel Macron
fasse état de sa volonté d’amen­
der la Charte des droits fonda­
mentaux, Stéphane Séjourné, le
président du groupe Renew au
Parlement européen, avait exigé
de Roberta Metsola qu’elle sou­
tienne le pacte Simone Veil, qui
vise à promouvoir les droits des
femmes. « Quelle duplicité ! Sté­
phane Séjourné, qui a été à la
du groupe ECR dans lequel siègent
chant sur une présidence du Parle­
rodéputé écologiste David Cor­
son élection, la Maltaise a répété
Simone Veil, ajoutant qu’elle n’a
« pas de problème personnel »
avec l’IVG. 
v. ma.
Législatives : la droite parisienne
se met en ordre de bataille
L’ex­ministre de Nicolas Sarkozy Rachida Dati renonce à être candidate
pour mieux se consacrer à son rôle d’opposante en chef à Anne Hidalgo
R
achida Dati a fait son
choix. Rien n’est en­
core officiel. Mais,
après avoir pris le
temps de la réflexion, l’ancienne
ministre sarkozyste a décidé de
ne pas être candidate aux élec­
tions législatives de juin, pour
mieux se consacrer à son rôle
d’opposante en chef à Anne Hi­
dalgo… Et peut­être lui succéder
à la Mairie de Paris lors des pro­
chaines municipales, en 2026.
sein de la droite parisienne, qui a
retrouvé son unité après des an­
nées de discordes en tous genres,
et reprend espoir.
En 2021, la liste de Valérie Pé­
cresse pour les régionales est déjà
avec 43,2 % des suffrages au se­
cond tour, contre 41,3 % pour la
liste d’union de la gauche. Les
soutiens de la présidente de l’Ile­
de­France espèrent maintenant la
porter à l’Elysée, et gagner dans la
foulée les législatives, alors que,
en 2017, les fidèles d’Emmanuel
Macron s’étaient emparés de
treize circonscriptions parisien­
nes sur dix­huit. Reprendre la
Mairie de Paris à la gauche
en 2026 parachèverait le tableau,
vingt­cinq ans après la chute de
Jean Tiberi.
Dans l’immédiat, la centaine
d’élus que compte la droite dans
la capitale affiche une détermi­
nation totale pour la présiden­
tielle. « Les militants piaffent
d’impatience », assure Aurélien
Véron, élu de Paris Centre. « Nous
allons faire des tractages quoti­
diens, du porte­à­porte, des réu­
nions d’appartement », promet
Agnès Evren, la présidente de la
Un encadrement budgétaire du compte
personnel de formation écarté par des députés
Dans un rapport d’évaluation, des élus de la majorité et de l’opposition plaident pour que
le dispositif du CPF continue de fonctionner à « guichet ouvert », même s’il coûte cher
L e succès du compte person­
nel de formation (CPF)
coûte cher aux finances pu­
bliques, mais il ne faut surtout
pas enrayer la dynamique en
cours. Des députés de la majorité
et de l’opposition ont exprimé
cette position, mercredi 19 jan­
vier, dans le rapport d’évaluation
qu’ils ont réalisé au sujet de la loi
pour la liberté de choisir son ave­
nir professionnel promulguée en
septembre 2018. L’intervention
de ces parlementaires retient l’at­
tention, car des questions se po­
sent, depuis des mois, sur la « sou­
tenabilité » budgétaire du dispo­
sitif et sur les éventuelles mesu­
res correctives à prendre.
Mis en place en 2015, le CPF
connaît un emballement specta­
culaire depuis quelques années.
La loi « avenir professionnel » a
simplifié le mécanisme et en a fa­
cilité l’accès, notamment par le
biais de la « monétisation » : il est
désormais décompté en euros, et
non plus en heures. En novem­
bre 2019, une nouvelle étape a été
franchie avec le lancement d’une
application mobile et du « par­
cours d’achat direct » : grâce à
ces instruments, les travailleurs
et les chômeurs peuvent se payer
en quelques clics la formation
de leur choix, sans avoir à passer
par un intermédiaire, comme
c’était le cas auparavant.
Ces changements ont provoqué
un essor du nombre de stages.
fédération Les Républicains (LR)
locale, qui prépare également
des rencontres publiques avec
les ténors du parti. « A Paris, qui a
été une place forte du macro­
nisme, la rivière doit regagner son
lit, plaide l’avocat Francis Szpi­
ner, maire du 16e et candidat aux
législatives dans son arrondis­
sement. Nous avons une respon­
sabilité particulière, car nous
sommes la première fédération
de France. »
« Mon avenir, c’est Paris »
« C’est simple, nous avons tous
envie de gagner », résume Rachida
Dati. Son propre nom ne figurera
cependant pas sur un bulletin
pour les législatives. Dans l’at­
tente de son choix, le parti avait
gelé la désignation du candidat
LR dans la 2e circonscription de
Paris, un fief bourgeois qui cou­
vre le 5e arrondissement, une par­
tie du 6e et l’essentiel du 7e, celui
dont l’ancienne garde des sceaux
est maire depuis 2008.
A présent, la question est enten­
due : c’est Jean­Pierre Lecoq, le
maire (LR) du 6e, qui portera les
couleurs de la droite classique
dans cette circonscription au­
jourd’hui aux mains de La Répu­
blique en marche (LRM). « J’ai un
accord avec lui », confirme Ra­
chida Dati. Son investiture de­
vrait être officialisée fin janvier
ou début février.
Maire du 6e arrondissement de­
puis presque vingt­huit ans, dont
vingt ans dans l’opposition à la
mairie centrale, Jean­Pierre Lecoq
est ravi à l’idée de batailler pour
reconquérir cette circonscription
qui fut celle de François Fillon, et
changer de fonction. « Je n’y vais
En 2020, quelque 984 000 d’entre
eux ont été suivis dans le cadre du
CPF, « soit un quasi­doublement »
comparé à 2019, d’après le rap­
port parlementaire. La tendance
s’est maintenue, puisque, de dé­
but janvier à fin juin 2021, le
nombre de dossiers était équiva­
lent à celui de l’ensemble de l’an­
née précédente.
Inflation des dépenses
Un tel emballement a des réper­
cussions financières sur France
compétences, l’instance natio­
nale de pilotage, qui répartit les
fonds en faveur de la formation
continue et de l’apprentissage.
Pour 2021, cet établissement
public estime à 2,3 milliards
d’euros le budget consacré au CPF
– un chiffre en hausse de 857 mil­
lions par rapport aux prévi­
sions initiales. S’agissant de 2022,
Un peu plus de
14 000 titulaires
d’un compte ont
été escroqués,
et des plaintes
ont été déposées
à l’encontre
d’une trentaine
d’organismes
« A Paris,
qui a été une
place forte
du macronisme,
la rivière doit
regagner son lit »
FRANCIS SZPINER
maire du 16e arrondissement
pas pour laisser une loi à mon
nom – il y a déjà trop de textes –,
mais j’espère porter la voix d’un
élu expérimenté, bon connaisseur
de l’immobilier et du financement
des entreprises », dit­il.
Rachida Dati, de son côté, a hé­
sité. Elle qui aime tant les com­
bats politiques aurait eu le plaisir
de ferrailler dans la circonscrip­
tion avec une des figures de la
Macronie, le député sortant Gilles
Le Gendre, ancien patron du
groupe LRM à l’Assemblée natio­
nale. Mais elle se montre très atta­
chée à son rôle de maire d’arron­
dissement, que la loi sur le cumul
des mandats l’aurait obligée à
abandonner en cas d’élection au
Palais­Bourbon.
Surtout, « mon avenir, c’est Pa­
ris », confie l’ex­garde des sceaux
de 56 ans à ceux qui l’interrogent.
En 2019, elle avait déjà renoncé à
se représenter aux européennes
pour mieux affronter Anne Hi­
dalgo aux municipales. La socia­
liste a finalement été réélue, grâce
en partie à la division de ses ad­
versaires, entre LR et LRM. Ra­
chida Dati a cependant réalisé
une campagne jugée efficace et,
depuis, elle s’est imposée comme
une enveloppe encore plus
épaisse est envisagée : 2,6 mil­
liards d’euros, selon l’évaluation
rendue publique mercredi.
Cette inflation des dépenses a
fait l’objet, dès 2020, d’un rapport
conjoint de l’inspection générale
des finances (IGF) et de l’inspec­
tion générale des affaires sociales
(IGAS). Pour maîtriser le montant
de la facture, les deux corps de
contrôle avaient formulé plu­
sieurs recommandations : par
exemple, « plafonner le montant
pris en charge » ou « instaurer un
ticket modérateur » sur l’utilisa­
tion du dispositif, ce qui aurait
laissé un reste à charge pour les
personnes. L’IGF et l’IGAS recon­
naissaient toutefois que de telles
solutions n’étaient pas « en phase
avec l’esprit de la réforme », celle­ci
se plaçant délibérément dans une
logique de « guichet ouvert »
(dans la limite des droits accumu­
lés par les individus).
Ce choix politique d’ouvrir en
grand les vannes ne doit pas être
remis en question, pour les élus
de l’Assemblée nationale. « On ne
veut pas cadenasser le CPF », a dé­
claré, mercredi, Catherine Fabre,
députée LRM de Gironde, lors
d’une conférence de presse du­
rant laquelle a été présentée l’éva­
luation de la loi « avenir profes­
sionnel ». La parlementaire et son
collègue LR des Vosges Gérard
Cherpion écrivent, dans le rap­
port, qu’il faut préserver « la phi­
france | 9
la figure de proue de l’opposition
municipale, même si ses inter­
ventions incessantes, qui pertur­
bent le Conseil de Paris, lui valent
de nombreuses critiques.
Mise en examen
En 2026, pour peu qu’elle ne soit
pas condamnée d’ici là (elle a été
mise en examen en 2021 pour
« corruption passive », « recel
d’abus de pouvoir » et « trafic
d’influence passif » dans l’affaire
Carlos Ghosn), elle peut espérer
l’emporter. Surtout si la gauche
continue à se déchirer et si
l’image d’Anne Hidalgo reste
aussi négative dans l’opinion.
« Aujourd’hui, Rachida garde le
cap sur la Mairie de Paris, con­
firme une autre élue LR. Les élec­
teurs ne comprendraient pas
qu’elle quitte le 7e pour revenir en­
suite dans l’arène parisienne. »
Le cas de la 2e circonscription
réglé, les dirigeants de LR de­
vront bientôt désigner aussi
les candidats dans les trois
autres circonscriptions parisien­
nes pour lesquelles les investitu­
res n’ont pas encore été attri­
buées. Agnès Evren devrait être
choisie dans la 12e, qui corres­
pond à une partie du 15e arron­
dissement. Elle aussi balançait
entre un éventuel siège à l’As­
semblée nationale et son man­
dat actuel au Parlement euro­
péen. « Oui, les législatives m’inté­
ressent », clarifie­t­elle à présent.
Les deux autres investitures font
l’objet de discussions serrées en­
tre LR et ses alliés du Nouveau
Centre, le petit parti du président
du conseil régional de Norman­
die Hervé Morin. 
denis cosnard
losophie » des mesures approu­
vées en 2018, l’objectif étant de
forger « un droit à la seule main
des salariés ». C’est d’autant plus
important, à leurs yeux, qu’on as­
siste aujourd’hui à une « démo­
cratisation » de cet outil dont
profitent – entre autres – les de­
mandeurs d’emploi.
Les députés ont, par ailleurs,
évoqué la question de la fraude au
CPF, qui « est devenue un sujet sen­
sible ». Le nombre d’escroqueries
mises au jour reste, à ce stade, re­
lativement peu important : un
peu plus de 14 000 titulaires d’un
compte en ont été victimes, et la
Caisse des dépôts, qui gère le sys­
tème, les a remboursés – les som­
mes restituées représentant près
de 16 millions d’euros. Des plain­
tes ont par ailleurs été déposées à
l’encontre d’une trentaine d’orga­
nismes. Mais ces pratiques s’ac­
compagnent des centaines de
milliers de sollicitations, par le
biais de SMS ou de coups de fil, ce
qui nuit à l’image et au déploie­
ment du dispositif. Le gouverne­
ment cherche à combattre le phé­
nomène en interdisant le démar­
chage téléphonique en faveur du
CPF. Cependant, il faut trouver
un texte de loi pour faire passer la
disposition. Ce travail « est en
cours », a indiqué, mercredi,
Mme Fabre, mais il n’est pas sûr
que le vote puisse intervenir d’ici
à la fin de la législature. 
bertrand bissuel

10 | france
La Primaire populaire
au cœur des critiques à gauche
Après la diffusion d’une vidéo, Jean­Luc Mélenchon refuse de prendre
part au scrutin. Hidalgo et Jadot avaient déjà pris leurs distances
L
a vidéo était destinée à
moins de 200 bénévoles
de la Primaire populaire
et se retrouve désormais
publiquement brandie par ses
opposants. Dans une courte sé­
quence tenue via l’application
Zoom, on voit Samuel Grzy­
bowski, l’un des fondateurs de
l’initiative citoyenne qui veut
départager les candidats de gau­
che à l’élection présidentielle,
affirmer que le « but du pôle poli­
tique [de la Primaire populaire],
c’est d’empêcher que (…) Anne
Hidalgo, Jean­Luc Mélenchon,
Yannick Jadot (…) puissent avoir
les 500 signatures » nécessaires
pour se présenter à l’élection
présidentielle d’avril.
Mathilde Imer, l’autre porte­
parole du mouvement, dénonce
au Monde la fuite d’« une vidéo à
usage interne, sortie de son con­
texte ». Elle juge que celle­ci est
utilisée « pour discréditer » le
projet de la Primaire populaire
mais convient d’« une mala­
dresse sur la forme ». « Nos adver­
saires ne sont pas Yannick Jadot,
Jean­Luc Mélenchon, Anne Hi­
dalgo mais Emmanuel Macron,
Valérie Pécresse, Eric Zemmour,
Marine Le Pen », rappelle­t­elle.
« Je regrette ce ton et cette ma­
nière non diplomatique de pré­
senter notre stratégie connue de
tous », ajoute Samuel Grzy­
bowski, qui précise que l’extrait
date de début octobre 2021, à un
moment où « aucun candidat ne
nous avait répondu ».
Contrairement à l’interpréta­
tion qui peut être faite de la vi­
déo, « la position de la Primaire
populaire n’a jamais été anti­
parti », tentent de corriger les
Arnaud Montebourg acte l’échec
de sa candidature à la présidentielle
Faute d’alliance, l’ancien ministre socialiste a affirmé, dans une vidéo publiée
mercredi, qu’il ne soutiendrait aucun autre candidat
I l n’ira, finalement, pas jus­
qu’au bout. Alors qu’il était
entré en campagne le 4 sep­
tembre 2021 en faisant de la
« remontada de la France » son
cheval de bataille, Arnaud Mon­
tebourg a annoncé, mercredi
19 janvier, son retrait de la course
présidentielle 2022. Une décision
prévisible, qui avait été annoncée
quelques jours plus tôt par ses
équipes et qui intervient après
quatre mois tourmentés de cam­
pagne. Faute d’alliance, il a af­
firmé qu’il ne soutiendrait aucun
autre candidat.
L’ancien ministre socialiste de
l’économie et du redressement
productif (2012­2014) a annoncé
sa décision dans une vidéo
publiée sur ses réseaux sociaux,
mercredi à 11 h 30, alors qu’Em­
manuel Macron prenait au
même moment la parole depuis
l’hémicycle du Parlement euro­
péen pour une déclaration très
attendue. La tête haute, le ton
solennel et le regard plongé dans
la caméra, M. Montebourg s’est
adressé directement aux Françai­
ses et Français, perché sur un
flanc de la colline verdie du mont
Beuvray, lieu symbolique de
l’histoire de France, surplombant
le site archéologique de Bibracte.
Le mont Beuvray est devenu au
fil de son parcours politique un
rendez­vous habituel pour
Arnaud Montebourg, enjambant
son département de naissance de
trentenaires, qui assument néan­
moins « le rapport de force » face
aux partis. La Primaire populaire
compte bien utiliser « la masse,
les parrainages et la dynamique
dans les sondages » dans leur bras
de fer, et les partis le savent de­
puis longtemps, selon Mathilde
Imer et Samuel Grzybowski.
« Pratiques déloyales »
Mardi 18 janvier au soir, les « in­
soumis » avaient demandé aux
organisateurs de la Primaire po­
pulaire de ne plus impliquer leur
candidat, Jean­Luc Mélenchon.
Ils dénonçaient une démarche
« insincère » qui, selon eux, « ins­
trumentalise les aspirations au
rassemblement » de la gauche.
« Jean­Luc Mélenchon n’a jamais
donné son accord pour figurer
dans ce scrutin : nous demandons
donc que son nom soit retiré de
tous les supports physiques et
numériques » de cette primaire, a
écrit dans un communiqué Ma­
nuel Bompard, directeur de cam­
pagne de Jean­Luc Mélenchon.
Pour l’eurodéputé de La France
insoumise (LFI), « il est temps que
la campagne électorale soit dé­
barrassée de ces pratiques déloya­
les qui instrumentalisent les aspi­
rations au rassemblement et
fonctionnent depuis des semai­
nes comme un harcèlement per­
manent contre la légitimité des
candidatures de gauche ». Dans
ce texte, Manuel Bompard s’in­
terroge aussi « sur les intentions
politiques réelles de cette organi­
sation », avec laquelle les « insou­
mis » veulent se « mettre claire­
ment à distance ».
Le député LFI du Nord Adrien
Quatennens a dénoncé, mer­
En novembre,
deux mois après
son entrée
en campagne,
M. Montebourg
avait rencontré
de sérieuses
turbulences
la Nièvre et la Saône­et­Loire, au
cœur du Morvan.
Reconnaissant que sa campagne
n’a pas réussi à « imprimer », Ar­
naud Montebourg affirme dans
sa vidéo : « Je crois inutile et déses­
pérant d’ajouter du désordre à la
confusion d’un trop grand nombre
de candidatures. Et, en mon âme et
conscience, je ne souhaite pas
participer à la dévalorisation de la
démocratie dont nous avons be­
soin pour construire le futur. »
Tombereau de critiques
Comme il le souligne dans son
message, l’entrepreneur devenu
le chantre du « made in France »
avait fait de la réindustrialisation
du pays, du nucléaire, de l’aide au
« retour à la terre pour aider les
Français à quitter les métropoles »,
d’une vision de la laïcité intran­
sigeante et d’une « politique
exigeante de l’immigration » le
cœur de son programme prési­
« La position
de la Primaire
populaire
n’a jamais été
antiparti »
MATHILDE IMER
ET SAMUEL GRZYBOWSKI
fondateurs de
la Primaire populaire
credi 19 janvier, sur RTL « les mé­
thodes brutales et d’une violence
sans nom » de « la prétendue Pri­
maire populaire » dont « les in­
tentions ne sont pas claires ». En
meeting à Nantes, dimanche
16 janvier, Jean­Luc Mélenchon
avait quoi qu’il en soit rejeté
toute candidature d’union :
« Comment je fais pour faire
l’union sans créer la confusion ?
Ce n’est pas d’union dont on a
besoin, c’est de clarté et d’unité
populaire. »
311 000 inscrits au vote
Chez Europe Ecologie­Les Verts,
David Cormand, membre de
l’équipe de campagne du candi­
dat écologiste Yannick Jadot, s’en
prend également à la Primaire
populaire, estimant que l’initia­
tive est « un symptôme de la
décomposition de la gauche ». « A
part déprimer le peuple de gauche
en disant que l’union est la seule
solution, c’est tout sauf une ré­
ponse politique. Car elle est la
négation de la diversité politi­
que », répond l’eurodéputé au
Monde.
« Ils voulaient mobiliser 2 mil­
lions d’adhérents pour submerger
dentiel, déroulé au gré de ses
interventions médiatiques.
Mais au mois de novembre,
deux mois après son entrée en
campagne, Arnaud Montebourg
avait rencontré de sérieuses tur­
bulences, qu’il traînait encore en
ce début d’année 2022. Le 4 no­
vembre 2021, la visite du candidat
chez un fabricant de pulls avait
tourné à la guerre médiatique sur
fond de fausses informations
qu’il avait relayées. Puis, le 7 no­
vembre, l’ancien ministre avait
proposé de suspendre les flux fi­
nanciers vers les pays qui refuse­
raient d’accepter leurs ressortis­
sants expulsés de France, au gré
d’une interview télévisée. Une
proposition qui avait déclenché
un tombereau de critiques à gau­
che et suscité frictions et défec­
tions au sein de son équipe de
campagne. Malgré de sérieux
doutes, M. Montebourg avait, fi­
nalement, décidé de poursuivre
sa course vers l’Elysée.
La situation morcelée à gauche
n’ayant rien arrangé, l’ancien
socialiste frondeur s’était résolu à
tendre la main au reste des
candidats de sa famille politique,
proposant début décembre un
rassemblement autour d’une can­
didature commune. Si Anne Hi­
dalgo avait, elle aussi, de manière
inopinée, appelé de ses vœux à
une union quelques heures plus
tard, les espoirs de l’entrepreneur
s’étaient vite heurtés au refus des
les partis… Ils seront peut­être
400 000 ou 500 000 à l’arrivée.
En quoi est­elle populaire ? »,
tance encore David Cormand.
Contacté, le Parti socialiste n’a
pas souhaité réagir de son côté.
Dans son dernier décompte,
mercredi 19 janvier à 17 heures, la
Primaire populaire revendiquait
311 000 inscrits au vote d’« inves­
titure » qui doit se tenir en ligne
du 27 au 30 janvier. Un chiffre
bien supérieur au nombre d’ins­
crits à la primaire écologiste de
septembre 2021 (122 000) et du
congrès du parti Les Républi­
cains, au début de décembre 2021
(près de 140 000), mais bien infé­
rieur à la primaire de la gauche
en 2017 (2 millions) ou à celle de
la droite et du centre qui avait vu
triompher François Fillon
(4,4 millions).
Sept concurrents restent sur la
ligne de départ de la Primaire
populaire, dont Jean­Luc Mélen­
chon, Yannick Jadot et Anne
Hidalgo, et ce malgré leur refus
d’y participer.
Le député européen Pierre
Larrouturou, l’experte en santé
publique de Rennes Charlotte
Marchandise et la militante pour
le climat Anna Agueb­Porterie
ont, quant à eux, dit qu’ils se plie­
raient aux résultats.
L’ancienne ministre de la jus­
tice Christiane Taubira, candi­
date soutenue par le Parti radical
de gauche, a défendu, mardi
18 janvier, sur France Inter sa par­
ticipation à cette consultation,
tout en se gardant de s’engager à
rejoindre le ou la gagnante de la
Primaire populaire si elle échoue
à convaincre. 
brice laemle
autres candidats de gauche.
M. Montebourg avait beau avoir
tenté une opération coups de télé­
phone à Mme Hidalgo, M. Roussel,
M. Jadot et M. Mélenchon – mise
en scène sur les réseaux sociaux –,
celle­ci s’est révélée infructueuse.
L’absence d’union a conduit
Arnaud Montebourg à conclure
que ses idées « étaient certaine­
ment devenues étrangères à [sa]
propre famille politique » et
« n’ont malheureusement pas été
entendues », comme il le déplore
dans le message vidéo publié
mercredi. Il acte ainsi le fait qu’il
n’a « pas réussi à unir dans un pro­
gramme commun [s]a candida­
ture à d’autres candidatures, et ce,
malgré [s]es efforts et ceux de
[s]on équipe ».
« C’est pourquoi j’ai décidé de ne
soutenir aucun candidat, puisque
ces perspectives tracées pour le
pays ne sont pas partagées »,
termine l’ancien ministre. Ces
dernières semaines et jours, il
avait tenté de se rapprocher de
Christiane Taubira, candidate
officielle depuis samedi 15 jan­
vier, et du communiste Fabien
Roussel, lors de négociations
entre équipes, en vain. Si, mardi
soir, M. Roussel a salué « l’engage­
ment d’Arnaud Montebourg qui se
retire », le retrait du porte­voix du
« made in France » n’a pas suscité
grand émoi chez les autres candi­
dats de gauche. 
marie pouzadoux
Recours aux cabinets
de conseil : l’exécutif
va réduire les dépenses
La ministre Amélie de Montchalin a promis
« 15 % au moins » de baisse en 2022
E n 2022, l’Etat fera moins
appel à des cabinets de
conseil. C’est la ministre
de la transformation et de la fonc­
tion publiques, Amélie de Mont­
chalin, qui l’annonce dans une
interview accordée à L’Obs,
mercredi 19 janvier. « Nous avons
décidé de faire baisser en 2022 de
15 % au moins les dépenses sur les
conseils en stratégie et en organi­
sation pour tous les ministères,
explique la ministre, parce que
nous sommes convaincus qu’en la
matière l’Etat a la capacité de faire
avec les ressources et compéten­
ces dont il dispose. »
Annonçant « une nouvelle doc­
trine sur la manière dont l’Etat
doit ou non s’appuyer sur les cabi­
nets de conseil », elle assure qu’il
n’y recourra plus « de manière
automatique ». L’administration
devra au préalable démontrer
qu’elle ne disposait pas des
compétences en interne, détaille­
t­elle. Par ailleurs, le gouverne­
ment élaborera « dès cette année
des règles beaucoup plus strictes
pour nos relations avec les consul­
tants, notamment pour la protec­
tion des données, la prévention
des conflits d’intérêts, la manière
dont on suit l’exécution et dont on
évalue les travaux ».
Cela satisfera sans doute les
députés. Dans un rapport publié
mardi 18 janvier, Cendra Motin
(La République en marche, Isère)
et Véronique Louwagie (Les Répu­
blicains, Orne) demandent à l’Etat
de mieux encadrer les missions
qu’il confie à des prestataires
privés. « Une attention particu­
lière doit être portée au maintien
de la souveraineté et à l’autono­
mie de l’administration quand elle
recourt à des cabinets privés »,
écrivent­elles, tout en reconnais­
sant « leur intérêt indiscutable ».
« Ça fait cher la bafouille »
Citant la Fédération européenne
des associations de conseils en
organisation, les autrices esti­
ment que le recours aux cabinets
de conseil par l’ensemble des
acteurs publics (collectivités terri­
toriales comprises) représentait
814 millions d’euros en 2019, « un
niveau de dépense très modéré par
rapport aux autres pays euro­
péens ». La députée Louwagie
avait toutefois fait sensation,
début 2021, en révélant que le mi­
nistère de la santé s’était appuyé
sur sept cabinets de conseil pour
gérer la crise sanitaire, et ce, pour
11,3 millions d’euros de contrats.
Auditionnée mercredi après­
midi par le Sénat, Amélie de
Montchalin a précisé le bilan sur
l’année 2020 : 628 millions
d’euros ont été dépensés en con­
seil par l’Etat, dont une grande
part pour l’informatique. La mi­
nistre était entendu dans le cadre
PRÉS IDEN TIELL E
L’eurodéputé RN
Jérôme Rivière rallie
Eric Zemmour
L’eurodéputé du Rassemble­
ment national (RN) Jérôme
Rivière, qui était l’un des
porte­parole de la campagne
présidentielle de Marine
Le Pen, a rejoint l’équipe de
l’autre candidat d’extrême
droite, Eric Zemmour, a an­
noncé l’intéressé au Parisien,
mercredi 19 janvier. «J’ai
choisi de soutenir Eric Zem­
mour, affirme au quotidien
M. Rivière. Marine Le Pen
n’est pas en situation de ga­
gner l’élection présidentielle. »
L’élu précise qu’il va devenir
vice­président et porte­pa­
role de Reconquête, le parti
de M. Zemmour. – (AFP.)
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
628 millions
d’euros ont été
dépensés
en conseil par
l’Etat en 2020,
dont une grande
part pour
l’informatique
d’une commission sénatoriale
d’enquête « sur l’influence crois­
sante des cabinets de conseil pri­
vés sur les politiques publiques »,
créée à la demande des commu­
nistes. La veille, l’audition de
Thomas London et Karim Tadjed­
dine, directeurs associés du cabi­
net McKinsey, n’a pas laissé indif­
férents les commentateurs sur les
réseaux sociaux.
S’adressant au second, la
rapporteuse de la commission, la
sénatrice de Seine­Saint­Denis
Eliane Assassi, présidente du
Groupe communiste, républi­
cain, citoyen et écologiste au sein
de la seconde chambre, a notam­
ment demandé : « Vous avez
obtenu un contrat d’un montant
de 496 800 euros pour “évaluer les
évolutions du métier d’ensei­
gnant”. Vous pouvez nous dire à
quoi a abouti cette mission ? »
Ce à quoi M. Tadjeddine a ré­
pondu : « Notre rôle a été d’ac­
compagner la DITP [direction in­
terministérielle de la transforma­
tion de l’Etat] pour organiser un
séminaire qui était prévu par le
ministère [de l’éducation natio­
nale] en lien avec des organisa­
tions internationales pour réflé­
chir à quelles étaient les grandes
tendances des évolutions atten­
dues du marché de l’enseignant,
et, à ce titre, quelles pouvaient être
les réflexions autour du métier
d’enseignant. »
La députée La France insoumise
de Paris Danièle Obono a réagi sur
Twitter : « #McKinsey Un demi­
million d’euros pour des “analy­
ses” sur les “évolutions du marché/
métier d’enseignant” et un “sémi­
naire”. Du genre de ceux organisés
avec rien par n’importe quel labo
de recherche publique en sciences
de l’éducation. Ça fait cher la
bafouille… #BlanquerDemission »
Arnaud Bontemps, haut fonc­
tionnaire et co­porte­parole du
collectif Nos services publics, a
tweeté, de son côté : « Cet extrait
est édifiant : un demi­million
d’euros, une imprécision folle de ce
directeur associé de McKinsey, un
discours sur les évolutions du
“marché de l’enseignant”…
Qu’est­ce qu’on attend pour donner
aux services publics les moyens de
réfléchir par eux­mêmes ? » 
benoît floc’h
COVID-1 9
Pas de levée immédiate
des restrictions
Un conseil de défense sani­
taire réuni jeudi à l’Elysée
doit « donner de la visibilité »
quant aux restrictions liées
à la crise sanitaire, même si
la situation épidémiologique
doit maintenir le statu quo
pour au moins quinze jours.
« On veut donner un peu de
visibilité, d’autant que les gens
en ont marre. On va dire que,
si les conditions s’améliorent,
dans une ou deux semaines
on lèvera des restrictions »,
précise une source gouverne­
mentale à l’AFP. Le conseil
doit se prononcer sur un
éventuel report, en juin, des
épreuves de spécialité du
baccalauréat. – (AFP.)
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022 france | 11

Terra Nova plaide

pour une ouverture du
RSA aux moins de 25 ans
Le gouvernement refuse une telle extension
et défend son « contrat d’engagement »

E n matière de lutte contre la

précarité, les 18­25 ans doi­
vent cesser d’être traités
comme de grands enfants avec
des droits inférieurs à ceux dont
bénéficient les tranches d’âge
plus élevées. C’est, en substance,
le message de l’association Terra
Nova dans une note rendue publi­
que, jeudi 20 janvier, et signée par
Tom Chevalier, chargé de recher­
che au CNRS. Le cercle de ré­
flexion plaide pour que les « jeu­
nes adultes » accèdent à une réelle
« citoyenneté sociale », notam­
ment en devenant éligibles au re­
venu de solidarité active (RSA).
Depuis des années, cette catégo­
rie de la population, qui démarre
– ou s’apprête à démarrer – dans
la vie active, connaît un sort plus
difficile que la moyenne. La part
Gilles Simeoni, à Ajaccio, le 22 décembre 2021. FLORENT SELVINI/MAXPPP des personnes de 18 à 24 ans si­
tuées sous le seuil de pauvreté
était de 23 % en 2018, soit dix
points de plus que l’ensemble des
La part des
personnes de 18
à 24 ans situées
sous le seuil
de pauvreté était
de 23 % en 2018
« accompagnement intensif » de
six à douze mois (parfois dix­huit,
dans certains cas dérogatoires), le
but étant d’épauler « au moins »
400 000 personnes en 2022. Ceux
qui n’ont pas de ressources ou qui
en ont peu recevront une alloca­
tion susceptible d’aller jusqu’à
500 euros par mois.
Aux yeux de Terra Nova, cette
démarche constitue une réponse
intéressante, mais il faut aller
plus loin, de manière à en « faire
(…) une véritable prestation légale
d’assistance chômage » en faveur

Gilles Simeoni : « Il faut des gestes habitants. Et la situation ne s’est

pas arrangée durant la récession
entraînée par l’épidémie de Co­
vid­19, car celle­ci a provoqué la
des jeunes. Pour y parvenir, le
contrat d’engagement ne doit
être ni « limité dans le temps » ni
« contingenté » à un nombre pré­

pour restaurer la confiance »

destruction de dizaines de mil­
liers d’emplois, en intérim ou de
courte durée, qui étaient souvent
occupés par des jeunes.
Dès lors, Terra Nova considère
Le président du conseil exécutif de Corse exige le rapprochement qu’il faut apporter un « soutien au
revenu » en ouvrant « le RSA aux
des détenus condamnés pour l’assassinat du préfet Erignac (…) moins de 25 ans ». Cette me­
sure serait « décisive » sur le plan
social puisqu’elle permettrait de
déployer « un filet de sécurité pour
ENTRETIEN Espérez­vous un
rapprochement prochain ?
« Le travail de question de la desserte mari­
time de la Corse…
les jeunes les plus en difficulté ».
Elle s’avérerait également très bé­
défini de bénéficiaires potentiels.
Il convient, de surcroît, de le réo­
rienter vers une logique de « mon­
tée en compétences », en offrant
des actions destinées à élever le
niveau de formation des indivi­
dus concernés. « L’objectif serait
ainsi d’institutionnaliser un droit
à une deuxième chance, man­
quant cruellement dans le système
d’éducation français », peut­on
lire dans la note.
Enfin, le think tank recom­

R
éélu président du con­
seil exécutif de Corse, à
la suite des élections ter­
ritoriales de juin 2021,
l’autonomiste Gilles Simeoni es­
père de la part de l’Etat des actes
qui permettraient de « sortir de la
logique de blocage politique et
d’incompréhension mutuelle qui a
prévalu depuis l’élection d’Emma­
nuel Macron ».
Vous attendez de l’Etat qu’il
change de politique vis­à­vis
de la Corse. Qu’entendez­vous
par là ?
D’abord, qu’il prenne en compte
l’expression du suffrage universel.
Les Corses se sont exprimés à l’oc­
casion des élections territoriales,
en 2015, en 2017 et en 2021. Toutes
les conditions sont réunies pour
qu’on construise, dans le dialogue
et le respect réciproques, une solu­
tion politique globale, un chemin
partagé, pour sortir par le haut
d’une logique de conflit qui dure
depuis un demi­siècle. On n’a pas
le droit de laisser passer une telle
occasion historique.
Vous vous êtes entretenu
à plusieurs reprises avec
Emmanuel Macron. Que
ressort­il de ces discussions ?
Je n’ai pas à restituer les entre­
tiens que j’ai eus avec le président
de la République. Ce que je peux
dire, c’est qu’il y avait une volonté
partagée de sortir de la logique de
blocage politique et d’incompré­
hension mutuelle qui a prévalu
depuis l’élection d’Emmanuel
Macron. Nous avons envisagé en­
semble les gestes à accomplir, les
perspectives à offrir pour engager
cette démarche dans la durée. Il
en a la possibilité et la responsabi­
lité. Nous ne sommes pas dans
une exigence de tout, tout de
suite et partout. Nous compre­
nons les contingences, mais cela
ne doit pas nous détourner de la
nécessité de régler la question
corse. Il faut des gestes de nature à
restaurer la confiance.
Parmi ces gestes, il y en a un
qui concerne les détenus
corses condamnés pour
l’assassinat du préfet Erignac.
Ce geste est indispensable. Il ne
serait que l’application loyale du
droit. C’est une demande portée
en Corse par l’ensemble des forces
politiques et relayée dans tous les
rangs de l’Assemblée nationale.
Ce rapprochement n’est en aucun
cas une façon de ne pas tenir
compte de la douleur des parties
civiles, c’est simplement faire que
le droit prime sur la raison d’Etat
ou la logique de vengeance.
Faire de cette question
un préalable ne risque­t­il pas
de desservir d’autres dossiers
majeurs en suspens ?
On n’engage pas un dialogue
avec des préalables, mais, pour
qu’une perspective de dialogue
soit crédible, il faut qu’elle se ma­
térialise de part et d’autre par des
gestes. Du côté des nationalistes,
ces gestes ont été faits depuis
longtemps. Il faut qu’il en soit de
même du côté de l’Etat.
La venue en Corse de Jean
Castex est­elle toujours
d’actualité ? Quel sens aurait
ce déplacement du premier
ministre s’il devait tourner
au dialogue de sourds ?
Ce n’est pas à moi, bien sûr, de
juger de l’opportunité de sa ve­
nue. Il est évident pour tous les
Corses que ce voyage n’a de sens
que s’il vient poser la première
pierre politique et symbolique de
la nouvelle politique attendue.
Les dernières élections territo­
riales ont entériné l’éclatement
de la majorité nationaliste.
Avez­vous désormais les
coudées franches pour mettre
en œuvre votre politique ?
Je m’inscris, et la majorité terri­
toriale avec moi, dans la conti­
nuité des engagements présentés
aux Corses en 2015 et en 2017. Il y a
eu effectivement des désaccords
internes. Les urnes ont parlé. Nous
souhaitons que tous les nationa­
listes, y compris ceux qui ne parti­
cipent pas à la majorité territo­
riale, soient associés aux discus­
sions avec l’Etat. Ce processus doit
impliquer l’ensemble des forces
politiques corses et, au­delà, l’en­
semble des forces vives.
construction qui
nous attend va
prendre quinze
ou vingt ans »
Quatre ans après la création de
la Collectivité de Corse, celle­ci
semble avoir bien du mal à se
mettre en ordre de marche, et
nombre de dossiers restent
encalminés : projet de port à la
Carbonite, à Bastia, délégation
de service public pour la
desserte maritime de l’île,
gestion des déchets ou encore
transition énergétique…
On ne règle pas des problèmes
complexes accumulés depuis des
décennies en un coup de baguette
magique. Le travail de construc­
tion qui nous attend va prendre
quinze ou vingt ans. C’est vrai que
ça fait six ans que nous sommes
aux responsabilités, mais avec un
cumul de difficultés sans précé­
dent, qui ne doivent pas être des
excuses absolutoires. Nous som­
mes, bien sûr, les premiers comp­
tables et les premiers responsables
de la réussite, mais cela passe aussi
par un partenariat avec l’Etat, ac­
teur incontournable. Dans cette
perspective vertueuse, chacune
des parties a tout à gagner.
Vous imputez souvent à l’Etat
la cause des retards ou des blo­
cages, mais est­ce que les res­
ponsabilités ne sont pas à re­
chercher, aussi, de votre côté ?
J’ai toujours dit qu’on ne sauve
pas un peuple par procuration.
Nous, les Corses, nous devons, col­
lectivement, être à la hauteur des
enjeux. Mais l’Etat a une large part
de responsabilité historique dans
la situation actuelle, et c’est encore
lui qui a les ressorts de la décision,
ou de la codécision, dans des do­
maines essentiels, y compris dans
des domaines du quotidien.
L’Etat a fait un geste significa­
tif en prenant à sa charge
50 millions d’euros pour sou­
lager la Collectivité dans le
règlement de l’affaire Corsica
Ferries. Au­delà se pose la
L’Etat a pris sa part dans le règle­
ment du contentieux Corsica Fer­
ries. C’est un geste politique im­
portant. Il faut le saluer, mais, ce
qui est plus important, c’est qu’on
réussisse à construire une des­
serte maritime et aérienne con­
forme aux attentes d’un territoire
insulaire. Depuis un demi­siècle,
la question des transports mariti­
mes empoisonne la vie des Corses.
Il faut trouver un point d’équilibre
entre les intérêts de la Corse, du
continent, des citoyens et des en­
treprises, des opérateurs écono­
miques, dans une solution juridi­
quement sécurisée, économique­
ment et socialement vertueuse,
validée par la Collectivité de Corse,
l’Etat et l’Union européenne. C’est
complexe. Nous voulons travailler
en confluence avec l’Etat à cons­
truire le nouveau système qui aura
vocation à s’appliquer à partir de
janvier 2023. Je crois qu’on avance
de manière significative.
En quoi l’autonomie de plein
droit et de plein exercice que
vous revendiquez pourrait­elle
changer concrètement
le quotidien des Corses ?
L’autonomie n’est pas l’alpha et
l’oméga de la solution des problè­
mes. Elle est la déclinaison institu­
tionnelle d’une dynamique d’en­
semble à créer. Elle implique aussi
que nous soyons à la hauteur des
défis. Cependant, il y a une antino­
mie à aspirer à plus de responsabi­
lités et à être dans une logique de
dépendance renforcée en ce qui
concerne les ressources budgétai­
res. L’autonomie doit donc être
également fiscale.
Vos relations avec le préfet
Pascal Lelarge sont notoire­
ment tendues. Le changement
de titulaire du poste serait­il
à vos yeux un signal positif ?
Ce que les Corses attendent et es­
pèrent, c’est un changement radi­
cal de politique de l’Etat pour leur
territoire. Si ce choix­là est fait, il
est évident qu’il ne pourra pas être
porté par un représentant de l’Etat
qui soit en opposition avec cette
vision nouvelle. 
propos recueillis par
patrick roger
néfique « d’un point de vue politi­ mande une réforme des bourses
que » : l’Etat témoignerait ainsi de d’études, car celles­ci « ne permet­
sa « confiance (…) dans [la] jeu­ tent pas de financer convenable­
nesse, ce qui, en retour, favoriserait ment » la scolarité des étudiants.
également la confiance des jeunes Elles seraient remplacées par
dans les institutions ». Le coût « un droit de tirage de cinq ans de
pour les finances publiques ne se­ formation », dont les contours ne
rait pas anodin : de l’ordre de sont pas détaillés dans l’étude. Il
4,6 milliards à 5 milliards d’euros, s’agirait, ainsi, de graver dans le
d’après des évaluations faites marbre de la loi « le principe
en 2016 par l’administration. d’éducation et de formation tout
au long de la vie ». Comme le ré­
Réformer les bourses d’études sume Tom Chevalier dans la
Le pouvoir en place, qui est contre conclusion de son étude, toutes
une telle extension du RSA, a dé­ ces pistes visent à consacrer le
fendu une autre solution : le « statut d’adulte à partir de
« contrat d’engagement ». An­ 18 ans », en faisant « coïncider
noncé début novembre 2021 par majorité civile, majorité politique
Emmanuel Macron, le dispositif et majorité sociale ». Désormais,
s’adresse aux moins de 26 ans, qui la question est de savoir si ces
ne sont ni en activité, ni en forma­ idées réussiront à émerger pen­
tion, ni inscrits dans un établisse­ dant la campagne présidentielle,
ment d’enseignement – les NEET sachant que jusqu’à présent, le
en anglais (neither in employment thème de la solidarité a été peu
nor in education or training). Ces abordé dans le débat. 
publics se verront proposer un bertrand bissuel
FINANC E stature de François Baroin
L’ex-ministre François font de lui un choix idéal pour
Baroin nommé président la France, explique Francesco
de Barclays France Ceccato, PDG de Barclays Eu­
La banque britannique Bar­ rope, dans un communiqué.
clays a annoncé, jeudi, la no­ Il aura notamment pour mis­
mination de François Baroin, sion de participer au dévelop­
maire de Troyes, ancien mi­ pement des relations avec les
nistre et figure de la droite, grands clients de la banque. »
comme président de sa filiale M. Baroin conseillait déjà Bar­
française. « L’expérience et la clays depuis 2018. – (AFP.)
PUBLICATIONS JUDICIAIRES
01.49.04.01.82 - annonces@osp.fr
Par arrêt du 15 décembre 2021, la Cour d’appel de
Paris a condamné in solidum les sociétés Fra-Ma-
Pizz, Pizza Center France et Domino’s Pizza France
au paiement d’une amende civile de 500 000 euros
pour des pratiques restrictives de concurrence au
sein du réseau Pizza Sprint sanctionnées par l’article
L.442-6, I, 2° du code de commerce dans sa version
antérieure à l’ordonnance n°2019-359 du 24 avril
2019.
 0123
12 | france VENDREDI 21 JANVIER 2022

I M M I G R AT I O N

« Fermeté » et « humanité », la ligne

de crête de Macron sur l’immigration
La politique migratoire du chef
de l’Etat, incarnée par la loi Collomb,
n’a pas marqué de franche rupture

A
moins de trois mois de
l’élection présidentielle, la
droite a imposé l’immigra­
tion comme un sujet majeur
de campagne. Du parti Les
Républicains au Rassemble­
ment national en passant par Eric Zemmour,
les candidats rivalisent de propositions pour
afficher leur fermeté en la matière, convain­
cus d’y trouver un des points de faiblesse
d’Emmanuel Macron. Pendant ce temps­là,
le chef de l’Etat évolue sur une ligne de crête,
durcit le ton tout en cherchant à se démar­
quer de ses concurrents.
Lors de son interview, le 15 décembre 2021
sur LCI et TF1, il a, par exemple, balayé les
« absurdités » consistant à défendre l’« immi­
gration zéro » et dit ne pas croire au « grand
remplacement », mais a fait le constat de
l’échec de l’intégration. De la même manière,
le 16 août 2021, au lendemain de la chute de
Kaboul, il avait défendu « le devoir » de
protection de la France vis­à­vis des Afghans
qui fuyaient les talibans mais appelé à se
« protéger contre des flux migratoires irrégu­
liers importants ».
Le chef de l’Etat fait du « en même temps ».
Mais en prônant l’équilibre du diptyque « fer­
meté » et « humanité », selon ses propres mots,
il s’aligne en fait sur ses prédécesseurs. Son
mandat n’a, de ce point de vue, pas fondamen­
talement marqué de rupture. « On ne peut pas
dire que les choses aient été différentes du pré­
cédent quinquennat », confirme un préfet sous
le couvert de l’anonymat. « C’est la même poli­
tique, appuie un autre cadre du ministère de
l’intérieur. Le reste, c’est de l’affichage. »
Le président de la République a tenu une li­
gne « libérale et populiste à la fois » et a
« manqu[é] d’ambition », juge, à son tour,
Pierre Henry, ancien directeur de France
Terre d’Asile (FTDA), qui avait soutenu le can­
didat Macron en 2017. « On a continué à bri­
coler au doigt mouillé, sans qu’il y ait de
grande réforme sur le plan opérationnel, re­
grette­t­il. C’est comme ça depuis Valéry
Giscard d’Estaing. »
Le quinquennat de M. Macron aura été
marqué par l’adoption d’une énième loi sur
l’immigration (la septième en quinze ans),
dite « loi Collomb », qui a tôt fait de semer
des dissensions au sein de la majorité parle­
mentaire. Promulguée le 10 septembre 2018,
elle a suscité de fortes contestations des élus
de l’aile « humaniste » de La République en
marche (LRM). « Il devait y avoir un volet
ambitieux sur l’intégration mais c’est incom­
parable avec le zèle qui a été mis en faveur
d’une politique plus restrictive, plus dure »,
estime l’ex­LRM et député du Val­d’Oise
avec celle de ses prédécesseurs
Aurélien Taché, auteur d’un rapport sur
l’intégration remis en février 2018 au gou­
vernement et dont seulement une partie des
propositions ont été retenues, notamment
le doublement des heures de français pour
les titulaires de titre de séjour.
La loi Collomb a surtout marqué les esprits
pour avoir porté la durée maximale de
rétention administrative à quatre­vingt­
dix jours (alors que plus de 90 % des éloigne­
ments ont lieu avant quarante­cinq jours),
réduit les délais pour déposer une demande
d’asile, renforcé les possibilités d’éloigne­
ment des déboutés provenant de pays dit
« sûrs » ou encore créé un fichier biomé­
trique des jeunes se déclarant mineurs
étrangers isolés et confié aux préfectures un
rôle d’appui à l’évaluation de leur âge auprès
de l’aide sociale à l’enfance.
IMAGE D’IMPUISSANCE
Pour autant, à peine entrée en vigueur, la
loi Collomb est aussitôt jugée insuffisante. Le
gouvernement est confronté à des mauvais
chiffres : les expulsions ne s’améliorent pas si­
gnificativement, la demande d’asile poursuit
sa hausse et les délais d’instruction des dos­
siers ne descendent pas à six mois, comme
promis par le chef de l’Etat et en dépit des
moyens supplémentaires consacrés à l’Office
français de protection des réfugiés et apatri­
des et à la Cour nationale du droit d’asile.
En outre, le parc d’hébergement des deman­
deurs d’asile reste engorgé (bien qu’il compte
aujourd’hui plus de 110 000 places), alimen­
tant la problématique des campements de
rue dans lesquels se retrouvent Afghans, Sou­
danais et Erythréens, aux portes de Paris ou
dans les grandes agglomérations. Ce qui con­
tribue à véhiculer une image d’impuissance
des pouvoirs publics et d’afflux incontrôlé.
Début 2019, le chef de l’Etat décide alors de
faire de l’immigration un thème de la grande
consultation citoyenne organisée pour
conjurer la colère des « gilets jaunes ». Le sujet
ne remonte pas du mouvement social des
ronds­points mais l’hypothèse d’un duel face
à Marine Le Pen en 2022 se renforce. A
l’automne, un débat est, cette fois, organisé
au Parlement par M. Macron qui déclare aux
élus de la majorité vouloir « regarder en face »
la question migratoire. Là encore, le président
joue la partition du « en même temps » et dé­
fend l’idée que « pour continuer à accueillir
tout le monde dignement, on ne doit pas être
un pays trop attractif ».
A l’issue de cette séquence, un volet de
mesures libérales est annoncé qui comprend
la simplification des procédures de recours à
l’immigration professionnelle ou la réduc­
tion des taxes sur les titres de séjour. Le gou­
vernement assume aussi l’effort de solidarité
dans la répartition des migrants secourus en
Méditerranée et rappelle l’engagement tenu
d’accueillir 10 000 réfugiés en 2018 et 2019
depuis des pays de transit.
De même, il insiste sur les efforts restant à
accomplir en matière d’accès au logement et
au travail des réfugiés – sujet sur lequel « un
véritable effort a été fait » mais « beaucoup de
progrès restent à faire », estimaient les
députés Jean­Noël Barrot (Yvelines, MoDem)
et Stella Dupont (Maine­et­Loire, LRM),
auteurs d’un rapport sur l’intégration en
septembre 2020.
Reste que ce que le gouvernement met en
scène avant tout, c’est son souhait de « re­
prendre le contrôle de [la] politique migra­
toire » à travers le durcissement de l’accès
« CE QUI EST  aux soins pour les demandeurs d’asile et les
VRAIMENT  sans­papiers mais aussi par la construction
de trois nouveaux centres de rétention ad­
MARQUANT DANS ministrative. Les prises de parole d’Edouard
Philippe ou de ses ministres à l’Assemblée
CE QUINQUENNAT,  nationale ou au Sénat ont surtout été l’occa­
sion de cibler les « abus et les fraudes » des
C’EST LA PLACE  migrants venus faire du tourisme médical
PRÉPONDÉRANTE  ou qui détournent la demande d’asile. « Le
pôle sécuritaire a pris le pas », résume un
QU’ONT PRISE LES  cadre du ministère de l’intérieur.
PROBLÉMATIQUES  « UNE PLUS GRANDE BRUTALITÉ »
D’ACCÈS AUX  La nomination de Gérald Darmanin place
Beauvau, en juillet 2020, qui succède à l’ex­
PRÉFECTURES » socialiste Christophe Castaner, en témoigne.
A ses côtés, Marlène Schiappa doit mettre en
LISE FARON
scène la politique d’asile et d’« intégration ré­
Cimade
publicaine » ; elle accélère, par exemple, la na­
turalisation des travailleurs étrangers en si­
tuation régulière mobilisés pendant la crise
sanitaire du Covid­19. Là encore, on retient
surtout le style martial du maire de Roubaix
qui, par exemple, se félicite d’avoir, dès le
lendemain de sa prise de fonctions, « de­
mandé au préfet du Pas­de­Calais d’ordonner
une expulsion [d’un campement de mi­
grants] » à Calais où, ce faisant, le phéno­
mène des traversées de la Manche à bord de
petites embarcations explose. Cela débou­
chera, notamment, sur un naufrage sans
précédent au cours duquel au moins 27 per­
sonnes périssent le 24 novembre 2021.
« Le quinquennat de Macron, c’est une sorte
de continuité dans le durcissement, considère
Laurent Giovannoni, responsable du dépar­
tement accueil et droits des étrangers au Se­
cours catholique. On observe d’abord une
plus grande brutalité dans les campements et
notamment à Calais où les migrants sont har­
celés au quotidien. Ensuite, il n’y a pas eu de
dialogue avec les associations comme on a pu
en avoir avec Manuel Valls ou Bernard Caze­
neuve. Et puis il y a eu un certain manque de
courage. Je pense notamment aux démarches
qu’on a pu entreprendre après le confinement
et restées sans réponse pour régulariser les
travailleurs sans papiers qui se sont illustrés
pendant le Covid. »
Lise Faron, de la Cimade, une association
d’aide aux migrants, fait remarquer que « ce
qui est vraiment marquant dans ce quinquen­
nat, c’est la place prépondérante qu’ont prise
les problématiques d’accès aux préfectures ».
Les gens attendent aujourd’hui entre deux
mois et trois ans pour réussir à déposer une
demande de titre. « Cela traduit a minima un
désintérêt, au pire une politique de dissua­
sion », dit­elle.
Pour imprimer sa marque, le gouverne­
ment choisit d’afficher une sévérité vis­à­vis
des immigrés mis en cause pour des troubles
à l’ordre public. L’été 2020 est marqué par
l’emballement autour de faits divers impli­
quant des ressortissants tchétchènes à Dijon
ou une famille de Bosnie­Herzégovine à
Besançon. En septembre, un Pakistanais
commet une attaque terroriste devant les
anciens locaux de Charlie­Hebdo et blesse
deux personnes. Quelques jours plus tard, le
29 septembre, M. Darmanin diffuse une ins­
truction aux préfets pour leur rappeler tout
l’arsenal disponible afin de retirer leur titre
de séjour et d’éloigner les étrangers « ayant
commis des infractions graves ou représen­
tant une menace grave pour l’ordre public ».
L’ambition du ministre de l’intérieur de re­
lancer les expulsions ayant été grevée par la
mise à l’arrêt des transports et les restric­
tions aux frontières dus à la pandémie mon­
diale, le gouvernement assume, à la rentrée
2021, la brouille diplomatique en annonçant
un gel des visas accordés aux pays du Ma­
ghreb en raison de leur « refus » de délivrer
des laissez­passer consulaires nécessaires à
l’éloignement de leurs nationaux en situa­
tion irrégulière.
Pour quel résultat ? Les éloignements res­
tent largement entravés par les conséquen­
ces de la crise sanitaire tandis que la de­
mande d’asile repart à la hausse. Le mandat
se termine alors que débute la présidence
française de l’Union européenne, engluée
dans l’impasse depuis des années sur la
question de l’asile. 
julia pascual

« Les chiffres absolus maniés dans le débat public n’ont aucun sens »
Le démographe François Héran analyse le nombre d’immigrés en France comme la simple conséquence de la mondialisation

ENTRETIEN l’OCDE. Les chiffres absolus ma­

niés dans le débat public n’ont
le centre­ouest du pays et le nord­
est de l’Ile­de­France. Ces phéno­
Que peut faire le politique face
à cette réalité ?
née par le ministère de l’intérieur a
montré que 40 % des personnes
Zemmour sur Marine Le Pen a
joué à plein. J’observe que dans

F rançois Héran est sociolo­

gue et démographe. Il oc­
cupe la chaire Migrations et
Sociétés au Collège de France.
La droite a beaucoup axé sa
campagne sur l’immigration.
Certains crient au « grand rem­
placement ». Cela corres­
pond­il à la réalité ?
En 2021, les préfectures ont déli­
vré 272 000 premiers titres de sé­
jour à des étrangers hors Union
européenne. Si l’on enlève la mi­
gration saisonnière, cela fait
265 000, soit 0,4 % de population
supplémentaire, dont il faut défal­
quer les départs et les décès. Nous
sommes sous la moyenne euro­
péenne et sous la moyenne de
aucun sens, il faut raisonner en
proportion, comme on le fait pour
les statistiques de santé publique.
Même chose pour les demandes
d’asile : de 2014 à 2020, l’UE élargie
en a enregistré 5,6 millions. C’est
impressionnant à première vue,
mais pour un ensemble de
524 millions d’habitants, cela aug­
mente la population de 1,1 % en
sept ans, si l’on fait l’hypothèse
que tous les déboutés restent. En
France, la proportion est de 1 %.
Rien à voir avec une « invasion ».
Nous savons tous qu’à l’échelle
locale, les immigrés et leurs en­
fants peuvent représenter la majo­
rité de la population : les données
du recensement l’attestent. Mais
les écarts sont considérables entre
mènes de concentration s’obser­
vent dans tout le monde occiden­
tal. Il est vrai qu’il n’y a jamais eu
autant d’immigrés en France. La
part de l’immigration dans la
population est passée de 7,3 %
en 2000 à 10 % aujourd’hui. Si l’on
regarde sur deux générations,
l’immigration représente un
quart de la population. D’après le
dernier recensement, 44 % des
immigrés sont nés au Maghreb et
en Afrique subsaharienne, contre
20 % dans les années 1970 et 1980.
Il y a une infusion durable et il ne
faut pas s’en étonner. On le re­
trouve dans les pays voisins. C’est
même davantage dans des pays
comme l’Allemagne ou les Pays­
Bas. C’est une réalité banale.
Dans le domaine des migrations
ordinaires, celles qui progressent
chaque année au gré des mariages,
des contrats de travail, des études,
la capacité d’action des politiques
est très limitée. Depuis qu’on a
interdit l’immigration de travail
en 1974, ce n’est plus le marché qui
dicte les flux mais essentiellement
la mise en œuvre des droits : la li­
berté d’épouser une étrangère ou
un étranger, le droit d’asile, le droit
de vivre en famille… Les sept lois
votées sur l’immigration en
quinze ans ont contenu les flux
mais ne les ont pas réduits. Une
idée fausse très répandue consiste
à croire que l’immigration illégale
est l’ennemie de l’immigration lé­
gale. La dernière enquête Elipa me­
ayant obtenu un titre de séjour
en 2018 en raison de liens fami­
liaux étaient déjà sur le territoire
français il y a neuf ans. Une bonne
partie des « réguliers » sont passés
par des périodes d’irrégularité.
L’obsession politique corres­
pond­elle à une préoccupation
des Français ?
Les deux phénomènes s’avivent
mutuellement. Sur les douze heu­
res de débats organisés entre les
prétendants à l’investiture Les Ré­
publicains en novembre 2021, cinq
ont porté sur l’immigration ou sur
la sécurité, soit plus de 40 %, alors
que la première préoccupation
des Français était le recul du pou­
voir d’achat. La surenchère d’Eric
l’enquête « Fractures françaises »
de septembre 2020, menée après
le premier confinement, la part
des Français qui considèrent que
« les immigrés en général ne font
pas d’efforts pour s’intégrer » a
reculé pour la première fois depuis
2013, passant de 60 % à 50 %. Une
partie du public s’est rendu
compte que les immigrés occu­
paient des emplois « essentiels »
pour la continuité de la vie écono­
mique et sociale. Cela reste élevé,
bien sûr, mais les résultats varient
de 40 % pour les électeurs de gau­
che à 95 % pour les électeurs d’ex­
trême droite. Les jugements sur la
place des immigrés dans la société
sont des jugements politiques. 
propos recueillis par j. pa.

14 | france
I M M I G R AT I O N
« Ça y est, enfin, je fais partie de la France »
Près de 94 000 personnes ont été naturalisées en 2021. Rencontre avec ces nouveaux Français à Nanterre
REPORTAGE
I ROUMAINE, N’AVAIT
l y a celle qui s’attendait à
une « minicérémonie » et
celui qui ressent malgré tout
« beaucoup d’émotion », il y a
là le médecin tunisien, la secré­
taire médicale ivoirienne et la
juriste roumaine… Par­delà leurs
différences, ils sont un peu moins
d’une centaine venus, ce mardi
18 janvier, retirer leur décret de
naturalisation au guichet de la
préfecture des Hauts­de­Seine, à
Nanterre. Et ils sont tous français
désormais.
En 2021, environ 94 000 person­
nes ont obtenu la nationalité – que
ce soit par déclaration (conjoints
et enfants de Français) ou, pour
une majorité, par décret –, après
avoir fait la preuve de leur con­
naissance du pays, de leur adhé­
sion à ses valeurs et à condition de
résider depuis cinq ans au moins
en France et d’y avoir leurs « cen­
tres d’intérêt matériels et affectifs ».
Ioana (les personnes dont seul
le prénom apparaît ont requis
l’anonymat) est chic dans son
manteau de laine droit, son sac à
l’effigie d’un grand couturier sur
l’épaule et ses écouteurs de mar­
que aux oreilles. Elle tient la che­
mise qui vient de lui être remise,
contenant son décret de naturali­
sation, La Marseillaise, la Déclara­
tion des droits de l’homme et la
charte des droits et devoirs du
citoyen français. Dans un français
parfait, la jeune femme, origi­
naire de Roumanie et juriste, ex­
plique qu’elle n’avait « pas be­
soin » de la nationalité, mais elle
la voulait « par principe, pour pou­
voir voter et [s]’associer pleine­
ment au pays ».
« On voit le futur ici »
Franchement « soulagée », Hen­
riette, elle, y voit la reconnaissance
de « toutes les galères » qu’elle a
vécues. Cette femme de 49 ans,
originaire de Côte d’Ivoire, est ve­
nue dans la région parisienne il y a
presque vingt ans pour épouser
un Français. Elle a quitté son pays,
son travail, sa famille, et s’est re­
trouvée, malgré elle, dépendante
de quelqu’un. Depuis, elle a suivi
des formations, beaucoup tra­
vaillé, comme assistante de vie,
Droite et extrême droite impriment leurs idées sur l’immigration
Marine Le Pen, Valérie Pécresse et Eric Zemmour s’entendent sur le fond, mais s’opposent sur les curseurs. La gauche est sur la défensive
A Calais (Pas­de­Calais),
mercredi 19 janvier, Eric
Zemmour a effectué un
aller­retour express pour dénon­
cer dans un même élan l’Europe et
« l’invasion migratoire ». Lui qui as­
sume porter une « candidature an­
ti­immigrés » triomphe d’avoir im­
posé sa vision dans cette campa­
gne, face à une gauche plutôt sur la
défensive. Il y a deux mois, c’est le
candidat écologiste Yannick Jadot
qui se trouvait à Calais pour défen­
dre les valeurs humanistes. « On
n’est pas nombreux à dire que l’im­
migration n’est pas un problème,
avait­il constaté, y compris dans le
camp du progrès. »
A gauche, les candidats valori­
sent toujours les migrations
comme une richesse, mais en se
référant au passé. « Le facteur nu­
méro un de progrès dans l’histoire
de l’humanité… je le rappelle, juste
pour qu’on s’en souvienne », a lancé
Jean­Luc Mélenchon (La France in­
soumise), en meeting à Nantes, di­
manche 16 janvier. « Les immigrés
Henriette est venue retirer son décret de naturalisation à la préfecture des Hauts­de­Seine, le 18 janvier. SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE »
garde d’enfants ou employée d’un
supermarché. Elle a demandé la
nationalité dès 2017, mais, expli­
que­t­elle, son dossier est passé de
main en main et a végété dans les
limbes de l’administration. Elle se
souvient de son « entretien indivi­
duel de naturalisation » et des
questions qui l’ont « déstabilisée ».
Le nom du premier ministre ? « Je
ne sais pas, mais je sais qu’il est
grand ! », a­t­elle répondu à l’agent
de la préfecture qui l’interrogeait.
« Je croyais qu’ils allaient me cruci­
fier, mais je suis tombée sur une
dame assez sympa. »
Meghana et Amar, un couple de
trentenaires, sortent de leur en­
tretien. Lui tient à la main des no­
tes qu’il a révisées et sur lesquel­
les on peut lire les grandes dates
de l’histoire de France. « La dame
nous a mis à l’aise », disent­ils. Ce
couple d’Indiens est en France de­
puis 2012. « On voit le futur ici »,
ont concouru à la construction et à
l’histoire de notre pays », dit le pro­
gramme de la socialiste Anne Hi­
dalgo. A l’autre bout du spectre,
l’immigration est brandie comme
une menace pour l’avenir – de
« nos modes de vie » et de « notre
souveraineté », selon Valérie Pé­
cresse (Les Républicains, LR) et Ma­
rine Le Pen (Rassemblement na­
tional, RN), de « survie de la
France » et de « guerre sur notre
sol », selon Eric Zemmour.
Les candidats de droite et d’ex­
trême droite présentent des idées
proches, comme si leurs choix res­
pectifs n’étaient plus qu’affaire de
curseur. Tous entendent soumet­
tre leur projet par référendum
pour éviter l’intervention du Con­
seil constitutionnel sur des mesu­
res qui, en l’état, ne respectent pas
le texte fondamental.
Reprenant le vieux slogan « im­
migration zéro » de Jean­Marie Le
Pen, Eric Zemmour affirme qu’il
arrêterait toutes les entrées, y
compris celles des étudiants étran­
explique Meghana, qui a accou­
ché début janvier de leur premier
enfant. D’abord étudiants, elle est
aujourd’hui responsable marke­
ting d’une entreprise de techno­
logie dans le secteur du voyage et
lui est ingénieur d’affaires. Ils
devront attendre environ un an
avant d’obtenir une décision.
Si les nationalités concernées
par les naturalisations dans les
Hauts­de­Seine recoupent peu ou
prou le classement national –
43 % des demandes proviennent
du Maghreb, suivies de l’Afrique
francophone (Cameroun, Côte
d’Ivoire, Sénégal) –, le public pré­
sente la particularité de concen­
trer des profils qualifiés, une si­
tuation liée à la proximité du
quartier d’affaires de la Défense.
Plus de 90 % des demandes
connaissent une issue positive.
« Ça y est, enfin, je me sens chez
moi, je fais partie de la France. »
gers – « une invasion », rejetait­il en
bloc, avant d’envisager depuis peu
un « nombre très drastiquement li­
mité ». Mme Le Pen fixait, en 2012,
une limite de 10 000 entrées au to­
tal par an ; dix ans plus tard, elle
promet « la maîtrise » des flux mi­
gratoires, comme Mme Pécresse.
Cette dernière souhaite resserrer
le regroupement familial ; Marine
Le Pen l’interdire ou le limiter se­
lon les cas ; Eric Zemmour, le ban­
nir. Le polémiste suggérait aussi,
cet automne, de soumettre les ma­
riages avec un ressortissant étran­
ger à l’autorisation du préfet.
Abrogation du droit du sol
Même orientation vis­à­vis des
prestations sociales versées aux
étrangers extra­européens. Eric
Zemmour veut les supprimer ;
Marine Le Pen réserver les alloca­
tions familiales aux Français et
soumettre d’autres prestations à
cinq années de travail. Valérie Pé­
cresse pose comme condition
cinq ans de résidence. Les deux
Sandra a pleuré de joie quand elle a
su que sa demande de naturalisa­
tion avait été acceptée. Arrivée en
France à l’âge de 13 ans, la jeune
femme en a désormais 36. Elle dit
connaître mieux la France que son
pays d’origine, la Côte d’Ivoire. Sa
première demande avait été ajour­
née deux ans, à cause d’une dette
fiscale. « J’avais payé mon impôt
sur le revenu avec du retard », expli­
que­t­elle. Elle avait trouvé le refus
de l’administration « très sévère »
et failli baissé les bras. Grâce au Co­
vid­19, les choses se sont finale­
ment accélérées. Marlène
Schiappa, ministre déléguée
auprès du ministre de l’intérieur,
chargée de la citoyenneté, a de­
mandé aux préfectures de
prioriser les travailleurs étrangers
mobilisés pendant la crise sani­
taire. Un peu plus de 16 000 d’en­
tre eux ont bénéficié du dispositif.
Sandra, secrétaire médicale dans
candidats d’extrême droite sou­
haitent abroger le droit du sol ;
Mme Pécresse le transformer en
droit « non automatique », condi­
tionné à la maîtrise du français
et au respect des valeurs de la
République.
Contre l’immigration clandes­
tine, la candidate RN entend faire
de l’entrée et de la présence irrégu­
lière en France un délit et exclure
toute régularisation « sauf cas ex­
ceptionnels ». Eric Zemmour re­
fuse jusqu’aux exceptions : à ses
yeux, un Mamoudou Gassama
(naturalisé après avoir sauvé un
enfant qui allait tomber d’un im­
meuble) « n’a rien à faire chez
nous ». Mmes Pécresse et Le Pen sou­
tiennent qu’elles feraient pression
sur les pays d’origine. Eric Zem­
mour, qui parlait de 2 millions de
personnes à expulser, y ajoute le
blocage de l’aide au développe­
ment et des transferts de fonds
vers ces pays… mesure très briève­
ment défendue par Arnaud Mon­
tebourg, qui l’a ensuite regretté.
une clinique, en fait partie. De
même que Mohamed, pédiatre,
qui a été « volontaire pendant le Co­
vid pour travailler dans un service
de réanimation adulte » à l’hôpital.
Ce Franco­Tunisien de 39 ans
trouve « magnifique » qu’un pays
« offre aux gens d’acquérir la natio­
nalité par le travail ».
Un sentiment ambivalent
Au guichet des naturalisations de
Nanterre, il y a autant de sensibili­
tés qui s’expriment que de person­
nes. Andrea Cuellar­Monroy, sala­
riée d’un cabinet de conseil en in­
formatique, témoigne d’un senti­
ment complexe et parfois
ambivalent. La jeune femme de
30 ans a « réalisé » qu’elle se sentait
« plus à sa place » en France, lors­
qu’elle a rendu visite à ses parents,
en Colombie. Elle dit aujourd’hui
appartenir « aux deux pays » et,
surtout, ne « jamais » s’être sentie
Le débat sur la politique migra­
toire semble ainsi s’être rétréci,
tandis que la politique de l’asile
forme une nouvelle ligne de cli­
vage. A gauche, les candidats plai­
dent pour une meilleure coordina­
tion européenne afin que la
France prenne sa part. « C’est par
l’Europe que l’on construira notre
responsabilité, y compris en tenant
nos obligations », affirme Yannick
Jadot, tandis qu’Anne Hidalgo sou­
haite « une réforme complète du
système Dublin ». Si Jean­Luc Mé­
lenchon associe accueil des réfu­
giés et « devoir d’humanité », il pré­
fère agir, comme en 2017, sur « les
causes » des départs – guerres,
pauvreté, catastrophes climati­
ques. « Moi, ce que je propose, c’est
qu’ils aient plus besoin de s’en al­
ler », a­t­il déclaré à Nantes.
A droite et à l’extrême droite, les
candidats veulent freiner l’asile,
qu’ils présentent comme une voie
d’entrée dévoyée et une filière
d’infiltration de djihadistes. Eric
Zemmour entend le suspendre en
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
IONA, D’ORIGINE 
« PAS BESOIN » DE LA 
NATIONALITÉ, MAIS LA 
VOULAIT « PAR PRINCIPE, 
POUR POUVOIR VOTER »
immigrée. « Immigrée, dit­elle,
c’est quand on est obligé de partir.
Moi j’ai choisi la France. »
Abdessalem, lui aussi, a choisi la
France. Pour autant, il se sent im­
migré « depuis toujours ». « On me
pose tout le temps la question de
mes origines », justifie le jeune
homme de 30 ans, qui a grandi en
Tunisie avant de venir terminer
ses études de littérature à la Sor­
bonne. Professeur contractuel de
français, depuis 2016, dans un col­
lège de Meudon, il considère qu’il
est « mieux » d’être français. « C’est
une diversité, c’est Hugo, Balzac, la
liberté d’expression, le droit de vote,
pouvoir voyager partout, avoir une
réputation dans le monde qui
passe partout… », énumère­t­il. Au
moment de sa naturalisation, il a
voulu changer d’état civil et s’ap­
pelle désormais Alexis.
Il va pouvoir passer le concours
de professeur de lettres modernes
et sortir du statut précaire de con­
tractuel pour être titularisé. San­
dra, la secrétaire médicale, va, elle
aussi, pouvoir tenter des concours
de la fonction publique hospita­
lière. Elle n’aura surtout plus
« honte » de devoir montrer sa
carte de séjour. « Ça choquait mes
collègues », confie­t­elle.
Tous sont soulagés d’être débar­
rassés des lourdeurs administrati­
ves. « Tous les ans, je venais faire la
queue devant la préfecture à partir
de 4 heures du matin pour renouve­
ler mon titre de séjour », rapporte
Mme Cuellar­Monroy.
Ce jour­là justement, ils sont une
petite centaine devant la préfec­
ture, réunis pour demander leur
régularisation. Des travailleurs
sans papiers d’une entreprise d’in­
térim spécialisée dans le BTP et
leurs soutiens. Pour eux, le che­
min est encore long. 
julia pascual
dépit de la convention de Genève
de 1951. « On ne tend pas la main à
des gens qui vont nous remplacer.
C’est nous qui allons crever », en­
fonçait­il en octobre. Marine Le
Pen et Valérie Pécresse souhaitent
que les réfugiés obtiennent leur
statut dans les consulats français à
l’étranger. Durcissant l’idée des
« hotspots », la candidate LR ajoute
qu’un demandeur d’asile ayant at­
teint une frontière européenne
sera placé en « centre fermé » le
temps de la procédure.
Le débat s’est ainsi déplacé sur
l’intégration et l’identité. C’est là
l’obsession du « grand remplace­
ment » de M. Zemmour. « Il suffit
que les Français aillent dans la rue,
dans le métro » pour le voir, lâ­
chait­il sur BFM­TV, le 12 janvier.
Défendue par Nicolas Sarkozy, la
« France de la diversité, de toutes les
couleurs et de toutes les religions »
n’apparaît plus dans les program­
mes que comme un non­dit à va­
leur de repoussoir. 
ivanne trippenbach
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022 | 15

Alerte sur l’endettement des pays pauvres
Le secteur privé est devenu le premier prêteur de ces Etats, ce qui complique la restructuration de leur dette

U
ne crise de la dette
menace les pays à bas
revenus, déjà fragili­
sés par une hausse de
la pauvreté, une reprise économi­
que plus lente que dans les écono­
mies industrialisées et une pénu­
rie de vaccins, qui les rend vulné­
rables à la propagation du Co­
vid­19. La pandémie a également
creusé leurs déficits budgétaires.
Plus de la moitié des Etats pauvres
sont aujourd’hui en surendette­
ment ou en risque de surendette­
ment, contre 30 % en 2015.
Les défauts de paiement avaient
jusqu’ici été évités grâce au sou­
tien financier de la communauté
internationale. Le Fonds moné­
taire international (FMI) a versé à
90 pays une aide de 170 milliards
de dollars (150 milliards d’euros)
depuis le début de la crise sani­
taire, en mars 2020. Elle s’est ajou­
tée à une hausse exceptionnelle
de ses droits de tirage spéciaux
(un instrument monétaire), déci­
dée à l’été 2021, ce qui a permis aux
pays désargentés de récupérer
21 milliards de dollars supplémen­
taires. « Mais les Etats ont utilisé
toutes leurs réserves et sont à bout
de souffle », prévient l’économiste
Carlos Lopes, professeur à l’uni­
versité du Cap, en Afrique du Sud.
D’autant que l’initiative de sus­
pension du service de la dette
(ISSD), mise en place par le G20 en
avril 2020, qui avait permis à
48 pays fragiles de suspendre le
remboursement de près de
13 milliards de dollars de prêts, a
pris fin en décembre 2021. Avec un
tarissement de l’aide financière et
le durcissement de la politique
monétaire de la Réserve fédérale
américaine, qui risque de renché­ pays à bas et moyen revenus. Il dé­ principaux pays prêteurs de la pla­ de traitement de la dette reposant qui permet de réduire le coût de
rir le coût des emprunts, les pro­ tenait ainsi 40 % de la dette exté­
Le durcissement nète, a de fait perdu ces dernières sur les principes du « consensus », résolution du problème de la
chains mois vont être compliqués rieure totale de l’Afrique en 2019, de la politique années son rôle central dans les de la « solidarité », de la « transpa­ dette et, surtout, d’accélérer les
pour les nations impécunieuses. contre seulement 17 % vingt ans négociations de restructuration. rence » et de la « comparabilité de procédures. Toutefois, ces clauses
plus tôt. « C’est une bonne nou­
monétaire de la A eux seuls, la Chine et les inves­ traitement » entre les différents ne concernent que la moitié des
« Chocs externes » velle, car c’est le signe que les inves­ Réserve fédérale tisseurs privés, qui n’en font pas créanciers. contrats signés dans le monde.
La pandémie n’a fait qu’accentuer tisseurs sont optimistes sur les partie, pèsent désormais près de « Nous pourrions assister à l’ef­
une tendance de fond. La dette ex­ perspectives de croissance, estime
américaine la moitié des remboursements Clauses d’actions collectives fondrement économique de cer­
térieure de ces Etats a doublé ces Arthur Minsat, économiste au risque de d’emprunts des 73 pays les plus Dans son rapport de janvier, la tains pays si les créanciers du G20
dix dernières années, pour attein­ centre de développement de pauvres. « Or, il est plus difficile de Banque mondiale évoque le n’acceptent pas d’accélérer les res­
dre, en 2021, 58 % de leur produit l’OCDE. Mais lorsqu’elles sont émi­
renchérir le coût créer des groupes qui représentent « manque de mesures encoura­ tructurations de dette et de sus­
intérieur brut, un niveau appro­ ses en devises étrangères et à des des emprunts les intérêts des créanciers privés, geant la participation du secteur pendre le service de la dette
chant celui observé pendant les taux plus élevés que la moyenne, car ce ne sont plus seulement des privé », qui « peut limiter l’effica­ pendant les négociations corres­
années 1980, une décennie noire ces dettes rendent les pays débi­ banques comme autrefois, mais cité de tout accord négocié ». Elle pondantes, a plaidé, en décem­
où ils s’étaient enfoncés dans la teurs vulnérables à des chocs ex­ caires ou obligataires détenues des acteurs divers comme des prône également « l’adoption de bre 2021, Kristalina Georgieva, la
crise. « En raison de la hausse bru­ ternes comme celui du Covid. » par des banques françaises se fonds de pension, des fonds de pla­ mesures statutaires ou légales directrice générale du FMI. Dans
tale de l’endettement pendant la Une étude publiée en octo­ trouvent dans des pays africains cement et même des fonds vau­ pour empêcher les recouvrements le même temps, il est capital que
récession mondiale liée à la crise bre 2021 par Oxfam et la plate­ identifiés par le FMI comme à ris­ tours », explique Hélène Rey, pro­ préférentiels des créanciers du sec­ les créanciers du secteur privé
du Covid­19, en 2020, la vague de forme française Dette & Dévelop­ que élevé de surendettement ou fesseure d’économie à la London teur privé », à savoir ceux qui accordent des allégements de
la dette s’est transformée en tsu­ pement montre, par exemple, en situation de surendettement. Business School. exigent, par le biais de certaines dette à des conditions compara­
nami », s’inquiètent plusieurs que la banque française Crédit « Le nombre de plus en plus im­ En novembre 2020, les pays du clauses dans des contrats, d’être bles. » Encore faut­il que les agen­
économistes, dans une étude pu­ agricole détient 1,5 milliard de portant de créanciers privés et G20 s’étaient accordés sur un remboursés en priorité. ces de notation ne sanctionnent
bliée en novembre 2021 par la dollars d’obligations souveraines d’instruments financiers divers nouveau cadre de restructuration L’institution sise à Washington pas les pays qui bénéficient d’une
Banque mondiale. émises par des pays éligibles à complique encore davantage la ré­ pour les pays en difficultés qui vante également les mérites des restructuration en abaissant leur
Or, le nouveau profil des créan­ l’ISSD, dont 106 millions de dol­ solution du problème de la dette », intègre la Chine, aux côtés des clauses d’actions collectives, qui note souveraine, ce qui renchéri­
ciers complique les restructura­ lars dus par la Zambie, un pays en écrit la Banque mondiale dans membres du Club de Paris. Seuls prévoient des prises de décision à rait le coût de leurs financements
tions. En dix ans, le secteur privé défaut de paiement. Selon cette son rapport publié début janvier. trois pays – le Tchad, l’Ethiopie et la majorité des investisseurs pri­ extérieurs. 
est devenu le premier prêteur des étude, la moitié des créances ban­ Le Club de Paris, qui réunit les la Zambie – ont sollicité ce cadre vés plutôt qu’à l’unanimité – ce julien bouissou

Les chaînes d’approvisionnement chinoises à l’épreuve d’Omicron

L’arrivée du variant, dont les foyers se multiplient dans le pays, perturbe l’activité et remet en question la politique zéro Covid de Pékin

shanghaï ­ correspondance jets dont l’envoi prend plusieurs 13 millions d’habitants de rester port de marchandise. Tianjin, tude lors d’une conférence télé­ Shehzad Qazi, directeur du cabi­
jours est extrêmement improba­ chez eux pendant trois semaines, autre cité industrielle et por­ phonique, le 10 janvier : « Nous net d’analyse économique China

U ne fois de plus, la Chine

se tend. Après une conta­
mination non tracée à
Pékin avec le variant Omicron, les
autorités sanitaires pensent avoir
trouvé le coupable : une lettre en­
voyée du Canada, reçue par une
patiente, le 11 janvier. Après y
avoir découvert des traces du Co­
vid­19, le Centre pour la préven­
tion des maladies de Pékin a dé­
conseillé l’achat de produits im­
portés, tout en recommandant
l’usage de gants en latex et d’un
masque pour ouvrir des courriers
provenant de pays à haut risque.
L’Organisation mondiale de la
santé a beau estimer que la trans­
mission par contact avec des ob­
ble, la Chine, qui applique une to­
lérance zéro face au virus, refuse
de prendre le moindre risque.
Quitte à perturber les chaînes
d’approvisionnement du pays.
Ces dernières semaines, le va­
riant Omicron met à l’épreuve
cette politique zéro Covid. Malgré
les mesures toujours plus strictes,
une soixantaine de cas ont été
officiellement déclarés à travers
le pays, mercredi 19 janvier. Dans
les villes les plus touchées, les
autorités ont imposé des confine­
ments qui rappellent les premiè­
res heures de l’épidémie, à Wu­
han, il y a deux ans.
Xi’an, métropole du centre de la
Chine, a ainsi donné l’ordre à ses
à partir du 22 décembre 2021, sans
la moindre autorisation de sortie,
ce qui a causé des problèmes d’ap­
provisionnement en nourriture
pendant plus d’une semaine. La
ville était confrontée à un foyer
du variant Delta. L’arrivée d’Omi­
cron, encore plus contagieux, ris­
que de pousser la stratégie zéro
Covid à sa limite, et pose la ques­
tion de sa soutenabilité.
Depuis début janvier, plusieurs
villes portuaires chinoises ont été
touchées par des foyers de Covid :
Dalian au Nord, Shenzhen au Sud,
et Ningbo, au sud de Shanghai, le
troisième port de marchandises
au monde. Cela a eu une inci­
dence sur les opérations de trans­
tuaire, à l’est de Pékin, est la pre­
mière à avoir fait face à un foyer
du variant Omicron sérieux, dé­
but janvier.
Production au ralenti
Résultat : Toyota et Volkswagen
ont dû fermer leurs usines dans
la ville. Faurecia, le constructeur
français de composants automo­
biles, également présent, a réussi
à maintenir la production, mais
au ralenti, en conservant le plus
d’employés possible sur son site,
explique une source interne. Le
site d’assemblage d’Airbus à
Tianjin n’a pas été affecté, mais le
patron du groupe, Guillaume
Faury, a fait part de son inquié­
observons avec attention ce qui
se passe là­bas, parce qu’Omicron
a le potentiel de changer significa­
tivement la situation en Chine,
comparé à 2020 et 2021. »
A Xi’an, les géants des puces
électroniques Samsung et Mi­
cron, qui produisent des cartes
mémoire NAND dans la ville, ont
tous deux déclaré des perturba­
tions début janvier. Mardi, la
ville est sortie de plus de trois se­
maines de confinement dur,
après n’avoir enregistré aucune
contamination locale et ce, pour
la première fois.
« Ces confinements intermittents
sont le plus gros risque pour l’éco­
nomie chinoise en 2022, estime
Beige Book. Selon les données que
nous suivons, l’activité manufac­
turière a explosé en 2020 et début
2021, sur fond de reprise mondiale,
mais elle a commencé à baisser au
troisième trimestre. A l’époque, les
coupures de courant ont beaucoup
pesé sur l’activité. Aujourd’hui, ce
problème est résolu, mais le zéro
Covid est le problème numéro un.
Au­delà de l’industrie, cela a un
fort impact sur les services et la
consommation. » Le 11 janvier,
Goldman Sachs a abaissé ses pré­
visions de croissance pour la
Chine de 4,8 % à 4,3 % pour 2022,
en prenant en compte les risques
liés à Omicron. 
simon leplâtre
 0123
16 | économie & entreprise VENDREDI 21 JANVIER 2022

Scandale financier H2O : Times mentionne dans un article

les liens étroits entre H2O AM
et Lars Windhorst. Aussitôt, le
groupe d’évaluation financière
Comme plusieurs centaines
d’épargnants, ce gros investisseur
a décidé de rejoindre l’association
Collectif porteurs H2O, pour ten­
CONJO NCTU RE
La BCE veut rassurer
sur l’inflation
La présidente de la Banque

la révolte des épargnants

Morningstar suspend la notation
d’un fonds H2O, « la concentra­
tion des placements sur une série
de sociétés liées au même indi­
vidu » étant « une source d’inquié­
Les placements sulfureux de ce fonds spéculatif, tude ». S’ensuit un début de pani­
que chez les investisseurs et des
filiale de Natixis, ont lésé des milliers de particuliers retraits massifs chez H2O, de l’or­
dre de 8 milliards d’euros en quel­
ques jours, sur un total de 34 mil­
liards d’encours. Ce mouvement
ter de récupérer ses fonds. « Nous
estimons que H2O a acheté
2,8 milliards d’euros d’obligations
du groupe Tennor et que,
aujourd’hui, cet investissement ne
vaut plus que 1 milliard d’euros,
après la dernière décote », relève le
président de cette association,
Gérard Maurin, conseiller en ges­
tion de patrimoine, qui détient
15 000 euros bloqués dans les
centrale européenne (BCE),
Christine Lagarde, estime
qu’en 2022 les prix vont « se
stabiliser et baisser graduelle­
ment au cours de l’année », a­
t­elle déclaré, jeudi 20 janvier,
sur France Inter. Selon l’insti­
tut monétaire, l’inflation de­
vrait s’établir à 3,2 % cette an­
née en zone euro, et son recul
devrait se poursuivre en 2023

J
e pourrais encore en parler
longtemps : c’est un roman ! »
Interrogé par la commission
des finances du Sénat en
mars 2021, Robert Ophèle, le
président de l’Autorité des mar­
chés financiers (AMF), se montre
intarissable sur le scandale finan­
cier H2O Asset Management
(AM), un fonds spéculatif à la fran­
çaise, filiale de Natixis (groupe
Banque populaire Caisse d’épar­
gne), mis en difficulté par des in­
vestissements hasardeux. Ce « ro­
man », Agnès Pratviel, retraitée de
la région de Grenoble, ex­secré­
taire administrative à l’hôpital, y a
pris part, à son corps défendant.
Comme des dizaines de milliers
d’épargnants en France, en Eu­
rope et au­delà, elle a placé une
partie de ses économies dans des
fonds H2O, par le biais d’une assu­
rance­vie. Sa conseillère en ges­
tion de patrimoine lui a recom­
mandé cet investissement.
« Elle nous a dit que ces fonds
étaient sûrs, qu’ils surperfor­
maient en permanence. Idéal si
nous voulions booster notre épar­
gne », souligne son mari, Jean­
Pierre Pratviel. Mais quand le
couple constate une sous­perfor­
mance, à l’été 2020, et veut s’en
débarrasser, « elle nous a dit qu’on
ne pouvait pas vendre ». Sur les
10 400 euros investis, quelque
1 800 euros restent en effet blo­
Faute
d’interlocuteurs,
le Collectif
porteurs H2O
s’est tourné
vers le tribunal
de commerce
de Paris
qués. « Je n’ai toujours pas compris
pourquoi », déplore M. Pratviel.
En mai 2020, Véronique Lajoi­
nie, enseignante à la retraite dans
le Calvados, a investi 5 700 euros
dans des fonds H2O, également à
travers une assurance­vie propo­
sée par un conseiller en gestion
de patrimoine. « Aujourd’hui, j’ai
1 400 euros dehors, gelés dans des
side pockets [fonds cantonnés],
s’alarme­t­elle. Or je ne sais pas
comment suivre ça, je n’y connais
rien, je suis plutôt une littéraire.
Je voulais bien prendre un peu de
risques, mais pas tant que ça. »
Les petits épargnants sont loin
d’avoir été les seuls piégés par le
scandale financier H2O. De très
gros patrimoines en font égale­
ment les frais. Jean­Luc Durand,
ancien avocat de 56 ans, a d’abord
gagné beaucoup d’argent grâce à
H2O. « De 2012 à 2020, tout se pas­
sait bien, avec 10 % en moyenne de
plus­values par an, reconnaît­il.
Jusqu’à ce que je découvre dans la
presse un avertissement de l’AMF,
en 2020. Mon conseiller en gestion
de patrimoine, qui a lui même
beaucoup investi dans H2O, n’était
informé de rien. »
Pendant près de dix ans, la so­
ciété de gestion d’actifs créée à
Londres en 2010 a fait gagner
beaucoup à ceux qui lui ont confié
leur argent. Le patron de H2O AM,
Bruno Crastes, gérant star, cow­
boy des marchés financiers, réa­
lise des performances hors norme
en prenant des paris, par exemple
sur la dette grecque, à quitte ou
double. Avant que le vent tourne.
Le banquier a choisi d’appeler sa
« boutique » H2O pour mettre en
avant la bonne liquidité de ses
fonds, c’est­à­dire la rapidité
d’achat et de vente des actifs.
Pourtant, à partir de 2015, la so­
ciété commence à acheter des
dettes privées (non cotées, donc
très peu liquides) émises par des
entreprises du groupe Tennor,
fondé par un sulfureux homme
d’affaires allemand, Lars Wind­
horst. Il a à son passif deux failli­
tes, a été poursuivi pour fraude,
détournement de fonds et abus
de confiance, et les sociétés de sa
holding sont en difficulté.
Les problèmes commencent
lorsque, en juin 2019, le Financial
augmente proportionnellement
les expositions aux actifs illiqui­
des de Lars Windhorst.
La situation devient intenable
lorsque, en mars 2020, au début
la crise sanitaire, la chute brutale
des marchés financiers entraîne
une forte perte de valeur des ac­
tifs liquides. La proportion des
actifs illiquides dans le total de­
vient trop importante. Impossi­
ble d’attribuer une valeur à ces
titres, devenus invendables. En
août 2020, l’AMF intervient pour
demander la suspension de plu­
sieurs fonds H2O, rendant im­
possibles dépôts et retraits.
« Valorisation artificielle »
Quelques mois plus tard, en octo­
bre, une scission se produit au
sein de ces fonds pour cantonner
la partie illiquide (la dette du
groupe Tennor), placée en liqui­
dation. Depuis un an et demi, les
avoirs de dizaines de milliers
d’épargnants se retrouvent ainsi
bloqués dans ces side pockets. Qui
plus est, leur valeur estimée par
H2O a été violemment décotée,
au 31 décembre 2021.
« J’avais 195 000 euros bloqués
dans les side pockets, en
août 2020. Aujourd’hui, cela vaut
117 000 euros, constate Jean­Luc
Durand. Mais il s’agit là d’une va­
lorisation artificielle, ça ne vaut en
réalité certainement plus rien. »
fonds cantonnés.
« Ces 2 milliards manquants, je
suis convaincu qu’on ne les retrou­
vera pas, pronostique­t­il, car
Tennor a été mis en faillite en no­
vembre [2021] pour une créance de
30 millions d’euros, signe qu’il n’y
a plus du tout d’argent. » Un tribu­
nal néerlandais avait alors dé­
claré la holding du groupe Tennor
en cessation de paiements. Une
décision finalement annulée en
seconde instance, en décembre,
Lars Windhorst étant parvenu à
obtenir de ses créanciers un mo­
ratoire de six mois.
Des rebondissements dont les
épargnants lésés ignorent tout, la
plupart du temps. H2O AM limite
strictement ses communications
sur l’affaire, estimant qu’il s’agit
du meilleur moyen de récupérer
l’argent de ses clients. L’AMF se
garde de tout commentaire.
Quant à Natixis, il travaille à se dé­
sengager du capital de sa filiale
H2O. Faute d’interlocuteurs, le
Collectif porteurs H2O s’est
tourné vers le tribunal de com­
merce de Paris, afin que soit dési­
gné un expert pour quantifier le
préjudice subi. « Notre dénoue­
ment idéal, avance Gérard Mau­
rin, serait la création d’un fonds
pour dédommager les épargnants,
sur le modèle du fonds pour les vic­
times de [Bernard] Madoff. » 
véronique chocron
et en 2024.
La Chine assouplit
sa politique monétaire
Jeudi 20 janvier, la banque
centrale chinoise a abaissé,
pour la seconde fois en deux
mois, l’un de ses taux d’inté­
rêt de référence, de 3,80 % à
3,70 %, pour soutenir l’écono­
mie. La mesure intervient
après la publication des chif­
fres de la croissance du pays,
qui ont montré un ralentisse­
ment au quatrième trimestre
2021 (+ 4 %), après + 4,9 %
au troisième. – (AFP.)
DÉVELO PPEME NT
Les investissements
directs étrangers
ont rebondi en 2021
Après la chute de 2020 liée
à la pandémie de Covid­19,
les investissements directs
étrangers ont bondi de 77 %
en 2021, à 1 650 milliards
de dollars (1 450 milliards
d’euros), souligne un rapport
de la Conférence des Nations
unies sur le commerce et
le développement, publié
mercredi 19 janvier. Mais
la reprise est inégale :
ils ont augmenté de 199 %
dans les économistes avan­
cées, contre 19 % dans les
pays les moins développés.

Devant le Sénat, Vincent Bolloré

relativise son rôle dans les médias
L‘industriel breton assure que CNews n’est pas une chaîne d’opinion
HORS-SÉRIE

LES V incent Bolloré est le

simple conseiller d’un
très modeste groupe à
tresse d’école à ses parents. « Ma
capacité personnelle à imposer
des choses n’est pas très impor­
d’audition se soit écoulée pour
que le sénateur communiste
Pierre Laurent le démente dans

PEUPLES
l’échelle des géants américains tante », a­t­il insisté. Convoqué cette minimisation et conteste le
et asiatiques. Il n’y a quasiment par le Sénat, Vincent Bolloré fait que les idées d’Eric Zemmour,

CARTES
EN
aucun pouvoir, si ce n’est celui
de donner son avis. Sa chaîne
CNews, qui a placé Eric Zem­
mour sur la rampe de lancement
à l’élection présidentielle, n’est
absolument pas une Fox News à
la française.
Les sénateurs, qui ont ouvert
une commission d’enquête sur la
concentration des médias, le
24 novembre 2021, ont offert,
mercredi 19 janvier, un boule­
vard au premier actionnaire de
Vivendi, qui a pu, sans grande
contradiction, développer cette
étonnante rhétorique.
« Je réponds à titre individuel, je
n’ai aucun titre », a commencé
par assurer l’industriel breton,
tel un promeneur entré au Sénat
par courtoisie. Il s’en est fallu de
peu qu’on doute de l’intérêt qu’il
y avait, pour les parlementaires,
d’entendre le patron d’un groupe
de presse (Prisma, et bientôt
Le Journal du dimanche et Paris
La notion de peuple ne cesse d’être convoquée par l’actualité. Les Match, du groupe Lagardère), de
peuples autochtones défendent leurs droits, le populisme progresse radio (Europe 1, également chez
dans une Europe qui se barricade face aux migrations, les tensions Lagardère), de télévision (Ca­
«ethniques» perdurent dans de nombreux pays du monde… nal+), de cinéma et d’édition qui,
de toute évidence, avait décidé de
À l’heure des revendications identitaires, ce hors-série revient sur la livrer des vérités alternatives sur
façon dont se sont construits les peuples et les États-nations au fil du son propre compte.
temps, et sur ce qui les définit : une langue, un territoire, une culture,
un récit fondateur… « Démocrate-chrétien »
« Je n’ai pas le pouvoir de nommer
Pas aussi simple qu’il n’y paraît. qui que ce soit à l’intérieur des
chaînes, je peux proposer, donner
LES PEUPLES EN CARTES mon avis », a soutenu celui qui
est officiellement simple « con­
Un hors-série seiller » de Vivendi, officieuse­
124 pages - 14 € ment son premier capitaine. Une
Chez votre marchand de journaux sorte de manie, héritée, selon lui,
de l’enfance : « Vincent se mêle de
et sur lemonde.fr/boutique
tout, il n’a plus qu’à prendre ma
place », aurait expliqué sa maî­
avait pourtant dû prêter ser­
ment, un faux témoignage dans
cette enceinte étant passible de
sanctions.
Interrogé sur la nature de ses in­
tentions à la tête de son groupe,
le presque septuagénaire, en
costume gris perle, s’est défendu
de toute entreprise politique
ou idéologique. Se présentant
comme un « démocrate­chré­
tien », attaché à la liberté d’expres­
sion – au point de citer la phrase
sempiternellement prêtée à Vol­
taire (« Je ne suis pas d’accord avec
vous, mais je me battrai jusqu’à
ma mort pour que vous ayez le
droit de le dire ») pour revendi­
quer l’accueil réservé par CNews à
Eric Zemmour, il a également dé­
menti le fait que celle­ci soit une
chaîne d’opinion. « Ça n’a pas d’in­
térêt », a­t­il assuré, alors que les
émissions accueillent surtout des
chroniqueurs classés à droite,
voire à l’extrême droite.
S’étonnant qu’on lui reproche
d’avoir offert une telle vitrine au
candidat de Reconquête ! à l’élec­
tion présidentielle (et pas à RTL
ou à France 2, qui ont assuré sa
notoriété avant lui), il s’est de­
mandé pourquoi, à l’inverse, il
n’était pas qualifié de « décons­
tructionniste », puisque c’était Le
Petit Robert, dictionnaire publié
aux éditions qu’il possède, qui
avait introduit le pronom « iel »
dans sa dernière édition.
« Le Vivendi d’aujourd’hui est
plus petit que celui d’il y a vingt
ans et à l’époque, personne n’y
trouvait à redire », a­t­il rappelé,
tout à son souci de relativiser son
pouvoir d’influence. Il aura fallu
attendre qu’une heure et demie
une nouvelle fois condamné,
lundi 17 janvier, pour incitation
à la haine raciale, puissent être à
ce point banalisées sur CNews.
Retraite au 17 février
Puis, quelques minutes avant la
fin, dans ce qui a ressemblé à un
baroud d’honneur, David Assou­
line (groupe Socialiste, écologiste
et républicain) a évoqué les licen­
ciements du journaliste sportif
Stéphane Guy et de l’humoriste
Sébastien Thoen à la fin de
l’automne 2020 et d’une partie
de la rédaction des sports de Ca­
nal+, ou la réorganisation de la
rédaction d’Europe 1. Mais sans
l’interroger directement sur le
sujet, ce qui a permis à Vincent
Bolloré d’esquiver.
Il a, en revanche, profité de la
parole offerte par les sénateurs
pour affirmer qu’il prendrait
bien sa retraite, comme prévu, le
17 février. « J’espère pouvoir fêter
le bicentenaire du groupe à Ergué­
Gabéric », dans le Finistère, ce vil­
lage situé près de Quimper, où
siège toujours le groupe qui porte
son nom, et dont il a fait passer
le chiffre d’affaires « de 20 mil­
lions à 20 milliards » d’euros en
quelque quarante ans.
Pour la suite, il faudra voir avec
ses « successeurs » chez Vivendi,
a­t­il dit à plusieurs reprises, ci­
tant son fils Yannick, président du
conseil de surveillance, Arnaud de
Puyfontaine, à la tête du direc­
toire, et Maxime Saada, président
du directoire de Canal+. Une façon
de démentir les soupçons de faux
départ qui lui collent à la peau. 
sandrine cassini
et aude dassonville
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022 économie & entreprise | 17

PERTES & PROFITS | FINANCE
p ar phi l i ppe e scand e Un rapport parlementaire propose
Quand l’argent 76 solutions contre la désindustrialisation
coule à flots La commission d’enquête insiste sur la nécessité de « réconcilier les Français avec l’industrie »

Au début des années 2000, cer­

tains assuraient que Goldman
Sachs était l’une des rares entre­
prises communistes des Etats­
Unis. Elle redistribuait abondam­
ment ses profits à ses employés, à
tel point que le plus modeste as­
sistant y était millionnaire. Ce
temps béni serait­il revenu à Wall
Street ? Selon le Financial Times,
les stars de la banque américaine
– Morgan Stanley, JPMorgan
Chase, Citigroup, Goldman Sachs
et Bank of America – ont versé
pour 142 milliards de dollars
(125 milliards d’euros) de salaires
et bénéfices à leurs employés
en 2021. Deux fois ce que rapporte
l’impôt sur le revenu en France.
Creusement des inégalités
Pour sauver le monde de la réces­
sion, notamment durant la crise
sanitaire, les banques centrales
ont créé, par leurs politiques de
rachats d’actifs et de taux d’inté­
rêt voisins de zéro, un océan
d’argent dont les premiers béné­
ficiaires ont été les banques d’af­
faires et les fonds d’investisse­
ment. Le plus grand d’entre eux,
BlackRock, a annoncé avoir dé­
passé en 2021 la barre des
10 000 milliards de dollars sous
gestion, l’équivalent du produit
intérieur brut de la zone euro.
Cet argent propulse la Bourse
vers les sommets et finance lar­
gement les entreprises. Selon
une étude du cabinet PitchBook,
citée par l’AFP, les fonds de capi­
tal­investissement ont placé
1 200 milliards de dollars aux
Etats­Unis en 2021, soit 50 % de
plus qu’en 2019, et 754 milliards
en Europe (+ 60 %). Par étonnant
qu’en France, les licornes surgis­
sent à chaque coin de rue.
Effet positif donc, les entrepre­
neurs trouvent des finances pour
leurs projets, même les plus ris­
qués. Cet argent va aussi être
utile pour financer la transition
énergétique. Selon le cabinet Mc­
Kinsey, l’Europe va avoir besoin
de près de 30 000 milliards
d’euros d’ici à 2050 pour attein­
dre ses objectifs de neutralité
carbone. Pour Larry Fink, le pa­
tron de BlackRock, cette manne
est donc une chance, pourvu que
les investisseurs comprennent
que leur intérêt de long terme est
de financer la croissance durable.
Mais l’histoire nous apprend
aussi que l’argent trop facile est
rarement bon conseiller. En ré­
munérant exagérément le capi­
tal par rapport au travail, il
creuse les inégalités entre les mé­
nages, mais aussi entre les pays
développés qui peuvent se per­
mettre de telles politiques et les
autres. Et puis, son odeur fait vite
tourner la tête. Le procès Wendel,
qui se déroule à Paris, raconte à
lui seul la folie des années 2000,
avec ses gros chèques versés
dans des filiales au Luxembourg
ou ailleurs pour échapper au fisc
français au nom de l’émergence
des licornes de l’époque. Il est si
facile devant un gros billet de
perdre le sens de la mesure. 
A près l’audition de plus de
135 interlocuteurs, minis­
tres, anciens ministres,
experts, représentants de l’indus­
trie et responsables syndicaux, la
commission d’enquête de l’Assem­
blée nationale sur la désindustria­
lisation a rendu son rapport, mer­
credi 19 janvier. Une « feuille de
route » pour la réindustrialisation
de la France, dont le rapporteur, le
député PS Gérard Leseul, souhai­
terait que les candidats à la prési­
dentielle se saisissent. Créée en
juillet 2021, après que la pandémie
et ses pénuries de masques ou de
composants électroniques ont
mis en évidence des pertes de ca­
pacité de production ou de savoir­
faire en France, la commission
était chargée « d’identifier les fac­
teurs ayant conduit à la chute de la
part de l’industrie dans le produit
intérieur brut [PIB] et de définir les
moyens à mettre en œuvre pour
relocaliser l’industrie, et notam­
ment celle du médicament ».
Le nombre d’emplois industriels
comme la part de la valeur ajoutée
industrielle dans le PIB ont été
divisés par deux en cinquante ans,
faisant de la France l’économie la
plus désindustrialisée du G7, avec
celle du Royaume­Uni.
Les causes ont déjà été identi­
fiées ces dernières années par
nombre de travaux cités par la
commission, des rapports de
France Stratégie à ceux du Conseil
d’analyse économique ou de la
Cour des comptes : des « évolu­
tions structurelles » et « des choix
rétrospectivement discutables », à
l’image du concept d’entreprise
sans usine ou fabless, popularisé
en 2001 par Serge Tchuruk, PDG
d’Alcatel, « une utopie coûteuse en
« Il faut sortir
du clivage qu’on
connaît trop en
en établissant une cartographie
des activités et produits exposant
le pays à une dépendance vis­à­
vis de ses concurrents. Ce dia­
gnostic partagé n’existe pas, et
termes de perte d’emplois et de France, patrons aucune instance n’est chargée de
souveraineté ». Elle a conduit à des résoudre ces vulnérabilités à
délocalisations massives de la
contre salariés » moyen ou à long terme.
production dans des pays censés GÉRARD LESEUL Le rapport rappelle certains
être les « ateliers du monde », les­ député PS, rapporteur « bienfaits » de la crise, les investis­
quels sont, depuis, montés en de la commission d’enquête sements permis par le plan de
gamme et rivalisent avec la sur la désindustrialisation relance et France 2030 étant loués
France, y compris en termes de re­ par tous les auditionnés. Mais
cherche et développement (R&D). pourquoi, interroge­t­il, ne pas
rités à donner à la politique in­ conditionner, à l’avenir, les aides
Manque de compétitivité dustrielle à long terme. En organi­ ainsi pourvues à des engagements
La mondialisation, le manque de sant « une grande conférence in­ « en termes de localisation d’activi­
compétitivité de l’industrie fran­ dustrielle nationale » sur le terri­ tés, d’emplois, de compétences et de
çaise (coût du travail et fiscalité), toire, avec l’ensemble des parties partage équitable de la valeur » ?
mais aussi sa financiarisation, le prenantes (Etat, régions et inter­ Le rapport suggère de pérenniser
choix de la rentabilité à court communalités, entreprises, par­ certaines mesures prises depuis
terme plutôt que d’investir dans tenaires sociaux, représentants deux ans. Comme celle d’abaisser
la R&D, ou le positionnement de l’éducation nationale et de la à 10 % le seuil d’acquisition des
dans le milieu de gamme sont société civile). Mais aussi en ren­ droits de vote permettant le con­
autant de facteurs qui ont forçant à 25 % ou à 30 % la pré­ trôle par l’Etat des investissements
conduit à la désindustrialisation. sence des représentants des sala­ étrangers dans des sociétés fran­
Tout comme « l’écosystème » in­ riés dans les conseils d’adminis­ çaises stratégiques. Il plaide pour
dustriel français, fait de TPE, de tration des ETI et des grandes en­ repenser le rôle de l’Etat action­
PME et de grands groupes. Il man­ treprises, pour les associer naire ; il semble « nécessaire » qu’il
que ces entreprises de taille inter­ davantage aux décisions. « C’est prenne des participations dans les
médiaire (ETI) qui font la force du une mesure que prônait déjà le entreprises « dont le caractère vital
tissu industriel allemand, au capi­ rapport Gallois il y a dix ans ! Il serait reconnu », comme celles des
talisme familial plus soucieux de faut sortir du clivage qu’on con­ produits de santé.
maintenir des emplois sur son naît trop en France, patrons contre A l’heure où la France préside le
territoire que les multinationales. salariés », insiste Gérard Leseul. Conseil européen, le rapport rap­
Les 76 solutions préconisées Pour une plus grande cohé­ pelle l’importance d’œuvrer à plus
sont variées, avec, pour objectif rence, il suggère aussi la création d’harmonisation fiscale et sociale
premier, pour M. Leseul, de « ré­ d’un grand ministère, qui réuni­ au sein de l’Union, alors que l’en­
concilier les Français avec l’indus­ rait l’industrie, la recherche tech­ gagement de l’Europe à atteindre
trie », en construisant « un nou­ nologique et l’énergie. Il convien­ la neutralité carbone en 2050 a
veau pacte productif » : il faut drait de renforcer la prospective bouleversé toutes ses industries. 
trouver un consensus sur les prio­ pour prioriser les relocalisations, aline leclerc

Le gouvernement veut soutenir

les start­up qui créent des usines
Un plan de 2,3 milliards d’euros va aider les jeunes pousses
susceptibles de développer des sites industriels en France
J amais Exotec, le fabricant
français de robots pour les
entrepôts, n’avait connu une
telle exposition médiatique.
Lundi 17 janvier, à peine sa levée
de fonds de 335 millions de dol­
lars (295 millions d’euros) annon­
cée, qui lui a permis d’atteindre
une valorisation de 2 milliards de
dollars, et donc le statut presti­
gieux de licorne – jeune pousse
valorisée à plus de 1 milliard de
dollars –, le président de la Répu­
blique, Emmanuel Macron, se
fendait d’une vidéo en ligne pour
saluer cette étape. L’exécutif avait
parié que la France ne se doterait
de sa 25e licorne qu’en 2025 ; avec
Exotec, elle a franchi ce cap avec
trois années d’avance.
Mercredi 19 janvier, c’étaient
aux membres du gouvernement
Cédric O (numérique) et Agnès
Pannier­Runacher (industrie) de
TF1, LA FACE
PPDA,
Nicolas Hulot, SOMBRE
DES ANNÉES
client à ce jour. Elle a également
attiré de grands fonds d’investis­
sement internationaux, comme
Goldman Sachs Asset Manage­
ment et 83North. Surtout, elle
Ces entreprises
font face à
des difficultés
Gérard Louvin
dans la tourmente
#metoo DORÉES
constitue la première licorne in­ de financement
dustrielle sur la scène française,
avec un chiffre d’affaires de
et à la lourdeur
126 millions d’euros en 2021, et un administrative
objectif de 1,2 milliard en 2025.
Pour le gouvernement, ce suc­
cès incarne une forme de consé­ investir en fonds propres dans
cration, et la réussite du virage des start­up industrielles, un ap­
pris en mars 2019, lorsqu’il a lancé pel à projets « première usine »,
le plan Deep Tech. Pourvu de doté de 550 millions d’euros, des
2,5 milliards d’euros, celui­ci vi­ aides aux prêts, et un accompa­
sait à promouvoir la création gnement particulier pour alléger
d’entreprises issues de la recher­ les complexités administratives
che, avec la perspective, pour une liées à la création de tels équipe­
partie d’entre elles, de créer des ments (les questions de foncier,
outils industriels sur le territoire. de sécurité…).
De premiers succès sont nés avec Enfin, le plan prévoit la création
des entreprises telles qu’Innova­ d’un fonds de capital­risque in­
Feed, spécialisé dans les protéines dustriel confié à Bpifrance, afin
Disponible en France métropolitaine, en Belgique et au Luxembourg.

se déplacer dans l’usine d’Exotec,
à Croix (Nord), pour saluer cette
start­up prometteuse, qui rem­
plit tous les objectifs que se fixe
l’exécutif pour le futur de la
French Tech. Après avoir réussi à
développer des entreprises nu­
mériques à succès (Doctolib,
Back Market, ManoMano, parmi
les plus connues du grand pu­
blic), le gouvernement voit en
Exotec le « symbole », selon Cé­
dric O, de jeunes pousses capa­
bles de se lancer dans l’industrie
et de créer des emplois dans les
territoires.
Avec sa dernière levée de fonds,
l’entreprise fondée en 2015 en­
tend embaucher 500 ingénieurs
en plus des 360 salariés qu’elle
compte aujourd’hui, et au moins
alimentaires, ou Tissium, expert
de la réparation des tissus hu­
mains. Tous deux étaient égale­
ment présents, mercredi, à Croix,
afin de témoigner de la com­
plexité de faire émerger de tels
projets : difficulté de financement,
lourdeur administrative pour
créer des sites industriels, etc.
Aides aux prêts
La date avait été soigneusement
choisie, puisque, ce même jour, le
gouvernement dévoilait son plan
pour multiplier le nombre de
jeunes pousses industrielles en
France. Sur la table, un plan de
2,3 milliards d’euros visant à sou­
tenir 500 start­up de la deep tech
par an, contre 200 cette année, et
à permettre l’éclosion de 100 nou­
d’encourager les fonds privés à in­
vestir dans ce type de sociétés.
Jusqu’à présent, beaucoup les
considèrent en effet avec mé­
fiance, en raison du niveau élevé
des capitaux engagés, de l’incerti­
tude sur leurs résultats et d’un re­
tour sur investissement plus long
à obtenir que dans le numérique.
« On a besoin d’aider les start­up
industrielles à grandir, car c’est
plus compliqué pour elles », admet
Cédric O, qui plaide pour que l’on
réplique les recettes déjà éprou­
vées pour faire émerger des licor­
nes. Il s’agit notamment, pour lui,
de « travailler sur le continuum de PODCASTS
l’accompagnement financier du INSTAGRAM
laboratoire jusqu’à l’usine ». Le goût de M @M_magazine
Même si le plan est programmé
sur une échéance de cinq ans, le

EN VENTE DÈS DEMAIN

autant sur les autres fonctions
(support, vente, production). Elle
a réussi à se développer à l’étran­
ger, notamment au Japon, où
Uniqlo représente son plus grand
veaux sites industriels chaque
année d’ici à 2025.
Dans le détail, ce plan prévoit
notamment une somme de
1 milliard d’euros pour pouvoir
secrétaire d’Etat promet que les
mesures seront déployées au plus
vite : « La plus grande partie sera
décaissée en 2025. » 
vincent fagot
 0123
18 | économie & entreprise VENDREDI 21 JANVIER 2022

L
a croisière a connu
des jours meilleurs. A
peu près tous ceux
qui ont précédé le
2 juin 2019, lorsque le
géant des mers MSC­
Opera a percuté un quai du port
de Venise, collision qui semble
avoir provoqué une réaction en
chaîne. Depuis, l’industrie subit
maintes calamités : débats sur le
surtourisme, études de pollution
accablantes, manifestations ci­
toyennes, Covid­19…
Ces avanies touchent l’industrie
qui, au sein d’un secteur du tou­
risme en expansion, croissait le
plus rapidement jusqu’à la pandé­
mie, sans frein. « Les réglementa­
tions ont quinze ans de retard, ad­
met Jean­François Suhas, prési­
dent du Club de la croisière du port
de Marseille, partisan d’un renfor­
cement des normes. Sur le plan so­
cial, la globalisation, et donc le
dumping social, s’est faite il y a cin­
quante ans. Sur le plan environne­
mental, elle se fait cinquante ans
après. Et les armateurs vertueux ne
sont pas récompensés. »
Mais les lignes bougent, et deux
décisions l’illustrent. D’abord,
celle prise par le gouvernement
italien d’écarter les grands paque­
bots du centre historique de Ve­
nise, après des années de tergiver­
sations. Ensuite, plus à l’ouest, le
port de Palma de Majorque vient
de limiter le trafic à trois paque­
bots par jour, dont un seul trans­ Le paquebot « Wonder of the Seas » à quai, dans le port de Marseille, pendant une alerte aux particules fines, le 15 janvier. GERARD BOTTINO/SOPA IMAGES/LIGHTROCKET VIA GETTY IMAGES
portant plus de 5 000 passagers.
Tout un symbole, car aux Baléa­
res l’industrie de la croisière est
chez elle. Elle a déversé plus de
2,6 millions de passagers en 2019,
dont une petite moitié à Palma, le
PLEIN CADRE
troisième port de croisière d’Eu­
rope, derrière Barcelone et Civita­
vecchia, près de Rome. Il a fallu la
coalition d’une trentaine d’asso­
ciations d’habitants de Palma et
de défenseurs de l’environne­
Temps houleux liant les armateurs leur impose de
faire venir leurs navires les plus
vertueux et de réduire leur vi­
tesse d’approche, afin de minimi­
ment pour inviter les croisiéristes
et dirigeants locaux à se mettre
autour d’une table… bien que le
sentiment d’une occasion ratée
domine malgré tout aujourd’hui.
pour les croisiéristes ser la pollution.
En 2025, deux bateaux de croi­
sière pourront se rattacher simul­
tanément au réseau électrique, un
investissement lourd financé par
De fait, la Cruise Lines Internatio­
nal Association (CLIA), le syndicat
Entre des destinations farouchement opposées au surtourisme l’Etat et les collectivités locales.
Les chercheurs d’AtmoSud auront
des croisiéristes, s’en sort bien : le
trafic devrait baisser modéré­
et le renforcement des normes environnementales, la filière accès aux données de combusti­
bles des bateaux faisant escale
ment et l’accord prévoit vingt
jours exceptionnels où la jauge
est contrainte de s’adapter aux nouvelles exigences citoyennes dans la ville, afin de vérifier les ef­
forts fournis par les armateurs. Et,
pourra être dépassée. pourquoi pas, un jour, fixer des
« C’est un accord ni positif ni né­ critères environnementaux soli­
gatif, résume Margalida Ramis, des. Une façon, veut croire le port,
porte­parole de la GOB, qui coor­ développées par la croisière crai­ l’université du Québec et spécia­ fumées de cheminée avant le re­ de rendre cette activité acceptable
donne le mouvement. L’accepta­ gnent de tomber par elle. Ces liste du tourisme de croisière, dé­
Le port de Palma jet dans l’atmosphère, ou de sys­ pour les citoyens, alors que la cité
tion politique qu’il faut établir des ports évoquent les externalités crit une relation déséquilibrée de Majorque tèmes catalytiques, qui réduisent phocéenne entend confirmer sa
limites est un fait historique. Mais négatives (gestion des déchets, avec les pouvoirs locaux : « C’est les oxydes d’azote. Certains navi­ place d’escale incontournable en
la décision prise ne repose sur bouchons, surfréquentation du David contre Goliath. Le géant des
a limité le trafic res circulent au gaz naturel liqué­ Méditerranée, malgré les réticen­
aucune donnée objective et l’ac­ principal lieu touristique de la mers laisse supposer que s’il ne à trois paquebots fié (GNL), qui rejette moins de ces de la municipalité.
cord ne prévoit pas d’imposer des ville) et confirment ce que toutes vient pas chez vous il ira ailleurs, soufre et d’oxyde d’azote. Ces der­
conditions environnementales, ce les études montrent : à terre, un même si toutes les destinations ne
quotidiens, nières solutions sont nécessaires « BEAUCOUP DE RETARD »
qui laisse la porte ouverte au croisiériste dépense considéra­ sont pas équipées pour accueillir dont un seul pour naviguer en zone dite Aux yeux des défenseurs de l’en­
“greenwashing”. » blement moins qu’un touriste. ces navires. » Le marché des « NECA », en vigueur dans les vironnement, ces aménage­
La fronde, souvent lancée par grands paquebots est un oligo­
de plus de 5 000 eaux américaines et, depuis 2021, ments s’apparentent à du
« C’EST DAVID CONTRE GOLIATH » des associations d’habitants, ne pole, situation dont jouent les passagers en mer du Nord et dans la Balti­ « greenwashing » permettant de
Palma de Majorque n’est pas un se limite pas au Vieux Continent. quatre compagnies majeures en que. Le processus politique est en­ poursuivre une activité néfaste
cas isolé. Incarnation du surtou­ Elle est aussi au plus près des siè­ mettant les ports d’une même clenché pour l’adopter plus tard par essence. Il faudrait aller plus
risme lié à la croisière, Dubrovnik, ges des grands croisiéristes mon­ zone en concurrence. Et quand 3,5 % à 0,5 %. Cette concentration en Méditerranée. « La bonne nou­ loin, réduire la vitesse des ba­
en Croatie, a aussi transigé diaux, à Key West (Floride), où l’on bien même les villes d’accueil op­ est d’ores et déjà réduite à 0,1 % au velle de la pandémie, c’est que les teaux, travailler à la propulsion à
en 2019 avec la CLIA pour étaler les s’inquiète pour la santé des récifs teraient pour le rapport de force, maximum dans les eaux nord­ bateaux d’il y a vingt ans, quelque hydrogène, à voile ou à l’ammo­
passages de paquebots. La même coralliens. Ou aux Caraïbes, dont les ports sont, le plus souvent, la américaines ainsi qu’en Europe 40 à 50 paquebots les plus pol­ niac. La solution viendra­t­elle de
année, malgré les mises en garde les eaux accueillent le tiers des propriété de l’Etat. du Nord. En décembre 2021, les luants, sont partis à la casse », re­ l’Europe ? « Pour la première fois,
des armateurs, les ports de Santo­ passagers mondiaux, et dont les pays méditerranéens sont conve­ lève Jean­François Suhas. le secteur maritime est pris en
rin, Bruges et Dublin ont limité le îles Caïmans renoncent à la cons­ SOLUTIONS TECHNIQUES nus de mettre en place cette zone « Dès 2017, on voyait dans nos compte dans un “paquet climat”
nombre de bateaux susceptibles truction d’un terminal pour les A l’image du reste du secteur tou­ SECA (Sulfur Emission Control discussions avec les armateurs de la Commission européenne, se
d’accoster simultanément. grands navires. ristique, le pouvoir politique ob­ Area) en 2025. qu’ils avaient des solutions dans réjouit Karima Delli, présidente
La croisière est­elle ballottée ? Ce mouvement n’est pas univo­ serve les croisières d’un regard Cette réglementation a un prix, leurs tiroirs, mais qu’ils se conten­ (EELV) de la commission du trans­
Erminio Eschena, le président de que. Le poids politique des croisié­ distant. La régulation du secteur largement absorbable compte taient du respect de la norme inter­ port et du tourisme au Parlement
la CLIA France, préfère parler de ristes et de ceux qui en vivent, est confiée à l’Organisation mari­ tenu de la rentabilité de l’indus­ nationale, dit, amusé, Dominique européen. On va devoir normer ce
« réaménagements », où « la CLIA comme les taxis ou les guides, est time internationale (OMI), une trie de la croisière : les bateaux, Robin, directeur d’AtmoSud, l’or­ secteur, qui a beaucoup de retard
s’implique pour apporter des solu­ parfois considérable. Et les argu­ institution onusienne critiquée dont le coût peut excéder le mil­ ganisme de surveillance de la et est exclu des accords de Paris. Et
tions à une problématique, le sur­ ments pour le maintien de l’acti­ pour le poids de la sphère privée liard d’euros pour les plus gros, qualité de l’air dans la région de la bataille va s’engager sur le GNL,
tourisme, qui va bien au­delà de vité sont bien réels, notamment en son sein et un nombre res­ sont rentabilisés en cinq à sept Marseille. Les croisiéristes ont les qui n’est pas une solution de subs­
l’industrie des croisières. Il y a des en matière de taxes et d’emplois treint de pays, notablement ceux ans, mais naviguent quatre fois moyens d’innover et de s’adapter titution convaincante, puisque
crispations dues à un manque de induits. « L’expérience de la croi­ abritant les pavillons de complai­ plus longtemps. Au­delà des et, comme ils vivent de l’image, c’est une énergie fossile. »
connaissances, que [la CLIA est] en sière contribue copieusement au sance. Mais la montée des préoc­ avantages pour la faune mari­ l’enjeu n’est plus là : ils le font. Le Sans y faire explicitement réfé­
train de combler en discutant avec rayonnement des territoires et à cupations environnementales time, l’Institut national de l’envi­ problème vient plutôt, à l’avenir, rence, Erminio Eschena n’est pas
les acteurs locaux ». leurs économies, du passager à change la donne, alors que le fioul ronnement industriel et des ris­ des ferrys ou porte­conteneurs. » enchanté par la perspective d’une
Le dialogue n’est jamais rompu, l’ensemble des activités à l’escale, lourd utilisé par les bateaux est le ques estime que la création de la Marseille est un cas d’école de ce régulation européenne : « C’est
car armateurs et ports d’attache jusqu’à la construction et aux répa­ plus polluant du monde, interdit zone SECA en Méditerranée per­ nouveau rapport de force : la croi­ l’OMI qui doit fixer le cap. La tran­
se tiennent. Pour les premiers, les ration navales, très importantes en dans l’industrie ou l’automobile. mettra d’éviter 1 730 morts pré­ sière y a connu un essor spectacu­ sition énergétique ne peut se faire
conséquences des restrictions France », estime Erminio Eschena. C’est ce mazout bon marché, par maturées chaque année sur l’en­ laire avant la pandémie (qua­ que si elle est portée sans clivages
sont d’ordre pratique – elles im­ En outre, recevoir des croisières ailleurs inutilisable, qui a permis semble du bassin. trième port d’Europe), tout transnationaux. » Pour la croi­
posent de programmer des esca­ est toujours perçu par nombre de l’essor du transport maritime. Les solutions techniques pour comme la colère des habitants sière, le monde d’après ne s’an­
les moins cotées ou d’aménager villes comme une marque de Depuis 2020, la teneur en soufre polluer moins existent : les ba­ des quartiers nord voyant les ba­ nonce pas moins lucratif, mais in­
les calendriers – et symbolique : réussite. Outre­Atlantique, Alain maximale autorisée dans les car­ teaux les plus récents sont équi­ teaux à quai rejeter des fumées finiment plus complexe. 
certaines destinations qui se sont Adrien Grenier, sociologue à burants marins a été abaissée de pés de « scrubbers », qui lavent les noires. Depuis 2019, une charte clément guillou
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Au Cameroun, la CAN pour oublier les « problèmes »
De nombreux fans de football parcourent des dizaines de kilomètres à pied afin de suivre la compétition
FOOTBALL
cameroun ­ envoyée spéciale
G
ouma Mtha n’a pas
dormi de la nuit.
Comme c’est le cas de­
puis plus de quatre
ans, lorsque 17 heures ont sonné
à sa montre, il a abandonné sa
maison pour aller se réfugier sur
les montagnes de Kassal, ce vil­
lage situé dans la région de l’Ex­
trême­Nord du Cameroun. Il a
passé la nuit « en partie éveillé »,
guettant comme les autres habi­
tants les torches de ceux que l’on
appelle ici ces « gens­là », des com­
battants de la secte islamiste
Boko Haram qui mène depuis
2014 des attaques dans cette ré­
gion frontalière avec le Nigeria.
« Dès qu’on voit leurs éclairages,
on s’enfonce dans les cailloux des
collines. On y a construit des abris,
précise cet homme né vers 1963
coiffé d’un chapeau en cuir. Mais
pour vous dire vrai, cette nuit, j’ai
surtout pensé au match du jour. »
Dès 7 heures du matin, ce jeudi
13 janvier, Gouma Mtha a pris la
route pour se rendre à Mora, une
localité qui accueille des milliers
de personnes déplacées à cause de
la menace du groupe islamiste.
Plus de deux heures de marche ra­
pide qui l’ont fait traverser des
bourgs vidés de leurs populations.
Ce jour­là, le Cameroun affronte
l’Ethiopie dans le cadre de son
deuxième match de la Coupe
d’Afrique des nations (CAN) de
football, qui a lieu du 9 janvier au
6 février. « J’aime trop le football.
Ça me fait oublier durant quelques
Djokovic, « fierté de la Serbie »
Le retour du numéro un du tennis mondial à Belgrade,
après son expulsion d’Australie, ravive la rhétorique nationaliste
TENNIS
vienne (autriche) ­
correspondance régionale
C’ est peu dire qu’il était
attendu au
comme un héros. Dans
la nuit du dimanche 16 au lundi
pays
17 janvier, le message a brillé sur la
façade d’un des gratte­ciel qui do­
minent la Save, en plein cœur de
Belgrade. « “Nole” [le surnom de
Novak Djokovic], tu es la fierté de
la Serbie » était écrit sur fond rou­
ge­bleu­blanc, les couleurs du dra­
peau national. Après douze jours
d’un feuilleton rocambolesque
mondial sur les conditions de son
entrée sur le territoire australien,
la star du tennis a pourtant opéré
un retour discret, lundi midi.
La casquette involontaire de lea­
der du mouvement antivax mon­
dial est­elle trop lourde ? C’est pro­
bable, alors même que la très pro­
vocatrice presse tabloïd serbe, qui
avait pris la défense du sportif, a
fini par rappeler, mardi 18 janvier,
l’évidence. Entre « sa carrière ou le
vaccin », « Novak va devoir choisir »,
a par exemple titré en « une » Infor­
mer, en citant les nouvelles venues
de France sur les conditions de
participation à Roland­Garros. Cel­
les­ci ont jeté un froid dans la folie
« Nole » qui a secoué la Serbie, ces
derniers jours, et en a dit long sur
l’état d’esprit qui règne dans ce
pays des Balkans. Beaucoup de ses
7 millions d’habitants, toujours
traumatisés par la disparition de la
Yougoslavie, restent obnubilés par
le prétendu rôle de « l’Occident »
dans les problèmes de leur pays.
« Vous – l’Ouest et l’Australie –
avez offert une opportunité à no­
tre président d’apparaître comme
le protecteur de Novak et un com­
battant du monde libre », estime
ainsi Zoran Radovanovic, en dé­
nonçant « les arguments idiots et
inconsistants » du ministre de
Certains n’ont
pas accès
à l’électricité.
Ils écoutent
alors le match
à la radio
heures les attaques de Boko Ha­
ram, dit en souriant ce cultivateur
de mil. Quand les Lions indompta­
bles jouent, je n’aime pas manquer.
Quand ils gagnent, ça me fait
chaud au cœur. »
Il est 17 heures, l’heure du coup
d’envoi de la rencontre. Gouma
Mtha s’est assis sur les bancs ins­
tallés face à l’écran sous la véranda
d’une boutique. Ils sont plus d’une
dizaine de spectateurs. Faute de
places, certains sont debout. Ils
crient lorsque les joueurs came­
rounais possèdent la balle, s’éner­
vent quand l’adversaire la reprend
et encouragent à grand bruit leur
équipe. A l’ouverture du score par
les Ethiopiens, les sourires s’effa­
cent, jusqu’à l’égalisation et une
explosion de joie. « Je suis heureux,
heureux, heureux », chante Gouma
Mtha.
Ibrahim Barnabas ne perd pas
une miette du spectacle. C’est lui
qui assure la projection devant
sa petite épicerie, grâce à son vi­
déoprojecteur. « J’ai choisi de le
faire parce qu’ici, à Mora, les gens
aiment le football. Malheureuse­
ment, beaucoup de familles n’ont
pas de télévision, confie l’homme
occupé à stabiliser l’image. Il y a
l’immigration australien, Alex
Hawke, pour révoquer le visa du
champion. Parmi les épidémiolo­
gistes les plus réputés de Serbie,
ce farouche défenseur de la vacci­
nation ne porte pourtant pas par­
ticulièrement dans son cœur le
message antivax du champion,
ni le président serbe, Aleksandar
Vucic, qui a pris fait et cause pour
le tennisman.
Ancien ministre de l’informa­
tion de Slobodan Milosevic,
M. Vucic est, en effet, un maître
pour réveiller la fibre nationaliste,
tout en assurant vouloir mener
son pays dans l’Union euro­
péenne. Proche de la famille Djo­
kovic, il a vivement attaqué l’Aus­
tralie et dénoncé une « chasse aux
sorcières », présentant l’ensemble
de la Serbie comme une victime.
L’opposition s’est alignée sur la
même rhétorique. « Djokovic est le
Muhammad Ali de notre temps », a
par exemple salué l’ex­ministre
des affaires étrangères Vuk Jere­
mic, en référence à l’ancien
boxeur américain connu pour ses
prises de position politiques.
Un scepticisme vaccinal partagé
Cet épisode a permis de raviver la
tradition « non alignée » issue de
l’ex­dictateur Tito, qui pousse
souvent la politique étrangère
serbe à prendre pour cible « l’Occi­
dent », tout en maintenant des re­
lations amicales avec la Russie et
la Chine. « En Serbie, les gens
n’oublient pas l’agression de
l’OTAN en 1999 [en réalité, des
bombardements décidés en re­
présailles des massacres de l’ar­
mée serbe au Kosovo] et une telle
situation permet à nos politiques
de s’afficher comme des sau­
veurs », considère ainsi M. Rado­
vanovic. Le parcours familial et
personnel du joueur a d’ailleurs
été directement influencé par la
dissolution de la Yougoslavie. Né
sports | 19
aussi ceux qui viennent des villa­
ges environnants où il n’y a même
pour payer le transport à moto
– au retour lorsqu’il fait nuit car à
diffusé à la radio ». « A 16 heures,
j’arrête de vendre. A 16 h 30, je cher­ LES CHIFFRES
pas d’électricité. Le football est l’aller, il marche. che un bon endroit où je m’installe.
ce qui nous rassemble. » « Le foot A quinze minutes de la rencontre,
remonte le moral », confirme « Je saute, je danse, je crie » je mets la station qui diffuse le
Gouma Mtha. Il doit aussi acheter une boisson match et je ne bouge plus », dé­ 7
Dans de nombreux villages des gazeuse dans le bar qui a aug­ taille ce père de sept enfants âgé points totalisés par
régions du Nord et de l’Extrême­ menté son nombre de places assi­ de 42 ans. Près de lui, des hom­ le Cameroun au premier tour
Nord, l’enthousiasme est le ses pour la CAN. « Quand je vois le mes jouent aux cartes « pour per­ Les Lions indomptables ont
même. Les habitants parcourent match, je suis heureux. Je saute, je dre du temps en attendant » le remporté deux victoires et fait
de longues distances pour pou­ danse, je crie, je pleure parfois coup d’envoi. Tous se sont assurés un match nul lors de la phase
voir regarder un match. Sadio quand on perd », avoue dans un que les piles des radios sont « en de poules de la Coupe d’Afrique
Mama a laissé le troupeau de éclat de rire l’adolescent au visage bon état » et que les batteries de des nations (CAN), se qualifiant
bœufs qu’il garde avec un autre rond parsemé d’acné. Certains téléphone « sont pleines ». pour les huitièmes de finale. Ils
berger dans son hameau de Zou­ passionnés, dans l’impossibilité « Le village n’a jamais eu d’élec­ attendent de connaître leur
mdeya, pour venir à Moutourwa, de se rendre dans des endroits tricité. C’est pourquoi on s’assoit adversaire, tout comme la
une commune de l’Extrême­ raccordés à l’électricité, écoutent ensemble. On écoute. Quand on Guinée, le Nigeria et l’Egypte.
Nord pourvue en électricité. « On le match à la radio. C’est le cas marque, on court partout même Le Gabon et le Burkina Faso
s’est organisé à deux. Au match d’Oumarou Marssaï, rencontré dans l’obscurité », souligne Dawaï, s’affronteront, eux, pour une
d’ouverture Cameroun­Burkina, dans un hameau du village de Ke­ cultivateur. Ici comme ailleurs, place en quarts de finale, ainsi
c’est lui qui était ici. Aujourd’hui, ring, dans la région Nord du Ca­ les matchs du Cameroun, du Ni­ que le Maroc et le Malawi et le
c’est moi, et au prochain, ce sera meroun. Téléphone à la main, il geria, de l’Egypte, du Mali ou Sénégal et le Cap-Vert.
son tour », et ainsi de suite pour est à l’écoute de la CRTV, la radio encore de la Côte d’Ivoire – les
toutes les rencontres que chacun d’Etat, six heures avant le match. équipes les plus populaires – « dis­
souhaite voir, explique le jeune Ce commerçant a déjà tout plani­ traient des problèmes », « font 5
berger de 15 ans, qui puise à cha­ fié, « comme c’est le cas à chaque oublier pendant quatre­vingt mi­ buts déjà inscrits par l’atta-
que fois dans ses économies fois que les Lions jouent et que c’est nutes la sécheresse, le mauvais quant Vincent Aboubakar
état des routes », « la pauvreté », Le capitaine du Cameroun,
« le manque d’argent pour scolari­ Vincent Aboubakar (29 ans), est
Des stades pour l’instant peu remplis ser les enfants »… actuellement le meilleur buteur
A Mora, au coup de sifflet final, de la CAN, avec cinq buts inscrits
A l’exception du match d’ouverture, les gradins sont souvent les fans s’embrassent, crient, en trois matchs. Celui qui avait
restés clairsemés dans les stades lors des matchs du premier sautent. Les Lions indomptables joué à Valenciennes et Lorient
tour de la Coupe d’Afrique des nations. Face à la propagation du ont battu l’Ethiopie 4 buts à 1. entre 2010 et 2014, et évolue
variant Omicron, tous les spectateurs doivent être vaccinés et Gouma Mtha, tout heureux, pas­ aujourd’hui en club à Al-Nassr,
présenter un test négatif. Un pari risqué dans un pays hostile à la sera la nuit chez une famille amie. en Arabie saoudite, égale ainsi
vaccination. Le coût des billets, l’éloignement de certains stades Le lendemain, il retournera dans le record de l’un de ses prédé-
des centres-villes sont aussi dissuasifs. S’y ajoute dans les ses montagnes où Boko Haram cesseurs en sélection nationale,
régions anglophones, en proie à un conflit depuis 2016, le rôde toujours.  Samuel Eto’o, lors des éditions
contexte sécuritaire. Le manque de spectateurs a fait réagir les josiane kouagheu 2006 et 2008 de la CAN.
autorités. Le premier ministre a annoncé, le 15 janvier, l’arrêt
des cours à 13 heures et la fin des activités professionnelles à
14 heures, afin d’attirer élèves, étudiants et fonctionnaires dans
les stades. Des milliers de billets ont également été distribués. Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
Une lin
en 1987 d’un père originaire du
Kosovo, dont la Serbie refuse tou­
jours de reconnaître l’indépen­
dance, il a dû partir pour l’Allema­
gne en 1999 afin de s’entraîner et
d’éviter les bombes, ne cesse de
rappeler sa famille.
Son père s’est engouffré sans hé­
siter dans la rhétorique nationa­
“Ne v iz as à l’imso généra,
mo rçon, a cenz-u s s éta !’’
SHERLOCK HOLMES
liste quand il a assuré que le DÉTECTIVE PRIVÉ
champion se battait « pour la
fierté serbe ». Le joueur de tennis
s’exprime, lui, toujours très pru­
demment sur ces dossiers histori­
ques et géopolitiques sensibles,
mais il a été photographié en sep­
tembre 2021 avec un ancien com­
mandant d’une unité paramili­
taire serbe de la guerre de Bosnie
et avec l’actuel chef nationaliste
Milorad Dodik, qui menace de
faire sécession de ce fragile Etat
multiethnique. « Il ne fait aucun
doute que la décision politique
honteuse de l’Australie a été prise Redécoz e mqu quête
parce que vous êtes un Serbe », a du s élèbe s étev riés
d’ailleurs estimé M. Dodik, qui re­
fuse de reconnaître le génocide L’inéga d afe t énis s u giqe
édi iltée, nrée d bito ril e
de Srebrenica et fait l’objet de
« The Stad Mage » et manée d re
sanctions américaines.
inédi su Shec Hol
Bien que détenteur d’un passe­
port diplomatique serbe, M. Djo­
kovic réside officiellement entre
Monaco et l’Espagne. Mais cela ne
semble pas amoindrir l’amour
des Serbes pour un sportif qui dis­
tribue, chaque année, des mil­
lions de dollars pour construire
des écoles dans tout le pays avec
sa fondation. Enfin, la dimension
ésotérique du champion n’est pas
forcément pour nuire à sa réputa­
10,99€
tion dans une région abreuvée de
« fake news » et profondément su­
perstitieuse. Son scepticisme vac­ SEULEMENT!
cinal est d’ailleurs partagé par
une majorité des populations lo­
En et  www.collectionsherlockholmes.fr Le ve 3 + le r
cales, malgré les dizaines de mil­ et  le ne r he t arn e jax « LE SIGNE DES QUATRE »
liers de morts causées par le Co­
vid­19 dans tous les Balkans ces
deux dernières années. 
jean­baptiste chastand
20 | carnet
en vente Le Carnet
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Annie Allain-Luc,
son épouse,
Ses enfants, petits-enfants, arrière-
petits-enfants,
Toute la famille,
Ses collègues et amis,
Hors-série
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
UNE VIE, UNE ŒUVRE
Louis ALLAIN,
ancien élève de l’ENS-Ulm (1953),
agrégé de russe,
professeur émérite
de l’université de Lille,
survenu le 15 janvier 2022,
à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
Gustave Flaubert
Le romantique enragé
« Tant que la langue vivra », par Marie-Hélène Lafon
La cérémonie civile aura lieu le
Hors-série samedi 22 janvier, à 11 heures, au
cimetière de Flers-Bourg, rue du
Lieutenant Colpin, à Villeneuve-d’Ascq
Collections (Nord), suivie de l’inhumation.
Cet avis tient lieu de faire-part.
408, rue Jules Guesde,
59650 Villeneuve-d’Ascq.
Clotilde Badal-Leguil
et Nicolas Badal,
ont la tristesse de faire part de la
disparition subite de leur frère,
Alexandre Sandor BADAL,
survenue à son domicile,
le dimanche 9 janvier 2022,
à l’âge de cinquante ans.
Dès mercredi 19 janvier,
le volume n° 3 Les obsèques auront lieu le mardi
25 janvier, à 10 h 30, en l’église
LE SIGNE DES QUATRE
Saint-Etienne-du-Mont, Paris 5e, puis
à 13 heures, au crématorium du
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
PRÉSENTE clotilde.leguil@icloud.com
nicolasbadal@hotmail.fr
LES ŒUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES
Paris. Pau.
ÉMILE ZOLA
LA CURÉE Jean-Luc et Cécile,
son neveu et sa nièce
Et toute la famille,
ont la tristesse de faire part du décès
soudain de
André BOURDALÉ-DUFAU,
ancien inspecteur général
au ministère de la Culture,
Dès mercredi 19 janvier, commandeur dans l’ordre
le volume n° 13 des Arts et des Lettres,
LA CURÉE
survenu le 8 janvier 2022,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le vendredi 21 janvier, à
10 h 30, en l’église Saint-Eustache,
Paris 1er.
Un temps de recueillement aura
lieu le lundi 24 janvier, à 11 heures,
au crématorium du cimetière du
Père-Lachaise, Paris 20e, suivi de la
crémation.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements.
Christophe, Michel et Claire,
En vente actuellement ses enfants
et leurs conjoints,
Robin, Anna, Sarah, Iris, Simon, Théo,
Nos services Olivier, Elio et Nils,
ses petits-enfants,
Julia, Aurélien, Iseult, Serena et
Lecteurs Esmée,
ses arrière-petits-enfants
Et toute sa famille,
K Abonnements
Sur abo.lemonde.fr ont la tristesse de faire part du décès
Par tél. au 03 28 25 71 71 de
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
Jean Louis BOUVIER,
K Le Carnet du Monde artiste peintre,
carnet@mpublicite.fr ami des Arts et des Lettres,
à Paris, le 15 janvier 2022.
Les obsèques auront lieu à Paris,
dans l’intimité.
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Paris. Rodez. Sa famille, Laurence, Yves et Nathalie Squercioni,
Ses amis, sa fille, Anne et Stéphane Aumont,
Romain et Céline, Pascal et Laetitia Squercioni,
ses enfants, Sa famille,
ont la tristesse de faire part du décès, ses enfants,
Delphine et Frédérique, Sofia et Jamila, Marine, Amélie, Bastien, Camille,
survenu dans sa soixante-dix-neuvième
ses belles-filles,
Félix et Virgil, année, de toute son équipe de santé, Timothée, Corentin, Margot, Sarah,
Julie et Anna,
ses petits-fils,
Pierre LEHALLE, ont la tristesse de faire part du décès ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès ingénieur des travaux publics de
Raphaël et Alba,
ses arrière-petits-enfants,
de de l’ESTP, 1965,
IAE de Paris-MAE, 1966, ont la tristesse de faire part du décès
Guy CAVAGNAC, Madeleine PENINOU,
fidèle militant du Parti socialiste. de
survenu le 7 janvier 2022. à Paris, le vendredi 14 janvier 2022.
Les funérailles seront célébrées le Mme le docteur
La cérémonie civile sera célébrée vendredi 21 janvier 2022, à 9 h 30, au Aline SQUERCIONI,
le lundi 24 janvier, à 16 heures, au crématorium de Nice. La cérémonie religieuse sera célébrée née VIDAL-NAQUET,
crématorium du cimetière du Père- le vendredi 21 janvier, à 15 heures, veuve de
Lachaise, Paris 20e. Avranches Raphaël SQUERCIONI,
en l’église Saint-François-Xavier,
chevalier de la Légion d’honneur,
(Saint-Martin-des-Champs).
Un hommage lui sera rendu en 12, place du Président Mithouard,
Aveyron, le mercredi 26 janvier, Paris 7e. survenu le 17 janvier 2022,
à 14 heures, à La Menuiserie, à Rodez. Yann-Yves, Pierre-François, Philippe,
à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
Béatrice, Christophe, Hervé,
ses enfants, 29, boulevard Victor,
Ni fleurs ni couronnes. Une cérémonie funéraire aura lieu
Ses petits-enfants 75015 Paris. le 21 janvier, à 15 h 30, au funérarium
obsequesdeguy@zaclys.net Et ses arrière-petits-enfants, de Nanterre, 40, chemin des Cendres
Diana Cooper-Richet, (Hauts-de-Seine).
Paris. Ile d’Arz. ont la tristesse de faire part du décès
son épouse,
de
Michel Sistac, Julien Richet-Cooper et Alexie Anniversaire
son compagnon, Jean-Philippe MALLET, Lavenchy,
Publier. Saint-Jean-d’Aulps.
Garance Chabert, Daphné Richet-Cooper et Yi Zheng,
sa fille, survenu le 13 janvier 2022, à l’âge de ses enfants, Martine DORIOZ,
associée à son père,
quatre-vingt-onze ans. Alix, Charlotte, Joachim et Ysé, née THENU.
Christian Chabert,
Louise et Isidore, ses petits-enfants,
ses petits-enfants, Ses obsèques se sont déroulées ce On aurait tous fêté tes soixante-
jeudi 20 janvier, à 15 heures, en l’église Isabelle et Adeline,
Les familles Chabert, Réveillaud, treize ans en montagne.
Schäffler, Sistac, de Saint-Martin-des-Champs, dans la ses sœurs
Parents et amis, Manche, suivies de l’inhumation qui Et toute sa famille, Ton talent et ton sourire restent
a eu lieu au cimetière de Saint- au cœur de nos vies.
ont la grande tristesse d’annoncer le Martin-des-Champs.
décès de ont la tristesse de faire part du décès,
survenu le 16 janvier 2022, jour de Société éditrice du « Monde » SA
Noëlle CHABERT, Daniel Mesguich, son soixante-dix-septième anniversaire,
Président du directoire, directeur de la publication
Louis Dreyfus
née RÉVEILLAUD, son frère
à Paris, de Directeur du « Monde », directeur délégué de la
conservatrice générale du Patrimoine, Ainsi que Sterenn Guirriec, publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
chevalier dans l’ordre Directrice de la rédaction Caroline Monnot
sa belle-sœur, Direction adjointe de la rédaction
des Arts et des Lettres, William, Xavier RICHET, Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
ancienne directrice son neveu, professeur émérite Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle
Chevallereau, Emmanuel Davidenkoff (Evénements),
du musée Zadkine,
Sarah, Rebecca, Jessica, à l’université Sorbonne nouvelle, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue,
Harold Thibault
survenu le 13 janvier 2022, à l’âge de ses nièces chaire Jean Monnet (UE), Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
soixante-neuf ans. ainsi que leur maman, Dany Directrice déléguée au développement des services
docteur honoris causa abonnés Françoise Tovo
Barthélemy,
université Corvinus Budapest Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Un culte de mémoire et leurs conjoints et leurs enfants, Gilles van Kote
d’espérance a lieu ce jeudi 20 janvier,
à 14 h 30, au temple du Luxembourg, ont la douleur de faire part du décès
et Académie bulgare des sciences. Directeur du numérique Julien Laroche-Joubert
Rédaction en chef Laurent Borredon, Laetitia Clavreul,
Michel Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie),
Paris 6e. de la comédienne et chanteuse Sabine Ledoux (chef d’édition), Christian Massol,
L’inhumation aura lieu dans la Franck Nouchi (Débats et Idées)
46, rue d’Assas, plus stricte intimité, dans le caveau Directrice du design Mélina Zerbib
75006 Paris.
Catherine MESGUICH, Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
familial, à Cossaye (Nièvre). Infographie Delphine Papin
dite Catherine BERRIANE. Directrice des ressources humaines du groupe
Emilie Conte
Montpellier. Paris. 27, quai de la Tournelle, Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
L’inhumation aura lieu dans
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président,
l’intimité familiale. 75005 Paris. Sébastien Carganico, vice-président
Hélène Fabre,
son épouse,
Xavier Fabre, Caroline et Xavier
Mennessier, Thomas Nardin et Victor
Fabre,
ses enfants et son gendre,
Sarah et Naël Mennessier, Gabriel
Nardin,
ses petits-enfants,
Pierre Fabre,
son père,
Olivier Fabre et Marie Capela-
Laborde,
son frère et sa belle-sœur,
Simon et Paul-Antoine Fabre,
ses neveux,
Le journal papier livré chez
Sa famille
Et ses amis, vous et le numérique
ont la profonde tristesse d’annoncer
le décès de
Régis FABRE, 169 € pour 6 mois
survenu le 16 janvier 2022,
à Montpellier,
à l’âge de soixante-treize ans.
Une cérémonie religieuse a été
célébrée ce jeudi 20 janvier, à
15 heures, en l’église Saint-Pierre,
à Poussan (Hérault), suivie de
l’inhumation, à 16 heures, au cimetière
de Poussan.
Jeanne Hauri,
son épouse,
Dominique Le Pape,
sa fille et son époux, Christian,
Pierre,
son fils et sa compagne, Sophie,
Jeanine Palaia, Abonnez-vous en ligne sur :
sa sœur, promo.lemonde.fr/quotidien-numerique-6-mois
Manuela, Marc et son épouse, Jordi,
ses neveux,
Anne, Solenn, François et Clément,
ses petits-enfants, BULLETIN D’ABONNEMENT 173EMQAD6M
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depuis 1944 + Le Monde événements abonnés Localité :
La cérémonie se déroulera le + L’application La Matinale + NOUVEAU L’accès au service
E-mail :
mercredi 26 janvier, à 11 h 30, au Le Monde Jeux + six hors-séries par an en version
*Sous réserve de la possibilité pour nos porteurs de servir votre adresse
crématorium du cimetière du @
Père-Lachaise, 71, rue des Rondeaux, numérique.
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amie et graphiste d’exception.
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Q
ue personne ne bouge ! » La
lumière du projecteur
troue l’obscurité de la
« backroom », au sous­sol
du Manhattan. Elle éclaire
crûment les ébats des
clients de ce bar du 8, rue
des Anglais, en plein cœur de « la Maube », le
quartier Maubert, dans le 5e arrondissement
de Paris. Stupeur. Est­ce un nouveau jeu ?
Une vraie descente de police ? « C’était sidé­
rant. On était entre nous, dans la pénombre, et
tout à coup j’entends : “Police !” J’ai d’abord
pensé que les flics étaient là pour une histoire
de stupéfiants. Puis la lumière s’est faite… »
Le Lyonnais Michel Chomarat se trouvait
au Manhattan, cette nuit du 25 au
26 mai 1977. Père communiste, mère catholi­
que : c’est un pur enfant de l’après­guerre. Il a
alors 29 ans, travaille pour une entreprise
industrielle à Roanne, dans la Loire, et profite
d’un déplacement professionnel – un salon
de la communication – pour passer le week­
end dans la capitale. « Je pense que les poli­
ciers se trouvaient depuis un moment au
milieu de nos ébats, raconte­t­il aujourd’hui
dans son appartement du quartier de la
Préfecture, à Lyon. En tout cas, ils étaient en
civil, jeunes et beaux… » Michel Chomarat a
73 ans et on devine qu’il a bien vécu.
A l’époque, Paris s’est mis à la mode améri­
caine des leather bars, des « bars cuir »,
comme le Daytona, rue Notre­Dame­de­Lo­
rette, ou le Keller, à la Bastille, dont le célèbre
billard trouve, paraît­il, d’autres usages que
celui auquel il est destiné. Au Manhattan, le
dress code du moment, c’est la tenue disco du
groupe Village People : perfecto, jean, mous­
tache si possible. Cette nuit du printemps
1977, Michel Chomarat s’est posté vers
minuit devant la porte du club, ouvert jus­
qu’à l’aube. « Tu es qui ? » « Tu viens de la part
de qui ? » C’est le rituel ici : chaque soir, une
voix, derrière le judas, questionne le client
qui vient de sonner. « O.K., entre ! »
LE SOUTIEN DES INTELLECTUELS
Inauguré en 1974, le Manhattan se distingue
des autres bars en proposant des consomma­
tions bon marché. Il faut dire qu’on n’y vient
pas pour siroter un Vittel­fraise. Michel Cho­
marat s’attarde d’ailleurs rarement au bar et
file vite au sous­sol. L’y attendent trois « caves
bouillonnantes comme un chaudron d’enfer »,
détaille un guide parisien de l’époque, séduit
par « l’extraordinaire éclectisme racial, social
et hormonal de la clientèle ». Michel Chomarat
corrige l’enthousiasme du chroniqueur :
« Soyons francs. J’adorais, mais c’était glauque,
humide ; ça puait les poppers et la sueur. »
« Police ! » Le petit commando équipé de
lampes torches et d’un projecteur est dirigé
par l’inspecteur Duval, « spécialisé dans
l’outrage public », précisera par la suite Libéra­
tion, engagé depuis toujours dans la défense
des minorités sexuelles. Toujours selon Libé,
l’inspecteur intervient sur « dénonciation ».
Les jalousies sont vives entre les patrons de
boîte depuis que le monde de la nuit se
développe à toute vitesse : en cette fin des
années 1970, Paris compte 86 lieux de ren­
contre gay, sans oublier les 65 saunas. La bri­
gade des stupéfiants et du proxénétisme a été
informée que le Manhattan reçoit « des indi­
vidus se livrant à des ébats sexuels collectifs ».
Deux incursions discrètes, au printemps,
s’étaient révélées vaines : pas d’« outrage » ces
soirs­là. Mais les enquêteurs en avaient
profité pour repérer les lieux…
Ce soir de mai, le groupe de policiers (dix
inspecteurs, un commissaire divisionnaire)
interpelle neuf personnes en flagrant délit
d’outrage public à la pudeur, ainsi que les
deux cogérants. Sur le procès­verbal, cité
plus tard par Libération, cela donne le cons­
tat suivant : « Marc et Jean, pantalon baissé,
sexe apparent et en érection, se masturbent
mutuellement. » Erick et Jean­Paul font de
même, mais « individuellement, en obser­
vant les agissants d’un trio : José suçait la
verge de Philippe, tandis qu’il masturbait
Michel, qui lui rendait le même service », ont
consigné les policiers avec cette sobriété
décalée jusqu’à l’absurde. « Oui, ça devait
être à peu près ça », sourit Michel Chomarat
près de quarante­cinq ans plus tard.
Le voilà menotté et embarqué avec Marc,
Jean, Erick, Jean­Paul, Augustin, Luc, José,
Philippe au 36, quai des Orfèvres : huit hom­
mes âgés de 22 à 36 ans ; un autre, marié, de
48 ans. « Il y avait un élève infirmier, un
employé de banque, un maître nageur, un chef
du service des achats d’une entreprise, un ins­
pecteur commercial, un cuisinier et un bar­
man, énumère Michel Chomarat, et puis un
autre chef de pub, comme moi, venu pour le
Descente dans
les « backrooms »
du Manhattan
Interpellés en 1977 dans
LES ANNÉES CLANDESTINES 4|5
ce bar parisien, des homosexuels refusent pour
la première fois de faire acte de contrition et utilisent
leur procès comme une tribune contre la « répression »
salon de la communication. » Lui est de
Meung­sur­Loire, dans le Loiret, lit­on dans
les archives personnelles de M. Chomarat,
ancien conseiller municipal du 1er arrondis­
sement de Lyon, qui a créé le premier fonds
LGBT d’une institution publique française, la
bibliothèque municipale de la Part­Dieu.
Après une nuit en garde à vue, les neuf
clients interpellés doivent répondre à quel­
ques questions, dûment couchées sur
procès­verbal, elles aussi : « Etes­vous homo­
sexuel ? Aviez­vous baissé votre pantalon ? » Le
retraité revoit, comme si c’était hier, « l’ins­
pecteur tapant nos réponses sur sa machine à
écrire avec ses deux doigts. Toc toc, toc, toc, toc
toc toc… C’était ça, les questions qu’on nous
posait, avec un ton qui balançait entre une
sorte de mépris et beaucoup de gêne ». Les
gérants du Manhattan sont poursuivis
comme complices, et les clients sur la base de
l’article 330 alinéa 2 du code pénal, qui
sanctionne « l’outrage public à la pudeur
[consistant] en un acte impudique ou contre­
nature avec un individu de même sexe ».
Leur procès se tient le 3 octobre 1978 devant
la 10e chambre correctionnelle du tribunal de
grande instance de Paris, sur l’île de la Cité. Ce
n’est pas le premier du genre, loin de là. Mais
les audiences se tenaient en général « le matin
à 9 heures ou le soir tard, en dix minutes et en
catimini », se souvient Me Christian Gury,
71 ans, alors membre et avocat du club Arca­
die, première association homosexuelle fran­
çaise. Michel Chomarat se dit qu’il va « perdre
[son] job » et n’en « mène pas large » en arri­
vant au Palais de justice. Là, il découvre « un
monde fou, fou ! Des militants tractaient sur
notre affaire ». Tous les journaux de gauche
étaient présents. Seul L’Humanité reste en
retrait : pour le Parti communiste, l’homo­
sexualité est une « déviation bourgeoise ».
Le matin du procès, des intellectuels font
paraître un texte de soutien, signé par les phi­
losophes Michel Foucault, Gilles Deleuze ou
horizons | 21
André Glucksmann, le journaliste et militant
Guy Hocquenghem, l’écrivaine Marguerite
Duras, le metteur en scène Patrice Chereau, le
Prix Goncourt Jean­Louis Bory… Ils sont scan­
dalisés d’un tel « déploiement judiciaire (…) à
une époque où l’évolution des mœurs et la tolé­
rance de tous les comportements sexuels libre­
ment consentis deviennent des réalités pour
toute société démocratique ». La médiatisation
est au rendez­vous. La descente au Manhattan
devient une « affaire » symbolique. Certains
établissent même le parallèle avec l’histoire
du Stonewall, un bar gay de New York. Le
« GRÂCE À LA  28 juin 1969, un raid de la police s’était
MOBILISATION  retourné contre elle : des membres de la com­
munauté gay avaient encerclé les agents, et le
DES ASSOCIATIONS  quartier s’était embrasé sous la bannière
« Gay and proud » (« gay et fiers ») des manifes­
ET À L’ATTITUDE  tants. Au tour de Paris, désormais.
DES PRÉVENUS,  MOBILISATION ET MILITANTISME
NOUS METTIONS  Les avocats des prévenus se sentent « plutôt
bardés », témoigne aujourd’hui Me Claudette
EN DIFFICULTÉ  Eleini, qui défendait l’un des comparses de
Michel Chomarat. « Nous avons expliqué qu’il
UNE JUSTICE  ne pouvait y avoir outrage à la pudeur puis­
EN DÉCALAGE  que les policiers savaient où ils mettaient les
pieds, que ce lieu était privé et qu’ils s’étaient
SUR LES MŒURS » déguisés façon cuir ! Ils étaient venus débus­
quer l’outrage à la pudeur, ils ne pouvaient se
CLAUDETTE ELEINI
considérer comme outragés. » Cette féministe
avocate
de la Ligue du droit des femmes a convoqué
un grand témoin, le sénateur radical de gau­
che Henri Caillavet. Un pionnier : il vient
d’imposer au Parlement le premier débat sur
la suppression du « délit d’homosexualité ».
« Le procès du Manhattan est un procès de
rupture que nous avons utilisé comme une tri­
bune, poursuit Me Eleini. Grâce à la mobilisa­
tion des associations et à l’attitude des préve­
nus, qui ont renversé les rôles, nous mettions
en difficulté une justice en décalage sur les
mœurs. » Le jugement, rendu deux semaines
plus tard, conclut pourtant « à la publicité des
Michel
Chomorat,
l’un des acteurs
de « l’affaire du
Manhattan »,
chez lui, à Lyon,
le 11 décembre
2021.
PHOTOS : ÉDOUARD
CAUPEIL POUR
« LE MONDE »
A gauche,
les pages
du magazine
« Gai Pied »,
lancé en 1979.
actes sexuels et au caractère délibéré de l’exhi­
bition ». Mais la peine reste symbolique :
500 francs d’amende, sans inscription au
casier judiciaire. « Une pierre rose dans l’his­
toire gay », d’après Libération.
Michel Chomarat et d’autres font appel. En
janvier 1980, pour le deuxième procès, la
mobilisation s’intensifie. Deux nouveaux
poids lourds sont nés quelques mois plus tôt.
D’abord, le Comité d’urgence antirépression
homosexuelle (Cuarh), un collectif de gauche
qui bataille contre les discriminations tou­
chant les homosexuels, y compris dans le
monde du travail. Et aussi Gai Pied, un
mensuel inventif, nourri par une cohorte
d’écrivains de l’époque, fondé par le journa­
liste Jean Le Bitoux, lequel assure pour Libé­
ration la couverture de l’audience.
« D’ordinaire, écrit Gai Pied, le coupable
honteux vient [en fin d’audience] bafouiller
des promesses d’amende honorable », pen­
dant que son avocat plaide « le moment
d’égarement » et demande « l’indulgence du
tribunal ». Quelques centaines de francs, un
petit sermon, et le prévenu « rentrait chez lui
avec cette seule pensée : surtout que ça ne se
sache pas ». Pas cette fois. En ouvrant les
débats, le président du tribunal confie son
étonnement : « Faire appel alors que votre
peine n’est même pas celle d’un client de
prostituées au bois de Boulogne… »
L’amende est confirmée. Dopés par cette
ébullition, Michel Chomarat et deux de ses
comparses se pourvoient en cassation.
C’est un exercice déroutant, et parfois
dérangeant, de se plonger dans la liste des
soutiens à l’abrogation du « délit d’homo­
sexualité ». Elle résume à elle seule la confu­
sion des années 1970, entre combats libéra­
teurs et indulgences aujourd’hui inaccepta­
bles. Parmi eux, certains, comme Michel
Foucault, René Schérer ou Guy Hocquen­
ghem, font partie d’un groupe de réflexion
informel qui milite pour la fin de toute discri­
mination envers les homosexuels, mais s’in­
terrogent aussi sur l’âge légal du consente­
ment d’un adolescent : ne pourrait­il être
abaissé en dessous de 15 ans ? Dans le groupe,
un certain Alexandre Rozier, avocat de l’un
des inculpés du Manhattan. Quatre ans après
le procès en appel, Me Rozier (l’un des modè­
les de l’écrivain ouvertement pédophile
Gabriel Matzneff dans le livre Ivre du vin
perdu) a été mystérieusement assassiné au
Sri Lanka. Un pays où il se sentait « libre » ?
Le 28 février 1981, le pourvoi de Michel Cho­
marat est rejeté. « Vous vous rendez compte
de ce que ça signifiait pour moi, fils de résis­
tant, neveu de maquisard, d’être condamné
par une loi de Vichy ? » Jusqu’ici, il n’avait
jamais milité pour un parti ou une cause,
tout juste participé, six ans plus tôt, dans
l’église Saint­Nizier de Lyon, à la révolte des
prostituées « contre le harcèlement policier ».
Alors que l’hiver touche à sa fin et que la cam­
pagne présidentielle bat son plein, il décide
de taguer dans les pissotières lyonnaises l’ap­
pel à rallier, le 4 avril, la grande marche natio­
nale des droits et des libertés des homo­
sexuels, organisée à Paris. Et distribue des
tracts : « Votez François Mitterrand ! » 
ariane chemin
Prochain article Badinter et les coulisses de
la loi de 1982
 CULTURE
22 |
« Il fallait sauver l’œuvre de Jean Eustache »
Charles Gillibert, président des Films du Losange, annonce que ce patrimoine sera diffusé en salle et en DVD
ENTRETIEN
C
es dernières semaines,
les rares images filmées
par Jean Eustache (1938­
1981) qui erraient sur
Internet se sont volatilisées. Pour
mieux renaître, ces prochains
mois : après une restauration mi­
nutieuse, les œuvres du cinéaste
proche de la Nouvelle Vague,
auteur du mythique La Maman et
la Putain (1973), retrouveront enfin
le chemin des salles. Le litige qui
entravait la diffusion de sa filmo­
graphie, jamais sortie en DVD et
rarement diffusée à la télévision,
vient d’être levé, à la suite d’un
accord entre l’héritier, Boris Eusta­
che, et Les Films du Losange, ainsi
que le révèle au Monde leur nou­
veau président, Charles Gillibert.
Passé par MK2, fondateur de CG
Cinéma, ce producteur de 44 ans a
repris en juillet 2021 cette maison
d’auteurs emblématique de la
Nouvelle Vague, avec deux asso­
ciés, l’investisseur Alexis Dantec et
l’entrepreneur Jacques Veyrat.
Vous avez pris la tête des Films
du Losange en juillet 2021.
Quelle a été votre première
question à vos collègues ?
Je leur ai demandé si Les Films
du Losange, qui apparaissaient au
générique de La Maman et la
Putain (1973), de Jean Eustache, en
détenaient les droits. L’un des fon­
dateurs, Pierre Cottrell, avait co­
produit le film. Ils m’ont répondu
que le Losange avait rendu ses
parts à Boris Eustache, l’héritier.
L’avez­vous rencontré ?
Nous nous sommes vus le
5 novembre 2021, quarante ans
jour pour jour après la mort de
Jean Eustache. Un moment fort,
émouvant. Boris nous a confié
l’ensemble de l’œuvre de son père,
les longs­métrages, les courts, les
documentaires, les films pour la
télévision… Nous avons com­
mencé à les restaurer, en format
numérique 4K, avec des chefs opé­
rateurs ayant participé à leur tour­
nage, comme Jacques Besse ou Ca­
roline Champetier, en lien avec le
laboratoire italien Immagine ri­
trovata. Il y avait un vrai risque de
disparition, tant physique que
mémorielle, de l’œuvre. C’était le
dernier moment pour agir.
Quel sera le calendrier
de diffusion ?
Il sera étalé dans le temps, un
film après l’autre, pour aboutir à
une rétrospective intégrale. On
commencera avec une avant­pre­
mière de La Maman et la Putain,
dans un grand festival, avant l’été.
L’œuvre sera montrée en salle,
mais aussi en DVD. Au­delà du mi­
nutieux travail de restitution du
son et de l’image, nous allons ré­
fléchir collectivement, avec des
cinéastes, des plasticiens, des
journalistes, à la modernité
d’Eustache. Il faut l’extraire du
dandysme sombre auquel il reste
associé. C’est une fierté et une ex­
citation immenses.
A quelques exceptions près,
Boris Eustache a longtemps
bloqué toute diffusion. Com­
ment l’avez­vous convaincu ?
Il a été sensible au rapport orga­
nique qu’entretiennent Les Films
du Losange à leur catalogue. On ne
joue pas au Monopoly. Boris a ap­
précié notre travail d’éditorialisa­
tion autour d’Eric Rohmer ou de
Jacques Rivette, que son père con­
naissait bien. Il fait confiance à no­
tre savoir­faire. C’est le fils du met­
teur en scène. Je comprends qu’il y
ait eu des frustrations, mais il faut
respecter son cheminement.
Quel regard portez­vous sur
l’œuvre de Jean Eustache ?
J’ai découvert La Maman et la Pu­
tain, adolescent, en VHS. Comme
tant de cinéphiles, je suis entré
Le 13 janvier,
dans les locaux
de la société
Les Films
du Losange,
à Paris.
JEAN-FRANCOIS ROBERT
POUR « LE MONDE »
dans le fétichisme de l’œuvre invi­
sible, de l’artiste à vif, du « Rim­
baud du cinéma français »… Pour
me rendre compte, en fouillant,
qu’Eustache est bien plus que tout
cela. C’est un merveilleux inven­
teur de formes, dont les dispositifs
nourrissent tout un pan du ci­
néma et de l’art contemporain. Et
c’est l’un des plus grands écrivains
du cinéma français. Le scénario de
La Maman et la Putain casse tous
les codes narratifs, il se dévore
comme un roman. Eustache était
un fin lecteur, malgré ses origines :
il a débuté comme électricien à la
SNCF, son père était maçon. Cela
éclaire sa manière très novatrice
de mêler la fiction et le réel, qu’on
retrouvera plus tard chez Maurice
Pialat ou Abdellatif Kechiche.
Dans le milieu assez bourgeois de
la Nouvelle Vague, il détonnait. Ça
n’empêchait pas la solidarité, au
contraire : Godard lui prêtait de la
péloche, Truffaut, de l’argent…
En quoi ses films nous concer­
nent­ils, aujourd’hui, en 2022 ?
C’est une œuvre de jeunesse, qui
s’adresse à la jeunesse. Une œuvre
frontale, indomptée et impolie,
qui porte l’intuition du désastre.
Eustache annonce, avec passion,
les catastrophes à venir. Je n’avais
pas mesuré la fascination dont il
jouit en Asie, aux Etats­Unis… Jim
Jarmusch, par exemple, lui a dédié
Broken Flowers (2005).
Comment s’est opérée
votre arrivée à la tête
des Films du Losange ?
« Boris Eustache
nous a confié les
longs-métrages,
les courts, les
documentaires,
les films pour
la télévision »
En tant que producteur, à
l’heure où la diffusion des films a
de plus en plus d’impact sur leur
contenu, il m’a semblé important
d’avoir la maîtrise de cet outil. Les
Films du Losange ont été mes pre­
miers interlocuteurs quand j’ai
créé CG Cinéma, en 2013. Ils ont
distribué et vendu à l’internatio­
nal la plupart des films que j’ai
produits, dès Sils Maria (2014),
d’Olivier Assayas. Très vite s’est
forgée entre nous une relation de
travail quotidienne. Ainsi qu’une
entente autour de la notion
d’œuvre, aujourd’hui malmenée.
Qu’entendez­vous
par « œuvre » ?
Il est dangereux de la réduire à
un scénario bien ficelé, à un
« sujet », diffusé de manière im­
médiate et isolée. Nous pensons,
au contraire, qu’une œuvre se
construit dans le temps, film
après film, à plusieurs. Le Losange
a été créé en 1962 par un groupe
d’auteurs solidaires, autour de
Barbet Schroeder et d’Eric
Rohmer, rejoints par leurs cama­
rades de la Nouvelle Vague. Peu à
peu, ils se sont donné les moyens
de préserver leur indépendance,
en intégrant la distribution, les
ventes internationales… Nous
pensons qu’il est possible de
prolonger ce geste.
Le catalogue du Losange
compte plus de 300 films.
Avez­vous d’autres ressorties ?
La rétrospective Jacques Rivette,
qu’organise La Cinémathèque
française jusqu’au 13 février, attire
les cinéphiles. Du fait de la pandé­
mie, les gens ont été surexposés à
des films un peu fabriqués, vus à
la maison. Par réaction, ça crée du
désir pour des œuvres plus riches,
comme quand on retourne vers la
grande littérature, au sortir de la
rentrée littéraire. Par ailleurs,
nous venons d’acquérir, après
leur restauration en 4K, les
œuvres de Wim Wenders, Lars
von Trier et les téléfilms autri­
chiens de Michael Haneke.
Ces cinéastes sont­ils toujours
actifs, malgré leur âge ?
Nous avons rendu visite à Lars,
au Danemark. Même diminué, il
finalise le montage de la troi­
sième saison de sa série, L’Hôpital
et ses fantômes. Avec Michael, il y
a un dialogue, une recherche, du
désir. On espère immensément
qu’il fera un film cette année, et
qu’on sera au rendez­vous.
En mars, le cinéaste russe Kirill
Serebrennikov doit tourner
« Limonov », d’après le livre
d’Emmanuel Carrère, avec
la société Wildside. Pourquoi
l’avez­vous rencontré
à Moscou, en décembre 2021 ?
Je produis son adaptation de La
Disparition de Josef Mengele
(2017), le roman d’Olivier Guez. Le
scénario est bouclé, le casting
bien avancé. On espère tourner
d’ici à la fin de l’année, en Allema­
gne et en Amérique du Sud. En
principe, Kirill pourra se déplacer
librement [il a été plusieurs
années assigné à résidence par les
autorités russes]. C’est un artiste
incroyable, à la croisée du théâtre,
du cinéma et de l’art plastique.
En juillet 2021, à Cannes, vous
présentiez « Annette », de Leos
Carax, et « Bergman Island »,
de Mia Hansen­Love.
Comment expliquez­vous leur
échec relatif en salle ?
Annette a rencontré un beau
succès en Espagne, en Italie, aux
Etats­Unis. En France, il devrait at­
teindre les 350 000 entrées. C’est
la moitié de ce qu’on aurait fait en
temps normal. La pandémie va
laisser des traces : des habitudes
ont été prises, les désabonne­
ments aux cartes se sont multi­
pliés… A nous d’aller chercher de
nouveaux publics, de les interpel­
ler, de susciter le désir. Le cinéma
doit rester un art moderne, popu­
laire, collectif.
Sur quoi travaillent Leos Carax
et Mia Hansen­Love ?
Leos prépare une exposition
pour le Centre Pompidou, uni­
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
« On fera
une avant-
première de
“La Maman et la
Putain”, dans
un grand festival,
avant l’été »
quement constituée d’œuvres
courtes et inédites. Mia vient de
tourner Un beau matin. Le Lo­
sange ne l’a pas produit, mais va le
distribuer et le vendre à l’interna­
tional. Nous développons par
ailleurs un projet de série avec
elle, autour d’une autrice et aven­
turière suisse, Annemarie
Schwarzenbach (1908­1942).
Ce serait votre première expé­
rience dans ce format…
Je dois rendre les auteurs plus
forts à mon contact. Or, en ce qui
concerne les séries, j’ai l’impres­
sion que j’apporte quelque chose
d’incomplet, qu’il me manque
une partie des armes. Si ça doit se
faire, ça passera par une associa­
tion avec des producteurs qui ont
une expertise dans ce domaine,
avec qui je m’entends très bien.
J’espère que nos discussions
aboutiront vite.
La réputation des cinéastes
que nous avons évoqués
est plus qu’établie. Quid
des découvertes ?
Quand ils créent le Losange,
Barbet Schroeder a 20 ans, Eric
Rohmer le double. Un type de
20 ans aide un journaliste de
40 ans à réaliser son premier
court­métrage ! Nous restons
dans cette émulation, en accom­
pagnant de jeunes auteurs, et
d’autres plus confirmés. Avec Ro­
déo, le premier film de Lola Qui­
voron, on assiste à la naissance
d’une cinéaste, dans un milieu
qui n’a pas été vu au cinéma, qui
fait partie de notre environne­
ment : les rodéos urbains. Nous
présentons Viens, je t’emmène,
d’Alain Guiraudie, en février à Ber­
lin. Pietro Marcello vient de tour­
ner L’Envol, son premier film en
français, dans la baie de Somme,
d’après un conte russe, Les Voiles
écarlates. Il ne cesse de réécrire
son film, au fur et à mesure de la
fabrication. Sa liberté, son ambi­
tion sont totalement dans l’esprit
du Losange.
Des auteurs de renom – Adam
McKay, Paolo Sorrentino… –
se réjouissent que Netflix sorte
leurs films en salle, dans
certains pays, tout en leur
offrant de nouveaux publics.
Que leur répondez­vous ?
Qu’on est dans la communica­
tion, le consensus mou. Le met­
teur en scène sauve la face, avec le
sentiment de protéger l’espace
qui l’a fait grandir : la salle de ci­
néma. Tandis que la plate­forme
s’en sert pour générer de l’événe­
mentiel, de la presse… Ça ne me
semble pas créateur d’une rela­
tion pérenne entre la salle et la
plate­forme, et ça individualise le
travail créatif. Il existe d’autres
approches, plus équilibrées,
comme celle du site Mubi. Je pro­
pose, sur ce modèle, de réduire la
durée entre la sortie en salle et
celle sur un plus petit écran à
deux mois. L’œuvre va, à son
rythme, à la rencontre des specta­
teurs. Et la plate­forme contribue,
en retour, à sa promotion et à son
préfinancement. On sort d’une
logique de visionnage intensif,
d’immédiateté. Mais il faut, avant
toute chose, que l’artiste ait son
mot à dire. Comment réagirait un
peintre si son œuvre n’était diffu­
sée qu’en carte postale ? 
propos recueillis par
aureliano tonet
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Didier Varrod, l’hyper passionné de la chanson
Le directeur musical des antennes de Radio France lance la première édition de l’Hyper Weekend Festival
PORTRAIT
I
l avoue être « au bout de [sa]
vie », épuisé par la com­
plexité d’une machine dans
laquelle se sont glissés
de multiples grains de sable. Mais,
quelques jours avant le lance­
ment, vendredi 21 janvier, de l’Hy­
per Weekend Festival, Didier Var­
rod assure que cette première édi­
tion aura bien lieu, à Paris, jus­
qu’au 23 janvier, dans ce qui a été
rebaptisé, il y a un an, Maison de
la radio et de la musique. Des artis­
tes comme Clara Luciani, Jean­Mi­
chel Jarre, Alex Beaupain, Domini­
que A, Kiddy Smile et toute une
nouvelle vague (November Ultra,
Pierre de Maere, Iliona, Yndi…) fe­
ront un pied de nez à l’adversité
sanitaire en investissant la « mai­
son ronde » et sa tour centrale,
malgré de multiples contraintes.
A peine nommé, en juillet 2019,
directeur musical des antennes de
Radio France, un poste nouvelle­
ment créé « auquel il fallait donner
de la substance », ce journaliste
à l’oreille fureteuse avait imaginé
un événement symbolisant
sa mission et celle du service pu­
blic. « Je voulais que l’on se concen­
tre sur ce qui nous caractérise : le
patrimoine, les découvertes et les
créations. » Non en externalisant
ces concerts dans de prestigieuses
salles parisiennes, mais en inves­
tissant, « du parking au 22e étage »,
le monument historique de l’ave­
nue du Président­Kennedy.
D’abord retardé par les grèves
de fin 2019, puis par la pandémie,
le festival s’imaginait fêter sa pre­
mière début 2022. Contrarié cette
fois par Omicron, l’événement,
contraint dans ses jauges et la cir­
culation du public, n’aura pas
la fluidité espérée. Si les sets de DJ
ont été annulés, s’il a fallu renon­
cer à certains espaces, Varrod es­
saie néanmoins de préserver l’es­
prit originel du festival, en accapa­
rant le studio 104, l’auditorium,
l’agora et le 22e étage panorami­
que. Pour des créations intimes
– Jean­Michel Jarre composant
à partir du legs sonore de Pierre
Henry – ou des réorchestrations
à grand spectacle : Clara Luciani
accompagnée de l’Orchestre phil­
harmonique de Radio France ;
Michel Peteau remonte à cru sur son Cheval Fou
Le musicien, qui publie « Couteau calme », a ressuscité son groupe de jeunesse, souvenir underground du psychédélisme français
RENCONTRE
C’ est un objet singulier
qui vient des expérien­
ces psychédéliques à la
française. Comme une remontée
d’acide lysergique ou une halluci­
nation sous peyotl. Le tout signé
Cheval Fou, déclinaison du Crazy
Horse de Neil Young, et, comme
lui, baptisé en mémoire du re­
belle Sioux. L’album a pour titre
Couteau calme, celui sans doute
qui servit à tailler les lettres sur
la pochette, une plume bleue sur
fond rouge sang. Les dix titres, es­
sentiellement instrumentaux,
sont ouverts par un lancinant
chant des plaines sur martèle­
ment de tambour et nappe d’or­
gue pour faire revenir des Cou­
leurs fantômes. Les remercie­
ments vont aux Indiens d’Améri­
que et à celui qui immortalisa
les survivants, le photographe
Edward Sheriff Curtis (1868­1952).
Dans son pavillon de Romain­
ville (Seine­Saint­Denis), où il
a installé son studio, Michel
Peteau, le cavalier sexagénaire
de Cheval Fou, feuillette les pages
de la première source d’inspira­
tion de Couteau calme, le lourd vo­
lume de Visions of the First Ameri­
cans (Chartwell Books, 2006), de
Curtis. Sur une étagère trônent
La programmation
reflète son amour
du night-clubbing,
de la chanson
populaire et
innovante, tout
comme sa soif
de découvertes
Alex Beaupain réinterprétant l’al­
bum Love on the Beat, de Serge
Gainsbourg, et d’autres chansons
« gainsbarriennes » avec vingt­
quatre musiciens et une pléiade
d’invités (Miossec, Alain Cham­
fort, Françoise Fabian…) ; l’histoire
de la house music revue par Kiddy
Smile en mode gospel ; le réper­
toire de Dominique A revisité par
des artistes de moins de 30 ans
(Aloïse Sauvage, Terrenoire, Crys­
tal Murray, Tim Dup…).
Célébrer un lieu
Figure­clé du renouvellement
de la scène française au début des
années 1990, Dominique A aurait
en partie inspiré le concept de
l’Hyper Weekend. « Il m’a toujours
parlé de sa fascination pour ce bâti­
ment, de son cœur s’emballant
à son approche, de ce sentiment
d’avoir réussi quelque chose au pas­
sage du sas de la porte A », se rap­
pelle Didier Varrod en expliquant
sa volonté de célébrer ce lieu.
A 61 ans, le directeur musical des
antennes de Radio France se sou­
vient lui aussi de l’émotion res­
sentie quand il est entré travailler
ici pour la première fois, en 1985.
« Mes parents n’écoutaient que
France Inter, et mes frères étaient
des fidèles des émissions pop
et rock de Bernard Lenoir, Patrice
Blanc­Francard, José Artur… » Lui­
même faisait pourtant des infidé­
lités au service public, trop amou­
reux de la variété française pour
ignorer RTL, RMC ou Europe 1.
Attirance de gamin, d’abord,
pour Sheila et Françoise Hardy.
Puis coup de foudre pour Véroni­
que Sanson. « J’ai connu mon pre­
mier choc en 1972, à 11 ans, avec son
album Amoureuse, se souvenait,
en 2010, ce Palois grandi à Greno­
des coiffes faites de matériaux
de récupération utilisées pour
le clip de Couleurs fantômes
– tourné en forêt avec des chevaux
et des poules –, à faire hurler les
contempteurs de l’appropriation
culturelle. Elles devraient être de
sortie samedi 22 janvier, dans
la salle parisienne de La Boule
noire, pour le retour à la scène
de Cheval Fou, après quarante­
cinq années de repos au box.
Aucune trace discographique
Les anciens, ceux qui ont connu
les débuts du rock progressif fran­
çais, se souviennent peut­être de
ce fougueux mustang qui eut
longtemps la particularité de ne
laisser aucune trace discogra­
phique – comme Crium Delirium,
formation cousine et amie.
« On était tellement free et sau­
vage que, à chaque fois qu’on arri­
vait en studio, on avait l’impres­
sion qu’on nous mettait les menot­
tes. Pour nous, les notes étaient
des couleurs, on jouait en rouge,
en bleu… », se souvient le guita­
riste et claviériste.
Il faudra attendre 1994 pour
qu’apparaisse un recueil d’extraits
de concerts et de répétitions de
Cheval Fou datant de la première
moitié des années 1970, publié
par le défunt label Legend Music,
Didier Varrod, à Paris,
le 11 janvier.
RÉMY ARTIGES POUR « LE MONDE »
ble. J’ai couru acheter le disque
après l’avoir entendu sur Europe 1.
Jusque­là, je subissais la musique
de mes parents – Brassens, Trenet
pour mon père, Joe Dassin, Adamo
pour ma mère. Soudain, je décou­
vrais un propos, une modernité. »
Quand ses frères et les copains
se passionnent pour le rock, Var­
rod cultive son jardin secret avec
Yves Simon, Alain Souchon, Mi­
chel Berger ou Barbara. Les an­
nées 1980 ont beau tendre les pre­
miers ponts entre chanson et
« branchitude rock », avec les Rita
Mitsouko ou Etienne Daho, qu’il
adore, difficile à l’époque de pro­
clamer son amour de Daniel Bala­
voine ou Jean­Jacques Goldman
sans passer pour un ringard.
Didier Varrod, fan aussi
de Bowie, du Velvet Underground
et de disco (« ma musique d’éman­
cipation, celle qui m’a permis de vi­
« Avec Cheval
Fou, on a envie
d’être un groupe
qui s’écoute
dans ses erreurs »
MICHEL PETEAU
spécialisé dans « les groupes psy­
ché français de l’époque » : « A par­
tir de cassettes enregistrées par des
fans, explique Michel Peteau, j’ai,
en un mois, remonté un répertoire
qui avait disparu de ma tête, et
ajouté un nouveau titre, La Fin de la
vie…, qui a eu des retours positifs de
San Francisco ou d’Inde et figure
dans des compilations. On y entend
le discours du chef indien Seattle,
et le nouvel album a pris cette di­
rection. » Un texte dont la version
la plus connue est inauthentique,
librement adaptée en 1971 par un
scénariste pour coller à la sensibi­
lité écologique du temps.
S’il s’est rêvé en Indien, Peteau
n’en est pas moins issu d’une
tribu de chevelus dont le sachem
était son père, Max Peteau. Ce­
lui­ci lança, en mars 1970, le bi­
mensuel Le Pop, une des premiè­
res tentatives de free press en
France, qui fédéra pendant quatre
vre mon homosexualité »), assu­
mera ses coups de cœur avec une
foi militante qui lui fera prendre
la plume. L’étudiant en histoire se
fait d’abord journaliste à Numéro 1,
Paroles et musique et Chanson Ma­
gazine. Il prend la première fois
le micro en 1981, sur Fréquence
Gaie, avant que ce passionné
de politique, longtemps proche
du Parti socialiste, en enfant pro­
clamé des « années Lang », de­
vienne, pendant près de vingt ans,
le complice de Jean­Louis Foul­
quier (1943­2013) au sein de l’émis­
sion « Pollen », mais aussi aux
Francofolies de La Rochelle, le
festival que le « M. Chanson » de
France Inter avait lancé en 1985.
Aiguillon rock, pop et électro de
Foulquier, Varrod espérera même
prendre sa suite aux « Francos »
avant que ce qui devait ressem­
bler à une passation des pouvoirs
années des nomades – « des
freaks, pas des hippies » – sur la
route de Kerouac. On y trouve
deux groupes totémiques, Gong
et Magma, modèles de Peteau,
avec les Allemands Amon Düül II
et Can, et les Britanniques Pink
Floyd et Soft Machine. Mais aussi
Jacques Higelin et Valérie La­
grange, Jean­Pierre Kalfon et
Pierre Clémenti.
Et donc Cheval Fou, né après que
le jeune Peteau a eu une vision de
son destin, en janvier 1970. C’était
au Théâtre des Champs­Elysées,
à Paris, The Who y interprétait
son opéra­rock Tommy. « Je me
suis dit : “La vie, c’est ça. Mon mé­
tier sera d’être Pete Townshend !” »,
moulinets de bras compris. Pe­
teau­Townshend n’atteindra pas
cette ambition, mais son trio,
formé avec son frère guitariste
Jean­Max et le batteur Stéphane
Rossini, connaîtra un moment de
gloire tunisien en 1973, en jouant
en première partie de Miles Davis
au festival de jazz de Tabarka.
Cheval Fou se sépare en 1975,
et Peteau enregistre enfin son
premier album l’année suivante,
l’unique du groupe Nyl, en com­
pagnie du bassiste Jannick Top,
qui s’apprêtait à quitter Magma.
Il multipliera les expériences,
punk synthétique avec Pierrot
se transforme, en 2004, en une
rupture brutale. Un « meurtre
du fils » et une vieille frustration
que Varrod reconnaît soulager
aujourd’hui en mettant enfin sur
pied un festival qui lui ressemble.
Soit une programmation reflé­
tant son amour du patrimoine,
du night­clubbing, de la chanson
populaire et innovante, tout
comme sa soif de découvertes
« se faisant la chambre d’écho du
monde et de ses mutations ».
Un parti pris et une relation af­
fective aux artistes que cet en­
nemi de l’esprit de chapelle a en­
tretenus, ces dernières années,
grâce à de nombreux documen­
taires pour la télévision (il vient
d’en terminer un sur Jane Birkin),
des émissions de radio – « Elec­
tron libre », « Encore un matin »
ou « Foule sentimentale » – et un
poste de directeur de la musique
le Fou, à l’aube des années 1980,
duo pop façon Niagara avec
La Fiancée du Pirate, à la fin de la
décennie, son premier contrat
avec une major du disque (Epic,
division de Columbia). « Plus de
scène, il fallait faire des interviews :
appel d’attaché de presse tous les
matins, carte payée pour faire
30 kilomètres en taxi, clip tourné
à Londres et studios les plus chers.
J’étais passé à un autre système de
production. » Par la suite, il fut col­
laborateur – avec Bertrand Burga­
lat – de Cyril Collard pour la bande
originale des Nuits fauves (1992),
guitariste d’Elli Medeiros, et tenta
sa chance en solo sous le nom de
Michelmoi en première partie
d’Higelin chantant Trenet.
Carburant pour l’évasion
Depuis le début des années 2010,
il participe à l’élégant trio Super­
bravo. Sa complice Armelle Pio­
line (qui prête sa voix à trois titres
de Couteau calme) l’a motivé pen­
dant le confinement pour qu’il
saisisse à nouveau la crinière du
Cheval Fou, un animal qu’il refuse
toujours de harnacher et monte
à cru. Pour la scène, il a remonté
un groupe avec le bassiste Mat­
thieu Askehoug, un cousin par al­
liance, et son voisin batteur Cyril
Avèque. « Je n’aime pas les grands
culture | 23
de France Inter (de 2012 à 2016).
Avec d’autant plus de réussite que
cette hybridité, jadis moquée, est
aujourd’hui revendiquée par une
nouvelle génération – Christine
and the Queens, Juliette Armanet,
Eddy de Pretto, Clara Luciani,
Fishbach… –, dont il a été l’un des
plus actifs promoteurs.
Politique, stratégique, son rôle
de directeur musical des antennes
de Radio France l’éloigne des choix
artistiques de la maison. Il dit ne
pas en souffrir, en reconnaissant
que la pilule passe mieux avec cet
événement « 100 % Varrod ». 
stéphane davet
Hyper Weekend Festival, du
21 au 23 janvier, Maison de la
radio et de la musique, 116,
avenue du Président­Kennedy,
Paris 16e. De 28 euros à 55 euros.
Hyperweekendfestival.fr
techniciens de la guitare, tranche­
t­il. Mon approche est plutôt celle
de Neil Young, Henri Crolla
ou Sonny Sharrock. Je prends
un thème et on le triture. Et j’ai de
plus en plus de mal avec les sé­
quences préenregistrées, les loops
dont on est prisonniers. Avec Che­
val Fou, on a envie de casser cette
homogénéité, d’être un groupe qui
s’écoute dans ses erreurs. »
Peut­on seulement jouer « de la
free pop, psychédélique, à la pulsa­
tion binaire », au troisième millé­
naire sans ce qui fut son carburant
pour l’évasion ? Cheval Fou se lan­
çait jadis dans son tour de force,
Hannibal, avec la sensation de tra­
verser les Alpes. Et Peteau se sou­
vient avoir « passé deux­trois heu­
res à parler à des fourmis dans
l’herbe » après avoir consommé
du LSD. Il n’en est évidemment
plus là, mais la beauté dépouillée
de Couteau calme, comme un le­
ver de soleil sur la prairie, prouve
qu’il croit toujours aux pouvoirs
chamaniques de la musique. 
bruno lesprit
Couteau calme, Marelle
Music/L’Autre Distribution.
Concert le 22 janvier, à 20 heures,
à La Boule noire, 120, boulevard
de Rochechouart, Paris 18e.
17 euros.
24 | télévision
Dans les monts Ozark, les Byrde lavent encore plus blanc
La famille d’Américains moyens manipulée par un cartel mexicain rempile pour une quatrième saison
NETFLIX
À LA DEMANDE
SÉRIE
C’
est une phrase lan­
cée au début de l’ul­
time saison d’Ozark,
dont la première
partie (7 épisodes) est mise en li­
gne vendredi sur Netflix, qui vient
brutalement révéler sa parenté
évidente avec Succession. Au célè­
bre « I fucking win » (« je gagne
toujours ») lâché par Logan Roy
(Brian Cox) dans l’épisode final de
la saison 3 répond désormais le
« I’m not fucking losing » (« je ne
perdrai pas ») de Wendy Byrde
(Laura Linney). Sous des formes
très différentes, les deux séries ra­
content en effet la même chose
– un certain rapport des Améri­
cains aux affaires et à l’argent.
C’est peut­être d’ailleurs pour
cela que les deux séries carton­
nent. Créée par Bill Dubuque et
Mark Williams, Ozark a été mise
en ligne discrètement sur Netflix
en 2017, puis a bénéficié, comme
Succession, d’un bouche­à­oreille
élogieux avant que les audiences
de la saison 3 ne décollent, à la fa­
veur du premier confinement.
Ozark a pour point de départ la
relation vicieuse entre le parrain
d’un cartel mexicain, Omar Na­
varro (Felix Solis), et une famille
d’Américains moyens qu’il instru­
mentalise pour blanchir de l’ar­
Le corbeau, oiseau de mauvais augure et roi des délateurs
Lors du premier confinement, le volatile est revenu hanter les forêts et les villes françaises, rapporte Léa Veinstein dans son documentaire
RTBF
À LA DEMANDE
PODCAST
M oins de paillettes cette
fois, mais des plumes. »
C’est par ces mots,
ajoutés de quelques émojis, que
Léa Veinstein nous informait de la
sortie de son documentaire audio
« Le Retour des corbeaux », un
podcast de la série Par Ouï­dire,
sur le site Auvio de la Radio télévi­
sion belge francophone (RTBF).
L’hommage sonore et inat­
tendu que la fille de Laure Adler et
GRILLE N° 22 - 017
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I nétrable pour le commun des mor-
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 016
HORIZONTALEMENT I. Iconographie. II. Motel. Osai. III. Pratiquèrent.
IV. Opr. Vues. RER. V. Suivies. Pavé. VI. Ile. Eu. Potet. VII. Té. Ortie.
VIII. Indu. Teste. IX. OCI. Préroman. X. Neutralisent.
VERTICALEMENT 1. Imposition. 2. Corpulence. 3. Otarie. Diu. 4. Net. Ou.
5. Olivier. PR. 6. Queutera. 7. Roues. El. 8. Ases. Pétri. 9. Par. Pô. Eos.
10. Hiératisme. 11. Névé. Tan. 12. Entretient.
De g. à d. : Marty (Jason Bateman), Charlotte (Sofia Hublitz), Wendy Byrde (Laura Linney). NETFLIX
gent et consolider son empire sur
le sol étatsunien. Délocalisés dans
les monts Ozark, entre le Kansas et
le Missouri, les Byrde font tourner
les affaires des Navarro, jusqu’à se
laisser tenter par l’idée d’en tirer
eux­mêmes profit. C’est cette dé­
gringolade morale et ses consé­
quences que la série raconte, avec
une âpreté et une rugosité qui la
rendent presque ringarde. Et donc
furieusement tendance.
Alain Veinstein a consacré,
en 2019 à Dalida, sur Arte Radio,
nous avait fait ressortir mascara,
mouchoirs et boule à facettes.
Cette fois, c’est Shakespeare qu’il
faudra ressortir, et plus précisé­
ment Macbeth, acte I, scène 5 : « Le
corbeau lui­même s’est enroué. »
Car c’est sur le retour de cet
oiseau dit de mauvais augure que
cette jeune femme, docteure en
philosophie, autrice d’une thèse
sur Kafka et d’un livre sur son ar­
rière­grand­père rabbin, Isaac
(Grasset, 2019), s’est interrogée
dans ce bel unitaire de la RTBF.
7 8 9 10 11
La saison 3 s’était achevée il y a
près de deux ans sur l’élimination
d’Helen, l’avocate des Navarro,
tuée d’une balle dans la tête sous
les yeux des Byrde sur ordre de
son propre client. La saison 4
s’ouvre sur Wendy et Marty (Jason
Bateman) en train d’ôter les mor­
ceaux de cervelle de leurs che­
veux. On a entre­temps oublié
pourquoi ils sont là, pourquoi He­
len est morte mais la série raccro­
Tout a commencé un matin du
funeste printemps 2020. Confi­
née avec son mari et son fils de
4 ans dans le village de Picardie
où ils habitent, Léa Veinstein sort
marcher – attestation de sortie
dûment remplie – quand elle
croise une femme qui, après lui
avoir demandé où elle habite, se
met à hurler un « Vous êtes à plus
d’un kilomètre, je vais appeler les
gendarmes, leur écrire pour vous
signaler ! » Pendant les semaines
qui suivront, Léa Veinstein remar­
que que les seuls êtres vivants
qu’elle croise, lors de ses sorties
HORIZONTALEMENT
I. Suspension qui peut être définitive.
II. Comme une hirondelle chez Dubil-
lard. Belle espagnole de Catalogne.
III. Embrassés d’un regard. Laisse pas-
12
ser la lumière. Chez la reine. IV. Impé-
tels. V. Sein familier. Mouvements
difficiles à contrôler. VI. Distribution
de mauvais coups. Fixa les pompes.
VII. Crétinise. Bretonne, appréciée
ronde et plate. VIII. Corps simple.
Partir à l’aventure. Sur la portée.
IX. Bouts de lin. Dégageât. Quart
de tour. X. Qui sucrent les fraises
sans faire grossir.
VERTICALEMENT
1. Vous aurez beaucoup de mal
à vous en défaire. 2. Répugnant et
fétide. 3. Aller au feu armé d’un rin-
gard. 4. En rêve. Contrôlé avant usage.
5. Sortie libre. Bien en peine. Accord
d’en bas. 6. Fait monter la pression.
Occupe la tête des enfants. 7. Au bout
du bout. Voisin de la daurade. 8. Tissu
d’ameublement. Une grecque dans
les rayons. 9. Agiter sans contrôle.
10. Doublé romain. Met la marchan-
dise en valeur. Assure la liaison.
11. Poème. Pour manœuvrer la voile.
12. Que l’on voit poindre.
che rapidement les wagons : Omar
Navarro veut se retirer des affai­
res, à charge pour Wendy et Marty
de lui construire une virginité aux
Etats­Unis. Cette première partie
de saison est une vaste entreprise
de déconstruction des liens for­
més au cours des saisons précé­
dentes entre les Byrde, la pègre lo­
cale, le FBI et les élus du coin.
Plus fluide, plus simple, la saison
n’en est que plus agréable à regar­
pour ravitaillement, sont… des
corbeaux. « Ils sont là et ils nous
narguent, régnant alors que la
mort rôde et nous menace, nous
enferme. »
Dans la langue et l’imagerie po­
pulaire, l’oiseau noir désigne celui
qui, anonymement, dénonce. Or
c’est un fait, partout dans le
monde frappé par la pandémie, le
phénomène de délation ano­
nyme auprès de la police pour
non­respect du confinement ex­
plose. A Nîmes par exemple, Léa
Veinstein est allée interroger Ar­
naud, un agent immobilier vivant
SUDOKU
N°22­017
4 2
3 4
3 9
9 5
5 4 1 grille avec des chiffres
2 5
1 8 7 9
9 8 6 7
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Chaque jeudi,
le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
der, surtout qu’elle laisse une
large place aux questions soule­
vées par les traces que cette cu­
rieuse existence est en train d’im­
primer sur le clan Byrde. Là en­
core, les névroses familiales que
se partagent parents et enfants
rappellent immanquablement
celles qui traversent le clan Roy
dans Succession.
Electron libre
Si Charlotte (Sofia Hublitz) est Sio­
bhan, la bonne élève, Jonah (Skylar
Gaertne) ressemble au fils rebelle
Kendall, doué mais incontrôlable.
La jeune Ruth (Julia Garner), white
trash recueillie par Marty pour ses
basses besognes, fait penser à Ro­
man, un électron libre malin mais
qui ne maîtrise pas les codes.
Au­delà de ce jeu des ressem­
blances, la proximité des enjeux à
l’œuvre dans les deux séries fait
d’elles des objets étonnamment
complémentaires, l’un comique,
l’autre tragique, mais tous les deux
critiques d’un capitalisme d’Etat
qui s’accommode parfaitement de
l’illégalité, voire s’appuie dessus
pour maximiser sa profitabilité. 
audrey fournier
Ozark, saison 4, première partie,
série créée par Bill Dubuque
et Mark Williams. Avec Jason
Bateman, Laura Linney,
Julia Garner, Sofia Hublitz
(EU, 2022, 7 × 50­60 min).
en couple avec son ami, qui a reçu
cette lettre : « Cher Monsieur, nous
n’avons rien contre les homo­
sexuels mais nous savons que vous
serez porteur [du Covid] avant les
autres, comme pour le sida. »
Impossible, rappelle à son mi­
cro l’historien Laurent Joly, de ne
pas entendre là des échos avec la
période de l’Occupation, pour
celle qui fut commissaire de « La
Voix des témoins » au Mémorial
de la Shoah – où l’on a pu (re) dé­
couvrir les voix et les paroles de
Primo Levi, Simone Veil, Elie Wie­
sel, Imre Kertész, Marceline Lori­
9 8
3 2
7 1
7 2 7 3
5 9
6 8
1 3
6 5
8 4
8 Difficile
Complétez toute la
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
seule fois par ligne,
3 1 par colonne et par
carré de neuf cases.
ÉTATS-UNIS JOE BIDEN
VU PAR LES ÉCRIVAINS
AMÉRICAINS
LE NUCLÉAIRE EST
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
NOTRE
SÉLECTION
V EN DR EDI 21 J ANVIE R
Amazon Prime
Football : Lyon - Saint-Etienne
21.00 Grandeur et décadence pour
ce derby traditionnellement tendu.
Les joueurs de l’Olympique lyonnais
sont à la peine cette saison. Quant
aux Verts, la menace d’une relégation
en Ligue 2 devient sérieuse.
Gulli
Trois hommes et un couffin
21.05 La comédie de Coline Serreau
(1985) a pris un petit coup de vieux,
mais elle se laisse encore regarder
avec un certain plaisir. Un trio de
célibataires (Michel Boujenah, André
Dussollier, Roland Giraud) sous
le choc devant l’arrivée d’un bébé.
Toute l’histoire
Gestapo, la police de la terreur
22.25 Documentaire inédit
de Nicolas Bozino. La sombre histoire
de la police politique du IIIe Reich,
fondée le 26 avril 1933. Formation des
agents, méthodes, structures internes,
tout y est décortiqué. Même les liens
entre Gestapo et police française.
Ciné+ Premier
Gangs of New York
23.10 Film à grand spectacle
de Martin Scorsese (2002), avec
Leonardo DiCaprio, Daniel Day-Lewis,
Liam Neeson, Cameron Diaz. En 1862,
à New York, les Américains de souche
(récente) affrontent les immigrés
irlandais. Ça va cogner fort…
dan­Ivens, Samuel Pisar, Aharon
Appelfeld.
C’est enfin en compagnie d’Aga­
tha Liévin­Bazin (ornithologue),
de Marielle Macé (écrivaine et
chercheuse), et d’un certain Ar­
thur Rimbaud, surgis du plus loin
de nuits forcément magnétiques,
que Léa Veinstein s’approchera au
plus près de « notre funèbre oiseau
noir ». Ou quand l’histoire se fait
poétique. 
émilie grangeray
Le Retour des corbeaux, de
Léa Veinstein (Bel., 2022, 58 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
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ET SOUDAIN
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d’accorder un label “énergies durables”
au nucléaire et au gaz. Inquiétudes
dans la presse étrangère.
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0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
Gaspard Ulliel
Acteur
S
ilhouette de mannequin
(qu’il fut durant quelque
temps), visage de beau et
tendre gosse, Gaspard
Ulliel, dont le parcours d’acteur
s’est décidé alors qu’il était encore
au collège, est mort, mercredi
19 janvier, à La Tronche (Isère), à
l’âge de 37 ans, des suites d’un acci­
dent de ski. Souffrant d’un trau­
matisme crânien, il avait été trans­
porté la veille par hélicoptère au
CHU de Grenoble après être entré
en collision avec un autre skieur
au croisement de deux pistes
bleues, dans la station de sports
d’hiver de La Rosière, en Savoie.
Le parquet a annoncé qu’une en­
quête avait été ouverte et confiée
à la compagnie républicaine de
sécurité (CRS) Alpes afin d’établir
les circonstances de l’accident.
L’acteur ne portait pas de casque.
A l’annonce de ce tragique dé­
cès, les hommages se sont multi­
pliés. Le président de la Républi­
que, Emmanuel Macron, a fait
part dans un communiqué de sa
« grande tristesse » face à la « dis­
parition brutale » d’une « icône
française de l’élégance ». La minis­
tre de la culture, Roselyne Bache­
lot, « ravagée » selon ses mots par
ce décès, évoque la « sensibilité et
l’intensité de son jeu », qui fai­
saient de Gaspard Ulliel, « un ac­
teur d’exception ».
Premier tournage à 12 ans
L’acteur Pierre Niney a écrit sur
Twitter avoir « le cœur brisé. Gas­
pard était la bienveillance et la
gentillesse. La beauté et le talent »,
a­t­il ajouté. C’est sur Instagram
que Jean Dujardin s’est exprimé,
en écrivant le prénom du comé­
dien suivi d’un cœur noir.
Né le 25 novembre 1984 à Boulo­
gne­Billancourt (Hauts­de­Seine),
d’une mère styliste et d’un père
designer, Gaspard Ulliel connaît
son premier tournage à l’âge de
12 ans, avec un petit rôle dans la
série télévisée d’Aline Issermann
Une femme en blanc, avec San­
drine Bonnaire. L’année d’après, il
joue dans le court­métrage Alias,
de Marina de Van. Il apparaît en­
suite dans Le Pacte des loups, de
Christophe Gans (2001). Bien
qu’ayant goûté au métier d’acteur,
Michelle Grangaud
Poétesse
N
ée le 11 octobre 1941
à Alger, et morte le
15 janvier, à l’âge de
80 ans, Michelle Gran­
gaud aimait à dire qu’elle était
née en Anagramme, pays où tou­
tes les lettres sont égales. C’est
en effet par un livre de poésie ana­
grammatique, Memento frag­
ment, publié en 1987 chez P.O.L,
qu’elle se fait connaître du monde
littéraire. L’amour profond de la
langue lui vient dès la petite en­
fance. Elle se souvient de sa fas­
cination précoce pour les lettres
de l’alphabet qui « bougeaient
comme des insectes tant qu’elle ne
savait pas les lire ». Et à l’adoles­
cence, c’est Proust qui l’emporte
définitivement en littérature :
« Il m’a formée intellectuellement
dans ma façon de voir, d’ap­
préhender, de comprendre le
monde et la société. »
En 1962, Michelle a 20 ans et
quitte l’Algérie avec sa famille
pour s’installer à Montpellier.
Son père était chercheur en chi­
mie biologique, sa mère, profes­
seure de mathématiques. Elle
choisit d’enseigner les lettres
classiques avant de monter à Pa­
ris en 1977 et de devenir attachée
c’est à la réalisation qu’il se destine
quand il décide de poursuivre son
apprentissage en allant étudier le
7e art à l’université de Saint­Denis.
Mais le caractère trop théorique
de l’enseignement qui lui est dis­
pensé ne l’enchante guère, au
point qu’il choisit de revenir au jeu
en suivant les stages d’été du
Cours Florent. Son talent ne fait
pas de doute, et le mène tout droit
au casting de la comédie douce­
amère Embrassez qui vous vou­
drez, de Michel Blanc (2002), dans
lequel Gaspard Ulliel interprète un
adolescent en proie à ses premiers
émois sexuels et amoureux.
Le public l’a désormais identifié.
Et peut le reconnaître dans le film
qui suit, Les Egarés, d’André
Téchiné (2003), où il est Yvan, gar­
çon troublant, aussi séduisant que
destructeur, auquel succombe, en
juin 1940, sur les routes de l’exode
et jusqu’à l’abîme, l’héroïne du
film (Emmanuelle Béart). De ce
premier grand rôle, l’acteur dira
lui­même qu’il fut sans doute l’un
de ses meilleurs.
D’une guerre à l’autre, Gaspard
Ulliel enchaîne : soldat porté dis­
paru cette fois dans les tranchées
de la Somme en 1917. Il est alors di­
rigé par Jean­Pierre Jeunet, dans
Un long dimanche de fiançailles
(2004), qui lui vaudra le César du
meilleur espoir masculin.
Les propositions pleuvent. Et, se­
lon son propre aveu, il commet
des erreurs. Celle notamment de
refuser deux projets du cinéaste
américain Gus Van Sant, avec qui il
a pourtant déjà travaillé sur le film
à sketches Paris, je t’aime (2006). Et
d’accepter Jacquou le croquant
(2007), l’adaptation du roman
éponyme d’Eugène Le Roy par
Laurent Boutonnat, connu pour
avoir réalisé la plupart des clips de
Mylène Farmer. Le long­métrage,
qui vise le grand public, connaît
un échec cuisant.
La même année, il décroche son
premier rôle en anglais, et pas des
moindres puisqu’il s’agit d’Han­
nibal Lecter, dont le cinéaste bri­
tannique Peter Webber a décidé
de mettre en scène la jeunesse et
l’adolescence. Alléchant sur le pa­
pier, le préquel sorti en 2007
(Hannibal Lecter : Les Origines du
d’administration au rectorat.
En 1983, la visite d’une exposi­
tion consacrée à Unica Zürn est
une révélation. Elle découvre
avec elle l’anagramme comme
objet poétique et se met aussitôt
à l’ouvrage. « Ce qui me fascinait
vraiment, c’était ce pouvoir d’en­
gendrement du langage par lui­
même. » « La comtesse de Ségur
née Rostopchine » devient par
exemple « la neige est dense,
Moscou très proche » et trois li­
vres naissent de cette passion :
Memento­fragments, puis Sta­
tions (P.O.L, 1990) à partir des
noms de stations du métro pari­
sien et Renaîtres (Ecbolade, 1990).
Curiosité pour l’autre
Michelle Grangaud trouve dans
l’anagramme une éthique de
pensée : « La France est une sur­
face idéale ou mathématique,
entièrement couverte par ses
26 lettres qui y sont nées libres et
égales en droit » ou « une lettre est
un être éminemment sociable ».
Ces valeurs, elle va les explorer
dans ses livres suivants chez
P.O.L. Geste (1991), qui doit beau­
coup à sa découverte des objecti­
vistes américains, alterne rigou­
A Cannes, le 11 mai 2018.
STEPHAN VANFLETEREN POUR « LE MONDE »
mal) ne rencontre pas le succès
escompté. On le retrouve au
XVIe siècle, en duc de Guise, sous
la houlette de Bertrand Tavernier
dans La Princesse de Montpensier.
Gaspard Ulliel poursuit sa car­
rière à raison d’un, voire deux
films par an, soucieux de multi­
plier les expériences pour par­
faire son jeu, mûrir, et pouvoir
exprimer au plus juste certains
tourments que sa belle gueule
tend à soustraire à notre regard.
Une puissance inattendue
De cette belle gueule, il ne s’em­
barrasse pas pour autant. Ne
cherchant ni à la mettre en avant,
ni à la faire oublier. En 2010, il si­
gne ainsi un contrat avec Chanel
et devient l’égérie du nouveau
parfum Bleu. La réalisation du
spot est confiée au cinéaste amé­
ricain Martin Scorsese. La même
année, le comédien offre une
puissance inattendue, une grâce
brutale au beau film de Rithy
Panh, Un barrage contre le Pacifi­
que, adapté du roman du même
reusement le masculin et le fémi­
nin dans des micro­narrations de
trois vers métrés 5­5­11 qui rap­
portent de façon saisissante des
fragments de vie infraordinaire :
« Il trouve le tube/dans l’armoire
à glaces,/et il s’enduit la bouche
de rouge à lèvres. » Dans Jours le
jour (1994), tout en arpentant
avec une attention quasi anthro­
pologique les rues de Paris, elle se
lance dans un art de la prose bien
à elle qui s’élabore sur des con­
traintes formelles invisibles. Un
talent si singulier ne pouvait
longtemps échapper à l’Oulipo.
Le groupe l’invite puis la coopte
en 1995. En 1997, elle conçoit Poè­
mes fondus, où les grands son­
nets de Du Bellay, Baudelaire ou
Mallarmé servent de matière pre­
mière à l’écriture de… haïkus. Suit
l’extraordinaire Etat civil (1998),
qui ambitionne initialement de
« dire tout ce que moi, en tant
qu’individu quelconque, je pou­
vais avoir en commun avec n’im­
porte quel autre moi, le plus diffé­
rent possible de moi ».
Cette générosité, cette curiosité
pour l’autre, Michelle Grangaud
les exprime aussi en faisant par­
tie du comité de rédaction d’Ac­
25 NOVEMBRE 1984 Nais-
sance à Boulogne-Billan-
court (Hauts-de-Seine)
2003 « Les Egarés »,
d’André Téchiné
2005 César du meilleur es-
poir masculin pour « Un long
dimanche de fiançailles »,
de Jean-Pierre Jeunet
2008 « Un barrage contre
le Pacifique », de Rithy Panh
2014 « Saint Laurent »,
de Bertrand Bonello
2017 César du meilleur
acteur pour « Juste la fin
du monde », de Xavier Dolan
2022 Série « Moon Knight »,
sur Disney+
19 JANVIER 2022 Mort
à La Tronche (Isère)
tion poétique ou en présidant la
commission poésie du Centre
national du livre. Paraît en 2000,
Souvenirs de ma vie collective,
livre érudit et géant. En 2001
et 2003, ce sont ses « Années fol­
les » I et II, Calendrier des poètes
et Calendrier des fêtes nationales.
Des mois de recherches dans les
rayonnages de la bibliothèque
publique d’information du Cen­
tre Pompidou lui permettent
d’écrire avec les mots des autres
des ouvrages qui questionnent
de façon inouïe notre rapport à
l’histoire et au temps. Notions
qu’elle placera au cœur de l’ul­
time livre publié de son vivant,
Les Temps traversés (2010), entiè­
rement composé de « morales
élémentaires », forme inventée
par Raymond Queneau à la fin
de sa vie.
En 1998, elle avait conçu avec les
lettres de « l’avenir est aux lec­
teurs » une anagramme toujours
lisible aujourd’hui sur la façade
de la bibliothèque de Paris­VIII :
« Seul astre exact un livre. » C’est
cela qui nous reste aujourd’hui
de Michelle Grangaud, les astres
exacts que sont ses livres. 
frédéric forte
disparitions | 25
nom de Marguerite Duras. Il n’a
alors plus rien d’un éphèbe.
En 2014 sortent au cinéma deux
films sur Yves Saint Laurent. L’un
(Yves Saint Laurent) est signé Jalil
Lespert, et porte à l’affiche Pierre
Niney dans le rôle­titre. L’autre
(Saint Laurent), surpassant de
loin le premier, est signé Ber­
trand Bonello, et c’est à Gaspard
Ulliel qu’il revient d’incarner le
créateur. L’acteur s’investit
comme jamais, s’exerce à trans­
former le timbre de sa voix, se
plie à un régime draconien. Son
interprétation sidère, parvenant
à construire « une miraculeuse al­
chimie, entre enfance, dandysme,
mélancolie et humour », ainsi que
l’a écrit dans Le Monde Jean­Fran­
çois Rauger. C’est cependant à
Pierre Niney que sera attribué,
cette année­là, le César du
meilleur acteur.
Cette récompense, Gaspard
Ulliel l’obtiendra trois ans plus
tard, en 2017, avec Juste la fin du
monde, de Xavier Dolan, adapté
de la pièce de Jean­Luc Lagarce.
JOHN FOLEY/P.O.L
Elle vient saluer une autre grande
prestation de l’acteur : le person­
nage du fils prodigue qui, con­
fronté à sa mort prochaine, re­
vient dans sa famille, après douze
ans d’absence.
Dans la vraie vie, Gaspard Ulliel
et sa compagne Gaëlle Pietri don­
nent naissance à un petit garçon
en 2016. L’acteur apparaît ensuite
dans plusieurs films – entre
autres, Les Confins du monde, de
Guillaume Nicloux, en 2018, ou
encore Sibyl, de Justine Triet.
Il tourne dans le cinquième
long­métrage de la réalisatrice al­
lemande Emily Atef, Plus que ja­
mais. Un dernier film dont la sor­
tie est prévue en 2022. D’ici là,
c’est dans l’univers des studios
Marvel que le public pourra re­
trouver le comédien. Gaspard
Ulliel sera au générique de la nou­
velle série fantastique Moon Kni­
ght, diffusée sur Disney+ fin
mars. Il y interprète l’Homme de
Minuit, aux côtés d’Oscar Isaac et
Ethan Hawke. 
véronique cauhapé
11 OCTOBRE 1941
Naissance à Alger
1987 « Mémento fragment »
1995 Membre de l’Oulipo
1998 « Etat civil »
2010 « Les Temps traversés »
15 JANVIER 2022 Mort
à Brie-Comte-Robert
(Seine-et-Marne)
26 | styles
Litchi,
le fruit exquis
Originaire de Chine, la petite sphère rouge
à la chair pulpeuse, au jus sucré légèrement
acidulé et aux saveurs florales a été introduite
à La Réunion au milieu du XVIIIe siècle.
Un secret longtemps bien gardé
GASTRONOMIE
saint­louis (la réunion)
F
ruits les plus attendus de
l’été austral, les litchis sont
un peu les boules de Noël
de La Réunion. Dans les jar­
dins de l’île Bourbon, il n’est pas
rare qu’un litchier – ou « pied de let­
chis », comme on dit là­bas – croule
sous les grappes de sphères rouges,
de novembre à janvier, tel un sapin
rutilant. « Ces fruits sont vraiment
un marqueur des fêtes », souligne
Didier Roger, producteur de litchis
et d’ananas victoria du côté de
Saint­Louis, dans le sud du confetti
volcanique de l’océan Indien.
« Chacun attend fébrilement le mo­
ment où il pourra commencer sa
cueillette ou en acheter plusieurs ki­
los aux bazardiers [les marchands
de fruits et légumes locaux] sur le
bord des routes », ajoute le cultiva­
teur, en se rappelant comment,
dans sa jeunesse, lui et ses copains
proposaient aux personnes âgées
de grimper à leur arbre « casser »
les grappes de litchis. En se gavant,
à l’occasion, de leur pulpe juteuse
et parfumée.
Longtemps privilège tropical, la
dégustation addictive de litchis
frais ensoleille désormais l’hiver de
nombreux métropolitains. Avant
le début des années 1980, la plu­
part des Français découvraient le
fruit en boîte, baignant avec un peu
de sirop dans un petit bol proposé
au dessert dans les restaurants
« chinois ».
Un bonheur éphémère
Le litchi – du cantonnais li zi – est en
effet originaire de Chine. La culture
de ce fruit de la famille des Sapinda­
cea (comme le longane ou le ram­
boutan, dit « litchi chevelu ») est at­
testée dans les registres royaux de
l’empereur Han Wudi, datant de 111
avant Jésus­Christ. On dit qu’il était
aussi la friandise préférée de Yang
Guifei, favorite de l’empereur Tang
Xuanzong (685­762), qui en faisait
acheminer pour elle de la province
de Guangdong, dans le sud du pays.
Au fil des siècles, ces arbres à dé­
lice furent plantés dans les zones
chaudes et humides de l’Asie (Viet­
nam, Thaïlande, Inde…), avant que
deux botanistes et explorateurs
français, Pierre Poivre et Joseph­
François Charpentier de Cossigny
de Palma, n’introduisent, en 1764,
le litchi dans l’île Bourbon. Le fruit
s’acclimata particulièrement bien
sur la pluvieuse côte est réunion­
naise – la majorité des quelque
300 producteurs de l’île s’y trou­
vent aujourd’hui, entre Saint­
Benoît et Sainte­Rose –, avant de se
multiplier dans le reste de l’archipel
des Mascareignes et à Madagascar.
Devenue, avec 100 000 tonnes
(dont 7 000 vendues en France mé­
tropolitaine), le troisième produc­
teur mondial derrière la Chine et
l’Inde, « l’île Rouge » approvisionne
près de 80 % du marché européen.
C’est d’ailleurs d’abord en décor­
tiquant des litchis débarqués de ba­
teaux venus du port malgache de
Tamatave que la plupart des Fran­
çais ont fait l’expérience du litchi
frais. S’ils restent aujourd’hui les
plus courants et les moins onéreux
(aux alentours de 5 euros le kilo),
ces fruits en vrac, cueillis souvent
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
immatures et conditionnés (au
dioxyde de soufre) pour résister
aux longues traversées en bateau,
offrent des plaisirs bien moins vo­
luptueux que ceux proposés par
des voisins réunionnais ne se dé­
plaçant qu’en avion.
Encore accrochées à leurs bran­
ches, les boules rouges envoyées à
parfaite maturité de Saint­Denis
libèrent, sous l’écorce granuleuse,
une pulpeuse chair blanche (l’arille)
entourant un noyau brun vernissé,
dont un coup de dent suffit à expri­
mer le jus sucré, légèrement aci­
dulé, aux saveurs florales. Ce bon­
heur éphémère a un prix : de 15 à
30 euros le kilo, environ, en métro­
pole. Il est relayé par la production
sud­africaine, plus tardive, et égale­
ment de qualité.
Longtemps secret bien gardé, le
litchi réunionnais a vu sa popula­
rité décoller au milieu des années
2000. « Les ventes ont d’abord dou­
cement progressé à la fin des années
1980, grâce au fret aérien, mais on
observe une grande progression de­
puis 2006­2007 », explique Nicolas
Ethève, directeur commercial de
SCA Fruits, l’une des deux coopéra­
tives réunionnaises, s’occupant de
l’exportation des produits locaux.
« A l’époque, nous avons multiplié
les salons pour promouvoir l’ananas
victoria », se souvient l’ambassa­
deur de cet autre joyau parfumé
des vergers réunionnais. « Le litchi
a profité de cette réputation d’excel­
lence. » Près de 1 800 tonnes, sur les CHANGKI CHUNG POUR « LE MONDE »
7 000 produites, sont désormais
vendues à l’extérieur de l’île (essen­
tiellement en métropole), par des
grossistes ou l’expédition des très
populaires « colis pays », ces paniers
seurs », brisent les fines branches
des grappes. Surtout ne pas laisser
Il s’adapte même de multiples façons (glace,
cake, galette, bûche, boisson, choco­
gourmands chers aux expatriés la cueillette au soleil, sous peine de parfaitement lat…), au point d’y consacrer un livre
(près de 100 000 envoyés chaque
année par SCA Fruits).
la voir brunir. « On ne peut pas stoc­
ker le litchi, prévient Didier Roger.
au concept de 40 recettes (Ispahan, Editions de
La Martinière, 2013). « Mon ami le
« Dans les années 1980, mon père Nous les cueillons l’après­midi, puis de la pavlova, parfumeur Jean­Michel Duriez m’a
vendait 50 francs [7,50 euros] des
ballots de 35 kilos, uniquement desti­
la coopérative les emballe le jour
même en bouquets dans des sachets
ce dessert d’origine fait comprendre que le point com­
mun de la rose, de la framboise et
nés à la consommation locale. Et plastiques microperforés, avant de australienne du litchi était leur note soufrée »,
encore, beaucoup ne trouvaient pas
preneur, constate le producteur
les expédier par avion le lendemain
matin. » Les consommateurs de­
superposant, à la confie le pâtissier.
Pour l’Ispahan, Pierre Hermé uti­
Didier Roger. Aujourd’hui, nous vront de la même façon les conser­ minute, meringue, lise ainsi des litchis au sirop – lon­
vendons de 3 à 7 euros le kilo la
quasi­intégralité de notre produc­
ver dans un sac en bas du frigo. crème fouettée guement égouttés – venus du Viet­
nam. Mais le fruit frais s’adapte par­
tion à la coopérative qui s’occupe Une alliance sucré-salé et assortiment faitement au concept de la pavlova,
de son exportation. »
Encore faut­il que la récolte soit
Si les litchis ne sont jamais
meilleurs que dégustés frais, les
de fruits ce dessert d’origine australienne su­
perposant, à la minute, meringue,
bonne. Car ces bijoux sont capri­ Réunionnais les marient en salade crème fouettée et assortiment de
cieux. Leur floraison dépend d’un avec les nombreux fruits de l’île. Ils fruits. Lancée en 2015 par le couple
coup de stress hydrique et d’une servent de base à l’un des fameux dividuel) par Pierre Hermé, coup Marie Stoclet Bardon et Benoît Bar­
nette baisse des températures lors rhums arrangés insulaires (une de génie renfermant, entre les deux don, La Meringaie s’en est fait une
de l’hiver austral. Leurs minuscu­ trentaine de litchis dénoyautées, coques d’un macaron, une crème spécialité, déclinée chaque semaine
les fleurs groupées en panicules 1 litre de rhum blanc, 100 g de sucre, à la rose, assortie de framboises et au rythme des saisons.
doivent ensuite être fécondées par 1 gousse de vanille, le tout macéré de morceaux de litchis. Dix ans Parmi la centaine de recettes dé­
les abeilles. deux mois dans un bocal) ; sont après avoir lancé le Paradis, un en­ veloppées depuis dans leurs quatre
Des apiculteurs viennent pour transformés en sorbet, en confiture tremets mariant rose et framboise, boutiques parisiennes, l’Adélie (de
cela disposer leurs ruches dans les (la marque parisienne La Chambre le parrain de la pâtisserie française 19,50 euros pour 4 personnes à
vergers. Ils récoltent en échange un aux confitures a produit fin 2021 un contemporaine y ajoutait un plus 38 euros pour 8) célèbre le début
miel très recherché pour sa saveur, exquis pot litchi, mangue, ananas décisif. « La délicatesse légèrement de l’hiver en associant, sur une
proche de celle du fruit. Productrice – 9,50 euros). acidulée du litchi fait idéalement le meringue « crousti­moelleuse »,
innovante d’hydromel effervescent Sous l’influence de la nombreuse pont entre la brutalité de la fram­ crème fouettée au thé jasmin,
et légèrement alcoolisé, la marque communauté chinoise, on les poêle boise et la douceur de la rose », ana­ pamplemousse rose et litchi (de La
française Bulles de ruche a parfois avec du canard ou du porc. lyse celui qui créa également le Ma­ Réunion ou d’Afrique du Sud). « La
d’ailleurs conçu une de ses trois ré­ Une alliance sucré­salé qu’on en­ hogany, à base de mousse caramel, délicatesse du litchi nécessite une
férences avec un miel de litchi pro­ couragera aussi avec les fruits de compote mangue, litchi et biscuit crème subtilement parfumée », in­
duit dans le sud­est de Madagascar mer. Pour compléter une salade de coco. « L’idée m’est venue en dégus­ siste Marie Stoclet Bardon, en assu­
(12 euros). Un subtil délice ! crevettes avec coriandre et citron tant un gewurztraminer, ce vin alsa­ mant l’incontournable influence
Si le vent épargne les jeunes fruits, vert, ou surmonter un carpaccio de cien dont les arômes évoquent la de Pierre Hermé, dans la pavlova
des semaines chaudes et humides saint­jacques crues, relevé d’une rose et le litchi », se souvient le natif que La Meringaie proposera à la
doivent ensuite leur permettre de vinaigrette au fruit de la passion, de Colmar. Saint­Valentin. Une Valentine
s’épanouir jusqu’à la récolte. Grim­ zestée d’un peu de combava. Si l’Ispahan mit quelques années composée d’une meringue en
pant à l’arbre ou y étant hissé par En métropole, ce fruit a peu ins­ à trouver son public, il est devenu forme de cœur, d’une crème fouet­
une « nacelle­araignée » (certains piré nos pâtissiers, jusqu’en 1997, au fil des années 2000 un classique tée à la rose, parsemée de framboi­
vieux litchiers dépassent 20 mè­ date de la création de l’Ispahan à l’harmonie maintes fois copiée. ses et de… litchis. 
tres), les cueilleurs, appelés « cas­ (8 euros, aujourd’hui, le format in­ Pierre Hermé la déclinant lui­ stéphane davet
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022 campus | 27

A 35 ans, Erasmus rêve de mobilité pour tous

Les personnes ayant le moins d’occasions de séjourner à l’étranger sont la priorité du programme européen

E
rasmus, c’est pour les uni­
versités ! » Voilà ce que
pensait Yasmine Djeb­
bar, 20 ans, avant qu’une
professeure ne lui propose de
partir trois semaines en stage à
Londres, avec Erasmus+, pendant
sa première année de CAP « ser­
vice en restauration ». Une idée
encore bien ancrée dans les es­
prits, puisque 52 % des Français
pensent toujours que le pro­
gramme européen de mobilité
internationale s’adresse aux
seuls étudiants. C’est l’un des en­
seignements du sondage CSA
publié à l’occasion des 35 ans
d’Erasmus, le 20 janvier 2022.
« Cette image, presque indélébile
depuis un film célèbre [L’Auberge
espagnole, 2002], ne va pas dispa­
raître en un jour », soupire Sébas­
tien Thierry, directeur adjoint de Clément Calmès, chez lui, au Mans, le 13 janvier. Le jeune motion designer
l’agence Erasmus+ France­Educa­ a effectué un stage chez un imprimeur d’objets en Lituanie. CYRIL CHIGOT POUR « LE MONDE »
tion Formation.
Le dispositif­phare de l’Union
européenne a déjà affiché son
ambition de « mobilité pour
tous » en devenant Erasmus+ en
janvier 2014. Depuis, il regroupe
l’ensemble des échanges intra­
communautaires en lien avec
l’éducation, la formation, la jeu­
nesse et le sport, de la maternelle
à l’âge adulte. Sur le papier, tout
est clair désormais. « L’inclusion
et la diversité » figurent en tête
des priorités affichées pour 2021­
2027. Erasmus+ « vise à dévelop­
per l’égalité des chances, l’inclu­
sion et la diversité au bénéfice des
personnes ayant moins d’oppor­
tunités en raison de leur âge, de
leur milieu culturel, social et éco­
nomique, de leur handicap, de
leur origine ou encore de leur lieu
de vie (zones enclavées) », précise
même une circulaire publiée au
Bulletin officiel de l’éducation na­ Yasmine Djebbar, chez elle, à Bordeaux, le 12 janvier. L’étudiante en CAP « service Tristan Mendes­Boussard, à Brest, le 14 janvier. Après six mois d’études
tionale en avril 2021. restauration » a passé trois semaines à Londres. MARLENE AWAAD/IP3 PRESS POUR « LE MONDE » en Suède, il travaille actuellement chez Thales. VINCENT GOURIOU POUR « LE MONDE »
Laure Coudret­Laut, directrice
de l’agence Erasmus+ France,
donne le cap. « Les demandes de du bilan, il plaide pour qu’une surligne la mention « Erasmus » rée en terre inconnue… à Paris.
mobilité pour des participants
« La Suède est « note d’accessibilité soit attribuée sur les CV qu’il reçoit. « Les lan­ Une façon de leur mettre le pied à
« Partir, ça veut
ayant moins d’opportunités tour­ un pays “vélo- à chaque université d’accueil ». gues, c’est important. Mais il n’y a l’étrier. « Les jeunes sont hyper im­ dire que tu as
nent aujourd’hui autour de 22 %. Il Clément Calmès, lui, a choisi pas que ça ! Partir, ça veut dire pressionnés par la façon dont les
faut franchir la barre des 50 %. Ça
friendly”. Et ce la Lituanie. Là­bas, son « petit aussi que tu as dépassé ta peur de gens parlent, se tiennent et s’ha­
dépassé ta peur
ne va pas se construire en un jour. qui est adapté chômage » est « un bon salaire ». sortir de ton quartier, de tes habi­ billent dans la capitale. Je leur dis de sortir de ton
On a sept ans ! » L’agence prévoit A 22 ans, il touche environ tudes, pour aller vers l’inconnu », que s’ils peuvent aller là, ils peu­
de « mesurer les efforts pour inté­
pour un vélo 600 euros d’allocation d’aide au développe celui qui a grandi à Gar­ vent aller ailleurs ! » Selon lui, c’est
quartier, de tes
grer cette priorité plus strictement l’est aussi pour retour à l’emploi. « Après un BTS ges­lès­Gonesse (Val­d’Oise). Elevé « l’info qui manque sur Erasmus. habitudes »
que par le passé. Un établissement en design graphique et un bache­ par une mère seule et modeste, il (…) Il faut montrer comment ça se
qui n’irait pas dans ce sens risque
un fauteuil ! » lor en e­business et marketing en se targue d’être « la preuve vivante vit, du CAP au master ». Il expli­
BAKARY FOFANA
consultant en recrutement
des sanctions », tranche­t­elle. TRISTAN MENDES-BOUSSARD alternance, j’étais un peu perdu », qu’on peut dépasser les difficultés que : « Nos parents sont à peine
ancien étudiant Erasmus+ résume le jeune homme « issu et décrocher un master ». « Aller allés à l’école et rentrent tard du
28 milliards d’euros de budget d’une famille modeste ». Une ex­ ailleurs, c’est une difficulté pour les boulot. » L’enfant de Garges sug­
Il faut dire que les stratégies d’in­ collègue lui lance alors : « T’es jeunes de banlieue », insiste­t­il. gère donc de « s’appuyer sur les fondie ». Elle cite l’action menée
clusion pilotées par les agences électrique, accompagné jour et jeune, pars à l’étranger ! » Ces mots L’enseignante Nathalie Pereira jeunes de banlieue qui ont bénéfi­ par un chargé de mission de
seront regardées de près par les nuit par un auxiliaire de vie. Et résonnent en lui. Clément n’a ja­ observe la même « peur du dépla­ cié de ce programme pour passer l’agence dans la région Centre­Val
institutions européennes. En pour sa mère. « On s’est mobilisés mais quitté ses parents, ses amis cement » chez les collégiens de l’info sur les réseaux sociaux de Loire, particulièrement ciblée,
mars dernier, celles­ci ont alloué un an avant le départ pour trouver et la commune de 3 000 habi­ zone rurale – « dans l’est du Loiret, comme TikTok ». Une idée qui fait où il s’agit d’« activer des acteurs
un budget global de 28 milliards du personnel en Suède, le bon tants où il a grandi, près de Poi­ en bout de ligne de RER » – avec écho à une initiative de l’agence qui ne se parlent pas forcément ».
d’euros à la programmation 2021­ logement, chiffrer le surcoût et tiers. C’est décidé ! Il va « sortir de lesquels elle est partie en mobi­ Erasmus+ France. Elle vient de La directrice souligne également
2027 d’Erasmus+, contre 14,7 mil­ réunir les justificatifs nécessaires », [sa] zone de confort ». Rendez­ lité aux Canaries. « On a dû pro­ lancer une campagne sur ce ré­ les efforts de la Maison de l’Eu­
liards d’euros pour 2014­2020. résume­t­il. Enveloppe totale : vous est pris avec un conseiller mettre à certains de leur tenir la seau, le plus populaire auprès rope du Mans, en lien avec les ac­
L’agence française a décidé d’ac­ 40 000 euros. Cela inclut le prix Pôle emploi. Présentation du pro­ main dans l’avion. La plupart des moins de 25 ans, avec des in­ teurs locaux. Pour sa part, le direc­
corder à chaque participant d’un logement adapté assez gramme Erasmus+, dossier, en­ n’étaient jamais sortis de France. fluenceurs. L’objectif ? « Battre en teur adjoint de l’agence décrit
« ayant moins d’opportunités » un grand pour permettre à l’un des tretien de présélection. Tout va La moitié ne sont jamais allés à brèche les idées reçues propagées des « rectorats déjà très mobili­
« soutien pour l’inclusion » de accompagnateurs recrutés de très vite. Un mois plus tard, en Paris, situé à moins de 100 kilo­ par les commentaires qu’on peut sés ». Ils le seront plus encore avec
100 euros, qui s’ajoute à sa contri­ passer la nuit sous le même toit novembre 2021, il part. Logement mètres », illustre­t­elle. Dans son lire en ligne », commente Laure la montée en puissance des accré­
bution à l’organisation du projet, que le jeune homme. Mais aussi et transport sont pris en charge. établissement mobilisé contre le Coudret­Laut. En tête ? « Erasmus, ditations des établissements sco­
dans l’enseignement scolaire le surcoût représenté par la ré­ décrochage scolaire, le pro­ c’est pas pour moi ! » laires, qui doit faciliter les finan­
ou la formation professionnelle. munération d’auxiliaires de vie Une ligne importante sur le CV gramme européen est un levier cements, et la systématisation
Dans le supérieur, 250 euros « trois fois mieux payés en Suède En stage chez un imprimeur d’ob­ de motivation. Pour cette por­ Outre-mer et zones rurales des jumelages dans le primaire et
par mois complètent la bourse qu’en France » – le conseil général jets pendant quatre mois, le jeune teuse de projet Erasmus+, « on En dehors des réseaux sociaux, le secondaire, sur le modèle des
Erasmus+ de chaque bénéficiaire prend à sa charge le coût corres­ homme a la chance de croiser un observe un regain de confiance l’agence sait déjà où elle doit por­ universités. Sébastien Thierry se
ainsi étiqueté. Et pour les person­ pondant au tarif national pen­ tuteur qui lui apprend beaucoup en l’école, qui leur a apporté quel­ ter ses efforts. « Nous avons iden­ réjouit également de « l’inscrip­
nes en situation de handicap, la dant la mobilité. Et le loyer du plus que l’anglais, qu’il parle très que chose de très concret ». tifié les lieux, comme l’outre­mer, tion de la mobilité dans le par­
prise en charge des frais réels est logement français de l’étudiant bien. « J’y allais pour pratiquer En banlieue parisienne, Bakary les zones rurales ou les quartiers cours de formation des futurs pro­
toujours prévue. – « une perle rare » –, qu’il a ainsi cette langue au départ, mais j’ai Fofana propose aux jeunes non prioritaires de la ville, dans les­ fesseurs en institut national supé­
Sans cette dernière, Tristan pu retrouver à son retour. Tristan surtout gagné en confiance en pas de les emmener à l’étranger, quels les bénéficiaires étaient peu rieur du professorat et de l’éduca­
Mendes­Boussard n’aurait pas pu n’a pas choisi la Suède par hasard. moi à un moment où je ne me sen­ mais de commencer par une vi­ informés, et avons mené, il y a tion (Inspé), qui vont pouvoir
partir étudier six mois à Uppsala, « C’est un pays “vélo­friendly”. Et ce tais plus capable », confie Clé­ deux ans, un travail sur ces “zones effectuer un stage d’immersion
en Suède. « Un challenge » pour qui est adapté pour un vélo l’est ment. Depuis son retour, il a en­ blanches”, liste Laure Coudret­ dans des écoles européennes ».
cet élève ingénieur en fauteuil aussi pour un fauteuil ! » A l’heure tamé une formation pour se spé­ Laut. De même, un état des lieux La présidence française du
cialiser en motion design (ani­ « La plupart des secteurs qui n’ont pas encore Conseil de l’Union européenne
mation graphique). Et changé. bénéficié d’Erasmus+ – la santé, tombe à pic pour offrir une caisse
de nos élèves
Un anniversaire en grande pompe Installé au Mans, il assure être
« plus ouvert à la nouveauté » et n’étaient jamais
par exemple – a été réalisé. Nous
avons également des marges
de résonance à la promotion du
programme à l’égard des publics
Pour célébrer les 35 ans du programme Erasmus, l’agence n’a « plus peur de rien ». Lors de sa de progression chez les techni­ les plus éloignés des mobilités.
Erasmus+ France organise, en partenariat avec « Le Monde recherche d’entreprise pour son
sortis de France. ciens supérieurs et dans la forma­ Pour ses 35 ans, Erasmus peut rê­
Campus », un événement en direct du Studio 104 de la Maison alternance, Clément a aussi pu La moitié ne sont tion professionnelle. » ver d’une quarantaine inclusive. 
de la radio et de la musique de Paris, le 20 janvier de 14 heures mesurer l’impact positif de la L’heure est à l’expérimentation, isabelle maradan
à 17 heures. Sous le haut patronage du président de la nouvelle ligne sur son CV : « Un
jamais allés à avant de pouvoir évaluer et affi­
République, cet événement interministériel donnera la parole stage à l’étranger, c’est spécial. Ça Paris, à moins de ner les différentes stratégies d’in­ Cet article du « Monde Campus »
à ceux qui font Erasmus+. A cette occasion seront publiées attire l’attention. » clusion. Laure Coudret­Laut évo­ est réalisé dans le cadre des 35 ans
trente-cinq propositions issues d’une concertation citoyenne Bakary Fofana le confirme.
100 kilomètres » que l’ouverture de cinq bureaux d’Erasmus + en partenariat
sur le développement de la mobilité apprenante en Europe. Consultant en recrutement, pour NATHALIE PEREIRA territoriaux pour « travailler sur avec l’agence Erasmus+
L’événement est diffusé sur Lemonde.fr/erasmus-live la maison Lenôtre notamment, il enseignante au collège un petit territoire de façon appro­ France­Education Formation.
 IDÉES
28 |
Elisabeth Roudinesco
On ne combat pas des dérives
en faisant la guerre à l’intelligence
Le colloque organisé les 7 et 8 janvier à la Sorbonne
contre la supposée « pensée woke », plutôt que
de s’intéresser aux dérives des théories identitaires,
n’a servi qu’à « vouer aux gémonies
les meilleurs penseurs de la deuxième moitié
du XXe siècle », analyse l’historienne
L
es 7 et 8 janvier s’est tenu dans le
plus bel amphithéâtre de la Sor­
bonne un colloque intitulé
« Après la déconstruction : recons­
truire les sciences et la culture ».
Une bonne soixantaine d’univer­
sitaires issus de toutes les disciplines y
avaient été conviés par Pierre­Henri Ta­
voillot, président du Collège de philoso­
phie, avec pour partenaires le Comité Laï­
cité République, l’Observatoire du décolo­
nialisme (en la personne de son rédacteur
en chef, Xavier­Laurent Salvador) et Jean­
Michel Blanquer, ministre de l’éducation
nationale. Répartis en trois sections et
douze tables rondes, les intervenants dis­
posaient de huit à vingt minutes pour ex­
primer leur hostilité à la « pensée woke »,
considérée comme l’instrument d’une
destruction de la civilisation occidentale.
Plusieurs s’étaient récusés au dernier mo­
ment pour cause de maladie.
Le mot « woke » servait, à la fin du
XXe siècle, à définir un mouvement de
prise de conscience (un « éveil ») des dis­
criminations subies par les Noirs, par les
femmes ou par les minorités sexuelles :
on parlait alors de « culture woke ». Depuis
2020, le mot a été repris par les opposants
à cette culture qui se plaisent désormais à
la dénigrer en comparant ses représen­
tants à une tribu communautariste. Ne
classent­ils pas les sujets en fonction de
leur race, de leur genre ou de leur religion,
afin de réclamer des réparations pour des
offenses subies depuis la nuit des temps ?
Aux yeux de leurs détracteurs, les artisans
de cette politique identitaire ne seraient
qu’un ramassis de néoféministes, d’isla­
mo­gauchistes, de déboulonneurs de sta­
tues, de LGBTQIA+, adeptes de la « culture
de l’annulation » (cancel culture), tous
complices des attentats contre Charlie
Hebdo et Samuel Paty. Ils auraient ainsi
« gangréné » l’université française pour la
transformer en un vaste campus améri­
cain. Quant aux défenseurs de cette politi­
que identitaire, de plus en plus actifs,
ils regardent leurs adversaires comme de
sombres islamophobes, racistes et miso­
gynes. D’où une déferlante d’insultes de
part et d’autre.
Mais pourquoi la déconstruction ?
FOUCAULT, DELEUZE,
DERRIDA, BARTHES… TOUS
CES INTELLECTUELS ACCUSÉS
D’ÊTRE LES DESTRUCTEURS
DE LA DÉMOCRATIE
AURAIENT ÉTÉ, EN BREF,
ET PAR ANTICIPATION, LES
PRÉCURSEURS DU WOKISME
Lorsqu’il fut utilisé par Jacques Derrida,
en 1967, ce mot renvoyait au vocabulaire
de l’architecture : déposition d’une struc­
ture destinée ou non à être rebâtie. Pour
le philosophe, il s’agit du travail de la pen­
sée inconsciente au sens freudien : « Ça se
déconstruit. » Nul besoin d’une méthode
pour constater une réalité, c’est­à­dire
« ce qui arrive » : un monde se défait pour
donner naissance à un autre monde.
Aussi faut­il penser cet événement de fa­
çon critique. Marcel Proust, Stefan Zweig,
Paul Valéry avaient fort bien décrit ces
moments souvent tragiques de l’histoire,
notamment à propos de l’Europe, dont
on sait qu’elle a inventé les démons de sa
propre destruction autant que les
moyens de lutter contre elle.
L’HYPOTHÈSE DES « TROIS ÂGES »
C’est dans cette filiation que s’inscrit la
notion de déconstruction, qui ne sup­
pose ni destruction ni reconstruction. Ce
mot a fait fortune, car il permet de criti­
quer la tyrannie des dogmes au risque
d’en créer de nouveaux. Aussi bien est­il
employé à tort et à travers. En témoigne
le fait qu’une élue de la République a pu
affirmer avoir épousé un « homme dé­
construit ». Il est donc légitime d’analyser
cette conceptualité derridienne, dès lors
que ceux qui en font un tel usage ne sa­
vent pas de quoi ils parlent.
Or, ni Tavoillot ni ses camarades n’ont
tenté de comprendre quoi que ce soit à
cette dérive. Ils ont au contraire choisi de
participer, pendant deux jours, à une
sorte de banquet totémique, au cours du­
quel ont été voués aux gémonies les
meilleurs penseurs de la seconde moitié
du XXe siècle, dont les œuvres, devenues
classiques, sont traduites et étudiées
dans le monde entier : Michel Foucault,
Gilles Deleuze, Jacques Derrida, Roland
Barthes, Jean­François Lyotard.
Tous ces intellectuels, qui ont formé
quarante années durant des générations
d’étudiants, ont ainsi été accusés d’être
les destructeurs de la démocratie. En
bref, et par anticipation, ils auraient été
les précurseurs du wokisme. Et pour
donner corps à cette thèse insensée, Ta­
voillot a avancé l’hypothèse des « trois
âges » du mouvement déconstruction­
niste, lequel commencerait avec Descar­
tes, le bon déconstructeur, rationnel et
lumineux. Viendraient ensuite, avec
Nietzsche, Freud et Marx, les mauvais dé­
constructeurs, suspects de vouloir dé­
molir la raison, l’un à coups de marteau
et les deux autres en prétendant dévoiler
des vérités cachées : l’inconscient et la
lutte de classes. Surgiraient alors les vrais
méchants, Derrida, Foucault et tous les
autres, hostiles à la République, à l’uni­
versité et à la laïcité. Après avoir exporté
leurs thèses aux Etats­Unis, ils auraient
ensuite favorisé leur réimplantation en
France sous la forme d’une invraisem­
blable French Theory.
Convaincus que ce « mouvement » me­
nace le monde civilisé, les participants au
colloque ont vanté les mérites de leur li­
vre fondateur : La Pensée 68. Essai sur l’an­
ti­humanisme contemporain. Publié
en 1985 par Luc Ferry et Alain Renaut,
l’ouvrage racontait déjà la même histoire :
Lacan, Bourdieu, Derrida, etc., étaient déjà
regardés par les auteurs du livre comme
les sinistres héritiers d’une pensée obs­
cure (Freud, Marx, Nietzsche et Heideg­
ger) ayant donné naissance à deux totali­
tarismes : le stalinisme et le nazisme.
Quand on sait que Foucault était libéral,
proche un temps de la deuxième gauche,
et que Derrida, ami de Nelson Mandela,
soutenait non seulement les dissidents de
Prague mais aussi Salman Rushdie, que
Lacan était peu favorable aux barricades,
on regrette que les intervenants de la Sor­
bonne se soient éloignés de toute cohé­
rence historique. Inutile de dire que Freud
ne fut en rien un dynamiteur de civilisa­
tion mais bien un penseur attentif à ses
malaises et aux pulsions mortifères qui la
menaçaient et la menacent encore. Armés
de l’hypothèse des « trois âges » et hantés
par les barricades de la rue Gay­Lussac, les
intervenants de ce colloque visaient
moins les dérives identitaires contempo­
raines – issues des études (studies) de
genre et de décolonialité – qu’une armada
imaginaire de furieux guillotineurs qui
auraient, depuis mai 1968, détruit l’école
républicaine. Drôle de « mouvement » !
A l’exception de [l’essayiste québécois]
Mathieu Bock­Côté – soutien d’Eric Zem­
mour –, ces intervenants ne sont pas d’ex­
trême droite, ils n’ont pas réhabilité la
France de Vichy. Mais ils se sentent les vic­
times d’une pensée (le wokisme) dont ils
ne parviennent pas à endiguer les mé­
faits : « C’est fichu », disent­ils en chœur.
Et c’est au nom de cette attitude réaction­
naire, inspirée par une époque tourmen­
tée, qu’ils ont réussi à former un collectif
destiné à combattre le passé sans avoir à
penser ni le présent, qui les révulse, ni
l’avenir, qu’ils se représentent comme un
cauchemar peuplé de monstres. De quelle
« reconstruction » parlent­ils ? On a peine
à le savoir. Citons quelques exemples.
LE CAUCHEMAR DE L’AVENIR
Pierre­André Taguieff avait envoyé une
vidéo dans laquelle il qualifie Derrida de
chef de file d’une « secte intellectuelle in­
ternationale » hostile à « l’homme blanc ».
Eric Anceau a pris la défense d’Olivier Pé­
tré­Grenouilleau, historien des traites né­
grières, stupidement attaqué en 2005 par
un collectif mémoriel n’ayant aucun rap­
port avec une quelconque entreprise de
déconstruction. Pierre Vermeren a pré­
senté la « pensée 68 » comme la résul­
tante d’une « décomposition dramatique
et sanglante de l’Algérie française ». Par la
perte de son empire, la France serait de­
venue une sorte de colonie africaine, in­
tellectuellement régentée par trois adep­
tes du déconstructionnisme nés en Algé­
rie, et donc déracinés de leur ancrage
territorial : Jacques Derrida – toujours
lui –, Louis Althusser et Hélène Cixous,
brocardée sans ménagement.
Rémi Pellet a dénoncé pêle­mêle les
trotskistes, les lacano­maoïstes et le Col­
lège de France. Plus surprenant, Domini­
que Schnapper, sage parmi les « sages », a
résumé les interventions en affirmant
que le ver (du wokisme) était déjà dans le
fruit (du déconstructionnisme). Pour il­
lustrer cette hypothèse, elle a trouvé bon
de citer de mémoire une phrase célèbre
de Roland Barthes tirée de sa leçon inau­
gurale au Collège de France (1977) : « La
langue est fasciste. » Apparemment, elle
n’a pas bien lu les propos que celui­ci avait
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VENDREDI 21 JANVIER 2022
LES INTERVENANTS INVITÉS
À LA SORBONNE SE SENTENT
LES VICTIMES D’UNE PENSÉE
DONT ILS NE PARVIENNENT
PAS À ENDIGUER LES
MÉFAITS : « C’EST FICHU »,
DISENT-ILS EN CHŒUR
tenus concernant un jugement d’Ernest
Renan sur la langue française, supposée
être porteuse de « démocratie » et de « ra­
tionalité ». Barthes lui avait opposé l’idée
que « la langue comme performance du
langage n’est ni réactionnaire ni progres­
siste. Elle est tout simplement : fasciste »
(Œuvres complètes, tome V, Seuil, p. 452).
Autrement dit, il n’avait fait qu’actualiser,
en la poussant à son incandescence, une
réflexion classique dans les humanités
sur l’affrontement entre la souveraineté
de la langue et celle de l’autorité monar­
chique, toutes deux cherchant à exercer
l’une sur l’autre un pouvoir sans partage,
voire meurtrier. Barthes n’a jamais été
l’adepte d’un déconstructionnisme langa­
gier mâtiné de wokisme.
Mais le clou du spectacle fut le discours
du ministre de l’éducation nationale. Re­
grettant que tant d’enseignants aient un
tel appétit pour la déconstruction, Jean­
Michel Blanquer prononça ces mots qui
se passent de commentaire : « Il s’agit de
re­républicaniser l’école, car (…) l’école de la
République est une école de la Républi­
que. » Et encore : « Certains cherchent à rin­
gardiser l’approche française de la laïcité, à
nous dire qu’elle serait un concept spécifi­
quement français, incompréhensible
ailleurs (…). Je prétends totalement le con­
traire. Il y a d’autres pays que le nôtre qui
ont connu ou qui connaissent la laïcité : à
commencer par la Turquie (…) ou l’Uru­
guay. » Alors qu’en Turquie la religion
reste soumise à l’Etat, et qu’en Uruguay le
principe de laïcité est sans cesse mis en
cause, de tels propos peuvent étonner.
On sait que les revendications identitai­
res, qui travaillent la société occidentale,
sont nées d’un phénomène de repli sur
soi postérieur à la chute du mur de Berlin.
Et s’il est vrai que les chercheurs qui les
théorisent souvent de manière outran­
cière s’inspirent aujourd’hui, au moins
en partie, des penseurs français des an­
nées 1970, cela ne signifie pas que les uns
et les autres soient coupables d’un « eth­
nocide » (Taguieff) anti­occidental. A cet
égard, les universitaires réunis dans ce
conclave devraient, en vue de leur pro­
chain colloque, réviser leur copie : on ne
combat pas des dérives en faisant la
guerre à l’intelligence. 
Elisabeth Roudinesco est historienne,
chargée d’un séminaire d’histoire
de la psychanalyse à l’Ecole normale
supérieure. Cofondatrice de l’Institut
histoire et lumières de la pensée
et collaboratrice du « Monde des livres »,
elle a récemment publié « Soi-même
comme un roi. Essai sur les dérives
identitaires » (Seuil, 2021)
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VENDREDI 21 JANVIER 2022 idées | 29

Corinne Lepage Vouloir repartir pour un nouveau

round nucléaire engage très lourdement notre avenir
L’avocate et ancienne ministre de l’environnement du sud (à l’exception de l’Italie), elle est
analyse les conséquences de « l’addiction au nucléaire » très préoccupante. D’autant plus que la
France est soutenue par des Etats dont les
qui, selon elle, fragilise la France au sein de l’Union gouvernements nationalistes posent pro­
européenne, freine le développement des énergies blème aujourd’hui en Europe, à commen­
cer par la Pologne et la Hongrie. Ce choix
renouvelables et pèse sur le porte­monnaie des Français français va se traduire obligatoirement
par de grandes difficultés dans le cadre de
la présidence française car, lorsqu’un pays
nucléaires. La thermosensibilité du
budget énergétique de la France repré­
sente à elle seule la moitié de celle des
autres pays européens. Cela explique
l’importance des besoins en cas de re­
froidissement, l’hiver, et la dépendance
de la France à un marché européen dans
lequel le mégawattheure (MWh) est cher
en cette période de l’année.
Les déclarations du président de l’Autorité
de sûreté nucléaire, Bernard Doroszczuk,
dans un entretien au Monde [du 20 jan­
vier], qui confirment ce qui précède, sont
très inquiétantes, dans la mesure où il
craint que la sécurité soit mise à mal pour
des besoins d’approvisionnement. Le
fonctionnement de certaines centrales, et
surtout leur refroidissement, dépendent

L
a volonté acharnée du gouverne­
ment et d’une large partie de la
classe politique de soutenir, quel
qu’en soit le coût et quelles qu’en
soient les conséquences, la priorité abso­
lue donnée au nucléaire n’est évidem­
ment pas neutre. Que l’énergie nucléaire
soit faiblement émettrice de gaz à effet de
serre est une réalité. Pour autant, on cons­
tate que la plupart des autres pays euro­
péens ont abandonné cette énergie et
qu’elle reste très marginale dans les pays
qui y ont recours, la Chine en particulier.
Le sujet mérite donc d’être longuement
réfléchi car il engage très lourdement no­
tre avenir industriel, économique, finan­
cier et même sociétal.
Il faut comprendre que cette énergie est
aujourd’hui, et sera demain plus encore, la
plus chère. Depuis dix ans, nous sommes
nombreux à alerté sur le coût considéra­
ble – 100 milliards d’euros selon la Cour
des comptes (selon un rapport de fé­
vrier 2016) – de la mise à niveau et mainte­
nance de nos centrales nucléaires. A cela
viennent s’ajouter les coûts astronomi­
ques de développement du réacteur nu­
cléaire EPR de troisième génération de Fla­
manville (Manche), et ceux de la construc­
tion de deux réacteurs à Hinkley Point, au
Royaume­Uni. Avec un risque financier
qui a entraîné, en 2016, la démission du di­
recteur financier d’EDF, M. Piquemal [qui
proposait alors un report du lancement du
projet et n’avait pas été entendu].
C’est la raison pour laquelle EDF a impé­
rativement besoin du soutien de l’Etat,
puis des fonds européens, d’où la bataille
autour de la taxonomie [qui désigne la
classification des activités économiques
en fonction de leur empreinte écologique],
bataille destinée à faire reconnaître
comme « verts » les investissements dans
le nucléaire. Il n’est pas besoin de dispo­
ser d’un doctorat d’Etat en droit pour lire
les critères de l’investissement durable et
constater qu’à l’évidence le nucléaire n’y
satisfait pas. De même, classer le nu­
cléaire dans la catégorie des investisse­
ments de transition – proposée par la
Commission européenne – n’est guère
plus satisfaisant. Car on ne peut admettre
que soit transitoire un investissement
qui verrait le jour entre 2040 et 2050
pour se poursuivre au­delà de 2100.
La volonté manifeste de la France de tor­
dre le cou aux règles de la taxonomie
pour y faire entrer de force le nucléaire
met en péril cette classification elle­
même, voire la cohésion de l’Union euro­
péenne. En effet, les experts qui l’ont mise
en place sont globalement très opposés à
ce non­respect des critères de base.
Quant à l’opposition de l’Allemagne, de
l’Autriche et d’un certain nombre d’autres
pays du nord de l’Europe, mais également
exige une politique que les autres ne sou­
haitent pas, il doit nécessairement accep­
ter des compromis dans d’autres domai­
nes, essentiels pour lui. La question qui se
pose est donc celle de savoir si le jeu en
vaut vraiment la chandelle.
Les très grandes difficultés que con­
naît aujourd’hui le réseau électrique
français trouvent leur source unique
dans l’addiction au nucléaire. C’est ce qui
a conduit, en France, à généraliser le
chauffage électrique pour assurer la vente
de l’électricité produite par les centrales
EN FRANCE,
ON A GÉNÉRALISÉ
LE CHAUFFAGE
ÉLECTRIQUE
POUR ASSURER
LA VENTE
DE L’ÉLECTRICITÉ
PRODUITE PAR
LES CENTRALES
Un parc vieillissant
L’addiction au nucléaire a conduit à op­
poser un mur réglementaire, financier,
fiscal au développement des énergies re­
nouvelables en France, à l’origine de la si­
tuation catastrophique dans laquelle
nous nous trouvons aujourd’hui. La
Commission de régulation de l’énergie,
pourtant farouche défenseuse du nu­
cléaire, a sonné l’alarme et réclamé un
développement massif des renouvela­
bles. Notre parc est très faible et incapa­
ble de suppléer la baisse de la production
nucléaire, ce qui est normal puisque la
politique a été pensée pour cela.
Enfin, et peut­être surtout, le vieillisse­
ment du parc et l’insuffisance massive
des investissements réalisés depuis la ca­
tastrophe nucléaire de Fukushima, en
mars 2011, conduisent à l’arrêt, pour des
raisons évidentes de sécurité, du quart
des centrales nucléaires françaises. Cer­
tains pourraient dire qu’il s’agit d’une si­
tuation transitoire et que la mise aux nor­
mes va s’effectuer. Peut­être, mais les dé­
fauts relevés dans les centrales de Chooz
(Ardennes) et Civaux (Vienne) [dont EDF a
annoncé, le 15 décembre 2021, l’arrêt provi­
soire après la découverte d’un défaut de
soudure] sont systémiques ; les centrales
du Tricastin (Drôme) et du Bugey (Ain)
sont plus que vieillissantes et les effets du
réchauffement climatique sont à venir.
de cours d’eau, qui non seulement se ré­
chauffent, mais de surcroît se raréfient. Et
que dire des installations en bord de mer,
soumises à l’érosion côtière et à la mon­
tée des eaux que nous allons connaître ?
Vouloir repartir pour un nouveau round
nucléaire avec une énergie dont le coût de
revient du kilowattheure sera très supé­
rieur à celui du kilowattheure solaire ou
éolien est très problématique. Soit il sera
assumé par l’usager, qui verra augmenter
sa facture, soit c’est l’Etat qui paiera, et
donc le contribuable. Probablement les
deux. Une équation d’autant plus délicate
que le développement des énergies re­
nouvelables, grâce à l’autoconsommation
collective qui se met timidement en place,
réduira les coûts de transport de manière
drastique et changer les habitudes de con­
sommation. Tous ces sujets sont majeurs
pour notre pays, pour notre avenir et pour
l’Europe. Ils mériteraient d’être mis sur la
table en sortant des anathèmes, des partis
pris irrationnels et du manque de vision à
moyen et long terme. 
Corinne Lepage est avocate. Elle a été
ministre de l’environnement de 1995 à
1997 et préside le mouvement politique
CAP 21-Le Rassemblement citoyen

Patrice Bouveret et Jean-Marie Collin L’absence de débat sur

les déchets nucléaires militaires pose un problème démocratique
Pour garantir la transparence qui fait défaut en (disponible sur icanfrance.org et
obsarm.org).
ce qui concerne la gestion et le démantèlement Des données ont soudaine­
des installations, une « implication ment augmenté – passant de
760 m3 à 6 400 m3, par exemple,
parlementaire » est indispensable, estiment sur le site historique de la butte
le directeur de l’Observatoire des armements de Pierrelatte (Drôme), pourtant
fermé depuis 1977 – ou diminué
et le porte­parole d’ICAN France sans explication. Par exemple, les
déchets à haute activité passent
évoluer ces « stocks » en « dé­
chets » est­il dû au coût de leur
traitement, quand on sait que sa
faisabilité industrielle au sein de
l’usine de La Hague (Manche) n’a
pas été démontrée à ce stade, se­
lon le plan national de gestion
des matières et déchets radioac­
tifs ? Probablement !
En partant de l’hypothèse d’une
déchets pour lesquels des problè­
mes de gestion se posent. (…) Il
faudra certainement un jour que
les responsables s’expliquent sur
ce qu’ils ont fait et sur ce qu’ils
vont faire des déchets qui résul­
tent du programme militaire
nucléaire français, et le Parlement
ne devra pas, à notre avis, rester
inactif dans ce domaine ».
lifération nucléaire) et sur des
communications politiques et
diplomatiques officielles, il ap­
paraît nécessaire de créer une
nouvelle nomenclature, celle de
« futurs déchets des armes nu­
cléaires », afin de donner de la
visibilité au sujet.
Cette décision manifesterait
aussi la volonté de transparence

D
epuis les années 1950, des
déchets d’une durée de
vie de plusieurs milliers
d’années, pour une partie
d’entre eux, ont été volon­
tairement produits dans le cadre
du programme militaire nu­
cléaire français. Le fardeau pour
les générations actuelles et futu­
res est « officiellement » déjà de
150 000 m3 de déchets radioactifs
issus du développement, de la
fabrication, des essais, du dé­
ploiement et du démantèlement
d’armes nucléaires, comme des
bâtiments à propulsion nucléaire
et des installations afférentes à la
construction de cet arsenal.
Mais tous ne sont pas réperto­
riés. A la suite de la décision de
l’exécutif de renouveler les com­
posantes de la dissuasion, cette
quantité de déchets dangereux et
polluants va encore croître dans
un silence total si le législateur
n’y met pas un terme.
La transparence sur le sujet des
déchets nucléaires militaires est
un élément essentiel. Elle dé­
termine la sécurité des popu­
lations, de l’environnement et la
santé des générations futures. Or
la comptabilité opaque des
chiffres, le défaut de prise en
compte de tous les déchets pro­
duits, comme de ceux enfouis
dans un territoire étranger, le
manque de données sur le coût
du démantèlement des installa­
tions et, plus généralement, l’ab­
sence de débat posent un grave
problème démocratique.
Des « stocks de matières »
En février 2021, lors du lancement
du programme de sous­marins
nucléaires lanceurs d’engins de
troisième génération (SNLE­3 G),
la ministre des armées, Florence
Parly, déclarait que « les derniers
marins qui patrouilleront à bord
des SNLE­3G ne sont pas encore
nés ». Nous ajoutons : ni les hom­
mes et les femmes qui auront à
gérer les déchets nucléaires pour
des milliers d’années !
Si, en 2021, ces déchets, selon
l’Agence nationale pour la gestion
des déchets radioactifs (Andra),
représentent 9 % (148 630 m3) du
stock global (1 670 000 m3), ce
chiffre interroge en raison d’inco­
hérences que nous présentons
dans notre étude « Déchets nu­
cléaires militaires. La face cachée
de la bombe atomique française »
de 239 m3 en 2004 à 236 m3
en 2007, puis à 232 m3 en 2016. Les
déchets issus des expérimenta­
tions nucléaires dans le Sahara
sont, eux, totalement ignorés.
Enfin, malgré les alertes de la
Cour des comptes et de l’Autorité
de sûreté nucléaire, le Commissa­
riat à l’énergie atomique conti­
nue de vouloir considérer 198
tonnes de combustibles usés de
la marine comme des « stocks de
matières », et non comme des dé­
chets nucléaires. Ce refus de faire
CES DÉCHETS
EXTRÊMEMENT
DANGEREUX
DEVRAIENT
REPRÉSENTER
EN 2100 UN
VOLUME MINIMAL
DE 259 762 M3
augmentation qui suivrait une
courbe équivalente à celle de ces
vingt dernières années, les dé­
chets nucléaires militaires de­
vraient représenter en 2100 un
volume minimal de 259 762 m3.
Combien de Françaises et de
Français ont­ils conscience que
des déchets nucléaires militaires
seront enfouis dans le futur cen­
tre de stockage géologique pro­
fond de déchets radioactifs Cigéo
à Bure (Meuse) ? Savent­ils que
d’ici à 2050, dans le port de Cher­
bourg, vont être entreposés près
de dix­huit réacteurs nucléaires,
notamment de sous­marins reti­
rés du service ? Et que pour les
seules installations nucléaires
des bases secrètes de Pierrelatte
et de Marcoule (Gard), la note co­
lossale du démantèlement est de
8 milliards d’euros ? Un processus
qui pourrait voir son coût s’alour­
dir encore, puisque ce chiffre a
déjà augmenté depuis 2011 de
2 milliards d’euros.
Le Parlement, depuis 1997, est
silencieux. Le député Christian
Bataille avait pourtant réalisé un
travail important – en partie
poussé par des travaux de la
société civile – soulignant que
« le nucléaire militaire produit des
Ces propos restent d’une actua­
lité toujours brûlante, aucun rap­
port n’ayant été depuis réalisé. Un
futur travail de l’Office par­
lementaire d’évaluation des choix
scientifiques et technologiques
semble pour le moins s’imposer.
Cette implication parlementaire
est indispensable pour garantir le
respect de la transparence, de la sé­
curité, de la bonne gestion des
fonds publics comme des engage­
ments internationaux en matière
de non­prolifération nucléaire.
Un changement de politique
Avant de voter les budgets de
modernisation et de renouvelle­
ment des systèmes de dissua­
sion, les parlementaires dispo­
sent­ils des données sur les con­
séquences de la production de
nouvelles armes nucléaires mili­
taires ? Ont­ils une idée du coût
futur de leur démantèlement et
de la gestion de ces déchets ? A
lire les déclarations d’auditions
concernant, notamment, le futur
porte­avions à propulsion nu­
cléaire, il n’en a pas été question
lors des débats à l’Assemblée.
Enfin, en s’appuyant sur les
obligations auxquelles la France
est soumise (traité de non­pro­
sur le coût financier et les solu­
tions de stockage de toutes les
matières nucléaires. Et pourrait
être la première étape d’une ré­
flexion sur un processus de dé­
sarmement nucléaire.
Nous vivons dans un monde
qui a pris conscience de la néces­
sité de réduire les déchets pour
conserver un environnement
sain et durable. Les déchets nu­
cléaires, militaires comme civils,
ont la particularité d’être extrê­
mement dangereux et d’une ges­
tion complexe. Seuls le temps et
un changement de politique peu­
vent permettre d’en diminuer les
risques. Les décideurs politiques,
comme l’opinion publique, ne
doivent plus ignorer ce sujet. 
Patrice Bouveret est
directeur de l’Observatoire
des armements ; Jean-Marie
Collin est le coporte-parole
d’ICAN France. La Campagne
internationale pour abolir
les armes nucléaires (ICAN)
est lauréate du prix Nobel de
la paix en 2017
 0123
30 | idées VENDREDI 21 JANVIER 2022

La règle des 500 signatures, un système contesté et perfectible

ANALYSE sentateurs », alors limités à environ
42 000 élus, ne sont pas rendus publics. Ré­
Aujourd’hui controversée, la publicité des
parrainages a été introduite par la loi organi­
rapport de 2007, le comité de réflexion sur
la modernisation des institutions présidé

L
e système des « présentations »
– communément appelées « parrai­
nages » – des candidats à l’élection du
président de la République française
a­t­il vécu ? Régulièrement décrié, surtout
par les prétendants qui peinent à les re­
cueillir, maintes fois amendé, ce dispositif
« 57 % DES ÉLUS  de filtrage destiné à éviter la prolifération
HABILITÉS  de candidatures n’en a pas moins perduré. Et
c’est encore lui qui déterminera, lors de l’élec­
À PARRAINER  tion présidentielle en avril, la liste des candi­
dats admis à concourir au premier tour.
UN CANDIDAT  A l’origine était la loi du 6 novembre 1962
instaurant l’élection du président de la Répu­
SONT DES MAIRES  blique au suffrage universel direct. Lors de la
DE COMMUNES  première élection présidentielle de la Ve Ré­
publique, en 1958, le président était élu par un
DE MOINS DE  collège électoral d’environ 80 000 notables,
sensiblement identique au collège d’élus qui
1 000 HABITANTS »,  élit les sénateurs. Ce sont ces électeurs qui,
SOULIGNAIT  en accordant leurs présentations, au nombre
minimal de cinquante, choisissaient les can­
LE RAPPORT DE  didats autorisés à solliciter leurs suffrages.
Dans le contexte particulier de 1958, seuls
LA COMMISSION  trois candidats parvinrent à remplir cette
JOSPIN EN 2012 condition et le général de Gaulle fut élu dès
le premier tour, avec 78,5 % des suffrages.
Le système des présentations est conservé
en 1962, malgré le passage au suffrage uni­
versel direct. Les critères sont néanmoins
renforcés, puisqu’il est désormais requis
cent parrainages d’élus, dans au moins dix
départements différents. Les noms des « pré­
sultat : six candidats en 1965, sept en 1969.
En 1974, leur nombre s’élève à douze.
Pendant le septennat de Valéry Giscard
d’Estaing est adoptée la loi organique du
18 juin 1976, qui porte à cinq cents les signa­
tures nécessaires pour être candidat, prove­
nant d’au moins trente départements, les
parrainages dans chacun d’entre eux ne pou­
vant excéder cinquante. En dépit du renfor­
cement des contraintes, dix candidats sont
présents au premier tour en 1981 ; neuf
en 1988 ; neuf en 1995. Le nombre de candi­
dats connaît un pic de seize en 2002. Suivent
douze candidats en 2007, dix en 2012 et onze
en 2017. Difficile de prétendre que ce système
des présentations ne permet pas la diversité
des expressions.
Les lois organiques du 5 février 2001 et du
5 avril 2006 ont étoffé la liste des élus habili­
tés à présenter des candidats à l’élection pré­
sidentielle, en y ajoutant notamment les pré­
sidents d’établissement public de coopéra­
tion intercommunale, les membres du Parle­
ment européen ou de diverses assemblées
de collectivités à statut particulier, chaque
élu ne disposant que d’une signature. Pour la
présidentielle de 2022, 46 157 mandats d’élus
ouvrent droit à la présentation, selon le mi­
nistère de l’intérieur. Le nombre de parrains
se réduit à 42 433, compte tenu des cumuls de
mandats. Ainsi, recueillir les cinq cents signa­
tures suppose d’être présenté par au moins
1,18 % du total des élus susceptibles de le faire.
que du 18 juin 1976, qui prévoyait la publica­
tion au Journal officiel des noms des parrains,
dans la limite des cinq cents signatures re­
quises. Les règles ont évolué avec la loi orga­
nique du 25 avril 2016, qui instaure la trans­
mission directe des formulaires de présenta­
tion au Conseil constitutionnel et la publica­
tion intégrale des parrainages reçus. Certains
candidats estiment que cette publicité dis­
suade une partie des élus d’accorder leur pré­
sentation et réclament leur anonymisation.
Une demande qui semble peu conforme à
l’exigence de transparence qui irrigue la so­
ciété. En réalité, la baisse du nombre de « pré­
sentateurs » est antérieure à la loi de 2016.
Faire appel aux citoyens
Le système de présentation des candidats à
l’élection présidentielle n’est pas exempt de
défauts. Qu’en serait­il pour en recueillir
cinq cents en cas d’élection anticipée ? Autre
reproche : le système n’a pas entravé la can­
didature de « petits » candidats alors que
d’autres, représentant un courant politique
significatif, ne seraient pas assurés de pou­
voir concourir. En 2017, cela n’a pas empêché
les différentes sensibilités politiques d’être
présentes. On peut estimer que le système
actuel a rempli sa double fonction : permet­
tre une large représentation et éviter des
candidatures saugrenues.
Si le principe d’un filtre paraît acquis, le
système est cependant perfectible. Dans son
par Edouard Balladur estimait que « le sys­
tème actuel des parrainages avait vécu ». Il
suggérait que les candidats soient sélection­
nés à bulletin secret par un collège d’envi­
ron 100 000 élus.
Cinq ans plus tard, le rapport de la commis­
sion de rénovation de la vie publique prési­
dée par Lionel Jospin constatait lui aussi que
le système de parrainage « ne correspond plus
aux exigences d’une démocratie moderne »,
en remarquant que « 57 % des élus habilités
à parrainer un candidat sont des maires de
communes de moins de 1 000 habitants ». Il
préconisait de confier l’habilitation à con­
courir à la présidentielle « aux citoyens eux­
mêmes ». La commission proposait de fixer à
« 150 000 au moins » le nombre de signatures
citoyennes nécessaire pour concourir.
Aucune de ces réformes n’a vu le jour.
Preuve, sans doute, de la difficulté à toucher
à une brique des institutions de la Ve Répu­
blique sans fragiliser l’édifice. Pourtant, il est
peut­être temps de passer à l’acte, sous peine
de voir le système dévoyé et le débat instru­
mentalisé à chaque échéance présidentielle.
A moins que le vice originel ne réside dans
l’élection du président de la République
au suffrage universel, qui fait de ce scrutin
le pivot des institutions, conduit à une per­
sonnalisation à outrance du débat politique
et aboutit à une concentration des pouvoirs
sans commune mesure. 
patrick roger (service politique)

CHRONIQUE  |  PAR AUDREY TONNELIER L’ÉDUCATION À BIEN DÉPENSER

La politique de l’offre, LIVRE les lois contre le surendettement
et pour la régulation du crédit.
puissent se passer de l’aide so­
ciale. De même que l’on s’inquiète

fil rouge de Macron S ociologue des usages de l’ar­

gent, des récits et des ac­
teurs qui l’entourent, Jeanne
Lazarus, chercheuse au CNRS et au
centre de sociologie des organisa­
Jeanne Lazarus décrit la construc­
tion des institutions, alliant asso­
ciations, banques et administra­
tions, chargées de lutter contre
l’exclusion bancaire pour permet­
des comportements « à risque »
dans le domaine de la santé, ou
d’« activation des dépenses » dans
celui du chômage, on se préoc­
cupe de l’« éducation financière »

O fficiellement, il n’est pas en­

core dans la course. Même
si, comme il l’a confié aux
lecteurs du Parisien, le 4 janvier, « il
n’y a pas de faux suspense » : « J’ai en­
vie. » Emmanuel Macron se retrouve,
à moins de trois mois du scrutin, der­
nier candidat non déclaré à la prési­
dence de la République. Il n’a pas en­
core de programme détaillé, contrai­
rement à la plupart de ses concur­
rents. Dans le domaine économique,
comme ailleurs (sécurité, Europe), le
chef de l’Etat s’en tient à sa méthode :
évoquer quelques sujets – refonte des
droits de succession, revenu univer­
sel d’activité – et défendre son bilan.
Même chose pour son ministre de
l’économie, Bruno Le Maire, qui a
longuement détaillé, lors de ses
vœux à la presse, ses ambitions de
baisses d’impôt supplémentaires
pour les entreprises et d’allégement
de cotisations sur les hauts salaires.
Mais rien qui ne ressemble, pour le
moment, à des propositions en
bonne et due forme.
Il faut dire que, en cinq ans et deux
crises majeures, celles des « gilets jau­
nes » et de l’interminable pandémie
de Covid­19, le débat s’est déplacé.
En 2017, côté économie, la campagne
était focalisée sur l’inversion de la
courbe du chômage, à laquelle Fran­
çois Hollande avait malencontreu­
sement lié sa candidature. La réduc­
tion de la dette à droite – François
Fillon avait dû se défendre de prôner
« du sang et des larmes » – ou la sortie
de l’euro (La France insoumise, Ras­
semblement national) occupaient
aussi les débats. En ce début 2022,
on parle davantage inflation et pou­
voir d’achat, relocalisations, assou­
plissement des règles budgétaires et
investissements.
Pour le chef de l’Etat, un fil rouge
demeure toutefois : celui des entre­
prises et de l’emploi. Une « politique
de l’offre » qu’Emmanuel Macron a
toujours prônée – privilégier l’inves­
tissement de long terme et le soutien
aux entreprises en espérant in fine
IL RESTE ENCORE UNE DIZAINE  c’est de stabiliser les impôts ou de les
DE SEMAINES DE CAMPAGNE,  vernement, rappelant que la France
MAIS, POUR L’HEURE, AUCUNE  ments obligatoires les plus élevés de
PROPOSITION NOUVELLE  l’OCDE. Pour quoi faire, et comment ?
N’ÉMERGE DANS LA MAJORITÉ
créer de la croissance et des emplois –
et qu’il a encore vantée en début de
semaine face aux patrons étrangers,
dans le cadre de l’opération de séduc­
tion annuelle Choose France.
tions de Sciences Po, dévoile dans
cet ouvrage un pan méconnu des
politiques publiques, significatif
de l’évolution du rôle de l’Etat so­
cial au cours des dernières décen­
tre, là encore, à une catégorie de
la population de retrouver la voie
« normale » de l’accès au crédit et
à la consommation.
des faibles revenus. « Les normes
des bons usages de l’argent s’incar­
nent dans des produits bancaires,
dans des régulations législatives,
mais aussi dans des conceptions
Pour l’exécutif, la chose est enten­ nies et de l’extension de la sphère Contrôle des comportements du niveau de consommation perçu
due : c’est la politique de l’offre et son et de la culture du « marché ». Mais, de fait, le système de pro­ comme juste et des inégalités mo­
corollaire, la baisse de la fiscalité sur LES POLITIQUES  Dans les années 1960, alors que tection sociale de la population nétaires jugées acceptables. »
le capital et la suppression de l’ISF, DE L’ARGENT s’installe l’Etat­providence, les contre les aléas de l’existence est, La responsabilité de la pauvreté
qui ont permis de relancer la ma­ de Jeanne Lazarus, pouvoirs politiques promeuvent dans les années 2000, de plus en se déplace ainsi des défauts du sys­
chine économique tricolore, notam­ PUF, 288 pages, la « bancarisation », c’est­à­dire plus débordé par l’ampleur des tème économique et social, ou des
ment en dopant son attractivité. 22 euros l’accès de tout un chacun aux ser­ difficultés d’une société en crise – pratiques douteuses des acteurs
Qu’importe que la dynamique ait été vices bancaires, afin que l’aug­ d’autant qu’il est simultanément du crédit, vers le comportement
enclenchée dès la fin du quinquennat mentation générale des revenus sommé de faire des économies. des individus eux­mêmes, et sur­
Hollande, avec la mise en place du et de la consommation soit canali­ En se dotant d’un autre dispositif tout les plus pauvres d’entre eux,
crédit d’impôt pour la compétitivité sée et rationalisée par le savoir­ s’adressant aux plus fragiles fi­ qu’il s’agit de convaincre « qu’il est
et l’emploi, et que les rapports succes­ faire des professionnels. nancièrement et en faisant appel éthique de se restreindre ». Comme
sifs d’économistes peinent à mettre Dans les années 1990, cette poli­ à de nouveaux acteurs alliant as­ le précise l’autrice, il ne s’agit là
en lumière une relation quantifiable tique bancaire change de nature. sociations et banquiers, l’Etat­pro­ ni de cynisme ni d’égoïsme, mais
entre la vigueur retrouvée de l’écono­ Il s’agit cette fois de protéger les vidence inaugure une nouvelle bel et bien d’une forme de protec­
mie et telle ou telle mesure du gou­ consommateurs, fragilisés par le forme d’ingénierie sociale. Le tion qui s’ajoute aux précédentes
vernement. Les symboles sont aussi chômage et la baisse des revenus, principe n’est plus de verser une sans s’y substituer, et que les ac­
importants en économie qu’en politi­ d’un savoir­faire bancaire devenu aide directe compensatrice, mais teurs organisent avec ferveur, pro­
que, et les signaux envoyés aux inves­ soudain bien agressif : c’est alors d’orienter le comportement des fessionnalisme et efficacité. 
tisseurs et aux grands patrons depuis que sont débattues, puis votées, personnes de façon à ce qu’elles antoine reverchon
cinq ans ont, assurément, joué en
faveur de la France. Mais cela méri­
tait­il les sommes dépensées ? Impos­
sible à dire précisément.
Des voyants au vert
Candidats à la présidentielle | par serguei
Le risque, aujourd’hui, est celui de la
facilité. Il reste encore une dizaine de
semaines de campagne, mais, pour
l’heure, aucune proposition nouvelle
n’émerge dans la majorité. Le « narra­
tif », comme se plaisent à le dire les
communicants dans leur jargon, est
d’autant plus simple que le « quoi
qu’il en coûte » mis en œuvre pen­
dant la pandémie a permis aux
voyants économiques de repasser au
vert : le chômage a reflué à près de
8 %, les créations d’emplois battent
des records, la croissance permet de
gonfler les rentrées fiscales. Quant à
l’explosion de la dette et du déficit qui
en découle, elle reste anesthésiée par
des taux d’intérêt toujours bas et un
relatif consensus, de la droite à la gau­
che de l’échiquier politique, sur la né­
cessité de continuer à investir pour la
transition climatique et l’après­crise.
Alors, reprendre les vieilles recet­
tes ? « Laissons aux économistes leurs
débats byzantins ! Notre engagement,
baisser », lâche un poids lourd du gou­
a encore l’un des taux de prélève­
C’est l’histoire qu’Emmanuel Macron
a encore à raconter. 
0123
VENDREDI 21 JANVIER 2022
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par al ai n f rachon
Poutine veut
« son » Ukraine
V LA HANTISE DU
ladimir Poutine n’a
pas peur de l’OTAN,
laquelle ne va pas atta­
quer la Russie. Les
bruits de bottes russes aux fron­
tières de l’Ukraine n’ont pas pour
objet d’empêcher ce pays d’adhé­
rer à l’organisation militaire du
Pacte atlantique – ce n’est pas au
programme. Moscou sait tout
cela. Le président russe redoute
autre chose. Mais quoi ?
Poutine se sent suffisamment
fort, militairement, pour imposer
à nouveau une sphère d’in­
fluence russe. Dans cet « étranger
proche », zone de sécurité physi­
que et idéologique, les pays con­
cernés ne sont pas libres de leurs
orientations stratégiques. C’est la
manière du Kremlin de tenir à
distance ce « monde occidental »
que le président russe, cultivant
une posture victimaire qui lui va
mal, accuse de tous les maux – et,
plus particulièrement, d’être,
de manière obsessive, occupé à
nuire à la Russie.
La hantise de Poutine est que
son grand voisin du Sud,
l’Ukraine, la nation slave sœur,
russophone, que mille liens ratta­
chent à la Russie, se coule avec suc­
cès dans le moule démocratique
« à l’occidentale ». Le cauchemar,
ce n’est pas une attaque, à peu près
inimaginable, mais la contamina­
tion idéologique, un contre­mo­
dèle aux portes de la nation mère.
Au minimum, l’ambition est
d’obliger Kiev, au nom de la pro­
tection des russophones du pays,
à reconnaître un droit d’ingérence
russe dans ses affaires. L’Ukraine
ne trouvera la paix que dans la
souveraineté limitée : qu’elle
puisse privilégier ses liens avec
l’Union européenne (UE) – avec la­
quelle elle a noué un partenariat
économique – est déjà une agres­
sion, aux yeux du Kremlin.
Cédant à l’intimidation, les Oc­
cidentaux ont offert, mi­janvier,
de négocier sur l’ensemble de la
sécurité européenne, notam­
ment sur la question des missiles
de portée intermédiaire. Conclu­
sion russe au terme de trois jours
de conversations : le sujet ne nous
intéresse pas vraiment. Moscou
veut débattre d’un Yalta bis sur le
Vieux Continent : l’interdiction
de l’extension de l’OTAN à de nou­
veaux membres ; un retrait des
forces otaniennes de Pologne et
des pays baltes ; l’arrêt de la coo­
pération militaire occidentale
avec l’Ukraine.
Moment d’« hubris »
Inacceptables, au moins dans la
forme, pour la partie adverse, ces
revendications n’étaient pas un
point de départ, plutôt un menu
à prendre ou à laisser (sur ce su­
jet, il faut lire l’article de Gilles
Andréani sur le site Telos). Le
Kremlin menace maintenant de
faire parler les armes. Poutine a
annoncé une campagne de « me­
sures technico­militaires » contre
l’Ukraine – dont dix ministères
ont fait l’objet d’une cyberatta­
que dès l’échec des réunions de
Genève, Bruxelles et Vienne. Si
Moscou avait réellement sou­
haité des pourparlers sur la sécu­
rité en Europe, avec un jeu de
compromis de part et d’autre,
il eût été facile d’habiller ces ren­
contres en négociation à venir –
et en succès diplomatique pour
la Russie. Mais Poutine rêve de
POUTINE  plus brutale. En Biélorussie, Mos­
RÊVE DE DÉFAIRE  tateur Loukachenko pour une
LE PASSÉ,  de la démocratie. En Ukraine,
AMBITION  un changement de régime, du
AUTREMENT
PLUS VASTE
EUROPE:
LA NOUVELLE  nationales ont démontré, au­delà des jou­
BATAILLE DE
L’ÉTAT DE DROIT
PRÉSIDENT RUSSE EST  velle fois sur la construction d’une « souve­
QUE SON VOISIN DU SUD
SE COULE AVEC SUCCÈS 
DANS LE MOULE 
DÉMOCRATIQUE
« À L’OCCIDENTALE »
défaire le passé, ambition autre­
ment plus vaste.
Au lendemain de la guerre
froide, les ex­pays membres de
feu le bloc soviétique, sans doute
indifférents aux charmes de la
domination russe, ont voulu re­
joindre l’« Occident », sous la
forme d’une adhésion à l’OTAN.
L’Est passait à l’Ouest. A qui la
faute ? Peut­être les Etats­Unis et
leurs alliés auraient­ils pu alors
imaginer une autre architecture
de sécurité en Europe. Sans doute
peut­on incriminer un moment
d’« hubris » à Washington. Mais
accompagnant l’élargissement de
zone otanienne, ils se sont enga­
gés à ce qu’il n’y ait pas de dé­
ploiement durable de forces ou
d’armes de l’OTAN chez les nou­
veaux membres. Promesse tenue
jusqu’à ce que la Russie, en 2014,
annexe la Crimée puis suscite la
sécession armée du Donbass, l’Est
ukrainien. Enfin, l’OTAN a admis
en 2008 que l’Ukraine et la Géor­
gie puissent, un jour, rejoindre le
club, mais la procédure d’adhé­
sion n’a jamais été ouverte.
Autocratie brutale
Dans l’univers poutinien, les pays
de l’ex­bloc soviétique sont, en
réalité, « orphelins » de la Russie,
selon le mot de Sergeï Lavrov, le
ministre des affaires étrangères
russe. S’ils sont sujets à un déplo­
rable tropisme « occidental », c’est
qu’ils sont manipulés par des
« agents de l’étranger » (au service
des Etats­Unis, bien sûr).
La « révolution de Maïdan », à
Kiev, en 2013­2014, n’a certes pas
été exempte de coups fourrés.
Mais, à chaque élection, depuis,
les Ukrainiens ont clairement
confirmé un choix pro­UE ou
pro­occidental que l’agression
russe ne fait qu’accentuer.
Un néoconservateur américain
juge que les Etats­Unis ne sont
eux­mêmes fidèles à leurs va­
leurs que lorsqu’ils exportent ac­
tivement la démocratie. Poutine,
lui, estime qu’il a une mission de­
vant l’histoire : préserver le statut
de grande puissance de la Russie,
justifiant le maintien ou le réta­
blissement de sa sphère d’in­
fluence. Après tout, depuis deux
siècles et le président James
Monroe (1758­1831), les Etats­Unis
ont bien la leur sur le continent
américain, où ils ne se sont pas
privés d’intervenir.
Besoin de sécurité stratégique
ou besoin de sécurité politico­
idéologique ? Défense de la Rus­
sie ou nécessité de tenir à dis­
tance la contamination démo­
cratique ? Protection du pays ou
protection du système Poutine ?
De quoi parle­t­on ? « Poutine a
défini la Russie en opposition à
l’Occident », dit l’historien britan­
nique Mark Galeotti. Consé­
quence : dans son « étranger pro­
che », le Russe ne tolère que des
régimes similaires au sien, une
autocratie chaque jour un peu
cou maintient au pouvoir le dic­
seule raison : il éloigne le danger
le président russe veut sinon
moins un changement d’orienta­
tion stratégique. Jusqu’où ira­t­il
pour l’obtenir ? 
0123 | 31
 
fixation. C’est là que s’entretiennent les
tes, que l’Europe était le bon échelon pour peurs qui nourrit le populisme, là que se
 
se protéger d’un monde dangereux. Du
plan de relance à la politique vaccinale, l’UE
a su surmonter ses divisions, se montrer
creuse la fracture au sein de l’Union entre
les démocraties libérales et les régimes illi­
béraux comme la Hongrie.
réactive et épauler les Etats membres. Mais
durant cette même période, marquée par le
repli américain, l’ascension de la Chine et
Emmanuel Macron a pris acte de cette of­
fensive qui vise à saper de l’intérieur la
construction européenne, mais il ne dis­
l’agressivité de la Russie, ses vulnérabilités, pose pas de toutes les armes pour la ré­
notamment en matière de défense, se sont duire. S’il se veut à la pointe du combat
révélées au grand jour. En évoquant « le re­ pour la défense de la démocratie libérale,
tour du tragique », en insistant une nou­ s’il propose désormais d’intégrer le droit à
l’avortement et la protection de l’environ­
raineté européenne », Emmanuel Macron a nement dans la Charte des droits fonda­
rompu avec son optimisme d’il y a cinq mentaux de l’UE, il n’en prône pas moins le
A quatre­vingts jours de l’échéance
présidentielle française, le Parle­
ment européen a servi malgré lui,
mercredi 19 janvier, de théâtre à une joute
électorale franco­française. Plusieurs dépu­
ans. Son europhilie est au diapason de l’in­
quiétude des Français.
Ses adversaires, eux aussi, ont évolué. Il
ne s’en trouve plus un pour plaider la sortie
de l’euro ou remettre en cause frontale­
dialogue avec Viktor Orban. Une politique
commune d’asile et d’immigration per­
mettrait d’alléger les tensions, mais les
avancées sous présidence française s’an­
noncent limitées. C’est le talon d’Achille du
tés, au premier rang desquels le Vert Yan­ ment les traités. Depuis les débats enflam­ président français : il affiche une grande
nick Jadot et le RN Jordan Bardella, ont més autour du traité de Maastricht, ambition, ne cesse de mettre sur la table de
étrillé le président de la République, venu en 1992, c’est un retournement total, un nouvelles propositions, mais manque sou­
défendre à Strasbourg les priorités de la point marqué par l’UE, qui a su faire évo­ vent d’alliés pour les concrétiser.
présidence française de l’Union euro­ luer ses politiques là où le Brexit joue pour Ce sont ces alliés qui ont fait défaut pour
péenne. Le spectacle a choqué les autres le moment comme un repoussoir. soutenir son initiative ratée de dialogue
eurodéputés, mais a révélé à quel point les La bataille n’est pas gagnée pour autant. avec la Russie en 2019. Dans le contexte
deux sujets – la France et l’Europe – seront Elle se joue de façon plus insidieuse autour actuel très tendu sur l’Ukraine, M. Ma­
inextricablement liés dans la campagne. de l’Etat de droit, « notre trésor », que Ma­ cron refait une tentative : élaborer « entre
Elu président en 2017 en affichant une rine Le Pen, Eric Zemmour et une partie de Européens et avec l’OTAN » des propositions
forte conviction européenne, M. Macron la droite cherchent à remettre en cause en de désescalade et les soumettre à la négo­
veut capitaliser sur cet acquis. Cinq années défendant la primauté du droit français sur ciation avec Moscou. Une proposition trop
marquées par la crise sanitaire, l’urgence le droit européen, notamment en matière vague qui se heurtera sans doute aux réti­
climatique et la montée des tensions inter­ d’immigration, devenue le gros abcès de cences des alliés les plus atlantistes. 
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Hugues Pagan
Enquête sous un ciel de traîne
1973, en province. Une adolescente est assassinée. L’impavide inspecteur Schneider est sur
l’affaire. « Le Carré des indigents », nouveau coup de maître de l’écrivain et scénariste
macha séry
O
n ne lit pas un roman
d’Hugues Pagan : on le
contemple, à la manière
d’un tableau ou d’un
paysage. On note les pos­
tures des corps qui expri­
ment la lassitude ou les rapports de
force. On étudie les jeux de regards. On
observe les teintes de lumière. Depuis
quarante ans, il en va ainsi et c’est encore
le cas avec Le Carré des indigents, son
nouveau livre.
Les polars de Pagan ne sont pas « effica­
ces », ce compliment qu’on adresse ordi­
nairement aux stratèges du suspense
qui ménagent effets et rebondissements.
Ils sont atmosphériques. Les émotions
y forment un nimbe où la lucidité
Cahier du « Monde » No 23962 daté Vendredi 21 janvier 2022 ­ Ne peut être vendu séparément
désenchante la mélancolie. En résumé :
un ciel de traîne.
Dans Le Carré des indigents, le spectacle
n’a rien de spectaculaire. Il s’agit d’une
chronique de plusieurs semaines que ja­
lonnent des enquêtes liées à des crimes
qui affligent des sans­grade, « ce grand et
triste charroi de l’humanité silencieuse ».
Ceux qui n’ont rien ou juste de quoi. Tel
André Hoffmann, premier descendant
d’une lignée industrieuse à être parvenu
à un emploi stable et à un salaire (étri­
qué). Pour toute richesse, ce veuf a une
petite maison dans l’ancienne cité
ouvrière de la Ville – Pagan ne la nomme
pas –, une fille de 15 ans, Betty, qui rêve
d’être maîtresse d’école, et une Renault 8
d’occasion, acquise à force d’économies,
qu’il lui destine à sa majorité. En atten­
dant, la voiture stationne dans le garage.
Quarante­huit heures après qu’André,
tôt inquiet, a signalé la disparition de
Betty, la mobylette de celle­ci sera décou­
verte, puis son cadavre vingt kilomètres
plus loin. Percutée par un véhicule,
Le héros récurrent de l’auteur
est dépourvu de toute illusion
sur l’institution : « La police
est là pour défendre les intérêts
de la classe dominante. »
Lui non. Il n’a plus rien à
perdre. Pas même la vie
En France, 1972. RUE DES ARCHIVES/AGIP
l’adolescente a été violée et tuée d’un
coup de bêche.
Nous sommes en 1973, Pompidou se
meurt. Dans les rangs de la sûreté ur­
baine figurent des policiers ayant sévi
sous l’Occupation ou pratiqué la torture
en Algérie. Ils mènent des rondes­bat­
tues et tabassent les prévenus.
L’inspecteur divisionnaire Claude
Schneider, apparu dans La Mort dans
une voiture solitaire (Fleuve noir, 1982),
est d’un autre bloc, d’une autre trempe.
Il n’aime pas plus la brutalité que les
effusions. Rien ne l’intimide. Ni les
grands ni les truands. C’est un pianiste
de blues, imbattable aux poings et désa­
busé jusqu’à l’os. L’ex­officier parachu­
tiste ne porte pas sa Légion d’honneur
mais endosse toujours son trench de
l’armée et allume ses clopes derrière
ses paumes, par habitude. Un sporadi­
que mal de dos le saisit, en raison d’une
balle reçue à l’âge de 22 ans, à quelques
millimètres de l’épine dorsale.
Claude Schneider est obsédé par des
2|3
DOSSIER
v MOLIÈRE ,
NOUVELLES
LECTURES
v Parutions
notables pour le
400e anniversaire
du dramaturge : Paul
Audi, Marc Escola,
« L’Atlas Molière »
v Le colloque
« Retours sur Molière »
4|5
LITTÉRATURE
Laure Gouraige,
Maylis Besserie,
Joshua Cohen,
Ismail Kadaré
images de femmes fantômes : l’amou­
reuse algérienne sur une plage avant la Laure Gouraige.
tragédie ; Betty, « ses grands sourcils en
ailes de mouette » et son visage de « cha­
ton ébouriffé ». Schneider, lui, présente un
« profil perdu », titre que Pagan a donné à
son précédent roman (Rivages, 2017).
6
HISTOIRE
En peinture, l’expression désigne une D’UN LIVRE
silhouette dont la tête dissimule partiel­ v « Monument
lement les traits. Schneider est fuyant. Il national »,
élude toute question personnelle : « Je de Julia Deck
suis un sujet que je n’aime guère que l’on
aborde en ma présence », cingle­t­il dans
Le Carré des indigents. Ses yeux gris, inco­
lores, « étrangement vides », lui font « le
regard aveugle ». Pagan complète son
portrait par touches : « Il avait des yeux de
malade. Des yeux de tueur. » L’homme est
7
MOTS DE PASSE
dépourvu de toute illusion sur l’institu­ v Hommage à
tion : « La police est là pour défendre les Joan Didion
intérêts de la classe dominante. » Lui non.
Il n’a plus rien à perdre. Pas même la vie.
En 1973, Schneider est de retour dans sa
ville natale pour la toute première fois en
8
CHRONIQUES
quinze ans. Il vient diriger le Groupe B de v LE FEUILLETON
la Crim’. A Paris, il s’est taillé une réputa­ Camille Laurens
tion de procédurier hors pair. Dès qu’il a lu « Le Gardien »,
descend du train, Schneider contracte de Doon Arbus
« la certitude qu’il ne quittera jamais plus
la Ville. Jamais plus vivant ». Le commis­
sariat qu’il intègre, surnommé « le Bun­
ker », est un bâtiment aux allures de bri­
se­lames. La hiérarchie s’y étage par ni­
veaux, le plus élevé étant en lien direct
9
ESSAIS
avec la mairie. Anna Bonalume
1973 est l’année où ledit Hugues Pagan a suivi le populiste
(pseudonyme d’auteur), jeune profes­ italien Matteo Salvani
seur de philosophie, a réussi le concours en campagne
d’inspecteur de police. Brigade crimi­
nelle de Dijon, renseignements géné­
raux de Belfort, « chef de la nuit » à la PJ
parisienne… Après vingt­trois ans de ser­
vice restera l’amertume. Dès 1999 et sa
reconversion en scénariste de séries (Po­
lice District, Un flic, Mafiosa), Pagan per­
pétuera sur le petit écran un mythe te­
nace, celui du fin limier, solitaire et impa­
vide, qu’ont magnifié Alain Delon et le
cinéaste Jean­Pierre Melvillle, disparu en
cette fatidique année 1973.
Dans Le Carré des indigents, Schneider
le taiseux tance un collègue : « Beaucoup
trop de mots. » Désarçonné, le subor­
donné répond en guise d’excuses : « Nous
10
RENCONTRE
n’avons rien d’autre que des mots, pour Catherine Malabou,
nous défendre. » C’est là une définition philosophe plastique
du roman. 
le carré des indigents,
d’Hugues Pagan,
Rivages, « Noir », 384 p., 20,50 €,
numérique 15 €.
Signalons, du même auteur, la parution en
poche, chez Rivages « Noir », de Last Affair,
270 p., 9,50 € ; de Dernière station avant
l’autoroute, 428 p., 9,70 € ; et de Tarif de
groupe, 300 p., 8,70 €.
2 | Dossier
Molière,
nouvelles
lectures
Quatre cents ans
après la naissance
du dramaturge,
son œuvre
continue de susciter
des interprétations
et des décryptages
riches de sens
sur l’homme, son
art et son temps.
Parmi les
nombreuses
parutions se
distinguent les
livres de Paul Audi,
de Marc Escola, ainsi
qu’un « atlas »
L’année Molière
Des COLLOQUES seront organisés
tout au long de l’année, dans le
monde entier. Parmi eux, « Décen­
trer Molière », en avril, à l’univer­
sité Yale et à l’université de New
York ; en mai, « L’héritage de
Molière », à l’université de Turin ;
« Molière par la scène », à la Mai­
son française d’Oxford et à Avi­
gnon, de juin à juillet ; ou encore,
en novembre, « Molière et les
acteurs comiques », à l’université
Rennes­II.
Plusieurs EXPOSITIONS marque­
ront aussi cette année de commé­
moration, telles, de septem­
bre 2022 à janvier 2023, « Molière,
le jeu du vrai et du faux », à la
Bibliothèque nationale de France,
site Richelieu, et « Molière en
musiques », à la Bibliothèque­
musée de l’Opéra (Paris).
Programmes complets sur le site
MOLIERE2022.ORG
Plusieurs RÉÉDITIONS des œuvres
de Molière sont également pré­
vues. Outre un coffret réunissant
les deux tomes des Œuvres com­
plètes publiées en 2010 dans la
« Bibliothèque de la Pléiade », sous
la direction de Georges Forestier
(3 520 p., 137 €), paraissent chez
Folio Les Précieuses ridicules et
trois pièces moins connues,
Sganarelle ou Le Cocu imaginaire,
L’Etourdi ou Les Contretemps et
La Jalousie du Barbouillé, joint à
Georges Dandin (de 3,10 € à 6,50 €).
Les Classiques Garnier, de leur
côté, publieront trente pièces dans
des éditions nouvelles, de jan­
vier 2022 à juin 2023.
De nombreux articles consacrés à
Molière sont également à lire sur
LEMONDE.FR
jean­louis jeannelle
Q
u’après quatre siècles
Molière (1622­1673)
puisse encore être le
terrain sur lequel se
rencontrent deux essais
théoriques diamétrale­
ment opposés et néan­
moins d’accord sur l’essentiel ne laisse
pas d’étonner. D’un côté, la nouvelle édi­
tion d’un texte publié une première fois
par le philosophe Paul Audi dans Créer.
Introduction à l’esth/éthique (Verdier,
2010) au sujet de l’éloge paradoxal du
tabac dans Dom Juan (1665) – « Quoi que
puisse dire Aristote, et toute la philoso­
phie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la
passion des honnêtes gens, et qui vit sans
tabac n’est pas digne de vivre. » Ainsi
débute la pièce : par une sorte de
hors­d’œuvre sans rapport avec la suite
de l’action, fleurant bon le credo matéria­
liste. Ces lignes ont fait couler beaucoup
d’encre et justifient que l’on revienne sur
les interprétations qui se sont succédé.
De l’autre, la réunion des articles que
Marc Escola, professeur à l’université de
Lausanne, a consacrés au Misanthrope
(1666), dont l’intrigue, a­t­on souvent
noté, apparaît étrangement lâche et ré­
pétitive, de ce fait peu conforme aux at­
tendus de la poétique classique. Aucun
lien fort n’y existe en particulier entre la
querelle suscitée par le sonnet d’Oronte
(« Franchement il est bon à mettre au
cabinet ») et le procès qui vise Alceste de­
puis le lever du rideau mais dont nous ne
saurons à peu près rien. Pire : le mariage
final concerne les seconds amants (Phi­
linte et Eliante) et non les protagonistes
(Alceste et Célimène), ainsi que l’exige
toute bonne comédie.
L’unique critère d’interprétation qui
vaille selon Paul Audi est l’autorité du
texte. Ses prédécesseurs entendaient
mener une « lecture interne » de ce
passage de Dom Juan, attentifs aux ar­
guments avancés pour vanter le tabac,
mais finissaient par s’en remettre à une
clé extérieure. Ainsi, parmi les interpré­
tations de ce pseudo­encomium (éloge
d’un sujet sérieux traité de manière fri­
vole, voire bouffonne) se trouve notam­
ment celle de Michel Serres, pour qui le
tabac représente la loi de l’échange et du
don, que Dom Juan met en œuvre, jus­
qu’au vertige, avec les femmes comme
avec l’argent (La Communication, Mi­
nuit, 1968) – ce qui implique d’en passer
par l’Essai sur le don, de Marcel Mauss
(1925). Paul Audi relève le défi et défend
une « lecture intrinsèque » : ne faire fond
que sur la lettre du texte et s’attacher
aux « rapports, [aux] connexions, [à] la
petite musique qu’émettent ses articula­
tions intelligibles ».
A l’inverse, Marc Escola s’affranchit de
toute fétichisation et, dans la continuité
de son Lupus in Fabula (Presses universi­
taires de Vincennes, 2003) sur les Fables
de La Fontaine, décide d’« affabuler » Le
Misanthrope, autrement dit d’évaluer la
pièce à l’aune des textes possibles que
font apparaître ses anomalies : les redon­
dances de l’action (Alceste exigeant de
Célimène un entretien à chaque fois in­
terrompu) ou la surprenante absence de
0123
Vendredi 21 janvier 2022
Cinq infographies
extraites de « L’Atlas
Molière », qui
montrent les façons
très diverses
d’aborder visuelle­
ment Molière :
graphes analytiques
(à gauche et
ci­dessous à droite),
courbe (ci­dessous
à gauche), plan (à
droite), émojis
(en bas à droite).
LES ARÈNES
dénouement. Mais aussi à l’aune de ses théâtre, Paul Audi souligne que la réfé­ En dépit (ou peut­être à cause) de son
alternatives abandonnées, telle la sug­ rence à Aristote, donc à la catharsis, interventionnisme, Marc Escola se mon­
gestion, faite par plusieurs personnages, orientait les spectateurs avertis vers les tre plus érudit encore et emprunte à la
d’un double mariage (Philinte­Célimène débats sur les dangers et les mérites du poétique classique des outils pour établir
et Alceste­Eliante). Résolument interven­ théâtre : faute de convaincre le roi par ses le système de variantes dont il double le
tionniste, Marc Escola coupe tout ce que placets de soutenir Le Tartuffe, interdit texte réel. Au XVIIe siècle en effet, com­
Molière n’avait pas assez justifié afin de représentation, Molière s’adresse de menter une œuvre revenait à en propo­
d’imaginer deux nouveaux actes mieux manière cryptée à son public, de même ser des améliorations éventuelles, au
« acheminés ». que dans la troisième et dernière version nom de valeurs et de normes littéraires
du Tartuffe, en 1669, où Orgon, caché par partagées par tous. Molière a lui­même
De manière cryptée son épouse sous une table, fera l’expé­ repris de l’un de ses échecs, Dom Garcie
Or les deux critiques se rejoignent en­ rience des bienfaits du théâtre en voyant de Navarre (1661), près d’une centaine
tièrement dans la priorité accordée au Tartuffe tenter de séduire Elmire. Preuve, de vers, faisant du Misanthrope une va­
contexte historique. S’aidant des travaux selon Paul Audi, du lien fondamental en riante « autorisée » de Dom Garcie. Et
de Marc Fumaroli sur la querelle du littérature entre éthique et esthétique. dans sa célèbre Lettre à d’Alembert sur les
Colloque Les moliéristes à l’œuvre
Trois troupes se défiaient alors à Sorbonne, sous la coupole de la consacra deux pièces (en 1848 et
Paris : les Grands Comédiens, sis à Comédie­Française, à la BNF ou au en 1851) à le représenter œuvrant pour
l’hôtel de Bourgogne, dominaient château de Chantilly (où Le Tartuffe le peuple mais martyr de l’amour et
grâce au soutien du roi ; celle du fut joué en septembre 1668), ont livré brisé par les attaques du parti clérical
théâtre du Marais, qui pouvait une vision globale de l’œuvre, selon – vision fort romantique dont Stépha­
compter sur les tragédies de Cor­ trois dimensions. nie Genand (université de Bourgogne)
neille ; quant à la troupe de Molière, Tout d’abord, le répertoire de la souligne l’arrière­plan politique : le
elle fut installée dans la salle du troupe, dont Agathe Sanjuan, de la Co­ polémiste catholique Louis Veuillot
Palais­Royal où l’auteur, chef de médie­Française, a notamment étudié tonnait en effet contre Le Tartuffe,
troupe et acteur sut mettre à profit les registres afin de comprendre son suscitant par contrecoup ce Molière
les talents de ses camarades. A une évolution, du fonctionnement artisa­ précurseur d’un théâtre républicain.
époque où les comédiens se nal initial à la création en 1673 du Ma­ Peut­être les générations futures
confondaient encore avec des rôles­ lade imaginaire, unique comédie­bal­ trouveront­elles nos biais d’interpré­
types, Molière privilégia une poly­ let créée dans le théâtre de Molière, tation tout aussi artificiels. Du moins
valence qui lui permit de créer de source de frais importants. Ensuite, la reconnaîtront­elles l’attention portée
nouveaux types, plus conformes réception immédiate et différée de lors de ce colloque au contexte de
aux évolutions sociales. l’œuvre, peu à peu réduite, ainsi que création, tel celui du Bourgeois gentil­
Cet art de la distribution, dont Cé­ l’a montré Marine Souchier (Sor­ homme joué fin novembre 1670,
line Candiard (université Lumière bonne Université), à quelques pièces étrangement, en alternance avec Tite
Lyon­II) analyse les mécanismes en cinq actes emblématiques – pan­ et Bérénice, de Corneille, a noté Hé­
dans le bel amphithéâtre Louis­ théon homogénéisé que dominent lène Billis (Wellesley College, Massa­
Liard de la Sorbonne, illustre parfai­ Les Précieuses ridicules, Le Misan­ chusetts). C’est que, loin de craindre la
tement la dimension organique de thrope et Le Tartuffe, afin de satisfaire concurrence, Molière sut profiter de
la troupe. Notre mémoire patrimo­ à l’image d’un Molière réformateur l’engouement provoqué par le duel
niale en a abstrait l’écrivain, là où du genre humain. Enfin, les lectures entre les deux Bérénice (la pièce de
l’histoire littéraire contemporaine contemporaines, écartelées entre Racine triomphait au même moment
se montre plus attentive aux condi­ actualisation et résurgence des débats à l’hôtel de Bourgogne), qui du reste
tions matérielles dans lesquelles sur la portée morale de l’œuvre. tourna en défaveur de Corneille. Mo­
Molière s’est forgé très tôt une répu­ On a pu juger que le dramaturge lière fut l’un des premiers écrivains,
tation de « peintre » des mœurs. Du n’avait pour but que de faire rire. a­t­on rappelé à plusieurs reprises, à
6 au 9 janvier, lors du colloque « Re­ Beaucoup ont, à l’inverse, placé l’ac­ jouir de son vivant d’une telle célé­
tours sur Molière », près d’une qua­ cent sur ses luttes, sujettes à toutes brité, mais surtout l’un de ceux qui en
rantaine de spécialistes, réunis à la les réappropriations. George Sand saisirent le mieux les règles.  j.­l. j.
0123
Vendredi 21 janvier 2022
Dossier | 3

« Personne ne va au théâtre pour

recevoir une leçon de morale »
Les auteurs de « L’Atlas Molière » exposent C. D. : Il faut dire que Molière a
l’intérêt de représentations graphiques été lui­même l’artisan de cette
image. C’est lui qui a prétendu,
pour éclairer l’œuvre du dramaturge – et au moment où Le Tartuffe a été
interdit, qu’il ne cherchait qu’à
disent leur admiration pour celle­ci corriger les mœurs, alors qu’on
l’accusait de se moquer de la reli­
gion. C’était une stratégie rhéto­
rique et politique.
ENTRETIEN qui a été fait aux domiciles de C. S. : Exactement. Pourtant,
Molière après sa mort. La liste est aucune de ses pièces n’a été écrite
longue et fastidieuse à lire. Même pour rendre l’homme meilleur.
si vous la connaissez bien, il est Elles sont là pour faire rire, pour
difficile d’en avoir une vision émerveiller aussi. C’est de la vir­
propos recueillis par synthétique. C’est ce que l’info­ tuosité, du plaisir. Il a un génie
florent georgesco graphie permet. pour saisir un sujet de société,
C. S. : Nous avons utilisé un cer­ en se demandant : comment

spectacles (1757), où il dénonçait (là aussi)
les méfaits du théâtre, Rousseau a fait
d’Alceste, sévère parce que sincère et
droit, le véritable philanthrope, affabu­
lant une tout autre pièce.
Dès lors, tout l’intérêt d’imaginer des
possibles est moins d’offrir une conti­
nuation au Misanthrope que de com­
prendre, grâce à « l’élaboration raisonnée
d’une variante », une œuvre dont la
beauté tient précisément à ses écarts
d’avec les règles. Sur ce point, la diver­
gence est complète : si Paul Audi ne re­
met jamais en question la valeur du
texte commenté, Marc Escola, conscient
C
lara Dealberto, infogra­
phiste indépendante,
travaille pour différents
titres de presse. Christo­
phe Schuwey enseigne la littéra­
ture française du XVIIe siècle à
l’université Yale (Connecticut). Ils
sont, avec l’infographiste Jules
Grandin, les auteurs de L’Atlas
Molière, qui explore l’œuvre du
dramaturge à travers 150 cartes et
infographies.
Comment ce projet est­il né ?
Clara Dealberto : Jules Grandin
et moi pensions depuis long­
temps à mener un travail d’info­
graphie autour de la littérature. Et
nous nous disions que Molière
s’y prêtait bien. Au départ, nous
pensions à une sorte d’analyse
statistique des pièces : un Molière
quantifié. Mais le projet a évolué
quand nous avons commencé à
en discuter avec Christophe, qui
nous a convaincus que ce genre
d’approche avait déjà été tenté,
sans beaucoup de résultats.
Christophe Schuwey : L’idée de
rendre compte visuellement de
l’œuvre a rencontré quelque
chose d’essentiel pour moi. Nous
sommes dans un monde qui,
qu’on le veuille ou non, fonc­
tionne avec beaucoup de médias
différents. Il y a des formes à
de la crise que traversent les études litté­ imaginer pour dire des choses
raires, répond à la valeur très relative neuves. Donc, quand Clara et Ju­
désormais apportée aux classiques par les sont venus me voir, j’ai sauté
cette manière contrôlée de nous les réap­ sur l’occasion. Il y a tellement de
proprier, et ainsi de les redécouvrir.  réalités à représenter ! Pas telle­
ment les pièces elles­mêmes,
la riposte de molière, en effet, mais tout ce qu’il y a
de Paul Audi, autour, qui permet de les perce­
Verdier, « Poche », 128 p., 7,50 €. voir autrement.
C. D. : Nous ne voulions pas tom­
le misanthrope corrigé. ber dans la recherche de la don­
critique et création, née pour la donnée : il s’agissait
de Marc Escola, de choisir ce qui serait intéres­
Hermann, « Fictions pensantes », sant pour raconter, expliquer, dé­
198 p., 22 €. montrer. Je pense à l’inventaire
tain nombre de données atten­
dues, comme les recettes des
pièces, ou des éléments sur le
théâtre au XVIIe siècle, les person­
nages féminins, la postérité, des
données quantitatives, etc. Mais
il y en a aussi qui l’étaient beau­
coup moins. Par exemple, la
construction complexe du Mi­
santhrope. En général, les notices
qui résument la pièce sont diffi­
ciles à comprendre parce que
l’intrigue est ténue. Nous avons
essayé de trouver des représen­
tations graphiques de cette com­
plexité, qui la rendent plus claire.
Il en va de même pour ce que fait
Molière pendant la querelle du
Tartuffe. De qui prétend­il se mo­
quer ? De qui se moque­t­il réelle­
ment ? Ce sont des faits qui se ra­
content mal, mais qui se visuali­
sent très bien.
Vous écrivez dans l’introduc­
tion que vous avez cherché à
éviter « les mythes du roman
national sur Molière ». A quoi
faites­vous référence ?
C. S. : On peut penser à ce qu’a dit
Valérie Pécresse récemment, en
défendant l’entrée de Molière au
Panthéon. Il était frappant de voir
une candidate de droite recycler
des idées de gauche sur un Mo­
lière venu du peuple, pauvre, mo­
ral – moral parce qu’il est pauvre
et qu’il souffre. Alors qu’il est né
dans un cercle plutôt privilégié,
avec des moyens, un accès à la
cour, et que toute sa vie il a cher­
ché le succès. En le présentant
de cette manière, on fabrique
un Molière vertueux, qui nous
dirait : faites comme ci, ne faites
pas comme ça. C’est l’idée que ses
pièces chercheraient à corriger
les mœurs. Or, ce n’est pas la
question. Personne ne va au théâ­
tre pour recevoir une leçon de
morale pendant cinq actes.
est­ce que je peux en faire quel­
que chose qui fasse rire, qui mar­
che ? Et ces questions­là, en réa­
lité, sont beaucoup plus compli­
quées et intéressantes pour
comprendre notre rapport à la
création, au divertissement.
Si la gloire qu’il a connue de
son vivant lui est venue de sa
virtuosité à saisir son époque,
le plus étonnant n’est­il pas
que cela continue de marcher
aujourd’hui ?
C. S. : Ce qui est fascinant, c’est
qu’on rit pour des raisons diffé­
rentes selon les périodes. Il y a
dans Les Précieuses ridicules ou
dans Le Tartuffe toute une série
de références que son public sai­
sissait immédiatement, et qui
sont perdues aujourd’hui. Nous
comprenons Molière d’une ma­
nière très différente. Nous ne
rions pas aux mêmes blagues.
L’humour est changeant, des
ressorts se substituent à d’autres
et, en même temps, vous avez
raison, cela continue de marcher.
Mesurer ces changements per­
met une lecture plus profonde
que lorsqu’on se contente de
croire à une universalité de
l’humour.
C. D. : C’est ce que nous avons
voulu montrer dans le livre.
Echapper aux idées reçues, com­
prendre que Molière était aussi
un publicitaire, un entrepreneur,
quelqu’un qui cherchait le succès,
ne retire rien à son génie. Au
contraire, cela lui ajoute des di­
mensions. Molière est beaucoup
plus riche que l’idée que nous
en avons. 
l’atlas molière,
de Clara Dealberto, Jules Grandin
et Christophe Schuwey,
Les Arènes, 272 p., 24,90 €,
numérique 19 €.

Le roman d’Armande La part autobiographique La fabrique d’un mythe

« J’avais vingt ans, on me trouvait fraîche et
cette fraîcheur masquait mon étourderie »,
écrit Armande Béjart, qui ajoute : « Mon étour­
derie a fait place à la tristesse. » Molière est
mort vingt­six ans plus tôt et il ne reste à sa
veuve qu’un an à vivre. Que faire d’autre que
se souvenir ? Mais se souvenir de quoi ? De sa
mère, Madeleine, qui fut avant elle la compa­
gne de Molière, et fonda avec lui l’Illustre
Théâtre, de l’aventure de la troupe, de l’arrivée à Paris, de la
gloire, de la création des grandes pièces ? Ou de ses amours
contrariées et infidèles avec l’auteur du Misanthrope, de cette
union qui scandalisa, provoquant rumeurs et calomnies ?
De tout cela à la fois, répond André Versaille dans ce roman où la
comédienne, s’adressant à Molière, « s’interroge sur ce qu’elle a
fait de sa vie » : l’éditeur et écrivain, qui prépare une édition des
œuvres complètes du dramaturge (à paraître en avril chez Bou­
quins), passe sans discontinuité de la carrière publique à la vie
privée, et dès lors entremêle faits historiques et rêverie sur leurs
interstices. Si, naviguant entre les écueils symétriques de l’ana­
chronisme et de la reconstitution, il ne parvient pas toujours à
échapper aux travers propres à cet exercice, il ne manque ni de
virtuosité ni de sensibilité pour ce qui apparaît peu à peu
comme la raison d’être du livre : nous placer face à face avec
Molière, tel qu’il fut peut­être, dans cette intimité où nous ne
pouvons plus l’atteindre.  fl. go
 Armande ou le Chagrin de Molière, d’André Versaille,
Presses de la Cité, 368 p., 21 €, numérique 15 €.
Si les moliéristes, ces dernières années, se
sont efforcés de dissiper les légendes long­
temps entretenues sur notre plus grand
auteur comique – en particulier Georges
Forestier dans sa biographie parue chez Gal­
limard en 2018 –, Boris Donné entend, quant
à lui, faire la part des allusions autobiogra­
phiques dont le dramaturge aurait parsemé
ses œuvres. Sur son enfance bourgeoise, sur
le rôle que Madeleine Béjart joua dans sa vocation de comédien,
ou sur sa longue tournée dans le sud de la France, nous savons
peu de chose. Mais revenu à Paris en 1658, Molière y acquit la
célébrité dès l’année suivante grâce aux Précieuses ridicules et
devint bientôt le fournisseur de spectacles du Roi­Soleil, dès
lors exposé à toutes les rumeurs.
Paradoxalement, Louis XIV l’apprécia pour ses farces et ses
comédies­ballets, bien plus que pour ses comédies de mœurs :
Le Docteur amoureux (jamais imprimé) et Les Fâcheux (sur une
musique de Lully) plus que Le Tartuffe. Le public, lui, l’aima pour
son art du caractère, où l’on traqua ce que Boris Donné nomme
son « moi imaginaire ». Ainsi d’Arnolphe, se réservant une jeune
ingénue dans L’Ecole des femmes (1662). On y vit un aveu de sa
part : Molière n’avait­il pas épousé Armande, la fille de Made­
leine (peut­être même, prétendit­on, sa propre fille) ? Simples
calomnies, mais où Boris Donné décèle l’effet d’un fantasme. Le
génie de Molière fut de savoir (s’)en jouer en endossant, en 1666,
le rôle du jaloux dans Le Misanthrope, et en réservant celui de la
coquette… à Armande.  j.­l. j.
 Molière, de Boris Donné,
Cerf, « Qui es­tu ? », 184 p., 15 €, numérique 9 €.
Triplement classique, « comme auteur du
Grand Siècle, comme canon à imiter et
comme référence littéraire enseignée
dans les classes », emblème mondial
« d’un esprit de révolte contre l’autorita­
risme, l’obscurantisme et l’arbitraire », et
par­dessus tout incarnation même de la
France, au point que le français est de­
venu la « langue de Molière », l’auteur
des Fourberies de Scapin ne peut arriver jusqu’à nous qu’en
traversant des strates séculaires de légendes et de constructions
esthétiques, idéologiques ou politiques.
D’où l’idée­force qui structure le beau livre que Martial Poirson
lui consacre – en complément d’une exposition du même titre
dont il est le commissaire (Espace Richaud, à Versailles, jusqu’au
17 avril) : on ne pourra retrouver Molière sous cette couverture
mythologique qu’en commençant par reconstituer la manière
dont celle­ci s’est constituée. Une opération que l’universitaire
accomplit en suivant un parcours chronologique, du XVIIe siècle
à nos jours, à travers une masse impressionnante de documents
– lettres, gravures, tableaux, photographies… –, qu’il aborde
comme autant d’outils de compréhension. Mais aussi, tant ils
resplendissent, comme les aliments d’une fascination que la
rigueur savante ne saurait éroder : elle ne fait, au contraire, que
la rendre plus vive.  fl. go
 Molière. La fabrique d’une gloire nationale (1622­2022),
de Martial Poirson, préface de Denis Podalydès,
Seuil, « Beaux livres », 272 p., 35 €.
Signalons, du même auteur, avec Rachid Maraï, la parution de « Molière.
Du saltimbanque au favori », Dunod Graphic, 96 p., 17,90 €
(en librairie le 26 janvier).
4 | Littérature | Critiques 0123
Vendredi 21 janvier 2022

L’héroïne des « Idées noires » se découvre noire, ou blanche, ou autre, ou rien de APARTÉ
tout cela, selon qui la regarde. Un deuxième roman corrosif sur l’identité
Précis
Laure Gouraige, de toutes les couleurs de survie
QUAND DES AMIS demandèrent
à Laurence Tardieu de leur dé­
crire les cent cinquante­huit
jours passés au chevet de son
fils de 5 ans, soigné à l’hôpital
pour une leucémie, elle ne put
leur faire que cette réponse :
« C’est irracontable. » Comment
gladys marivat restituer plus de cinq mois faits
d’effroi, d’attente, d’espoir, de

L’
identité ? « Un nid à
bouse », selon l’héroïne
des Idées noires. La tren­
taine un brin névrosée,
cette traductrice de l’allemand vi­
votait sans heurt sous sa couette,
gémissant pour la forme sur son
rêve avorté de devenir vétérinaire
et sur ses cheveux rebelles. Jus­
qu’au jour où un message ano­
nyme laissé sur son répondeur lui
met le nez dedans. Une journa­
liste radio désire l’inviter à témoi­
gner du racisme anti­Noirs dont
elle est victime. Noire ? L’informa­
tion lui avait totalement échappé ;
désormais elle l’obsède. Que
pourrait­elle dire dans une telle
émission ? Elle compulse diction­
naires, sites Internet, ainsi
qu’ouvrages sur la ségrégation
aux Etats­Unis. La vie ne l’a pas
« accablée », ne serait­ce pas une
imposture que de répondre à l’ap­
pel ? Ainsi commence la quête
périlleuse et les nombreux déboi­
res, de Paris à Haïti, en passant par
les Etats­Unis, de notre héroïne.
Cette dernière ressemble à la
narratrice de La Fille du père (P.O.L,
2020), le premier roman de Laure
Gouraige. Dans ce monologue
captivant, une jeune femme an­
nonçait à son père qu’elle allait se
libérer de son emprise et lui
désobéir en devenant écrivaine.
Tout l’art de l’autrice tient à
ceci : faire d’un roman sur
l’assignation qui enferme et
empêtre une réflexion sur
l’impermanence des choses,
le mouvement qui libère
Les mots deviendraient son iden­
tité, affirmait­elle. Las. Cette der­
nière vole en éclats plus tard dans
l’atmosphère kafkaïenne de l’inci­
pit des Idées noires : « Vous vous ré­
veillez un matin, vous êtes noire. »
La phrase laisse penser que la
protagoniste aurait changé de
couleur en l’espace d’une nuit. On
comprend rapidement que, de
métamorphose, il n’y a point eu.
Née à Paris d’un père haïtien et
Laure Gouraige, à Paris, en 2020. HÉLÈNE BAMBERGE/OPALE.PHOTO
d’une mère française, la jeune
femme affiche toujours la même
couleur de peau « d’un jaune grisâ­
tre » et les mêmes cheveux lissés
au fer. Ce qui a changé, c’est le
regard posé sur elle. Tel est l’un
des sens du « vous » : il montre la
narratrice du doigt. En même
temps, ce vouvoiement rappelle
l’usage qu’en fit Michel Butor
dans La Modification (Minuit,
1957) : il incite le lecteur à se met­
tre à la place de la narratrice. Le
voilà à la fois extérieur et intérieur
– la place idéale pour regarder ce
que ce débat sur l’identité cause à
notre société et aux individus.
Un « carnage », selon l’héroïne à
bout de nerfs, prête à voir en une
brosse de toilettes bicolore une
compagne d’infortune – n’est­elle
pas à la fois noir et blanc, comme
elle ? La prose de Gouraige est vo­
lontiers d’un humour corrosif, à
la Thomas Bernhard. A l’instar de
cette scène qui montre la narra­
trice orientée par erreur dans une
émission, sur Radio Autre, consa­
crée aux discriminations envers
les gauchers. Noire pour la jour­
naliste, blanche pour un homme
noir qui l’accuse d’être raciste, elle
sera égyptienne pour un passager
du RER, pas peu fier de ne jamais
s’y tromper. « Vous ne supportez
plus d’être à la merci des gens. Un
jour vous êtes noire, le lendemain
on s’en moque. Les autres sont les
moins fiables de tous », remarque
la narratrice. Et pourtant, de quel
poids pèsent leurs mots !
Alors, elle cherche seule, s’accro­
chant aux informations indiquées
sur sa carte d’identité, puis au
bien­être qu’elle ressent au sein de
sa famille maternelle à Paris, ou
dans sa branche paternelle, qu’elle
va visiter à Miami. Si leurs cou­
leurs et leurs traits diffèrent, ses
proches la connaissent vraiment
– sa passion pour les blockbusters
avec des animaux (surtout des di­
nosaures), sa préférence pour les
glaces au goût chimique. Mais ses
certitudes peuvent à tout mo­
ment être balayées. Arrêtée par
deux flics à Miami – cette ville du
melting­pot, ouverte sur l’océan,
qu’elle parcourt dans un senti­
ment jouissif de liberté –, elle est
contrainte de cocher « other » sur
un formulaire qui lui demande sa
race. Tout l’art de Laure Gouraige
tient à ceci : faire d’un roman sur
l’assignation qui enferme et em­
pêtre une réflexion sur l’imper­
manence des choses, le mouve­
ment qui libère.
Le chemin sera sinueux pour la
narratrice, qui avance avec
un « trou dans le ventre ». Ce les idées noires,
dernier a pour nom Haïti. de Laure Gouraige,
Une « absence présente », P.O.L, 160 p., 17 €,
comme dirait l’écrivain numérique 12 €.
martiniquais Patrick Cha­
moiseau, ravivée par l’appel de la
journaliste. Haïti, le pays natal de
son père où elle n’a jamais mis les
pieds, même après la mort de sa
grand­mère chérie. Une « moitié
d’île » dont elle ne maîtrise ni le
créole ni la cuisine. De cela, elle a
honte. Le sentiment d’imposture
revient, tenace. Un voyage à Port­
au­Prince suffirait­il à le réparer ?
Trop facile pour Laure Gouraige,
dont le roman à la fois drôle,
railleur et bouleversant remue
aussi bien le lecteur que son
héroïne. 
journées où le temps pouvait
tout à la fois sembler s’étirer
indéfiniment et se comprimer
brutalement ? Comment dire
cette plongée dans un
« royaume des ténèbres » où la
joie de l’enfance réussit malgré
tout à trouver des interstices par
lesquels se faufiler ? Comment
parler de la détermination silen­
cieuse d’Adam, du dévouement
admirable des équipes médica­
les et de la nécessité d’admettre
la possibilité de sa mort ? Com­
ment évoquer les ressources
insoupçonnées trouvées en elle­
même pour supporter ces se­
maines d’épreuve, et, surtout,
pour accompagner le petit
garçon, un jour après l’autre ?
Tout cela était donc « irra­
contable » par le discours ordi­
naire. Mais Laurence Tardieu est
écrivaine, autrice notamment
de La Confusion des peines
(Stock, 2011). Alors, une fois
Adam sauvé grâce à une greffe
de moelle osseuse – profi­
tons­en pour encourager toute
personne en bonne santé âgée
de 18 à 35 ans à s’enregistrer sur
le registre des donneurs poten­
tiels –, elle a écrit D’une aube à
l’autre. Un texte impressionnant
de force, à la fois douloureux à
lire et étrangement solaire,
guerrier et allègre, qui s’appli­
que à lui­même les leçons de
ductilité enseignées par le quo­
tidien dans la chambre 5 : « Le
secret, je l’apprendrais vite, était
de se faire aussi souple qu’un
chat, de bondir de cassure en
cassure sans se braquer, sans
se raidir. »
Un vers de Jaccottet
D’une aube à l’autre ne bondit
cependant pas tant qu’il coule,
épousant le flux des émotions
et des événements, passant du
récit factuel à la poésie, de la
première personne du singulier
à la deuxième, incluant des
messages d’amis reçus au fil des
jours (c’est à l’un d’eux, le fidèle
Xavier, que l’autrice doit le
poème de Philippe Jaccottet
donnant son titre au livre :
« On avance peu à peu/ Comme
un colporteur/ D’une aube à
l’autre »), charriant des conver­

W. B. Yeats, poète à l’âme toujours errante sations téléphoniques avec son

A Sligo ou à Roquebrune, où est vraiment le corps du génial Irlandais ? Une quête limpide de Maylis Besserie
irlandais, lui aussi distingué par le Nobel,
que Maylis Besserie rend hommage.
Poète et dramaturge, William Butler
Yeats (1865­1939) sort de sa tombe et
chante son amour contrarié pour Maud
florence bouchy Gonne (1866­1953) dont, à défaut de sa
femme, il fit sa muse. « Maud avait l’âge
Roquebrune, en doute lorsqu’elle décou­
vre que, en 1939, le poète a été déposé
dans la fosse commune. Impossible que
son corps ait été retrouvé dix ans plus
tard. Les restes enterrés en Irlande sont
vraisemblablement ceux de défunts
anonymes du village, enfants mort­nés,
le sent vite. Une façon de mettre en mou­
vement l’écriture, d’épouser son rythme
et de s’en remettre aux heureux hasards
de ses trouvailles.
En marchant sur les pas du poète, visi­
tant les lieux qu’il a fréquentés, admi­
rant les paysages qui l’ont inspiré, la pe­
père ou avec son amie Céline,
ceux qui, de loin, forment
autour d’elle et de son fils un
« chœur », et qu’elle ne va pas
voir pendant des mois. Pas seu­
lement parce que tout tourne
exclusivement autour du traite­
ment d’Adam, mais aussi parce
que le diagnostic a été posé le
17 mars 2020, au premier jour
du premier confinement.
C’est une expérience radicale
d’exil, hors du temps, hors du

D
es morts et des fantômes.
Voilà les personnages qui tra­
versent le deuxième roman de
Maylis Besserie. Les Amours
dispersées n’a pourtant rien de sinistre
ou d’effrayant. Les revenants auxquels il
laisse la parole expriment, il est vrai,
leurs peines de poétique manière. Et les
vivants que ces derniers tourmentent sa­
vent ce qu’ils leur doivent et leur prêtent
une oreille bienveillante. Sous la plume
sensible de l’écrivaine, le passé cogne à la
porte des habitants de Roquebrune­Cap­
Martin (Alpes­Maritimes) auprès des­
quels il demande à trouver sa place.
Après un premier roman mettant en
scène Samuel Beckett (Le Tiers Temps,
Gallimard, prix Goncourt du premier
roman 2020), c’est à un autre écrivain
du Christ sur la croix, prête à se sacrifier
pour l’Irlande, se souvient­il. Guerrière in­
domptable. (…) J’ai jeté mes vers dans cet
amour hémiplégique. Econduit, Maud
m’a conduit jusqu’à l’ourlet de la souf­
france sur lequel pousse la poésie. » Nul
hasard si la voix de l’un des plus grands
poètes de langue anglaise se fait soudain
entendre dans le village du sud de la
France où vit, tranquille mais solitaire,
Madeleine. Yeats y a d’abord été enterré
avant que le transfert de ses ossements
vers sa terre natale, à Sligo, ne soit orga­
nisé dix ans plus tard, après la guerre.
Mais le poète national irlandais repose­
t­il bien là où les innombrables admira­
teurs et touristes s’inclinent lorsqu’ils
viennent lui rendre hommage ? Made­
leine, comme les autres habitants de
pauvres, solitaires ou suicidés. Nul repos
possible pour ces âmes errantes n’ayant
d’autre choix que de hanter sans répit les
vies de leurs descendants.
Onirisme et ésotérisme
Organisant le dialogue des vivants et
des morts, des corps, des esprits et des
âmes, Maylis Besserie puise dans la bio­
graphie et l’œuvre de Yeats la matière
d’une enquête qu’on pourrait qualifier
de psychogénéalogique. Mais si elle em­
prunte les voies de l’onirisme et de l’éso­
térisme pour la mener, son écriture reste
élégamment limpide. Le voyage en Ir­
lande qu’entreprennent les villageois de
Roquebrune pour demander l’exhuma­
tion du corps du poète et plaider la cause
de leurs défunts n’est qu’un prétexte, on
tite troupe laisse surtout la puissance de
la poésie de Yeats l’atteindre. « Depuis
Sligo, depuis le cimetière, il semble [à
Madeleine] que l’esprit du poète les suit
autant qu’eux­mêmes le poursuivent, que
la chasse s’est inversée. » Alors qu’elle
pensait jusque­là souvent à son ancêtre
dans la fosse commune, mais « sans trop
savoir pourquoi », la voyageuse entend
soudain ce que le passé a à lui dire. Trajet
intérieur et quête intime, l’hommage
que rend le roman à Yeats est une belle
manière de réaffirmer que les grandes
œuvres donnent toujours le sentiment
de n’avoir été écrites que pour soi. 
les amours dispersées,
de Maylis Besserie,
Gallimard, 194 p., 18 €, numérique 13 €.
monde, hors de sa propre exis­
tence, que retrace D’une aube à
l’autre, ce livre qui s’emploie
avec courage mais aussi avec
grâce à transmettre une expé­
rience « irracontable », irrepré­
sentable. A livrer une sorte de
précis, humble, bouleversant, de
survie dans l’inconnu. Où les
armes sont la beauté – d’un vers
comme d’un pull jaune, d’une
paire de boucles d’oreilles
comme d’un morceau de musi­
que ou d’un arbre en fleur – et la
littérature.  raphaëlle leyris
 D’une aube à l’autre,
de Laurence Tardieu, Stock, 220 p.,
19,50 €, numérique 14 €.
0123
Vendredi 21 janvier 2022
Critiques | Littérature | 5
discussion animée entre Blum et
sa belle­mère, pétrie de psycha­
nalyse, est troublée par la voce
Avec « Les Nétanyahou », dietro la scena (voix off) des cabi­
nets où se soulage son beau­père.
l’écrivain américain Joshua Mais cela ne gâche nullement
le plaisir de ce match qui a pour
Cohen se livre à une impitoyable ring une Amérique contente
d’elle­même, celle d’après­guerre

satire de la diaspora juive et d’« avant la contre­culture ».

Malgré son conformisme, elle
n’est pas sans susciter de la nos­
américaine, en confrontant l’un talgie chez Ruben Blum, qui en
profite pour égratigner l’am­
de ses représentants au sioniste biance actuelle des universités :
« Je me rendais à mon séminaire
radical Ben­Zion Nétanyahou d’histoire américaine, note le
narrateur, un enseignement de
tronc commun obligatoire encore

Catch burlesque
aujourd’hui s’ouvrant alors systé­
matiquement sur les Pères pèle­
rins mais qui, de nos jours, s’ouvre
plutôt sur la question de l’escla­

entre sionisme vagisme africain et une paume

levée en hommage aux Amérin­
diens sénécas… »

et diaspora
s’occupe de tout (Grasset, 2019),
Cohen réglait ses comptes avec
l’Etat juif en parodiant certains
écrivains israéliens tels Amos Oz
ou David Grossman. Aujourd’hui,
nicolas weill c’est au tour de la diaspora de
tomber sous le coup de son impi­
Benjamin Nétanyahou, alors premier ministre israélien, et son père, Ben­Zion, en 2011. GPO/ GETTY IMAGES
(où se mêlent personnages histo­
riques et imaginés) se profile un
constat : une symbiose culturelle
qui, à travers Chaïm Potok, Saul
Bellow, Philip Roth et Woody
L’auteur s’emploie à
sitaire Harold Bloom (1930­2019),
que l’écrivain a fréquenté à la fin
de son existence. Chez eux, la sur­
vie ou non du judaïsme est un en­
jeu conscient et non une névrose.
Il serait toute­
fois injuste de
de résidence », désigne les territoi­
res dans l’Empire russe où les
juifs avaient la permission d’ha­
biter, de 1791 à février 1917 ? Jo­
shua Cohen part d’un épisode
que lui a confié Harold Bloom : la
visite tumultueuse effectuée par
Le désir de se fondre dans le dé­
cor nourri par la famille Blum, ca­
ricaturé ici par l’obsession qu’a
Judy, la fille, de rectifier la cour­
bure de son « nez juif », n’aboutit
à rien. L’affirmation identitaire
aura eu raison de la culture
assimilationniste. Les anathèmes
de Ben­Zion Nétanyahou sonne­
raient­ils juste malgré leur
outrance ? La neige qui recouvre
la maison de style colonial défraî­
chie des Blum illustre­t­elle la
menace du néant qui gît au fond

I
l y va de l’Américain Joshua
Cohen comme du Balaam
biblique, ce prophète envoyé
pour maudire Israël et qui
finit, à son corps défendant, par le
bénir. Avant­gardiste dont l’écri­
ture s’est assagie sans se banali­
ser dans son nouveau roman, Les
Nétanyahou, virtuose du burles­
que, artiste consommé des situa­
tions de crise… Rien, a priori, ne
prédisposait cet enfant chéri de la
presse libérale, comme le New
Yorker, à nourrir la moindre em­
pathie pour Ben­Zion Nétanya­
hou (1910­2012). Ce dernier, histo­
rien reconnu de l’Inquisition
toyable satire.
Car Joshua Cohen lui a trouvé
un accusateur avec ce héros
bardé de certitudes venu du
Moyen­Orient jusqu’aux Etats­
Unis, au tournant des années
1950­1960, en quête d’un poste
universitaire. Alors que l’assimi­
lation ne paraît pas faire débat
outre­Atlantique, Ben­Zion Néta­
nyahou prédit l’inéluctable fin
du judaïsme américain, moins
menacé par l’antisémitisme que
par la dilution. « Dans une géné­
ration ou deux, tout au plus, le
souvenir de ce qui était votre
peuple sera mort, et l’Amérique ne
réduire à une Ben­Zion Nétanyahou, flanqué du rêve américain ? Chez Joshua
déconstruire le cliché thèse ou un ma­ de sa femme et de ses trois fils, Cohen, il est vrai, il n’y a ni vain­
du « juif aux mouvements mal nifeste ces pages dans une université. L’anecdote queur ni vaincu, et l’histoire se
désopi lantes se transforme ici en confronta­ termine en farce, pour la plus
coordonnés, celui qui (…) pour tous, tion musclée entre deux options grande joie des lecteurs. 
intellectualise toujours tout et même si le pro­ (sionisme ou diaspora) dont
se rabaisse en permanence » fane aurait pu l’épilogue s’achève dans la boue les nétanyahou
apprécier quel­ d’un campus minable de l’Etat de (The Netanyahus),
ques notes pour New York. de Joshua Cohen,
Allen, a nourri la littérature et le le guider dans ce fourmillement Joshua Cohen, maître du gro­ traduit de l’anglais (Etats­Unis)
cinéma, façonnant le cliché du de références et d’allusions – ne tesque, ne lésine pas sur les effets par Stéphane Vanderhaeghe,
« juif aux mouvements mal coor­ faudrait­il pas expliquer, par de mise en scène. Il n’évite Grasset, « En lettres d’ancre »,
donnés, celui qui (…) intellectualise exemple, que la « zone », ou « zone pas quelques lourdeurs, quand la 352 p., 22 €, numérique 16 €.
toujours tout et se rabaisse en
permanence », s’épuise. L’auteur
s’emploie en tout cas à la dé­
construire méthodiquement, à

ibérique, père de l’ancien premier
ministre israélien, n’a­t­il pas
incarné l’idéologie de la droite
sioniste la plus radicale ? Dans
son précédent livre, David King
laissera à vos méconnaissables
descendants rien de réel », braille­
t­il dans sa catastrophique confé­
rence d’embauche.
Derrière l’exofiction facétieuse
MURAKAMI
travers l’opposition frontale entre
Ben­Zion Nétanyahou, l’Hébreu
égaré dans le Nouveau Monde, et
le narrateur, Ruben Blum, figure
inspirée par le critique et univer­

« Allô Pasternak ? Ici Staline ! » Huit nouvelles inédites réunies dans un recueil
troublant et nostalgique.
Avec « Disputes au sommet », Ismail Kadaré livre l’entêtant roman
d’un coup de téléphone mythique de 1934. Une réussite

sur l’ère stalinienne. Cette fois,
c’est le grand écrivain albanais
Ismail Kadaré qui s’en empare,
près de quatre­vingt­dix ans
après les faits. Dans Disputes au
florence noiville sommet, l’auteur du Général de
l’armée morte (1963) explique. Il
laisse de côté les mises en abyme,
et décortique les différentes ver­
sions qu’il a pu réunir de ce coup
de fil. Pas moins de treize : KGB,
maîtresse et amis de Pasternak,
autres écrivains… A chaque fois,
ce n’est ni tout à fait la même ni

E
t d’abord, les faits, ou le
peu que l’on en sait. La
scène se passe à Moscou,
en 1934. Le 23 juin, dans
l’après­midi, l’écrivain Boris Pas­
ternak (1890­1960) – le futur
auteur du Docteur Jivago (1957) et
lauréat du prix Nobel de littéra­
ture 1958 – reçoit un coup de télé­
phone inattendu du camarade
Staline. Le chef suprême de l’URSS
désire s’entretenir avec lui du
poète russe Ossip Mandelstam
(1891­1938). Il sait que Pasternak et
lui sont amis. Quelques mois plus
tôt, à l’automne 1933, Mandels­
tam a composé sa célèbre Epi­
gramme contre Staline, qualifié de
« bourreau et assassin de mou­
jiks ». Pour décrire « le monta­
gnard du Kremlin », Mandelstam
n’a pas cherché à mâcher ses
mots : « Ses doigts sont gras
comme des vers/ Des mots de
plomb tombent de ses lèvres./ Sa
moustache de cafard nargue,/ Et
la peau de ses bottes luit. » Lorsque
Staline appelle Pasternak, Man­
delstam vient d’être arrêté et con­
damné à la relégation. Il mourra
quatre ans plus tard dans un
était lui­même étudiant à Mos­
cou, dans les années 1950. C’est là,
à l’Institut Gorki, qu’il a entendu
parler de cet échange pour la pre­
mière fois. Depuis, il n’a pas cessé
d’y penser. Ces trois à quatre mi­
nutes de dialogue avaient­elles
scellé le destin du poète ? Pour
quelle raison Staline avait­il ap­
pelé Pasternak ? Avait­il des dou­
tes sur le sort à réserver à Man­
delstam au moment où « le nom
du poète était sur toutes les lè­
vres » ? Voulait­il mettre Paster­
nak à l’épreuve ? Celui­ci avait­il
trahi son ami ? Avait­il été pris de
court ? On disait que, à la ques­
tion : « Que penses­tu de Mandel­
stam ? », Pasternak aurait ré­
pondu : « Nous sommes différents,
camarade Staline. » Etait­ce la
preuve de son désaveu ? Qu’aurait
fait Kadaré à sa place ? Et qu’est­ce
qui l’attirait tant, lui, Kadaré, dans
ces quelques minutes qui le pour­
suivaient jusque dans ses rêves ?
Treize versions
La structure du récit est simple,
a priori. Au début du livre, on voit
l’auteur sur ses vieux jours ten­
tout à fait une autre. Aucune ne
semble ni totalement fausse ni
totalement fiable. Le plus dérou­
tant ou le plus ironique étant que
dans toutes, Staline raccroche au
nez de Pasternak, comme si
c’était lui qui incarnait une sorte
de « rigueur morale » : « Vous êtes
un très mauvais camarade, cama­
rade Pasternak ! »
Pendant deux cents pages, Ka­
daré se glisse ainsi dans la tête
des uns et des autres, acteurs ou
témoins, accumulant les inter­
prétations, les contradictions, les
conjectures. A partir de rien, quel­
ques phrases hypothétiques et les
rumeurs insaisissables d’un passé
lointain, il nous parle de nous
aujourd’hui. Des choix que nous
faisons, ou pas. De l’art, du pou­
voir, des mots, de l’emprise. De la
responsabilité, de l’amitié. Jouant
du flou et du net, du vécu ou du
rêvé, il réussit un roman impossi­
ble, entêtant jusqu’au vertige. 
disputes au sommet.
investigations
(Kur sunduesit grinden.
Rreth misterit të telefonimit

camp de transit vers la Kolyma.
Mais revenons à 1934, à ce coup
de fil mythique – on le retrouve
sous la plume de nombreux
auteurs soviétiques ayant écrit
En librairie
tant d’écrire le roman de cet épi­ Stalin­Pasternak),
sode. Le décrivant à son éditeur, d’Ismail Kadaré,
qui doute : « Jamais le poète et le traduit de l’albanais
tyran n’auraient dû se retrouver par Tedi Papavrami,
dans le même camp. » Puis Kadaré Fayard, 216 p., 19 €, numérique 14 €.
6 | Histoire d’un livre
Julia Deck se réapproprie l’époque
Pour exorciser les années 2019­2020, l’autrice de « Monument national » a fait se
percuter les « gilets jaunes », le Covid et le confinement avec l’univers des people
pierre­édouard peillon
L
es livres de Julia Deck sont
des vases communicants.
On quittait Viviane Elisa­
beth Fauville, qui donnait
son titre au premier roman de
l’écrivaine (Minuit, 2012), dans
une ville « armée de béton de part
en part » qui « pourrait être Saint­
Nazaire, Cherbourg, Le Havre ».
C’est dans cette dernière agglo­
mération que l’on rencontrait
l’héroïne du Triangle d’hiver
(Minuit, 2014), son ouvrage sui­
vant. Les deux femmes pour­
raient­elles n’en être qu’une ?
Elles partagent en tout cas une
tendance commune à se réinven­
ter, à jouer avec leur identité
comme d’autres se déguisent.
Monument national, le cin­
quième roman de Julia Deck, a
beau se dérouler en grande partie
dans un château retranché der­
rière des « grilles hérissées de flè­
ches à pointes d’or », il n’échappe
pas au grand flux où circulent
les personnages et les motifs de
l’autrice. « Pour la première fois »,
même, celle­ci a eu « une idée vrai­
ment claire » de son prochain li­
vre alors qu’elle travaillait encore
sur le précédent : « J’avais envie de
reprendre deux personnages de
Propriété privée [Minuit, 2019],
raconte­t­elle au “Monde des li­
vres”. Je souhaitais qu’elles soient
domestiques dans un grand châ­
teau sans qu’on les reconnaisse
tout de suite. »
La cachotterie n’en est pas vrai­
ment une, puisque le mystère est
un des principes assumés du
récit. L’accumulation des feintes
(secrets d’alcôves ou manipula­
tions sournoises) et des dissimu­
lations (des identités comme des
« On n’a pas besoin de se
renseigner sur les people : on a
leurs têtes sur les affiches au
dos de tous les kiosques. Ils
s’infiltrent dans nos vies sans
qu’on aille les chercher »
fortunes) fait de Monument na­
tional une grande partie de cache­
cache. Le roman à clé, même s’il
« n’est pas l’enjeu » pour l’écri­
vaine, ne semble dès lors jamais
bien loin dans cette histoire pivo­
tant autour d’une vieille gloire du
cinéma français, sorte de cadavre
exquis de Jean­Paul Belmondo,
Alain Delon, Johnny Hallyday et
consorts. A ses côtés, sa jeune
femme, ex­Miss Provence­Alpes­
Côte d’Azur reconvertie en ve­
dette du réseau social Instagram,
et leurs deux enfants adoptés
complètent le tableau glamour.
Pour construire ses personna­
ges de people, Julia Deck admet :
Comédie sociale dans le château d’une vieille gloire
MONUMENT NATIO­
NAL, C’EST UN TITRE
QUI EN IMPOSE, qui
semble évoquer
l’immuable et le
vénérable. Mais on
peut compter sur la
malice de Julia Deck
pour que vole en éclats ce bloc
écrasant. A l’heure où se profile une
campagne présidentielle déjà bien
engagée sur la pente des débats
concernant l’identité nationale, le
cinquième roman de l’écrivaine
s’amuse à traiter l’identité comme
une notion pour le moins
hasardeuse.
Alain Delon et Jean­Paul Belmondo, en 2011. Deux people qui ont inspiré à Julia Deck le personnage de Serge Langlois. PATRICK KOVARIK/AFP
« Je n’ai pas cherché à me rensei­
gner. Du reste, on n’a pas besoin de
se renseigner : on a leurs têtes sur
les affiches de Paris Match au dos
de tous les kiosques. Ils s’infiltrent
dans nos vies sans qu’on aille
les chercher. » Curieuse omnipré­
sence de ceux qui ne sont jamais
véritablement présents : même
quand les people révèlent des
pans de leur existence, c’est es­
sentiellement par le truchement
d’une mise en scène, dans la
presse comme sur les réseaux
sociaux, qui fascine l’écrivaine.
Julia Deck a pourtant « hésité à
faire ouvertement référence à
Instagram » : « C’était tout de suite
trop prosaïque », dit­elle. La ro­
mancière craignait que des réfé­
rences trop directes aux triviali­
tés du temps n’affadissent sa sa­
tire. Mais au bout du compte,
« plutôt que de tortiller, il fallait y
aller vraiment – vraiment nom­
mer les choses » : en d’autres ter­
mes, regarder l’époque droit dans
les yeux.
Monument national introduit
en effet une nouveauté dans son
œuvre : il s’agit pour la première
fois de faire claquer sur le comp­
toir de la littérature la viande en­
core tiède de ces dernières an­
nées. Certes, il y a ces célébrités
que l’écrivaine considère comme
« des “types” de l’époque, au sens
balzacien ». Mais il y a aussi et sur­
tout les « gilets jaunes » et l’épidé­
mie de Covid­19. L’écriture du ro­
man, qui s’est étalée entre l’été
L’intrigue fait converger toutes les
crises de notre époque – politique, so­
ciale, sanitaire, financière – vers le châ­
teau où Serge Langlois, vieux lion du
cinéma français, coule une retraite pai­
sible en compagnie de sa jeune épouse,
ancienne Miss Provence­Alpes­Côte
d’Azur, leurs enfants et leurs domesti­
ques. Ce pourrait être les ingrédients
d’une banale comédie de boulevard, ou
d’un Downton Abbey en charentaises ;
c’est, au contraire, un miroir brisé que
l’écrivaine tend à notre temps. Plus
d’un personnage change de nom en
cours de route : ici les archétypes se
réinventent au gré de leur envie ou des
rapports de domination.
EXTRAIT
« Le fiscaliste, pour sa part, n’éprouvait aucune réticence à faire appel aux
banques. Seuls les pauvres vivaient de leur argent, résuma­t­il au grand
salon, les “gilets jaunes” qui s’échinaient à rembourser des agios quand la
notoriété vous ouvrait partout d’infinies lignes de crédit. Vous êtes vos
propres actifs, martela­t­il à nos parents, ne sous­estimez pas votre valeur
marchande. Il serait bien malheureux qu’à la veille des célébrations, les
banques n’aperçoivent pas les retombées potentielles. Serge serait partout
en couverture, avec sa femme, sa charmante petite fille.
– Et mon frère Ory, interrompis­je le fiscaliste.
– Bien sûr, bien sûr, émit ce dernier en tapotant la tête de Marvin.
Je n’eus pas le temps de le corriger. »
monument national, page 114
2019 et juillet 2021, intégrait les
premiers « dès le début ».
Au fur et à mesure, c’est tout le
quinquennat d’Emmanuel Ma­
cron – à qui l’écrivaine offre un
caméo – qui est devenu la matière
première du récit. Pendant cette
période, selon elle, « tout le monde
a été affecté par l’actualité » avec
une immédiateté inédite. Il n’était
dès lors « plus possible de faire un
roman contemporain sans utiliser
tout ça frontalement », des « gilets
jaunes » au confinement, donc,
en passant par les grèves de la fin
2019. Si Monument national est
progressivement devenu la mar­
mite où mijote le goulash des
grandes crises d’une présidence
mouvementée, ce n’était pas par
simple gloutonnerie, mais pour
La comédie selon Julia Deck est vis­
céralement anarchique. Le récit feint la
retenue dans un premier temps. Il
s’agit de créer, après une alternance
dans les chapitres, la rencontre entre
les habitants d’une demeure cossue et
de quelques personnages venus de
Seine­Saint­Denis. Deux registres
d’images se confrontent : les people
trop visibles et les populations invisi­
bilisées. Bourgeois et prolos sont dans
un château, il y a forcément quelqu’un
qui finit à l’eau…  p.­e. p.
monument national,
de Julia Deck,
Minuit, 208 p., 17 €, numérique 12 €.
exorciser les tourments de ces an­
nées : « On n’a fait que subir pen­
dant ce quinquennat, le fait de le
réutiliser dans ce roman, c’était un
moyen de se le réapproprier. »
Quand bien même c’est l’épo­
que qui est en ligne de mire, les
munitions de Julia Deck sont,
pour certaines, intentionnelle­
ment surannées. « Depuis que je
suis petite, j’ai un goût pour les
films et les séries qui mettent en
rapport maîtres et domestiques »,
confesse­t­elle ainsi. Dans les
années 1980, la romancière née
en 1974 grandit en regardant le
feuilleton britannique Maîtres et
valets avec sa grand­mère. Elle re­
connaît également « une influence
moins noble » : la série Dynastie,
rivale de Dallas. Ce n’est pas un
hasard que Julia Deck ait replongé
dans ses souvenirs alors que
Monument national a pour narra­
trice une enfant de 8 ans. « Je crois
beaucoup aux images qui nous
ont marqués pendant l’enfance,
dit­elle, il y a un rapport de soi à soi
à travers elles. »
La question de l’identité, que
l’écrivaine malaxe depuis son
premier roman, n’en devient que
plus prégnante dans Monument
national. « J’aime bien l’idée qu’on
puisse vivre plusieurs vies, qu’on ne
soit pas assigné à un destin dès la
naissance, confie Julia Deck. C’est
peut­être de là que me vient ma
fascination pour les acteurs. C’est
pareil pour les écrivains : c’est un
métier où l’on peut changer d’iden­
tité, où l’on peut réécrire différem­
ment ce qui nous fascine. » 
0123
Vendredi 21 janvier 2022
Pas la victime
La narratrice n’a pas la mémoire des
visages. Sans doute est­ce pour com­
penser cette prosopagnosie qu’elle a
développé une grande attention aux
odeurs, aux gestes, aux lumières…
Tous ces détails qui nourrissent
La Femme d’après, d’Arnaud Fried­
mann, lui donnent sa texture et of­
frent au lecteur des points auxquels
se raccrocher, tandis que cette ano­
nyme héroïne perd pied. Le déclen­
cheur : une agression dont elle n’a
« pas été victime », ainsi qu’elle le
répète, une nuit, à Montpellier ;
pour une raison ou pour une autre,
les quatre hommes qui l’avaient
abordée, traitée de « connasse », ont
passé leur chemin. Mais on apprend
le lendemain que cette même nuit,
dans le même quartier, une jeune
femme a été tuée. Naît ainsi une
culpabilité lancinante, et une ronde
d’interrogations sur le genre, l’âge,
la violence autour
desquels Arnaud
Friedmann construit
un roman risqué
et réussi. 
raphaëlle leyris
 La Femme d’après,
d’Arnaud Friedmann,
La Manufacture des livres,
204 p., 18,90 €,
numérique 13 €.
Deux petites
Canariennes
Dans un village nuageux, au nord
des Canaries, deux fillettes vivent
une amitié fusionnelle. Les vacances
d’été commencent. Isora et la narra­
trice, 10 ans, se connaissent depuis la
prime enfance et font ensemble
l’expérience de la vie, à l’écart des
eldorados touristiques. L’une tient
l’épicerie familiale avec sa grand­
mère ; l’autre aide sa mère à faire des
ménages. Elles se retrouvent pour
tuer le temps, à défaut de pouvoir
aller à la plage, jusqu’à ce qu’un accès
de violence les rattrape. Dans ce pre­
mier roman, succès surprise en
Espagne en 2020, Andrea Abreu
sonde à hauteur d’enfant la passion
que nourrit la narratrice pour son
amie, plus mûre qu’elle. D’une écri­
ture brute, sous forme de flux de
conscience délesté de toute pudeur,
elle explore aussi bien les mécani­
ques des jeunes corps en plein chan­
gement, que le monde féminin dans
un univers insulaire. Un récit vif,
percutant, souvent
dérangeant. 
ariane singer
 La Sœur que j’ai
toujours voulue
(Panza de burro),
d’Andrea Abreu,
traduit de l’espagnol par
Margot Nguyen Béraud,
L’Observatoire, 144 p,
18 €, numérique 13 €.
Un néonazi islandais
C’est le destin d’un garçon « blond
comme les blés » que suit l’Islandais
Sjon (né en 1962) dans ce cinquième
roman traduit : un gentil blondinet
qui, en grandissant, tout en restant
« blond et gentil », devient un leader
du mouvement néonazi. L’histoire
se déroule au lendemain de la se­
conde guerre mondiale, dans un
pays, l’Islande, qui n’a jamais vu
dans son histoire l’extrême droite au
pouvoir. Chez tout individu, la radi­
calisation idéologique, quelle qu’elle
soit, implique un rétrécissement du
champ de vision. Un tri s’opère,
toute opinion divergente est d’em­
blée écartée, et l’on finit par devenir
prisonnier d’une logique qui n’a plus
guère à voir avec le réel. Devient­on
alors un monstre ? En en disséquant
avec habileté les racines et les for­
mes, l’auteur propose ici une nou­
velle illustration de la
« banalité du mal »
décrite en 1963 par
Hannah Arendt. 
elena balzamo
 Blond comme les blés
(Korngult har, gra augu),
de Sjon, traduit de
l’islandais par Eric Boury,
Métailié, 128 p., 16 €,
numérique 13 €.
0123
Vendredi 21 janvier 2022
macha séry
M
orte le 23 décembre 2021, à
l’âge de 87 ans, l’Américaine
Joan Didion fut une remar­
quable chroniqueuse des
Etats­Unis et l’une de leurs icônes cultu­
relles, dès 1968, quand l’édition de son
premier recueil de reportages lui valut
d’être consacrée « femme de l’année » par
le Los Angeles Times.
La lecture, non, l’étude des romans
d’Ernest Hemingway – son maître depuis
qu’à 12 ans elle avait recopié le premier
paragraphe de L’Adieu aux armes (126
mots, dont un seul de trois syllabes, et 103
n’en comportant qu’une) pour en percer
les secrets – lui a appris à écrire, explique­
t­elle dans Derniers mots, qui figure
aujourd’hui dans le recueil Pour tout
vous dire.
Joan Didion y élucide avec clarté l’ori­
gine de sa vocation d’écrivaine et sa con­
ception du récit. Cette « antiromanti­
que », selon Chantal Thomas, qui préface
ce florilège de textes parus initialement
dans la presse américaine, était obsédée
par l’agencement des mots, la ponctua­
tion et la grammaire « au pouvoir infini » ;
piano dont elle jouait « à l’oreille ». Voici
quatre points cardinaux d’une œuvre en­
core incomplètement traduite en France.
Journalisme
Parallèlement à son œuvre de roman­
cière et de coscénariste avec son mari, le
romancier et journaliste John Gregory
Dunne (1932­2003), Joan Didion colla­
bora pendant cinq décennies aux fleu­
rons de la presse de son époque : The New
Yorker, The New York Times, The Saturday
Evening Post, Life, Esquire… Associée, à
côté de Truman Capote, Hunter S.
Thompson, Gay Talese et Norman Mailer,
au mouvement du New Journalism (titre
de l’anthologie­manifeste publiée par
Tom Wolfe en 1973), Joan Didion paye sa
dette, dans l’article « Raconter des histoi­
res » de Pour tout vous dire, à l’école for­
matrice que furent les salles de rédaction.
C’est au magazine Vogue, où, en 1956,
elle obtint un premier poste après sa
réussite à un concours d’écriture, que lui
est venue l’aisance des mots et de leur
disposition dans un récit, ainsi que la
conscience radicale de l’importance de
chacun d’entre eux, puisque toutes les
lettres, tous les caractères comptent dans
un format imposé et limité. Un dialogue,
une anecdote choisie se suffisent comme
commentaire implicite d’une situation.
Comme l’a écrit Gustavo Arellano, chro­
niqueur au Los Angeles Times, le jour du
décès de Joan Didion, elle avait le pouvoir
de tirer une « macro­analyse d’une micro­
histoire ».
Joan Didion donne la priorité au style
vivant et direct, sans surcharge lexicale ni
abondance de subordonnées. Pour cela, il
faut réécrire, dégraisser, privilégier les
verbes d’action, maîtriser le dictionnaire
afin de disposer d’un éventail de synony­
mes et tendre à la fluidité. « Travailler
pour Vogue à la fin des années 1950, c’était
un peu comme s’entraîner avec les
Rockettes [célèbre compagnie de danse
réputée pour la précision de ses lignes
de ballerines] », lit­on dans « Raconter
des histoires ».
« Je »
Dans ses reportages de taille moyenne
ou au long cours, Joan Didion s’introduit
dans le récit. Elle y précise sa place d’ob­
servatrice : elle questionne peu, se borne
à écouter et à regarder. C’est là où éclate
son talent. Non dans sa qualité d’intellec­
tuelle – dénomination qu’elle récuse en
raison, explique­t­elle, de son inaptitude
à l’abstraction –, mais dans la pertinence
de ses angles de vue et sa sensibilité aux
détails. Par transparence, elle signale sa
présence dans le tableau et ne cèle pas ses
opinions, l’objectivité journalistique,
hors fidélité aux faits, étant à ses yeux un
leurre. Aussi tient­elle parfois à préciser
Les mots justes
de Joan Didion
« Pour tout vous dire »,
un recueil d’articles de
l’écrivaine et journaliste
américaine morte
il y a un mois, paraît.
Le talent et le style de
l’autrice de « L’Année
de la pensée magique »
s’y déploient
splendidement.
Hommage
sa position aux lecteurs : « Je veux que
vous compreniez exactement à qui vous
avez affaire : vous avez affaire à une
femme qui, depuis quelque temps, se sent
radicalement étrangère à la plupart des
idées qui paraissent intéresser les autres »
(« Ici et ailleurs », L’Amérique 1965­1990,
Grasset, 2009).
Dans « Pourquoi j’écris », texte datant
de 1976, célèbre mais inédit jusque­là en
France, qui figure aujourd’hui dans Pour
tout vous dire, elle note : « Par bien des
aspects, écrire c’est l’art de dire “je”, d’im­
poser sa présence à autrui (…). C’est
un acte agressif, hostile même. » Une
manière d’entrer par effraction, à l’aide
Mots de passe | 7
Californie
Joan Didion est issue d’une famille cali­
fornienne depuis cinq générations : l’une
de ses aïeules fit partie du périple meur­
trier de l’expédition Donner, en 1846­
1847 (les survivants au froid et aux atta­
ques d’Indiens mangèrent des cadavres).
Soit cinq générations ayant vu muter et
parfois se perdre les espérances portées
par le rêve américain. Dans le recueil
Where I Was From (2003, inédit en fran­
çais), Joan Didion marie l’histoire de son
Etat natal et celle de sa lignée, en croisant
de multiples sources (récits historiques,
rapports officiels, articles de presse, tex­
tes littéraires, archives familiales et sou­
venirs de jeunesse).
Une saison de nuits (1963 ; Grasset,
2014), le premier roman de Joan Didion,
se situe à Sacramento, la ville où elle a
grandi avant de partir pour New York,
en 1956, puis de revenir en Californie huit
ans plus tard. Elle y fait le portrait d’Eve­
rett McClellan, à la tête d’un ranch fami­
lial, l’un des descendants des pionniers
de la Ruée vers l’or. Mais le mariage du
protagoniste est en crise et le Golden
State à la dérive, à l’image d’un pays qui,
en 1967, se caractérise par des dépôts de
bilan, des saisies immobilières, une épi­
démie de drogue et des adolescents aban­
donnés à eux­mêmes.
Pour saisir cette époque effervescente
Joan Didion, à Hollywood, en 1968. ZUMA/STARFACE par sa contreculture et ses manifesta­
tions de violence, Joan Didion a multiplié
les reportages sur des artistes en vogue
(les Doors, Joan Baez), des figures politi­
ques, tel Huey Newton, le leader des Black
Panthers, ou Nancy Reagan, qu’elle dé­
peint dans Pour tout vous dire en sa qua­
lité d’épouse du gouverneur de Californie
(« La jolie Nancy »). Elle s’est également
attachée à quelques grandes affaires cri­
minelles (Charles Manson, Pattie Hearst),
ces faits divers qui, pour la journaliste,
marquent le basculement d’une époque.
Très conservatrice au moment du « Sum­
mer of love » et de la vogue hippie, Joan
Didion a peu à peu forgé des positions
plus progressistes.
Mort
La Californie des sixties qu’elle démystifie dans ses chroniques est à l’image de la crise
morale et personnelle qui frappe Joan Didion, tombée en dépression, en 1968. Dans le
documentaire que son neveu Griffin Dunne lui a consacré en 2017, Le centre ne tiendra
pas, l’écrivaine confie avoir été paralysée par la conviction d’une disparition inélucta­
ble : « Le monde tel que je l’avais compris n’existait plus. »
Joan Didion a rencontré un succès populaire en 2005 avec le récit du deuil de son
mari, après quarante ans de mariage, le chagrin laissant sur son visage « un air d’ex­
trême vulnérabilité, une nudité, une béance ». Adapté au théâtre à Broadway comme au
Festival d’Avignon, L’Année de la pensée magique (Grasset, 2007) a reçu le National Book
Award et, en France, le prix Médicis essai. Ce récit fut suivi d’un autre tombeau litté­
raire, Le Bleu de la nuit (Grasset, 2013), érigé après le décès de Quintana, la fille que le
couple Didion­Dunne avait adoptée à la naissance.
« Je sais pourquoi nous essayons de garder les morts en vie : nous essayons de les garder
en vie afin de les garder auprès de nous, lit­on dans L’Année de la pensée magique. Je sais
aussi que, si nous voulons vivre nous­mêmes, vient un moment où nous devons nous
défaire de nos morts, les laisser partir, les laisser morts. » 
Chroniques douces­amères
POUR TOUT VOUS DIRE RASSEMBLE désormais propriété de l’Etat ouverte au
UN FLORILÈGE DE DOUZE TEXTES public, convainc Joan Didion que, quand
dont la moitié date de 1968. Une ironie « on rend un endroit accessible au regard,
désenchantée perce dans ces chroni­ d’une certaine manière il cesse d’être ac­
ques douces­amères, qu’il s’agisse cessible à l’imagination ». La « baronnie
d’une séance des Joueurs anonymes fantasmagorique » de 147 pièces la faisait
des effets causés par les traces de sa pro­ (sur le modèle des « AA ») ou d’une davantage rêver lorsqu’elle l’apercevait
pre subjectivité, dans l’intimité du réunion d’anciens combattants de la au loin depuis la California State Route 1.
lecteur. 101e division aéroportée, assombrie Point d’orgue de ce recueil, les trois
Pour Joan Didion, consigner des mots par la disparition au Vietnam du fils textes splendides de 1976, 1978 et 1998,
sur une page blanche relève de l’intros­ de l’un d’entre eux. Un tournage con­ où l’écrivaine détaille sa conception de
pection. « Je n’écris que pour découvrir ce sacré à l’épouse du gouverneur de Cali­ la littérature et la genèse de ses romans,
que je pense, ce que je regarde, ce que je fornie, Nancy Reagan, crée une vertigi­ nés de mystérieuses images
vois et ce que ça signifie. Ce que je veux neuse mise en abyme médiatique : « Le mentales.  m. s.
et ce que je crains », approfondit­elle présentateur télé et les deux camera­
dans « Pourquoi j’écris ». La fiction pos­ men m’observeraient en train d’obser­ pour tout vous dire
sède une fonction vitale : « Nous nous ra­ ver Nancy Reagan ou bien c’est moi qui (Let Me Tell You What I Mean),
contons des histoires pour vivre », af­ observerais Nancy Reagan en train de Joan Didion,
firme l’autrice en ouverture de The d’être observée par les trois autres. » traduit de l’anglais (Etats­Unis) par Pierre
White Album (1979), un florilège de re­ Une visite guidée au château de San Demarty, préface de Chantal Thomas,
portages traduits en partie dans L’Amé­ Simeon, construit pour le magnat de Grasset, « En lettres d’ancre », 216 p., 17 €,
rique 1965­1990. la presse Randolph Hearst (1863­1951), numérique 12 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 21 janvier 2022

LE FEUILLETON
CAMILLE LAURENS la postérité de Diane Arbus (1923­1971).
Gardienne de sa mémoire, la fille roman­ LES YEUX
cière a créé un personnage hors­norme DANS LES POCHES

Ne pas toucher
LE GARDIEN EST LE PREMIER ROMAN DE
DOON ARBUS, 76 ans. Si son nom ne
vous a pas déjà mis la puce à l’oreille,
vous notez tout de même que sa photo
de presse est signée Richard Avedon – un
peu datée, donc, puisque le célèbre por­
traitiste de stars est mort en 2004, mais
enfin ce n’est pas rien pour une entrée
en littérature. Puis vous lisez en page de
présentation de son livre : « Ce n’est évi­
demment pas parce qu’elle est l’exécutrice
testamentaire de sa mère, l’immense
photographe Diane Arbus, et en charge
du destin de son œuvre depuis cinquante
ans, qu’il faut y voir un lien avec le person­
nage de son roman. » Vous voilà impres­
sionné avant même d’avoir
le gardien entamé votre lecture. Mais ce
(The Caretaker), n’est évidemment pas parce
de Doon Arbus, que se cachent sous cette plai­
traduit de l’anglais (Etats­ sante dénégation les petites
Unis) par Christian Garcin, ficelles d’un plan com que
Rivages, 220 p., 19 €, vous devez négliger ce roman
numérique 14 €. singulier, dont l’admirable tra­
duction de l’écrivain Christian
Garcin est une œuvre en elle­même.
Le gardien, énigmatique personnage
central de l’histoire, ressemble à l’im­
meuble de brique où il a réussi à se faire
engager malgré un entretien d’embau­
che déconcertant : il est une sorte
d’« anachronisme indocile et déprécié »
dans une société qui continue sans lui.
Le travail de cet « homme monochrome »,
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
STEFANIA INFANTE
couleur poussière, consiste à entretenir
et à faire visiter la collection de la
Fondation Morgan, gérée par la veuve du
Dr Morgan, « chimiste, auteur, philosophe
et collectionneur ». Dans la demeure où il
vécut, des objets hétéroclites – un cintre,
une ventouse pour toilettes, un couver­
cle, une chaussure gauche d’enfant, usée
et sans lacet, un œil de verre… – voisinent
avec des portraits peints, des masques,
un crâne humain. La collection était en
perpétuelle expansion – « bête insatia­
ble » dont se plaignait autrefois l’épouse.
« Triomphe de l’éclectisme » ou « amal­
game monstrueux » ? Valeur sentimen­
tale ou intérêt historique ? La scénogra­
phie ne dessine rien qu’un « désert d’insi­
gnifiance », comme si l’unique but était
de défier la compréhension des visiteurs.
Seul le gardien épouse la psyché du dé­
funt, dont il a lu Stuff (« trucs »), ouvrage
sur le charisme des objets secrètement
reliés les uns aux autres. Comme lui, il
pense que sa collection compte plus que
« n’importe quelle créature vivante » ; il va
s’y mouvoir pendant vingt­quatre ans
comme « à l’intérieur d’un conte de fées
avec un royaume à la clé ».
Comment entretenir la mémoire d’un
homme « devenu souvenir » ? Le gardien,
qui n’a lui­même pas de nom, s’y em­
ploie. « Il est ici uniquement pour que vive
le mort. C’est devenu une tâche écra­
sante. » Difficile alors de ne pas penser à
parler n’est jamais neutre. Desanti
écoutait, sans mot dire, long­
temps. Quand il prenait finale­
ment parole, c’était en visant
juste. Il tirait la leçon, et renversait
la table, en tout cas ce qui avait
pu s’installer, dans la discussion
aussi atypique que ceux de la mère pho­
tographe, ayant manifestement hérité FRANÇOIS ANGELIER
d’elle le don de susciter chez le lecteur­
spectateur un malaise fasciné. C’est avec
des mots que Doon Arbus fait naître des LA « FENÊTRE SUR LES RÊVES » QU’OUVRE
images, mais celles­ci n’en sont pas POUR NOUS ISABELLE ARNULF, neurologue
moins fortes ni visibles : les yeux ont et éminente spécialiste des pathologies du
« une clarté laiteuse de raisin épluché », sommeil, n’est pas une baie donnant sur un
un pan de chemise échappé d’une cein­ vaste paysage, elle ressemble plutôt à ce
ture semble « la langue d’un chien mort », « soupirail », idéal pour scruter les enfers,
un courant d’air est décrit comme un qu’évoquait Barbey d’Aurevilly, ou à cet œil­
tremblement de terre. Quand le gardien de­bœuf par lequel le narrateur de Proust
décide, au lieu de son uniforme habituel, découvrait les goûts érotiques de Charlus :
de porter le costume dans lequel est un hublot sur ce bassin aux murènes qu’est
mort le Dr Morgan, un « jeu malsain » notre « espace du dedans ».
s’instaure « entre fascination et répul­ On suit avec elle, dans cette synthèse pas­
sion », avec les visiteurs inquiets d’être sionnante, la nature et la fonction des rêves,
piégés par « l’un de ces fous tragiques » comment nos secrets psychiques sont sé­
que rien n’arrête. Lors d’une ultime vi­ crétés, la manière dont ils s’articulent avec
site guidée, ils vont seulement recevoir le sommeil, et surtout l’art de les observer.
une leçon, et nous avec eux. S’appuyant notamment
« Ne pas toucher », est­il écrit à côté des sur la collecte de plusieurs
objets depuis que l’un d’eux a été cassé « banques de rêves » (celle
par une visiteuse maladroite. A sa place, créée dans les années 1940
une étiquette indique « les détails de ce par les psychologues Hall
qui n’est plus là et jamais plus n’y sera ». et Van de Castle en recèle
Pourquoi cette « vénération irrationnelle 50 000, celle de l’univer­
des objets inanimés » ? Le guide l’explique sité de Californie à Santa
à la microsociété qui figure toute l’hu­ Cruz, 22 000…), elle évoque
manité ce jour­là, dans les étages de la certaines vies oniriques
Fondation. « L’oubli vous attend », leur particulières. Celles des
dit­il. « Tôt ou tard, nous finissons tous en sourds­muets et des aveu­
un tas de vêtements vides, de souvenirs gles qui voient, parlent et
sans valeur et de meubles tristes et aban­ écoutent en rêve, des amputés qui réintè­
donnés. » « C’est ce qui restera de vous (…), grent la plénitude de leurs moyens physi­
c’est ce que vous allez inévitablement de­ ques, « comme si le rêveur fonctionnait dans
venir. » Ces objets apparemment dénués un corps certes virtuel, mais entier et fonc­
d’intérêt sont en réalité « des particules tionnel ». Ou celles des parkinsoniens qui
d’histoires », des traces de notre passage retrouvent, grâce aux rêves, leur mobilité,
qui pallient les défaillances de la mé­ connaissent des scénarios oniriques inouïs :
moire, « ce muscle flasque et capricieux, si combat à coups d’oreiller contre un dino­
enclin aux distractions (…), à l’illusion », saure, cueillette de têtes en lien avec une
ils sont là pour nous représenter « avec récolte de pommes. A quoi rêvent les moi­
toute la tendresse féroce de leur sublime nes, dont le sommeil nocturne est frac­
indifférence », ils font de nous des « fantô­ tionné par la prière ? Certains prient, s’in­
mes persistants ». Dans leur « langue se­ quiètent de l’accomplissement de leurs
crète », les choses parlent de nous mieux tâches quotidiennes, d’autres endurent l’as­
saut du démon.
C’est avec des mots L’essentiel du volume porte néanmoins
sur l’analyse du sommeil paradoxal (activité
que Doon Arbus fait cérébrale intense, immobilité du corps mais
naître des images, grande mobilité oculaire) et de certains
« troubles comportementaux » entraînant, en
mais celles­ci n’en sont lien avec des scénarios primitifs d’attaque et
pas moins fortes ni des défenses, certains gestes ultra­violents,
visibles : les yeux ont redoutables pour le conjoint qui partage un
lit devenu un ring. Quant au somnambu­
« une clarté laiteuse lisme, ce sommeil enrayé, il apparaît tel
de raisin épluché » « une extériorisation des rêves ». L’ultime
chapitre s’avère le plus fascinant, consacré
aux « rêveurs lucides », aux êtres parvenus à
que les récits, établissent de meilleures ce désir de tout homme : le rêve en cons­
connexions que notre grammaire « entre cience, la vie onirique contrôlable à volonté.
le maintenant et le jamais plus », « entre
l’Autre et plus personne du tout ». SI ISABELLE ARNULF ÉVOQUE CE CLASSI­
C’est pourquoi la dernière page de cette QUE DE L’« ONIRONAUTIQUE » qu’est Les Rê­
étrange et belle méditation sur le temps, ves et les moyens de les diriger, du sinologue
le manque et l’érosion de la mémoire se Hervey de Saint­Denys (1867), elle aurait pu
clôt sur « l’exquise neutralité du silence ». également croiser ce « rêveur définitif » que
« La conscience, ce vieil et incessant narra­ fut Robert Desnos (1900­
teur, se tait. » Mais les phrases de Doon 1945), dont le poète Chris­
Arbus et de Christian Garcin, leur am­ tophe Langlois livre une
pleur, leur précision, la scansion de leur remarquable édition de
chute résonnent longtemps en nous, et Sommeils, après celle de
nous touchent comme nous aimons tou­ Carole Aurouet (Dessins
cher les choses où notre âme s’attache.  hypnotiques, Jean­Michel
Place, 2015). Proposant la
reproduction, en fac­
Comme il se taisait trop, l’envie similé, des cent cinquante
de le faire parler a taraudé ses an­ feuillets, véritables sismo­
ciens étudiants, souvent devenus graphies psychiques, sur
des amis. Blandine Barret­Kriegel lesquels le poète répercu­
et Pascal Lainé l’ont interrogé (Le tait en transe les visions qui le traversaient
Philosophe et les pouvoirs, Cal­ durant les mythiques séances de sommeil
mann­Lévy, 1976), Dominique­ hypnotique de 1922, elle nous permet d’ap­

En mémoire de Desanti, précédente, comme question pié­

gée ou débat pipé. Souvent, il
improvisait une fable éclairant
Antoine Grisoni s’est entretenu
plusieurs fois avec lui (Réflexions
sur le temps et Philosophie, un
procher au mieux le climat hanté de cette
épopée oraculaire, où le surréalisme se don­
nait en acte. Tenues à Paris, rue Fontaine, au

philosophe silencieux tout, une histoire à s’éveiller de­

bout, un mythe de poche.

UN LIVRE AURAIT DÛ ÊTRE AU
RENDEZ­VOUS. Il aurait célébré
l’anniversaire et rappelé l’œuvre.
Car il y a vingt ans jour pour jour,
le 20 janvier 2002, mourait le phi­
losophe Jean­Toussaint Desanti
(1914­2002). Aux Presses de l’Ecole
La Philosophie silencieuse fut
d’ailleurs un de ses titres (Seuil,
1975). Il s’y attaquait aux préten­
tions des philosophes à surplom­
ber les sciences et à parler à leur
place, et incitait ses pairs à plus
d’humilité, et surtout de méthode.
Un feu contenu
En fait, ce taiseux par tactique
n’avait rien de l’homme austère
que ses travaux conceptuels peu­
vent laisser imaginer. Il y avait en
lui un feu contenu, révolte et
guerre maîtrisées, mais pas étein­
tes. Car il avait traversé d’autres
rêve de flambeur, Grasset, 1992 et
1999). Et les Mémoires, oraux et
croisés, du philosophe et de son
épouse, la journaliste et roman­
domicile d’André Breton, par le noyau dur
du groupe surréaliste (Max Morise, Benja­
min Péret, Francis Picabia, le docteur Théo­
dore Fraenkel), elles cessèrent, à la demande
cière Dominique Desanti, sont de Breton, début 1923, Desnos étant en effet
parus sous le titre La liberté nous menacé d’une submersion fatale de sa
aime encore, avec la collaboration conscience par l’activité onirique. Rien n’est
du signataire de ces lignes (Odile plus fascinant que de lire d’abord la trans­
Jacob, 2001). cription des quelques mots qui figurent sur
La liberté, conçue comme quête chaque document – « Le char de la chair ira­
et conquête permanentes, au prix t­il loin sur ce chemin si long ? » –, puis de
PHOTOS PHILIPPE MATSAS, ANNIE CIVARD, BRUNO LEVY

normale supérieure de Lyon, un
recueil est prévu, rassemblant des
études sur Aristote, Spinoza, Hus­
serl, et sur Merleau­Ponty, dont
Desanti fut l’élève. La pandémie a
retardé la publication, et surtout
le décès brutal de la jeune cher­
cheuse, Marine Picon, qui a tra­
vaillé à ce volume. Pour une fois,
cette chronique ne mentionnera
donc que des parutions ancien­
nes, en hommage à ce penseur
connu pour ses silences.
Lui­même avait montré l’exem­
ple avec son ouvrage majeur, Les
Idéalités mathématiques (Seuil,
1968), où il s’était mis à l’école des
mathématiciens, apprenant leur
langage et fréquentant longue­
ment la théorie des fonctions de
variables réelles pour en parler en
connaissance de cause.
L’homme aussi était silencieux,
le plus souvent. Par tempérament,
par choix, par sagesse ? Sans doute
par une conscience très vive que
mondes que les bibliothèques et
les salles de cours, pour avoir été
successivement berger en Corse,
ami de quelques bandits, résis­
tant, sauveur d’enfants juifs, puis
pilier du Parti communiste, intel­
lectuel stalinien dogmatique…
avant d’analyser lui­même, plus
tard, les mécanismes de son
aveuglement, avec une exigence
et une lucidité dont il est peu
d’exemples (Un destin philoso­
phique, Seuil, 1982).
de l’erreur et de l’errance, telle est voir la manière dont ils s’inscrivent au
l’ultime leçon de ce penseur à cœur du dessin tracé par le poète. Avec cet
ne pas oublier. Celles et ceux qu’il « embâcle du rêve », comme l’écrit superbe­
a formés et accompagnés sont ment Christophe Langlois, les « forces admi­
nombreux et divers. Ils ont toute­ rables » du psychisme n’étaient plus « lais­
fois, semble­t­il, ce dénominateur sées en sommeil ». 
commun : rester rétif aux chapes
de plomb des disciplines, ne pou­  Une fenêtre sur les rêves. Neurologie
voir demeurer dans une seule et pathologies du sommeil, d’Isabelle Arnulf,
case, se faire explorateurs et pas­ Odile Jacob, « Poches », 220 p., 9,50 €.
se­frontières. Il se pourrait bien  Sommeils, de Robert Desnos,
que ce fût à ce doux diable qu’ils édité par Christophe Langlois,
le doivent.  « Poésie/Gallimard », 192 p., 7,60 €.
0123
Vendredi 21 janvier 2022
Critiques | Essais | 9

nicolas weill

S
i la plupart des idéologies
d’après­guerre se trouvent
en état de mort clinique,
une tendance, elle, connaît
une expansion mondiale : le po­
pulisme. La question de sa défini­
tion continue pourtant de provo­
quer un débat, auquel Un mois
avec un populiste, d’Anna Bona­
lume, Italienne vivant entre Mi­
lan et Paris, apporte une contribu­
tion originale et profonde.
Journaliste de terrain et doc­
teure en philosophie (spécialiste
de Nietzsche et de son contempo­
rain l’Américain Charles Peirce),
elle a su mobiliser sa double com­
pétence pour penser le phéno­
mène à travers l’un des populistes
cardinaux d’aujourd’hui, Matteo
Salvini. Celui­ci a transformé la
Ligue du Nord – une formation
d’extrême droite fondée en 1989
par Umberto Bossi – en parti
national se confondant, depuis
2019, avec le nom de son leader,
Lega Salvini Premier (littérale­
ment, « Ligue pour Salvini pre­
mier ministre »).
De son enquête, qui fait habile­
ment alterner les saynètes où
s’étale la truculence calculée du
« Capitaine » (Salvini) et une ana­
lyse de fond appuyée sur un so­
lide bagage sociologique, se dé­
gage une idée­force. L’efficacité
Les Soviétiques
en déroute à Kharkov
Le 12 mai 1942, les troupes de l’Armée
rouge, menées par le maréchal Timo­
chenko, partent à l’assaut de Kharkov,
grande ville industrielle d’Ukraine
orientale, alors aux mains de l’Allema­
gne nazie. C’est la troisième bataille
autour de ce verrou stratégique, dont
la prise, dans l’esprit des stratèges
soviétiques, peut entraîner un bascu­
lement de la guerre, alors que l’opé­
ration « Barbarossa », l’invasion de
l’URSS lancée par le IIIe Reich le
22 juin 1941, s’embourbe. Mais rien ne
se passe comme prévu, et c’est au con­
Matteo Salvini, à Rome, le 9 janvier. ROBERTO MONALDO/LA PRESSE/PANORAMIC traire une déroute des Soviétiques qui
se produit fin mai – « le dernier désas­
tre soviétique » du conflit mondial,
note Jean Lopez. Car leur victoire en
Dans « Un mois avec un populiste », la journaliste et Ukraine entraînera les Allemands jus­
qu’à Stalingrad, où, enfin, ils seront
philosophe Anna Bonalume a suivi Matteo Salvini en défaits à leur tour, prodrome de leur
écrasement définitif à l’Est. D’où l’im­
campagne pour comprendre les ressorts de son pouvoir portance de cette bataille souvent né­
gligée, que l’historien, coauteur du dé­
sormais classique Barbarossa. 1941. La
Marquer le populisme guerre absolue (avec Lasha Otkh­
mezuri, Passés composés, 2019) et
directeur du bimestriel Guerres & His­
toire, raconte avec souffle et minutie,

du populisme, en Italie ou
ailleurs, tiendrait au culte obses­
sionnel d’une proximité vouée à
reconstituer, par un récit fan­
tasmé, un enracinement et une
communauté perdus ou abîmés
par la dévastation, l’atomisation
et la solitude qui caractéri­
seraient notre modernité. Fruit
naturel et réactif de la mondia­
lisation, il prospère aussi, suggè­
re­t­elle, par l’incapacité de la
gauche à « s’emparer du sujet
de l’ethnos », autrement dit des
La Ligue [de Salvini] se sert
de l’exhibition et de
l’ubiquité du corps du chef
pour entretenir une
réduction symbolique de la
distance, qui vise à reformer
la compacité d’un « Nous »
menacé par « Eux »
« racines », « au sens des territoires
et de leurs cultures ».
Anna Bonalume ne dédaigne
pas la force des facteurs économi­
ques ou théoriques chez des per­
sonnalités que leur anti­intellec­
tualisme de parade n’empêche
pas de se référer à des auteurs
(George Orwell, Michel Houelle­
à la culotte
becq, Jean­Claude Michéa, Oriana
Fallaci…). Mais elle estime que
l’entretien de la présence réelle
(ou numérique) du leader est de­
venu la pierre angulaire d’un po­
pulisme qui se déploie sur le
mode du mouvement perpétuel.
Suivant en cela le modèle de
Mussolini ou, plus récemment, de
Vladimir Poutine, la Ligue se sert
de l’exhibition et de l’ubiquité du
corps du chef pour entretenir
cette réduction symbolique de la
distance, qui vise à reformer la
compacité d’un « Nous » menacé
par « Eux » (les migrants, les mu­
sulmans, les eurocrates, etc.). « A
la différence de Poutine, qui mon­
tre ses muscles, Salvini exhibe son
ventre, sa peau blanche ou brûlée
par le soleil, ce qui le rapproche de
l’homme ordinaire », note Anna
Bonalume.
En cultivant une distance nim­
bée d’ironie, elle a observé cette
stratégie de la présence hyper­
trophiée au cours de la campagne
pour les élections régionales
en Emilie­Romagne (26 janvier
2020). Elle montre Salvini enchaî­
ner meetings et selfies dans le
brouillard et la froidure de la
plaine du Pô, en soulignant le mé­
lange de performance physique et
de communication rodée de son
personnage, comme sa capacité à
s’adapter à tout un chacun. Elle
confie son étonnement de cons­
tater que le travail qu’elle menait
auprès de lui était respecté, dans
un milieu où l’on ne dédaigne
pourtant pas les propos sexistes
ni la haine des « radicaux chics »
(les journalistes de gauche et les
universitaires), mais où, il est vrai,
les femmes commencent timi­
dement à prendre leur place,
comme Aurora Lussana ou Su­
sanna Ceccardi, qu’elle a égale­
ment rencontrées.
Cette adaptabilité a pour consé­
quence une plasticité idéologique
que la simple lecture « anti­
fasciste » du populisme peine à
saisir. Si la Ligue du Nord s’est
voulue plutôt néopaïenne et anti­
cléricale, Matteo Salvini a ainsi
opéré un tournant en direction
d’un christianisme culturel, où
l’identité politique l’emporte sur
en se fondant sur des archives issues
des deux camps. Une réussite, qui
inaugure avec éclat la collection
« Champs de bataille », dont l’ambition
est de « dépasser l’histoire­bataille clas­
sique » en enrichissant le récit factuel
et l’analyse stratégique par une prise
la conviction religieuse. Par ses en compte de « l’expérience des
références à la Vierge (comme au combattants » comme des enjeux
pape émérite Benoît XVI, plutôt mémoriels.  florent georgesco
qu’au pape François), Salvini se  Kharkov 1942, de Jean Lopez,
trouve aujourd’hui proche d’un Perrin/Ministère des armées, « Champs de
Eric Zemmour. bataille », 316 p., 24 €, numérique 17 €.
Dans le jeu qui s’instaure entre
la journaliste­philosophe et
l’homme politique, l’ouvrage
indique à sa manière une
tactique de résistance à la un mois avec
vague populiste. Selon un populiste,
Anna Bonalume, Matteo d’Anna
Salvini a précocement su Bonalume,
« saisir les effets produits Pauvert,
par la révolution numéri­ 332 p., 20 €,
que », l’effacement des li­ numérique 15 €.
mites entre sphère privée
et espace public et « l’ouverture de
notre chambre à coucher » sous
les coups de boutoir des réseaux
sociaux, pour imposer sa per­
sonne en continu. Défaire le ma­ François Jullien
chiavélisme de cette fusion réelle
ou virtuelle, restaurer la lumière au sein du monde
du lointain contre l’opacité du Avec ou sans Dieu ? Telle est la ques­
proche, voilà les enseignements tion. Mais il n’est pas simple d’en
que cet ouvrage livre à ceux qui apercevoir toutes les implications
persistent à « croire un peu à la culturelles, historiques, existentielles.
démocratie ».  Le philosophe François Jullien y tra­
vaille en retraçant, dans Moïse ou la
Chine, les évolutions distinctes de

Rouleaux, tablettes, codex : la révolution du livre l’Europe et de l’empire du Milieu.

Filippo Ronconi retrace l’histoire des supports de l’écrit jusqu’au XIIe siècle. Erudit et passionnant
des premiers siècles de l’ère chrétienne,
fut l’invention du codex : le livre consti­
roger chartier tué de cahiers reliés ensemble qui est
encore le nôtre.
professeur émérite Le codex est aisément maniable, porta­
au Collège de France ble et solide avec ses pages en parche­
min. En effet, la conservation exception­
nelle de codices en papyrus dans les sa­
bles d’Egypte ne doit pas égarer : ils ne
sont qu’un « ajustement local » utilisant
le matériau le plus immédiatement dis­
Il souligne, d’abord, le décalage entre
l’invention et son adoption massive. Ce
n’est qu’au IIIe ou IVe siècle que furent
exploitées toutes ses possibilités. Les
lecteurs chrétiens, souvent tenus pour
pionniers dans l’usage du codex, ne pa­
raissent pas faire exception dans l’évolu­
tion commune et il est sage de « relativi­
ser le rôle joué par le christianisme dans
l’expansion de cette innovation ». Filippo
Ronconi insiste aussi sur le fait que le
polyptyques, les tablettes de cire présen­
tent de fortes parentés morphologiques
avec les cahiers et les feuillets des codi­
ces. De là, l’idée que « dans le monde
gréco­romain, le rouleau ne fut qu’une
parenthèse ».
Aux racines du livre est une perma­
nente et subtile invitation à penser le
présent. Comme les premiers siècles de
notre ère, notre temps est celui d’une
profonde transformation des supports
L’idée de Dieu et son emprise ont en
effet façonné de mille manières le de­
venir de l’Occident, alors qu’elles n’ont
pas connu, dans la pensée et la société
chinoises, de déploiement équivalent.
Cette mise en perspective est reliée
par le philosophe à l’époque présente,
à notre avenir et au propre de
l’homme : « Ce qui “fait l’homme” est
d’avoir fait entrer l’incommensurable
dans le monde », lit­on à la fin de
l’ouvrage. Cet « incommensurable »,
auquel est consacré un second essai,
qui paraît simultanément, ne pour­
rait­il pas se cultiver sans prendre la
forme de Dieu ? Ne devrait­il pas se
vivre comme un infini au sein du

E
n 1958, Lucien Febvre et Henri­
Jean Martin publiaient L’Appa­
rition du livre (Albin Michel).
L’ouvrage était pionnier, mais
son titre malheureux. Faut­il, en effet,
penser que le livre est un « nouveau
venu » au XVe siècle, né avec l’imprime­
rie ? Evidemment non, comme le montre
Aux racines du livre, l’enquête érudite et
passionnante menée par Filippo Ron­
coni. Elle suit au fil des siècles, entre la
Grèce archaïque et le XIIe siècle, les maté­
rialités successives ou concurrentes des
formes du livre et, plus généralement,
des supports de l’écrit. Dans cette longue
durée, une mutation essentielle, qui date
ponible. Le codex peut accueillir dans un
même livre une œuvre longue ou plu­
sieurs textes plus brefs. Il permet aux
lecteurs d’écrire dans les marges. Il rend
ainsi possible ce qu’interdisaient les rou­
leaux du monde grec, devenus latins
avec l’hellénisation des élites romaines à
partir du IIIe siècle av. J.­C. Le lecteur du
rouleau ne pouvait pas écrire en lisant
puisque ses deux mains étaient mobili­
sées par l’objet et, pour lui, les œuvres de
grande ampleur étaient nécessairement
distribuées entre plusieurs livres, dont
certains pouvaient se perdre.
Filippo Ronconi enrichit notre com­
préhension de la « révolution du codex ».
codex n’a pas fait disparaître totalement
les rouleaux. Ils demeurent présents
dans les usages liturgiques à Byzance et
en Italie ainsi que dans les pratiques des
chancelleries.
Son livre s’attache aussi à un autre ob­
jet qui a traversé le temps des rouleaux
puis celui du codex : les tablettes de cire.
Avant le IIIe siècle av. J.­C., elles étaient à
Rome le principal support de l’écrit et
elles conservèrent ensuite leurs usages
documentaires et scolaires en même
temps que leur valeur symbolique dans
les représentations iconographiques, où
elles étaient le support sur lequel les
dieux aimaient écrire. Organisées en
de l’écrit, qui permet ou impose de nou­
velles manières de lire. Faut­il compren­
dre notre entrée dans le monde numéri­
que comme la disparition de la galaxie
de Gutenberg ? Ou bien, plus fondamen­
talement, comme la fin possible, proba­
ble, de la relation entre les textes et les
livres, matérialisée depuis plus de vingt
siècles par le codex ? 
aux racines du livre.
métamorphoses d’un objet
de l’antiquité au moyen âge,
de Filippo Ronconi,
Editions de l’EHESS, « En temps & lieux »,
352 p., 24,80 €.
monde, intensifiant la vie, l’empê­
chant de dépérir de platitude ? Telles
sont, très résumées, les interrogations
de François Jullien dans les quarante­
quatrième et quarante­cinquième
volumes de son œuvre. 
roger­pol droit
 Moïse ou la Chine. Quand ne se déploie
pas l’idée de Dieu, de François Jullien,
L’Observatoire, 370 p., 21 €, numérique 15 €.
L’Incommensurable, de François Jullien,
L’Observatoire, 250 p., 19 €, numérique 14 €.
Signalons, du même auteur, la parution en
poche de « Vivre le paysage. Entre les
montagnes et les eaux », Folio, « Essais »,
240 p., 7 €.
10 | Rencontre 0123
Vendredi 21 janvier 2022

Catherine Malabou

Philosophe
plastique
L’ancienne disciple de Jacques Derrida, professeure
à Londres et en Californie, développe depuis près
de trente ans une pensée de la plasticité. Un concept
dont la richesse lui permet aujourd’hui une
audacieuse réinterprétation de l’anarchisme dans
son nouvel essai, « Au voleur ! »

david zerbib Parcours

L
a citation ne se trouve dans
aucun de ses livres, mais la 1959 Catherine Malabou naît
philosophe Catherine Mala­ à Sidi Bel Abbès (Algérie).
bou finit par la lancer dans
le bruit d’un café parisien, 1999 La Contre­Allée, avec Jacques
comme pour révéler le point Derrida (La Quinzaine littéraire/
sensible à l’origine de sa pensée : « On en­ Vuitton).
fonce l’aiguillon de l’ordre dans la chair
des enfants. » Ces mots d’Elias Canetti 2004 La Plasticité au soir de
(1905­1994) désignent le rapport de do­ l’écriture (Léo Scheer).
mination qui accompagne douloureuse­
ment l’ordre imposé, et dont l’adulte 2009 La Chambre du milieu.
porterait la cicatrice, transportée de la De Hegel aux neurosciences
sphère familiale à la sphère politique. (Hermann).
On apprend sans doute ici que l’enfant
Catherine Malabou, née en Algérie dans 2018 Métamorphoses de Catherine Malabou, à Paris, en 2020. HANNAH ASSOULINE
une famille pied­noir, « n’aimait pas l’intelligence (PUF).
obéir », comme elle le confirme. Mais on
voit surtout assemblés dans cette image un dossier à la plasticité cérébrale, elle a théoricien de l’anarchisme, cité dans Au
certains des éléments essentiels du par­ alors découvert un champ de recherche voleur ! On comprend que partir de ré­
cours de l’autrice d’Au voleur ! Anar­ Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique « qui était en train de révolutionner la flexions sur les neurosciences, l’intelli­ EXTRAIT
chisme et philosophie, qui vient de paraî­ (Vrin). Elle l’avait rencontré au Collège neurologie, la psychologie et la théorie du gence artificielle ou même, plus récem­
tre. Son travail consiste en effet en une international de philosophie, qu’il avait sujet », raconte l’autrice de Que faire de ment, sur le clitoris dans une perspective « Penser philosophiquement
tentative de resituer la philosophie de la contribué à créer pour ouvrir de nou­ notre cerveau ? (Bayard, 2004). féministe (Le Plaisir effacé. Clitoris et pen­ l’anarchie a consisté en
déconstruction, et la critique de la domi­ veaux espaces de travail philosophique, Avec Malabou, on le voit, la décons­ sée, Rivages, 2020), pour en venir à inter­ grande partie à subvertir la
nation qu’elle soutient, dans un rapport et raconte s’être passionnée pour sa pen­ truction ne ressemble pas à la caricature roger le rapport entre anarchie et philo­ légitimité de l’anarchisme,
incarné au réel. sée. Subversif et singulier, suscitant la de la stylistique philosophique post­ sophie, n’est pas l’effet d’un éclectisme (…) en un geste qui ne s’est
Déconstruction ? Cette opération méfiance de l’Université, il l’avait préve­ soixante­huitarde à laquelle certains la débridé. Il s’agit de prolonger un ques­ jamais aperçu ni donc ana­
philosophique de démontage des princi­ nue : « Avec moi, vous ne ferez pas car­ réduisent. C’est d’abord une lecture mé­ tionnement vers de nouveaux objets, en lysé lui­même. Geste à la fois
pes binaires et hiérarchiques de la pen­ rière », se rappelle­t­elle. Cela n’a pas em­ ticuleuse des textes qui, comme elle le se laissant saisir par la réalité. hégémonique et soumis, qui
sée occidentale, élaborée par le philo­ pêché Catherine Malabou de travailler montre dans Le Change Heidegger. Du Or, pourrait­on dire, la réalité s’anar­ demeurera impensé aussi
sophe Jacques Derrida (1930­2004), fait dix ans à ses côtés. fantastique en philosophie (Léo Scheer, chise. C’est ainsi la découverte des cryp­ longtemps que l’anarchie
A un moment, cependant, elle a 2004), donne à penser autrement l’être – tomonnaies, technologie financière dé­ comme concept ne sera pas
décidé qu’il devenait nécessaire ce que signifie être, pour toute chose. Si centralisée, qui semble ne reconnaître ni confrontée à la radicalité
C’est la découverte des d’investir de nouveaux domai­ celui­ci ne peut plus être conçu sous Etat ni banque, qui l’a incitée, étonnam­ anarchiste de ce qui ne (se)
cryptomonnaies, technologie nes théoriques. Non pour servir l’angle d’une substance immuable après ment, à entamer une recherche sur gouverne pas. A l’évidence, la
une quelconque « reconstruc­ la déconstruction de la tradition méta­ l’anarchie. A l’origine du livre passion­ déconstruction de la méta­
financière décentralisée, tion » mais parce que, dit­elle, il physique, il faut, selon Catherine Mala­ nant qui en est issu, et qui lui a demandé physique n’a pas suffi au
qui semble ne reconnaître ni lui semblait que « la déconstruc­ bou, non pas balayer toute question on­ cinq années de travail, il y a donc, expli­ démantèlement du para­
Etat ni banque, qui a incitée tion ne rendait pas suffisamment tologique mais penser la « plasticité de que­t­elle, « la prise de conscience d’un digme archique (…). La rai­
compte de sa propre possibilité » : l’être ». D’autant plus que cette ontologie “anarchisme de fait”, différent de “l’anar­ son en est que (…) la philo­
l’autrice à commencer une « Il fallait cesser, à mes yeux, de plastique apparaît en phase avec la réa­ chisme d’éveil” de la pratique politique ». sophie n’a pas pris la mesure
recherche sur l’anarchie penser que tout se passe dans le lité matérielle que cartographie la « Ses manifestations, précise­t­elle, s’ob­ de la signification ontologi­
symbolique, la trace, l’écriture, en science, et qui se révèle plastique elle servent notamment dans les courants que (…) de l’anarchisme. (…)
se coupant de ce qui est matériel, aussi, « jusque dans les transformations libertariens, très puissants aux Etats­Unis, Si la question de l’être a bien
aujourd’hui débat, tout un pan du organique, empirique, technologique et des tissus cellulaires et des réseaux de et dans ce que j’appelle “l’ubérisation de la un sens en effet, celui­ci se
monde académique voyant dans cet hé­ scientifique. » C’était l’époque où le con­ neurones », indique­t­elle. vie” qui donne l’impression que tout de­ confond avec le non­gouver­
ritage un danger pour les valeurs univer­ cept qu’elle avait forgé à la lecture de Et cette « chair » où s’enfonce vient horizontal, interconnecté, sans né­ nable, avec l’étrangeté
selles et les repères éducatifs. La profes­ Hegel – la « plasticité » – prenait pour elle « l’aiguillon de l’ordre » ? Plastique, elle cessité de centralité étatique. » radicale à la domination.
seure à l’université de Kingston (Royau­ un sens nouveau. La plasticité est la pro­ aussi ? Oui, mais en un sens cette fois po­ Elle annonçait déjà dans une tribune L’être se fout du pouvoir.
me­Uni) et à l’université de Californie à priété de ce qui échappe au prédéter­ litique : elle n’a pas besoin de cet parue dans Le Monde (15 juin 2018) : « Le L’anarchiste, c’est lui. »
Irvine est bien loin de partager cette in­ miné, la forme qui se donne forme à elle­ aiguillon pour se développer, s’organiser, capitalisme amorce aujourd’hui son tour­
quiétude. Jacques Derrida fut le direc­ même au contact de son environne­ vivre. C’est tout le sens de l’anarchie, nant anarchiste. » Ce constat lui avait au voleur !,
teur de sa thèse de doctorat, qu’elle ment. Tombant sur une revue de cette « véritable force plastique », disait valu de nombreuses critiques venues de pages 384­385
publia en 1996 sous le titre L’Avenir de vulgarisation scientifique qui consacrait Mikhaïl Bakounine (1814­1876), le grand philosophes lui reprochant de mêler
l’anarchisme au bitcoin. « Il existe pour­
tant bien un anarcho­capitalisme, qui
passe notamment par le cyber­anar­ exemple, laisse en chantier cette ques­
Ebranler la légitimité du commander­obéir chisme, et qui est en conflit avec le capi­
talisme d’Etat, maintient­elle. Le capita­
tion de ce qui ne se gouverne pas, et qui
a à voir avec la vie et sa capacité d’auto­
LE SENS DU CONCEPT D’ANAR­ XIXe siècle ayant été de conférer Emmanuel Levinas, Jacques Der­ lisme va toujours plus vite que sa critique. organisation.
CHIE va au­delà de l’idée com­ un sens positif à cette absence de rida, Michel Foucault, Giorgio Mais s’il se développe comme une forme Mais que les humains n’aient pas be­
munément admise de désordre nécessité de tout gouvernement Agamben et Jacques Rancière. d’anarchisme, la critique doit venir de là. » soin de s’imposer un ordre, n’est­ce pas
et de chaos. Il s’agit, montre des individus par d’autres Son hypothèse, radicale, pose que Mais, pas plus en politique qu’en ma­ tout simplement incroyable ? Au sens
Catherine Malabou dans cet individus. « la légitimité du commander­ tière de philosophie, on ne se débarrasse propre, d’abord, dans la mesure où,
essai très ambitieux, d’un pro­ Mais pourquoi la philosophie obéir n’a jamais encore été philo­ facilement de l’aiguillon « archique », concède­t­elle, « en dehors des anarchis­
blème qui hante toute la philo­ contemporaine, qui n’a pourtant sophiquement ébranlée ». Or, c’est autrement dit du principe même du tes, personne n’y croit ». Mais au sens éga­
sophie politique occidentale de­ cessé de rencontrer, d’élaborer la réalité sociale elle­même, tra­ gouvernement. « Il faut le répéter : les lement où il y aurait lieu de s’émerveiller
puis Aristote : « L’incapacité de voire de « voler » le concept vaillée par le rejet des logiques philosophes n’envisagent pas une se­ de voir pourtant fonctionner certaines
l’ordre politique à se fonder lui­ d’anarchie au fil de son entre­ de domination et par de nouvel­ conde la possibilité que les hommes puis­ expériences « témoins », comme elle les
même. » L’anarchie serait donc prise de déconstruction ou de les formes d’horizontalités politi­ sent vivre sans être gouvernés », écrit­elle nomme, à l’image du zapatisme. « Seule
avant tout l’an­arkhè (le « sans destitution des « principes » de la ques qui, explique­t­elle, la fait dans Au voleur ! Elle commente : « En forme politique qui, parce qu’elle ne
principe ») constitutif de tout pensée, a­t­elle toujours tenu à aujourd’hui vaciller.  d. ze. passant en quelque sorte par­dessous les dépend d’aucun commencement ni com­
pouvoir politique, autrement l’écart l’anarchisme politique ? textes, j’ai voulu faire surgir en négatif la mandement, a toujours à s’inventer »,
dit, selon cette étymologie grec­ Pour répondre à cette question, au voleur ! question du non­gouvernable, ce qui écrit­elle, l’anarchisme constitue pour
que, la fragilité de sa fondation. Catherine Malabou engage une anarchisme et philosophie, n’équivaut pas à l’ingouvernable ni à la elle une chair où sa philosophie de la
L’innovation des théoriciens lecture serrée de six grands phi­ de Catherine Malabou, désobéissance. » Le « gouvernement de plasticité de l’être trouve à s’incarner. Et
du mouvement anarchiste au losophes : Reiner Schürmann, PUF, 408 p., 21 €, numérique 17 €. soi » chez Foucault, montre­t­elle par continue de s’ouvrir. 