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Journal de la Société des

océanistes

Vue générale d'histoire calédonienne


Jean-Paul Faivre

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Faivre Jean-Paul. Vue générale d'histoire calédonienne. In: Journal de la Société des océanistes, tome 9, 1953. pp. 9-23;

doi : https://doi.org/10.3406/jso.1953.1765

https://www.persee.fr/doc/jso_0300-953x_1953_num_9_9_1765

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VUE GENERALE

DE L'HISTOIRE CALÉDONIENNE

Lorsque la souveraineté française sur la Nouvelle-Calédonie fut


proclamée à Balade, le 24 septembre 1853, par le contre-amiral
Auguste Febvrier Despointes, commandant la division navale du
Pacifique, il y avait exactement soixante-dix-neuf ans et vingt jours
qu'en ce même lieu avait abordé l'illustre James Cook, le plus
prodigieux collectionneur d'îles océaniennes. Il découvrit la Nouvelle-
Calédonie, et d'emblée la baptisa. Et à partir de 1788, la terre la plus
proche, à 1.500 kilomètres, fut une terre anglaise, la Nouvelle- Galles
du Sud. Qu'est-ce que cette autre Nouvelle-Ecosse attendait pour
devenir anglaise à son tour?
La providence n'y fut pour rien. Comme d'autres terres par
l'anophèle ou la mouche tsé-tsé, la Nouvelle-Calédonie fut longtemps
défendue par les madrépores, architectes du grand récif. Derrière ce
rempart où l'on risquait de s'accrocher sans rémission, une détestable
réputation de cannibales, faite aux vieux Canaques non par Cook
qui les avait trouvés serviables et courtoisi, mais par les compagnons
de d'Entrecasteaux (1793) qui eurent à se plaindre de vols, d'attaques,
et à tirer le canon. Bref, une terre à épouvanter les petits garçons
lecteurs de Jules Verne et de ses émules. Troisième défense : la
pauvreté du sol, attestée par les deux navigateurs, et l'insignifiance
d'une escale située à l'écart des grandes routes d'alors.
Les Anglais vinrent pourtant les premiers. Déportés de leur route,
les navires allant vers Sydney ou en revenant, tentent parfois de s'y
ravitailler : en 1803, le capitaine Kent, du Buffalo, découvre le Port-
Saint- Vincent. Ou bien chercheurs d'aventures, plutôt de gains
palpables. Il est amusant que la gourmandise, le goût du luxe — même
funéraire — des mandarins chinois soient à l'origine de tant de
découvertes ou d'annexions en Océanie. Épuisés ailleurs, les bois de santal,
les bancs d'holothuries {trépang) attirèrent enfin les trafiquants en
Nouvelle-Calédonie, vers 1840-1850, et dans ses lieux les plus acces-
1*.
10 SOCIÉTÉ DBS OCÉANISTES.
sibles : île des Pins, côte Est où les passes du récif sont plus
nombreuses, où Hienghène devient un centre anglo-saxon. Les Canaques
eurent ainsi leur premier contact prolongé avec la civilisation
européenne. Pas par les meilleurs côtés : armes, trafics plus ou moins
probes, débauches, alcool. Les droits d'exploitation du santal, vendu
fort cher à Canton au prix d'un grave déboisement, se payaient aux
Canaques d'abord en tessons de vieilles bouteilles. Puis — image
d'Épinal typique — en clous, verroterie, tissus. Saluons au passage
le grand Paddon, aventurier honnête, qui leur fit apprécier le premier
la valeur du sterling, payant raisonnablement et honorant ses dettes.
11 fut aussi le premier à s'installer, à l'île Nou, sur l'emplacement
futur de Nouméa (1851) où son établissement allait fixer l'attention
des Français.
Les missionnaires arrivèrent à peu près en même temps. Envoyés
sur l'initiative de John Williams, le martyr d'Erromango (1834), des
catéchistes polynésiens profitèrent du bouillonnement qui agitait alors
leur race depuis la fin du XVIIIe siècle, la jetant aux Loyalty, aux
rives de la Grande Terre (Tuauru). Ils établirent des contacts avec
ces compatriotes, avec les chefs canaques. Mais les Canaques restèrent
impénétrables. Certains teachers mêlèrent naïvement l'Évangile et le
bois de santal, avec des effets désastreux (à l'île des Pins). Au lieu
des pasteurs annoncés, ce furent les Pères Maristes de l'indomptable
évêque d'Amatha, Guillaume Douarre l'Auvergnat, qui s'établirent
à Balade. C'est toujours le seul point connu des Français jusqu'à
Febvrier Despointes — le seul qui figure dans les classiques de
l'exploration. C'est là qu'entre 1843 et 1853 le rayonnement français
paraît devoir s'établir — presque à la pointe Nord-Est de l'île. Le
pavillon tricolore y flotta jusqu'au naufrage de la Seine (1846)
chargée de le retirer — malgré les premières réticences de l'évêque, qui
jugeait sans doute son clergé insuffisant — comme armée
d'occupation. Mais on ignore en général que la première prise de possession
de la Nouvelle-Calédonie — plus complète que celle de 1853 parce
que signée des chefs de Balade et de leurs parents, auxquels on guida
la main — fut celle du lieutenant de vaisseau Julien Laferrière,
commandant le Bucéphale, et qui en conduisant les missionnaires
était officiellement chargé de l'accomplir, le 1er janvier 1844. La
France venait de prendre possession des Marquises, de Tahiti (mai-
septembre 1842) et paraissait à la veille d'une poussée d'expansion
en Océanie, que l'affaire Pritchard vint interrompre. Guizot pensait
à juste titre que les plus belles îles du monde ne valaient pas une
guerre avec les Anglais.
CENT ANS D'HISTOIRE. 1 t

Si l'Angleterre n'avait pas souffert, entre 1780 et 1800, d'un


excédent de bouches misérables à nourrir et que, faute de mieux, on
mettait en prison, jamais l'Australie n'eût été colonisée, et la
transportation pénale ne fût pas apparue comme une panacée aux yeux
de Français inquiets à leur tour du surpeuplement des bagnes
métropolitains. La suppression de la peine de mort en matière politique et
les troubles de juin 1848 placèrent la déportation à l'ordre du jour.
On mit longtemps à se décider, sous réserve, en faveur de la
Nouvelle-Calédonie, éloignée et peu connue. Mais il est curieux de voir
aux origines de la mission, comme aux origines du bagne, un courant
nouveau d'opinion, qui tient à la présenter comme une terre fertile.
La vérité est sans doute entre les deux. Mais on saisit sur le vif les
procédés des propagandes coloniales — dont ensuite on usera jusqu'à
la corde pour attirer les colons : missionnaires ou marins, pour des
raisons à eux connues, en étaient venus à souhaiter l'annexion. Il
fallait ou séduire le public, ou l'accoutumer à quelque nouvelle
entreprise. Et après tout, quel expert agronome était jamais allé dans
la Calédonie d'alors? C'est sans doute Benjamin Balansa, vers 1870,
qui recommencera à voir clair. Mais il semble qu'en
Nouvelle-Calédonie, malgré ce que Jules Garnier rapporte des compagnons de
Cook et d'Entrecasteaux, on ait pendant près d'un siècle oublié les
richesses minérales possibles. Jusqu'au rush du nickel de 1874, c'est
sur la fertilité du sol, la salubrité et la bonté du climat, que porte
l'accent. On a dès le début voulu faire une colonie de peuplement
— libre ou contraint.
UAlcmène, commandant d'Harcourt, avait été expédié en 1850
pour reconnaître la Grande-Terre. L'équipage d'un canot avec ses
officiers fut massacré aux îles Yenghiebane. Il fallait donc assurer la
sécurité aux navires de passage, protéger également les
missionnaires, expulsés en 1847 de Balade et qui, âmes en peine, cherchaient
autour de l'île un lieu où se fixer. La navigation à vapeur remettait
à la mode les escales du Pacifique, où l'on voyait déjà, avec pas mal
d'avance, l'océan de l'avenir. La marine anglaise se multipliait aux
abords de la Calédonie, où Sydney menaçait d'établir une station
charbonnière pour une ligne vers Panama. On pouvait avoir besoin
— malgré la Guyane — d'un bagne tenu en réserve, et les marins
s'étaient dans toutes les commissions prononcés en faveur de la
grande île. L'ardre fut donc donné (avril-mai 1854) à trois officiers
différents d'annexer la Nouvelle-Calédonie — si personne ne l'avait
1*2 ' SOCIÉTÉ DES 0CÉAN1STES.

encore fait. Le mot d'ordre était alors l'Entente cordiale :


l'Angleterre, par besoin de l'alliance française en Méditerranée, fermerait
les yeux.
Il y eut donc une course à la Nouvelle-Calédonie, mais,
contrairement à la légende, entre Français seulement. Febvrier Despointes
arriva le premier, organisa le poste de Balade, arrangea le
ravitaillement et, avec l'appui mais souvent à l'encontre des conseils des
missionnaires (les PP. Rougeyron, Montrouzier, Goujon), esquissa
une politique indigène, peu satisfaisante parce que dépourvue
d'expérience (septembre-décembre 1853). Tardy de Montra vel, ancien
compagnon de Dumont-d'Urville, jeune capitaine de vaisseau accouru des
mers de Chine à bord de la Constantine, voulut faire mieux. Il
multiplia les prises de possession. Il rédigea un code destiné à
l'assimilation des Canaques. Il entreprit une sérieuse reconnaissance côtière :
depuis dix ans au moins les Anglais connaissaient assez bien le récif,
le lagon et le rivage. Mais surtout il orienta définitivement les
destinées de l'île en abandonnant Balade et le Nord-Est pour le Sud-
Ouest et Nouméa, important point stratégique où Paddon venait de
se fixer, qui fut fondé sous le nom de Port-de-France le 25 juin 1854.
Excellente aiguade, choisie par un marin, mais qui pour une
agglomération de quelque importance devait vite manquer d'eau potable.

Les marins avaient fondé la Nouvelle-Calédonie et l'administrèrent


d'abord : de loin tant qu'elle dépendit des Établissements français
d'Océanie, à 4.000 kilomètres à l'Est; comme gouverneurs
indépendants à partir de 1860 et jusqu'en 1884. Au rôle colonial de l'armée,
inauguré en Algérie, se substitua, par un retour aux traditions d'Ancien
Régime dû au caractère lointain de nos nouvelles possessions, Faction
colonisatrice de la marine. On le reverra en Indochine, entre 1858
et 1878. Tardy de Montravel avait donné la capitale, Guillain, Courbet,
Pallu de la Barrière tentèrent de donner à la colonie des colons et
d'organiser, sous le contrôle du Département, une administration
cohérente. Ils avaient déjà derrière eux l'expérience des systèmes
essayés aux Antilles, à la Guyane, au Sénégal. Ce qui était bon pour
une île ou pour une terre tropicale pouvait sans doute à peu de frais
se révéler bon pour une autre...
Mais, dix ans après la prise de possession, et malgré les prospectus
les mieux intentionnés ou les tentatives les plus avancées, la colonie
ne se colonisait toujours pas. La Guyane dévorait ses forçats. Par un
GENT INS D'HISTOIRE. 13

de ces coups de philanthropie qui lui étaient coutumiers, Napoléon III


fit décider l'établissement de la transportation des condamnés
européens en Nouvelle-Calédonie. Le premier convoi avec VIphigénie,
arriva de Toulon à Nouméa en 1864 (2 janvier-7 mai). Avec ses dépôts
de l'île Nou — rachetée à Paddon contre une concession à Païta —
de la presqu'île Ducos, de Montravel, de l'île des Pins, ses centres
agricoles et forestiers de Bourail, Pouembout, La Foa, Fonwary,
Koë, Canala (Napoléon-ville), le Diahot et Prony, la « Pénitentiaire »
domina pendant trente ans les activités de l'île, élevant quelques-unes
des bâtisses les plus solides et les plus importantes, dépensant sans
compter, suscitant le développement de l'élevage pour alimenter ses
rationnaires, accaparant pour ses libérés et ses détenus quelques-
unes des meilleures terres. Le rêve des admirateurs de l'Australie
— on l'imitait avec quelque retard, le bagne y avait été supprimé
depuis plus de vingt ans —- prenait corps et consistance. Mais les
résultats ne furent pas trop néfastes. Grâce aux corvées de forçats,
Nouméa se construisit — avec le règne de la « Pénitentiaire »
coïncida la première grande poussée urbaine — l'eau du Yahoué fut
captée (1877), des noyaux de peuplement, des routes, furent créés
dans la brousse. Vers 1840, un marin assurait que la « colonisation
pénale » était le moyen le plus économique de préparer les voies à
la colonisation libre, tout en régénérant les condamnés par ce travail
auquel le xixe siècle a dressé des autels : la Nouvelle-Calédonie aurait
pu lui donner raison. Mais malgré tant d'attraits — et le sol, et le
climat — elle persistait à ne pas vouloir se peupler. On a sans doute
toujours oublié que la natalité d'une part, et le niveau de vie en
France n'étaient plus les mêmes que lors des « peuplades » du Canada,
de Saint-Domingue et des îles. Une colonie de peuplement qui ne
se peuple pas, quel paradoxe!
Les suites de la guerre de 1870 y expédièrent deux sortes de gens :
Alsaciens-Lorrains — la plupart allèrent vers l'Algérie — et
Communards. En ce rapprochement, il n'y a selon nous aucune irrévérence.
Beaucoup de Communards furent d'ardents patriotes, ulcérés par la
capitulation et surtout l'attitude des « capitulards » d'alors. Tous
vécurent, souffrirent, luttèrent et parfois moururent pour un idéal
de justice sociale et de fraternité — qu'un Albert de Mun, soldat de
la répression, a reconnu et devant lequel il s'est incliné. Mais ils
avaient fait peur à la « bonne société », et celle-ci se vengea. Passons
sur les tribunaux d'exception, les exécutions (légales, elles furent peu
nombreuses), la soi-disant « Commission des grâces », les pontons,
les convois en butte aux insultes du beau monde. La Nouvelle-Calé-
1h SOCIÉTÉ DES OCÉAMSTES.

donie, comme l'Algérie de 1848, reçut les vaincus de nos guerres


civiles. G. Bourgin a rapporté comment ils furent traités, à bord ou
à terre. Puis le traitement s'adoucit. Avec l'insurrection canaque,
ils reçurent de quoi se défendre. A Ducos, à l'île des Pins, le père
de Georges Baudoux — un Parisien — se fit aimer d'eux en les
traitant avec justice. Ils n'étaient pas — déportés et non transportés —
astreints au travail, sinon rémunéré. Ils furent maçons, maraîchers
autour de Nouméa. A partir de 1874, ils purent faire venir leurs
familles, obtenir des concessions. Parmi eux de fortes
personnalités : Louise Michel, Henri Rochefort, le délégué aux finances Jourde,
Paschal Grousset, futur romancier sous le nom d'André Laurie, et
futur délégué colonial en 1907. Ces derniers" s'évadèrent avec brio.
Et peut-être leurs faits et gestes attirèrent-ils l'attention, en France,
sur la Nouvelle-Calédonie. Peut-être ont-ils apporté, comme leurs
prédécesseurs de 48 en Algérie, le ferment de l'esprit civique. Mariotti,
lorsqu'il construisait des barricades à Belleville en 1944, se souvenait
d'un vieux communard bellevillois...

Après l'Australie, la Nouvelle-Zélande, Tahiti et les Marquises (si


souvent évacuées puis réoccupées), la Nouvelle-Calédonie est une
des plus vielles terres colonisées en Océanie. Elle* fait assez
honorablement figure de doyenne dans l'Union française, avant
l'Indochine, Madagascar ou le Soudan. On ne peut dire que son
occupation ait répondu à un besoin pressant d'expansion. Mais, vingt ans
après, elle prenait brusquement une importance mondiale qui la
classe auprès de la Californie des années 48, de l'Australie du rush
de 51. Et encore, l'or était un métal connu de toute antiquité, dont
les fluctuations influencent l'économie mondiale, mais de façon
classique. Le métal calédonien était au contraire une nouveauté qui
allait révolutionner l'industrie métallurgique.
Quelqu'un avait dû retrouver le témoignage des vieux
explorateurs, puisque le Ministère se décida à envoyer en
Nouvelle-Calédonie, de 1863 à 1867, l'ingénieur de mines Jules Garnier qui, l'un
des premiers, fut frappé par l'invraisemblable richesse métallique de
la Grande-Terre. Il y vit, naturellement, du cuivre, du fer, du
manganèse, du cobalt, du chrome... et il ramassa de jolis cailloux verts
qui n'étaient autre chose qu'un nouveau minerai de nickel, que le
grand géologue américain Dana baptisa garniérite. Mais personne
alors ne savait extraire économiquement le métal et pas davantage
CENT ANS D'HISTOIRE. 15

l'utiliser. Garnier avait signalé sa découverte en 1867. Pendant que


les savants étrangers et lui-même cherchaient à résoudre le problème,
un rush se produisit en Nouvelle-Calédonie. Des colons du Mont
d'Or, l'Australien Higginson qui s'occupait déjà de cuivre et le
Hollandais Hanckar sur la côte Est — autour de Thio en particulier —
commençaient à exploiter des mines, à prospecter. L'invention de
Garnier se produisait à point : ayant en mains son brevet du 15 février
1876, il écrivait le 27 à Higginson pour lui proposer l'envoi d'un
matériel complet et d'un ingénieur (ce fut M. Caulry). Le magnat
austro-calédonien répondit par un câblogramme dans lequel il
acceptait toutes les conditions. Et la première usine de fusion — elle ne
devait durer que huit ans — fut installée à la pointe Chaleix. Doni-
dambo, comme chacun sait, date de 1911. Avec Higginson et Hanckar,
Garnier est également l'un des créateurs de la puissante société
Le Nickel.
On sait le rôle joué par ce métal dans l'histoire calédonienne. On
connaît les accès de prospérité et les crises auxquels il a donné lieu.
On n'oubliera pas non plus les autres métaux : chrome depuis 1880,
manganèse des années récentes, cobalt des artisans mineurs entre
1883 et 1909. Ces petits mineurs sont une des plus originales et
sympathiques figures calédoniennes. C'est de leurs rangs qu'est sorti
Georges Baudoux.
Mais on voit que la Calédonie, comme l'Afrique du Sud ou certains
États sud-américains (Bolivie), vit avant tout sur ses mines. Élément
instable, qui a fait entrer l'île dans le circuit international des échanges,
mais en lui imposant la servitude des cours mondiaux. Et, dès le
début, elle l'a subie. Car en suscitant l'industrie du nickel, qui
n'existait pas avant les découvertes de Jules Garnier, elle a provoqué
recherches et exploitation dans l'immense Canada. Au bout de
quelques années, la concurrence devenait écrasante. Pour que la
Calédonie puisse vivre, il faut que les industries utilisant le nickel
connaissent une expansion régulière.

Ce n'en est pas moins une île au trésor, avec tous les inconvénients
que cela peut comporter. Les mines ont l'avantage d'attirer capitaux
et main-d'œuvre : l'agriculture les retient. C'est ce qu'avait compris
le gouverneur Feillet. Mais le peuplement par la mine est des plus
aléatoires — surtout si la mine marche et si l'immigration de
l'extérieur est peu abondante : par ses hauts salaires elle retire des bras
16 SOCIÉTÉ DES OCÉANISTES.

aux autres activités. C'est le revers de la prospérité. Bien que dès


l'origine la Nouvelle-Calédonie ait été conçue comme une « colonie
de peuplement », et de petite colonisation, les vicissitudes de l'histoire
en firent presque aussitôt un pays d'élevage, une autre pampa
parcourue par ces authentiques gauchos que sont les stockmen : dans
un pays sans routes, tout le monde apprit à monter à cheval, et le
cheval apprit à escalader pitons et chaînes. Comme en Argentine
le bétail fut introduit d'ailleurs : Paddon avait un parc à l'île Nou,
et animaux et méthodes vinrent d'Australie, avec le vocabulaire
(stock, paddock, stock-yard). Les besoins énormes de l'administration
avec ses milliers de rations journalières, l'impossibilité de faire autre
chose que du bétail sur la côte Ouest, colonisée depuis la création
de Nouméa, créèrent le grand élevage calédonien. Extensif jusque
de nos jours : 3 à 5 hectares par tête de bétail. Au début du siècle,
la route n° 1 de Nouméa à Bouloupari traversait d'immenses steppes
où le bétail était perdu, les habitations noyées. Et la mine aussi
réclamait de la viande fraîche. Il y eut parfois jusqu'à 100.000 têtes,
au point que l'on fit déjà à Ouaco une première tentative de conserve.
Puis ce fut la surproduction, la chute des cours — ou bien, par suite
d'années exceptionnellement sèches ou de ravages de sauterelles,
désastre pour le troupeau. Élevage « marginal » à la merci des
conditions atmosphériques et du marché, à peine intégré encore dans le
cycle agricole, mais toujours considéré comme la seconde, en
importance et en dignité, des activités calédoniennes. Et l'une des plus
originales par les types humains qu'elle a créés, Pour le vieux
Calédonien, self-made man s'il en fut, un stage comme stockman pouvait
passer pour de rigueur dans une carrière normale. Dans cette société
frémissante, active, débrouillarde et sans castes, où la richesse apporte
considération parce qu'on l'a gagnée, où la misère n'avilit pas, où
l'hospitalisation est généreuse.
Si le peuplement paysan de la Nouvelle-Calédonie fut si long à
venir, ce n'est pas faute d'avoir tenté toutes les cultures. Le mythe
tropical de la fertilité inépuisable du sol et de l'éminente bonté du
climat autorisait tous les espoirs. On a calculé, minutieusement, le
rendement du ver à soie et le bénéfice net d'une exploitation cotonnière,
on a voulu imiter et surpasser les îles à sucre ou à tabac : de ces
quatre activités, l'une n'est même plus mentionnée et les trois autres
vivement déconseillées par le récent document R. E. P. A. consacré
aux cultures tropicales dans le Pacifique Austral. Blé et vigne, riz
et maïs, légumes et fruits d'Europe, manioc, ananas et bananes ont
été essayés avec des succès différents à côté des cultures tradition-
CENT A.N8 D'HISTOIRE. 17

nelles, taro et igname (avec canne à sucre indigène et cocotier). La


plus vigoureuse tentative de créer un peuplement européen et de le
fixer au sol par des cultures durables — on sait en Afrique du Nord
qu'elles attachent l'homme autrement que les annuelles — est celle
à laquelle le Gouverneur Feillet a laissé son nom. Homme de
caractère et de vision, forte personnalité, donc violemment critiqué. A-t-il
réussi? A-t-il échoué? On a pu lui reprocher — comme à tant d'autres
avant lui — d'avoir placé son impression personnelle de la Calédonie
avant l'étude méthodique des sols. Et pourtant, entre les deux guerres,
le colon René Metzger, interviewé par M. Pierre Routhier,
réussissait d'exceptionnelles densités caféières sur des sols
exceptionnellement pauvres : ce qui réjouirait les mânes d'E.-F. Gautier,
collectionneur des paradoxes algériens. M. Feillet a lui-même critiqué le
choix sans discernement des colons qu'on lui expédiait, vivement
combattu son entourage et son conseil général réticents. Il réussit à
lancer un mouvement — des colons hissèrent même leur piano,
sans route, jusqu'au col d'Amieu. D'autres partirent, sollicitèrent des
emplois à Nouméa, se firent rapatrier. Si son proconsulat coïncida
avec deux graves crises minières, il n'en est sans doute pas
responsable. Et les autres sont restés, ont fait souche. Et le café demeure
la culture essentielle de la Nouvelle-Calédonie — culture de qualité —
qui est loin encore de satisfaire les immenses besoins de l'Union
française. Si la côte Ouest est réservée aux Blancs et à Y Arabica,
plus fin, le rustique Robusta prospère parmi les Canaques de la
côte Est.
Peuplement également de qualité. Descendants d'Australiens,
d'Allemands, de Bretons, de Corses, d'Alsaciens, de Franc-Comtois,
de Bordelais ou de Savoisiens..., le peuple calédonien s'est révélé,
avec ses défauts et ses immenses qualités, éminemment apte à mettre
son île en valeur. Si le Français est casanier, lorsqu'il s'expatrie, il
joue le jeu mieux que personne : mieux sans doute que les cockneys
créateurs d'Empire qui meurent de soif auprès d'un ruisseau, faute
d'un verre à boire! Mais combien encore déficient par le nombre!
Deux ou trois fois grande comme la Corse, la Calédonie reste six
fois moins peuplée, avec une densité qui dépasse à peine 3 au
kilomètre carré. Partie de chiffres ridiculement bas (350 civils en 1863,
2.753 sur 16.895 Européens en 1877), la population européenne,
après avoir augmenté de 1887 à 1901 (16.500 à 23.500), baisse
régulièrement jusqu'en 1926 (16.897) pour s'accroître régulièrement
jusqu'en 1952 (21.500). C'est un curieux paradoxe que celui d'une
colonie de peuplement qui non seulement ne se peuple pas, mais
18 SOCIÉTÉ DES OCBANISTES.

se vide jusqu'à il y a une trentaine d'années. On accuse évidemment


la suppression du bagne, mais il y a d'autres causes à trouver.
Actuellement, la pente est remontée, la Nouvelle-Calédonie peut faire face
à l'avenir. Mais elle conserve toujours — en pleine prospérité —
ces gros besoins de main-d'œuvre qui depuis la fin du siècle ont
fait subventionner l'immigration des Tonkinois et des Javanais
(11.000 à 12.000 en 1931 et 1936, 4.200 et 5.400 en 1952), main-
d'œuvre appréciée. Si jamais les Français se décident à émigrer,
veulent bien penser à une terre française... et si la France se décide
à avoir une politique d'émigration...
Terre française — et qui manifeste la présence de la France dans
le Pacifique Austral. Nouméa, pour ses voisins d'Australie, est un
petit Paris. Le choix peut-être fortuit de Tardy de Montravel a
conditionné l'histoire de l'île. Une capitale qui centralise les importations,
les grands intérêts économiques, l'administration et le haut
enseignement. Quelques fortes concentrations locales : Thio et le nickel,
par exemple, Ouaco et les conserves, avec exportations la plupart du
temps directes. Des noyaux créés par la colonisation, M. Boubi-
gnan qui est un gendarme, Mme Boubignan institutrice. Un Nord
et un Sud et deux bandes côtières, Est et Ouest. Centralisation et
variété. L'opposition classique entre Paris et la province, celle qui
fait la saveur de la France : Nouméa et la brousse. L'Administration
dit « l'Intérieur ». Nous préférons l'autre mot. Car le broussard — et
celui qui est né là-bas, le Niaouli, d'après son arbre-symbole — est
un beau type humain.
Décidément, la Nouvelle-Calédonie est la terre du paradoxe.
Géographes et naturalistes l'ont montré à l'envi. Cette colonie n'a même
pas été conquise — comme l'Algérie, le Sénégal, l'Indochine et même
Tahiti qui eut trois ans de guerre d'indépendance (1844-1847). Elle
nourrit longtemps une forte garnison (plus de militaires et de
fonctionnaires que de civils en 1877). Mais pas pour préparer les voies
comme cela s'est fait ailleurs. L'ancienne société canaque, bien qu'il
existât entre les tribus sous la forme d'alliances et d'amitiés
traditionnelles un embryon de relations diplomatiques, n'en était pas
encore arrivé au stade des États organisés, voire des fédérations
politiques ou religieuses, qui ailleurs ont donné fil à retordre et
procuré leur gloire aux grands coloniaux.
D'autres sauront mieux dire ce qu'il faut de l'archaïsme étonnant,
du caractère quasi -fossile de la vie en Nouvelle-Calédonie à l'arrivée
des Blancs, qui ne se doutèrent pas alors qu'ils avaient affaire à un
monde semblable à celui de leurs propres ancêtres. Fossiles animaux
CENT ANS D'HISTOIRE. 19

et végétaux : escargot bulime, Araucaria (huit espèces sur dix ou


douze dans le monde). Deux mammifères seulement : la chauve-
souris et l'homme. Un endémisme extraordinaire : la plupart des
espèces ne se retrouvent nulle part ailleurs. Et l'homme, auquel on
s'intéresse de plus en plus depuis les recherches de Sarrasin, les
travaux de M. Leenhardt et de tant d'autres : lui aussi un fossile
vivant, présentant, assure-t-on, des traits plus archaïques que l'homme
de Neanderthal. Organisation sociale et mentalité impossibles à
pénétrer d'emblée par des Blancs conscients à la fois de leur
supériorité et de l'unité fondamentale de l'esprit humain. Incompréhension
parfois cordiale — chez Cook — parfois acerbe, et qui à l'occasion
provoqua des drames.
Pour le Canaque — puisqu'il faut employer ce mot impropre
faute d'un autre aussi bref — le Blanc apparaît comme un Bao,
un dieu ou un esprit : apparition d'ancêtres, débarquement de
fantômes que l'on traite comme tels, que l'on éprouve au besoin (épreuve
du poisson empoisonné de Cook). S'il va porter ailleurs ses bienfaits,
dans une tribu ennemie, ou s'il vient d'une autre tribu, on le
massacre comme dans l'affaire de YAlcmène. On peut au besoin le manger,
car on a toujours faim. Peu à peu, on s'accoutume : Vandégou à
l'île des Pins, Bouarate à Hienghène, reçoivent des santaliers et
commencent à apprécier les aménités de la « civilisation ». Mais les
caprices, le désir de prestige, souvent le mutuel souci de se berner,
le sentiment d'une injustice ou d'un mauvais marché, provoquent
des drames ou des vengeances, qui d'ailleurs, de part et d'autre,
ne retombent pas forcément sur les coupables. V. den Brock d'Obre-
nan observe que sur l'échiquier des îles, un noir vaut un noir, un
blanc vaut un blanc. Mais le Blanc qui apprend à se conduire
correctement, respecte le Noir et s'en fait respecter, est en général assuré
de sa sécurité.
Les premiers missionnaires, qui ignoraient autant que leurs
compatriotes les hommes et la société qu'ils rêvaient de convertir, se
heurtèrent à une résistance massive, inattendue : peu de néophytes, et
au bout de trois ans l'expulsion; une reconquête laborieuse.
Lorsque Febvrier-Despointes et Montravel prirent possession de
Balade et des divers points de l'île, ils ne manquèrent pas de
rechercher, suivant leurs instructions et l'usage, l'assentiment des chefs.
On peut bien se demander ce que ceux-ci y comprirent et quelle
valeur pouvait avoir leur consentement, sinon aux yeux des
chancelleries européennes toujours formalistes. Chef-d'œuvre d'une
politique d'assimilation reposant sur une confortable ignorance, le code
'20 SOCIÉTÉ DES OCEAN 1STES.

imposé par ce dernier aux tribus soumises transformait le « Verbe


du clan » en « commissaire de police » (Yves Person). En fait, aux
débuts de la colonisation, les indigènes préférèrent surtout éviter
les contacts.
Il y eut des conflits avec les tout premiers colons, des colonnes
mobiles, des sanctions, des amnisties. On empiétait sur les terres
des tribus (les réserves furent cependant fixées en 1868). Les, Canaques
volaient dans les fermes, à Nouméa même. Fort peu s'engageaient
pour travailler. Mais le seul mouvement sérieux fut l'insurrection
de 1878, née parmi les tribus de la côte Ouest, autour de La Foa
et Bouloupari. Gendarmes, colons et leurs familles, libérés furent
massacrés. La côte orientale ne bougea pas : depuis Nouméa et la
colonisation, les contacts avec les Blancs y étaient moins fréquents,
et les tribus étaient souvent — et traditionnellement — adversaires
de celles de l'autre versant. On recruta des auxiliaires parmi les
Canala. Les colons s'armèrent, montèrent à cheval, secondèrent les
troupes. La révolte avait duré plus de sept mois (24 juin 1878-
1er février 1879). Les tribus furent décimées, exilées à l'île des Pins,
remaniées ensuite au hasard des circonstances. Vingt ans après, le
colon universitaire Marc Le Goupils recueillait encore l'écho de cette
tragédie et de ces bouleversements. En 1917, une nouvelle révolte
éclatait parmi les indigènes encore païens : on connaît le rôle de
M. et Mme Leenhardt, à Houaïlou, pour amener leur soumission.
La première révolte au moins : réaction de primitifs sédentaires dont
les bœufs foulaient au pied les cultures, les autels, les tombeaux,
contre l'envahisseur nomade. Mais pour une fois les nomades étaient
les fourriers d'une civilisation qui les fournissait en armes et en
moyens puissants.
A la fin du siècle, même les mieux intentionnés envers les gens
de la Grande-Terre se croyaient obligés par les faits de constater
leur déchéance irrémédiable et de déplorer leur inévitable
disparition. Le choc de deux cultures, sans amortisseur, avait été trop
violent : on l'a vu ailleurs. Ennui de vivre — comme partout en
Océanie — armes à feu, alcool, disparition des vieilles disciplines
ne laissant rien où se raccrocher. L'alcoolisme fut redoutable pour
un des seuls peuples au monde qui n'ait jamais connu les excitants.
Cinquante pour cent de décès, d'après une enquête de la S. D. N.,
étaient dûs encore après la Grande Guerre à des maladies introduites
depuis la colonisation — dont la lèpre. Si la population blanche
diminuait, la population noire passait de 41.900 en 1887 à 27.100
en 1921, malgré une légère reprise entre 1901 et 1911. Elle ne recom-
CENT ANS D'HISTOIRE. "2 t

mence à croître qu'en 1926 pour atteindre, en 1952, le chiffre de


33.850, dont 19.836 pour la Grande-Terre. L'augmentation demeure
encore faible, mais dans ce cas également, la baisse est enrayée. La
Nouvelle-Calédonie a cessé d'être une terre qui se dépeuple.
Mais le Canaque ne doit pas être catalogué comme main-d'œuvre
servile : il est trop fier — on ne peut l'en blâmer — pour travailler
autrement qu'à ses propres conditions et pour le temps qu'il lui
plaît. On le voit, certes, beaucoup à Nouméa, rieur, bruyant, vêtu
de couleurs vives, en sorte que cette population flottante qui
n'apparaît pas sur les statistiques se remarque sur la chaussée. Ce qui pose
un problème social dont se préoccupe actuellement les Églises. Dans
la brousse, les tribus mènent encore leur vie patriarcale, sous la tutelle
de l'Administration, du gendarme, et l'autorité du chef et des anciens.
Le chef a son téléphone et sa jeep, il est vrai, et loge dans une maison
coquette devant laquelle il plante parfois sa vieille flèche faîtière.
L'antique case humide et sombre, enfumée par crainte des
moustiques, fait place à des demeures plus modernes. On peut déplorer
la disparition du Séjour paisible. Il faut s'en accommoder. Les «
collectivités autochtones » reçoivent des Travaux publics l'eau courante,
des écoles. A raison de 3 hectares par tête, les réserves permettent
aux indigènes de cultiver, à côté des plantes vivrières, les produits
d'exportation : on a vu qu'ils plantaient le café sur la côte orientale
qui est devenue leur asile (30 % de la production du café, plus de
60 % de la population autochtone). Une solution au problème des
cultures tropicales en Nouvelle-Calédonie sera certainement
l'extension des réserves, conseillée par le premier document R. E. P. A. de
M. Edouard Berge.
Et c'est au xxe siècle que la Mission a connu sa revanche. Avec
l'arrivée des missionnaires évangéliques de Paris et la fondation du
Centre de Houaïlou à partir de 1902. Avec le Père François Luneau,
le « Pèlerin du Ciel », mort dans la catastrophe aérienne des îles
Bahrein en juin 1950, en compagnie de l'abbé Luc Amoura,
premier prêtre indigène. Le clergé français, dans un accès de
découragement, s'était détourné des Canaques pour subvenir aux besoins
spirituels des Européens. Protestants et catholiques ont compris
qu'il fallait, par le travail et l'étude, par le développement du sens
des responsabilités, créer une élite indigène, capable de s'imposer
une discipline, d'organiser des cadres, de vivre un nouvel idéal.
L'ancienne société était totalitaire i^quand elle se désagrégea, le
Canaque crut perdre ses raisons de vivre. Or, une caractéristique
de l'histoire calédonienne, c'est que, pour des raisons indiquées plus
SOCIETE DES OCEÀN1STES.

haut, il n'y a jamais eu jusqu'ici de politique indigène.


Heureusement, les missionnaires furent les premiers ethnologues, et
l'Administration coloniale reconnaît actuellement la valeur de l'ethnologie.
C'est pour la compréhension mutuelle, parole respect de ce qui peut
et doit être sauvé des valeurs traditionnelles, que se^fera
l'acculturation — l'intégration des gens de la Grande-Terre à une société
nouvelle, originale. Passés en un siècle de l'âge de pierre à l'ère
atomique, ils ont survécu, en affirmant leur vitalité un instant
compromise. C'est une promesse pour la Calédonie.

Pendant la première guerre mondiale, la Nouvelle-Calédonie fit


brillamment son devoir, Français et tirailleurs du bataillon du
Pacifique. Les descendants des colons allemands ne furent pas les
derniers. Un peuple nouveau était donc né — comme dans les plus
grands creusets humains du xixe siècle : États-Unis, Australie,
Argentine.
Mais en 1940, cette colonie d'âge déjà respectable toujours tenue
en lisière — les métropoles sont d'une prudence excessive — sut
montrer qu'elle était capable d'assumer ses responsabilités. Nous
avons relaté les événements dans le premier numéro de ce Journal,
et le témoignage de M. Henri Sautot, paru quatre ans plus tard,
permet de rectifier et de compléter l'image. Trois cents Calédoniens,
trois cents Tahitiens, d'origine française ou océanienne,
reconstituèrent le deuxième bataillon du Pacifique. Petite unité dans les
énormes armées alors en mouvement, mais qui sut à son tour ee
couvrir de gloire dans une guerre de matériel qui paradoxalement a
remis à l'ordre du jour la valeur du combattant individuel. Bataillon
à l'image des terres françaises du Pacifique : la qualité avant la
quantité.
La guerre de 1914 n'avait été qu'une guerre européenne
généralisée, à l'image des guerres de Louis XIV ou de Napoléon. La guerre
de 1939, européenne en ses origines étroitement locales, eut le triste
honneur de s'enfler aux proportions de la planète. Dans le monde
de 1939, la Nouvelle-Calédonie, comme en 1774 ou en 1853, n'était
encore qu'un canton lointain, aux antipodes de la France; seules
les distances par mer s'étaient rétrécies, passant de cinq mois (convoi
de riphigénie) à trente jours grâce à la vapeur et au percement du
canal de Panama. Rares étaient les Français conscients de cette
« possession » lointaine, terre du bagne et des cannibales; pour
CENT ANS D'HISTOIRE.

attirer l'attention il eût fallu qu'une autre puissance la convoitât,


ce qui aurait obligé pas mal de gens à apprendre leur géographie.
Mais quelques années plus tard, elle était au cœur des événements
mondiaux, siège d'un État-Major allié dirigeant la guerre du
Pacifique. Pearl Harbour l'a débloquée, arrachée à son isolement.
Les fondateurs de la colonisation avaient cru, dur comme fer, à
la valeur stratégique des îles. Pour eux, celle-ci commandait les
routes de Sydney à la Nouvelle-Zélande, à Canton, au Pacifique
central et à Panama. Les Australiens l'avaient redoutée comme une
menace, à dix jours au vent de Sydney. Mais son importance se
révélait maintenant, avec près d'un siècle de retard. Elle couvrait
Sydney, Auckland et Wellington contre une attaque japonaise. Elle
permettait de repartir à la conquête des Salomon. Le Pacifique,
jadis aux explorateurs, aux baleiniers, à quelques trafiquants
audacieux, aux grands voiliers, sans lignes régulières, sans
radio-communications jusqu'en 1914, lorsque l'escadre du comte Von Spee pouvait
y disparaître à son gré, grand océan en marge des routes du trafic
mondial, devenait à son tour un des centres vitaux de la planète.
Majoration qui valorise, toutes les terres du Pacifique, pour peu que
leur situation s'y prête. Et nous connaissons les importants voisins
de la Nouvelle-Calédonie.
Nouméa, de 1939 à 1951 fut l'escale des Pan American Airways
de San-Francisco à Sydney. Elle est maintenant desservie par Air-
France, via Saigon : dans un sens ou dans l'autre, à quatre ou cinq
jours de Paris, à quinze jours de correspondance. Sa position
stratégique l'a fait choisir comme siège de YInstitut français d'Océanie
dont le but est l'étude méthodique à tous les points de vue — on
espère que la synthèse géographique aura son tour — de nos
Établissements du Pacifique. Par voie d'attraction, la Commission
(internationale) du Pacifique Sud s'y est à son tour établie. Par ces deux
institutions qui marquent un tournant de l'histoire « coloniale », la
France assure sa présence et son prestige. Et dans le cadre de l'Union
française et du plan décennal, la Nouvelle-Calédonie parachève son
équipement. L'avenir est devant elle. On voit le chemin parcouru.

24 septembre 1953. Jean-Paul FAIVRE.


Docteur es lettres
Agrégé de l'Université.

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