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Alexandre Robert
* Ce texte a bénéficié des relectures attentives et des conseils avisés de Muriel Boulan, Rémi
Deslyper et Olivier Roueff. Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés.
1. Pierre Guillot rappelle que ce patronyme exigerait une double accentuation (« Sévérac »),
comme l’attestent la généalogie familiale et les pièces d’état civil ; voir Pierre Guillot, Déodat
de Sévérac, musicien français, Paris : L’Harmattan, 2010. Nous avons néanmoins choisi de conser-
ver ici l’orthographe consacrée avec accentuation unique (« Séverac ») dans un souci de
cohérence, puisque c’est elle que l’on retrouve le plus souvent sous la plume du compositeur
lui-même, et quasi invariablement sous celles de ses contemporains ou de ses commentateurs
ultérieurs.
2. On peut en effet définir la socialisation comme le processus par lequel le monde social (les
institutions, les groupes, les dispositifs, etc.) forme et transforme les individus. Pour une syn-
thèse, voir Muriel Darmon, La socialisation, Paris : Armand Colin, 2010. Il faut reconnaître
à Maurice Halbwachs le mérite d’avoir jeté les bases d’une sociologie de la socialisation
musicale dans un beau texte de 1939 consacré à la mémoire collective des musiciens. Voir
Maurice Halbwachs, La mémoire collective [1re édition 1950], Paris : Albin Michel, 1997, cha-
pitre I (« La mémoire collective chez les musiciens »), p. 19-50.
3. L’enseignement de d’Indy a d’ailleurs fait l’objet de travaux précieux. Voir notamment Rémy
Campos, « Le Cours de composition de Vincent d’Indy », dans Nicolas Donin et Laurent
Feneyrou, dir., Théories de la composition musicale au xxe siècle. Vol. 1, Lyon : Symétrie, 2013,
p. 67-92 ; et Renata Suchowiejko, « Du “métier à l’art” : l’enseignement de Vincent d’Indy »,
dans Manuela Schwartz, dir., Vincent d’Indy et son temps, Liège : Mardaga, 2006, p. 101-110.
4. Déodat de Séverac, Écrits sur la musique, Liège : Mardaga, 1993.
5. Une grande partie de la correspondance de Séverac a fait l’objet de l’excellent travail éditorial
de Pierre Guillot ; voir Déodat de Séverac, La musique et les lettres, Liège : Mardaga, 2002. Cet
ouvrage sera désormais abrégé de la manière suivante : ML. Un certain nombre de lettres iné-
dites de Séverac restent cependant conservées dans les archives de Catherine Blacque-Belair
(veuve de Gilbert Blacque-Belair, petit-fils de Déodat de Séverac) à Saint-Félix-Lauragais,
dans la maison natale du compositeur.
6. Voir Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris :
La Découverte, 2013, chapitre III (« La fabrication sociale des individus : cadres, modalités,
temps et effets de socialisation »), p. 115-131. Voir également du même auteur L’homme pluriel.
Les ressorts de l’action, Paris : Hachette, 2006 ; « De la théorie de l’habitus à une sociologie
psychologique », dans Bernard Lahire, dir., Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et
critiques, Paris : La Découverte, 2001, p. 121-152.
Revue de musicologie
7. Sur l’articulation des échelles sociales d’observation, voir Carlo Ginzburg, Le fromage et les
vers. L’univers d’un meunier du xvie siècle [1re édition 1976], trad. de l’italien, Paris : Flammarion,
1980 ; Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », dans Jacques Revel, dir.,
Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris : Seuil / Gallimard, 1996, p. 15-36. Du côté
de la sociologie, on pourra consulter Norbert Elias, La société des individus [1re édition 1987],
trad. de l’allemand, Paris : Pocket, 2004 ; Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie, trad. de
l’allemand, Paris : Seuil, 1991 ; Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création
littéraire, Paris : La Découverte, 2010.
8. Voir Pierre Combes, Histoire de la restauration du chant grégorien d’après des documents inédits. Solesmes
et l’édition vaticane, Solesmes : Abbaye Saint-Pierre, 1969 ; Katharine Ellis, Politics of Plainchant
in Fin-de-Siècle France, Surrey : Ashgate, 2013.
9. Bernard Molla, Charles Bordes, pionnier du renouveau musical français entre 1890 et 1909, thèse de
doctorat, université Lyon-2, 1985, p. 67-68.
10. Voir Philippe Lescat, L’enseignement musical en France de 529 à 1972, Courley : J. M. Fuzeau,
2001.
11. Vincent d’Indy, « L’institut vu par ceux qui n’en sont pas », Le Figaro, 28 oct. 1895.
Revue de musicologie
12. Séverac écrit à sa sœur Jeanne en 1900 : « T’ai-je dit que nous sommes 52 au cours de d’Indy !
Il nous a divisés en 3 sections d’ailleurs. La première dont je suis étudiera la symphonie et le
drame ; la seconde la musique primitive et la sonate ; la troisième fait du contre-point [sic].
La Schola devient, comme tu le vois, quelque chose d’épatant. » Lettre de Déodat de Séverac
à Jeanne de Séverac, Paris [23 ? janv. 1900], ML, p. 101-102.
13. Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France [1re édition 1938], Paris : PUF, 1999, p. 139
et p. 197. Sur l’usage du concept d’« institution enveloppante » dans le cadre d’une enquête
sur les classes préparatoires aux grandes écoles, voir Muriel Darmon, Classes préparatoires.
La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris : La Découverte, 2013, p. 27-84.
14. Si c’est bien d’Indy qui débute l’année scolaire en octobre 1896, il demande cependant à
Albéric Magnard d’assurer l’intérim de janvier à mars 1897, période durant laquelle la créa-
tion de son drame Fervaal le retient à Bruxelles.
15. Lettre de Déodat de Séverac à Marthe de Séverac, Paris [fin 1896 ?], ML, p. 52.
16. René Dumesnil, « L’enseignement », dans Ladislas Rohozinski, dir., Cinquante ans de musique
française de 1874 à 1925, tome 2, Paris : Éditions musicales de la Librairie de France, 1925,
p. 220-221.
17. Au sens fort que donne à ce terme Ferdinand Tönnies (gemeinschaft), c’est-à-dire d’un grou-
pement hiérarchisé d’individus unis par une proximité à la fois affective et spatiale, ainsi que
par l’autorité surplombante d’un chef, d’un roi, etc. Ferdinand Tönnies, Communauté et société.
Catégories fondamentales de la sociologie pure [1re édition 1887], trad. de l’allemand, Paris : PUF,
2010.
18. Vincent d’Indy, « Une école de musique répondant aux besoins modernes. Discours d’inau-
guration de la Schola Cantorum, 2 déc. 1900 », dans Vincent d’Indy, dir., La Schola Cantorum.
Son histoire depuis sa fondation jusqu’en 1925, Paris : Bloud et Gay, 1927, p. 69.
19. « Le sentiment de fraternité qui existait entre [les élèves] était édifiant, et rappelait celle qu’on
remarque chez les anciens des Grandes Écoles comme Saint-Cyr ou Polytechnique. » Guy
de Lioncourt, Un témoignage sur la musique et sur la vie au xxe siècle, Paris : L’Arche de Noé, 1956,
p. 53.
20. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris : Minuit, 1989, p. 111 et
p 258. Voir également la comparaison opérée entre les classes préparatoires et les ateliers de
peintres durant le Second Empire dans Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Cours
au Collège de France 1998-2000, Paris : Seuil / Raisons d’agir, 2013, p. 181-185. On trouve,
sur ce point, quelques éléments communs entre la Schola et le Conservatoire de Paris ; voir
Revue de musicologie
avec plusieurs de ses condisciples tels que René de Castéra, Pierre Coindreau,
Gustave Bret ou Auguste Sérieyx. Plus généralement, les élèves de la Schola sont
incités à prendre place au sein de la division du travail artistique de l’institution et
à contribuer aux différentes activités qui en rythment l’existence : organisation de
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concerts ou de conférences, contribution à l’activité de la Tribune de Saint-Gervais
(le bulletin mensuel de la Schola), gestion et administration des activités d’édition
de la Schola, voire remplacement occasionnel de certains professeurs titulaires
pour les élèves les plus avancés.
En outre, si elles restent bien évidemment structurées par des liens hié-
rarchiques, les interactions entre professeurs et élèves en viennent elles-mêmes
fréquemment à déborder le cadre des situations d’enseignement pour se prolon-
ger dans des pratiques collectives plus relâchées ou, en tout cas, moins formelles
telles que la promenade ou la fréquentation des concerts. C’est ce dont Séverac
rend compte avec étonnement dans une lettre de 1896 – déjà citée – adressée à
sa sœur Marthe :
Les profs, qui sont l’élite du monde de l’art sont étonnants de dévouement,
de science et de camaraderie. Quand je songe que d’Indy, qui sans conteste
est le premier symphoniste du jour, est venu hier se « ballader » avec moi
pendant une bonne heure, comme un « copain », riant, causant avec un
charme inouï d’art et de mille autres choses […]. Et tous les autres profs.
sont pareils. Demain dimanche Guilmant me prend au concert Lamoureux
où l’on doit jouer une adorable symphonie de d’Indy, une cantate de César
Franck, quelque chose de Saint-Saëns, etc.21
Rémy Campos, Le Conservatoire de Paris et son histoire. Une institution en questions, Paris : L’Œil d’or,
2016, p. 39-40 et surtout p. 48-52.
21. Lettre de Déodat de Séverac à Marthe de Séverac, Paris [fin 1896 ?], ML, p. 52 (c’est Séverac
qui souligne).
22. Fabien Michel note que l’on rencontre dans les couloirs de la Schola « un panel représentatif
de la France de “l’ordre” : abbés, amateurs éclairés, rentiers cultivés, fonctionnaires repentis,
diplômés de la faculté de droit, militaires en exercice ou démissionnaires, que nous avons peu
de chance de rencontrer sur l’autre rive de la Seine, dans les bâtiments du Conservatoire » ;
Fabien Michel, La querelle des d’indystes et des debussystes, thèse de doctorat, université de Dijon,
2000, p. 211. Sur ces questions, voir également Jane Fulcher, French Cultural Politics and Music.
From the Dreyfus Affair to the First World War, Oxford : Oxford University Press, 1999.
Revue de musicologie
Les gens qui pensent ainsi sont des chrétiens ! remarque-le. Notre monde [en
note : la « Société » du moins] a bien besoin d’une purgation23.
23. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [nov. 1896], ML, p. 24 (c’est Séverac
qui souligne).
24. Sur l’incertitude comme caractéristique centrale de l’horizon professionnel des artistes, voir
Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris : EHESS / Galli-
mard / Seuil, 2009, chapitre V (« Rationalité et incertitude de la vie d’artiste »), p. 187-236.
25. Peu après sa rencontre avec Séverac, Bordes écrit à Paul Poujaud : « Je viens de lever un sujet
exceptionnel présenté par le Dr Boyer, des chanteurs de Saint-Gervais. Un tout jeune garçon,
petit noble de village, naturel, ingénu et éveillé, plein de race, de sons, musicien, artiste, poète,
un pâtre. Tu verras, et comme moi, tu l’aimeras. » Lettre de Charles Bordes à Paul Poujaud,
Toulouse [été 1896], citée dans Blanche Selva, Déodat de Séverac, Paris : Delagrave, 1930, p. 13.
26. Sur les conditions sociales des vocations artistiques, voir Gisèle Sapiro, « La vocation artis-
tique entre don et don de soi », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 168, 2007, p. 4-11.
27. Dette morale qui recèle également une dimension économique, puisque les parents de Séve-
rac acceptent de le financer à hauteur d’une centaine de francs par mois durant les premières
années de son séjour parisien (sans compter le coût des études à la Schola, qui s’élèvent à cent
francs par trimestre).
28. Lettre de Déodat de Séverac à Marthe de Séverac, Paris [1897 ?], ML, p. 32.
29. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [1897], ML, p. 49.
Revue de musicologie
Je vais te dire maintenant quelque chose qui vous fera plaisir… Je vous la
transmets sans vanité (d’ailleurs tu me connais assez pour savoir que c’est
un des rares défauts que je n’aie pas…) Mercredi au cours de d’Indy, j’avais
apporté au Maître une variation sur un choral de Bach. Il l’a examinée un
long moment et m’a dit ceci : « Séverac, je suis émerveillé de vos tendances
et de votre intelligence musicale. Je suis émerveillé de la facilité avec laquelle
vous vous assimilez les principes d’école, gardant toujours une personna-
lité évidente… Si vous continuez ainsi je vous prédis de belles choses… »
Tu devines que j’ai été un peu ému de m’entendre ainsi prendre à partie
devant tous mes camarades, mais cela m’a fait du bien… On a besoin de se
sentir encouragé… surtout par un maître tel que d’Indy qui est le désintéres-
sement incarné…33
À travers la petite remarque réflexive que Séverac glisse en fin de cet extrait, il
apparaît que la confiance qu’il accorde à son professeur repose non seulement
sur la reconnaissance de ses compétences et de sa légitimité artistique, mais éga-
lement sur la croyance en son désintéressement évaluatif.
30. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris, 10 juil. 1898, ML, p. 67 (c’est Séverac
qui souligne). Le concert évoqué dans cette lettre est en fait un « Exercice-concert » des élèves
de la Schola organisé par Bordes et d’Indy chez le Prince de Polignac, le 7 juil. 1898.
31. À l’inverse, on ne trouve dans la correspondance familiale de Séverac aucune trace d’hypo-
thétiques jugements négatifs ou de signe décourageants émis par d’Indy.
32. On peut rapprocher le rapport de Séverac à la Schola de celui des « oblats » à l’Église. Selon
Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin, en effet, les oblats sont « voué et dévoués à
l’Église » et « investissent totalement dans une institution à laquelle ils doivent tout […], sans
laquelle et hors de laquelle ils ne seraient rien ». Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin,
« La sainte famille. L’épiscopat français dans le champ du pouvoir », dans Actes de la recherche
en sciences sociales, 44-45, 1982, p. 5.
33. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris [fin 1897-début 1898], ML, p. 57. Voir aussi
la lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris [janv. 1901 ?], ML, p. 123.
Que veut dire par là d’Indy ? Selon lui, la pratique artistique s’oppose au
métier entendu comme profession rémunérée. Elle se doit d’être désintéressée,
c’est-à-dire étrangère à toute logique de rentabilité financière mais également
34. Séverac écrit en 1901 à sa sœur Alix : « Ce qui […] donne de l’espoir pour l’avenir, c’est la
satisfaction complète de d’I[ndy]. Dernièrement il a dit à quelqu’un que “j’étais son meilleur
élève et une des plus jolies natures de musicien qu’il connaisse”. Ce quelqu’un est le père d’un
de mes camarades qui me l’a répété et cela m’a comblé de joie. D’ailleurs il a trouvé très bien
toutes les œuvres que je lui ai soumises durant cette année. » Lettre de Déodat de Séverac à
Alix de Séverac, Paris [juin-juil. 1901], ML, p. 148.
35. À plusieurs reprises, dans sa correspondance familiale, Séverac se présente comme incapable
d’évaluer le degré de réussite de ses propres œuvres avant de les avoir dévoilées à d’Indy.
Voir la lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [juin 1899 ?], ML, p. 87 ; lettre
de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [mars-avr. 1900 ?], ML, p. 103 ; lettre de
Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 15 mars 1902, ML, p. 159.
36. V. d’Indy, « Une école de musique… », p. 60.
Revue de musicologie
37. Si d’Indy fustige en priorité les intérêts économiques attachés aux pratiques artistiques, il n’en
est pas moins sévère avec les intérêts symboliques. Dans un entretien publié dans Le Temps
du 24 octobre 1912, il écrira ainsi : « Être de l’Institut pour la notoriété ou la gloire que ce
titre procure, cela ne me séduit aucunement. Je ne suis pas sensible à ce plaisir-là. Nous
enseignons au contraire à la “Schola” que le destin naturel de l’artiste est de faire son œuvre
ou ses œuvres. Nous étouffons dans nos élèves toute vanité naissante. Nous leur apprenons à
aimer le travail dans le silence et la solitude, nous leur montrons la beauté et même l’utilité
de la modestie et leur répétons sans cesse que l’art ne s’épanouit pleinement que loin de ce
qui lui est étranger. » J. L., « M. Vincent d’Indy et l’Institut », dans Le temps, 24 oct. 1912.
38. V. d’Indy, « Une école de musique… », p. 70-71.
39. V. d’Indy, « Une école de musique… », p. 63. D’Indy est d’autant plus libre de prôner un art
désintéressé que, comme on l’a vu, il s’adresse à un public d’élèves majoritairement issus des
classes supérieures et généralement bien dotés en termes de capital économique.
L’idée d’une proximité entre l’art et la religion est déjà bien ancrée – quoique
de façon très générale, en tout cas pas aussi précise et « théorisée » que dans les
discours de d’Indy – dans l’esprit de Séverac au moment où il s’installe à Paris
fin 1896, ce qui n’est guère étonnant à en juger par l’éducation à la fois artistique
66
et religieuse qu’il a reçue au cours de sa prime socialisation familiale40 . On le
voit par exemple affirmer durant l’été 1896, dans une lettre destinée à sa sœur
Alix après une visite de l’Abbaye de Fontfroide, que « les deux idées [mystique
et artistique] sont sœurs ou au moins cousines41 ».
Le jeune homme semble donc relativement disposé, par ses expériences
antérieures, à intérioriser les convictions de ses nouveaux maîtres. À partir de
la fin de l’année 1896, on remarque dans sa correspondance que ce qui n’était
jusqu’alors qu’un rapprochement flou entre art et religion prend la forme plus
précise d’un nœud esthétique / éthique, Séverac épousant ainsi la position scho-
liste. Dans une lettre de 1898 à sa sœur Alix, il s’interroge en ces termes sur le
comportement idéal de l’artiste à partir de l’exemple de d’Indy lui-même :
Avec d’Indy je travaille ferme, il est bon cet artiste ! Mais est-il possible d’être
artiste sans être bon ? Le plus grand artiste n’est-il pas l’infinie bonté42?
Cette imbrication du beau et du bien, présentée ici sous forme de question rhé-
torique, devient une conviction explicitement assumée quand, après avoir assisté
au discours d’inauguration de d’Indy cité précédemment, il écrit à sa famille en
octobre 1900 :
D’Indy nous a fait un discours superbe. Deux points (comme disent les curés)
ont été délicieusement développés par ce charmant artiste ciseleur de phrases
autant que trouveur d’harmonies suaves. D’abord la délimitation de l’Art :
Le vrai et le faux ; c’est-à-dire l’art désintéressé et l’art lucratif… Et puis les
qualités que doit posséder un artiste pour être digne de ce nom. Il a fait là
une habile application des principes chrétiens que nous oublions si souvent !!
« Fides, Spes et Caritas »… Foi, espérance et amour du prochain… C’est
surtout cette dernière vertu qui se rencontre peu, même parmi les artistes
qui sembleraient devoir être libérés des conventions sottes du monde. Si ce
magnifique discours est publié, ce que j’espère, je vous l’enverrai43 .
40. Pour des éléments biographiques sur la jeunesse de Séverac, voir P. Guillot, Déodat de Sévérac…
Pour une analyse de la prime socialisation familiale de Séverac, voir Alexandre Robert, Une
approche sociomusicologique de la création musicale. La pratique de la composition pianistique de Déodat de
Séverac, thèse de doctorat, université Paris-Sorbonne, 2016, chapitre I (« Grandir au sein de
l’aristocratie languedocienne »).
41. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Narbonne [1896 ?], ML, p. 20.
42. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac [juin-juil. 1898], ML, p. 71.
43. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 31 oct. 1900, ML, p. 108-109.
Revue de musicologie
Chez Lamoureux, j’ai passé deux heures inoubliables. L’Or du Rhin de Wagner
en entier avec une interprétation remarquable avait attiré au Nouveau
Théâtre le Tout-Paris musicien. Je suis encore ahuri par cette merveille et
ne sais que pousser des exclamations banales et faibles infiniment à côté de
la force de l’impression. Qu’il me tarde que vous puissiez venir et vous ini-
tier à ces visions d’Au-delà… On est meilleur en sortant de là ! On voudrait
embrasser tout le monde, pardonner toutes les injures, excuser toutes les
misères humaines… Voilà l’art comme je le comprends mais tout le monde
n’est pas Wagner. Hélas !45…
Davantage que les précédentes lettres qui nous donnaient à voir un Séverac s’ef-
forçant de s’approprier de manière générale la croyance en ce lien entre esthé-
tique et éthique, ce même lien apparaît ici sous une forme incorporée en ce qu’il
semble avoir spontanément structuré une de ses expériences concrètes d’écoute.
Car si l’épreuve du beau musical est vécue par Séverac comme une sorte de bain
purificateur sur le plan éthique, s’il ne peut s’empêcher de se « sentir meilleur » et
de tendre à la fois mentalement et physiquement vers certaines valeurs catholiques
(l’amour du prochain, le pardon, etc.) après avoir goûté avec autant de plaisir
l’œuvre de Wagner, c’est que la fusion du beau et du bien est devenue pour lui
chose quasi « naturelle », qu’elle s’est mue en schème pratique, en disposition46 .
À partir de 1896 et sous l’autorité surplombante de d’Indy, l’oreille de
Séverac s’engouffre donc dans l’espace hétéronome ouvert par la Schola et fait
sienne cette modalité de perception, d’appréciation et de création artistique selon
laquelle le beau est indissociable d’une conception catholique du bien47. Mais
44. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 16 nov. 1900, ML, p. 111.
45. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris [janv. 1901], ML, p. 123.
46. Sur la théorie sociologique du sens pratique, voir Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris :
Minuit, 1980.
47. Pour d’autres manifestations de l’adhésion profonde de Séverac au projet hétéronomisant
de la Schola et à l’idée que l’art « véritable » est indissociable de visées moralisatrices, voir
Traditionalisme
la lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 12 mai 1901, ML, p. 145. Voir également
Déodat de Séverac, « À la Scola [sic] Cantorum », dans La Renaissance Latine, 15 juin 1902,
p. 300-301.
48. Les trois volumes du Cours de composition musicale, rédigés avec l’aide de ses élèves (Auguste
Sérieyx pour les deux premiers volumes et Guy de Lioncourt pour le troisième volume), ont
été respectivement publiés chez Durand en 1903, 1909-1933 et 1950. Les deux premiers
volumes sont particulièrement précieux pour notre propre travail puisqu’ils ont été élaborés
par Sérieyx – en concertation directe avec d’Indy – à partir des notes prises lors de sa fré-
quentation de la classe de composition entre 1897 et 1899. Vincent d’Indy, Cours de composition
musicale. Premier livre, Paris : Durand et fils, 1912 [1903] ; Vincent d’Indy, Cours de composition
musicale. Deuxième livre, première partie, Paris : Durand et fils, 1909 ; Vincent d’Indy, Cours de
composition musicale. Deuxième livre, deuxième partie, Paris : Durand et fils, 1933 ; Vincent d’Indy,
Cours de composition musicale. Troisième livre, Paris : Durand et fils, 1950.
49. Voir R. Campos, « Le Cours de composition de Vincent d’Indy ».
50. Vincent d’Indy, « L’artiste moderne », dans L’Occident, 1, déc. 1901, p. 11.
51. La métaphore organique est omniprésente chez d’Indy. Elle nourrit tout à la fois ses représen-
tations de l’histoire, de la société, de l’homme ou de l’œuvre musicale : « L’art, dans sa marche
à travers les âges, peut être ramené à la théorie du microcosme. Comme le monde, les peuples,
comme les civilisations, comme l’homme lui-même, il traverse de successives périodes de jeu-
nesse, de maturité, de vieillesse, mais il ne meurt jamais et se renouvelle perpétuellement. Ce
Revue de musicologie
l’Art change de forme mais non de nature : si les moyens d’expression évoluent, la
production artistique reste une aspiration collective vers le Créateur, « un moyen
de nourrir l’âme de l’humanité52 ». On trouve une formulation particulièrement
nette de cette idée dans l’introduction du Cours de composition musicale :
69
Sans la Foi, il n’est point d’Art […]. L’Art est un, en soi ; seule l’expression, la
manifestation diffère suivant le procédé employé par l’artiste pour l’exprimer.
La raison de cette unité de l’Art est d’ordre surnaturel : au-dessus de tous les
besoins humains plane l’aspiration vers la Divinité, l’élan de la créature vers
son Auteur ; et c’est dans l’Art, sous toutes ses formes, que l’âme cherche le
moyen de rattacher sa vie à l’Être qui en est le principe […]. L’idée de l’Art
nous apparait donc, dès l’origine, indissolublement liée à l’idée religieuse, à
l’adoration ou au culte divin53 .
n’est pas un cercle fermé, mais une spirale qui monte toujours et progresse. » V. d’Indy,
« Une école de musique… », p. 63. Sur cette conception du progrès, voir Jann Pasler, « Paris :
Conflicting Notions of Progress », dans Jim Samson, dir., The Late Romantic Era : From the Mid-
19th Century to World War I, Londres : Macmillan, 1991, p. 389-416.
52. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 9.
53. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 10-11.
54. On peut voir ici une transposition – « catholicisée » – du positivisme et de la pensée d’Auguste
Comte, comme le remarque Andrew Thomson, Vincent d’Indy and his world, Oxford : Claren-
don Press, 1996, p. 85.
55. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 5-6.
Mais la logique traditionaliste guide également son oreille en lui fournissant une
modalité d’appréciation particulière des œuvres des siècles passés. Dès les pre-
mières semaines de cours, Séverac fait part à sa sœur Alix de l’émerveillement
que suscitent chez lui les découvertes musicales faites à la Schola :
À part l’harmonie et la composition, tous les cours que je suis sont des nou-
veautés pour moi et d’ailleurs ils n’existent nulle part ailleurs. Chaque cours
est pour moi une vraie révélation où l’on nous fait découvrir quelques nou-
veaux trésors laissés par les grands maîtres des xvie et xviie siècles59
56. Ainsi l’Anthologie des Maîtres religieux primitifs des xve, xvie et xviie siècles visant à populariser le
répertoire palestrinien, ou le Chansonnier du xvie siècle proposant des chansons profanes de la
Renaissance (Janequin, Lassus, etc.).
57. Voir Katharine Ellis, « En route to Wagner : Explaining d’Indy’s Early Music Pantheon » et
Annegret Fauser, « Archéologue malgré lui : Vincent d’Indy et les usages de l’histoire », dans
M. Schwartz, dir., Vincent d’Indy et son temps, respectivement p. 111-121 et p. 122-133.
58. Lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, 1er janv. 1900, ML, p. 100. Par « Art
nouveau », Séverac entend ici la production artistique de son temps, tandis qu’« Art ancien »
désigne les productions artistiques des siècles précédents.
59. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [1896], ML, p. 24.
Revue de musicologie
Toute la question est de savoir quelle musique est la plus à même de soutenir
le culte, d’escorter la foi catholique durant l’office. Or la pensée traditionaliste
de la Schola, qui reconnaît à certains répertoires une valeur fondatrice, se tra-
duit par une exigence d’authenticité. C’est précisément cette exigence qui travaille
ici la pensée de Séverac : son discours vise à disqualifier les pratiques musicales
liturgiques qui, refusant de se plier au répertoire grégorien-palestrinien, en dénie-
raient la qualité de musique liturgique authentique et, par-là, bafoueraient la
tradition de « l’Art véritable ».
Durant l’été 1897, Bordes organise une sorte de pèlerinage musical à
Solesmes, afin que les élèves de la Schola se familiarisent davantage avec la
connaissance et la pratique du chant grégorien « restauré ». Écrivant en juin 1897
à son ami et collaborateur Don Mocquereau, Bordes lui demande de leur prépa-
rer « une étude de la paléographie grégorienne en 6 leçons afin de leur donner
des idées justes sur la genèse de l’art », ainsi que de leur inculquer « de bons
principes de chant62 ». Avec quelques camarades de la Schola cantorum, Séverac
est donc amené à passer plusieurs jours à l’Abbaye de Solesmes, expérience qui
60. Sur les abbés Aimé Larrieu et Maurice Albouy, voir les commentaires de Pierre Guillot des
lettres 17 et 18 dans ML, p. 26-27.
61. Lettre de Déodat de Séverac à Marthe de Séverac, Paris [déc. 1896], ML, p. 26-27.
62. Lettre de Charles Bordes à Don André Mocquereau, 21 juin 1897, BnF Mus., Microfilm,
Vm bob-733.
63. Lettre de Déodat de Séverac à un membre de sa famille, Solesmes, 12 juil. 1897, ML, p. 47
(c’est Séverac qui souligne).
64. Au double sens du terme, c’est-à-dire de « l’entraînement qui exerce » et de « la faculté qu’on
exerce ». Antoine Hennion, « Ce que ne disent pas les chiffres. Vers une pragmatique du
goût », dans Olivier Donnat et Paul Tolila, dir., Le(s) public(s) de la culture, Paris : Presses de
Sciences-Po, 2003, p. 300.
65. Entre mille exemples, on peut évoquer les concerts des Chanteurs de Saint-Gervais dirigés
par Bordes qui, donnés quotidiennement de 15 h à 17 h dans la chapelle de Saint-Julien-des-
Ménétriers à Paris, donnent à écouter des polyphonies de la Renaissance six mois durant
pour l’exposition universelle de 1900. Sur les innombrables concerts des Chanteurs de
Saint-Gervais organisés par Bordes dans les années 1890 et au début des années 1900, voir
B. Molla, Charles Bordes…, p. 16-61.
Revue de musicologie
– qui donnent à la tradition scholiste une forme d’existence objective –, ainsi que
par quelques interventions de conférenciers invités. La mise en mot de sa récep-
tion de la conférence donnée par Dom Pothier (une autre figure importante de
Solesmes) dans les locaux de la Schola vers fin de l’année 1897 en constitue un
73
bon indice :
À part nos cours habituels, nous avons eu une conférence sur Le rôle du chant
grégorien et palestrinien dans l’Art faite par le fameux Dom Pothier. Cette confé-
rence a duré deux bonnes heures et je vous assure qu’elle est passée comme
passent les éclairs tellement ce moine (colossalement érudit) a des charmes et
de foi. Il nous a dit que le rôle que nous devions jouer nous, futurs artistes,
compositeurs, organistes, dans l’union future, ou mieux, dans la restauration
des liens de l’art vrai avec la religion66 .
66. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris [fin 1897], ML, p. 55-56.
67. Voir Fernand Biron, Le chant grégorien dans l’enseignement et les œuvres de Vincent d’Indy, Ottawa :
Éditions de l’Université, 1941. Pour d’autres formes d’appropriation créatrice du chant gré-
gorien en France à la même période, voir Benedikt Lessmann, Die Rezeption des gregorianischen
Chorals im 19. und frühen 20. Jahrhunderts. Studien zur ideen- und kompositionsgeschichtlichen Resonanz
des « plain-chant », Hildesheim : Olms, 2016.
Ascétisme
L’ascèse chrétienne, en tant que discipline de soi (du corps, de l’âme, etc.), depuis
le ive siècle après J.-C.68 , n’a cessé d’alimenter sous diverses formes les pratiques
tant catholiques que protestantes durant le Moyen Âge et la Renaissance69 .
Aussi n’est-il pas surprenant de constater qu’une profonde logique ascétique se
dégage de l’enseignement prodigué par Vincent d’Indy. Entraînement corporel
ou spirituel qui permettrait de tendre vers le désintéressement comme vers les
trois valeurs théologales précédemment citées, cette logique ascétique se décline
68. Michel Hulin, « Ascèse et ascétisme », dans Encylopaedia Universalis, en ligne : http://universalis.
fr/encyclopedie/ascese-et-ascetisme/, consulté le 15 juil. 2013.
69. Max Weber propose par exemple une distinction célèbre : l’ascétisme extra-mondain, typique du
christianisme d’avant la Réforme, est une forme de renoncement au monde ; l’ascétisme intra-
mondain, qui s’objective dans les écrits théologiques issus de la Réforme, consiste en un inves-
tissement discipliné dans la vie et les activités terrestres, soutenu par les notions de vocation
(Beruf) et de prédestination. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1re édition
1903-1904], trad. de l’allemand, Paris : Gallimard, 2003.
Revue de musicologie
La discipline de travail
75
En premier lieu, l’ascétisme de la classe de composition se traduit par une cer-
taine discipline de travail. L’intransigeance de d’Indy vient soutenir la double
exigence de sérieux et d’assiduité que fait peser sur les élèves, on l’a vu plus haut,
le dispositif pédagogique et disciplinaire. Selon Guy de Lioncourt :
[D’Indy] comprenait mal les faiblesses d’autrui. À qui invoquait devant lui
l’excuse de la maladie, il répondait : « On n’a qu’à pas être malade ! » À un
autre qui disait avoir oublié quelque chose : « Comment peut-on oublier une
chose qu’on a sue ? »70 .
D’Indy était exigeant quant à la qualité des idées. Il mettait ses élèves en garde
contre le premier jet, qui doit toujours être complété, mûri, ciselé, repensé,
fini. « Il faut souffrir ses thèmes », disait-il72 .
Il nous faut toujours reprendre, éliminer, simplifier jusqu’à ce que nos idées
ne soient pas des thèmes quelconques, jusqu’à ce que rien ne « cloche » plus
dans la réalisation, jusqu’à ce que les divers éléments constitutifs de notre
œuvre soient parfaitement équilibrés entre eux. […] M. d’Indy nous a tou-
jours mis en garde contre cet aveuglement qui nous entraînerait à livrer trop
tôt nos productions73 .
Séverac semble lui aussi se plier docilement à cette ascèse laborieuse exi-
gée par son maître, soulignant dans maintes lettres la quantité de travail qu’il
est contraint de fournir comme le régime d’urgence temporelle dans lequel se
dévident fréquemment ses actions :
76
Je suis tellement pris ces jours-ci, chère petite maman, que j’ai à peine le
temps de dîner… Ce sont les derniers cours de d’Indy et comme j’ai pas mal
de textes à recopier vous comprenez mon travail. Il faut bien cela car je ne
suis pas venu ici pour flâner… J’aurais préféré rester avec vous… Mais quel-
quefois le sacrifice s’impose74 .
Évidemment je n’aurai pas beaucoup de loisirs d’ici à mon départ. D’Indy
nous a annoncé hier que nous aurions avant les vacances un examen général
sur les matières vues depuis trois ans… En outre une dissertation sur un sujet
d’esthétique musicale, une pièce symphonique, une pièce lyrique et une fugue
à composer… Tu vois qu’il ne veut pas que nous bâillions aux corneilles, le
« patron »75 .
Certes, ces discours en forme de justifications ont sans doute pour objectif de
rassurer sa famille quant à son implication et sa détermination. Mais ils n’en
objectivent pas moins les contraintes scolaires qui tenaillent Séverac, tout en
offrant des indices des habitudes ascétiques de travail qu’il est amené à contracter
au sein de la Schola.
74. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris [fin juin 1898], ML, p. 65.
75. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [mai ou juin 1899 ?], ML, p. 84.
76. Voir Rémy Campos et Nicolas Donin, « La maîtrise artistique de Vincent d'Indy : de quelques
relations nouvelles entre composition et analyse au début du xxe siècle », dans Annales Suisses
de Musicologie, 25, 2006, p. 155-216.
Revue de musicologie
77. Rémy Campos, « L’analyse musicale en France au xxe siècle : discours, techniques et usages »,
dans Rémy Campos et Nicolas Donin, dir., L’analyse musicale. Une pratique et son histoire, Genève :
Droz, 2009, p. 375.
78. G. de Lioncourt, Un témoignage…, p. 45.
79. V. d’Indy, « L’artiste moderne ».
80. Déodat de Séverac, « Causerie musicale. À propos de Tristan et Iseult de Richard Wagner »,
dans Le Messager de Toulouse, 1er janv. 1900 ; repris dans D. de Séverac, Écrits sur la musique,
p. 46.
musical oriente puissamment l’attention des élèves vers les deux dimensions des
œuvres que sont l’architecture formelle et la technique contrapuntique.
Forme et contrepoint
78
Revue de musicologie
nous apprennent rien de nouveau. » Lettre de Vincent d’Indy à Joseph Canteloube, Boffres,
20 août 1904 ; Vincent d’Indy, Ma Vie, Paris : Séguier, 2001, p. 664 (c’est d’Indy qui souligne).
87. Avec – quoique dans une moindre mesure – les « chansons populaires » du Moyen Âge,
considérées comme un art dérivé du chant grégorien, adapté par le peuple pour les besoins
de la danse. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 83-90.
88. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 91 (c’est d’Indy qui souligne). Le traité
d’harmonie d’Henri Reber, qui fait alors autorité au sein du Conservatoire de Paris,
considère en effet l’harmonie comme la succession d’accords relativement autonomes et non
comme l’émission simultanée de plusieurs mélodies différentes ; Henri Reber, Traité d’harmonie
[1re édition 1862], Paris : Colombier, 1880.
89. Martin Kaltenecker note que dans les écrits de Friedrich Christian Michaelis ou de Friedrich
Rochlitz, au début du xixe siècle, l’une des fonctions de la métaphore organique – selon
laquelle est pensée l’œuvre musicale – est de « légitimer ou réhabiliter la fugue et de façon
générale une musique qui repose sur les imitations, à la texture dense, fluide et continue,
comme on la rencontre chez Bach ou Haendel, par opposition à la fragmentation et à la
versatilité affective de la musique galante ». M. Kaltenecker, L’oreille divisée…, p. 227.
tion d’une pièce, même si son propos ne concerne que le domaine symphonique.
La « jolie harmonie » est ici placée du côté de la superficialité et de la fragilité,
tandis que le thème est placé du côté de la profondeur et de la solidité :
une fantaisie charmante de Saint-Saëns qui ressemble assez à son Rouet d’Om-
phale mais avec beaucoup plus d’intérêt contrapuntique94 .
90. Lettre de Vincent d’Indy à Octave Maus, Les Faugs, 14 sept. 1904 ; V. d’Indy, Ma Vie, p. 666
(c’est d’Indy qui souligne).
91. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 23 janv. 1901, ML, p. 125.
92. Voir par exemple le grand chapitre du Cours de composition consacré à la fugue. V. d’Indy, Cours
de composition musicale. Deuxième livre, première partie, p. 19-100.
93. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris, 13 mai 1897, ML, p. 41.
94. Lettre de Déodat de Séverac à une de ses sœurs, Paris, 20 mai 1897, ML, p. 45.
Revue de musicologie
95. Lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [18 ou 19 janv. 1898], ML, p. 60.
96. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [6 mars 1899 ?], ML, p. 75.
97. Séverac ne publiera jamais de son vivant cette sonate qui comportera finalement quatre mou-
vements. Pierre Guillot en a proposé une édition en 1990 à partir d’une version manuscrite
conservée à Saint-Félix (Archives Catherine Blacque-Belair). Déodat de Séverac, Sonate pour
piano, éd. Pierre Guillot, Paris : Éditions musicales du Marais, 1990.
98. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris [fin 1897-début 1898], ML, p. 57.
99. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Deuxième livre, première partie, p. 231. Outre les chapitres
du deuxième livre de son Cours de composition musicale, d’Indy consacrera plusieurs articles au
genre de la sonate aussi bien qu’à la forme sonate, dont Vincent d’Indy, « La sonate », dans
Le Courrier Musical, 1er mars 1902, p. 65-68 (article issu d’une conférence donnée à la Schola
le 13 déc. 1901).
100. D’Indy reprend vraisemblablement ces catégories genrées d’analyse musicale à Adolph Bern-
hard Marx, bien qu’aucune source n’atteste que le premier a bien lu le second (nous remer-
cions Gilles Saint-Arroman de nous avoir renseigné sur ce dernier point).
Revue de musicologie
FIGURE 1 • Schéma formel du premier mouvement de la Sonate en si bémol mineur de Déodat de Séverac
83
Alexandre Robert
Après avoir terminé les trois autres mouvements de cette Sonate en si bémol mineur et
soumis l’ensemble au « Maître », Séverac écrit à sa famille en mai ou juin 1899 :
Comme vous pensez, l’opinion de d’Indy sur ma Sonate m’a été vraiment
droit au cœur, d’autant plus que ce grand maître est la franchise en personne
et qu’il n’hésite guère (lorsque c’est nécessaire) à vous dire les vérités même
dures. Incontestablement c’est un grand pas fait vers la « maîtrise musicale »
de moi-même. Je vous l’ai dit plusieurs fois, la Sonate est une œuvre de pure
musique fort difficile au point de vue du plan et de la marche tonale ; géné-
ralement le premier essai est faible, mauvais même souvent ; le bon Dieu a
voulu qu’il n’en soit pas ainsi pour moi et je l’en remercie101.
101. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris [mai ou juin 1899], ML, p. 82-83.
Revue de musicologie
Le rapport à Wagner
L’examen de la réception par Séverac des œuvres de Wagner offre une dernière
occasion d’observer, en creux, les différentes dispositions incorporées à la Schola
qui, en s’articulant les unes aux autres, orientent ses pratiques musicales durant
ses premières années de formation au sein de la classe de composition de d’Indy.
On ne s’étonnera pas de constater que les musiciens du xixe siècle qui font
l’objet de la plus profonde admiration de Séverac, aux alentours de 1900, sont
ceux dont les œuvres constituent les derniers jalons en date de l’histoire de la
musique traditionaliste centrée sur la polyphonie et la forme telle que l’enseigne
d’Indy : Beethoven104 , Wagner105 , Franck et ses disciples106. Si le goût de Séverac
102. Elle est créée le 22 janv. 1901 à la Schola, et le premier mouvement est donné lors d’une
séance de musique de la Libre Esthétique à Bruxelles le 26 mars 1901. Séverac cherchera en
outre à la faire éditer par Durand en 1902.
103. Il faudrait ici évoquer une troisième grande logique qui s’articule intimement avec le tradi-
tionalisme et l’ascétisme dans l’enseignement de d’Indy, à savoir la logique singulariste, selon
laquelle il s’agit de révéler son « soi » par la composition, d’être authentique et sincère, de
manifester sa « personnalité » propre, etc. Le format de cet article ne nous permet pas de
développer ce point, mais on pourra consulter A. Robert, Une approche sociomusicologique de la
création musicale…, chapitre II (« Déodat de Séverac à la Schola Cantorum ») et chapitre IV
(« La montée en singularité »).
104. De la 9e Symphonie de Beethoven, Séverac dit en janvier 1898 de façon très significative qu’elle
est « la plus colossale du maître […], une des merveilles de l’Art musical ». Lettre de Déodat
de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [18 ou 19 janv. 1898], ML, p. 60.
105. Séverac commence à étudier la musique de Wagner au sein de la classe de d’Indy à partir
de mai ou juin 1898. Voir la lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [mai ou
juin 1898 ?], ML, p. 62.
pour la musique de Wagner est de loin le plus intéressant, c’est non seulement
parce qu’il est celui qui se manifeste alors avec le plus de virulence, mais aussi
parce qu’il est celui dont les sources laissent le mieux entrevoir la structure. On
peut relever de nombreuses traces de l’amour de Séverac pour Wagner tout
86
au long de la fin des années 1890 et au début des années 1900 dans sa corres-
pondance. Outre les lettres précédemment citées qu’il adresse à sa mère le 13
mai 1897 et à sa famille en janvier 1901, il s’exclame encore auprès de sa sœur
Jeanne en janvier 1898 puis en décembre 1899 :
Comment trouvez-vous la chanson du matelot du Vaisseau Fantôme ? Il y a
des gens qui prétendent que Wagner ne savait pas écrire de la musique gaie !
L’est-ce assez pourtant et si distingué avec cela107.
Mon article du Messager est terminé et va partir. La représentation de Tristan
a été pour moi une jouissance inoubliable et indéfinissable… L’homme qui
a été capable d’écrire cette œuvre est un géant devant lequel il faut s’incliner
humblement et « enlever son chapeau » comme me le disait Vidal108 qui n’est
pas soupçonnable de wagnérisme pourtant109.
106. Dans sa correspondance, Séverac évoque à l’occasion Castillon, Chabrier, Ropartz, Chausson
et bien sûr d’Indy.
107. Lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [18 ou 19 janv. 1898], ML, p. 60.
108. Il s’agit très certainement du compositeur Paul Vidal (né à Toulouse en 1863 et décédé à
Paris en 1931), lauréat du Prix de Rome en 1883, que Séverac rencontre sans doute lors des
séances de la Société nationale de musique à la fin des années 1890.
109. Lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [20 ou 27 déc. 1899], ML, p. 96.
110. D. de Séverac, « Causerie musicale… », p. 44-47.
Revue de musicologie
Autant dire qu’à travers cette écoute spécifique de Tristan et Iseult, l’œuvre de
Wagner est intégralement « saisi » – au double sens du terme, c’est-à-dire appro-
prié et compris – à travers le prisme des différentes logiques scholistes mises
au jour précédemment : le nœud esthétique / éthique (Wagner perçu comme
œuvrant pour le bien et le futur de l’humanité), la logique traditionaliste (la réins-
cription de Wagner dans une lignée historique d’essence polyphonique) et la
logique ascétique (le rapport analytique au musical et la focalisation sur la trame
polyphonique) se mêlent et s’imbriquent pour constituer un « cocktail » perceptif
et appréciatif issu de l’enseignement de d’Indy.
• • • • •
114. Les données empiriques examinées dans cet article, abondantes et concordantes, ne laissent
aucun doute quant à la confiance artistique que Séverac accorde à son maître d’Indy et la
complète remise de soi qui en découle durant ses premières années d’étude. Si Séverac se
distancie certes de d’Indy et de l’univers de la Schola à partir de 1902, il s’agit de prendre du
recul vis-à-vis d’une interprétation téléologique de sa trajectoire qui laisserait penser que sa
« rencontre [avec d’Indy] n’eut jamais lieu » (comme le suggère P. Guillot, Déodat de Sévérac…,
p. 27).
115. Pour des travaux qui considèrent l’oreille comme un organe socialisé, on pourra consul-
ter Bernard Lortat-Jacob, « L’oreille jazz : essai d’ethnomusicologie », dans Circuit : musique
contemporaine, 14/1, 2004, p. 43-52 ; Irina Kirchberg, « Écouter la musique par gestes pour
faire équipe. La socialisation de l’oreille en natation synchronisée », dans Culture et musées, 25,
2015, p. 95-114.
116. Christian Bessy et Francis Chateauraynaud définissent la notion de « prise » comme le « pro-
duit de la rencontre entre un dispositif porté par la ou les personnes engagées dans l’épreuve
et un réseau de corps fournissant des saillances, des plis, des interstices ». Christian Bessy et
Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris : Métailié,
1995, p. 239.
Revue de musicologie
117. « Le mot de “sédimentation” ne doit pas nous tromper : ce savoir contracté n’est pas une
masse inerte au fond de notre conscience. Mon appartement n’est pas pour moi une série
d’images fortement associées, il ne demeure autour de moi comme domaine familier que si
j’en ai encore “dans les mains” ou “dans les jambes” les distances et les directions principales
et si de mon corps partent vers lui une multitude de fils intentionnels. De même mes pensées
acquises ne sont pas un acquis absolu, elles se nourrissent à chaque moment de ma pensée
présente, elles m’offrent un sens, mais je leur rends. » Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception [1re édition 1945], Paris : Gallimard, 1995, p. 151.
118. On pourra trouver plusieurs travaux d’inspiration « pragmatiste » consacrés à l’écoute « en
situation » dans Revue de musicologie, 88, 2002 ; et Anthrony Pecqueux et Olivier Roueff, dir.,
Écologie sociale de l’oreille. Enquête sur l’expérience musicale, Paris : EHESS, 2009.
119. Muriel Darmon définit la socialisation de renforcement comme « un processus aux effets
avant tout fixateurs ». M. Darmon, La socialisation, p. 115.
120. Sa participation active aux réunions de la bande des Apaches, en effet, brouillera considéra-
blement la relative homogénéité des situations qu’il avait jusque-là été amené à rencontrer
sous le contrôle de d’Indy. Pour une reconstruction de cette autre expérience socialisatrice
de Séverac entre 1902 et 1905, voir A. Robert, Une approche sociomusicologique de la création
musicale…, chapitre V (« La fréquentation des Apaches »). Sur ce sujet, on pourra également
consulter Jann Pasler, « La Schola Cantorum et les Apaches. L’enjeu du pouvoir artistique ou
Séverac médiateur et critique », dans Hugues Dufourt et Joel-Marie Fauquet, dir., La musique,
du théorique au politique, Paris : Klincksieck, 1990, p. 313-343.
Revue de musicologie
• • • • •
l'auteur Alexandre Robert est ATER à l’UFR de musicologie de l’université Paris-Sorbonne et
membre de l’IReMus. Après avoir été formé en musicologie et en sciences sociales, il a été doctorant
contractuel à l’université Paris-Sorbonne entre 2012 et 2015. En 2016, il a soutenu une thèse sur la
pratique de la composition de Déodat de Séverac sous la direction d’Hyacinthe Ravet. Ses travaux 91
portent plus généralement sur le champ musical français sous la IIIe République et se situent au
croisement de la musicologie et la sociologie. Il a publié dans diverses revues telles que Musicologies,
Revue Musicale de l’OICRM ou Revue Musicorum, et a codirigé en 2014 avec Irina Kirchberg un ouvrage
collectif intitulé Faire l’art. Analyser les processus de création artistique paru en 2014 chez L’Harmattan.
Contact : alexandre.vpr@hotmail.fr
résumé En octobre 1896, Déodat de Séverac, jeune Languedocien de vingt-quatre ans, gagne Paris
pour y étudier à la Schola cantorum et intégrer la classe de composition de Vincent d’Indy. Cette
longue expérience scolaire – Séverac ne sortira de la Schola cantorum qu’en 1907 après y avoir
suivi le programme d’étude complet et passé avec succès toutes les épreuves – le conduit progressi-
vement à incorporer certaines manières de percevoir et d’apprécier la musique, d’écouter, de goûter
et de composer les œuvres. Cet article se propose de reconstruire ce processus de formation et de
transformation de l’oreille de Séverac de 1896 jusqu’au début des années 1900. L’approche adoptée
ici implique d’articuler différentes échelles sociales d’observation, les plans larges (les prises de vues
macro-sociales et institutionnelles) venant « cadrer » les plans rapprochés (les observations micro-
sociales et les pratiques « individuelles » de Séverac). Sont ainsi examinées certaines des spécificités
de la Schola cantorum en tant qu’école de musique et en tant qu’instance de socialisation, puis la
position qu’y occupe Séverac durant ses premières années d’étude. On saisit alors comment celui-
ci s’approprie les principales logiques « scholistes » que sont la subordination de l’esthétique à une
éthique catholique, un schème traditionaliste (dont découle une représentation unitaire et linéaire
de l’histoire de la musique), un schème ascétique (qui engendre une discipline de travail stricte et
un rapport analytique au musical) ainsi qu’une double focalisation sur la forme et la trame contra-
puntique des œuvres.
abstract In October 1896, the twenty-four-year-old Languedocian Déodat de Séverac came to Paris to study at the
Schola Cantorum and to enter Vincent d’Indy’s class of composition. This long academic experience—Séverac would
not leave the Schola Cantorum until 1907, after having completed the full program of study and having successfully
passed all the examinations—had a fundamental effect on his way of perceiving and appreciating music, on his way
of listening to and tasting it, on his way of composing it. This article aims to reconstruct the process of the formation of
Séverac’s musical ear and its transformation from 1896 to the early 1900s. The approach adopted here requires the
articulation of different scales of observation, with broad panoramas (institutional and macro-social views) framing
narrower panoramas (micro-social observations and Séverac’s own practices). We examine some specific practices of
the Schola Cantorum as a school of music and as a frame in which socialization takes place; then we consider the
position that Séverac occupied during his early years of study. It is thus possible to see how the young composer came
to appropriate the main “scholist” principles: the subordination of aesthetics to Catholic ethics, the promulgation of
a traditionalist framework (from which comes a unitary and linear representation of the history of music), an ascetic
scheme (which generates a strict work habits and an analytical approach to music) and a double focus upon the form
and the contrapuntal continuity of the musical work.
• • • • •