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Société Française de Musicologie

La transformation d’une oreille. Déodat de Séverac à la Schola cantorum


Author(s): Alexandre Robert
Source: Revue de Musicologie , 2017, T. 103, No. 1 (2017), pp. 53-92
Published by: Société Française de Musicologie

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Revue de musicologie
Tome 103 (2017) • no 1
p. 53-92

La transformation d’une oreille.


Déodat de Séverac à la Schola cantorum*

Alexandre Robert

En octobre 1896, Déodat de Séverac1, jeune Languedocien de vingt-quatre ans,


gagne Paris pour y étudier à la Schola cantorum et intégrer la classe de composi-
tion de Vincent d’Indy. Cette longue expérience scolaire – Séverac ne sortira de
la Schola cantorum qu’en 1907 après y avoir suivi le programme d’étude complet
et passé avec succès toutes les épreuves – le conduit progressivement à incorporer
certaines manières de percevoir et d’apprécier la musique, d’écouter, de goûter
et de composer les œuvres. Cet article se propose de reconstruire ce processus
de formation et de transformation de l’oreille de Séverac de 1896 jusqu’au début
des années 1900. C’est donc de « socialisation2 » dont il sera question ici et, plus
précisément, des mécanismes par lesquels une institution parvient à investir et à
façonner un corps individuel.

* Ce texte a bénéficié des relectures attentives et des conseils avisés de Muriel Boulan, Rémi
Deslyper et Olivier Roueff. Qu’ils soient ici chaleureusement remerciés.
1. Pierre Guillot rappelle que ce patronyme exigerait une double accentuation (« Sévérac »),
comme l’attestent la généalogie familiale et les pièces d’état civil ; voir Pierre Guillot, Déodat
de Sévérac, musicien français, Paris : L’Harmattan, 2010. Nous avons néanmoins choisi de conser-
ver ici l’orthographe consacrée avec accentuation unique (« Séverac ») dans un souci de
cohérence, puisque c’est elle que l’on retrouve le plus souvent sous la plume du compositeur
lui-même, et quasi invariablement sous celles de ses contemporains ou de ses commentateurs
ultérieurs.
2. On peut en effet définir la socialisation comme le processus par lequel le monde social (les
institutions, les groupes, les dispositifs, etc.) forme et transforme les individus. Pour une syn-
thèse, voir Muriel Darmon, La socialisation, Paris : Armand Colin, 2010. Il faut reconnaître
à Maurice Halbwachs le mérite d’avoir jeté les bases d’une sociologie de la socialisation
musicale dans un beau texte de 1939 consacré à la mémoire collective des musiciens. Voir
Maurice Halbwachs, La mémoire collective [1re édition 1950], Paris : Albin Michel, 1997, cha-
pitre I (« La mémoire collective chez les musiciens »), p. 19-50.

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L’expérience « scholiste » de Séverac se prête particulièrement bien à une


telle investigation en ce qu’elle présente plusieurs commodités empiriques. D’une
part, la Schola cantorum, dès lors qu’on l’envisage comme une institution – c’est-
à-dire ici comme un ensemble d’activités circonscrites dans un lieu, et tout parti-
54
culièrement comme un dispositif pédagogique réglé et formalisé –, constitue une
instance de socialisation dont on peut largement redessiner les contours à partir
des nombreuses traces qu’elle a laissées3 (discours et témoignages, publication du
Cours de composition de d’Indy, règlement intérieur, etc.). D’autre part, les produits
de la socialisation scholiste de Séverac trouvent à s’objectiver sous différentes
formes via ses compositions, ses quelques écrits sur la musique4 et surtout la
riche correspondance qu’il entretient durant ses années parisiennes avec sa mère
Aglaé de Séverac et ses trois sœurs Alix, Jeanne et Marthe de Séverac5 , restées
vivre dans le Lauragais. Dans les lettres et les comptes rendus de ses activités qu’il
leur adresse très régulièrement (jusqu’à plusieurs fois par semaine) se déposent
nombre d’indices qui permettent de retracer, pas à pas, le chemin emprunté par
son oreille. Cet ensemble de données offre ainsi la possibilité d’envisager la socia-
lisation scholiste de Séverac sous toutes ses coutures, c’est-à-dire d’en embrasser
dans un même mouvement analytique le cadre, les modalités, les temps et les
effets6 . Par-là, on verra en quoi l’enquête historique peut constituer un poste
privilégié pour observer de tels processus qui, impliquant généralement des expé-
riences répétées ou des fréquentations prolongées, tendent à s’inscrire dans des
temporalités relativement longues.
Cette approche implique d’articuler différentes échelles sociales d’observa-
tion. Les variations de focale seront donc fréquentes, afin que les plans larges – les
prises de vues macro-sociales et institutionnelles – viennent « cadrer » les plans

3. L’enseignement de d’Indy a d’ailleurs fait l’objet de travaux précieux. Voir notamment Rémy
Campos, « Le Cours de composition de Vincent d’Indy », dans Nicolas Donin et Laurent
Feneyrou, dir., Théories de la composition musicale au xxe siècle. Vol. 1, Lyon : Symétrie, 2013,
p. 67-92 ; et Renata Suchowiejko, « Du “métier à l’art” : l’enseignement de Vincent d’Indy »,
dans Manuela Schwartz, dir., Vincent d’Indy et son temps, Liège : Mardaga, 2006, p. 101-110.
4. Déodat de Séverac, Écrits sur la musique, Liège : Mardaga, 1993.
5. Une grande partie de la correspondance de Séverac a fait l’objet de l’excellent travail éditorial
de Pierre Guillot ; voir Déodat de Séverac, La musique et les lettres, Liège : Mardaga, 2002. Cet
ouvrage sera désormais abrégé de la manière suivante : ML. Un certain nombre de lettres iné-
dites de Séverac restent cependant conservées dans les archives de Catherine Blacque-Belair
(veuve de Gilbert Blacque-Belair, petit-fils de Déodat de Séverac) à Saint-Félix-Lauragais,
dans la maison natale du compositeur.
6. Voir Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris :
La Découverte, 2013, chapitre III (« La fabrication sociale des individus : cadres, modalités,
temps et effets de socialisation »), p. 115-131. Voir également du même auteur L’homme pluriel.
Les ressorts de l’action, Paris : Hachette, 2006 ; « De la théorie de l’habitus à une sociologie
psychologique », dans Bernard Lahire, dir., Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et
critiques, Paris : La Découverte, 2001, p. 121-152.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

rapprochés – les observations micro-sociales et les pratiques « individuelles » de


Séverac7. Dans un premier temps, nous examinerons certaines des spécificités
de la Schola cantorum en tant qu’école de musique et en tant qu’instance de
socialisation, puis la position qu’y occupe Séverac durant ses premières années
55
d’étude. Nous verrons ensuite comment celui-ci s’approprie les principales
logiques « scholistes » telles que la subordination de l’esthétique à une éthique
catholique, le traditionalisme, l’ascétisme ou encore la double focalisation sur la
forme et sur la texture contrapuntique des œuvres musicales. Une réflexion sur
la notion d’« oreille », enfin, viendra clore cette étude de cas.

La genèse d’un projet hétéronomisant

Lorsqu’elle est fondée en  1894 à l’instigation de Charles Bordes –  épaulé


d’Alexandre Guilmant, de Vincent d’Indy et de divers abbés – la Schola can-
torum est d’abord conçue comme une société dont l’objectif principal serait de
défendre le répertoire musical liturgique « authentique », c’est-à-dire les polypho-
nies palestriniennes et, surtout, le plain-chant tel qu’il est alors « restauré » par les
moines bénédictins de Solesmes8 . Les sociétaires s’accordent sur les quatre articles
fondamentaux suivants : 1) Le retour à la tradition grégorienne pour l’exécution
du plain-chant et son application aux diverses éditions diocésaines ; 2) La remise
à l’honneur de la musique palestrinienne, comme modèle de musique figurée,
pouvant être associés au chant grégorien, pour les fêtes solennelles ; 3) La création
d’une musique religieuse moderne respectueuse des textes et des lois de la litur-
gie, s’inspirant des traditions grégoriennes et palestriniennes ; 4) L’amélioration
du répertoire des organistes au point de vue de son union avec les mélodies
grégoriennes et de son appropriation aux différents offices9. Dès 1896, la société
se mue en une véritable école de musique et ouvre ses portes rue Stanislas, à
Paris. Elle semble alors s’inscrire dans la lignée de deux précédentes écoles reli-
gieuses du xixe  siècle : l’Institution royale de Musique classique et religieuse

7. Sur l’articulation des échelles sociales d’observation, voir Carlo Ginzburg, Le fromage et les
vers. L’univers d’un meunier du xvie siècle [1re édition 1976], trad. de l’italien, Paris : Flammarion,
1980 ; Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », dans Jacques Revel, dir.,
Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris : Seuil / Gallimard, 1996, p. 15-36. Du côté
de la sociologie, on pourra consulter Norbert Elias, La société des individus [1re édition 1987],
trad. de l’allemand, Paris : Pocket, 2004 ; Norbert Elias, Mozart. Sociologie d’un génie, trad. de
l’allemand, Paris : Seuil, 1991 ; Bernard Lahire, Franz Kafka. Éléments pour une théorie de la création
littéraire, Paris : La Découverte, 2010.
8. Voir Pierre Combes, Histoire de la restauration du chant grégorien d’après des documents inédits. Solesmes
et l’édition vaticane, Solesmes : Abbaye Saint-Pierre, 1969 ; Katharine Ellis, Politics of Plainchant
in Fin-de-Siècle France, Surrey : Ashgate, 2013.
9. Bernard Molla, Charles Bordes, pionnier du renouveau musical français entre 1890 et 1909, thèse de
doctorat, université Lyon-2, 1985, p. 67-68.

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Alexandre Robert

d’Alexandre Choron qui, créée en 1817, était destinée au rétablissement de la


musique religieuse et donnait des œuvres de Janequin, Palestrina ou Haendel
lors de concerts mensuels avec ses deux cents élèves ; l’école Niedermeyer, du
nom de son fondateur Louis Niedermeyer, créée en 1853, de laquelle sortirent
56
Gabriel Fauré, Eugène Gigout ou André Messager, et qui, encore en activité lors
de la fondation de la Schola, se propose de former des maîtres de chapelle pour
lesquels la musique liturgique « authentique » (le plain-chant et les maîtres de la
Renaissance notamment) n’aurait plus aucun secret10 .
Pourtant, la Schola cantorum, en tant qu’institution scolaire, se différencie
de ses deux devancières en ce qu’elle nourrit des ambitions autrement plus larges.
Ses fondateurs projettent en effet de former non pas seulement des compositeurs
et des interprètes religieux, comme il était initialement prévu, mais aussi des com-
positeurs et des interprètes destinés à produire et à se produire hors du cadre litur-
gique. C’est là précisément que réside sa nouveauté. Plus qu’une simple école de
musique religieuse, elle s’impose comme une école religieuse de musique. Alors
qu’elle était originellement pensée comme un instrument musical de lutte au sein
de la sphère catholique, elle devient dans le même temps un instrument religieux
de lutte au sein du champ musical. Plus précisément, la Schola cantorum vise
à concurrencer directement le puissant Conservatoire de Paris et à contester le
monopole de formation des compositeurs et des musiciens professionnels détenu
par l’État républicain. Dans un article paru dans Le Figaro du 28 octobre 1895,
Vincent d’Indy n’hésite pas, par exemple, à dénoncer « l’inutilité flagrante » du
Prix de Rome et son « influence des plus délétères sur l’enseignement artistique
[de la France]11 ». En proposant un système d’enseignement alternatif reposant
sur un socle de valeurs et de schèmes catholiques, la nouvelle institution scolaire
cherche à disqualifier les logiques académiques de création et la recherche de
profits mondains ou financiers qu’encouragerait le circuit d’apprentissage « offi-
ciel ». Ainsi, le « scholisme » peut avant tout être considéré comme un programme
d’enseignement artistique qui, puissamment unifié par la figure dominante et
charismatique de Vincent d’Indy (professeur de contrepoint et composition dès
l’ouverture de l’école puis directeur à partir de 1900), relie vigoureusement pra-
tique musicale et pratique religieuse, esthétique et éthique catholique.
Dès ses premières années d’existence, le succès de la Schola cantorum est
considérable. En 1900, ses fondateurs sont contraints de dédoubler certaines
classes et de quitter les locaux de la rue Stanislas, devenus trop étroits, pour ceux

10. Voir Philippe Lescat, L’enseignement musical en France de 529 à 1972, Courley : J. M. Fuzeau,
2001.
11. Vincent d’Indy, « L’institut vu par ceux qui n’en sont pas », Le Figaro, 28 oct. 1895.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

de la rue Saint-Jacques afin de répondre à la hausse spectaculaire des effectifs


d’élèves12 .

Une institution enveloppante


57

Comme on va le voir, l’engagement de Séverac dans le projet de l’institution


est, durant ses premières années d’étude, total. Avant d’examiner en détail les
logiques qui sous-tendent concrètement le projet hétéronomisant de la Schola
cantorum et la façon dont Séverac se les approprie, il convient de s’arrêter un
instant sur les conditions de possibilité de cette adhésion profonde.
La Schola est une institution qui tend, pour reprendre une métaphore de
Durkheim, à « envelopper » les élèves qu’elle accueille en son sein13 . Il est prévu,
en effet, que ces derniers fréquentent de manière intensive les locaux de la rue
Stanislas (puis, à partir de 1900, ceux de la rue Saint-Jacques) et assistent à toute
une gamme de cours différents. Ainsi Séverac intègre-t-il en octobre 1896 les
classes d’Adrien Vigourel pour le chant grégorien, d’André Pirro pour l’his-
toire de la musique et la paléographie, d’Amédée-Louis Hettich pour le chant,
d’Alexandre Guilmant pour l’orgue, de Charles Bordes pour l’expression vocale
et rythmique, de Fernand de la Tombelle pour l’harmonie et surtout, bien sûr, la
classe de « contrepoint et composition » de Vincent d’Indy14 . Vers la fin de l’an-
née 1896, il confie d’ailleurs à sa sœur Marthe avoir « deux cours tous les jours
de 2 h ½ au moins15 » et ne cessera, par la suite, d’évoquer la charge de travail qui
s’abat sur lui. La Schola contraint donc ses élèves à l’assiduité et au sérieux ; elle
exige d’eux qu’ils lui consacrent une grande partie de leur temps hebdomadaire
et qu’ils s’investissent dans leur rôle d’apprenant. Cette surveillance s’exerce via
un système d’évaluation précis (les nombreuses épreuves, devoirs ou examens
généraux, s’appuient sur une échelle de notation qui va de 1 à 5), mais également
un règlement intérieur qui, ainsi que le détaillera quelques années plus tard René

12. Séverac écrit à sa sœur Jeanne en 1900 : « T’ai-je dit que nous sommes 52 au cours de d’Indy !
Il nous a divisés en 3 sections d’ailleurs. La première dont je suis étudiera la symphonie et le
drame ; la seconde la musique primitive et la sonate ; la troisième fait du contre-point [sic].
La Schola devient, comme tu le vois, quelque chose d’épatant. » Lettre de Déodat de Séverac
à Jeanne de Séverac, Paris [23 ? janv. 1900], ML, p. 101-102.
13. Émile Durkheim, L’évolution pédagogique en France [1re édition 1938], Paris : PUF, 1999, p. 139
et p. 197. Sur l’usage du concept d’« institution enveloppante » dans le cadre d’une enquête
sur les classes préparatoires aux grandes écoles, voir Muriel Darmon, Classes préparatoires.
La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris : La Découverte, 2013, p. 27-84.
14. Si c’est bien d’Indy qui débute l’année scolaire en octobre 1896, il demande cependant à
Albéric Magnard d’assurer l’intérim de janvier à mars 1897, période durant laquelle la créa-
tion de son drame Fervaal le retient à Bruxelles.
15. Lettre de Déodat de Séverac à Marthe de Séverac, Paris [fin 1896 ?], ML, p. 52.

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Dumesnil, punit sévèrement les absences injustifiées et menace d’exclusion défi-


nitive les élèves fautifs16 .
Le mouvement d’enveloppement institutionnel des élèves dépasse tou-
tefois le seul dispositif pédagogique et disciplinaire. Une autre spécificité de la
58
Schola est qu’elle est pensée et construite par ses fondateurs comme une sorte de
petite communauté17. Dans son discours d’inauguration des nouveaux locaux de la
rue Saint-Jacques prononcé en novembre 1900, d’Indy indique explicitement sa
volonté de valoriser et de solidifier l’esprit de camaraderie et de solidarité entre
les élèves, s’inspirant notamment de sa propre expérience au sein de la classe
d’orgue de César Franck (qu’il désigne parfois, usant d’une métaphore familiale
significative, comme le « grand-père de la Schola »), au Conservatoire de Paris :
César Franck, dont la naïve adoration pour l’art véritable, sans parler même
de son génie, inspirait à tous le respect, avait su créer autour de lui une atmos-
phère d’amour enveloppant étroitement les disciples qui communiaient en
son enseignement. Cet amour mutuel, cet esprit d’union dont nous étions
alors animés, je voudrais les voir revivre en nos élèves18 .

Il n’est donc pas surprenant que certains membres de la Schola s’auto-per-


çoivent comme « la famille la plus unie qu’on puisse voir » et évoquent le « sen-
timent de fraternité » réglant les rapports entre élèves19, à l’image de l’esprit de
corps – entendu comme amour et admiration de soi dans ses pareils et dans son
groupe d’appartenance – caractéristique des classes préparatoires ou des grandes
écoles20 . Séverac lui-même noue rapidement de solides liens d’estime et d’amitié

16. René Dumesnil, « L’enseignement », dans Ladislas Rohozinski, dir., Cinquante ans de musique
française de 1874 à 1925, tome 2, Paris : Éditions musicales de la Librairie de France, 1925,
p. 220-221.
17. Au sens fort que donne à ce terme Ferdinand Tönnies (gemeinschaft), c’est-à-dire d’un grou-
pement hiérarchisé d’individus unis par une proximité à la fois affective et spatiale, ainsi que
par l’autorité surplombante d’un chef, d’un roi, etc. Ferdinand Tönnies, Communauté et société.
Catégories fondamentales de la sociologie pure [1re édition 1887], trad. de l’allemand, Paris : PUF,
2010.
18. Vincent d’Indy, « Une école de musique répondant aux besoins modernes. Discours d’inau-
guration de la Schola Cantorum, 2 déc. 1900 », dans Vincent d’Indy, dir., La Schola Cantorum.
Son histoire depuis sa fondation jusqu’en 1925, Paris : Bloud et Gay, 1927, p. 69.
19. « Le sentiment de fraternité qui existait entre [les élèves] était édifiant, et rappelait celle qu’on
remarque chez les anciens des Grandes Écoles comme Saint-Cyr ou Polytechnique. » Guy
de Lioncourt, Un témoignage sur la musique et sur la vie au xxe siècle, Paris : L’Arche de Noé, 1956,
p. 53.
20. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris : Minuit, 1989, p. 111 et
p 258. Voir également la comparaison opérée entre les classes préparatoires et les ateliers de
peintres durant le Second Empire dans Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique. Cours
au Collège de France 1998-2000, Paris : Seuil / Raisons d’agir, 2013, p. 181-185. On trouve,
sur ce point, quelques éléments communs entre la Schola et le Conservatoire de Paris ; voir

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

avec plusieurs de ses condisciples tels que René de Castéra, Pierre Coindreau,
Gustave Bret ou Auguste Sérieyx. Plus généralement, les élèves de la Schola sont
incités à prendre place au sein de la division du travail artistique de l’institution et
à contribuer aux différentes activités qui en rythment l’existence : organisation de
59
concerts ou de conférences, contribution à l’activité de la Tribune de Saint-Gervais
(le bulletin mensuel de la Schola), gestion et administration des activités d’édition
de la Schola, voire remplacement occasionnel de certains professeurs titulaires
pour les élèves les plus avancés.
En outre, si elles restent bien évidemment structurées par des liens hié-
rarchiques, les interactions entre professeurs et élèves en viennent elles-mêmes
fréquemment à déborder le cadre des situations d’enseignement pour se prolon-
ger dans des pratiques collectives plus relâchées ou, en tout cas, moins formelles
telles que la promenade ou la fréquentation des concerts. C’est ce dont Séverac
rend compte avec étonnement dans une lettre de 1896 – déjà citée – adressée à
sa sœur Marthe :
Les profs, qui sont l’élite du monde de l’art sont étonnants de dévouement,
de science et de camaraderie. Quand je songe que d’Indy, qui sans conteste
est le premier symphoniste du jour, est venu hier se « ballader » avec moi
pendant une bonne heure, comme un « copain », riant, causant avec un
charme inouï d’art et de mille autres choses […]. Et tous les autres profs.
sont pareils. Demain dimanche Guilmant me prend au concert Lamoureux
où l’on doit jouer une adorable symphonie de d’Indy, une cantate de César
Franck, quelque chose de Saint-Saëns, etc.21

Il est enfin permis de supposer que ces liens de solidarité et ce « faire-ensemble »


musical heureux, s’ils découlent d’un désir communautaire des fondateurs, sont
aussi en partie les fruits d’une entente préréflexive et d’une rencontre heureuse
de dispositions mentales et comportementales communes, à en juger par les ori-
gines sociales que partagent la plupart de ses membres. Le « recrutement » des
premiers élèves en composition, principalement piloté par Charles Bordes, ne se
fait d’ailleurs pas au hasard, puisqu’un certain nombre d’entre eux – Séverac y
compris – sont issus de la bourgeoisie ou de l’aristocratie catholique de tendance
conservatrice, voire réactionnaire22 .

Rémy Campos, Le Conservatoire de Paris et son histoire. Une institution en questions, Paris : L’Œil d’or,
2016, p. 39-40 et surtout p. 48-52.
21. Lettre de Déodat de Séverac à Marthe de Séverac, Paris [fin 1896 ?], ML, p. 52 (c’est Séverac
qui souligne).
22. Fabien Michel note que l’on rencontre dans les couloirs de la Schola « un panel représentatif
de la France de “l’ordre” : abbés, amateurs éclairés, rentiers cultivés, fonctionnaires repentis,
diplômés de la faculté de droit, militaires en exercice ou démissionnaires, que nous avons peu

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Autorité artistique et remise de soi

Ces premières conditions de possibilité d’une adhésion au projet de la Schola


concernent l’ensemble des élèves. S’y ajoutent, dans le cas de Séverac, quelques
60
facteurs que l’on ne peut saisir qu’en resserrant davantage la focale puisqu’ils sont
liés à sa trajectoire singulière.

La trajectoire sociale et professionnelle de Déodat de Séverac


Issu d’une longue lignée d’aristocrates languedociens, Séverac entame en 1890
des études de droit à la faculté de Toulouse, après avoir achevé son cycle secon-
daire et obtenu son baccalauréat à l’école de Sorèze. Il ne fait alors qu’accepter
la stratégie scolaire de ses parents, lesquels souhaitent voir le seul garçon de
la fratrie accéder à une situation professionnelle digne de sa position sociale.
Pourtant, assez rapidement ennuyé par la discipline juridique et attiré par la
pratique de la musique (à laquelle son père l’avait largement initié durant son
enfance), Séverac abandonne le droit en 1893 et s’inscrit au conservatoire de
Toulouse en solfège – dans la classe de Gabriel Size – et en harmonie – dans
la classe de Jean Hugounenc, avec lequel il obtient un accessit en 1896. Les
années 1893-1896 de Séverac constituent alors une période de tâtonnement exis-
tentiel. Le jeune homme est tiraillé entre son penchant pour la musique (alimenté
par sa fréquentation des concerts ou du conservatoire) et les injonctions continues
de sa famille à s’engager dans une carrière juridique ou militaire. On mesure
l’ampleur de cette pression familiale lorsqu’en novembre 1896, alors qu’il a déjà
gagné la capitale pour y intégrer la Schola, Séverac s’emporte, dans une lettre à
sa sœur Alix, contre « l’opinion de St Sulpice », c’est-à-dire contre l’opinion de
proches parents résidant à Saint-Sulpice-sur-Lèze – la ville natale de son père –
formellement opposés à la carrière musicale qu’il a choisie :
Quant à l’opinion de St Sulpice, elle m’abasourdit : je vais préparer un petit
document, une sorte de défense de mes théories que je t’enverrai. Mais avoue
que c’est pénible de voir nos parents les plus proches nous jeter ainsi une note
décourageante, fille des préjugés les plus bêtes et peut-être compromettre
notre vocation par leur manque de réflexion. On trouverait fort bien que je
me sois lancé dans la carrière des armes dont le but est de tuer des hommes
et on rougit de me voir artiste et « servant fidèle des beautés supérieures ».

de chance de rencontrer sur l’autre rive de la Seine, dans les bâtiments du Conservatoire » ;
Fabien Michel, La querelle des d’indystes et des debussystes, thèse de doctorat, université de Dijon,
2000, p. 211. Sur ces questions, voir également Jane Fulcher, French Cultural Politics and Music.
From the Dreyfus Affair to the First World War, Oxford : Oxford University Press, 1999.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

Les gens qui pensent ainsi sont des chrétiens ! remarque-le. Notre monde [en
note : la « Société » du moins] a bien besoin d’une purgation23.

De fait, la figure de l’artiste (et tout particulièrement celle de l’artiste maudit)


61
peut faire l’objet de représentations profondément négatives au sein de certaines
fractions des classes dominantes. Pour les proches parents de la branche pater-
nelle, elle semble en tout cas s’opposer à l’image de respectabilité, de stabilité
et de sérieux dont jouissent les figures du magistrat et du militaire haut-gradé.
D’ailleurs Gilbert de Séverac, le père de Déodat, ayant lui-même étudié la pein-
ture à Paris durant sa jeunesse, sait sans doute tout ce qu’une carrière artistique
implique de risques et de coûts probables : la réussite en est très incertaine en ce
qu’elle ne peut être garantie par les titres scolaires, et la précarité financière est
le lot commun des impétrants qui n’ont pas encore « percé » et qui ne disposent
pas d’un capital financier préalablement constitué24 .
C’est sur ce socle d’incertitude et d’hésitation face à plusieurs possibles pro-
fessionnels qu’intervient l’événement socialement déclencheur qu’est la rencontre
décisive avec Charles Bordes. Durant l’été 1896, le chef des Chanteurs de Saint-
Gervais prospecte au sein de ses réseaux régionaux dans l’espoir de recruter de
nouveaux élèves qui viendraient gonfler les rangs de l’école de la rue Stanislas
dont les portes s’apprêtent à s’ouvrir. Bordes encourage alors Séverac à le suivre
à Paris et, ce faisant, le confirme dans sa qualité d’artiste en puissance25 . Pour le
jeune homme, le sentiment d’élection et de justification de faire de la musique
trouve sa source dans la main tendue par cette figure objectivement reconnue du
champ musical (notamment à Paris, où sont concentrées la plupart des instances
de consécration musicales), figure qu’il perçoit vraisemblablement lui-même
comme hautement légitime. Contre le souhait parental initial, Séverac décide
donc de s’installer à Paris pour tenter d’y faire carrière en tant que compositeur.
Ainsi se ferment subjectivement les possibles professionnels « traditionnels » (le
droit ou l’armée) qui s’offraient encore objectivement à lui jusqu’au début des
années 1890.

23. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [nov. 1896], ML, p. 24 (c’est Séverac
qui souligne).
24. Sur l’incertitude comme caractéristique centrale de l’horizon professionnel des artistes, voir
Pierre-Michel Menger, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris : EHESS / Galli-
mard / Seuil, 2009, chapitre V (« Rationalité et incertitude de la vie d’artiste »), p. 187-236.
25. Peu après sa rencontre avec Séverac, Bordes écrit à Paul Poujaud : « Je viens de lever un sujet
exceptionnel présenté par le Dr Boyer, des chanteurs de Saint-Gervais. Un tout jeune garçon,
petit noble de village, naturel, ingénu et éveillé, plein de race, de sons, musicien, artiste, poète,
un pâtre. Tu verras, et comme moi, tu l’aimeras. » Lettre de Charles Bordes à Paul Poujaud,
Toulouse [été 1896], citée dans Blanche Selva, Déodat de Séverac, Paris : Delagrave, 1930, p. 13.

tome 103 (2017) • no 1

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Alexandre Robert

La domination symbolique du « Maître »


On comprend donc dans quelle position se trouve Séverac durant ses premières
années d’étude à la Schola cantorum. Ayant refusé le rôle dont il aurait dû hériter
pour mieux étudier la composition à Paris, suivant en cela une logique « voca-
62
tionnelle26 », il s’endette moralement auprès de sa famille27. Cette dette s’accroit
même considérablement lorsque son père meurt en 1897, Séverac déléguant le
travail de gestion et d’administration du patrimoine foncier familial à sa mère et à
ses sœurs. À celles-ci, désormais, il lui faudra constamment justifier le bien-fondé
de sa bifurcation professionnelle et fournir des gages de travail et de sérieux, si
ce n’est de réussite. C’est pourquoi, dès octobre 1896, l’apprenti-compositeur ne
peut que placer tous ses espoirs et toute sa confiance dans l’enseignement reçu
à la Schola. C’est pourquoi, surtout, il ne peut que s’en remettre entièrement à
l’autorité artistique de d’Indy.
Le lien de dépendance symbolique qui se noue entre Séverac et celui qu’il
appelle le « Patron » ou le « Maître » apparaît à de multiples reprises dans sa
correspondance familiale. De ses premiers exercices de contrepoint jusqu’à ses
premières compositions, Séverac ne cesse en effet d’évoquer les jugements et ver-
dicts positifs de d’Indy qui, de manière performative et cumulative, le confortent
dans sa croyance en sa capacité de devenir compositeur :
Moi, de plus en plus, je pose, ou j’efface sur de longues lignes de petites
touches noires et rondes, je mets des soupirs (et je soupire aussi), des points,
des dièses, etc. et j’essaye, avec toutes ces petites choses, de faire un ensemble
qui n’endorme pas trop ce trop patient V. d’Indy ! Il m’assure que j’ai fait de
grands progrès… ! Mais je ne suis jamais sûr de moi… La première chose à
acquérir pour Dodo, c’est la confiance en lui28.
Hier au cours, d’Indy m’a complimenté sur mes progrès ; je t’assure que
je travaille bien ; la preuve est que j’ai rattrapé tous les autres malgré mon
absence. Pour la fugue que j’ai commencée le dernier, je suis sans contredit
le plus avancé (et je le dis sans orgueil aucun)29.
Le concert a fort bien réussi. Public très nombreux d’artistes, aristocrates,
journalistes. Ma mélodie a été accueillie avec grand succès. D’Indy et Bordes

26. Sur les conditions sociales des vocations artistiques, voir Gisèle Sapiro, « La vocation artis-
tique entre don et don de soi », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 168, 2007, p. 4-11.
27. Dette morale qui recèle également une dimension économique, puisque les parents de Séve-
rac acceptent de le financer à hauteur d’une centaine de francs par mois durant les premières
années de son séjour parisien (sans compter le coût des études à la Schola, qui s’élèvent à cent
francs par trimestre).
28. Lettre de Déodat de Séverac à Marthe de Séverac, Paris [1897 ?], ML, p. 32.
29. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [1897], ML, p. 49.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

m’ont déclaré qu’elle était «  tout simplement épatante et pleine de pro-


messe ». Cela me fait plaisir pour vous toutes30.

On le voit, la confiance en soi du jeune élève semble principalement indexée sur


63
le regard que son professeur porte sur lui et sur son travail. Bien sûr, l’exigence
familiale de réussite explique sans doute qu’il s’empresse de rapporter à sa mère
ou à ses sœurs les moindres propos valorisants de d’Indy, voire de les exagérer31.
Il n’en demeure pas moins que Séverac apparaît ici entièrement suspendu aux
évaluations du « Maître » : le jugement de d’Indy constitue pour lui une indépas-
sable source de confirmation de soi32 . D’autres lettres adressées à sa famille per-
mettent d’affiner l’analyse de cette domination symbolique exercée par d’Indy et
consentie par Séverac. La suivante est écrite fin 1897 ou début 1898 :

Je vais te dire maintenant quelque chose qui vous fera plaisir… Je vous la
transmets sans vanité (d’ailleurs tu me connais assez pour savoir que c’est
un des rares défauts que je n’aie pas…) Mercredi au cours de d’Indy, j’avais
apporté au Maître une variation sur un choral de Bach. Il l’a examinée un
long moment et m’a dit ceci : « Séverac, je suis émerveillé de vos tendances
et de votre intelligence musicale. Je suis émerveillé de la facilité avec laquelle
vous vous assimilez les principes d’école, gardant toujours une personna-
lité évidente… Si vous continuez ainsi je vous prédis de belles choses… »
Tu devines que j’ai été un peu ému de m’entendre ainsi prendre à partie
devant tous mes camarades, mais cela m’a fait du bien… On a besoin de se
sentir encouragé… surtout par un maître tel que d’Indy qui est le désintéres-
sement incarné…33

À travers la petite remarque réflexive que Séverac glisse en fin de cet extrait, il
apparaît que la confiance qu’il accorde à son professeur repose non seulement
sur la reconnaissance de ses compétences et de sa légitimité artistique, mais éga-
lement sur la croyance en son désintéressement évaluatif.

30. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris, 10 juil. 1898, ML, p. 67 (c’est Séverac
qui souligne). Le concert évoqué dans cette lettre est en fait un « Exercice-concert » des élèves
de la Schola organisé par Bordes et d’Indy chez le Prince de Polignac, le 7 juil. 1898.
31. À l’inverse, on ne trouve dans la correspondance familiale de Séverac aucune trace d’hypo-
thétiques jugements négatifs ou de signe décourageants émis par d’Indy.
32. On peut rapprocher le rapport de Séverac à la Schola de celui des « oblats » à l’Église. Selon
Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin, en effet, les oblats sont « voué et dévoués à
l’Église » et « investissent totalement dans une institution à laquelle ils doivent tout […], sans
laquelle et hors de laquelle ils ne seraient rien ». Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin,
« La sainte famille. L’épiscopat français dans le champ du pouvoir », dans Actes de la recherche
en sciences sociales, 44-45, 1982, p. 5.
33. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris [fin 1897-début 1898], ML, p. 57. Voir aussi
la lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris [janv. 1901 ?], ML, p. 123.

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Bref, à partir de  1896 et jusqu’au début des années 1900, l’opinion de


d’Indy devient la principale instance de validation à laquelle s’en remet Séverac.
La grande docilité de l’élève vis-à-vis de son professeur explique peut-être, d’ail-
leurs, que le premier devient rapidement un des élèves favoris du second34 . Cette
64
remise de soi est si profonde que, durant toute cette période, l’apprenti-composi-
teur n’ose dévoiler ses œuvres à qui que ce soit avant de les avoir soumises à l’exa-
men du « Patron » et, bien sûr, d’avoir obtenu auprès de lui un verdict positif35 .
Or, cumulée à l’enveloppement institutionnel qui caractérise le fonctionnement
de la Schola, cette situation prolongée de dépendance artistique et symbolique
favorise grandement, chez Séverac, une appropriation lente et progressive des
schèmes et des logiques qui structurent l’univers scholiste et qui sont véhiculés
avec une vigueur particulière au sein de la classe de composition de Vincent
d’Indy.

Le nœud esthétique / éthique

Le discours prononcé par Vincent d’Indy le 2 novembre 1900 pour l’inaugura-


tion des nouveaux locaux de la Schola cantorum, brièvement évoqué plus haut,
constitue la synthèse la plus claire de la posture hétéronomisante de l’institution.
Dans ce texte se dévoile en effet le grand principe unificateur scholiste qu’est la
subordination de l’esthétique à l’éthique et, plus précisément, l’assujettissement de
l’art à un système de valeurs catholiques. Il s’ouvre ainsi sur cette célèbre phrase :
L’art n’est pas un métier. Une école d’art ne peut pas, ne doit pas être une
école professionnelle36 .

Que veut dire par là d’Indy ? Selon lui, la pratique artistique s’oppose au
métier entendu comme profession rémunérée. Elle se doit d’être désintéressée,
c’est-à-dire étrangère à toute logique de rentabilité financière mais également

34. Séverac écrit en 1901 à sa sœur Alix : « Ce qui […] donne de l’espoir pour l’avenir, c’est la
satisfaction complète de d’I[ndy]. Dernièrement il a dit à quelqu’un que “j’étais son meilleur
élève et une des plus jolies natures de musicien qu’il connaisse”. Ce quelqu’un est le père d’un
de mes camarades qui me l’a répété et cela m’a comblé de joie. D’ailleurs il a trouvé très bien
toutes les œuvres que je lui ai soumises durant cette année. » Lettre de Déodat de Séverac à
Alix de Séverac, Paris [juin-juil. 1901], ML, p. 148.
35. À plusieurs reprises, dans sa correspondance familiale, Séverac se présente comme incapable
d’évaluer le degré de réussite de ses propres œuvres avant de les avoir dévoilées à d’Indy.
Voir la lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [juin 1899 ?], ML, p. 87 ; lettre
de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [mars-avr. 1900 ?], ML, p. 103 ; lettre de
Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 15 mars 1902, ML, p. 159.
36. V. d’Indy, « Une école de musique… », p. 60.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

réputationnelle37. Le désintéressement (économique aussi bien que symbolique)


est donc l’une des grandes valeurs que la Schola tente d’inculquer à ses élèves.
Pourquoi une telle valorisation du désintéressement ? Après avoir exposé les
grandes lignes de son programme d’enseignement (programme sur lequel nous
65
reviendrons plus bas), d’Indy déroule son fil argumentatif et enjoint ses apprentis
musiciens à se tourner, via leur pratique artistique, vers les trois vertus théolo-
gales que sont la foi (« il faut avant tout croire fermement à l’œuvre que l’on écrit
ou que l’on interprète »), l’espérance (« l’artiste digne de ce nom ne travaille point
pour le présent, mais en vue de l’avenir ») et plus particulièrement la charité :
Laissons-nous enfin enflammer par l’Amour, par le généreux amour du beau
sans lequel il n’est point d’art, pour la sublime Charité, la plus grande des
trois : major caritas, seul terme final de la lutte sociale comme de la lutte artis-
tique, car l’égoïste qui ne travaille que pour soi est presque toujours exposé à
voir son œuvre stérile, et, je vous le dis en toute assurance, la flamme créatrice
ne trouve son véritable aliment que dans l’amour et dans le fervent enthou-
siasme pour la beauté, la vérité et le pur idéal38 .

D’Indy ne prône ainsi le désintéressement économique ou symbolique que pour


mieux réorienter la pratique musicale vers une autre forme d’intérêt, spirituelle
celle-là. Il souhaite transmettre aux élèves un puissant ethos catholique – qui mêle
indissociablement un rejet des séductions du « monde » ou de l’argent et une
tension vers les trois valeurs que sont la foi, l’espérance et surtout la charité – par
la musique, bien plus qu’à en faire de « simples » musiciens :
Ce sera donc non seulement une instruction artistique, mais encore une véri-
table instruction spirituelle que les élèves auront à recevoir39.

Dans l’enseignement scholiste, donc, l’éthique catholique tend à recouvrir l’es-


thétique, et le bien et le beau paraissent inextricablement mêlés.

37. Si d’Indy fustige en priorité les intérêts économiques attachés aux pratiques artistiques, il n’en
est pas moins sévère avec les intérêts symboliques. Dans un entretien publié dans Le Temps
du 24 octobre 1912, il écrira ainsi : « Être de l’Institut pour la notoriété ou la gloire que ce
titre procure, cela ne me séduit aucunement. Je ne suis pas sensible à ce plaisir-là. Nous
enseignons au contraire à la “Schola” que le destin naturel de l’artiste est de faire son œuvre
ou ses œuvres. Nous étouffons dans nos élèves toute vanité naissante. Nous leur apprenons à
aimer le travail dans le silence et la solitude, nous leur montrons la beauté et même l’utilité
de la modestie et leur répétons sans cesse que l’art ne s’épanouit pleinement que loin de ce
qui lui est étranger. » J. L., « M. Vincent d’Indy et l’Institut », dans Le temps, 24 oct. 1912.
38. V. d’Indy, « Une école de musique… », p. 70-71.
39. V. d’Indy, « Une école de musique… », p. 63. D’Indy est d’autant plus libre de prôner un art
désintéressé que, comme on l’a vu, il s’adresse à un public d’élèves majoritairement issus des
classes supérieures et généralement bien dotés en termes de capital économique.

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L’idée d’une proximité entre l’art et la religion est déjà bien ancrée – quoique
de façon très générale, en tout cas pas aussi précise et « théorisée » que dans les
discours de d’Indy – dans l’esprit de Séverac au moment où il s’installe à Paris
fin 1896, ce qui n’est guère étonnant à en juger par l’éducation à la fois artistique
66
et religieuse qu’il a reçue au cours de sa prime socialisation familiale40 . On le
voit par exemple affirmer durant l’été 1896, dans une lettre destinée à sa sœur
Alix après une visite de l’Abbaye de Fontfroide, que « les deux idées [mystique
et artistique] sont sœurs ou au moins cousines41 ».
Le jeune homme semble donc relativement disposé, par ses expériences
antérieures, à intérioriser les convictions de ses nouveaux maîtres. À partir de
la fin de l’année 1896, on remarque dans sa correspondance que ce qui n’était
jusqu’alors qu’un rapprochement flou entre art et religion prend la forme plus
précise d’un nœud esthétique / éthique, Séverac épousant ainsi la position scho-
liste. Dans une lettre de 1898 à sa sœur Alix, il s’interroge en ces termes sur le
comportement idéal de l’artiste à partir de l’exemple de d’Indy lui-même :
Avec d’Indy je travaille ferme, il est bon cet artiste ! Mais est-il possible d’être
artiste sans être bon ? Le plus grand artiste n’est-il pas l’infinie bonté42?

Cette imbrication du beau et du bien, présentée ici sous forme de question rhé-
torique, devient une conviction explicitement assumée quand, après avoir assisté
au discours d’inauguration de d’Indy cité précédemment, il écrit à sa famille en
octobre 1900 :
D’Indy nous a fait un discours superbe. Deux points (comme disent les curés)
ont été délicieusement développés par ce charmant artiste ciseleur de phrases
autant que trouveur d’harmonies suaves. D’abord la délimitation de l’Art :
Le vrai et le faux ; c’est-à-dire l’art désintéressé et l’art lucratif… Et puis les
qualités que doit posséder un artiste pour être digne de ce nom. Il a fait là
une habile application des principes chrétiens que nous oublions si souvent !!
« Fides, Spes et Caritas »… Foi, espérance et amour du prochain… C’est
surtout cette dernière vertu qui se rencontre peu, même parmi les artistes
qui sembleraient devoir être libérés des conventions sottes du monde. Si ce
magnifique discours est publié, ce que j’espère, je vous l’enverrai43 .

40. Pour des éléments biographiques sur la jeunesse de Séverac, voir P. Guillot, Déodat de Sévérac…
Pour une analyse de la prime socialisation familiale de Séverac, voir Alexandre Robert, Une
approche sociomusicologique de la création musicale. La pratique de la composition pianistique de Déodat de
Séverac, thèse de doctorat, université Paris-Sorbonne, 2016, chapitre I (« Grandir au sein de
l’aristocratie languedocienne »).
41. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Narbonne [1896 ?], ML, p. 20.
42. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac [juin-juil. 1898], ML, p. 71.
43. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 31 oct. 1900, ML, p. 108-109.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

On le voit, le rattachement de l’activité créatrice aux principes de désin-


téressement, de foi, d’espérance et de charité retient l’attention de Séverac.
De même, en novembre de la même année, après être allé se recueillir seul à
l’église Saint-Sulpice, il confesse :
67
Croire, espérer et travailler ! Apporter à l’humanité sa part de vérité éternelle
et moralisatrice ! Mon devoir est là puisque je suis artiste. Et je m’y mets de
plus en plus, je vous l’assure44 .

Puis, au sortir d’un concert Lamoureux en janvier 1901 où était proposée au


public une exécution intégrale de l’Or du Rhin :

Chez Lamoureux, j’ai passé deux heures inoubliables. L’Or du Rhin de Wagner
en entier avec une interprétation remarquable avait attiré au Nouveau
Théâtre le Tout-Paris musicien. Je suis encore ahuri par cette merveille et
ne sais que pousser des exclamations banales et faibles infiniment à côté de
la force de l’impression. Qu’il me tarde que vous puissiez venir et vous ini-
tier à ces visions d’Au-delà… On est meilleur en sortant de là ! On voudrait
embrasser tout le monde, pardonner toutes les injures, excuser toutes les
misères humaines… Voilà l’art comme je le comprends mais tout le monde
n’est pas Wagner. Hélas !45…

Davantage que les précédentes lettres qui nous donnaient à voir un Séverac s’ef-
forçant de s’approprier de manière générale la croyance en ce lien entre esthé-
tique et éthique, ce même lien apparaît ici sous une forme incorporée en ce qu’il
semble avoir spontanément structuré une de ses expériences concrètes d’écoute.
Car si l’épreuve du beau musical est vécue par Séverac comme une sorte de bain
purificateur sur le plan éthique, s’il ne peut s’empêcher de se « sentir meilleur » et
de tendre à la fois mentalement et physiquement vers certaines valeurs catholiques
(l’amour du prochain, le pardon, etc.) après avoir goûté avec autant de plaisir
l’œuvre de Wagner, c’est que la fusion du beau et du bien est devenue pour lui
chose quasi « naturelle », qu’elle s’est mue en schème pratique, en disposition46 .
À partir de 1896 et sous l’autorité surplombante de d’Indy, l’oreille de
Séverac s’engouffre donc dans l’espace hétéronome ouvert par la Schola et fait
sienne cette modalité de perception, d’appréciation et de création artistique selon
laquelle le beau est indissociable d’une conception catholique du bien47. Mais

44. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 16 nov. 1900, ML, p. 111.
45. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris [janv. 1901], ML, p. 123.
46. Sur la théorie sociologique du sens pratique, voir Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris :
Minuit, 1980.
47. Pour d’autres manifestations de l’adhésion profonde de Séverac au projet hétéronomisant
de la Schola et à l’idée que l’art « véritable » est indissociable de visées moralisatrices, voir

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son appropriation des schèmes de pensée et d’action scholistes ne s’arrête pas


là. À l’intérieur du nœud esthétique / éthique que façonne l’institution, on peut
dégager deux logiques qui structurent plus précisément les représentations et
les pratiques de ses membres au tournant du siècle : le traditionalisme et l’ascétisme.
68

Traditionalisme

Le programme d’enseignement de d’Indy s’appuie sur l’idée fondamentale d’une


inévitable évolution historique de l’« Art ». Puisque « l’Art est un, en soi », comme
le professe le Cours de composition48 , chaque contribution artistique individuelle,
aussi spécifique et singulière soit-elle, est censée contribuer à l’unité de la pro-
duction artistique de l’humanité en s’inscrivant dans une tradition spécifique49 ,
donc en suivant une certaine direction indiquée par les grands maîtres du passé.
Lorsque d’Indy parle de « progrès » de l’Art, il s’agit toujours d’un progrès bien
déterminé, qui ne peut que s’appuyer sur des cadres d’expression antérieurs et
dont le principe de rupture est exclu :
Je ne me figure point le progrès comme une route droite se prolongeant dans
une plaine, mais je vois, au contraire, le monument-Art […] comme une spirale
dont les volutes seraient reliées et consolidées par des étais, des contreforts : les
immuables sentiments humains, sur lesquels chacune des volutes s’appuie au
passage, tout en allongeant la spirale toujours plus haut vers l’infini50 .

Le traditionalisme esthétique de d’Indy repose donc sur une représentation uni-


taire de l’histoire des œuvres assimilée à une croissance organique51. Pour lui,

la lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 12 mai 1901, ML, p. 145. Voir également
Déodat de Séverac, « À la Scola [sic] Cantorum », dans La Renaissance Latine, 15 juin 1902,
p. 300-301.
48. Les trois volumes du Cours de composition musicale, rédigés avec l’aide de ses élèves (Auguste
Sérieyx pour les deux premiers volumes et Guy de Lioncourt pour le troisième volume), ont
été respectivement publiés chez Durand en 1903, 1909-1933 et 1950. Les deux premiers
volumes sont particulièrement précieux pour notre propre travail puisqu’ils ont été élaborés
par Sérieyx – en concertation directe avec d’Indy – à partir des notes prises lors de sa fré-
quentation de la classe de composition entre 1897 et 1899. Vincent d’Indy, Cours de composition
musicale. Premier livre, Paris : Durand et fils, 1912 [1903] ; Vincent d’Indy, Cours de composition
musicale. Deuxième livre, première partie, Paris : Durand et fils, 1909 ; Vincent d’Indy, Cours de
composition musicale. Deuxième livre, deuxième partie, Paris : Durand et fils, 1933 ; Vincent d’Indy,
Cours de composition musicale. Troisième livre, Paris : Durand et fils, 1950.
49. Voir R. Campos, « Le Cours de composition de Vincent d’Indy ».
50. Vincent d’Indy, « L’artiste moderne », dans L’Occident, 1, déc. 1901, p. 11.
51. La métaphore organique est omniprésente chez d’Indy. Elle nourrit tout à la fois ses représen-
tations de l’histoire, de la société, de l’homme ou de l’œuvre musicale : « L’art, dans sa marche
à travers les âges, peut être ramené à la théorie du microcosme. Comme le monde, les peuples,
comme les civilisations, comme l’homme lui-même, il traverse de successives périodes de jeu-
nesse, de maturité, de vieillesse, mais il ne meurt jamais et se renouvelle perpétuellement. Ce

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

l’Art change de forme mais non de nature : si les moyens d’expression évoluent, la
production artistique reste une aspiration collective vers le Créateur, « un moyen
de nourrir l’âme de l’humanité52 ». On trouve une formulation particulièrement
nette de cette idée dans l’introduction du Cours de composition musicale :
69
Sans la Foi, il n’est point d’Art […]. L’Art est un, en soi ; seule l’expression, la
manifestation diffère suivant le procédé employé par l’artiste pour l’exprimer.
La raison de cette unité de l’Art est d’ordre surnaturel : au-dessus de tous les
besoins humains plane l’aspiration vers la Divinité, l’élan de la créature vers
son Auteur ; et c’est dans l’Art, sous toutes ses formes, que l’âme cherche le
moyen de rattacher sa vie à l’Être qui en est le principe […]. L’idée de l’Art
nous apparait donc, dès l’origine, indissolublement liée à l’idée religieuse, à
l’adoration ou au culte divin53 .

L’histoire scholiste de la musique


Le préambule du Cours de composition brosse en quelques lignes les grandes étapes
d’une évolution musicale linéaire. Pour que les musiciens d’aujourd’hui et de
demain puissent continuer de faire croître l’édifice collectif de l’« Art », il leur
serait indispensable d’en maîtriser et d’en connaître à fond les phases antérieures.
L’apprentissage de la composition s’appuie donc sur une étude méthodique et
chronologique d’une histoire de la musique occidentale découpée en différentes
périodes créatrices qui se succéderaient de manière logique54 :
Le but du présent ouvrage est de faciliter à l’élève, qui veut mériter le beau
nom d’artiste créateur, la connaissance logique de son art, au moyen de
l’étude théorique des formes musicales, et de l’application de cette théorie
aux principales œuvres des maîtres musiciens, examinées dans leur ordre
chronologique. Telle est la pensée qui a présidé à l’ordonnance du Cours de
composition musicale, dont la base naturelle est la division de l’histoire de la
Musique en trois grandes époques :
1o Époque rythmo-monodique, du iiie au xiiie siècle.
2o Époque polyphonique, du xiiie au xviie siècle.
3o Époque métrique, du xviie siècle jusqu’à nos jours55 .

n’est pas un cercle fermé, mais une spirale qui monte toujours et progresse. » V. d’Indy,
« Une école de musique… », p. 63. Sur cette conception du progrès, voir Jann Pasler, « Paris :
Conflicting Notions of Progress », dans Jim Samson, dir., The Late Romantic Era : From the Mid-
19th Century to World War I, Londres : Macmillan, 1991, p. 389-416.
52. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 9.
53. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 10-11.
54. On peut voir ici une transposition – « catholicisée » – du positivisme et de la pensée d’Auguste
Comte, comme le remarque Andrew Thomson, Vincent d’Indy and his world, Oxford : Claren-
don Press, 1996, p. 85.
55. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 5-6.

tome 103 (2017) • no 1

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Ce découpage chronologique, colonne vertébrale théorique du programme


élaboré par d’Indy, constitue le cadre cognitif dans lequel s’inscrit tout l’ensei-
gnement de la composition à la Schola. Et c’est bien sûr à partir de cette concep-
tion traditionaliste d’une histoire de la musique linéaire et unitaire qu’il faut
70
comprendre tout le mouvement de réhabilitation des musiques du passé auquel
participe la Schola cantorum – via les concerts qu’elle organise ou les éditions
d’œuvres anciennes entreprises par Bordes56 –, du chant grégorien « authen-
tique » aux tragédies de Lully et Rameau, en passant par les polyphonies de
Palestrina et de Monteverdi57.
Tout au long de ses premières années d’étude, Séverac intériorise durable-
ment cette logique traditionaliste et relaye à l’envie la représentation scholiste de
l’histoire de la musique occidentale. On trouve dans sa correspondance familiale
quelques assertions qui pourraient presque être signées de d’Indy lui-même tant
leurs formulations s’apparentent à celles du Cours de composition :
L’Art nouveau […] n’est que la continuation de l’Art ancien car l’Art est un
et progresse incessamment vers l’idéal58 .

Mais la logique traditionaliste guide également son oreille en lui fournissant une
modalité d’appréciation particulière des œuvres des siècles passés. Dès les pre-
mières semaines de cours, Séverac fait part à sa sœur Alix de l’émerveillement
que suscitent chez lui les découvertes musicales faites à la Schola :
À part l’harmonie et la composition, tous les cours que je suis sont des nou-
veautés pour moi et d’ailleurs ils n’existent nulle part ailleurs. Chaque cours
est pour moi une vraie révélation où l’on nous fait découvrir quelques nou-
veaux trésors laissés par les grands maîtres des xvie et xviie siècles59

La musique liturgique « authentique »


La controverse autour de la musique liturgique telle qu’elle est alimentée par la
Schola et vécue par Séverac offre une des meilleures illustrations de l’emprise
de l’institution sur l’apprenti-compositeur. Comme on l’a vu plus haut, l’un des
grands objectifs initiaux de la Schola est de défendre les répertoires grégorien et

56. Ainsi l’Anthologie des Maîtres religieux primitifs des xve, xvie et xviie siècles visant à populariser le
répertoire palestrinien, ou le Chansonnier du xvie siècle proposant des chansons profanes de la
Renaissance (Janequin, Lassus, etc.).
57. Voir Katharine Ellis, « En route to Wagner : Explaining d’Indy’s Early Music Pantheon » et
Annegret Fauser, « Archéologue malgré lui : Vincent d’Indy et les usages de l’histoire », dans
M. Schwartz, dir., Vincent d’Indy et son temps, respectivement p. 111-121 et p. 122-133.
58. Lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, 1er janv. 1900, ML, p. 100. Par « Art
nouveau », Séverac entend ici la production artistique de son temps, tandis qu’« Art ancien »
désigne les productions artistiques des siècles précédents.
59. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [1896], ML, p. 24.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

palestrinien en tant qu’ils seraient véritablement adaptés aux offices, de concert


avec les Bénédictins de Solesmes. Dans le même temps, les membres de la Schola
dénoncent en chœur les pratiques musicales liturgiques qui ne se conformeraient
pas à cette tradition précise. S’engageant lui aussi dans cette lutte de légitimité,
71
Séverac prend fermement position pour la tradition grégorienne-palestrinienne,
fustigeant les compositions religieuses « modernes » d’abbés tels qu’Aimé Larrieu
ou Maurice Albouy60 . Cette prise de position, que Séverac projette de rendre
publique, se donne fréquemment à lire dans sa correspondance :

[Les abbés Larrieu et Albouy] feraient mieux peut-être de confesser sim-


plement leurs dévotes et de ne pas essayer de faire chavirer ce mouvement
admirable qui rendra à l’Église ce qui la met au-dessus de toutes les autres
religions : l’Art. On ne se figure pas ce que c’est que ces compositions des xve
et xvie siècles, […] c’est pour moi une vraie révélation et j’envisage à présent
l’art mystique sous un tout autre aspect. L’art religieux de ces siècles passés est
à la musique religieuse moderne ce que l’architecture gothique est aux hor-
ribles églises que l’on fait aujourd’hui. Il me semble qu’il n’est pas difficile de
savoir choisir entre les deux. C’est cette musique (si près du ciel) qui ramène
à la religion les hommes supérieurs et non cet horrible tapage orchestral que
l’on nous sert depuis longtemps61.

Toute la question est de savoir quelle musique est la plus à même de soutenir
le culte, d’escorter la foi catholique durant l’office. Or la pensée traditionaliste
de la Schola, qui reconnaît à certains répertoires une valeur fondatrice, se tra-
duit par une exigence d’authenticité. C’est précisément cette exigence qui travaille
ici la pensée de Séverac : son discours vise à disqualifier les pratiques musicales
liturgiques qui, refusant de se plier au répertoire grégorien-palestrinien, en dénie-
raient la qualité de musique liturgique authentique et, par-là, bafoueraient la
tradition de « l’Art véritable ».
Durant l’été  1897, Bordes organise une sorte de pèlerinage musical à
Solesmes, afin que les élèves de la Schola se familiarisent davantage avec la
connaissance et la pratique du chant grégorien « restauré ». Écrivant en juin 1897
à son ami et collaborateur Don Mocquereau, Bordes lui demande de leur prépa-
rer « une étude de la paléographie grégorienne en 6 leçons afin de leur donner
des idées justes sur la genèse de l’art », ainsi que de leur inculquer « de bons
principes de chant62 ». Avec quelques camarades de la Schola cantorum, Séverac
est donc amené à passer plusieurs jours à l’Abbaye de Solesmes, expérience qui

60. Sur les abbés Aimé Larrieu et Maurice Albouy, voir les commentaires de Pierre Guillot des
lettres 17 et 18 dans ML, p. 26-27.
61. Lettre de Déodat de Séverac à Marthe de Séverac, Paris [déc. 1896], ML, p. 26-27.
62. Lettre de Charles Bordes à Don André Mocquereau, 21 juin 1897, BnF Mus., Microfilm,
Vm bob-733.

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s’avère marquante à en juger par la stupéfaction et l’émotion dont il fait part à


sa famille :

Je suis dans le ravissement à l’audition de ces chants incomparables que je


72 n’avais jamais [ouïs] encore dans leur vrai cadre et dans le style rigoureux.
Je ne veux pas essayer de te peindre les impressions ressenties, elles dépassent
tout ce que l’on peut rêver de plus intense et de plus artistique… On ne peut
s’imaginer ce que c’est, Bordes aurait eu beau me le dire, je n’aurai jamais
cru chose pareille. Jamais drame ni symphonie ne m’ont procuré autant
d’émotion et de joie ! La mélodie grégorienne est le summum de l’Art ; c’est
pour moi l’expression la plus haute de l’Amour et de la Souffrance qui fait
espérer… Mais pour en saisir toute la portée il faut l’entendre ici surtout chez
les Bénédictins… C’est idéal cette supplication, cette tendre caresse par cet
ensemble de voix séraphiques63 .

Comme le montre cette lettre du 12 juillet 1897, l’« exercice du goût64 » pour


le répertoire grégorien tel que restauré par les moines de Solesmes est indisso-
ciable d’une tension vers « l’origine », d’un plaisir de remonter à la source de la
tradition, d’un fantasme de la genèse. Ce plaisir est d’autant plus intense que le
contexte de la performance – l’abbaye de Solesmes du xie siècle comme cadre,
et les moines bénédictins (que Séverac considère comme les gardiens légitimes
de cette tradition) comme interprètes – augmente sans doute considérablement
l’effet d’authenticité. On notera d’ailleurs que, de même que lorsqu’il assiste à la
représentation de l’Or du Rhin en janvier 1901, Séverac associe spontanément la
beauté éprouvée à des valeurs telles que l’amour et l’espérance.
Loin de ne constituer qu’une expérience ponctuelle, la confrontation à
la logique traditionaliste est permanente au sein de la Schola, et le goût de
l’authenticité de Séverac, notamment, se renforce de manière continue à tra-
vers une répétition de situations socialisatrices concordantes. L’homogénéité
des cours et des discours des professeurs de la Schola est très grande à cet égard,
d’autant qu’elle est consolidée par les concerts organisés par Bordes et d’Indy65

63. Lettre de Déodat de Séverac à un membre de sa famille, Solesmes, 12 juil. 1897, ML, p. 47
(c’est Séverac qui souligne).
64. Au double sens du terme, c’est-à-dire de « l’entraînement qui exerce » et de « la faculté qu’on
exerce ». Antoine Hennion, « Ce que ne disent pas les chiffres. Vers une pragmatique du
goût », dans Olivier Donnat et Paul Tolila, dir., Le(s) public(s) de la culture, Paris : Presses de
Sciences-Po, 2003, p. 300.
65. Entre mille exemples, on peut évoquer les concerts des Chanteurs de Saint-Gervais dirigés
par Bordes qui, donnés quotidiennement de 15 h à 17 h dans la chapelle de Saint-Julien-des-
Ménétriers à Paris, donnent à écouter des polyphonies de la Renaissance six mois durant
pour l’exposition universelle de 1900. Sur les innombrables concerts des Chanteurs de
Saint-Gervais organisés par Bordes dans les années 1890 et au début des années 1900, voir
B. Molla, Charles Bordes…, p. 16-61.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

– qui donnent à la tradition scholiste une forme d’existence objective –, ainsi que
par quelques interventions de conférenciers invités. La mise en mot de sa récep-
tion de la conférence donnée par Dom Pothier (une autre figure importante de
Solesmes) dans les locaux de la Schola vers fin de l’année 1897 en constitue un
73
bon indice :
À part nos cours habituels, nous avons eu une conférence sur Le rôle du chant
grégorien et palestrinien dans l’Art faite par le fameux Dom Pothier. Cette confé-
rence a duré deux bonnes heures et je vous assure qu’elle est passée comme
passent les éclairs tellement ce moine (colossalement érudit) a des charmes et
de foi. Il nous a dit que le rôle que nous devions jouer nous, futurs artistes,
compositeurs, organistes, dans l’union future, ou mieux, dans la restauration
des liens de l’art vrai avec la religion66 .

La conception unitaire et linéaire de l’histoire de la musique et la valorisation


de l’authenticité comme dévotion religieuse et fidélité à une origine structurent
donc les pratiques d’écoute et le goût de Séverac pour le répertoire grégorien
– mais aussi, plus généralement, pour l’ensemble des œuvres inscrites dans le
panthéon musical de la Schola, comme on le verra plus bas. Mais la disposition
traditionaliste structure également sa pratique de la composition. Ce n’est pas
un hasard si, par exemple, Séverac multiplie les références musicales au chant
grégorien dans ses premières œuvres – probablement engagé en cela par la pra-
tique créatrice de d’Indy67. Outre certaines allusions musicales dans la Suite pour
orgue écrite entre 1897 et 1899 (le thème du « Choral » en particulier), l’apprenti-
compositeur se livre à une invocation tout à fait explicite du répertoire plain-
chantesque lorsqu’il compose sa suite pour piano Le Chant de la Terre entre 1899
et 1900. Le thème principal de l’œuvre, qui fait l’objet de plusieurs transfor-
mations cycliques au fil des différentes pièces, est initialement exposé dans le
« Prologue » sous la forme présentée dans l’Exemple 1 (page suivante).
La ligne mélodique de ce thème présente, on le voit, toutes les propriétés
usuellement attribuées au plain-chant : elle est construite sur une échelle modale
(« protus authente », premier mode de l’octoéchos médiéval) dont la finale ré et la teneur
la constituent les principales notes d’appui ; son ambitus dépasse à peine l’octave ;
elle évolue dans un temps faiblement mesuré ; enfin, elle consiste en une grande
phrase affectée d’un vaste mouvement ascendant puis descendant, elle-même

66. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris [fin 1897], ML, p. 55-56.
67. Voir Fernand Biron, Le chant grégorien dans l’enseignement et les œuvres de Vincent d’Indy, Ottawa :
Éditions de l’Université, 1941. Pour d’autres formes d’appropriation créatrice du chant gré-
gorien en France à la même période, voir Benedikt Lessmann, Die Rezeption des gregorianischen
Chorals im 19. und frühen 20. Jahrhunderts. Studien zur ideen- und kompositionsgeschichtlichen Resonanz
des « plain-chant », Hildesheim : Olms, 2016.

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subdivisée en plusieurs membres par des cadences et des liaisons expressives.


Ce faisant, Séverac tisse évidemment un fil symbolique entre sa pratique de la
composition et ce qu’il conçoit comme l’origine d’une tradition musicale dans
laquelle il souhaite s’inscrire.
74

EXEMPLE 1 • Déodat de Séverac, Le Chant de la Terre. Prologue, systèmes 1-2 non mesurés  


(composition : 1899-1900 ; première publication : Édition Mutuelle, 1903)

Ascétisme

L’ascèse chrétienne, en tant que discipline de soi (du corps, de l’âme, etc.), depuis
le ive siècle après J.-C.68 , n’a cessé d’alimenter sous diverses formes les pratiques
tant catholiques que protestantes durant le Moyen  Âge et la Renaissance69 .
Aussi n’est-il pas surprenant de constater qu’une profonde logique ascétique se
dégage de l’enseignement prodigué par Vincent d’Indy. Entraînement corporel
ou spirituel qui permettrait de tendre vers le désintéressement comme vers les
trois valeurs théologales précédemment citées, cette logique ascétique se décline

68. Michel Hulin, « Ascèse et ascétisme », dans Encylopaedia Universalis, en ligne : http://universalis.
fr/encyclopedie/ascese-et-ascetisme/, consulté le 15 juil. 2013.
69. Max Weber propose par exemple une distinction célèbre : l’ascétisme extra-mondain, typique du
christianisme d’avant la Réforme, est une forme de renoncement au monde ; l’ascétisme intra-
mondain, qui s’objective dans les écrits théologiques issus de la Réforme, consiste en un inves-
tissement discipliné dans la vie et les activités terrestres, soutenu par les notions de vocation
(Beruf) et de prédestination. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1re édition
1903-1904], trad. de l’allemand, Paris : Gallimard, 2003.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

principalement sous trois formes : discipline de travail, rapport analytique au


musical et rigueur dans le maniement du matériau musical.

La discipline de travail
75
En premier lieu, l’ascétisme de la classe de composition se traduit par une cer-
taine discipline de travail. L’intransigeance de d’Indy vient soutenir la double
exigence de sérieux et d’assiduité que fait peser sur les élèves, on l’a vu plus haut,
le dispositif pédagogique et disciplinaire. Selon Guy de Lioncourt :
[D’Indy] comprenait mal les faiblesses d’autrui. À qui invoquait devant lui
l’excuse de la maladie, il répondait : « On n’a qu’à pas être malade ! » À un
autre qui disait avoir oublié quelque chose : « Comment peut-on oublier une
chose qu’on a sue ? »70 .

Particulièrement exigeant avec ses élèves de composition, d’Indy est lui-même


un travailleur infatigable, quasi intégralement investi dans ses activités d’ensei-
gnement. Plus précisément, le professeur de composition cherche à inculquer à
ses élèves une sorte d’éthique de la souffrance créatrice en les incitant à retravailler, à
réécrire, à remettre inlassablement sur le métier leurs idées musicales ou même
leurs œuvres entières. Ces injonctions à l’« autocorrection permanente71 » et à la
méfiance vis-à-vis des « premiers jets » sont attestées par plusieurs témoignages,
comme ceux de Guy de Lioncourt et Michel d’Argœuves :

D’Indy était exigeant quant à la qualité des idées. Il mettait ses élèves en garde
contre le premier jet, qui doit toujours être complété, mûri, ciselé, repensé,
fini. « Il faut souffrir ses thèmes », disait-il72 .
Il nous faut toujours reprendre, éliminer, simplifier jusqu’à ce que nos idées
ne soient pas des thèmes quelconques, jusqu’à ce que rien ne « cloche » plus
dans la réalisation, jusqu’à ce que les divers éléments constitutifs de notre
œuvre soient parfaitement équilibrés entre eux. […] M. d’Indy nous a tou-
jours mis en garde contre cet aveuglement qui nous entraînerait à livrer trop
tôt nos productions73 .

70. G. de Lioncourt, Un témoignage…, p. 42.


71. Pour emprunter les mots d’Adorno, qui désigne par-là l’obsession de la retouche et du
retour inlassable vers la partition en vue de son amélioration chez Gustav Mahler. Theodor
W. Adorno, Mahler. Une physionomie musicale [1re édition 1962], trad. de l’allemand, Paris :
Minuit, 1976, p. 127.
72. G. de Lioncourt, Un témoignage…, p. 47.
73. Michel d’Argœuves, « La Schola et la composition musicale », dans V. d’Indy, dir., La Schola
Cantorum…, p. 121-122.

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Séverac semble lui aussi se plier docilement à cette ascèse laborieuse exi-
gée par son maître, soulignant dans maintes lettres la quantité de travail qu’il
est contraint de fournir comme le régime d’urgence temporelle dans lequel se
dévident fréquemment ses actions :
76
Je suis tellement pris ces jours-ci, chère petite maman, que j’ai à peine le
temps de dîner… Ce sont les derniers cours de d’Indy et comme j’ai pas mal
de textes à recopier vous comprenez mon travail. Il faut bien cela car je ne
suis pas venu ici pour flâner… J’aurais préféré rester avec vous… Mais quel-
quefois le sacrifice s’impose74 .
Évidemment je n’aurai pas beaucoup de loisirs d’ici à mon départ. D’Indy
nous a annoncé hier que nous aurions avant les vacances un examen général
sur les matières vues depuis trois ans… En outre une dissertation sur un sujet
d’esthétique musicale, une pièce symphonique, une pièce lyrique et une fugue
à composer… Tu vois qu’il ne veut pas que nous bâillions aux corneilles, le
« patron »75 .

Certes, ces discours en forme de justifications ont sans doute pour objectif de
rassurer sa famille quant à son implication et sa détermination. Mais ils n’en
objectivent pas moins les contraintes scolaires qui tenaillent Séverac, tout en
offrant des indices des habitudes ascétiques de travail qu’il est amené à contracter
au sein de la Schola.

Le rapport analytique au musical


En second lieu, et de façon très liée, bien sûr, à la discipline de travail, l’ascé-
tisme scholiste se manifeste également à travers la culture d’un rapport analy-
tique au musical. S’il est un point sur lequel d’Indy insiste auprès de ses apprentis
compositeurs, c’est bien la connaissance et la maîtrise de techniques d’écriture
musicale – donc du « métier », pour reprendre le terme indigène. L’institution
scholiste considère ainsi l’analyse musicale comme centrale aussi bien pour une
appréciation juste et éclairée de la musique que pour une création de qualité76 .
D’Indy soutient l’idée que pour aimer correctement la musique, pour en jouir
véritablement, il faut avant tout la connaître, en comprendre « la » logique intrin-
sèque, donc en disséquer les moindres ressorts techniques. C’est pourquoi le
« Maître », durant ses cours, multiplie les analyses et les interprétations au clavier
durant lesquelles chaque texte musical se voit « malmené, ramené à une vitesse
moyenne, interrompu par le commentaire, répété à l’occasion », distorsions au

74. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris [fin juin 1898], ML, p. 65.
75. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [mai ou juin 1899 ?], ML, p. 84.
76. Voir Rémy Campos et Nicolas Donin, « La maîtrise artistique de Vincent d'Indy : de quelques
relations nouvelles entre composition et analyse au début du xxe siècle », dans Annales Suisses
de Musicologie, 25, 2006, p. 155-216.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

prix desquelles « les principes compositionnels deviennent perceptibles77 ». Il n’y


aurait donc pas de véritable amour de l’art et donc pas de création possibles sans
éducation analytique préalable : pour d’Indy, l’émotion et le plaisir esthétiques
doivent être fondés en raison. Selon Lioncourt :
77
Pour mettre les élèves à même de connaître toutes les ressources dont ils pou-
vaient disposer, il leur montrait, à l’aide d’exemples incessants, tous les styles
par lesquels la musique a passé depuis qu’elle existe ; et les œuvres étudiées
étaient analysées avec toute la lucidité d’un véritable artiste, toute la logique
d’un esprit bien organisé. On recherchait pourquoi l’une était belle, pourquoi
telle autre était manquée, et on tirait les conclusions78 .

Cette valorisation de la connaissance, en ce qu’elle est « connaissance qui rend


fort et qui rend juste79 », a aussi pour ambition de conduire l’élève à une maîtrise
de soi, un endurcissement moral, une bonne tenue de l’âme.
Indubitablement, Séverac reprend à son compte ce rapport analytique au
musical en affirmant par exemple avec force conviction, dans un article consa-
cré à Wagner qui paraît en janvier 1900 dans Le Messager de Toulouse, qu’il ne
peut y avoir de juste appréciation esthétique sans éducation analytique préalable.
Autrement dit, seules la raison, l’analyse, la maîtrise réfléchie constitueraient des
modes d’entrée légitimes dans les œuvres musicales :
L’étude, même en musique, est nécessaire, quoi qu’on en dise ; et je défie l’in-
telligence la plus douée de comprendre un simple prélude du Clavecin bien tem-
péré (dont la valeur n’est pas discutable) si elle n’a pas été longuement préparée
à cela. […] Pour arriver à la compréhension des œuvres vraiment belles, il
faut l’initiation progressive ; en musique, comme dans toutes les branches de
l’activité intellectuelle, on ne peut rien sans cela80 .

Enfin, outre la discipline de travail et le rapport analytique au musical, la logique


ascétique se traduit dans l’enseignement de la composition de d’Indy par une
nette valorisation de la rigueur dans le maniement même du matériau musical. En
s’articulant intimement avec la logique traditionaliste, cet ascétisme proprement

77.  Rémy Campos, « L’analyse musicale en France au xxe siècle : discours, techniques et usages »,
dans Rémy Campos et Nicolas Donin, dir., L’analyse musicale. Une pratique et son histoire, Genève :
Droz, 2009, p. 375.
78. G. de Lioncourt, Un témoignage…, p. 45.
79. V. d’Indy, « L’artiste moderne ».
80. Déodat de Séverac, « Causerie musicale. À propos de Tristan et Iseult de Richard Wagner »,
dans Le Messager de Toulouse, 1er janv. 1900 ; repris dans D. de Séverac, Écrits sur la musique,
p. 46.

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musical oriente puissamment l’attention des élèves vers les deux dimensions des
œuvres que sont l’architecture formelle et la technique contrapuntique.

Forme et contrepoint
78

L’obsession de la construction formelle des œuvres, chez d’Indy, est directement


perceptible dans l’organisation du Cours de composition, centré sur l’étude de formes
successives (fugue, sonate, variation, etc.). Elle a en outre été relevée à de nom-
breuses reprises par les commentateurs, Lioncourt écrivant par exemple :
[D’Indy] tenait aussi à la construction d’un morceau, son équilibre harmo-
nieux, à un choix judicieux des tonalités, faute de quoi les meilleurs matériaux
ne prennent pas tout leur relief81.

Cette attention portée à « l’architecture82 » de la musique écrite, que ce soit à


l’échelle d’un morceau ou à l’échelle d’une œuvre en plusieurs mouvements,
est très certainement héritée de théoriciens allemands de la première moitié du
xixe siècle tels que Friedrich Christian Michaelis, Friedrich Rochlitz et surtout
Adolph Bernhard Marx83 . D’Indy partage avec eux, notamment, une repré-
sentation organique de l’œuvre musicale84 qui l’incline à voir dans le procédé
cyclique un accomplissement formel en même temps que l’un des aboutissements
logiques et modernes de l’histoire des formes musicales85 . Le principe de circu-
lation et de transmutation d’un matériau thématique ou motivique (les thèmes
ou les motifs sont dits « générateurs »), au sein d’un morceau ou d’une œuvre
en plusieurs mouvements, traduit son goût de l’unité et de la cohérence interne
de l’œuvre musicale – d’où l’importance qu’il accorde au principe de développe-
ment 86 . L’insistance de d’Indy sur la construction formelle est donc sous-tendue

81. G. de Lioncourt, Un témoignage…, p. 47.


82. La métaphore est d’autant plus pertinente que d’Indy est fasciné par l’architecture. Le célèbre
ouvrage de John Ruskin, The Seven Lamps of Architecture, par exemple, a beaucoup d’influence
sur sa pensée. On peut ainsi lire dans le Cours de composition : « Savoir construire, telle est en
définitive la connaissance indispensable à tout compositeur de musique digne de ce nom. »
V. d’Indy, Cours de composition musicale. Deuxième livre, première partie, p. 15.
83. Voir Martin Kaltenecker, L’oreille divisée. Les discours sur l’écoute musicale aux xviiie et xixe siècles,
Paris : MF, 2010, notamment p. 226-240.
84. Voir Marc Rigaudière, La théorie musicale germanique du xixe siècle et l’idée de cohérence, Paris :
Société française de musicologie, 2009, p. 29-35.
85. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Deuxième livre, première partie, p. 375-433.
86. D’Indy regrette par exemple l’insuffisance du développement qu’il décèle dans une suite pour
piano et violon que lui a envoyée son élève Joseph Canteloube : « Le milieu [de votre suite
de violon], intéressant comme musique, procède encore par redites et non par développement
et c’est grand dommage, car d’une chose très bonne en ses éléments mélodiques et harmo-
niques, cela fait une chose longue inutilement et parfois fastidieuse, puisque ses redites ne

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par un goût de la solidité, de l’équilibre logique, de la maîtrise dans le maniement


scripturaire du matériau musical.
Le profond intérêt que nourrit d’Indy pour le contrepoint et l’écriture poly-
phonique, lui, découle du primat idéologique donné au rythme et à la mélo-
79
die. Les cantilènes monodiques du répertoire grégorien étant désignées comme
musiques originelles ou primitives dans le Cours de composition87, d’Indy envisage en
partie la tradition musicale occidentale comme une évolution de l’art de manier
et d’agencer les lignes mélodiques. Ainsi l’harmonie est-elle définie de la façon
suivante :
On appelle Harmonie l’émission simultanée de plusieurs mélodies différentes.
Cette émission simultanée donne naissance à des combinaisons de sons aux-
quelles les traités d’harmonie ont donné le nom d’accords. La Musique étant
un art de mouvement et de succession, les accords, en tant que combinaisons de
sons, n’apparaissent que par l’effet d’un arrêt dans le mouvement des parties
mélodiques, dont ils sont composés nécessairement. Musicalement, les accords
n’existent pas, et l’harmonie n’est pas la science des accords88 .

Durant les premières années de la Schola, contrepoint et composition sont d’ail-


leurs très significativement étudiés dans une même classe avec d’Indy, alors que
l’étude de l’harmonie se fait dans une classe séparée avec Fernand de la Tombelle.
Mais l’intérêt porté par d’Indy aux techniques d’écriture contrapuntique est éga-
lement très lié aux possibilités qu’elles offrent en termes de développement, donc
à l’importance structurelle des thèmes et au souci ascétique de cohérence et de
construction formelle précédemment évoqué89. Dans une lettre à Octave Maus
de 1904, le professeur de la Schola développe d’ailleurs l’idée selon laquelle le
travail thématique prévaut largement sur le travail harmonique dans l’élabora-

nous apprennent rien de nouveau. » Lettre de Vincent d’Indy à Joseph Canteloube, Boffres,
20 août 1904 ; Vincent d’Indy, Ma Vie, Paris : Séguier, 2001, p. 664 (c’est d’Indy qui souligne).
87. Avec – quoique dans une moindre mesure – les « chansons populaires » du Moyen Âge,
considérées comme un art dérivé du chant grégorien, adapté par le peuple pour les besoins
de la danse. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 83-90.
88. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Premier livre, p. 91 (c’est d’Indy qui souligne). Le traité
d’harmonie d’Henri Reber, qui fait alors autorité au sein du Conservatoire de Paris, 
considère en effet l’harmonie comme la succession d’accords relativement autonomes et non
comme l’émission simultanée de plusieurs mélodies différentes ; Henri Reber, Traité d’harmonie
[1re édition 1862], Paris : Colombier, 1880.
89. Martin Kaltenecker note que dans les écrits de Friedrich Christian Michaelis ou de Friedrich
Rochlitz, au début du xixe siècle, l’une des fonctions de la métaphore organique – selon
laquelle est pensée l’œuvre musicale – est de « légitimer ou réhabiliter la fugue et de façon
générale une musique qui repose sur les imitations, à la texture dense, fluide et continue,
comme on la rencontre chez Bach ou Haendel, par opposition à la fragmentation et à la
versatilité affective de la musique galante ». M. Kaltenecker, L’oreille divisée…, p. 227.

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tion d’une pièce, même si son propos ne concerne que le domaine symphonique.
La « jolie harmonie » est ici placée du côté de la superficialité et de la fragilité,
tandis que le thème est placé du côté de la profondeur et de la solidité :

80 J’attache de plus en plus d’importance au thème dans la musique sympho-


nique, et plus je vais, plus je crois que l’art purement décoratif (style papier
peint) que beaucoup emploient maintenant en style symphonique, et Debussy
lui-même, est un art transitoire, qui peut être chatoyant et plaisant actuelle-
ment, mais qui s’écroulera très vite, faute de fondations solides. En drame, un
art de ce genre peut avoir une raison d’être et son emploi, mais, en sympho-
nie, je le crois tout à fait inutile, la « jolie harmonie » n’ayant jamais remplacé
le « thème » dans cette branche de la musique90 .

La technique contrapuntique, au même titre que la construction formelle, sym-


bolise en elle-même une tension générale vers l’ascèse ou la rigueur pratique,
voire l’austérité. Au détour d’une lettre à sa famille, Séverac évoque lui-même
en 1901 la « sévérité du contrepoint91 » auquel il se familiarise à la Schola. De fait,
apprendre à combiner et articuler plusieurs lignes mélodiques implique évidem-
ment de se soumettre à une discipline sévère via la connaissance et le respect d’un
réseau dense de règles92 .
On repère dans le discours de Séverac de la fin des années 1890 plusieurs
éléments indiquant la fixation de son oreille sur les dimensions contrapuntique
et formelle des œuvres. Ainsi, dans un accès d’humeur contre le milieu musical
toulousain qu’il juge « snob » et insuffisamment éduqué sur le plan musical, il
écrit le 13 mai 1897 à sa mère :
Tout ce qui est polyphonique à commencer par Wagner, Franck etc. et les
maîtres que Bordes nous fait chanter, tous sont au-dessus de l’entendement
de ces imbéciles. Pour eux la musique est une mélodie plus ou moins faite à
retenir qui devrait se passer des autres parties qui l’accompagnent93!

Le 20 mai de la même année, lors d’un concert où se produisait l’orchestre phil-


harmonique de Berlin dirigé par le chef d’orchestre Arthur Nikisch, il indique
avoir eu le loisir d’écouter

une fantaisie charmante de Saint-Saëns qui ressemble assez à son Rouet d’Om-
phale mais avec beaucoup plus d’intérêt contrapuntique94 .

90. Lettre de Vincent d’Indy à Octave Maus, Les Faugs, 14 sept. 1904 ; V. d’Indy, Ma Vie, p. 666
(c’est d’Indy qui souligne).
91. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris, 23 janv. 1901, ML, p. 125.
92. Voir par exemple le grand chapitre du Cours de composition consacré à la fugue. V. d’Indy, Cours
de composition musicale. Deuxième livre, première partie, p. 19-100.
93. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris, 13 mai 1897, ML, p. 41.
94. Lettre de Déodat de Séverac à une de ses sœurs, Paris, 20 mai 1897, ML, p. 45.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

On voit ici combien la conduite polyphonique / contrapuntique (Séverac


emploie à peu près indifféremment les deux termes) du discours musical retient
son attention pour éventuellement susciter son admiration. Les deux comptes-
rendus d’écoute qu’il livre en 1898 et 1899 à sa famille d’Istar et de Médée, deux
81
œuvres symphoniques de d’Indy, confirment un peu plus l’« horizontalisation »
de son oreille qui s’opère sous l’influence socialisatrice de la Schola :
Dimanche nous avons été […] au Concert Colonne où on exécutait […]
un poème symphonique de d’Indy : Istar. J’avoue que celui-ci était tellement
nébuleux, tellement symbolique que je ne l’ai pas saisi également. Un très
beau thème se déroule en crescendo de la petite flûte jusqu’au trombone,
jusque là c’est parfait ; mais ensuite le développement arrive et cela devient
tellement grand d’écriture et d’oppositions qu’il faudrait avoir au moins
quatre oreilles pour tout entendre. Très bien fait au point de vue d’école,
inouï d’habileté. Malgré cela cette œuvre a été fort applaudie95 .
Pour la première fois j’ai assisté hier aux scènes musicales de la Médée de
Vincent d’Indy. Cela n’a pas été très bien compris généralement. Mais quelle
habileté inouïe dans la trame polyphonique. Si je peux ces jours-ci je te dirai
plus en détail mes impressions sur cette dernière œuvre qui me semble très
capitale au point où nous en sommes de la musique moderne96 .

Une mise en œuvre des préceptes scholistes :


la composition de la Sonate en si bémol mineur
La force prescriptrice des discours de d’Indy conduit donc Séverac à allouer une
grande part de son attention d’auditeur ou de compositeur à la « trame poly-
phonique » des œuvres, de même qu’à leurs propriétés formelles et « architec-
turales ». Sur ce dernier point, les indices se font certes plus rares. Toutefois, au
début de l’année 1898, Séverac anticipe les attentes de son professeur et se met
en tête d’écrire un premier mouvement de sonate pour piano97 ; or ses intentions
créatrices, qu’il communique à sa famille, laissent peu de doute quant à sa double
focalisation sur la technique contrapuntique et sur la construction formelle qui
s’opère sous le contrôle de son professeur :
Un de ces jours je vais lui [d’Indy] donner un morceau de sonate (que j’écris
en ce moment) qui certainement l’amusera au point de vue du développe-
ment et du contrepoint98 .

95. Lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [18 ou 19 janv. 1898], ML, p. 60.
96. Lettre de Déodat de Séverac à Alix de Séverac, Paris [6 mars 1899 ?], ML, p. 75.
97. Séverac ne publiera jamais de son vivant cette sonate qui comportera finalement quatre mou-
vements. Pierre Guillot en a proposé une édition en 1990 à partir d’une version manuscrite
conservée à Saint-Félix (Archives Catherine Blacque-Belair). Déodat de Séverac, Sonate pour
piano, éd. Pierre Guillot, Paris : Éditions musicales du Marais, 1990.
98. Lettre de Déodat de Séverac à sa famille, Paris [fin 1897-début 1898], ML, p. 57.

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De fait, Séverac construit ce premier mouvement de sonate selon la « forme


sonate », considérée par d’Indy comme particulièrement noble et équilibrée
depuis que Beethoven en aurait perfectionné la solidité organique et, plus préci-
sément, depuis qu’il aurait élargi le principe du développement thématique99. La
82
forme sonate beethovénienne, ainsi que la théorise d’Indy, se compose de 1) une
« exposition » thématique (éventuellement précédée d’une « introduction lente »)
où un premier thème au caractère affirmé, rythmique et vigoureux (il est dit
« masculin ») est présenté au ton principal ; un pont modulant conduit au second
thème au caractère plutôt délicat, mélodique et sinueux (il est dit « féminin ») pré-
senté au ton de la dominante (si le ton principal est majeur) ou au ton relatif (si le
ton principal est mineur)100 ; 2) un « développement » modulant basé sur certains
matériaux thématiques ou motiviques de l’exposition ; 3) une « réexposition » où
les deux thèmes de l’exposition sont présentés au ton principal, résolvant ainsi
la tension tonale initiale ; cette réexposition est souvent suivie d’un « développe-
ment » terminal ainsi que d’une « coda concluante ».
L’« Allegro » de la Sonate de Séverac respecte scrupuleusement cette struc-
ture, ainsi que le met en évidence la Figure 1.
On peut noter que Séverac, à travers une bonne volonté formelle mani-
feste, exploite dans son développement, son développement terminal puis sa coda
l’intégralité des éléments thématiques ou motiviques présentés dans l’exposition.
De cette façon, il s’accorde avec d’Indy et avec sa conception normative de
l’œuvre musicale comme totalité cohérente et organique. Mais cette application
dans le travail de construction formelle est indissociable d’un travail d’écriture
« horizontale ». Séverac privilégie en effet une texture pianistique très clairement
contrapuntique en proposant un discours musical souvent réduit à trois ou quatre
voix en perpétuelle complémentarité rythmique. Mieux, le compositeur cherche
plus spécifiquement à intégrer certaines techniques d’écriture contrapuntiques
au cadre de la forme sonate beethovénienne / d’indyste. Le second thème de
l’exposition par exemple, censé se parer des atours musicaux de la « féminité »,
prend la forme d’une « quasi canzona » aux allures de choral progressant dans une
dynamique globalement faible – le genre du choral étant valorisé par d’Indy en
tant que variation contrapuntique directement dérivée de mélodies grégoriennes

99. V. d’Indy, Cours de composition musicale. Deuxième livre, première partie, p. 231. Outre les chapitres
du deuxième livre de son Cours de composition musicale, d’Indy consacrera plusieurs articles au
genre de la sonate aussi bien qu’à la forme sonate, dont Vincent d’Indy, « La sonate », dans
Le Courrier Musical, 1er mars 1902, p. 65-68 (article issu d’une conférence donnée à la Schola
le 13 déc. 1901).
100. D’Indy reprend vraisemblablement ces catégories genrées d’analyse musicale à Adolph Bern-
hard Marx, bien qu’aucune source n’atteste que le premier a bien lu le second (nous remer-
cions Gilles Saint-Arroman de nous avoir renseigné sur ce dernier point).

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Note : La symbolique de cette analyse formelle est principalement empruntée à Jan LaRue, Guidelines for Style Analysis, New-York : Norton, 1970, chapitre VII
(« Symbols for analysis and stereotypes of shapes »).

FIGURE 1 • Schéma formel du premier mouvement de la Sonate en si bémol mineur de Déodat de Séverac

tome 103 (2017) • no 1


Déodat de Séverac à la Schola cantorum

83
Alexandre Robert

originelles. Le début du développement, surtout, offre à Séverac une occasion de


lier explicitement forme sonate et écriture contrapuntique. Le motif de tête du
premier thème de l’exposition est en effet retravaillé et traité en imitations dans
une sorte de marche harmonique modulant de quintes ascendantes en quintes
84
ascendantes (Ex. 2).

EXEMPLE 2 • Déodat de Séverac, Sonate en si bémol mineur. I. Allegro, mes. 113-123  


(composition : 1898 ; première publication (posthume) : Éditions musicales du Marais, 1990)

Après avoir terminé les trois autres mouvements de cette Sonate en si bémol mineur et
soumis l’ensemble au « Maître », Séverac écrit à sa famille en mai ou juin 1899 :

Comme vous pensez, l’opinion de d’Indy sur ma Sonate m’a été vraiment
droit au cœur, d’autant plus que ce grand maître est la franchise en personne
et qu’il n’hésite guère (lorsque c’est nécessaire) à vous dire les vérités même
dures. Incontestablement c’est un grand pas fait vers la « maîtrise musicale »
de moi-même. Je vous l’ai dit plusieurs fois, la Sonate est une œuvre de pure
musique fort difficile au point de vue du plan et de la marche tonale ; géné-
ralement le premier essai est faible, mauvais même souvent ; le bon Dieu a
voulu qu’il n’en soit pas ainsi pour moi et je l’en remercie101.

101. Lettre de Déodat de Séverac à Aglaé de Séverac, Paris [mai ou juin 1899], ML, p. 82-83.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

Une fois encore, Séverac met en avant le désintéressement évaluatif de


d’Indy et intériorise l’évaluation positive de ce dernier comme une garantie de
qualité absolue pour sa partition – son discours glissant peu à peu de « l’opinion
de d’Indy » à « le bon Dieu a voulu ». Or si l’on ajoute à cette réception heu-
85
reuse du jugement professoral favorable les efforts que Séverac déploie durant les
années suivantes pour faire jouer sa Sonate en public102 , tout laisse penser qu’il voit
dans cette œuvre un accomplissement personnel103 et qu’il y a fait travailler non
de simples compétences (entendues comme savoirs ou savoir-faire mobilisables),
mais également de véritables appétences contrapuntique et formelle.
Bref, dans une double perspective traditionaliste et ascétique, Séverac
incorpore donc une propension à goûter et à placer spontanément au centre de
son attention la trame polyphonique et l’architecture formelle, son oreille tendant
irrésistiblement – sur le mode pratique du « ça va de soi » – vers ces deux dimen-
sions des œuvres lors de ses pratiques d’écoute ou de création.

Le rapport à Wagner

L’examen de la réception par Séverac des œuvres de Wagner offre une dernière
occasion d’observer, en creux, les différentes dispositions incorporées à la Schola
qui, en s’articulant les unes aux autres, orientent ses pratiques musicales durant
ses premières années de formation au sein de la classe de composition de d’Indy.
On ne s’étonnera pas de constater que les musiciens du xixe siècle qui font
l’objet de la plus profonde admiration de Séverac, aux alentours de 1900, sont
ceux dont les œuvres constituent les derniers jalons en date de l’histoire de la
musique traditionaliste centrée sur la polyphonie et la forme telle que l’enseigne
d’Indy : Beethoven104 , Wagner105 , Franck et ses disciples106. Si le goût de Séverac

102. Elle est créée le 22 janv. 1901 à la Schola, et le premier mouvement est donné lors d’une
séance de musique de la Libre Esthétique à Bruxelles le 26 mars 1901. Séverac cherchera en
outre à la faire éditer par Durand en 1902.
103. Il faudrait ici évoquer une troisième grande logique qui s’articule intimement avec le tradi-
tionalisme et l’ascétisme dans l’enseignement de d’Indy, à savoir la logique singulariste, selon
laquelle il s’agit de révéler son « soi » par la composition, d’être authentique et sincère, de
manifester sa « personnalité » propre, etc. Le format de cet article ne nous permet pas de
développer ce point, mais on pourra consulter A. Robert, Une approche sociomusicologique de la
création musicale…, chapitre II (« Déodat de Séverac à la Schola Cantorum ») et chapitre IV
(« La montée en singularité »).
104. De la 9e Symphonie de Beethoven, Séverac dit en janvier 1898 de façon très significative qu’elle
est « la plus colossale du maître […], une des merveilles de l’Art musical ». Lettre de Déodat
de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [18 ou 19 janv. 1898], ML, p. 60.
105. Séverac commence à étudier la musique de Wagner au sein de la classe de d’Indy à partir
de mai ou juin 1898. Voir la lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [mai ou
juin 1898 ?], ML, p. 62.

tome 103 (2017) • no 1

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pour la musique de Wagner est de loin le plus intéressant, c’est non seulement
parce qu’il est celui qui se manifeste alors avec le plus de virulence, mais aussi
parce qu’il est celui dont les sources laissent le mieux entrevoir la structure. On
peut relever de nombreuses traces de l’amour de Séverac pour Wagner tout
86
au long de la fin des années 1890 et au début des années 1900 dans sa corres-
pondance. Outre les lettres précédemment citées qu’il adresse à sa mère le 13
mai 1897 et à sa famille en janvier 1901, il s’exclame encore auprès de sa sœur
Jeanne en janvier 1898 puis en décembre 1899 :
Comment trouvez-vous la chanson du matelot du Vaisseau Fantôme ? Il y a
des gens qui prétendent que Wagner ne savait pas écrire de la musique gaie !
L’est-ce assez pourtant et si distingué avec cela107.
Mon article du Messager est terminé et va partir. La représentation de Tristan
a été pour moi une jouissance inoubliable et indéfinissable… L’homme qui
a été capable d’écrire cette œuvre est un géant devant lequel il faut s’incliner
humblement et « enlever son chapeau » comme me le disait Vidal108 qui n’est
pas soupçonnable de wagnérisme pourtant109.

Ces impressions ne permettent toutefois que de relever une certaine intensité du


goût pour Wagner, non d’en comprendre ni d’en expliquer les ressorts. Pour cela,
il faut se pencher sur l’« article du Messager » évoqué par Séverac. Il s’agit en fait
du premier article de critique musicale qu’il publie ; intitulé « Causerie musicale.
À propos de Tristan et Iseult de Richard Wagner », il paraît le 1er janvier 1900
dans Le Messager de Toulouse110 . Dans ce court texte, véritable plaidoyer wagnérien,
Séverac s’efforce de démontrer la légitimité musicale et la « vérité » de l’œuvre du
« maître de Bayreuth » en rebondissant sur le succès d’une représentation récente
de Tristan et Iseult à Paris. À travers une rhétorique particulièrement offensive,
il pense déceler dans l’ignorance la cause principale du rejet dont les opéras de
Wagner ont fait et continuent parfois, en ce début de xxe siècle, de faire l’objet.
On voit donc implicitement se dessiner le rapport analytique au musical propre à
la Schola : ceux qui n’aiment pas Wagner ne le comprendraient pas ou pas vraiment.
Et Séverac de poursuivre avec des accents d’objectivité quasi-scientifique :

106. Dans sa correspondance, Séverac évoque à l’occasion Castillon, Chabrier, Ropartz, Chausson
et bien sûr d’Indy.
107. Lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [18 ou 19 janv. 1898], ML, p. 60.
108. Il s’agit très certainement du compositeur Paul Vidal (né à Toulouse en 1863 et décédé à
Paris en 1931), lauréat du Prix de Rome en 1883, que Séverac rencontre sans doute lors des
séances de la Société nationale de musique à la fin des années 1890.
109. Lettre de Déodat de Séverac à Jeanne de Séverac, Paris [20 ou 27 déc. 1899], ML, p. 96.
110. D. de Séverac, « Causerie musicale… », p. 44-47.

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

On trouve la polyphonie moderne « effrayante », or il suffirait de remonter


à ses origines pour constater qu’elle descend en ligne directe de la forme
classique. Wagner, musicalement s’entend, est né de Beethoven ; eh bien !
jusqu’à Beethoven inclus, la musique pure : la symphonie, a été soumise à
une progression constante. Le grand Bach et son fils Ph.-Emmanuel Bach ont 87
été continués par un compositeur quasi inconnu : Prust111, dont le distingué
maître Vincent d’Indy a démontré la filiation et la valeur. Ainsi, il serait aisé
de prouver objectivement la légitimité musicale de l’auteur de la Tétralogie et
ceux qui jalousement veulent encore ignorer son génie seraient très honteux
de voir que le Wagnérisme est la résultante des efforts de ces mêmes musiciens
qu’ils lui opposaient naïvement112 .

Selon Séverac, le manque d’éducation mènerait inévitablement à la méconnais-


sance de la véritable histoire (scholiste) de la musique dont un des principaux fils
directeurs serait l’écriture polyphonique. Or Wagner en est fermement désigné
comme l’un des derniers héros en date – puisque, comme l’analyse de d’Indy est
censée le prouver, il s’inscrit dans la lignée de ses glorieux prédécesseurs – et son
œuvre entier est perçu comme un enseignement singulier dont les leçons doivent
être tirées, un modèle susceptible d’être assimilé et continué. Séverac conclut
logiquement son article avec un rappel de la visée moralisatrice de la musique,
principe fondamental de la pensée scholiste, en prédisant
l’avènement définitif de la Beauté servie par des partisans de race, comme
Wagner, dont les sublimes rêves contribueront à relever l’humanité si
sceptique113!

Autant dire qu’à travers cette écoute spécifique de Tristan et Iseult, l’œuvre de
Wagner est intégralement « saisi » – au double sens du terme, c’est-à-dire appro-
prié et compris – à travers le prisme des différentes logiques scholistes mises
au jour précédemment : le nœud esthétique / éthique (Wagner perçu comme
œuvrant pour le bien et le futur de l’humanité), la logique traditionaliste (la réins-
cription de Wagner dans une lignée historique d’essence polyphonique) et la
logique ascétique (le rapport analytique au musical et la focalisation sur la trame
polyphonique) se mêlent et s’imbriquent pour constituer un « cocktail » perceptif
et appréciatif issu de l’enseignement de d’Indy.

111. Il s’agit en fait de Friedrich Wilhelm Rust (1739-1796).


112. D. de Séverac, « Causerie musicale… », p. 46-47.
113. D. de Séverac, « Causerie musicale… », p. 47.

tome 103 (2017) • no 1

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Alexandre Robert

• • • • •

Que nous apprend ce processus de socialisation extraordinairement efficace qui,


s’étendant sur six années (de 1896 à 1902 environ), voit Séverac s’approprier
88
progressivement toutes les logiques scholistes et faire littéralement corps avec
l’institution114 ? De l’analyse de l’expérience relativement singulière de Séverac à
la Schola, peut-on tirer quelque enseignement général ? Cette étude de cas nous
autorise en premier lieu à considérer l’oreille comme une imbrication plus ou
moins heureuse de dispositions, de schèmes de perception, d’appréciation et de
création incorporés ou « sédimentés » au sein de cadres de socialisation particu-
liers115 . La Schola est en effet, dans la trajectoire de Séverac, l’un de ces cadres, et
elle a la particularité de détenir un quasi-monopole sur la socialisation musicale
du jeune compositeur durant la séquence historique étudiée ici.
Le cas de l’expérience scholiste de Séverac permet également de distinguer
deux catégories de dispositions ou de schèmes structurant les pratiques dans les-
quelles l’oreille est impliquée. La première catégorie regroupe les logiques esthé-
tiques et / ou éthiques, soit celles qui concernent le sens conféré aux œuvres ou à
la création et qui sont susceptibles de générer toutes sortes de discours accompa-
gnant ou justifiant les activités d’écoute et de composition. On peut ranger dans
cette catégorie la logique hétéronomisante, la logique traditionaliste ou la logique
ascétique qui, cultivées à la Schola, enveloppent de leurs forces signifiantes les
pratiques musicales de Séverac de 1896 jusqu’au début des années 1900. Une
seconde catégorie regroupe les schèmes véritablement arrimés au matériau musi-
cal et donnant lieu à des « prises116 » musicales particulières. Il s’agit de propen-
sions incorporées à goûter et à placer au centre de l’attention des éléments ou
des paramètres musicaux bien délimités. Ainsi des appétences contrapuntique et

114. Les données empiriques examinées dans cet article, abondantes et concordantes, ne laissent
aucun doute quant à la confiance artistique que Séverac accorde à son maître d’Indy et la
complète remise de soi qui en découle durant ses premières années d’étude. Si Séverac se
distancie certes de d’Indy et de l’univers de la Schola à partir de 1902, il s’agit de prendre du
recul vis-à-vis d’une interprétation téléologique de sa trajectoire qui laisserait penser que sa
« rencontre [avec d’Indy] n’eut jamais lieu » (comme le suggère P. Guillot, Déodat de Sévérac…,
p. 27).
115. Pour des travaux qui considèrent l’oreille comme un organe socialisé, on pourra consul-
ter Bernard Lortat-Jacob, « L’oreille jazz : essai d’ethnomusicologie », dans Circuit : musique
contemporaine, 14/1, 2004, p. 43-52 ; Irina Kirchberg, « Écouter la musique par gestes pour
faire équipe. La socialisation de l’oreille en natation synchronisée », dans Culture et musées, 25,
2015, p. 95-114.
116. Christian Bessy et Francis Chateauraynaud définissent la notion de « prise » comme le « pro-
duit de la rencontre entre un dispositif porté par la ou les personnes engagées dans l’épreuve
et un réseau de corps fournissant des saillances, des plis, des interstices ». Christian Bessy et
Francis Chateauraynaud, Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Paris : Métailié,
1995, p. 239.

Revue de musicologie

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

formelle contractées par Séverac auprès de d’Indy – lesquelles restent d’ailleurs


intimement articulées aux dispositions esthétiques et éthiques précédemment
évoquées.
La métaphore géologique de la « sédimentation » peut pourtant s’avérer
89
piégeuse, comme le rappelle Merleau-Ponty : les savoirs pratiques sédimentés ne
constituent jamais « une masse inerte au fond de notre conscience117 ». Il faudrait
même plutôt définir l’oreille, à cet égard, comme un processus continu de sédimentation.
Les dispositions et les schèmes qui se « déposent » dans l’oreille sont constam-
ment réactualisés à travers des situations plus ou moins nouvelles et peuvent
ainsi se transformer, se renforcer ou s’affaiblir selon les types d’expériences au
cours desquelles ils sont remobilisés ou non : les « prises » musicales qu’offrent les
œuvres auxquelles l’individu est confronté, les dispositifs d’écoute ou de création,
les relations d’interdépendances dans lesquelles il s’inscrit, etc.118 De fait, comme
on l’a vu, Séverac n’incorpore avec autant d’efficacité les logiques scholistes
entre 1896 et le début des années 1900 que parce qu’il est très régulièrement pris
dans des situations qui, par l’homogénéité discursive, idéologique et esthétique
qui les caractérisent (cours, concerts, conversations et réunions informelles avec
ses professeurs ou ses condisciples, etc.), réunissent les conditions d’une socialisa-
tion de renforcement perpétuel119.
Toutefois, à l’inverse, les goûts musicaux du compositeur et les schèmes de
perception et d’appréciation qui les sous-tendent se transformeront considéra-
blement au cours des séquences ultérieures de sa trajectoire. Et c’est précisément
la plasticité sociale de l’oreille de Séverac qui délimite le cadre temporel de la
présente investigation. Si l’analyse de sa socialisation scholiste ne peut aller très
au-delà de 1902, c’est qu’il se distanciera progressivement après cette date de
l’univers de la Schola au gré d’un relatif assouplissement de ses conditions écono-
miques d’existence – qui lui permettra de se soustraire quelque peu à la pression
familiale – et, surtout, de nouvelles expériences socialisatrices « concurrentes »

117. « Le mot de “sédimentation” ne doit pas nous tromper : ce savoir contracté n’est pas une
masse inerte au fond de notre conscience. Mon appartement n’est pas pour moi une série
d’images fortement associées, il ne demeure autour de moi comme domaine familier que si
j’en ai encore “dans les mains” ou “dans les jambes” les distances et les directions principales
et si de mon corps partent vers lui une multitude de fils intentionnels. De même mes pensées
acquises ne sont pas un acquis absolu, elles se nourrissent à chaque moment de ma pensée
présente, elles m’offrent un sens, mais je leur rends. » Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception [1re édition 1945], Paris : Gallimard, 1995, p. 151.
118. On pourra trouver plusieurs travaux d’inspiration « pragmatiste » consacrés à l’écoute « en
situation » dans Revue de musicologie, 88, 2002 ; et Anthrony Pecqueux et Olivier Roueff, dir.,
Écologie sociale de l’oreille. Enquête sur l’expérience musicale, Paris : EHESS, 2009.
119. Muriel Darmon définit la socialisation de renforcement comme « un processus aux effets
avant tout fixateurs ». M. Darmon, La socialisation, p. 115.

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Alexandre Robert

– les fréquentations des cercles de littérateurs régionalistes et des Apaches au


premier chef 120 .
Quoi qu’il en soit, la notion d’« oreille », ainsi définie à partir d’un « cas
d’école », se veut un outil visant à susciter l’exploration d’autres trajectoires audi-
90
tives et l’analyse d’autres processus de socialisation musicale. Loin de ne s’appli-
quer qu’aux compositeurs, elle pourrait d’ailleurs aisément se transposer à des
cas d’interprètes ou d’auditeurs, pour peu que l’enquête puisse s’appuyer sur
des données pertinentes – donc sur des formes exploitables d’objectivations des
manières d’écouter.

120. Sa participation active aux réunions de la bande des Apaches, en effet, brouillera considéra-
blement la relative homogénéité des situations qu’il avait jusque-là été amené à rencontrer
sous le contrôle de d’Indy. Pour une reconstruction de cette autre expérience socialisatrice
de Séverac entre 1902 et 1905, voir A. Robert, Une approche sociomusicologique de la création
musicale…, chapitre V (« La fréquentation des Apaches »). Sur ce sujet, on pourra également
consulter Jann Pasler, « La Schola Cantorum et les Apaches. L’enjeu du pouvoir artistique ou
Séverac médiateur et critique », dans Hugues Dufourt et Joel-Marie Fauquet, dir., La musique,
du théorique au politique, Paris : Klincksieck, 1990, p. 313-343.

Revue de musicologie

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Déodat de Séverac à la Schola cantorum

• • • • •
l'auteur Alexandre Robert est ATER à l’UFR de musicologie de l’université Paris-Sorbonne et
membre de l’IReMus. Après avoir été formé en musicologie et en sciences sociales, il a été doctorant
contractuel à l’université Paris-Sorbonne entre 2012 et 2015. En 2016, il a soutenu une thèse sur la
pratique de la composition de Déodat de Séverac sous la direction d’Hyacinthe Ravet. Ses travaux 91
portent plus généralement sur le champ musical français sous la IIIe République et se situent au
croisement de la musicologie et la sociologie. Il a publié dans diverses revues telles que Musicologies,
Revue Musicale de l’OICRM ou Revue Musicorum, et a codirigé en 2014 avec Irina Kirchberg un ouvrage
collectif intitulé Faire l’art. Analyser les processus de création artistique paru en 2014 chez L’Harmattan.
Contact : alexandre.vpr@hotmail.fr

résumé En octobre 1896, Déodat de Séverac, jeune Languedocien de vingt-quatre ans, gagne Paris

pour y étudier à la Schola cantorum et intégrer la classe de composition de Vincent d’Indy. Cette
longue expérience scolaire – Séverac ne sortira de la Schola cantorum qu’en 1907 après y avoir
suivi le programme d’étude complet et passé avec succès toutes les épreuves – le conduit progressi-
vement à incorporer certaines manières de percevoir et d’apprécier la musique, d’écouter, de goûter
et de composer les œuvres. Cet article se propose de reconstruire ce processus de formation et de
transformation de l’oreille de Séverac de 1896 jusqu’au début des années 1900. L’approche adoptée
ici implique d’articuler différentes échelles sociales d’observation, les plans larges (les prises de vues
macro-sociales et institutionnelles) venant « cadrer » les plans rapprochés (les observations micro-
sociales et les pratiques « individuelles » de Séverac). Sont ainsi examinées certaines des spécificités
de la Schola cantorum en tant qu’école de musique et en tant qu’instance de socialisation, puis la
position qu’y occupe Séverac durant ses premières années d’étude. On saisit alors comment celui-
ci s’approprie les principales logiques « scholistes » que sont la subordination de l’esthétique à une
éthique catholique, un schème traditionaliste (dont découle une représentation unitaire et linéaire
de l’histoire de la musique), un schème ascétique (qui engendre une discipline de travail stricte et
un rapport analytique au musical) ainsi qu’une double focalisation sur la forme et la trame contra-
puntique des œuvres.

abstract In October 1896, the twenty-four-year-old Languedocian Déodat de Séverac came to Paris to study at the

Schola Cantorum and to enter Vincent d’Indy’s class of composition. This long academic experience—Séverac would
not leave the Schola Cantorum until 1907, after having completed the full program of study and having successfully
passed all the examinations—had a fundamental effect on his way of perceiving and appreciating music, on his way
of listening to and tasting it, on his way of composing it. This article aims to reconstruct the process of the formation of
Séverac’s musical ear and its transformation from 1896 to the early 1900s. The approach adopted here requires the
articulation of different scales of observation, with broad panoramas (institutional and macro-social views) framing
narrower panoramas (micro-social observations and Séverac’s own practices). We examine some specific practices of
the Schola Cantorum as a school of music and as a frame in which socialization takes place; then we consider the
position that Séverac occupied during his early years of study. It is thus possible to see how the young composer came
to appropriate the main “scholist” principles: the subordination of aesthetics to Catholic ethics, the promulgation of
a traditionalist framework (from which comes a unitary and linear representation of the history of music), an ascetic
scheme (which generates a strict work habits and an analytical approach to music) and a double focus upon the form
and the contrapuntal continuity of the musical work.

• • • • •

tome 103 (2017) • no 1

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