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Table des Matières

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Dédicace

Chapitre 1

NOTES DE RÉFÉRENCE
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2009.
978-2-246-75429-9
PARIS
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
à Pierre Jullien,
scrutateur des transformations
silencieuses
10 août 2008
D’où vient que ce qui se produit inlassablement sous nos yeux,
et qui est le plus effectif, est patent, certes, mais ne se voit pas ?
Effectif, à coup sûr : tant un effet de réel s’y fait, au bout du
compte, le plus brutalement sentir et nous revient en plein visage.
Car il ne s’agit pas là d’une invisibilité intérieure, secrète,
psychologique, celle qui serait des sentiments ; ni de l’invisibilité
des idées, que la philosophie a décrétée d’emblée d’une autre
essence que le sensible. Non, l’invisibilité dont je parle est propre
au « phénomène » et fait son paradoxe : ce qui ne cesse de se
produire et de se manifester le plus ouvertement devant nous –
mais si continûment et de façon globale – pour autant ne se
discerne pas. Discret par sa lenteur en même temps que trop
étale pour qu’on le distingue. Il n’y a pas là éblouissement soudain
qui aveuglerait le regard par son surgissement ; mais, au
contraire, le plus banal : ce partout et tout le temps offert à la vue,
de ce fait même, n’est jamais perçu – on n’en constate que le
résultat.
Grandir – nous ne voyons pas grandir : les arbres, les enfants.
Seulement, un jour, quand on les revoit, on est surpris de ce que
le tronc est devenu déjà si massif ou de ce que l’enfant désormais
nous vient à l’épaule. Vieillir : nous ne nous voyons pas vieillir.
Non seulement parce que nous vieillissons sans cesse et que ce
vieillissement est trop progressif et continu pour saillir à la vue ;
mais également parce que c’est tout en nous qui vieillit. Tout : non
seulement les cheveux blanchissent, mais aussi les cernes se
creusent, les traits s’empâtent, les formes s’alourdissent et le
visage devient « de plâtre ». Et aussi : le teint vire, la peau se
gerce, à la fois la chair s’affaisse et se rétracte, etc. – je passe. Il y
a si longtemps que, avec ironie ou pitié, dans toutes les littératures
du monde, on le décrit ; et aussi, si longue que soit l’énumération,
elle ne s’approchera jamais de ce tout. « Tout », c’est-à-dire que
rien n’échappe : le regard vieillit et le sourire et le timbre de la voix
et le geste de la main – tout s’infléchit et notre « port », bien sûr,
avec ses semelles de plomb, dit Proust, qui s’attachent aux pieds.
Or, parce que c’est tout qui se modifie, que rien n’en est
isolable, ce manifeste en devenir, et même étalé sous nos yeux,
ne se voit pas. Peut-être a-t-on bien repéré, un matin, sur la
tempe, quelques cheveux blancs avant-coureurs ; mais ils ne sont
là, somme toute, qu’anecdotiques. Car ce ne sont pas des
cheveux blancs qui font qu’on aura l’air vieux et qu’un jour des
gens se lèvent pour vous céder la place dans l’autobus. Non, c’est
l’« air », c’est-à-dire c’est tout, c’est partout… Ceux qui se fient à
la chirurgie esthétique n’en savent-ils pas quelque chose ? En
réparant le vieillissement ici, au coin des yeux, sur leur visage, ils
le rendent plus criant, par contraste, dans leur dos voûté ou le
timbre défraîchi de leur voix. Somme toute, ces quelques cheveux
blancs de plus ne sont qu’un indice accidentel, un peu plus
saillant, de la « transformation silencieuse » qu’on ne voit pas
s’opérer.
« Silencieux » est plus juste, en effet, qu’invisible, à cet égard,
ou plutôt en dit plus. Car non seulement cette transformation en
cours, on ne la perçoit pas, mais elle s’opère elle-même sans crier
gare, sans alerter, « en silence » : sans se faire remarquer et
comme indépendamment de nous ; sans vouloir nous déranger,
dirait-on, alors même que c’est en nous qu’elle fait son chemin
jusqu’à nous détruire. Puis on tombe, un jour, sur une
photographie d’il y a vingt ans et le trouble dont on est saisi
soudain est irrépressible. Le regard scrutateur s’engloutit dans la
question : comment serait-ce moi ce visage ? Ce n’est pas « moi »
– mais alors quel autre que moi ? Certes, je me reconnais peu à
peu, en recomposant patiemment les traits, mais de façon
seulement allusive et tellement étranger : sous ce regard perplexe,
« moi » se défait. Ou encore, en croisant un camarade qu’on n’a
pas revu depuis des années : « … il avait gardé bien des choses
d’autrefois. Pourtant je ne pouvais comprendre que ce fût lui »
(Proust, à la fin du Temps retrouvé 1).
En l’évoquant à plaisir, comme en cette dernière matinée chez
la princesse de Guermantes, la littérature prend sa revanche sur
la philosophie, car elle fait apparaître ce que la philosophie
(européenne) n’a pas pensé. Celle-ci a laissé de côté ce trou,
béant, surgi soudain dans notre expérience. Je le sais, certes, en
croisant ce camarade ou en regardant la photographie (que c’est
lui, que c’est moi), mais en même temps je ne le crois pas. Non
que je prétende en douter (le fameux « doute » qui fait entrer en
philosophie), mais comment parvenir à y adhérer, à m’en
persuader ? Quelle brèche s’est donc ouverte entre les deux, que
la raison ne parvient pas à recoller ? Quelle épaisseur – ou
l’épaisseur de quoi ? – fait donc ici résistance ? Avouons même
que cette question qui surgit alors et nous maintient perplexe nous
paraît soudain l’emporter sur toute autre question possible – avec
elle on vient de commencer de tirer un fil, dans l’anodin, le
quotidien, dont on pressent déjà qu’il risque de nous entraîner trop
loin… – Mais cette question ne serait-elle pas au fond la seule
importante ? Il est clair, en tout cas, qu’elle fore soudain à une tout
autre profondeur, ou radicalité, que les autres : ouvrant à
l’improviste, comme par mégarde, sur un plus vrai que tout autre
vrai. Question la plus à vif, la plus à ras, la moins bavarde.
Il y a bien là « révélation », comme on dit, surgie dans cette
échancrure, mais qui n’a plus rien à voir, cette fois, avec une
sollicitation mystique, tant ce patent qui se lève alors devant nous
est bien le seul irrécusable et même sur le point de tout emporter
dans son vertige. « J’ai vieilli » – mais un mot suffit-il à le dire ? Ou
ce mot n’est-il pas plus « gros » que tous les autres mots ? Car
jusqu’ici silencieuse, la transformation s’impose maintenant de la
façon la plus criante, d’autant plus brutale, par son résultat, et cet
effet de réel nous revient bien en plein visage. Voilà donc qui s’est
opéré si sourdement en moi – au point qu’il n’y a plus « moi » – et
qui a pourtant échappé à ma conscience ; et rejette soudain
tellement loin de nous – comme tellement abstraits, secondaires –
ces fameux problèmes de la connaissance dans lesquels s’est
complu la philosophie.

I. D’une autre perspective que le sujet – action /


transformation
En me retournant d’abord, par commodité, sur les termes rivaux
entre lesquels s’est départagée la philosophie contemporaine,
j’expliquerai ainsi plus posément ma surprise (devant la
photographie d’il y a vingt ans) : elle serait d’un « sujet » qui se
découvre soudain « procès » et se voit noyé – absorbé – en celui-
ci. Je me croyais sujet : sujet d’initiative, concevant et voulant,
actif ou passif mais gardant toujours le sentiment de son être et se
possédant ; qui certes se sait pris dans tout un ensemble
d’interactions qui l’enserrent, externes aussi bien qu’internes, mais
ne s’en considère pas moins « cause de soi », selon l’expression
chère à la métaphysique, causa sui. Or voici que cette perspective
sous mes yeux soudain violemment bascule, elle chavire en cette
autre : celle d’un cours ou d’un continuum dont la seule
consistance tient à la corrélation de facteurs entre eux – entre eux
et comme sans égard à « moi » – et d’où procède sans
s’interrompre, de façon obvie mais imperceptible, cette évolution
d’ensemble. « Je » suis ce (du) « vieillir ». Car le vieillissement
n’est pas qu’une propriété ou qu’un attribut de mon être, ni même
une altération graduelle portée à sa constance et sa stabilité ;
mais bien un enchaînement conséquent, global et s’auto-
déployant, dont « je » est le produit successif. Peut-être même
n’en est-il que l’indicateur commode. Devant la photographie d’il y
a vingt ans, c’est cette validité du « sujet » qui soudain défaille. Ce
qui ne veut pas dire pour autant que la notion en soit fausse, qu’il
faille renoncer à son option d’autonomie et de Liberté, mais que sa
pertinence se découvre soudain limitée. Elle en a recouvert à trop
bon compte une autre qui brusquement, devant ce vestige d’il y a
vingt ans, refait brutalement surface et crée le vertige.

En plaidant pour le « non-agir » et le retrait d’un tel sujet se


posant en principe, une autre tradition de pensée, telle la chinoise,
nous rend sensibles, en revanche, à cette intelligibilité qui soudain
nous paraît manquer. En tout cas nous fournit-elle un premier biais
pour nous repérer dans ce désarroi. Ce déplacement peut nous
servir. Car, bien loin de prôner sous ce thème le désengagement
ou la passivité, elle valorise la transformation face à l’action, et ce
au nom même de l’effectif. Les deux ne s’opposent-ils pas
diamétralement, en effet ? L’action est locale, momentanée
(même si ce moment peut durer), elle intervient ici et maintenant,
hic et nunc, et renvoie bien à un sujet comme à son auteur (qui
peut être pluriel). Elle se démarque par conséquent du cours des
choses, est saillante, donc on la remarque : on voit le sujet agir, on
peut en faire un récit – l’épopée. À l’inverse, nous fait remarquer la
pensée chinoise, la transformation est globale, progressive et
dans la durée, elle résulte d’une corrélation de facteurs et comme
c’est « tout », en elle, qui se transforme, elle ne se démarque
jamais suffisamment pour être perceptible2. On ne voit pas le blé
mûrir, mais on en constate le résultat : quand il est mûr et qu’il faut
le couper.
Il y a même carrément inversion entre les uns et les autres, à
cet égard, Grecs et Chinois ; et celle-ci nous ouvre une première
brèche – nous offre une première prise – sur cette voie d’analyse
si peu balisée. Car, d’un côté, la nature aristotélicienne, la phusis,
est conçue à l’instar d’un sujet-agent : elle « veut », « vise »,
« entreprend », est « ingénieuse » et se pose des « buts ». Or, de
l’autre, le sage ou le stratège chinois ne manifeste d’autre
ambition que de « transformer » comme la nature (hua est leur
maître mot). Le stratège transforme le rapport de forces de façon
à le faire basculer silencieusement à son profit, dans la durée : à
peine engagera-t-il ensuite le combat que l’adversaire tombera de
lui-même, ne pouvant plus résister, déjà défait. Quant au Sage (au
Prince), loin de prétendre donner des leçons ou d’imposer ses
ordres, de façon insigne, loin de vouloir frapper l’attention des
autres par des miracles ou des exploits, il se contente de
« transformer » les mœurs, autour de lui, de proche en proche, en
silence : le seul exemple de sa conduite se répand de lui-même,
en effet, et influe de son seul fait, par incidence, au fil des jours,
en imprégnant et modifiant insensiblement les comportements – et
suffit à éduquer. Comme il se diffuse sans intention projetée mais
par contamination dans le bien et fait tache d’huile, sa portée
s’étend inépuisablement – par auto-déploiement et sans
rencontrer de résistance – de sa famille à tout le pays, nous dit-on,
et jusqu’au bout du monde.
Au lieu d’avoir la prétention d’« agir », mais aussi de devoir
risquer, d’avoir à affronter, de s’user, cet épiphénomène de l’action
ayant tout compte fait si peu d’effet, « transformez » donc comme
la nature. Mais bien sûr, comme c’est « tout » qui peu à peu, sous
cet effet d’ambiance, s’en trouve modifié, du proche au lointain,
nous n’en discernons rien et par suite nous n’aurons rien à en
décrire, à raconter. On ne vous célébrera pas. Pas de saga ou
d’épopée. Pour autant, cette discrète influence se distillant de jour
en jour n’est-elle pas plus efficace en définitive, nous répètent à
satiété les Lettrés chinois, que tout ce forçage et grand tapage fait
à coups d’actions héroïques ou de prescriptions du Salut3 ? Car
c’est partout, en tout, qu’on mesurera les résultats de ce procès
bénéfique – les « mœurs », mores, disant bien ce
conditionnement ambiant par contraste avec la morale individuelle
et le choix du Sujet. Et même ne percevra-t-on pas ces résultats
jusque dans les airs sereins et confiants, non récriminants et
formant l’« atmosphère » d’un pays (guo-feng), qu’on entend
chanter par les gens du peuple, reflets de ces temps paisibles, se
diffusant dans la confiance et la bonne entente, au cours de leurs
travaux journaliers ? Il n’y a à cela, certes, rien de spectaculaire et
d’héroïque. Mais c’est bien ainsi qu’on a lu, durant deux
millénaires, le plus ancien texte littéraire de la Chine, le Classique
des poèmes (Shijing), équivalent de notre épopée, de l’Iliade et de
l’Odyssée 4.

Quelles autres possibilités de cohérence, qu’on voit


développées ailleurs, aurions-nous donc laissé échapper, en
Europe, et qu’il nous faut commencer aujourd’hui de rattraper ?
Car embarquée comme elle est dans ses choix propres, du Sujet,
de l’action et d’abord de l’invisible promu métaphysiquement en
intelligible, la raison occidentale paraît tout à coup surprise, et
comme ingénument en défaut, devant ces grands rappels à l’ordre
de la nature. Tel n’est-il pas – thème du jour – le réchauffement
climatique ? Or, qu’est-ce que le réchauffement climatique si ce
n’est, lui aussi, par excellence, de façon typée, une
« transformation silencieuse » ? Comme nous n’avons pas su
prêter suffisamment d’attention à ce discret des influences,
s’opérant de proche en proche, voici qu’il nous revient soudain, lui
aussi, et cette fois collectivement en plein visage. Ou, plutôt, c’est
parce que nous ne disposions pas suffisamment des catégories
ad hoc pour le penser que nous n’avons pas su y prêter jusqu’ici
plus d’attention. En effet, comme un tel réchauffement se produit
infinitésimalement, au fil des jours et des secondes, qu’il relève
d’une corrélation indéfinie de facteurs, qu’il ne peut pas même être
discerné comme un phénomène à part et que c’est « tout », sur la
terre, qui se trouve concerné, on ne voit pas la terre se réchauffer.
On ne voit pas plus la terre se réchauffer qu’on ne voit les rivières
creuser leur lit, les glaciers fondre ou la mer ronger le rivage ; et
pourtant c’est bien là ce que nous avons constamment sous les
yeux : qui forme, use et polit tous les plis du relief et dessine
devant nous, au jour le jour, le paysage. Car, revenant plus tard
sur les lieux, nous mesurons que les glaciers ont fondu d’ici à là et
que le désert continue silencieusement d’avancer.
Changeons de scène – cela se répète encore ; et même nous
voyons que ce concept de transformation silencieuse en vient à
miner la fonction du Sujet jusqu’au sein de ce qui semblerait
d’abord son apanage : dans l’ordre, qu’on croirait lui revenir en
propre, et former son dernier retranchement, du sentiment et du
psychologique. Elle et lui « ne s’aiment plus ». Ce qu’ils n’auraient
auparavant pas même pu imaginer leur est pourtant bel et bien
arrivé : ils n’ont rien de mieux à faire désormais que de se quitter.
Or, sous l’éclat de la rupture, n’est-ce pas, là encore, une
transformation silencieuse qui n’a cessé de travailler ? Car
peuvent-ils oublier ces premiers silences, ces premiers
évitements, ou même seulement les premiers frôlements non
amoureux qui ont produit, au fil des jours, sans qu’ils aient songé
à s’y arrêter, cette érosion affective semblable à l’érosion
géologique qui a fait s’ébouler soudain tout un pan de la falaise
sur le rivage ? Mais, comme c’est « tout » qui peu à peu s’est
modifié entre eux et que rien n’y échappe, que tous ces
infléchissements sont allés de pair jusqu’à l’inversion – à la fois
des intonations, des regards, des gestes d’impatience – comme
dans une symphonie bien ordonnée, rien ne s’en est distingué et
l’évolution, ambiante, leur est demeurée invisible comme une
atmosphère. Puis un jour, et même à propos d’un rien, trait
purement anecdotique, ils se sont soudain rendu compte que leur
relation est morte : que leur connivence s’est muée en
indifférence, ou même en intolérance, et que, en dépit de l’effort
qu’ils font encore pour se cacher cette évidence, ils n’ont plus
d’avenir commun devant eux.
Pascal : « Il n’aime plus cette personne qu’il aimait il y a dix ans.
Je crois bien : elle n’est plus la même, ni lui non plus. Il était jeune
et elle aussi ; elle est tout autre. Il l’aimerait peut-être encore, telle
qu’elle était alors5. » De fait, si Pascal en prend bien argument
pour prouver, à partir de cette inconstance, l’inconsistance du moi-
sujet et porter celui-ci, défait, à se tourner vers Dieu, il n’en reste
pas moins dans sa dépendance. Aussi, n’imaginant pas d’en
sortir, n’a-t-il qu’une explication un peu courte, purement
résultative, et s’en tient-il au changement constaté. Ne s’agit-il,
d’ailleurs, ici, que de « jeunesse » perdue, puisqu’il existe aussi
des amants âgés ? Je crois plutôt que, pour entrer dans cette
transformation silencieuse qui a conduit à la désaffection, il
faudrait non seulement basculer de la perspective du moi-sujet qui
soudain se découvre si changé, dix ans après, dans celle d’un
procès de maturation, ou plutôt de dégradation, lent et global ;
mais encore reporter ce qu’on croirait de prime abord relever de
l’initiative de ce sujet, qui n’est ici par Pascal que dédoublé (Elle et
Lui), sur la situation engagée et, comme telle, livrée à l’érosion.
Ou même ne faut-il pas faire de cette situation qui se déplie (se
détruit) le sujet véritable ? Car en quoi elle et lui sont-ils
effectivement et personnellement incriminables de cette
désaffection qui les touche, ou les torts qu’ils décomptent
maintenant sans pitié entre eux ne sont-ils pas, là encore, qu’un
repérage anecdotique ? Rien de plus vain, tous les témoins le
savent, que les plaintes que s’adressent interminablement l’un à
l’autre les anciens amants.
Mais qu’est-ce, au juste, qu’une situation et dans quelle mesure
peut-elle prendre le pas sur les sujets eux-mêmes – eux qu’on
croirait premiers ? La bornera-t-on à la rencontre qu’a faite, un
jour, l’un des deux, déclenchant un nouvel amour, et dont l’autre,
depuis, se désole ? Mais celle-ci n’a pu elle-même avoir lieu qu’à
titre de conséquence : parce qu’avait crû sourdement un
déphasage progressif des deux existences – déphasage des
rythmes vitaux, des occupations quotidiennes, qui chacune moule
à sa façon, des atavismes qui reviennent,… – préparant ainsi le
terrain pour cette opportunité, la rencontre d’une autre personne,
qui s’est un jour présentée. Ou, ce qui serait pire encore, pour
l’enfoncement solitaire de chacun d’eux dans son vieillissement.
Nuitamment, la brèche esquissée est devenue fissure - fente -
faille - fossé ; cet infime devenant infini, c’est « tout », entre eux,
qui s’est trouvé contaminé. L’écart s’est creusé, comme on dit,
c’est-à-dire que de lui-même il s’est déployé jusqu’à aboutir à
cette tranchée d’in différence dont soudain on s’étonne et qui
fait le divorce : en quoi serait-ce encore, là, une affaire des
sujets ? Ou quand, devant cette évolution qui leur échappe, ceux-
ci à l’envers s’avouent passifs et s’en prennent au destin, ils ont
encore tort. Car n’est-ce pas plus simplement – effectivement –
que le situationnel l’a progressivement emporté sur le personnel,
au point que sur cette relation, telle qu’elle est devenue entre eux,
désormais ils n’ont plus guère prise ? À quoi bon dorénavant, vis-
à-vis d’elle, tous les assauts de la bonne volonté et les laborieux
replâtrages ? Ce serait comme de vouloir arrêter l’eau – ne serait-
ce que d’un étroit ruisseau – avec ses mains.

II. Sous la transformation : la transition


Car il ne faudrait pas se tromper sur la difficulté qu’on rencontre
à penser la transformation qui, par principe, je crois, est toujours
« silencieuse ». Il ne s’agit pas là seulement, en effet, d’une
différence d’échelle et de grandeur : parce que nous ne pourrions
saisir qu’en gros et, de ce fait, après coup et brutalement ce qui ne
se passe, en fait, que graduellement et dans l’infiniment petit ;
parce que nous n’aurions pas la vue assez perçante, en somme,
ou l’ouïe assez fine, pour distinguer ce microscopique. La difficulté
à penser la transformation est à prendre beaucoup plus en amont
et nous fait mettre effectivement le doigt, je crois, au point précis
où c’est notre façon (européenne) de penser qui se trouve en
défaut. Cette difficulté est celle de penser son être même qu’est
en son cœur la transition, celle-ci disant explicitement, si je range
un terme sous l’autre, le « passage » permettant d’aller d’une
« forme » à la suivante – dans l’entre-formes, si je puis dire – et
développant ainsi de son mieux ce trans de la « trans-formation ».
Or précisément, comme elle n’est pas de l’« être », la transition
échappe à notre pensée. En ce point précis, notre pensée
s’arrête, elle n’a plus rien à dire, se tait, et c’est aussi pourquoi la
transformation nécessairement est tenue « silencieuse ».
La transition fait littéralement trou dans la pensée européenne,
la réduisant au silence. À preuve ce qu’en dit, ou plutôt n’en dit
pas, Platon (à propos de l’Un du Parménide 6). Car comment puis-
je passer, se demande-t-il, du non-être à l’être, ou de l’immobilité à
la mobilité ? Je suis assis, puis je marche : comment saisirai-je ce
passage ou cet entre-deux (metaxu) que se contente d’indiquer ici
le « puis » en gardant ces deux moments juxtaposés,
complètement extérieurs l’un à l’autre, sur un mode seulement
successif ? Car, prononce logiquement Platon, soit je suis assis,
soit je marche, ou c’est l’un ou c’est l’autre, et je ne puis participer
en même temps à l’un et à l’autre ; ou ni à l’un ni à l’autre : être ni
mû ni immobile. Dès lors, ce qu’on appelle ici la transition ne
serait-il qu’une contradiction dans les termes ? Aussi Platon n’a-t-il
d’autre solution que de s’en tenir à la séparation étanche des deux
temps, de l’avant et de l’après : « autre est le temps » où je
participe à la mobilité, autre est le temps où je n’y participe pas.
Mais entre les deux, que se passe-t-il ? Platon n’a non plus d’autre
solution conséquente, pour passer de la contiguïté à la continuité,
que de supposer entre eux un instant qui ne soit ni d’un temps ni
de l’autre et soit donc, conclut-il, « hors du temps ». Pour lier l’un à
l’autre, l’avant et l’après, il ne lui reste donc d’autre ressource que
d’inventer ce « soudain » hors du temps (exaiphnes) qui, comme
tel, n’a effectivement pas de « lieu » possible, est « atopique » –
tellement « étrange » ! – et fait brutalement trou dans la continuité
du changement.
Or j’y vois moins une faille de la pensée platonicienne se
poussant elle-même à bout qu’un symptôme. Car pourrait-on
croire que ce trou noir affectant la pensée de la transition n’atteint
que le seul Platon, empêtré qu’est celui-ci dans sa théorie de la
participation aux Formes-idées et d’une séparation des
essences ? Aristote l’en a tôt critiqué et l’on sait, d’autre part, que
l’auteur de la Physique est le penseur du changement. Or Aristote
est-il néanmoins mieux en mesure de penser le statut de cet
« entre » de la transition et du passage ? Considérons par
exemple la note médiane en musique ou le gris parmi les
couleurs7. Cette note médiane « est grave par rapport à la haute
et aiguë par rapport à la basse », n’en dit pas moins Aristote ; et,
de même, le gris « est noir par rapport au blanc et blanc par
rapport au noir ». Si donc le changement procède de l’« entre » ou
de l’intermédiaire, c’est que celui-ci n’en reconduit pas moins pour
lui-même, sur un mode mineur, le statut d’extrême en servant à
nouveau de contraire à l’un ou l’autre opposé ; ou, comme le
résume Aristote, « cet intermédiaire est d’une certaine façon les
extrêmes » (to metaxu ta akra), délimitant lui aussi et les relayant
l’un ou l’autre. L’intermédiaire est un terme moyen, donc terme
également, terminus tout autant. Il interrompt à mi-chemin le
changement et le décompose en se constituant en point à la fois
d’arrivée et de départ de celui-ci, mais n’en permet pas mieux de
saisir comment s’opère à travers lui le passage.
Le « gris » n’est donc pas gris, aux yeux d’Aristote, c’est-à-dire
une couleur où l’un vire à l’autre, mais qui n’est plus ni l’un ni
l’autre : une couleur où blanc et noir, en venant à se confondre,
perdent leur démarcation ; qui n’est ni tranchable ni caractérisable
– « indécise », a dit Verlaine. Mais il est alternativement – mais
imperturbablement – « blanc par rapport au noir et noir par rapport
au blanc ». Comme chez Platon, ce qui retient Aristote de penser
l’entre en tant qu’entre est que défaille en celui-ci la détermination
qui fait « être ». Puisqu’il n’est d’« être » – tel est le postulat grec –
non pas flou, mais seulement distinct et déterminé. Ou plutôt,
puisqu’on ne peut envisager de penser autrement qu’en termes
d’Être, ce qui est plus qu’un postulat mais le pli grec de la
pensée : le trans de la transformation s’y trouve logiquement noyé,
ou plutôt il en est nié, et devant cette dénégation je m’interroge.
Ne serait-ce pas que, l’un comme l’autre, Aristote aussi bien
que Platon, ils s’effrayent devant ce qui serait, dans l’indistinct de
la transition, la disparition de la forme-essence, l’eidos qui est
aussi son logos, discours-raison, et de quoi seul, à leurs yeux, du
réel tient sa consistance ? Y redoutant l’absurde, Aristote bute sur
ce qui serait, à la fois, en train de s’engendrer et déjà engendré
sans pourtant l’être encore ; sa phrase, en l’affrontant, en est
brouillée et devient illisible8. De quoi donc s’approcherait-elle de
trop près – mais qui précisément n’est pas de l’ordre du « quoi »,
de l’Être et du quelque chose – pour ne pas devoir s’affoler ?
Autant déjà le reconnaître : ce n’est pas dans la pensée de l’« au-
delà », dans l’audacieuse construction du meta de la méta-
physique et du dépassement, que la pensée grecque vacille, mais
bien dans ce trou laissé inopinément béant de l’entre-deux ; ou, si
j’ai parlé précédemment de symptôme, c’est que, de façon
révélatrice, rien de moins que tout ce parti pris de l’Être et son
grand bâtiment dit « ontologique » se trouvent mis en défaut, et
prennent l’eau, par la transition.

« Transition », à vrai dire, me paraît un terme limite, poussé à


bout, qui fait littéralement signe vers ce qui est en question, mais
ne permet pas de le penser plus loin. À ne s’en tenir qu’à ce
terme, on aura tôt fait de s’enfermer dans un cul-de-sac – ou
comment sortir de la pensée de l’Être qu’on voit si manifestement
achopper ici ? Ou encore, en retournant la question : puisqu’elle
est passée à côté de l’Être, la pensée chinoise ne nous offrirait-
elle pas à nouveau un biais commode, par son écart, pour sortir
de cette impasse ? Voici qu’elle nous propose, en effet, non pas
un terme mais deux, formant binôme, entre lesquels on peut jouer
dialectiquement : « modification-continuation »
(« communication »), dit le chinois (bian-tong). D’une part, ces
deux termes s’opposent, la modification à la continuation : la
modification « bifurque » et la continuation « poursuit », l’une
« innove » et l’autre « hérite ». Mais de l’autre, et en même temps,
chacun des termes marque la condition de l’autre : c’est grâce à la
« modification » que le procès engagé ne s’épuise pas mais, se
renouvelant par elle, peut « continuer » ; et, réciproquement, c’est
la continuité, ou plutôt la continuation, qui permet de
« communiquer » au travers même de la « modification » qui
survient et fait d’elle aussi un temps de passage.
Prenons exemple sur les saisons, elles qui n’ont cessé
d’inspirer la pensée chinoise9 : la « modification » intervient de
l’hiver au printemps, ou de l’été à l’automne, quand le froid
s’inverse et tend vers le chaud, ou le chaud vers le froid ; la
« continuation », quant à elle, se manifeste du printemps à l’été,
ou de l’automne à l’hiver, quand le chaud devient plus chaud ou le
froid plus froid. L’un et l’autre moment alternent, de modification ou
de continuation, mais même celui de la modification, en réparant
par l’autre le facteur qui s’épuise, opère au profit de son autre et
sert à la continuation d’ensemble du procès. Aucune faille ne
saurait se produire au sein de ce déroulement. Aussi est-ce
principalement par référence au Printemps et à l’Automne, saisons
incarnant la transition et, par suite, exem plaires de cette
continuation, que les Chinois ont conçu le cours de l’année et
nommé leurs anciennes chroniques (Chun-qiu).
Pour sortir de la pensée de l’Être, il faudra donc revenir en
amont de la pensée de chacun des penseurs, grec ou chinois, et
sonder jusqu’aux partis pris qu’ils élucident, ancrés dans la langue
et l’anthropologie. Ainsi ne plus se poser la question du « qu’est-
ce que c’est ? » ou « ceci est-il ou n’est-il pas ? », telle qu’ont
commencé par se la poser les Grecs, d’un point de vue
d’identification et qui soit spéculatif ; mais, dans sa façon de se
lever vers le monde et d’y nouer un premier accord, donner la
priorité au rythme des saisons, porteur de la régulation, aborder la
vie par la respiration qui la renouvelle et suivre la manière
instructive dont le printemps devient été sans qu’aucune
séparation entre eux soit tant soit peu discernable. Ou, d’un point
de vue logique, tel qu’il est déjà impliqué dans la phrase,
comprendre comment la concession peut aller de pair avec la
conséquence et remettre en cause notre syntaxe disjonctive :
comprendre comment le même « mot vide » de la langue chinoise
(er) peut signifier à la fois « mais » et « de sorte que ». Si bien que
la même formule pivotant sur lui (bian er tong) sera à traduire à la
fois : « modification mais continuation » – les deux s’opposant ; et
« modification d’où résulte la continuation », celle-ci procédant de
celle-là. En effet, la pensée de la transition implique de concevoir
à la fois et indissociablement les deux : que la modification rompe
avec la continuation, comme étant son contraire, mais en même
temps ne cesse de promouvoir celle-ci en la sortant de
l’étiolement qui la menace. Car c’est seulement à travers la
modification que la continuation demeure active et qu’elle perdure
– le point de vue développé en Chine étant bien celui, non de
l’essence et de l’identification, mais de l’énergie investie dans le
procès des choses. De sorte qu’il y ait « communication »
continue (sens connexe de tong) entre l’une et l’autre, modification
et continuation, et que le cours engagé ne tarisse pas.
N’en cherchons pas plus loin un exemple ; prenons-le à même
ce que je suis simplement en train de faire : écrire. Qu’est-ce, à
proprement parler, qu’une transition littéraire, ou comment passe-
t-on d’une phrase à l’autre, ou d’un paragraphe à l’autre, d’un
chapitre au suivant ? N’est-ce pas à la fois en rompant avec ce qui
précède et en poursuivant à travers cette rupture une pensée qui
se prolonge pour se développer ? Ce blanc laissé au sein du texte
n’est pas vide, mais au contraire le lieu fécond où, sans plus qu’on
écrive, du texte continue d’avancer ; où de la pensée qui retombe
retrouve, en discontinuant, la force de sa continuité : où le propos,
laissant place à du manque, est appelé à s’enchaîner. On vérifiera
à ce sujet la formule de l’antique Classique du changement :
« épuisement d’où modification, modification d’où continuation,
continuation d’où durée10 ». Ou l’on repassera dans son esprit
cette belle image puisée aux Arts littéraires de la Chine ancienne :
quand on est en barque et qu’on lève un instant les avirons, tel est
l’art de la transition. On ne pagaie plus, le mouvement de ramer –
d’écrire – est interrompu, mais le bateau est porté et poursuit sur
sa lancée.
III. La neige fond (ou le parti pris de l’Être
empêche de penser la transition)
On a tort, je crois, d’envisager la diversité des cultures sous
l’angle de la différence. Car la différence renvoie à l’identité
comme à son contraire et, par suite, à la revendication identitaire –
on voit assez combien de faux débats s’ensuivent aujourd’hui.
Considérer la diversité des cultures à partir de leurs différences
conduit en effet à leur attribuer des traits spécifiques et les
referme chacune sur une unité de principe, dont on constate
aussitôt combien elle est hasardeuse. Car on sait que toute
culture est plurielle autant qu’elle est singulière et qu’elle ne cesse
elle-même de muter ; qu’elle est portée à la fois à s’homogénéiser
et à s’hétérogénéiser, à se désidentifier comme à se réidentifier, à
se conformer mais aussi à résister : à s’imposer en culture
dominante mais, du coup, à susciter contre elle de la dissidence.
Officielle et underground : du culturel ne se déploie toujours, et ne
s’active, qu’entre les deux.
C’est pourquoi j’ai préféré, dans mon chantier ouvert entre la
Chine et l’Europe, traiter non de différences mais d’écarts. Car
l’écart promeut un point de vue qui est, non plus d’identification,
mais, je dirais, d’exploration : il envisage jusqu’où peuvent se
déployer divers possibles et quels embranchements sont
discernables dans la pensée. Du coup, il fait surgir cette question
préalable qu’on ne voit pas développée de l’intérieur même de la
philosophie : jusqu’où a-t-on pu repousser ici et là, en Chine, en
Grèce, sur l’un ou l’autre front, en s’y prenant de l’une ou l’autre
façon, les frontières du pensable et, plus encore, étendre le
soupçon de ce qu’on ne pense pas à penser ? Car le moindre
écart perçu, entre cultures, et qu’on fait travailler, ouvre plus
largement le compas, prospectif comme il est, ou déplie l’éventail.
Il fait paraître une faille, enfonce un coin, dans cet insoupçonné,
celui du préalable de la pensée (pré-notionné, pré-catégorisé, pré-
questionné…), tellement plus résistant, parce que tapi plus en
amont, que ces fameux « pré-jugés » qu’incrimine la philosophie –
ou comment prendre du recul dans son esprit ?
Au lieu donc d’aboutir à une opération de rangement, au sein
d’un cadre aux paramètres préétablis, et exécutée bord à bord,
comme y conduit la différence, l’écart fait lever une autre
perspective, décolle, ou débusque, une nouvelle chance –
aventure – à tenter. Je le dis ici (je le répète) pour répondre à une
objection dont je m’étonne qu’on me la fasse encore : si je suis
attentif à de tels écarts, au moindre écart, ce n’est pas pour isoler
les cultures l’une de l’autre et les clore en des mondes (tout mon
travail consiste au contraire à les faire dialoguer) ; mais pour
détacher la pensée de ce qu’elle prend pour de l’« évidence », de
part ou d’autre, dont elle n’a même pas l’idée, et lui procurer des
biais pour rompre avec cet enlisement et se redéployer. Ce dont
l’écart est l’outil. Car au lieu de supposer quelque unité ou
spécificité de principe, de l’un et l’autre côté, à plat, et qu’on
connaîtrait d’avance (mais d’où nous viendrait ce surplomb ?) –,
l’écart met sous tension ce qu’il a séparé et le découvre l’un par
l’autre, le réfléchit l’un dans l’autre. Aussi déplace-t-il
avantageusement l’angle de vue : non seulement de celui de la
distinction, propre à la différence, à celui de la distance et, par
suite, du champ ouvert dans la pensée ; mais aussi,
conséquemment, de la question de l’identité à l’espoir d’une
fécondité. Il donne à considérer la diversité des cultures ou des
pensées comme autant de ressources disponibles, dont peut tirer
parti toute intelligence pour s’agrandir et se réinquiéter – qui ne
sont donc pas à laisser perdre, comme risque d’y conduire
l’uniformisation contemporaine, du fait de la mondialisation, mais à
exploiter11.
Aussi ne suis-je pas à me demander ici ce qui caractérise « en
propre » la culture et la pensée, grecques ou chinoises, selon ce
qui serait leur originalité native : il y a à craindre beaucoup trop
d’arbitraire dans ces représentations essentialistes de la culture,
fossilisées qu'elles sont de plus par la tradition. Mais plutôt :
quelles ressources ont-elles déployées et promues, de part et
d’autre, dans leur inventivité, dont notre commune intelligence
peut tirer aujourd’hui parti ? – Or voilà qui me paraît déjà acquis.
Que la pensée grecque se soit articulée dans la langue de l’Être
lui a permis de déployer l’exigence de la détermination – logos –
permettant d’abstraire et de produire du « vrai » et, par suite, de
construire indéfiniment dans la pensée, cette exigence même que
mettent à profit la science et la philosophie. Mais, du même coup,
s’est-elle privée de la fécondité inverse, recouverte ou délaissée,
lui permettant d’appréhender l’indéterminable du passage ou de la
transition. C’est pourquoi la transition est bien – « logiquement »,
i.e. du point de vue du logos – le point d’achoppement de la
pensée grecque ; qu’en elle apparaît symptomatiquement en quoi
la pensée grecque est handicapée : ce qu’elle est moins portée,
parce que moins équipée, à penser et à quoi nous avons par
suite, en Europe, moins prêté d’attention. « Handicap » que je ne
peux mesurer bien sûr qu’en regard, et que par écart : ici, en
rapport à cette autre possibilité que je viens de commencer
d’esquisser et qu’on voit exploitée en grand par la pensée
chinoise, étrangère à la grecque. Voire, en suivant d’autres voies
frayées par la langue, la pensée chinoise a pu faire au contraire
de l’indémarcation de la transition, et donc aussi de la
transformation silencieuse qui en découle, l’angle selon lequel
aborder tout procès d’existence. La vie, le monde ne seraient-ils
pas en transition continue ? – ce qui est bien autre chose que la
« mobilité » invoquée en philosophie.

Il ne s’agira donc pas ici, circulant entre ces pensées


extérieures l’une à l’autre, de « comparer », à plat, en étiquetant
les unes ou les autres, que ce soient les ressemblances ou les
différences ; mais, sondant des fécondités respectives, tel un
sourcier, de mettre à l’épreuve des cohérences, puisées ici et là,
pour penser notre impensé. Car celui-ci, on l’imagine, ne peut
s’atteindre que de biais, en le débusquant, par écart, on n’a sur lui
que des prises obliques – sinon on le penserait… Ainsi, que le
parti pris de l’Être appelle à la détermination se récapitulera en
cette maxime qui a si longtemps guidé en sous-main le travail de
la pensée, en Europe, qu’elle en passe inaperçue. Je la
formulerai : plus cela est déterminé, plus cela « est ». Ou, comme
le dit Hegel à l’envers, tant qu’il reste indéterminé, le « pur Être »
ne se distingue encore en rien du « pur rien » : il n’est qu’un « pur
vide », il « n’y a en lui rien à regarder » et je n’ai à vrai dire, en le
nommant, encore rien dit12. Le peintre européen, à l’époque
classique, ne serait-il pas d’ailleurs, à cet égard, le frère actif du
philosophe et son complice ? Car il peint trait à trait, avec
acharnement, pour déterminer toujours plus et donc faire « être »
davantage. Cette robe chatoyante bordée de dentelles ou bien
cette main, posée sur elle, où se perçoit la moindre veinure, où se
discerne la moindre gerçure : jusqu’où parviendra-t-on à faire
« être » par la précision et distinction apportée ? Et quelle
révolution n’a-t-il pas fallu, en revanche, à l’époque moderne, pour
valoriser le non-peint et préconiser l’esquisse ?
Que la transition soit l’indéterminable par excellence, comme
nous le mesurons déjà aux difficultés rencontrées par Platon et
Aristote, est donc à prendre au sens propre et rigoureusement :
elle est ce qui ne connaît plus de terme ou de marque de
séparation possible permettant de distinguer l’un et l’autre – le noir
et le blanc, ou le grave et l’aigu. Qu’il s’agisse du gris ou de la
note médiane, la transition abroge en eux la frontière et, par suite,
les retire de l’emprise de l’Être et de sa puissance. Tandis que le
logos est « définition », horismos, nous disent à l’unisson les
Grecs, c’est-à-dire qu’il découpe des limites entre les genres et les
propriétés pour y reconnaître de l’Être, la transition est par
excellence ce qui nous retient de dire jusqu’où va telle propriété
ou qualité, où commence l’autre. Elle retire à l’une comme à
l’autre leur pertinence et les résorbe. Par suite, elle défait ces
apanages par lesquels de l’Être s’assigne.
La transition défait, effectivement. Ne vaudrait-il pas la peine de
mesurer jusqu’où ? Car elle défait à elle seule – ou déconstruit –
nos vieux outils de la philosophie. Elle défait rien de moins que
l’« idée » comme forme universelle, celle de l’intelligible, puisque
celle-ci comme « en soi quant à soi », dit Platon, se possédant en
propre et ne relevant que de soi, n’admet en elle, par principe, rien
d’autre qu’un tel « soi », auto, et doit donc rester « pure »,
intransigeante à l’égard de tout mixte. C’est de l’opération de
« distinguer » que lui vient son essence (diairesis tôn eidôn). Ou si
c’est, à l’inverse, dans l’individuel que l’essence est recherchée,
autrement dit dans la « substance » (ousia), celle à laquelle se
ramènera toute recherche de l’être en tant qu’être selon Aristote,
la transition la défait encore : puisque cette essence ne s’obtient
elle-même qu’en allant « de différence en différence », et ce
jusqu’à l’« ultime » différence – tel être à l’exclusion de tout autre,
telle ou telle qualité13. La définition, par où se démarque de l’Être,
procède toujours d’un pouvoir d’isoler.
Descendons au cœur du sensible : cela se retrouve encore. Car
non seulement les idées contraires s’excluent, nous dit Platon,
mais également tout ce qui, concret, participe essentiellement à
l’une ou l’autre à titre de propriété. Telle est la neige qui a comme
propriété le froid et ne peut donc coexister d’aucune manière avec
le chaud14. Or qu’en est-il de la neige alors qu’elle fond ? Platon,
on le constate, n’est pas en mesure de penser la neige en train de
fondre – qui devient eau. La phrase à nouveau se brouille, parce
qu’empêtrée dans l’Être : « jamais étant neige, ayant reçu en elle
le chaud, elle ne sera encore ce que précisément elle est, étant
neige avec chaud ». « Mais, poursuit-il, le chaud s’approchant, ou
bien elle lui cédera la place ou bien elle cessera d’exister. » Platon
– faut-il s’en étonner ? – a manqué derechef le phénomène de la
transition. Ou bien cet instant de la transition, où l’un se hâterait
de céder la place à l’autre, serait-il si court, « soudain », pur entre-
deux, sans extension et par suite sans existence, qu’on pourrait à
bon droit le passer sous silence ? Mais nous le constatons
pourtant en regardant par la fenêtre : à peine tombée, ou même
en tombant, ou même quand elle tournoie encore, la neige n’est-
elle pas déjà si couramment – imperceptiblement (mais
interminablement, dirait-on) – en train de fondre sous nos yeux ?
Or que découvre-t-on dans la pensée chinoise qui en regard,
par son écart, nous ouvrirait en ce point une issue ? Ne
s’exprimant pas dans le langage de l’Être, la pensée chinoise est
au contraire à l’aise pour prêter attention au stade de « ce qu’on
regarde mais qu’on ne perçoit pas », ou de « ce qu’on écoute
mais qu’on n’entend pas » : à ce stade où le sensible se résorbe
et se déspécifie, se disqualifie, « s’affadit », sans pour autant
verser dans l’invisible de la métaphysique ; où les démarcations
se défont et qui, dans son indifférenciation, laisse apparaître
l’incessante transition des choses15. C’est même un tel stade, en
amont des délimitations-définitions, dont la continuité « ne peut
être nommée », mais dont l’indistinction nous reconduit
bénéfiquement à l’harmonie foncière, qu’ont choisi de nommer
tao les taoïstes : celui dont « la configuration est sans
configuration », est-il dit dans le Laozi, ou dont le phénomène est
sans matérialité propre qui puisse l’individuer (wu wu zhi xiang).
Tout trait délimitant en est retiré : le tao (la « voie »), s’il fallait à
tout prix le définir, est essentiellement transition, et c’est pourquoi
il est indéfinissable (et non pas pour quelque raison « mystique »,
comme on se plaît à l’imaginer d’Occident). Mais c’est aussi
pourquoi, au lieu qu’il s’impose dans les termes de l’Être, on dira
seulement – formule fermant d’emblée la bouche à toute
inquisition ontologique : « comme si peut-être [il] subsiste » (si huo
cun 16)…
Il est temps, ouvrant aussi largement le compas, d’en mesurer
les conséquences. Passant de l’ontologique au taoïque, il n’y a
donc plus là de difficulté à reconnaître, à l’encontre de l’exigence
de détermination du logos, la légitimité du « vague » et du « flou »
du procès des choses (hu-huang). Comment mieux dire
l’indémarcation médiane qui le caractérise que par ce double
retrait de la limite, de part et d’autre, en amont comme en aval :
« en allant au-devant de lui, dit le Laozi, on n’en voit pas la tête ;
en allant à sa suite, on n’en voit pas le dos17 » ? Comment mieux
caractériser la suspension à son égard de toute caractérisation
tranchée que par ces images : « hésitant comme qui s’engage sur
la glace en hiver, indécis comme qui craint d’être attaqué des
quatre côtés »18 ? L’image propre au tao est, de ce fait, la moins
imageante ; au lieu de caractériser, elle retire tout caractérisable ;
tout en nous maintenant au sein du phénoménal et du sensible,
elle nous conduit au bord de leur effacement : où se savoure la
non-saveur (la « fadeur »). Aussi dit-elle au mieux à quoi le
philosophe grec n’a pas fait droit : « se dissolvant comme de la
glace sur le point de fondre », dit précisément du tao le Laozi, à la
suite. Comme s’il répondait là à Platon et en prenait littéralement
le contrepied.
Un autre écart intervient encore à cet égard, conjoint, qui tient
au statut du « ce qui » change dans la transition. Du moins ne
puis-je que commencer de le dire moi aussi en ces termes grecs,
substantivants : ti, « quelque chose » ou « ce qui ». Or y aurait-il
toujours un « ce qui » (change) ? Car tout ce qui change le fait
entre des termes contraires (antikeimena), dit Aristote résumant et
conciliant tous ses devanciers en ouverture à sa Physique 19 ; et,
de même, les Chinois appellent-ils génériquement yin et yang ces
opposés entre lesquels a lieu le changement. Mais Aristote ne
s’en tient pas là : il se doit d’introduire un troisième terme en plus
de ces contraires, qui est à nouveau le terme ontologisant – en
plus ou plutôt « sous » eux ; tel est le « sub-strat »
(hupokeimenon) qui est « su-jet » du (au) changement. Sont à
tenir comme « éléments » ou « principes » non seulement les
opposés, tels ceux du froid et du chaud, mais également ce qui
passe de l’un à l’autre : telle cette neige qui de plus froide devient
plus chaude, « en quoi » se remplacent ces opposés.
Or nous ne pouvons plus désormais nous défaire de la
question : cette neige en train de fondre « est »-elle encore de la
neige ? Ou n’est-elle pas déjà de l’eau ? En décomposant
l’interrogation : quel est – y a-t-il encore – au stade de la transition
un tel ce qui se « sous-tenant » entre les deux (et dont Aristote fait
ainsi la coûteuse « hypo-thèse ») ? Cette pensée du substrat-
sujet, autrement dit, ne fait-elle pas obstacle à la saisie de la
transition en maintenant cette unité factice d’un troisième terme,
celui qui, en plus des deux contraires, serait affecté par le
changement entre ces contraires, et donc en projetant et
prorogeant son identité au travers même de la transformation ?
On croira peut-être cette question pure ment spéculative, mais elle
ne l’est pas, tant elle touche en plein cœur ces « sujets » que
nous sommes. Car la transition, comme déjà celle de la glace
devenant eau, est précisément le stade où, entre désidentification
et réidentification, il n’est plus d’identité qu’on puisse encore
« sup-poser ». Ou supposer celle-ci empêche d’emblée de faire
place à la transition et de la reconnaître.
La pensée chinoise échappe, quant à elle, à cette difficulté pour
la simple raison qu’elle ne songe pas à sous-entendre de
troisième terme, substrat-sujet du changement. On repère même
ici précisément où point l’écart et comment la pensée chinoise, en
se séparant en ce lieu de la grecque, ouvre du même coup un
autre possible. Comme elle n’aborde pas le réel en termes
d’« Être » et, par suite, de « substance » qui, comme telle, ne
saurait être constituée par des contraires, ceux-ci s’y trouvant
alors inconciliables, voici que ces opposés suffiront à eux seuls à
rendre compte de la cohérence de tout changement. Ce dont
Aristote avait bien envisagé la possibilité, mais qu’il avait refusé
aussitôt comme proprement illogique. Or essayons d’entrer plus
avant dans cette pensée, telle la chinoise, où tout procède d’un
jeu de polarités (yin et yang) – donnons-lui sa chance : où au
« déploiement » de l’un répond nécessairement la « contraction »
de l’autre, mais où aussi l’un se renverse dans l’autre et ne peut
se renouveler qu’à travers lui. La nécessité d’une « sub-stance »
s’efface alors et l’idée de « ce qui » se maintiendrait sous le
changement devient incongrue. L’idée même d’« identité » s’y
défait. Or c’est sur elle que venaient dès l’abord buter les
transformations silencieuses, engendrant un sentiment
irrépressible d’étrangeté. Face à la photographie d’il y a vingt ans
(les photographies des pièces d’identité ne sont-elles pas à
renouveler périodiquement ?) ; ou face au camarade qu’on revoit
après des années : ce n’est pas « lui », en même temps que ce ne
peut être un autre que lui, etc.

Or cette inquiétude que j’ai commencé de faire apparaître quant


à l’analyse du changement, jusqu’où ne peut-elle pas nous
entraîner ? Du substrat-sujet – « hypo-thétique » – de la
transformation, voici qu’elle est à reporter dans la langue. La
conception de celui-ci handicape, en effet, d’autant plus la pensée
pour concevoir la transition qu’elle organise du même coup – mais
c’est aussi de là qu’elle tient sa puissance de détermination – la
parole en prédication. Ce substrat nécessaire du changement est
le sujet non moins nécessaire de la phrase comme support de
qualification. Comme Aristote le construit de la Physique à la
Métaphysique 20, ce substrat-sujet est, en tant que sujet de la
proposition, ce dont tout le reste est dit « catégoriquement » à titre
d’attribut, i. e. selon les catégories, mais qui lui-même n’est dit de
rien d’autre. Or ce système prédicatif, doit-on à nouveau se
demander, est-il adéquat pour rendre compte de la transition ? Je
constate que non, et cela au moins pour deux raisons. D’abord,
parce que se défait au cours de la transition cette structure
purement assignative selon laquelle au sujet subsistant en lui-
même il arriverait en plus d’être tel ou tel : il n’arrive pas en plus à
la neige, à titre d’attribution ou de qualification supplémentaire, de
s’amollir ou d’être en train de fondre. D’autre part, l’énoncé
prédicatif sépare en qualités diverses, s’ajoutant les unes aux
autres, mais s’énonçant indépendamment les unes des autres, ce
qui reste indissociable dans la transition et fait le « tout »,
infrangible, de la transformation, la rendant imperceptible puisque
aussi bien rien ne s’en démarque : il n’y a pas la neige qui devient
translucide et aussi devient molle et aussi devient tiède, etc.
Côté chinois, on voit au contraire que le dispositif énonciatif du
Laozi est entièrement conçu pour déjouer ce mode prédicatif – en
quoi il est inventif et résiste à la traduction en nos langues : dès
lors qu’on le rend en langue européenne, on re-prédicative
aussitôt la phrase et ré-essentialise le tao (de là cette
interprétation mystique, parce qu’hypostasiante, que les
Occidentaux font fatalement de ce Tao du taoïsme). Ou si
énonciation « forcée » il y a, reconnaît le Laozi21, celle-ci se
transvase d’un terme à l’autre, chaque terme qui suit empêchant
de s’arrêter dans la spécification d’aucun d’eux et d’être envisagé
à part, en propre, d’un point de vue qualificatif. « En forçant je
[l’]appelle grand ; grand s’appelle (signifie) partant ; partant
s’appelle (signifie) éloigné ; éloigné s’appelle (signifie)
revenant… » Chacun des termes ne sert ostensiblement pas ici de
« terme », délimitant et arrêtant du sens, mais de relais. À peine
est-il énoncé qu’il est retiré : à peine du sens s’esquisse qu’il est
modifié ; voire ne se constitue-t-il que pour être défait. Il dé-
détermine, de même que l’image alors est désimageante. Il n’y a
pas non plus là de sujet subsistant – pas même le tao, ou plutôt
tao le résorbe – à qui soient attribuables successivement telle et
telle qualité ; mais chaque appellation avancée se transfère et se
transforme en la suivante : la phrase elle-même est en transition.
En produisant ces équivalences, le Laozi biaise aussi
ouvertement avec ce qui est l’ultime conséquence, méthodique,
de ce parti pris de l’Être qu’ont développé les Grecs : le principe
de non-contradiction. Le Laozi ne s’en embarrasse pas. Or le
principe de non-contradiction dit bien à l’envers, sur le mode de
l’interdit, ce qui est l’exigence ontologique par excellence : qu’on
ne puisse dire de la même chose, en même temps et sous le
même angle de vue, qu’elle est ceci et non-ceci. Comme tel, il est
ce qui rend illogique la transition : que cette chose soit en même
temps encore ceci et déjà non-ceci. Or la glace ou neige en train
de fondre n’est-elle pas « en même temps » (ama) encore dure et
déjà son contraire, en même temps molle et non molle, fondue et
non fondue ? Aussi voit-on Platon et Aristote, qui sont ceux-là
mêmes qui ont formalisé ce principe à l’adresse de toutes les
générations futures, venir buter sur la transition quand ils ne
peuvent se dispenser de l’évoquer ; celle-ci fait sauter ce système
des déterminations exclusives et leur phrase incontinent se
brouille. Passage obscur, note alors le commentateur, texte
incertain, erreur du copiste… Comme s’il n’y avait pas là le
symptôme immasquable d’un handicap.

IV. Y a-t-il un début aux modifications ?


Reprenant à nouveaux frais l’antique cause du « mobilisme »,
Bergson nous met en garde : d’ordinaire, nous « regardons » bien
le changement, mais « nous ne l’apercevons pas »22. Nous ne
l’apercevons pas parce que notre intelligence morcelle, isole et
stabilise. Essayons de la rééduquer. Car, pour retrouver la vivante
perception du changement, il faudrait d’abord se représenter tout
changement, tout mouve ment, comme indivisible. Or nous
appréhendons l’un comme l’autre, le mouvement et le
changement, en les décomposant en positions successives et
laissons échapper le passage par lequel se franchit l’intervalle ; si
nous sommes bien contraints d’introduire mentalement la
nécessité d’un passage, nous reculons indéfiniment le moment de
l’envisager. C’est pourquoi nous en sommes toujours, par
mauvaise habitude, réduits à supposer un support-substrat du
changement dont n’arrive pas à se débarrasser la métaphysique :
à supposer toujours, sous ce changement, des « choses » qui
changent et donc à perdre, parce que morcelée, raidie et comme
plombée par elles, l’essentielle continuité de ce « mouvant »
qu’est la vie.
Or je me demande : ce que Bergson décrit ici comme un travers
de l’intelligence n’est-il pas plutôt le fait de la langue dans laquelle
il pense ? D’avoir à supposer « des choses » « sous » le
changement ne serait-il pas plutôt imputable, autrement dit, à la
grande langue européenne ? Aussi tout écart perçu vis-à-vis
d’elle, nous donnant du recul sur elle, nous décalera déjà tant soit
peu de ce triangle par lequel les Grecs ont pris une option
considérable sur la pensée ; et que je viens de résumer selon ces
trois partis pris conjoints : de détermination, de substantivation
(substantialisation) et de prédication. En premier lieu, que l’idéal
du logos, comme le prône Aristote, soit d’éliminer l’indétermination
et l’ambiguïté, de façon à rendre la pensée la plus « claire » qu’il
est possible, et ce d’abord grâce aux multiples opérations de
distinction, morphologiques et syntaxiques avant même que
sémantiques, que la langue européenne est conduite à opérer (1).
Ensuite, que non seulement le nominal soit à séparer dès l’abord
du verbal (selon cette distinction première de la langue grecque :
rémata/onomata), mais qu’il soit de plus à entendre comme
renvoyant à un être propre, se « tenant sous », à la fois substantif
et substance, servant de support de l’Être comme de la
proposition (2). Enfin et conséquemment, que la fonction de cette
proposition soit de prédiquer, c’est-à-dire d’assigner à ce su-jet
formant socle, de façon plus ou moins adventice (l’« accident »
d’Aristote), ce qui ne fait plus dès lors que s’attribuer à lui, et se
distribuer côte à côte, comme autant d’états possibles, de
propriétés ou de qualités (3). Sous la pression de ces contraintes
concourantes le phénomène de la transition « logiquement »
échappe. Or cet étau peut-il se desserrer ?
Il est vrai que Platon s’y risque une fois, audacieusement,
« arrachant » l’Être de tous côtés pour prendre temporairement en
charge la cause adverse des mobilistes23. N’acceptons plus de
dire, lance-t-il lui-même en gageure, ni « quelque chose » ni « de
quelque chose » ni « de moi » ni « ceci » ni « cela » ni aucun
autre nom dans la mesure où il « fixerait » quelque chose. Mais
disons seulement, articulant « selon la nature » : « [des] devenant
et faisant et disparaissant et s’altérant » (gignomena-poioumena-
apollumena-alloioumena). Tant il est vrai que, dès lors qu’on
fixerait tant soit peu quelque chose par le logos, reconnaît Platon,
on est si facile à confondre. Cependant force est de constater :
jusque dans cette phrase qu’il essaye le plus à l’écart des
conditions de la langue grecque, sans plus nommer de sujet,
même indéfini, à quoi se rapportent successivement ces
« devenant - faisant - disparaissant - s’altérant », Platon n’en
sous-entend pas moins, sous ces participes présents au neutre
pluriel et en fonction d’objet, un référent nominal auquel ils
renvoient grammaticalement et qu’ils qualifient. Même si celui-ci
est ostensiblement soustrait de la phrase. Percée exceptionnelle
par conséquent que cette sortie platonicienne qui dure le temps de
quelques mots, ironique et géniale, comme on tenterait contre
l’adversaire une percée héroïque : s’y voit enfin défié l’idiotisme de
la langue, tapi qu’il est de tous côtés et tenant notre parole en ses
rets. Mais comment, à peine ébauchée, l’entreprise pourrait-elle
ne pas tourner court ? Aussitôt. Car le grec ne peut sortir de
l’articulation des « étants », ni de la déclinaison ni de l’attribution,
ni du genre ni du nombre, et même coordonnés comme ils sont,
ces qualificatifs phénoménalistes restent adossés à l’Être et
laissent encore entière la faille entre eux.
On ne songerait pas, en revanche, à s’arrêter à ces formules qui
disent en chinois comment, à partir de ce qui n’est qu’un « point »
ou qu’un « bout », le procès de transformation impliqué s’étend
d’une phase (d’une phrase) à l’autre, jusqu’à tout englober et
devenir étale. Tant ces formules semblent aller de soi, se dévidant
homologiquement l’une après l’autre ; tant elles coulent attendues
dans la langue chinoise et offrent peu d’aspérité à quoi pourrait se
raccrocher notre attention24. Or les termes de cet enchaînement
peuvent être tenus indifféremment pour nominaux-verbaux-
adjectivaux, et il n’est pas indiqué au départ « de quoi » il s’agit
dans cette phrase : puis-je moi-même la rendre de façon encore
tant soit peu intelligible en français sans réintégrer aussitôt notre
grammaire substantialiste et prédicative ? En essayant de
négocier le moins mal entre ces exigences, je traduirai :
« Effectivement engagé, d’où actualisé » (ou actualiser ou
actualisation),
actualisé, d’où manifeste,
manifeste, d’où mis en lumière,
mis en lumière, d’où mis/mettant en mouvement,
mis en mouvement, d’où modification
modification, d’où transformation.
Comme il n’est pas sup-posé ici quoi que ce soit dont soit dite
cette énumération, qu’aucune « chose » n’est donc mise ici
« sous » le changement, ne sont évoquées que des fonctions qui
s’enchaînent ; comme aucun su-jet n’est énoncé ou même sous-
entendu, seule est décrite une opérativité continue se déployant à
travers ces modalités successives. Mais qu’entendre par
opérativité ? L’opérativité apparaît précisément, inassignée
comme elle est, ce qui défait toute transcendance d’un sujet
régissant l’action, aussi bien que la proposition, et le rend factice.
Comme il n’est ici ni décliné ni conjugué, ni prédiqué ni référé,
comme il n’est pas tranché entre le passif et l’actif, le seul élément
syntaxique (ze) dit l’induction. Du local au global (yi qu/tian xia),
une influence s’objective, prend consistance, se déploie, s’éclaire,
finit par s’imposer. Même le passage au mouvement (dong) n’est
plus, comme chez Platon, l’objet d’une rupture, mais procède de la
« mise en lumière » précédente. Ainsi le vérifions-nous jusque
dans la morale : quand, de simplement « manifeste », elle est
devenue lumineuse et qu’elle éclaire, l’exemplarité du Sage d’elle-
même ébranle les autres (les « met en mouvement ») et les incite.
Mais ce graduel de la transition peut-il se lire encore là où la
césure attendue est la plus criante : non plus seulement de
l’immobilité à la mobilité, mais du « non-être » à l’« être », comme
l’entendaient les Grecs, ou du moins entre l’avènement de la vie et
ce qui l’a précédé ? À nouveau, il faudra se retenir le plus
possible, en traduisant, de faire rentrer la phrase chinoise, ici du
Zhuangzi, sous nos contraintes linguistiques et de la construire : «
mêlé-indistinct-entre, dit ici littéralement le texte chinois : modifié
(modification), d’où il y a souffle ; souffle-modifié, d’où il y a
actualisé ; actualisé-modifié, d’où il y a vie25 ». Formules que le
traducteur français rend ainsi, comme s’il ne produisait pas là, en
redisposant syntaxiquement la phrase, un tout autre sens :
« quelque chose de fuyant et d’insaisissable se transforme en
souffle, le souffle en forme, la forme en vie26 ». Il n’y a pas là faux
sens, à proprement parler, la traduction est même impeccable,
mais celle-ci, par sa construction en français, réorganise tout
autrement notre attente. Car elle a rétabli d’emblée un substrat-
sujet, même le plus indéfini qui soit, un « quelque chose », et
requalifie celui-ci prédicativement (« de fuyant et
d’insaisissable »). Aussi impose-t-elle d’emblée dans notre langue
cette question à laquelle la formulation chinoise, pour sa part, ne
donnait pas lieu d’être, et qu’elle rend sans objet : d’où vient donc
ce « quelque chose », si fuyant soit-il, et n’y a-t-il pas forcément
coupure – mais à cause de quoi ou par qui ? – du fait de ce
surgissement ? Ou celui-ci a-t-il procédé ex nihilo, etc. ? Et par
suite : faut-il poser Dieu pour justifier cette Création ? etc., etc.
D’un écart de la langue découle une tout autre façon de pouvoir
concevoir la vie et d’articuler son destin. Toute philosophie, si
radical que soit son questionnement, ne vient qu’après, pliée
qu’elle est dans l’idiome : elle ne pourra que le réfléchir.
Car comment le philosophe pourrait-il sortir par lui-même de ce
qu’il se trouve que la langue a « plié » (comme on dit aussi
familièrement : « c’est plié, c’est rangé ») et qui, sans faire peser
de déterminisme sur sa pensée, la prédispose néanmoins ? Le
plus intriguant, quand on passe d’Europe en Chine, est que les
questions que nous nous posons, ne pouvons pas ne pas nous
poser, quand on passe de l’autre côté, c’est-à-dire quand on
bascule dans l’autre langue, ne se posent plus, n’ont plus à se
poser : non pas qu’elles s’y résolvent, mais elles s’y dissolvent.
Dans le Laozi aussi, cette césure que fait paraître la phrase
européenne – du « non-être » à l’« être » – est résorbée, la
naissance procédant elle-même d’une continuation27 : comme on
voit l’eau trouble, quand on la laisse reposer, peu à peu devenir
claire et limpide, de même, est-il dit en parallèle, « [ce qui est] en
repos – en le mettant longuement en mouvement – peu à peu
naît » (ou « croît » ou « vit » : sheng). Ne faisant plus rupture,
l’origine de la vie n’a plus rien d’une énigme. Elle n’est même plus
une question – la question – car elle se trouve intégrée,
discrètement impliquée, dans le cours de la transition.

Y a-t-il donc toujours un début aux modifications, même aux


plus marquées ? On veut bien que ce début reste flou quand on
passe de l’invisible au visible, et même qu’il n’y ait pas là de début
repérable puisqu’il plonge dans l’indistinct d’un embryonnaire au
sein duquel on pourra indéfiniment remonter. Mais pourrait-il en
être de même au sein du visible, quand on regarde celui-ci de part
en part et que les objets se juxtaposent sous nos yeux ? N’y
aurait-il pas toujours, dissipant ce flou, une délimitation entre
eux ? N’y a-t-il pas toujours une ligne de démarcation selon
laquelle la mer se sépare de la plage, un point décisif, cassant le
relief, où le sentier commence à grimper ? Mais déjà remarque-t-
on que chaque vague ne vient jamais exactement au même
endroit déposer sa ligne d’écume sur le rivage : elle laisse une
frange incertaine à la transition d’un élément à l’autre, de la terre à
l’eau. Il en va encore plus amplement ainsi concernant tout le
paysage. Quand nous remontons de la Méditerranée, en ligne
droite, suivant le Rhône, ou même au gré des moindres routes
s’élevant vers les cols, où – quand ? – est-ce que je vois le Midi
s’effacer et le Nord apparaître ? Où se trouve la séparation ? Nous
laissons bien pourtant derrière nous d’autres cieux, d’autres
odeurs, une netteté dans la découpe du relief et de la forme des
choses – mais où ce bain de lumière prend-il fin, où commence sa
rétractation ? Car ce ne sont pas les oliviers ou les cigales qui font
le Midi… Ni non plus la chaleur incrustée dans la pierre ou le toit
des maisons. Il n’y a pas une chose-substrat – « sujet » possible
d’un discours – qui « soit » le Midi. Là encore, la transformation
est d’ambiance, trop globale pour se laisser saisir sur un mode
prédicatif et par énumération ; et la transition trop continue pour se
laisser marquer sur une carte.
Quand je vais de Paris en Bretagne, je regarde souvent, de la
fenêtre du train, s’approcher la grande modification attendue. Mais
toujours elle échappe. Au Mans, nous sommes encore dans la
dépendance de Paris et du fameux « bassin », le paysage reste
ouvert. Or, à Laval, nous avons définitivement basculé dans un
pays étrange, retiré, devenu secret, en dépit de sa platitude. Et
pourtant nulle démarcation entre les deux. Est-ce dans le
passage, en sous-sol, du calcaire au granit qu’on lit la mutation,
ou de la tuile à l’ardoise du toit des maisons, ou dans le vert des
prés, ou dans la forme des clochers ou même dans ces cieux, non
plus tendrement « voilés de vapeurs roses » (Baudelaire), mais où
les nuages sont structurés désormais en formes vertigineuses, si
durement ciselées par le couchant ? Quand donc a commencé
d’apparaître, dans l’atmosphère ou la vie des gens, l’élément
marin ? Une chose est sûre : même si rien ne l’indique dans le
relief, tout a changé sous nos yeux, sans qu’on le perçoive, et
jusqu’à la façon dont le soleil se couche derrière les nuages. Un
grand chavirement s’est produit, au cours du trajet, mais sans
fissure qui le trahisse. Comme si rien ne s’était passé. Car cette
prégnance, ou cette ambiance, cette « atmosphère », ne sont pas
délimitables en termes de propriétés et sont donc réfractaires à
notre prise ontologique.
C’est aussi pourquoi toute poésie descriptive est demeurée
ennuyeuse, en dépit du génie des poètes. Car elle suppose
toujours des « choses », formant socle, dont l’aspect soit à
déterminer, les propriétés à qualifier. La mer « est grise », le ciel
« est sombre »… On dit chaque fois une « chose », repliée sur
ses attributs, alors qu’on veut évoquer un paysage ; on se trouve
cantonné dans une assignation têtue, tandis que c’est une nature
pervasive, communiquant de part en part, non bornée, qu’on
voudrait capter. Combien a-t-il fallu d’infractions et d’écarts
obstinément risqués, sous la poussée du poétique (ne serait-ce
que les fameuses « licences » conquises à l’encontre de la
grammaire), pour que soit sapé enfin cet attachement à la fonction
prédicative du langage culminant trop avantageusement dans
l’abondance romantique, en France, pour ne pas s’y briser… ; et
que de cette voie impraticable, mais si longtemps pratiquée,
Baudelaire insidieusement se détourne.

V. Transition ou traversée – vieillir a toujours


déjà commencé
Il est une autre raison pour laquelle les Grecs ont méconnu le
phénomène de la transition et qui tient non plus à leur ontologie
mais à leur physique. Abordant la nature, phusis, en termes non
de facteurs corrélés, yin et yang, comme l’ont fait les Chinois,
mais de corps en mouvement, ils ont conçu le changement à
l’instar du mouvement, bien que le changement soit tenu pour le
genre et le mouvement seulement pour l’espèce ; et l’on voit cette
assimilation de l’un à l’autre, du changement au mouvement
(metabolé-kinesis), perdurer à travers toute l’histoire de la
philosophie occidentale, se retrouvant encore indemne chez
Bergson, qu’on sait pourtant si défiant à l’égard d’une dénaturation
du changement par emprunt à l’espace. Or qu’implique donc de
décisif, et même d’irréparable, que le changement soit conçu sur
le modèle du mouvement ? D’abord, nous le savons, que le
changement soit envisagé, de même que le mouvement, à partir
de ces bords ou de ces extrémités que sont ses points de départ
et d’arrivée, de même que le mobile se déplace d’un point A à un
point B. « Puisque tout changement va d’un quelque chose vers
un quelque chose » (ek tinos - eis ti), dit Aristote juste après avoir
tenu le gris ou la note médiane eux-mêmes pour des opposés28.
Or cette assimilation du changement au mouvement est-elle
heureuse ? Car tout changement doit-il se comprendre comme
allant de quelque part vers quelque part ? C’est-à-dire doit-il
seulement s’envisager à partir de ce qui serait son début et sa fin,
formant ses extrémités et donnant seuls par leur écart sa
consistance à l’entre-deux : sur un mode distensionnel, par
conséquent, et non plus transitionnel, comme cours et
continuité29 ? Une telle option est décisive, effectivement, parce
qu’elle fait chavirer d’un coup, d’emblée, sans qu’on y prenne
garde, la façon dont on envisagera la vie, creusant sous elle cette
alternative : la vie est-elle transition, dont chaque moment se
découvre et compte à part entière, et est gros du suivant, ou bien
est-elle traversée, dont ce qui compte à l’avance est l’arrivée ?
Dans ce dernier cas, elle se charge d’énigme ; elle n’est plus la
vie, à proprement parler, mais devient l’« existence ». Son cours
s’engendrant de lui-même, et comme tel s’intégrant dans le
naturel, bascule aussitôt dans la question sans fond, dont tirent
leur puissance le métaphysique et le religieux. Car on ne pourra
plus alors éviter de s’interroger : quelle est la destination de ce
voyage – métaphore privilégiée d’un tel « devancement »,
Vorlaufen, dit Heidegger – et quand arrivera-t-on au « port » (la
mort), le terme attendu ?
Destination qu’il est d’autant plus important de fixer, même chez
Aristote, pourtant sans doute le moins angoissé de tous nos
philosophes, que les Grecs l’ont chargée de toute l’attente de la
fin, telos, but et terme à la fois. Car tout mouvement se comprend
par la fin – « en-téléchie » – de ce qui s’y trouve en puissance,
nous dit Aristote dans une définition demeurée célèbre30 ; or, il en
va de même du changement. Aussi Aristote ne peut-il rien
comprendre au vieillissement. Car en quoi celui-ci serait-il terme et
fin de ce qui s’y trouverait précédemment « en puissance »,
comme la maison construite, nous donne-t-il en exemple, l’est de
l’opération de construire ? Or Aristote n’en tient pas moins, rangés
sous le même modèle d’« accomplissement » et comme
équivalents, tous ces « mouvements » énumérés à la suite : « il en
va semblablement [à la construction] de l’apprentissage, dit-il, de
la guérison, de la rotation, du saut, de la croissance, du
vieillissement »31.
Je m’arrête à cette énumération d’Aristote parce qu’elle fait bien
voir comment vieillir, pris entre ces deux logiques, de la finalité
d’une part, de la distension de l’autre, en place de la transition,
devient proprement illisible. Or n’en irait-il pas de même, à plus
large échelle, de ce qu’on appelle le plus globalement la « vie » ?
Car ni vieillir ne se range sous l’angle d’un but et terme de la visée
(comme l’apprentissage ou la guérison, selon la liste d’Aristote, ou
même, à la rigueur, la croissance), ni ne se comprend entre début
et fin d’un changement-mouvement (tels ici le saut ou la rotation).
De fait, vieillir ne fait que récapituler à lui seul, de même que la
neige en train de fondre, tous les points d’achoppement de la
pensée grecque. D’abord vieillir n’est pas ce qui m’arriverait en
plus de ce que je serais en tant que « sujet », mais est
indissociable de ce qui fait mon « essence », mon ousia : vieillir
n’est pas un attribut possible, parmi d’autres et détachable des
autres, et ne se comprend donc pas sur un mode prédicatif.
D’autre part, vieillir, on le sait, ne se laisse pas décomposer en
traits ou qualités, séparables mais accolés les uns aux autres, et
dont la totalité ferait le vieillissement : je peux passer en revue
autant d’aspects divers que je veux (les yeux, le teint, la peau, la
vue,…), si longue que soit l’énumération, elle ne pourra encore
rien saisir – ou si superficiellement – de la transition qui s’opère.
Vieillir n’est donc ni attributif ni distributif ; ni distinctif ni additif.
Aussi vieillir défait-il jusqu’en son fond la condition de possibilité
de toute identité, et c’est bien ce que reconnaît inévitablement le
Narrateur, après tant d’autres, lors de la dernière matinée chez la
princesse de Guermantes : « … la transformation était si
complète, l’identité si impossible à établir – par exemple entre un
noir viveur qu’on se rappelait et le vieux moine qu’on avait sous
les yeux32… » Aussi vieillir défait-il également le principe de non-
contradiction, puisque aussi bien celui-ci n’est que le revers
logique de ce que le principe d’identité nomme positivement : non
seulement parce que « l’aspect de cette vieille », « juxtaposé à
celui de la jeune » qu’elle était, « semble tellement l’exclure »,
notait Proust peu auparavant33 ; mais surtout parce que vieillir,
c’est en même temps et du même point de vue, indissolublement,
être encore jeune et déjà vieux : vieux, parce qu’il y a si tôt de
l’usure et de la mort à l’œuvre en nous ; et jeune, parce que la vie
se renouvelle avec une opiniâtreté qui étonne, que le cœur bat
toujours avec vigueur et que se lève encore dans sa fraîcheur, et
même comme s’il était le premier du monde, un matin de plus.

À quoi s’ajoute à présent, dénaturant le vieillir, ce que la


physique grecque nous impose comme début et fin du
mouvement, points de départ et d’arrivée. Car, d’une part, est-il un
début du vieillissement ? Quand, « à partir d’où », ai-je commencé
de vieillir ? Aucun début n’est assignable : aussi loin qu’on
remonte en sa vie, on a toujours commencé de vieillir. Des cellules
meurent déjà, sculptant le fœtus. Vieillir a toujours déjà
commencé. Et, d’autre part, vers quelle forme-fin tendrait le
vieillissement (selon ce grand couplage grec, eidos-telos), de
même que guérir tend « entéléchiquement » à la guérison ou
construire à la construction ? Le malentendu grec à cet égard est
d’avoir tenu confondus ce qui est de l’ordre du but et ce qui est de
l’ordre du résultat ; ou plutôt, plus insidieusement, d’avoir couché
la logique de la conséquence sous celle – hypertrophiée – de la
finalité : celle des processus sous le modèle de l’action et de sa
visée. Ou encore d’avoir pensé tout aboutissement comme une
destination. Car vieillir ne « tend » vers rien, faut-il le répéter, mais
on en mesure peu à peu les effets.
Or, parce qu’elle a privilégié la finalité, s’est préoccupée en
priorité du « vers quoi » (eis ti) et de la destination, a porté son
attention sur le terme et non sur la transition, la philosophie
européenne a enjambé la vieillesse. S’en est-elle seulement rendu
compte ? Elle l’a passée sous silence et n’a gardé en vue que la
Fin : la Mort. Heidegger encore – pensée du « vers » et de la
destination, du wozu et du Zukunft : l’homme ne serait-il pas à
définir existentiellement comme « être vers la mort »34 ? Or ce
constat est de conséquence : la philosophie européenne a
développé sans discontinuer une philosophie de la mort – sans
désarmer, il faut le lui reconnaître, et par héroïsme de la pensée –
dressant la mort en événement détonant, rompant tout, jugeant
tout. Tranchant tout ; clamant son heure, voire claironnant comme
ses trompettes… Mais on ne trouve nulle part, en Europe, de
philosophie du vieillir silencieux et de son discret érodage. Hormis,
de-ci de-là, des conseils et consolations appelant par résignation à
la sérénité : De senectute.
Néanmoins ce constant et silencieux passage qui fait le
« vieillir » ne nous en apprendrait-il pas plus sur la vie même, en
définitive, indéniable comme il est, ne laisse-t-il pas plus entrevoir
déjà d’effectif, imperceptible d’ordinaire tant il est global et discret,
que tout ce que nous projetons et construisons bruyamment de la
Fin ? Mais la philosophie européenne n’en a pas moins fait
miroiter la mort à l’horizon comme ce point culminant, fascinant,
apocalyptique, vers quoi tout converge et se dénouera
subitement : où se révèle enfin, déchirant le voile, la Vérité
attendue. Car ce point paroxystique, dans le montage idéologique
de l’Occident, est en même temps, si commodément, l’un et
l’autre : celui où se radicalise et se dramatise – s’absolutise –
l’alternative par excel lence, ontologique, captivant le désir
jusqu’au vertige : to be or not to be (esti e ouk esti, disait déjà
Parménide) ; et où se théâtralisent à la fois le suspens et sa
résolution : entre Perte et Salut, le mystère et l’absurde.
Or si elle avait reporté son attention sur la transition du vieillir,
telle qu’on l’a pourtant partout sous les yeux et qu’elle a toujours
déjà commencé, la philosophie n’aurait eu garde, sans doute, de
faire de la mort ce point de mire où tout se tranche définitivement,
invitant, dans un grand quitte ou double, au pari de la Foi ou bien
au raidissement tragique. Mais elle aurait abordé la mort comme
l’ultime résultat – avatar – du vieillissement si tôt engagé : non pas
donc comme Rupture et saut dans l’Innommable, mais dans sa
dépendance et son prolongement. Sans plus l’interroger par
conséquent du point de vue d’un Sens : la mort ne serait pas plus
absurde qu’elle ne conduirait au mystère. Mais elle est hors-sens.
Non plus énigme mais épilogue. D’ailleurs, quelle remise en
question radicale n’entraînerait pas déjà de ne plus dire ainsi la
« mort » – la Mort détachable, dressée, personnifiée – mais
processuellement le « mourir » (comme on a dit le « vieillir »),
ainsi que le fait nécessairement le chinois ne pouvant pas
distinguer morphologiquement entre le verbe et le substantif ?
Mieux encore : n'appelle-t-il pas couramment, effaçant la rupture,
la mort elle-même une « transformation » (hua) ?
Si la mort était abordée, en effet, comme l’aboutissement,
individuel et momentané, de transformations silencieuses qu’on
voit partout s’opérer, voici que de la vérité se laisserait ainsi
tacitement capter – déjà, discrètement, au fil des jours : à même
cette transition continue, sans « décoller » par conséquent, et
dénouant la question fatidique. Voire, celle-ci ne serait plus à
construire, à distance, provoquant contradictoirement les
hypothèses et alimentant sans fin ces débats : le naturalisme
contre la religion – idéalisme ou matérialisme ? Car suivre ces
transitions au fil de leur développement n’est pas plus du
« naturalisme » qu’autre chose, prenons-y garde, et se tient en
deçà de cette mise en scène spéculative. Mais aussi, avouons-le :
dès lors qu’il n’y a plus énigme, question, construction, finalité,
peut-il encore s’agir de ce que l’on détache et reconnaît comme
« vérité » – c’est-à-dire de ce que consomme la philosophie ?
Témoin Montaigne. Puisqu’on ne peut espérer trouver une
pensée du vieillir qu’en sortant des plis de la philosophie, flânons
dans ses marges. Montaigne décrit la vie à partir de la vieillesse et
comme une transition graduelle : « … mais, conduits par sa main,
d’une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en
degré, elle nous roule dans ce misérable état et nous y
apprivoise ; si que nous ne sentons aucune secousse, quand la
jeunesse meurt en nous35… ». Le passage est même plus rude de
la jeunesse à la vieillesse, nous dit Montaigne, que de la vieillesse
à la mort : il est plus « lourd » « d’un être doux et fleurissant à un
être pénible et douloureux » que « du mal être au non être ». Ou
encore (force du gérondif) : « Pendant la vie, vous êtes
mourant… » – Témoin également la pensée chinoise : la vie me
« harasse », dit le Zhuangzi, la vieillesse me « détend » et la mort
me « repose »36. La vieillesse en reçoit sa place légitime comme
transition – amortissement – entre les deux. En revanche, dès lors
qu’on s’arrête à l’idée de la mort, poursuit le taoïste, qu’on en fait
la Rupture et le grand déballement pathétique, celle-ci nous fixe
en retour et ne nous lâche plus ; dès lors qu’on la laisse se
focaliser en question, celle-ci devient abyssale. N’en « discutons »
plus : elle se résorbe alors dans la processivité des choses et se
comprend en silence. Comme elle-même est silencieuse. Non qu’il
y ait là quoi que ce soit d’ineffable ou d’abscons, mais c’est que la
parole, en s’interposant, en « causant » – qu’on l’entende de l’une
ou l’autre façon, transitive comme intransitive – fait écran à cette
immanence.

Il y aurait donc tant à apprendre de ce passage du


vieillissement, puisqu’il est seul indubitable, qu’il opère en deçà
même de ce qui « est » mon identité et qu’il la fait chavirer. Car si
l’on n’est pas attentif à soulever peu à peu le voile de dessus
l’horizon de la vie, à mesure qu’elle avance (ce qu’on appelle
communément l’expérience), il arrivera que ce voile doive soudain
se déchirer brutalement, un jour, d’un coup, in fine, et l’on
retombera dans les dramatisations apocalyptiques. Il suffira alors
d’une occasion extérieure, de quelque rencontre, d’une
photographie retrouvée, pour rendre enfin saillant ce travail du
silence. Mais alors, d’inaperçu, celui-ci devient aveuglant. À la
transformation silencieuse s’oppose ce « soudain » terrassant.
Échappant aux outils de la philosophie, et déjà chez Platon
(l’exaiphnes), voici qui fait l’objet d’un récit, et la littérature le met
en scène, tirant parti de ce pathétique. Telle est donc la scène de
conclusion par excellence – en est-il même d’autre possible ? –,
celle du Temps retrouvé.
La nouvelle est ce qui le met économiquement en évidence
(dans Maupassant, ces nouvelles au titre qui ne trompe
pas : « Adieu » ou « Fini »). La jeune femme dont on s’était ému,
sur la plage d’Étretat, en voyant ce corps si svelte entrer dans
l’eau, frais comme l’onde, voici qu’elle s’assied aujourd’hui en face
de nous dans le train, massive, avec sa « face de pleine lune »,
escortée de sa progéniture et tout enrubannée, – on lève à peine
un regard. Comment l’aurais-je reconnue ? Or, devant cette
décomposition de l’autre, nous revient soudain, par ricochet,
abrupt, le vieillissement de « soi ». Comme dans la glace, si l’on
ne s’y était pas regardé tous les jours, ou bien sur la photographie
d’il y a vingt ans. « Jamais je ne reçus un pareil coup. […] Je
sentais seulement qu’un voile s’était déchiré devant mes yeux. »
En effet, poursuit Maupassant, comme « on se regarde chaque
jour dans son miroir, on ne voit pas le travail de l’âge s’accomplir,
car il est lent, régulier, et il modifie le visage si doucement que les
transitions sont insensibles37 ».
Plus généralement, le roman, à l’époque moderne, comme
genre propre et, reconnaissons-le, foncièrement nouveau, est ce
qui trouve sa fonction et sa légitimité dans le récit des
transformations silencieuses. C’est bien là, je crois, son objet
véritable. Notamment de ces grandes transformations historiques,
amples et si ramifiées, mettant en jeu tant de vecteurs et facteurs
du social et qu’aucune date ni aucun épisode ne contient. Dans Le
Rouge et le Noir, l’ascension du Valenod et le déclin corrélatif de
M. de Rênal sont beaucoup plus qu’une toile de fond, mais bien la
transformation souterraine sur laquelle le destin du héros est
indexé. Ou de même Mme Verdurin devenant princesse de
Guermantes. Tous les romans de Tolstoï sont de grandes
machines à transformations silencieuses que le romancier suit à
leur rythme, par séquences parallèles, en passant d’un
personnage à l’autre et le reprenant plus loin. Guerre et Paix :
comment d’action brillante, allégrement menée, la guerre s’étire,
se disperse et s’use au fil des jours pour devenir un champ de
transformations concourantes, puis enfin bascule. Car,
contrairement à ce que prétend la stratégie telle qu’on l’apprend
dans Clausewitz, les « temps morts » à la guerre, sans actions,
où tout semble inerte, où rien « ne se passe » (la « drôle de
guerre »), sont ceux où se trament, de façon décisive mais qui
n’apparaîtra que plus tard, ces grands renversements de potentiel.
En regard de quoi les batailles où les sujets se distinguent et
croient écrire l’histoire ne semblent plus que des épiphénomènes
ou ne pèsent qu’à titre de conséquence.
Transformation silencieuse des relations humaines : Anna
Karénine, à la démarche si décidée et même au geste mutin, mais
dont le regard paraît porter tout un « monde inconnu », aurait-elle
pu seulement imaginer qu’elle romprait un jour son ménage et
deviendrait paria de sa société, tant on l’y croyait à l’aise, elle
aussi d’ailleurs, et abandonnerait jusqu’à son enfant ? Elle y est
pourtant conduite insensiblement, par paliers et sécession
croissante, que marque attentivement Tolstoï. Mais peut-on dire à
nouveau ici où s’en trouve le point de départ ou quand, en elle,
cette dissidence a commencé ? Même les réflexions que se font à
eux-mêmes les sujets, au fil de cette évolution, ne sont au mieux
que des indices ponctuant un tel renversement engagé beaucoup
plus tôt, et même on ne sait pas « quand », et qui si longtemps
leur échappe. Cri à soi-même, ébauche d’aveu certes, mais qu’on
n’entend pas encore : « Bon Dieu, pourquoi ses oreilles sont-elles
devenues si longues38 ? » se demande Anna, signe avant-coureur
mais non éclos de la séparation engagée, en retrouvant son mari
sur le quai, au sortir du train.

VI. Figures du renversement


La transition est imperceptible, mais elle conduit sous nos yeux
au complet renversement : de la victoire à la défaite ; ou de
l’amour à la haine, ou bien à l’indifférence, qui en est tout autant
l’opposé. Or avançons d’un pas. Si la transformation s’oppose
paradigmatiquement à l’action, la transformation que je dis
silencieuse prolonge cet écart et le creuse : son cheminement
discret mais opiniâtre ne suffirait-il pas à défier tous les coups de
tonnerre, si sonores, des Révolutions ? Celles-ci sont bruyantes,
en effet, déchirantes, détonantes, elles font le plus ostensiblement
coupure et condensent l’action en une crispation frénétique, ou
qu’on dira héroïque. En tout cas, elles la radicalisent et la portent
à sa plus haute intensité ; c’est elles qu’on retient, par conséquent,
qu’on grave sur la pierre ou le bronze et qui font date. Celle-là, en
revanche, infléchit de proche en proche – sans crier gare, sans
s’annoncer – au point de tout faire basculer dans son opposé sans
même qu’on l’ait remarqué.
Or comparons-les, l’une et l’autre, du point de vue de leurs
résultats, autrement dit de leur effectivité ou de ce que l’allemand
appelle Wirklichkeit. Parce qu’elle force à l’extrême la situation,
veut rompre bruyamment avec l’ordre établi, la Révolution en tant
qu’action, et même action portée à sa limite, suscite
nécessairement contre elle une ré-action. Elle se bat, ou plutôt se
débat, dans un champ de forces déclarées et devenant rivales.
Par là, elle donne forme et force à son adversaire ; et même
brimées, jugulées, écrasées, ces forces refoulées n’en continuent
pas moins de travailler dans l’ombre avant de nouveau affleurer.
Toute révolution est suivie de restaurations qui mettent plus ou
moins de temps à venir ; mais qui se refusent ensuite à mourir tant
que la révolution n’a pas trouvé enfin un point de tolérabilité, dans
son contexte historique, qui l’y rende intégrable. La transformation
silencieuse, en revanche, ne force pas, ne contrecarre rien, ne se
bat pas ; mais elle fait son chemin, dira-t-on, infiltre, s’étend, se
ramifie, se globalise – fait « tache d’huile ». Elle s’intègre en
désintégrant ; se laisse assimiler en même temps qu’elle défait à
mesure cela même qui l’assimile. C’est aussi pourquoi elle est
silencieuse : parce qu’elle ne suscite pas contre elle de résistance,
qu’elle ne fait pas crier, ne suscite aucun rejet, on ne l’entend pas
progresser.
Si donc, pour s’en tenir à cette vieille image, la « trame » de
l’Histoire est tissée des deux, ces révolutions qu’on voit saillir,
elles qu’on retient et dont on parle, ne sont qu’un brochage de fils
plus luisants, apparents, en relief, sur fond de l’autre. Car
replaçons côte à côte ces deux modes d’effectivation pour les
tester dans leur usage. D’un côté, on voit que la Révolution
française a entraîné, sur près d’un siècle, des restaurations et des
révolutions en chaîne, avant que ne se stabilise très
progressivement, et cette fois sans grande action mémorable, car
naissant de façon non tranchée - non déclarée, et plutôt par
extinction et défaut des autres possibles, le régime parlementaire,
correspondant à l’équilibre social et devenant ainsi tolérable, et
même désormais le seul viable, de la IIIe République. De l’autre et
par contraste avec ces coups d’éclat, soubresauts et contrecoups
politiques, on constate que les transformations, non seulement
économiques et sociales, mais aussi de croyance, d’obédience,
de « tendances », de modes de vie, se propagent sans alerter.
Elles s’imposent sans coup férir. Elles prédisposent, orientent,
imprègnent, se laissent absorber. Anonymes et sans visage – on
ne peut pas les cibler, encore moins y riposter. Elles infléchissent
sans mot dire la situation, et ce jusqu’à son basculement, sans
qu’on ait prise sur elles par conséquent, et même sans qu’on les
voie, en dépit de leur évidence, et qu’on songe à leur résister.
Ce sont ces transformations silencieuses plus que la force des
Masses insurgées, ultime figure utopique de l’Agent, qui
renversent et renverseront tous les Anciens Régimes par érosion
progressive de tout ce qui les soutient ; en rapport à quoi actions
et révolutions sont moins des catalyseurs peut-être que
simplement des marqueurs. On ne saurait pour autant s’en tenir
là, et le silence de l’Histoire tient également à son régime
d’absorption par renouvellement qui fait, si j’ose dire, son
« métabolisme » – à défaut de son Progrès. Car ce qui maintient
ces transformations non saillantes et silencieuses, et par suite ce
qui rend l’Histoire à leur niveau si lisse et si continue, est qu’elles
se trouvent livrées elles-mêmes à la transformation, en même
temps qu’elles s’imposent : elles s’engloutissent à mesure qu’elles
se propagent ou se noient dans leur propre succès. Les
renversements qu’elles opèrent accouchent eux-mêmes, en cours
de route, d’autres renversements qui les intègrent en retour,
jusqu’à les assimiler. En même temps donc qu’il n’est de
renversement effectif qu’imperceptiblement préparé,
silencieusement opéré, celui-ci se voit déjà engagé, à peine en
train d’aboutir, dans une nouvelle configuration ; résorbé par une
nouvelle gestation.
Essor et déclin de la bourgeoisie : celle-ci s’est ainsi imposée
inexorablement à l’issue de plusieurs siècles de transformation
silencieuse que la Révolution couronne, mais, en se déployant, les
conditions par lesquelles cette transformation triomphe portent en
elles-mêmes son propre enfouissement en même temps que son
étalement. Car n’est-ce pas cette même bourgeoisie que l’on voit
à son tour, de nos jours, de toutes parts se défaire en se
désagrégeant sous la démocratisation ambiante qu’elle a engagée
et qui s’est depuis si bien répandue (celle non seulement des
modes de travail et des revenus, mais aussi de l’accès aux
études, des styles de vie, des goûts, des loisirs,…) ? On voulait à
grands cris sa « mort » (naguère encore : « Mai 68 »), et voici
qu’elle s’étiole d’elle-même, sans qu’on ait à le remarquer : après
celle du Prince ou du Héros, la statue du Bourgeois, elle qui n’a
pas été renversée par le Grand Soir attendu, s’effrite et se délite
sous nos yeux, ou plutôt elle fond comme neige au soleil, de jour
en jour, et cette fois sans chute annoncée.

Mais sur quoi dès lors se guider pour apprendre à suivre ces
transformations silencieuses conduisant au renversement,
puisqu’elles ne se laissent pas réduire en formules ou modèles
arrêtables, qu’on puisse fixer et pérenniser, et qu’à travers chaque
transformation engagée se reconfigure le jeu des facteurs de
façon telle qu’il ouvre la transformation en cours sur de nouveaux
infléchissements ? Aucun énoncé ne peut saisir, et définir, ce jeu
constamment renouvelé des mutations. Car que nous a
effectivement décrit Aristote comme d’emblée impossible ?
Précisément : qu’il y ait « changement de changement »
(metabolé metabolès 39). Puisque, savons-nous, selon la logique
grecque qu’il explicite, tout mouvement, quel qu’il soit, va d’une
forme à une autre, de quelque chose vers quelque chose, sup-
posant par là même un su-jet. Car s’il y avait à l’inverse génération
de génération, ou devenir de devenir, nous dit-il, c’est-à-dire si une
génération était elle-même engendrée, sa génération devrait
également l’avoir été, et ainsi de suite à l’infini : un tel devenir,
faudrait-il en conclure, est proprement impensable.
Or c’est précisément là, je crois, à ce point d’achoppement du
logos, que la culture chinoise ouvre un écart de plus avec la
pensée européenne, après celui de l’Être et de la prédication, et
nous offre à nouveau ses ressources. Cherchons-nous un modèle
non modélisé du devenir, une matrice qui intègre au sein même de
la transformation son renouvellement et serve à saisir ce
« changement de changement » qu’Aristote, se refusant à penser
l’entre-formes, nous déclare impossible ? Retirons donc des mains
des gourous ce livre de fond de la civilisation chinoise qu’est le
fameux Classique du changement, ou Yi-jing, et exploitons ses
cohérences. Issu des antiques pratiques divinatoires, il n’a d’autre
objet en effet que de nous former à cette vigilance et d’éduquer
notre attention : de nous apprendre à lire ces infléchissements
graduels, continuels, au sein de la moindre situation, en suivant
comment celle-ci se clive au fur et à mesure de son déroulement –
à l’instar de ces clivages et fissurations détectés sur les os ou les
carapaces soumis au feu, aux premiers temps de la mantique ; et
aussi à observer les reconfigurations qui chaque fois en résultent,
en les absorbant, et confèrent si discrètement au cours des
choses son orientation nouvelle et qui va s’étalant.
Si donc « écart » il y a, entre la Chine et notre monde ancien, on
le voit d’abord à ce livre : « Classique » (jing), mais du
« changement » (yi). S’agit-il même d’un « livre », à proprement
parler ? Si livre il y a, du texte s’y rajoutant par couches
successives, il se fonde, non sur une Parole mais sur un tracé : un
trait plein ou brisé (— / - -) symbolisant l’un et l’autre facteur, yin et
yang, opposés et complémentaires et formant polarité. Il ne
propose pas de Récit, ni non plus de discours ou de
raisonnement, mais un dispositif, à la fois aléatoire-opératoire et,
comme tel, à manipuler : ces traits horizontaux se superposant se
combinent en figures, de trois ou six traits, telles qu’elles dérivent
les unes des autres en même temps qu’elles s’inversent dans leur
opposé ; celles-ci serviront à diagnostiquer, à travers leurs
diagrammes, les lignes de force à l’œuvre dans chaque situation
rencontrée. Ce « Livre » n’enseigne par conséquent pas un
Message ni ne prétend délivrer un Sens (sur l’énigme du monde
ou le mystère de la vie, que sais-je ?), mais porte à scruter, en
montant du bas en haut de la figure et ligne après ligne, comment
se déploie et s’infléchit la situation de façon positive ou négative,
« faste » ou « néfaste », en fonction des tensions et corrélations
observées et qui demeurent en devenir40.
Comment s’étonner dès lors que les Chinois ne se soient pas
préoccupés du Début et de la Fin des choses ? Ni du début
premier ni de la fin dernière ? Ni ils ne se sont passionnés pour
l’énigme de la Création ni ils n’ont dramatisé d’Apocalypse : le
monde meurt tous les jours, le monde naît tous les jours… Il ne
donne pas à songer à l’Éternel, mais plutôt à l’inépuisable de ses
ressources : tel est le « Ciel » qui, parce qu’il ne dévie pas de son
cours, ne discontinue pas d’engendrer. Ou comment s’étonner
que, si les deux premières figures du livre, diamétralement
opposées, composées exclusivement la première de traits yang, la
seconde de traits yin, mettent en place la polarité à l’œuvre dans
toute situation, les deux dernières figures présentées dans le livre
(63 et 64) soient successivement « Après » puis « Avant » la
« traversée » ? Au stade avant-dernier d’« après la traversée »
(jiji), tous les traits sont à leur place, mais cet ordre parfaitement
adapté, et donc déjà sclérosé, est de ce fait appelé à se défaire ; à
celui, dernier, d’« avant la traversée » (wei ji), plus aucun trait n’est
à sa place et s’ouvre un nouvel essor que les règles précédentes
ne permettaient pas de lire et qui est encore inédit : il n’y a donc
jamais de traversée définitivement achevée, mais toujours du
devenir de devenir, et donc du nouveau devant soi à découvrir41.
Ou comment s’étonner qu’on dise communément, en ce contexte,
non pas « début et fin », mais « fin-début » (zhong-shi) ? Toute fin
est déjà un début, la transition est continue. C’est celle-ci que
figurent par l’alternance renouvelée de leurs motifs les peintures
chinoises de paysage où chaque élément tracé à la fois « ferme »
et « ouvre », est-il dit, et qui sont montées en rouleau, et non point
composées par structuration d’ensemble ainsi qu’encadrées en
tableau. Ou c’est elle que célèbre le bestiaire emblématique de la
Chine en montrant comment chaque temps prépare son opposé :
la chenille « se contracte en vue de se déployer » ; et de même
« dragons et serpents hibernent » « pour se conserver en vie »42.
Ou comment s’étonner encore que ce Classique du
changement ait conçu, non pas de figure de la Révolution, forçant
dangereusement la situation, mais celles de l’Essor et du Déclin,
tels qu’ils s’inversent l’un dans l’autre et que l’un déjà met sur la
voie de l’autre (figures 11 et 12, Tai et Pi) ? La figure de l’Essor est
composée dans sa partie inférieure de trois traits yang, renvoyant
au Ciel ; et, dans sa partie supérieure, de trois traits yin, renvoyant
à la Terre (
) : non que le Ciel soit en bas et la Terre en haut et que le monde
soit sens dessus dessous, mais parce que la propension du Ciel
est de monter, celle de la Terre de descendre, et que, ainsi
disposés, leurs facteurs se rencontrent d’un élan convergent et
communiquent – la polarité joue à plein. Essor du printemps,
quand les effluves se mêlent de tous bords et que germe la
nature ; du royaume, quand le prince et le peuple sont tournés l’un
vers l’autre et restent en relation, de respect ou de bienveillance.
La figure du Déclin donne à considérer l’inverse (

) : le Ciel, yang, retranché dans sa position supérieure, s’isole


dans sa hauteur ; la Terre, yin, repliée dans sa position inférieure,
s’enfonce dans sa bassesse. À l’automne, les forces de la nature
se rétractent et se dissocient ; au déclin, le prince vit retiré dans
son palais et le peuple se voit délaissé, abandonné à ses travaux
comme à ses peines43.
Mais le plus important sera de suivre de ligne en ligne comment
ces deux figures, en même temps qu’elles s’opposent, font passer
sans rupture de l’une à l’autre ; et même comment l’une déjà, en
se dépliant, passe dans son autre. À leur stade initial d’ailleurs, à
la ligne de base des deux figures, l’avertissement donné est le
même : il convient d’arracher les « roseaux à racine
enchevêtrée », « chacune selon son espèce », c’est-à-dire de
démêler la confusion de la situation à laquelle, au début de l’essor
comme du déclin, on est d’abord confronté. De plus, dès avant la
mi-temps de l’Essor, il est prévenu qu’« il n’est pas de terrain plat
qui ne soit suivi d’une pente » à grimper : il faut déjà, à ce stade
où ne s’est pas encore imposé l’essor, savoir repérer les difficultés
à venir et veiller à s’en prémunir ; et, à la dernière ligne, une fois
passé l’apogée de l’essor (à la 5e symbolisant par le mariage de la
fille du Roi cette communauté réussie), ce sommet de l’essor de
lui-même se renverse, « le rempart fait retour au fossé » : fini le
temps des entreprises, c’est seulement en se repliant sur ses
bases qu’on pourra préserver sa position. Au stade du Déclin, en
revanche, seule la 3e ligne, juste avant qu’on atteigne le milieu de
la figure, est ouvertement négative. Car, dès la 4e, on peut
recommencer à mettre de l’ordre dans la situation et retrouver un
destin ; dès la 5e, ce déclin fait une « pause » et l’on peut à
nouveau s’attacher à ce qui tient bon par ses racines et retrouver
prise. Enfin, la ligne supérieure du Déclin est « renversement » du
déclin et retour à la « joie ». Il n’est donc jamais de mauvais
moment qui soit durable si l’on sait, par intelligence de ces
transformations de transformations, garder confiance : puisque
tout est en transition, que le déclin lui-même décline, que dans
l’ombre du négatif percent de nouvelles initiatives et se
recomposent d’autres forces.

Il y a là plus décisif encore. Car remarquons que, sur ces


figures, ce n’est pas un sujet quelconque, prince ou royaume, qui
de l’essor passe au déclin et réciproquement. Pour autant,
détaché de la perspective du sujet, un tel renversement serait-il à
qualifier de « structurel » (selon ce rouage familier :
sujet/structure) ? Je le qualifierai plutôt de propensionnel, en
considérant que c’est la situation qui, de par sa propre disposition,
est portée à ; et que tout le dispositif diagrammatique du
Classique du changement sert lui-même à faire apparaître les
propensions à l’œuvre dans les diverses situations rencontrées.
Or quel déplacement majeur en découle dans la façon de rendre
compte de ce qui nous arrive – puisque tel est l’objet de ce Livre –
et pour nous fait destin ? Il ne manquera pas de se manifester
jusqu’au cœur du Sujet et du psychologique. Ainsi, ce n’est pas
« Moi » qui de l’amour passe à la haine ou à l’indifférence, mais tel
ou tel trait, d’abord discret et comme enfoui dans la relation
amoureuse, qui, faisant son chemin, la porte peu à peu à dévier –
l’effrite, la sape et l’infléchit jusqu’à l’inverser. Tel premier écart
passager au sein de leur connivence commence à se creuser,
entre amants, ou ne serait-ce d’abord que ce premier silence ;
celui-ci en rencontre d’autres, s’épaissit, devient de plus en plus
opaque, massif, et même est désormais imbougeable, on n’a plus
prise sur lui : ils ne s’en sont pas encore rendu compte, mais un
gouffre s’est ouvert entre eux.
Or un tel déplacement oblige à reconfigurer corrélativement tout
notre champ notionnel. De ce qui se comprend, non plus comme
le devenir d’un sujet, mais comme le développement interne à la
situation, en fonction de la propension qui s’y trouve engagée, je
pourrai rendre compte désormais, non plus en termes de
causalité, selon le grand schéma grec, explicatif, celui de l’aitia ;
mais bien de polarité, comme sur ces figures composées de traits
yin ou yang, opposés et complémentaires, et dont le rapport entre
eux suffit à décider, ligne après ligne, de l’évolution à venir. Ce
déplacement ne se vérifie-t-il pas d’ailleurs chez Freud quand il
rend compte, à partir de son champ d’analyse, du « destin des
pulsions », Triebschicksal, précisément en termes de polarité ? Tel
est bien, à titre de transformation d’une pulsion en son contraire,
le cas exemplaire, et même unique, nous dit-il, de la
« transposition de l’amour en haine ». Mais pourquoi Freud est-il
resté néanmoins plus attentif, en ce cas-ci, au phénomène de
l’ambivalence, pure concomitance, et ne s’est-il guère attaché –
est-ce par défaut d’outil ? – à rendre compte du basculement de
l’un dans l’autre44 ?
Ou encore, on passera d’une appréciation personnelle
(concernant tel ou tel, qu’on croit pouvoir juger selon ses qualités
ou ses défauts) à celle, configurationnelle, de la situation
rencontrée : ainsi, quels traits, même à peine esquissés,
disposent-ils la relation amoureuse à franchir telle ou telle étape, à
s’incliner dans tel ou tel sens ? Ou encore on passera du point de
vue de l’intentionnel, si cher à la psychologie européenne, à celui
du fonctionnel (yong, en chinois, faisant couple avec ti, nommant
le « constitutif ») : tels ou tels facteurs sont à l’œuvre dans la
situation qui ne peuvent que faire leur chemin et généreront
immanquablement leurs effets. Ou enfin, d’un point de vue
éthique, on passera d’une responsabilité tournée vers la
culpabilité (ce serait « moi » la cause incriminable de ce
désamour…) à celle qui se prévaudra de vigilance et
d’adaptabilité : en repérant à temps tel ou tel trait négatif qui
commence à s’amorcer, je peux encore le redresser en le tirant au
clair, comme il est dit au départ de l’une et l’autre de ces figures ;
ou bien, comprenant combien il est déjà ancré et devenu
imbougeable, j’en déduis logiquement l’évolution à venir et me
tourne sans repentir vers une autre configuration. J’ai déjà dit à ce
sujet ce que chacun sait : que les amants qui s’accusent l’un
l’autre, ou bien se déclarent passifs et s’en prennent au destin, ont
également tort, et que tous leurs efforts alors sont vains. Ils ne
voient pas que le configurationnel qu’ils forment entre eux opère à
travers chacun d’eux, à chaque instant, et s’entend dans leur
moindre parole comme aussi à tous leurs silences.

Ou comment s’étonner encore que ce que j’ai traduit du chinois


jusqu’ici par « transformer » (ou « transformation » : hua) signifie
étymologiquement « renverser » ? Selon sa graphie primitive, ce
pictogramme est celui de l’homme redoublé, d’un côté dans le bon
sens et de l’autre dans le sens inverse

. Comme telle, sa notion fait couple avec celle de « modification »


(bian) qui est d’abord la modification d’un demi-ton en musique et
se manifeste pratiquement, dans le maniement du Classique du
changement, comme la substitution d’un trait yin en yang, et
inversement, faisant passer d’un diagramme à l’autre. Pris
ensemble, les deux termes signifient le grand procès de
« modification-transformation » des choses tel qu’il émane, à plus
large échelle, de la polarité du Ciel et de la Terre et « encadre »
toute réalité ; et tel qu’on le suit également, à l’échelle individuelle,
ligne après ligne, sur chacun de ces diagrammes comme dans
chaque situation rencontrée. Or « connaître la voie de la
modification-transformation, est-il commenté, c’est connaître ce
que font les esprits45 » (ou, sur un mode plus abstrait : « ce
qu’opère la dimension d’esprit »). Il n’est donc pas d’« au-delà »
de ce Procès de modification-transformation, nous dit la pensée
chinoise, coupant court à la méta-physique, ni non plus de plan ou
de dimension du religieux qui échappe à son emprise. Car une
telle cohérence traverse également le champ du visible et de
l’invisible ; et si la « transformation » est dite ainsi silencieuse,
c’est que la moindre « modification » qui survient prend fond dans
cet Invisible46.
Mais comment penser le rapport du visible et de l’invisible dans
cette opérativité de la transformation telle qu’on la considère à
l’œuvre à chaque figure de ce livre, mais qu’elle fait aussi le Fonds
de tout réel aux yeux des Chinois (et fait de ce livre le livre de
base de leur croyance et de leur culture) ? Employés non plus en
binôme mais en parallèle, « modification » et « transformation »
disent la répartition des deux. La « modification » (bian) désignera
l’affleurement visible du changement, quand un trait se substitue à
l’autre sur la figure ou qu’un stade de l’évolution, parvenu à son
extrême, s’inverse dans son opposé. En rapport à quoi, la
« transformation » (hua) dira aussi bien, en amont, la maturation
encore invisible de la mutation que, en aval, le fait que cette
mutation s’est si bien répandue qu’on ne la voit plus. Aussi, tandis
que la modification est la part émergeante de la mutation, la limite
étant alors franchie qui laisse apparaître un tournant ou une
inflexion du processus, la transformation en est la part
continûment invisible, aussi bien dans sa dimension antérieure de
gestation que dans celle, postérieure, de propagation, cette phase
de propagation étant aussi, je l’ai dit, celle d’une nouvelle
gestation. Cette transformation est par conséquent à la fois trop
discrète, dans son jeu d’influences internes, pour apparaître à
l’observateur au-dehors, puis trop étale, dans son résultat, pour
qu’il puisse en percevoir encore la différence. Au premier stade,
comme elle ne fait que s’amorcer, la mutation ne se remarque
pas ; au suivant, comme elle a fini par se laisser absorber, elle ne
se remarque plus. Entre le moment où elle n’a pas encore accédé
au visible et celui où elle s’est désormais trop étalée et confondue
au sein du visible pour qu’on l’y discerne encore, la transformation
n’offre qu’un étroit interstice de perceptibilité ; c’est pourquoi c’est
avec tant de vigilance qu’il faut la « scruter ».
VII. Fluidité de la vie (ou comment l’un est déjà
l’autre)
Commençons de récapituler : en quoi, suivant cette logique de
la transformation continue, parce que par renversement
progressif, nous sommes-nous éloignés, chemin faisant, de la
pensée grecque ? Car Platon lui aussi pense à partir des
contraires, mais en tant que c’est une « chose » qui passe d’un
contraire en son contraire, ou d’une détermination à son opposée.
Il en fait même un principe qu’il veut absolument général : « de
choses contraires naissent celles qui leur sont contraires47 ». Car
c’est nécessairement de plus petit que je deviens plus grand, ou
d’endormi que je deviens éveillé, ou de vivant que je meurs (et
même que, de mort, je dois redevenir vivant : tirons en argument,
enjoint un moment Socrate, pour croire en l’immortalité de l’âme).
Mais cette thèse en appelle une autre qui la complète (après
qu’est établie la théorie des Formes, essences et causes
séparées de l’empirique, au tournant du Phédon, 102-103) : si
toute chose passe d’un contraire en son contraire, jamais ce
contraire lui-même ne passe dans son opposé. De froid je deviens
chaud, mais jamais le Froid lui-même, auquel je « participe »
quand j’ai froid, ne devient chaleur ; et même jamais ce qui
possède le froid à titre de caractère essentiel – telle la neige –
n’accueille cet autre en lui. Mais il cède d’emblée la place à son
approche, avons-nous vu, puisque ces contraires s’excluent. De
là, une rupture inévitable dans la continuité du changement :
participant à l’un puis à l’autre, puisqu’ils ne se touchent pas, je
passe « soudain » d’une détermination à son opposée, comme si
je les échangeais.
Or en quoi cette conception se sépare-t-elle de celle que je
viens de commencer d’évoquer à partir du Classique du
changement ? Sur les figures de ce livre, ce n’est pas moi, prince
ou peuple, qui de l’essor passe ensuite au déclin, mais l’Essor qui,
de lui-même, dans sa propre détermination, passe dans son
contraire et s’inverse en déclin – de là s’explique la continuité par
transition du processus. L’Essor, autrement dit, ne cède pas la
place à l’approche du Déclin, mais lui-même, en se développant
en tant qu’essor, incline déjà au déclin ; c’est pourquoi, au terme
de l’Essor (à la 6e ligne), se reconnaît un déclin manifeste.
Dépensant en effet mes forces avec succès, au temps de l’Essor,
je commence déjà à les épuiser ; car plus je les étale, plus je les
fragilise ; plus j’occupe de terrain, plus je peine nécessairement à
le conserver : l’Empire romain avait poussé trop loin son limes
pour ne pas sombrer.
Ne pourrait-on pas, d’une certaine façon, le dire également de
l’amour ? Plus il se déploie, plus il touche à sa limite. Plus il
culmine, s’absolutise, jusqu’à tout absorber, plus il se met en
danger : des après-midi fébriles en tête à tête s’infléchissent en
désespoir jusqu’à la suffocation. Car, si ce n’est pas « moi » qui de
l’amour passe « ensuite » à la détestation ou à l’indifférence,
n’est-ce pas plutôt que, plus il concentre d’intensité, voire plus il
fait l’épreuve de l’impossible, plus l’amour lui-même est près de se
renverser ? Plus il est près de devenir, au sens propre,
« catastrophique ». Il ne s’agit d’ailleurs pas alors de « haine »,
comme sentiment contraire, au sens affectif et psychologique,
mais du même amour basculant dans son négatif. On sait qu’un
amant peut tuer l’autre, et ce non pas sur un coup de colère, ou
par délire, comme on le prétend trop anecdotiquement, mais de
façon logique – ou la colère amoureuse qui a jailli un jour n’est-elle
pas déjà une première esquisse de ce renversement qui
menace ?
Car cela vaut dès lors condition : pour qu’un contraire puisse
s’inverser en son contraire, il faut qu’il le contienne déjà d’une
certaine façon et l’implique en lui. De la faiblesse est déjà dans la
force et la mine : c’est pourquoi toute force, plus elle s’impose, se
fragilise ; ou de la mort est toujours déjà dans la vie et chemine en
elle : c’est pourquoi l’on peut mourir un jour de « mort naturelle ».
Ou encore la pulsion de mort n’est pas seulement l’autre d’erôs,
va aussi jusqu’à penser Freud, mais la négativité s’exerce au sein
même de la pulsion sexuelle, positive s’il en est, et la travaille de
l’intérieur, interdisant sa pleine satisfaction48. C’est ce qu’on sait
d’ailleurs si généralement de la pensée chinoise et qui s’est
vulgarisé à partir du Classique du changement : il y a déjà du yin
dans le yang et du yang dans le yin (chacun des deux poissons
représentés a l’œil de la couleur de l’autre, etc.). Or c’est bien là,
précisément, ce que refuse ostensiblement Platon. Aussi pense-t-
il le devenir (la genesis), non le renversement. Aussi pense-t-il à
partir de la contrariété, mais exclut toute logique de la
contradiction. Il la frôle certes un instant à propos de l’être du non-
être et quand il tente de se saisir de l’insaisissable Sophiste, mais
il a tôt fait de refermer cette voie à peine entrevue. Pourquoi ?
C’est que Platon ne prend pas seulement en considération ces
paires de contraires, du type « mouvement-repos », qu’on voit
partout invoquées au départ des grandes explications du monde,
dans la Grèce comme dans la Chine ancienne ; mais il introduit
l’« Être » en tiers vis-à-vis d’elles, ces contraires n’« étant » eux-
mêmes qu’autant qu’ils participent à lui49. De là s’impose cet
« être » individuel qui sert de support séparé à la fonction d’un
sujet tel que c’est lui seul désormais qui peut participer à l’un puis
à l’autre, passant d’un contraire dans son contraire, tenus à
distance de lui à titre de prédicats et laissant indemne son identité.
De sorte que Platon peut désormais, sur cette base, déplier la
formule (« tout contraire naît de son contraire ») selon deux sens
distincts et faire le tri entre eux : (1) un certain « être » passe d’un
contraire dans son contraire (ce qu’il accepte comme règle
générale) ; et (2) le contraire passe lui-même dans son contraire –
ce qu’il refuse absolument50, cette exclusion, sur laquelle se fonde
le principe de non-contradiction, devenant la règle même de la
Raison.
Il est temps de remarquer comment ces choix grecs, qu’on
croirait pures questions d’école, ont marqué l’intelligence
européenne. Car ils ne vont pas de soi ; partant, ils ont une
incidence, en sous-main certes, mais décisive, sur la façon dont
nous concevons la vie. Il est vrai, si l’on y regarde de plus près,
que Platon ne parle pas encore nommément de « sujet », mais dit,
pour le distinguer des contraires eux-mêmes, la « chose
contraire » (to enantion pragma) ou « ceux qui possèdent les
contraires » (ta echonta ta enantia – eux à qui se voient attribués
les mêmes noms que les contraires eux-mêmes). Ou simplement
Socrate se nomme : moi, Socrate, de froid je deviens chaud, de
jeune je deviens vieux. Mais Aristote franchit ce pas à sa suite, au
début de sa Physique, avons-nous vu, quand il place précisément
« sous » le changement, comme troisième terme « se trouvant
sous lui » (hupokeimenon), cet « être » que Platon a introduit en
tiers de tous les couples d’opposés : comme su-jet, substrat,
support, à qui il arrive ainsi successivement d’être tel ou tel, froid
puis chaud, jeune puis vieux. Leur souci d’ailleurs à tous deux est
le même : d’assurer non seulement un sujet ontologique, porteur
de l’identité, puisque demeurant le même « sous » le changement
– à la fois ipse et idem – et par suite garant de la stabilité de la
connaissance ; mais également un sujet de la prédication, sujet
« logique », i.e. du logos, comme support de ces prédicats et tel
qu’il rend légitime le déploiement du discours. Ce dont Platon a
trouvé l’issue à partir de la « communauté » des genres entre eux
(entre l’Être et tous les couples de contraires, dont il faut régler
dialectiquement les rapports de participation) ; et Aristote en
développant à partir de là ces formes de la prédication que sont
les « catégories » (en plus de l’« essence », ousia, catégorie de
base, ces autres catégories qui font la ronde autour d’elle et la
déterminent : qualité, quantité, relation, etc.).

Or, une fois de plus, on pourra faire jouer à la Chine le rôle de


vérification a contrario de ces choix grecs – ou organon européen
– que nous avons tellement assimilés que nous ne les dis cernons
plus, même quand nous nous battons contre eux. Car on sait que
la modernité européenne est précisément née de la volonté de
mettre en pièces cette logique ontologico-prédicative, fondatrice
d’identité, pour redonner sa chance à la contradiction – cela se
voit assez depuis plus d’un siècle à sa peinture. Or, parce qu’elle
ne s’est pas laissé enclore dans cette logique de l’identité, dont on
voit à la fois l’effet de forçage et la commodité qu’elle offre à la
science, du moins à la science classique, celle de la causalité, la
pensée chinoise n’a pas eu à produire – ou n’a pas pu produire –
de rupture de la « modernité », comme Révolte, héroïque elle
aussi et contre-forçage, comparable à l’européenne : n’y aurait-
elle pas perdu d’ailleurs en inventivité ? Sa logique des
renversements en tout cas n’a jamais été inquiétée, l’autorité du
Classique du changement nulle part ne se voit remise en
question ; et c’est à l’Europe que la Chine a dû emprunter sa
modernité contemporaine, et d’abord la Révolution.
D’autre part, car le contre-coup (contre-coût) de la perspective
chinoise se mesure aussi en retour, i.e. en termes européens : on
voit bien comment la pensée chinoise est mal à l’aise – et
maladroite – dès lors qu’elle voudrait se saisir d’un tel « su-jet »-
substrat et l’isoler du phénomène de la mutation. Même le meilleur
logicien de la Chine ancienne51 ne peut que l’évoquer
minimalement, en creux, par la seule unicité de « lieu ». Lisons
donc patiemment une pensée qui ne se déplie pas. Seule
opposition possible, à ses yeux : soit « l’aspect est commun »,
mais « en deux lieux différents », et l’on a affaire à « deux
réalités » ; soit « l’aspect est différent », mais « dans un lieu
commun », et l’on a affaire à une seule réalité… Aussi n’est-il
d’autre façon, selon ce penseur, d’éclairer le précédent binôme de
la « modification-transformation » qu’en considérant à cet égard
que, si « l’aspect se modifie » et que la réalité en question
« diffère sans pour autant se séparer [en une autre], telle est la
transformation ». A l’évidence, si le penseur chinois ne s’aventure
pas plus loin en ce sens, c’est qu’il ne dispose pas du concept
d’une identité du sujet et de son socle ontologique. Mais voilà qui
n’en sert pas moins de « pivot », conclut-il, dans la façon de
« gérer les déterminations », puisque tel est bien, effectivement,
en dernier ressort, le souci de tous ces penseurs en Chine : non
pas tant de penser comment développer logiquement le discours
selon les règles de la prédication pour décrire l’« être » des
choses, que d’attribuer de façon « correcte » les « noms » aux
« choses » (ming-shi), et ce en respectant dans leur nomenclature
toutes les spécifications requises. C’est-à-dire en évitant que les
unes empiètent sur les autres, dans une vue qui est par
conséquent moins spéculative que foncièrement politique, visant à
interdire toute usurpation pour faire régner l’ordre dans l’Empire.
Or revenons à ce constat de départ : quand la neige fond, ce
n’est plus une certaine « chose », perdurant dans son être, qui, en
tant que support de déterminations, de froide changerait
seulement de prédicat. Mais voici que nous avons affaire alors
proprement à de l’in-forme, devant quoi les Grecs s’arrêtent de
penser, c’est-à-dire à ce qui n’est plus déterminé par une Forme
(essence) ou par l’autre : encore « neige », mais sans l’être plus ?
Ou, quand je vieillis, ce n’est pas qu’en moi, comme sujet toujours
identique à lui-même, la jeunesse un beau jour cède la place à la
vieillesse, à peine celle-ci approche, de sorte que brusquement,
comme par volte-face, de « jeune » je deviens « vieux »… Car le
Froid n’exclut plus alors le chaud, mais s’ouvre à lui. Car la
jeunesse, loin de pouvoir se laisser isoler dans ce qui serait son
caractère propre ou son essence, ne s’entend elle-même que par
son opposé ; et même n’appelle-t-elle pas déjà la vieillesse
comme le nécessaire aboutissement de sa généreuse
exubérance, elle qu’elle dépense sans compter – sans s’en
douter ? De même que, on le lit sur les figures chinoises, l’Essor
appelle le déclin, et même contient déjà le déclin et s’inverse en
lui. C’est pourquoi le renversement peut s’opérer si continûment
d’un stade à son opposé, sans qu’on ait à le remarquer ; c’est
pourquoi la vie est sans rupture et la transformation
« silencieuse ». Aussi, en montrant comment l’un de lui-même
passe dans son autre, ou une détermination dans son opposé, et
pour cela comment dans l’un est déjà l’autre, la pensée du
renversement ne pouvait apparaître, au sein même de la pensée
européenne, qu’en dehors du règne de l’Être et de la prédication.
Avant que ce règne n’arrive (Héraclite) ; ou quand ce règne
touche à sa fin (Hegel).
Car Héraclite ne se contente pas de dire, comme il le dit aussi
par ailleurs52, que les choses froides se réchauffent et les chaudes
se refroidissent ; mais bien, de façon scandaleuse pour la pensée
de l’Être et de la prédication, que « sont le même le vivant et le
mort, et l’éveillé et l’endormi, et le jeune et le vieux ». C’est
pourquoi, en déduit-il aussitôt, « ceux-ci, s’étant renversés
(metapesonta), sont ceux-là ; ceux-là, s’étant renversés à leur
tour, sont ceux-ci53 ». On remarquera, dans cette formule, qu’il
n’est pas question ici de sujets à qui il arriverait d’être l’un puis
l’autre : d’êtres vivants puis morts, d’êtres éveillés puis endormis,
ou d’êtres jeunes qui deviennent vieux ; mais bien des contraires
eux-mêmes (au neutre) : du fait d’être vivant ou d’être mort, d’être
éveillé ou endormi, d’être jeune ou d’être vieux, etc. Se mirent
ainsi l’un dans l’autre et se réfléchissent la vie/la mort, la veille et
le sommeil, la jeunesse et la vieillesse. C’est de ces
déterminations elles-mêmes qu’Héraclite considère ce qu’elles ont
d’identique en elles-mêmes (sens de eni) au travers même de leur
opposition, de sorte qu’elles sont conduites à se renverser l’une
dans l’autre : sans donc qu’un « troisième terme », au sens
d’Aristote, soit introduit comme substrat-support du changement –
ou « su-jet » – en plus de ces opposés.
De même la dialectique hégélienne nous éclaire-t-elle à cet
égard, non pas tant par son dispositif, un peu fastidieux, à générer
de la finalité que par son intelligence du passage continu dans
l’opposé. Car on sait que cette identité des contraires qu’Héraclite
pose d’emblée, sur un mode immédiat, d’un geste trop souverain,
abrupt et condensé, pour qu’on puisse être sûr de complètement
l’entendre, Hegel, lui, la développe de part en part et, selon son
propre terme, la « médiatise ». Revenons donc sur la façon dont la
Raison, en effet, dans sa formation progressive et douloureuse,
s’élève d’un stade de compréhension à l’autre (selon l’itinéraire
patient que décrit la Phénoménologie). Un premier moment,
encore engoncé dans les conventions du sens commun et trop
commodément prédicatif, est celui où les déterminations sont
perçues comme des propriétés simplement additives
(« dur »-« blanc »-« rond », etc.) : elles se juxtaposent au sein
d’un même objet tel que le construit l’« appréhension du vrai »
(Wahrnehmung), en même temps que chacune d’elles exclut son
contraire et le repousse (« dur ou mou », « blanc ou noir », etc.).
Mais voici que déjà, quand il en vient à prendre pour objet, non
plus la chose, mais la force, l’esprit se rend compte que l’un n’est
plus seulement l’opposé de l’autre, à l’extérieur de lui, mais en est
indissociable : qu’il n’y a pas d’un côté une électricité positive et,
de l’autre, une électricité négative, mais que l’une ne s’entend elle-
même que par l’autre, et ce, nous y revenons, du fait même de
leur polarité : de sorte que, en tant que force, elle contient déjà en
elle-même cette différence de soi avec soi – autrement dit, qu’elle
porte aussi l’autre en soi54.
Ce qui nous donne à penser, quand on le généralise, non pas
tant que les choses ne coïncideraient jamais complètement avec
les déterminations du langage, ce qui rendrait leur description
imprécise et fuyante (le fameux « Ineffable » auquel serait en
butte la littérature) ; mais que ce sont ces déterminations elles-
mêmes qui, travaillées par de l’autre, ne coïncident jamais
complètement avec elles-mêmes, i.e. avec leur définition, c’est-à-
dire de façon stable et définitive, en dépit de ce qu’est tenté de
croire trop facilement le sens commun. C’est pourquoi elles se
trouvent toujours entraînées d’elles-mêmes dans une sorte de
passage à la limite où chaque détermination devient son autre. Si
bien que l’une et l’autre se découvrent aussi chacune en elle-
même le contraire de soi : la « force », savons-nous, se
découvrant faiblesse, l’« essor » lui-même se découvrant déclin.
Ne considérons donc plus ces déterminations, ainsi que nous y
conduit notre adhésion naïve, comme isolables et bornées,
possédant leur identité (« même que soi », comme le dit Platon
des Formes55, auto heautôi tauton) et murées dans leurs
frontières ; mais percevons en elles, si nous voulons les penser
dans leur effectivité, ce mouvement interne qui ne cesse de les
déclore d’elles-mêmes et les porte vers leur opposé. Ou, de cette
étude de la force, passons à la pensée de la « vie » : si nous
voulons penser ce mouvement ne cessant de s’engendrer lui-
même qu’on appelle la « vie », ou la « vie comme procès », das
Leben als Prozeß, dit Hegel, gardons-nous de figer les
déterminations par lesquelles nous l’éclairons en « en-soi »
stables et définitifs et de ce fait arrêtés ; ou de les solidifier en
entités repliées sur elles-mêmes et de ce fait inertes. Mais
percevons en elles l’« in-quiétude », ou non-repos, Unruhe, qui ne
cesse de les désapproprier de l’intérieur et de les inverser, nous
les découvrant « infinies ». Telle est bien, concernant la vie, son
essence même ou sa « fluidité », Flüssigkeit, qui est à proprement
parler une non-essence : c’est pourquoi aussi nous avons tant de
mal à la penser.
À remettre ainsi en marche cette machine, devenue désormais
à tout moudre, de la dialectique, à faire rejouer cet « auto-
mouvement », où l’on n’entend plus rien crisser, d’un
renversement devenu à force comme automatique, on en
oublierait presque ce que ces termes hégéliens nous ont pourtant
découvert de crucial, dans leur effort logique pour venir à bout du
romantisme de leur jeunesse, comme le rappelait à propos Jean
Hyppolite, et de vital effectivement : que, pour qui veut entrer dans
les transformations silencieuses de la vie, le « chosisme » à
défaire n’est pas tant celui de notre perception des choses elles-
mêmes, si facile à pourfendre, que celui des déterminations par
lesquelles notre esprit prétend s’en saisir ; et qu’il tend à figer. Ou
que, pour penser comment passer de la discontinuité d’états
purement successifs à la continuité d’un processus, il ne faut rien
de moins, effectivement, comme le veut Hegel, que de concevoir
tout autrement la négation. Ne tenons donc plus celle-ci pour une
limite extérieure à la détermination, comme le fait la philosophie
classique, la distinguant seulement de toutes les autres
déterminations possibles (déjà, dans le Sophiste, le « non-être »
est non pas le contraire, mais tout l’autre de l’Être) et ne remettant
donc pas en cause l’être même de cette détermination qui, comme
tel, demeure en complète adéquation avec lui-même et d’une
indestructible positivité intérieure. Car ce qui peut altérer ou
inquiéter l’être ainsi déterminé – les crises, les déchirements et
même la mort – ne pourrait dès lors survenir en lui que comme un
événement étranger produisant la rupture interne. Mais concevons
cette négation comme travaillant à l’intérieur même de la
détermination : rompant cette adéquation (« égalité », dit Hegel)
de la détermination avec elle-même et la découvrant ainsi en elle-
même contradictoire – donc déjà en passe de s’inverser.
Puis-je, en effet, prendre une détermination seulement pour ce
qu’elle « est » : la « force » seulement pour de la force et la
« faiblesse » seulement pour de la faiblesse, chacune repliée sur
elle-même et coïncidant avec sa définition ? Mais comment ne pas
voir que toute position (détermination) de « force » est déjà en
elle-même travaillée par de la faiblesse et se trouve minée par
elle ? Ce qui fait que chacune de ces déterminations contraires,
en se développant, se renverse enfin dans l’autre ; et rend donc si
continues, i.e. sans véritable rupture, jusqu’aux Révolutions (ce
que nous ne cessons d’apprendre de la dialectique du Maître et
de l’esclave). Car la force s’expose, elle s’impose et, de ce fait
même, ai-je déjà dit, se fragilise ; et même plus elle s’impose, fait
preuve de sa force, plus elle se fragilise. Ou plus elle se
culpabilise (cf. Nietzsche). Faiblesse inénarrable des chefs. Et
bien sûr l’inverse également est vrai : telle est la force du faible, de
celui qu’on n’ose même pas toucher, et qui en profite, tant il laisse
paraître incontinent sa faiblesse : qui renverse donc sa faiblesse
étalée en force d’autant plus opérante qu’elle n’a pas à s’assumer
comme telle, à s’avouer, mais reste à couvert et rentrée. Tel n’est-
il pas le pouvoir tyrannique que s’arrogent souvent les enfants au
sein des familles ? Ou celui de l’amante éplorée vous rappelant en
larmes ? Autre exemple, que j’ose à peine avancer tant les
déterminations en ce cas semblent idéologiquement figées,
bétonnées qu’elles sont par la bonne conscience : telle est
l’« intouchabilité » dont peuvent se prévaloir également – ne le
vérifie-t-on pas tous les jours ? – des catégories dites
« subalternes » ou des groupes sociaux autrefois dédaignés :
mieux que quiconque, ils peuvent (ainsi dans la fonction publique)
invoquer dès l’abord d’être en sous-effectifs, surmenés, exploités,
peu respectés, etc., et par principe si mal lotis qu’on a toujours
peur de les déranger et que tout geste de leur part paraît un
service… Ils se font un rempart, qui les rend inexpugnables, de
leur « faiblesse » affichée ; voire ont prise par rétorsion sur les
autres à l’abri de cette détermination.
Notre tort, dès lors, d’où nous vient notre inintelligence de la vie,
est que nous tenions ces déterminations immobiles, au lieu de les
garder « fluides ». Plus encore, il est de nous accrocher à ces
déterminations comme à des blocs solides dont dépendent nos
croyances et nos convictions, sans voir comment, sous cou vert
de leur fixité, la situation a pu d’autant plus impunément basculer
qu’elle n’a pas dû l’annoncer ; et, de notre côté, nous sommes
d’autant moins en mesure de nous rendre compte d’un tel
renversement de la situation, même quand il est là, criant, sous
nos yeux, que nous restons attachés, pour la décrire, à ces blocs
d’immobilisme. Ils nous en imposent. Ainsi se maintient
dogmatiquement un Idéal, ferme sur son socle et voué à
l’encensement public, alors qu’il s’est déjà totalement vidé de sa
substance et se trouve déshabité. Voire, il devient, à l’abri de ces
déterminations affichées, plus oppressif que toute oppression
déclarée.
Telle est l’histoire sempiternelle des ferveurs religieuses se
renversant subrepticement en chape idéologique ; ou des
Révolutions basculant sans crier gare dans la réaction. Car, là
encore, peut-on jamais dire quand – à partir d’où – un tel
basculement a commencé ? Nous croyons encore ces forces et
formes « progressistes » parce qu’elles portent cette
détermination comme leur enseigne, en font leur affiche, que nous
nous fions à leur définition, et ne percevons pas combien, sous
couvert des mêmes slogans émancipateurs, leur « engagement »
s’est inversé : celui-ci défendant non plus des idéaux, mais
désormais des « acquis » ; n’étant plus vecteur d’héroïsme (pour
l’émancipation des opprimés) mais désormais d’égoïsme (par
intérêt corporatiste) ; n’affrontant plus un réel danger (en défiant le
Pouvoir au péril de sa vie), mais s’enlisant dorénavant dans le
confort de revendications conformistes, etc. Forces sociales non
plus innovantes mais sclérosantes, facteurs non plus de mobilité
mais se renversant en immobilisme, mais néanmoins au-dessus
de tout soupçon, puisque les déterminations revendiquées sont
les mêmes et font croire à la pérennité des contenus. Cela, par
e
exemple, entre le syndicalisme du siècle (émancipateur et
courageux) et, je l’avance ici sans malveillance, un certain
syndicalisme d’aujourd’hui.
Les transformations sont ainsi silencieuses non seulement par
leur mode d’avènement (d’un point de vue qu’on dira
phénoménologique) : parce qu’elles sont infiniment graduelles,
non pas locales mais globales, à la différence de l’action, et donc
ne se démarquant pas, ne se remarquant pas non plus par
conséquent (comme c’est « tout » qui vieillit en nous et dans la
durée, nous ne nous voyons pas vieillir…). Elles ne le sont pas
seulement, non plus, parce qu’elles ne se laissent pas
commodément saisir par notre outil logique, ontologico-prédicatif,
distribuant des déterminations en chaîne à un « su-jet », sur un
mode attributif : on aura beau ajouter bout à bout tous les
prédicats qu’on veut, on n’aura pas encore commencé d’entrer
dans ce qui fait l’expérience du vieillissement. Les transformations
(inversions) sont silencieuses de façon plus insidieuse encore, et
retorse, tenant à notre usage même du langage : parce que nous
isolons les unes des autres les déterminations opposées, bloquant
chacune dans sa définition et la solidifiant dans son essence ;
parce que nous tenons à part l’une de l’autre la « jeunesse » et la
« vieillesse », ou la « force » et la « faiblesse », ou la « vie » et la
« mort », et que, sous ce qui n’est plus que déterminations figées,
se dérobe le passage de l’une dans l’autre – et nous nous
retrouvons les mains vides, une fois encore.
Ce qui nous échappe de cette continuité de la transition, nous
tentons alors de le récupérer à part en le nommant unitairement le
« temps » ; et ce que nous avons introduit de ruptures devenues
nécessaires dans notre description du changement qui l’affecte,
nous le logeons en son sein, en l’appelant « événements ». Mais
pourquoi reporter sur le Temps, le modelant à nouveau en
instance extérieure et grand Agent, ce que nous pourrions
suffisamment saisir de l’intérieur même des processus ? Je ne
peux, parvenu à ce point d’ébranlement de nos conceptions, éviter
cette question la plus massive. Le Temps ne serait-il pas ce que
nous avons construit d’alibi, certes hypostasié et ennobli, grand
Sujet et grand responsable, et d’abord si commodément
invocable, pour parer à notre incapacité à porter attention –
dépendants que nous sommes de l’autorité du langage et de ses
fixations – à ce « silence » des transformations ?
VIII. Fallait-il inventer le « Temps » ?
Paradoxe éprouvant du langage : c’est grâce au langage, à
travers lui, que l’esprit se développe et que nous pensons ; en
même temps que penser, c’est toujours, d’une façon ou d’une
autre, se retourner contre le langage et lutter contre cette
inféodation : faire tous ses efforts pour décoller de ses partis pris
et, se déprenant de ce qu’il nous impose de plus évident (rien de
plus suspect que l’« évidence » en philosophie…), tenter de
revenir en amont de ses vieux découpages. Je me suis gardé
jusqu’ici d’invoquer le « temps », alors même que je veux penser
le changement, parce que je crois que le « temps » est une
construction du langage, et plus particulièrement de la langue
européenne, qui pour une large part nous abuse et nous fait
dévier de la logique des processus. Nous avons, depuis les Grecs,
emballé sous le terme de « temps », chronos, tout ce que nous ne
parvenons plus à justifier à partir de nos distributions et
disjonctions notionnelles et le dressons en Cause hégémonique,
énigmatique, de nos vies. De là cette question que, à ce point de
la réflexion, je ne peux plus ne pas oser : le Temps ne serait-il pas
ce personnage de fiction dramatique que nous avons inventé pour
donner nom et visage à notre impensé et lui faire jouer ce grand
rôle explicatif, global s’il en est, dont une attention plus minutieuse
portée aux transformations silencieuses nous dispenserait ? Car il
fait cause commune avec ce choix grec par excellence qu’est
notre choix de l’Être et joue sa partie avec lui, en récupérant ce
que la pensée de l’Être a laissé tomber, de façon à servir de cadre
et de support au « devenir » face à lui. « Être et temps », Sein und
Zeit, est par sa conjonction un titre générique pour la pensée
européenne tout entière.
J’en prendrai de nouveau argument de ce que nous apprenons
de la langue et de la pensée chinoises. Car la langue chinoise n’a
jamais dit le « temps » sur un mode unitaire et général. Mais,
d’une part, elle dit la « saison »-moment-occasion (shi) qui par sa
variation rythme la vie des choses, induit nos activités et sert de
cadre au rituel : évoquant par sa graphie les germes de vie
contenus dans la terre et que fait éclore le soleil, le terme garde
profondément ancré en lui ce sens qualitatif et circonstanciel ; et,
d’autre part, elle dit la « durée » (jiu) qui procède de l’alternance
de tels moments et fait couple avec l’espace (ainsi dans le Canon
mohiste56). À preuve, le fait que les Chinois ont dû traduire
e
« temps » en chinois, à la fin du siècle, à la rencontre de la
pensée occidentale, comme l’« entre-moments » (shi-jian en
chinois, ji-kan en japonais). Jusqu’alors, ils ont pensé à la fois la
variation saisonnière et la durée qui en découle, mais n’ont jamais
isolé un temps homogène-abstrait de la durée des processus ; ou
quand la possibilité parfois s’en esquisse, à travers l’évocation
d’un moment non plus saisonnier mais duratif57, comme j’ai eu
l’occasion ailleurs de l’examiner58, on ne voit néanmoins jamais
cette perspective aboutir, et ce parce qu’elle n’est pas conduite à
jouer de grand rôle explicatif.
Or les Chinois n’en ont pas moins décompté avec précision les
moments du jour, les années et les ères. Ils n’en ont pas moins
mis au point des horloges très élaborées, notamment à
fonctionnement hydraulique ; se sont montrés particulièrement
rigoureux dans l’élaboration de leurs calendriers ; et surtout ont
accordé toute leur attention à l’Histoire, savoir fondateur en Chine,
et ont dressé avec un soin extrême des chronologies faisant place
aux synchronicités dynastiques. On en a tiré argument pour
penser qu’ils avaient dû par conséquent avoir un concept
« implicite » de « temps », analogue à l’européen, mais que seule
la pensée européenne aurait développé : car celui-ci n’est- il pas
d’emblée universel et nécessaire, tel un a priori de la pensée59 ?
Mais, outre le fait qu’on ne voit pas pourquoi les Chinois n’auraient
pas développé eux-mêmes de concept de temps, puisque leur
réflexion s’est aussi élevée à l’abstraction, on aperçoit aussi trop
nettement, dès lors qu’on suit les écarts qui se manifestent entre
ces cultures, à quels partis pris, éminemment singuliers, la pensée
grecque a dû de l’élaborer ; et pourquoi la pensée chinoise s’en
est trouvée dispensée.
Car la Grèce a dû de penser le temps pour au moins trois
raisons, à côté desquelles est passée la Chine. La première de
ces entrées tient au parti pris de sa physique (Aristote, Physique
IV) : abordant la « nature », phusis, en termes de corps en
mouvement, elle fait intervenir le « temps » pour rendre compte du
déplacement d’un mobile d’un point A à un point B, points de
départ et d’arrivée, avons-nous vu, comme « nombre du
mouvement selon l’avant et l’après ». Or la Chine a abordé ce que
nous appelons la « nature » en termes, non de corps en
mouvement, ou d’éléments, mais de facteurs en corrélation (yin et
yang) de la polarité desquels découle tout engendrement. Face à
quoi, une autre entrée grecque dans la pensée du temps, rivale de
la précédente, tient à sa métaphysique, opposant le temps à
l’éternité : non plus en tant que grandeur divisible et continue,
mais sous les aspects conjoints de succession et d’altération sans
fin. Tandis que seul l’Être est éternel, « étant toujours », aei ôn,
tout « devient » dans le temps, « image mobile » de l’éternité, du
moins si on lit ainsi la formule, dont le temps a « chuté » (Platon -
Plotin). Or la Chine a pensé, non pas l’« éternel » de ce qui serait
toujours identique à soi-même, mais le « sans fin », ou
l’« inépuisable » (wu qiong), permettant à la capacité investie de
se renouveler sans jamais tarir – tel est le « Ciel » des Chinois
comme Fonds du Procès des choses.
Enfin, ou ne serait-ce pas plutôt d’abord ?, les langues
européennes conjuguent. Elles séparent morphologiquement des
temps entre eux : passé/présent/futur ; et conçoivent donc d’abord
le temps comme le passage d’un temps dans l’autre. Celui-ci
passe « du » futur « par » le présent « dans » le passé, dit
Augustin reproduisant pour penser le temps les questions du lieu
en latin, unde, qua, quo – le quatrième cas, ubi, le lieu « où l’on
est », ou plutôt où Dieu « est », étant réservé à l’éternité. Or la
langue chinoise ne conjugue pas : elle possède des marqueurs
éventuels de passé ou de futur proche, mais ne distingue pas par
la conjugaison des temps spécifiés. Sa représentation de base à
cet égard est d’ailleurs à deux termes et non pas trois – toujours la
polarité – que je traduirai le plus littéralement : « s’en aller :
passé/présent : s’en venir » (wang gu jin lai). Du passé ne cesse
de s’en aller/du présent ne cesse de s’en venir. Retour à la
transition60.
Ne passant pas par ces entrées (européennes) dans la question
du temps, la pensée chinoise n’a justement pas eu à faire du
temps une « question » : elle a scruté, pour en éprouver la
cohérence, les procès des choses comme aussi des conduites, à
la fois les procédures et les processus, à la fois dans leur
propension et dans leur mode d’emploi (ce qu’on appelle
génériquement tao en chinois), et cela de la plus petite à la plus
vaste échelle, durée d’une vie ou d'un monde. Mais elle n’a pas
posé pour autant le « temps » comme ce qui les envelopperait
tous et, se détachant à la fois de leur durée et de leur simultanéité,
se constituerait en entité propre pour servir de cadre a priori à
notre perception du changement (ou forme a priori de notre
sensibilité, selon Kant). La pensée européenne, en revanche, ne
songe pas à remettre en cause la nécessité de penser le temps,
mais en fait la question par excellence, ou plutôt une énigme. Car,
comme l’établit déjà Aristote, le temps est un « divisible », mais
dont les divisions n’existent pas (c’est un meriston sans mérè) : on
doit bien lui supposer une certaine réalité puisqu’on le divise
(entre des temps différents : passé/présent/futur), mais force est
aussi de reconnaître qu’aucune de ces divisions n’existe
effectivement, l’« être » ne convenant à aucun des trois : le futur
n’« est » pas encore, le passé n’« est » plus et le présent,
n’« étant » que le point de passage du futur dans le passé, n’a lui-
même pas d’extension ni non plus, par conséquent, d’existence.
La réalité du temps est donc fatalement « obscure », conclut
Aristote61 ; et chaque grande philosophie, en Europe, n’a pu faire
autrement que d’en redéployer la question en vue d’éclairer à sa
façon cette obscurité fascinante. Or cette question ne
constituerait-elle pas d’emblée une impasse – « aporie » au sens
propre – contre laquelle la pensée européenne s’est battue,
jusqu’au sublime assurément, mais sans jamais s’en sauver ?
D’où vient donc que nous ayons dû la forger ?

Je dis que nous avons « forgé » la question du temps parce


qu’on voit bien qu’elle est née d’un long cheminement tâtonnant
au sein de la pensée grecque, avant même que la philosophie ne
s’impose et ne s’en empare. Car rappelons-nous que, dans
Homère et dans Hésiode, le « temps » n’apparaît jamais comme
sujet d’un verbe, mais désigne simplement le délai, dont dépend le
succès ou l’échec et séparant de l’aboutissement ; et que, chez
eux, le cours des « jours » (émar) est qualitativement perçu,
favorable à telle ou telle activité62, d’une façon proche, somme
toute, de celle des anciens Chinois. C’est donc plutôt dans la
réécriture « logique » des cosmogonies primitives, i.e. passant
peu à peu du muthos au logos, que le Temps apparaît telle une
instance propre, instaurée de pair avec Zeus et la Terre, Zas et
Chtonié (chez Phérécyde), et posée en sujet et grand Agent63.
Dans quelle mesure se confond-il alors avec son homonyme (à
une lettre près), Kronos, le dieu qui dévore ses enfants ? Par
quelle filiation se relie-t-il également aux mystères de l’Orphisme ?
Toujours est-il que le voici désormais décrit, chez les Gnomiques
et les Tragiques, comme le « plus sage », qui « découvre tout »,
ou qui « montre la vérité », ou qui « révèle les choses » (Thalès,
Solon, Theognis) – le voici absolutisé en Pouvoir tout-puissant.
« Père de toutes choses », dit Pindare64 : conçu comme
s’engendrant lui-même, il devient le principe d’un renouvellement
continu, indépendant des événements eux-mêmes et les
enfantant. Le temps, commence-t-on à dire de façon plus
courante, « passe », « approche », ou « s’en va », etc. – des
expressions que nous redisons depuis tous les jours, sans y
penser, comme si elles allaient de soi tant on les a assimilées ;
mais qui redeviennent source d’une infinie perplexité, notait
Augustin, dès qu’on s’y arrête.
Prenant en effet, à sa façon, le relais des divinités olympiennes,
le « temps » n’est plus éprouvé comme un être totalement
extérieur, mais n’est pas non plus complètement intériorisé ; il est
dit plutôt, chez les Tragiques, en transition de l’un à l’autre, se
tenant « à côté de nous » et nous accompagnant. Drôle de
personnage, au demeurant, discret, en retrait, avec qui nous
vivons de compagnie, auquel notre vie est rapportée mais non
encore assimilée : il « dort avec moi », dit Clytemnestre avant de
commettre le meurtre ; il m’a instruit « en étant avec moi », de pair
avec mes souffrances, dit Œdipe au soir de sa vie65… Car, s’il sert
de figure épurée, démythologisée, de la transcendance, le Temps
n’en garde pas moins encore un statut de personne, et même il ne
cessera d’osciller désormais entre l’un et l’autre pôle, de
l’abstraction et de la personnification. En témoigne Anaximandre
chez qui c’est « selon l’assignation du temps » (kata ten tou
chronou taxin) qu’est établie pour la première fois la nécessité du
devenir, celle en fonction de laquelle indéfiniment des êtres
apparaissent et disparaissent, se rendant ainsi, en se succédant,
« justice et réparation les uns aux autres66 ». « Selon l’assignation
du temps » y signifie à la fois l’ordre temporel et le verdict du juge
régnant sur les naissances et les morts, les générations et
corruptions continues. Avec Anaximandre, l’assimilation du
devenir et du Temps est scellée qui imposera à toute la culture
européenne de penser « selon » la dimension du Temps ce qui fait
l’existence.
Aussi, quand prévaut le logos de la philosophie, celui-ci ne peut-
il plus qu’hériter de ce Temps hypostasié en instance autonome et
dominant les êtres. Et même, plus précisément, plus
souverainement, l’« être » des êtres ; et cela même chez le moins
mythologue des penseurs grecs, Aristote. Après qu’il a conçu
analytiquement le temps dans sa fonction de mesure, en rapport
au nombre, voici que sa réflexion soudain in fine bascule67 : au
point de considérer que, pour toutes choses, « être dans le
temps », c’est être mesuré par le temps, non seulement dans son
mouvement, mais également dans son « être », kai to einai. Or
pourquoi ce glissement ? Pourquoi, de nombre du mouvement, le
temps doit-il devenir ce « par quoi » est mesuré l’« être des
choses » en général, si ce n’est que l’analyse du temps physique
se trouve débordée, même chez Aristote, par cette représentation
culturelle d’un Temps tutélaire récupérant sous ce mode abstrait la
toute-puissance du religieux ? De là à considérer, par
dépassement proprement méta-physique, un temps « plus grand
que tout ce qui est dans le temps », selon les propres termes
d’Aristote, « enveloppant » tout et servant de cadre à toute
existence ; et, plus encore, à renouer avec la conception
personnifiée d’un Temps érigé en grand Agent et « cause en soi »
de la destruction, celui, note Aristote, dont nous « avons l’habitude
de dire », qu’il « consume » : que « par lui » tout vieillit, que « par
lui » tout s’efface ; et auquel seuls échappent les « êtres
éternels », puisque eux « ne sont pas dans le temps ».

Or pourquoi la pensée européenne, elle qui a fait tant d’efforts,


durant son histoire, pour se dire non à elle-même et
s’autocritiquer, qui n’a eu de cesse, autrement dit, de rompre avec
elle-même et de se désenliser, n’a-t-elle jamais imaginé de sortir
de cette ornière du « Temps », creusée qu’est celle-ci dans la
langue, mais dont on voit bien, par contraste avec la Chine,
combien elle est singulière et culturellement marquée : de ce
« Temps » pris ainsi dans l’opposition métaphysique de l’Être et du
devenir ainsi que dans son rôle globalement explicatif de Sujet
tout-puissant servant d’ultime avatar de la Divinité ? Car on ne voit
pas un auteur chinois, du moins avant que la Chine n’ait rencontré
l’Europe et que le concept de temps ne se soit mondialisé, dire le
temps « fait » ceci ou cela ; ou même seulement « le temps
passe ». Or ne sait-on pas, comme le reprend chez nous
poétiquement Ronsard, que ce n’est pas le temps, mais bien
« nous » qui « passons » : qu’il n’y a, à plus ou moins large
échelle, que des processus individuels de transformation ? Ou l’on
ne voit pas un auteur chinois dire, comme nous le faisons si
communément, à l’instar de Pascal : « le temps guérit les douleurs
et les querelles » (et de même Proust68). Car nous savons bien, et
Pascal tout autant, que c’est nous, individuellement, qui
changeons et que « les douleurs et les querelles », comme les
amours, sont portées d’elles-mêmes, c’est-à-dire par leur
propension, à se renverser en indifférence, ou bien s’épuisent
dans la durée.
N’est-ce donc pas que nous avons érigé le Temps en Sujet total,
aisément assignable et par suite commodément invocable, parce
que, faute d’accorder un statut suffisant aux transformations
silencieuses, il nous fallait invoquer un grand Agent rendant
compte à la fois de l’émergence des choses dans le visible et de
leur résorption invisible ; ou qui, comme le dit de ce « temps
long » et même « interminable » un héros de Sophocle, « porte à
la lumière les choses qui n’étaient pas manifestes » et « fasse
disparaître celles qui sont apparues »69 ? Cause ostensible, la plus
générale, parce que détachée des évolutions singulières, mais
dont on sait aussi, déjà depuis les Grecs, que, dès qu’on en
interroge tant soit peu la nature et qu’on se décale des
commodités du langage, elle nous fait rebasculer dans l’aporie.
N’est-ce pas également que nous avons pu réinvestir dans la
pensée d’un Temps destructeur la vieille angoisse religieuse par
laquelle la tradition européenne a dramatisé l’existence et qu’elle
s’est plu à évoquer, sous cette figure personnifiée du Temps, déjà
chez Anaximandre, de « mots plus poétiques » (poietikôterois
onomasin) : le Temps « mange la vie » (Baudelaire70). Il est cet
« obscur Ennemi qui nous ronge le cœur », « du sang que nous
perdons croît et se fortifie »…
Or on pourrait tout aussi bien, en suivant la « modification-
continuation » des choses et des situations, comme on apprend à
le faire en se reportant au Classique du changement, « tendre au
moment saisonnier » (bian-tong qu shi 71), ainsi que le dit ce livre,
et, s’y rendant disponible, vivre en phase avec son
renouvellement. Plutôt que de se précipiter « vers » la Fin, se
hâtant vers le futur parce que nous « manquons d’être », comme
le dit si justement Plotin, et « tirant de l’être à soi » (elkôn to einai
hautôi) en faisant toujours « autre chose et encore autre
chose »72. À pareil Devance ment, Vorlaufen, dont Heidegger a fait
la structure ontologique de l’« existence », scellant ainsi
l’orientation tragique de la pensée européenne, on opposera alors
cette disponibilité du « vivre » trouvant sa « stabilité » (sérénité)
dans le « moment » (an shi 73, dit le Zhuangzi) et « s’y
conformant ». Vivre « à propos », dit également Montaigne,
penseur de l’occurrence et de la transition, et non pas dans
l’angoisse d’un présent impossible : tant il est vrai que ce
« présent », seul « étant devant » (praes-ens), n’est pourtant
qu’un point de passage et même sécable à l’infini – pas même un
« atome » de temps – et n’« est » jamais.
Quel besoin Proust lui-même avait-il donc de reconduire pour
solde de tout compte, sous la figure à la fois forfaitaire et
légendaire du Temps, ces innombrables transformations
silencieuses qui se révèlent une à une à l’attention du Narrateur,
au terme des années écoulées, lors de cette dernière matinée
chez la princesse ? Car en quoi faire du Temps une « essence »
invisible qui soudain se révélerait, in fine, dans une sorte de
théophanie, reprise littéraire du Jugement dernier, offre-t-il quoi
que ce soit d’explicatif ? En quoi passer de l’absolutisation de
l’Être à celle du Temps, troquant une métaphysique contre l’autre,
consacrant non plus le stable mais le changeant (non plus le
repos mais le drame), constituerait-il un progrès de notre
modernité ? Car il n’y a là toujours, sous nos yeux, dans ce salon
d’un hôtel parisien, se croisant lors d’une ultime revue, que des
processus individuels et discrets de vieillissement, plus lents chez
les uns, plus saisissants chez les autres, dont se mesure
seulement après coup, à l’occasion de ce grand Retour, le
résultat ; ou des « renversements » de « situation74 » qui ont
conduit, faisant écho à ceux plus amples de l’Histoire, le prince de
Guermantes ruiné par la guerre à épouser Mme Verdurin, ou
Rachel à recevoir les applaudissements dus à la Berma. Ou bien
des modifications si subtiles du sentiment que le Narrateur lui-
même s’aperçoit enfin qu’Albertine, à qui il tenait naguère « plus
qu’à sa vie », lui est devenue désormais indifférente. La force de
la transformation silencieuse, force insidieuse, est qu’elle en vient
à faire paraître aujourd’hui comme allant de soi, complètement
absorbé par la situation et passant sans mot dire, sans qu’on ait à
le remarquer, ce qui auparavant nous aurait fait si sincèrement
protester, tellement c’était impossible… Et même qu’on n’aurait
pas pu seulement imaginer.
Pourquoi donc supposer à tous ces phénomènes, divers et
concomitants comme ils sont, en recourant aux vieilles recettes
descriptives de l’ontologie, un même sujet-substrat-support qui
soit le Temps, comme unique Agent, définitivement hypostasié et
subsumant sans plus de résistance tous ces changements
différents – le « Temps » encore et toujours personnifié ? Pourquoi
donc rajouter cette phrase déguisant toujours aussi
maladroitement le transfert psychologique, pour ne pas dire
névrotique, dont le Temps depuis toujours est l’objet : « … une
raison plus grave expliquait mon angoisse ; je découvrais cette
action destructrice du Temps… »75 ? Oui, pourquoi, renouant
encore et toujours avec ces « mots poétiques », tels déjà ceux du
grand fragment d’Anaximandre, au dire de son citateur, seule
esquive trouvée à l’aporie du discours-raison, figurer le Temps en
artiste collant des « masques » sur les visages ou peignant ses
« modèles » reconnaissables encore, mais non plus
ressemblants ? Ou représenter la jeune femme devenue matrone
comme une lourde nageuse repoussant « avec peine les flots du
temps » qui la submergent76 – réveillant ainsi dramatiquement la
vieille image, mais toujours bancale, selon laquelle, de même que
dans l’espace, chacun occuperait une place « dans le Temps » (le
dernier mot de la Recherche) ?
On pourra rétorquer qu’il existe bien un temps dont nos vies
sont faites, indéniable puisque de nature physique. Mais
précisément on constate que les physiciens ont été de plus en
plus soucieux, au moins depuis Newton, de faire « maigrir » la
notion de temps, comme ils disent, en séparant l’un de l’autre le
temps et le devenir. D’un côté est le « cours du temps » par quoi
l’instant présent se renouvelle et tel qu’il organise une continuité
successive, un même instant ne se représentant jamais deux fois
(ou « le facteur temps ne sonne jamais deux fois », dit Étienne
Klein) : ce temps produit de la « durée », rien de plus. Or ce
« temps » suffit, nous apprend-on, à la physique77. D’un autre côté
est à mettre ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la « flèche du
temps », qui ne se rapporte pas au temps lui-même, mais à ce qui
se déroule en son sein ; qui n’est donc pas un attribut du temps,
mais une propriété éventuelle des phénomènes (l’irréversibilité).
Or c’est cette « flèche » temporelle qui seule constitue le devenir,
du changement affectant les êtres. Le tort du langage commun,
nous disent donc également les physiciens, est d’attribuer au
temps lui-même les caractères des phénomènes temporels qu’on
y loge ; c’est-à-dire de confondre le « temps » avec ce qui s’y
déroule. Car la physique ne reconnaît que ce cours du temps
déshabillé de tout ce qui nous arrive, indépendant de tout ce qui
s’y passe, et dont la structure garantit le même statut à tous les
instants ; tandis que c’est seulement selon la flèche temporelle
des phénomènes, constituant le devenir et dont ne s’occupe pas
la physique, que s’entendent les « événements ».

IX. Mythologie de l’événement


Un événement, en effet, n’est pas n’importe quel instant, mais
fait saillie et se détache par rapport à ce renouvellement continu
d’où naît la durée. En lui attribuant un être propre, non seulement
isolable mais autoconsistant (« c’est un événement !… »), c’est-à-
dire en lui reconnaissant la capacité de « se » produire, comme s’il
détenait en lui une initiative ou du moins sa propre individualité, on
lui fait introduire une faille dans la continuité du changement ; ainsi
que refouler dans l’ombre, devenant secondaires et dépendants,
tous les moments adjacents. Non seulement il est exceptionnel,
mais il suscite aussi, dans son irruption, un bouleversement
reconfigurant par son incidence tous les possibles investis. Qu’on
le dise « survenir » sous-entend toujours quelque part une
effraction qui le fait déborder – excéder – le moment présent : « Il
semble, écrit Proust dans La Prisonnière, que tous les
événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne
peuvent y tenir tout entiers78. » C’est pourquoi, aussi attendu ou
justifié après coup que soit l’événement, aussi explicable qu’il
devienne par son contexte, l’événement contient un inassimilable,
ou fait signe vers un dehors, qui transcendent toute explication
simplement causale et appellent le secours d’une interprétation :
tant demeurerait encore fascinante en lui l’énigme de son origine.
Son apparition est à « déchiffrer », aiment à dire les
phénoménologues ne renonçant jamais complètement au langage
de l’épiphanie.
Or j’en viens à douter : un tel événement existe-t-il
effectivement, c’est-à-dire autrement que sur le mode d’une
représentation fictive et mythologique ? Ou ne serait-il pas que
l’affleurement visible, tel un trait d’écume, de transformations
demeurant invisibles comme le mouvement enfoui, de fond, d’une
lame d’eau ? Il est vrai que c’est de l’événement dont on parle, et
même on ne parle que de lui ; ou, dit à l’envers et valant déjà
définition : dès qu’on en parle, cela « fait événement ». Mais, s’ils
se départagent ainsi les sphères de la parole et du silence,
l’événement accaparant l’attention et la transformation étant trop
diffuse, globale et continue, pour ne pas passer inaperçue, dans
quelle mesure celui-là n’est-il pas néanmoins à concevoir comme
le bourgeonnement épiphénoménal de celle-ci : l’éruption de ce
qui a si longtemps couvé ? C’est-à-dire dans quelle mesure
l’événement est-il le fait d’un surgissement abrupt, comme il le dit
de lui-même (e-venit), plutôt que d’une maturation ? Ou dans
quelle mesure est-il à concevoir comme une rencontre, avec ce
que celle-ci suppose d’Extérieur, et même d’inintégrable, plutôt
que comme un résultat ?
À quoi on connaît l’objection depuis toujours invoquée :
l’amour… L’amour n’est-il pas la rencontre soudaine, imprévisible,
qui par son événement bouleverse tout ? Car il faut bien qu’un
autre, une autre, surgissant de son ailleurs, et apportant avec lui
cet ailleurs, un jour vienne à nous croiser. Ou le « coup de
foudre », si bien nommé, n’est-il pas cette effraction qui rompt
soudain avec tout passé en ouvrant d’autres possibles,
complètement inédits ? Comment pourrait-on tant soit peu le voir
venir ? Qu’Anna Karénine rencontre Vronski un matin, au sortir du
train, est l’événement, débordant l’instant, qui fait chavirer sa vie
entière… – Pourtant est-ce bien là ce que dit Tolstoï ? N’a-t-il pas
pris le soin de montrer, sous le regard scrutateur de Vronski,
qu’une vivacité contenue voltige dans toute sa physionomie qui
fait soupçonner chez elle une force refoulée, quelque « feu
intérieur », ai-je rappelé, qui ne parvient pas à se consumer, mais
a crû sourdement, est en attente et demande, moins qu’une
cause, un support, un prétexte, pour s’embraser ? Dans la
démarche alerte et décidée d’Anna, il y a plus que de l’entrain ou
de la vivacité ; quelque chose se trahit déjà qui fait signe vers
cette époque où la déception de sa vie de femme a crû
silencieusement et s’étire en longueur, démesurément, sans venir
encore à bout de sa jeunesse.
Pour qu’un tel « événement » soit possible (qu’elle arrête son
regard sur Vronski puis, bientôt, sa vie entière), il convient donc
que des conditions soient mûres, qui réclament que la chair
ennuyée enfin s’émeuve et que trop de conventions de surface,
pesant jusqu’à l’insupportable, basculent en rupture ouverte.
Vronski n’est donc à tout prendre que le révélateur ou le
déclencheur – la cause occasionnelle, diraient les théologiens –
de la nécessité « éperdue » d’aimer, c’est-à-dire de donner accès
sans compter à de l’autre, dans laquelle la jeune femme se
contient depuis des années et qu’elle n’a fait que déporter de son
mieux jusqu’ici, à défaut de complètement l’enfouir, voire qu’elle
se masque à elle-même sous sa réserve élégante. À preuve le fait
que Vronski, en dépit de toute sa bonne volonté, ne la rencontrera
jamais ; et que, comme dans toutes les histoires véritables, elle
restera murée et toujours seule dans son amour, celui-ci se
renversant silencieusement de l’émoi de la séduction en suicide
solitaire. Chacun est un objet d’investissement pour l’autre, voire
bientôt de tout investissement, mais leurs deux histoires, en
suivant chacune nuitamment sa logique propre, et par-delà les
interférences, resteront parallèles.
Ou l’on invoquera le « 11 septembre ». N’est-ce pas là
l’événement brutal par excellence, qui a fait basculer l’histoire du
monde et dont nul ne pouvait prévoir tout ce qu’il a déclenché, tant
il engage de nouveaux possibles, pas même ceux qui l’ont
préparé ? Mais, là encore, je crois qu’on pourra retourner la
perspective. Car celui-ci, événement s’il en est, ne serait-il pas
plutôt l’« affleurement » visible, sonore et même spectaculaire, tel
qu’il a éclaté, de la transformation demeurant silencieuse,
justement parce que globale, qu’on appelle pour une fois
précisément de ce nom : la « globalisation » ? Car pouvait-on
imaginer sérieusement, dans une sorte d’optimisme enfanté des
Lumières, que, le dernier « Mur » tombé et toutes les nations
conférant désormais ensemble, le négatif se retirerait
définitivement de l’Histoire sur la pointe des pieds : d’une Histoire
finissant parce qu’à jamais pacifiée ? Je croirais plutôt que ce
négatif à l’œuvre dans toute his toire et qui ne disparaît jamais, ne
pouvant plus désormais se laisser cibler au-dehors – la
mondialisation supprimant ce Dehors – comme étant celui de
l’autre camp ou de l’autre classe (ainsi entre les États-Unis et
l’URSS du temps de la guerre froide), s’est trouvé conduit de lui-
même à s’intérioriser : n’ayant plus d’issue frontale, délimitable, à
découvert, il ne pouvait que prendre ainsi la forme occulte, non
plus cantonnable mais disséminée, et se retournant sans crier
gare, du « terrorisme ».
Transformations globales, effectivement, et qui dès lors ne sont
plus saillantes : les intérêts économiques étant désormais trop
étroitement intriqués en un même « monde » par les lois du
marché, des ruptures sont conduites progressivement à se
reformer sur un autre plan qui soit celui de la croyance et des
valeurs, c’est-à-dire où l’idéologique se revendique à nouveau de
plein droit autonome – de là, la recrudescence du dogme, du
sacrifice et de la Foi conquérante. Ceux-ci sont même d’autant
mieux portés à afficher leur intransigeance, par la violence, qu’ils
peuvent faire effrontément pièce au discours désespérément
faible, quand il n’est pas ouvertement hypocrite, de la coopération
internationale, i.e. celui des bons sentiments unanimement
affichés et du « tout positif ». Je ne nie donc pas que le
11 septembre n’ait été gros, par ses conséquences, d’une brutale
mutation des rapports de force et des conduites politiques ; mais
je crois aussi constatable qu’il a été le fruit d’une reconfiguration et
maturation silencieuse du négatif qui possède aussi, parallèlement
à cette irruption soudaine, ses manifestations endémiques
(comme la guerre en Afghanistan), mais est demeurée en ce cas-
ci dissimulée sous le sensationnel de l’Événement et son effet de
condensation dramatique.

Car l’événement n’est pas seulement ce qui accapare


l’attention, il est aussi ce qui structure le récit et sert à sa
dramatisation. En quoi il est bien l’élément constitutif d’un muthos.
Or, parce qu’elle a élaboré ses représentations de base à coups
de Grands Récits, donc sur un mode mytho-logique, la culture
européenne pourrait être définie, je crois, comme une culture de
l’Événement. Par la rupture qu’il produit et tout l’inouï qu’il ouvre,
par ce qu’il permet de focalisation, et par conséquent de tension,
donc aussi de pathos, l’événement détient un prestige auquel elle
n’a jamais renoncé. Elle n’a jamais pu renoncer, parce qu’elle y
est passionnément (passionnellement) attachée, au caractère
fascinant-inspirant de l’événement. Sa croyance même n’est-elle
pas faite d’événements absolus ? L’Éternel y vient à croiser le
temporel et l’effraction alors est totale : Création, Incarnation,
Résurrection, etc. Car le christianisme est cette religion étrange
où, son prophète étant Dieu sur terre, la vie de Celui-ci devient
l’Événement tranchant toute Histoire et reconfigurant le Temps. –
Sur notre scène littéraire également, tout a concouru à mettre en
valeur le vertige attirant, subjuguant, de l’événement. Que ce
soient Homère ou Pindare ou les Tragiques, tous visent à produire
un événement irréductible qui ne se laisse pas comprendre dans
la trame mémorable des cycles et des épisodes, et ne soit le cas
particulier de rien de plus général : événement incomparable,
inintégrable, portant à la limite – source à la fois de sublimation et
d’interrogation sans fin.
En quoi, servant au mieux l’idéologie de la rupture qui est si
chère à l’Europe, l’événement ne cesse de féconder encore
aujourd’hui la philosophie. Quand Alain Badiou considère que ce
qui convoque à la « composition » d’un Sujet doit nécessairement
intervenir en plus du donné objectif, c’est-à-dire « survenir » aux
situations comme ce dont ces situations ne sauraient elles-mêmes
rendre compte, et qu’il appelle ce supplément, par contraste avec
la morne inertie des circonstances, un « événement », il demeure
dans le parfait sillage de cette mythologie européenne qui fait de
l’événement la seule voie d’effraction possible vis-à-vis du
conditionné, et donc d’une affirmation de la Liberté79. Le voici qui
investit dans la Révolution la façon (qu’il a par ailleurs si bien
décrite) dont Paul apôtre construit l’Événement (du) Christ. Car
posons comme nécessaire pour que se constitue un « sujet »,
outrepassant cette animalité qu’il est, qu’il se passe quelque
chose d’irréductible à son inscription ordinaire dans l’« il y a » ; et
considérons dès lors que c’est de la seule décision de se
rapporter désormais à la situation du point de vue de l’exigence
que constitue ce supplément événementiel, c’est-à-dire dans la
« fidélité » à cet événement, que se dégage un processus de
vérité, seul fondateur de l’éthique : ne fait-on pas une fois encore
de la rupture ouverte par l’Événement la condition d’une promotion
de l’« existence » ? La continuité qui fait qu’il y a bien tradition en
Europe, au-delà même de son mythe invétéré de la Rupture, voire
par-delà la fin des Grands Récits, tient moins certainement au
message religieux lui-même qu’à la façon de faire surgir, à travers
le saillant aberrant de l’Événement, cet autre plan de l’inouï, ou de
l’inédit, c’est-à-dire de cet irréductiblement autre vis-à-vis des
situations engagées, qui tient encore et toujours du « miracle »…
Je comprends d’autre part que les phénoménologues restent
fascinés par ce surgissement inintégrable de l’événement ; qu’ils
voient en lui le « phénomène » par excellence, le mieux en
mesure de faire apparaître l’apparaître, donc le plus révélateur, ou
plutôt le seul révélateur en lui-même, celui dont l’attention
phénoménologique ne puisse par conséquent plus se détacher.
Eux aussi veulent libérer la langue : penser le changement sans
« chose » qui change supposée sous lui ; et, pour cela, affranchir
l’énoncé du changement de la structure prédicative l’assignant à
un sujet le faisant d’emblée passer sous la coupe de l’Être et de la
causalité. Ce qui requerrait de ne plus garder le verbal de
l’événement (cet « arriver », « surgir », « se produire », …) dans la
dépendance de l’Agent et du substantif, mais bien d’inverser les
rapports entre eux : puisque c’est de l’« éclairer » que naît la
clarté, nous fait remarquer Claude Romano80 dans un beau livre,
et que celle-ci n’en est que le résultat. Réentendre l’avènement du
monde dans chaque événement singulier, ce « monde » lui-même
s’ouvrant et ne se déployant qu’en eux, serait à ce prix – c’est à ce
prix qu’on retrouverait l’« originaire ».
Or qu’en advient-il cependant de cette revendication d’une
verbalité (activité) pure affirmée à l’encontre du règne de l’Être, du
substantif et du sujet, cette revendication étant celle-là même qui
fonde les droits à part de l’événement, une fois qu’on sort de la
morphologie de notre langue ? Dès qu’on passe dans une langue,
telle la chinoise, où, je l’ai déjà noté, le même mot peut être aussi
bien verbal-nominal-adjectival ? À partir de leur théorie des
« incorporels » comme en reconfigurant la causalité, les Stoïciens
ont bien développé un statut propositionnel de l’événement qui
l’affranchit de sa dépendance prédicative ; mais cela, ils le font en
l’ancrant davantage encore dans la différence du nom et du verbe,
de l’onoma et du réma. Or je me trouve à nouveau arrêté par ce
constat : ming, en chi nois, signifie aussi bien « éclairer »-« clair »-
la « clarté ». La grande opposition établie dans nos langues entre
le nominal et le verbal s’y efface. Dès lors, ce grand conflit ouvert
entre les « événements » et les « choses », tel qu’il départage
notre pensée en Europe, ceux-là se détachant abruptement de
celles-ci, est-il encore pertinent ?

De quoi nous remettre en route, une fois encore, pour tenter de


revenir en amont des partis pris dans lesquels nous maintient la
langue, sans même que nous y pensions ; et faire jouer à nouveau
l’écart chinois, non pas à titre de fenêtre exotique, mais en s’en
servant comme d’un levier : pour faire bouger ce qui est devenu
l’imbougeable de nos questions philosophiques et, plus encore, de
leurs présupposés. Car le propre de la pensée chinoise et, plus
généralement, de ce qu’on appelle d’un mot si faible la
« sagesse » face à la philosophie, n’est-il pas précisément de
dissoudre l’événement ? De là, je crois, viennent à la fois leur
cohérence et leur pouvoir de séduction. Celui-ci est à la fois de
défocalisation et de dédramatisation (de décrispation, si j’ose
dire) : de quoi nous libèrent-elles, en effet, si ce n’est d’abord de
l’émotion que l’événement suscite en accaparant l’attention ? La
pensée des « transformations silencieuses » y aboutit logiquement
comme à son résultat : l’événement n’y est plus qu’un avènement
continu, non plus de l’ordre de l’effraction mais de l’émergence ;
au lieu de faire surgir un autre possible, il ne s’entend que comme
la conséquence de maturations si subtiles qu’on n’a pas su,
ordinairement, les suivre et les observer.
Ce qui fait ressource, dès lors, et sur quoi s’appuie la sagesse,
n’est plus à chercher dans le détachement de l’exceptionnel et
cette « supplémentarisation » que constitue l’événement au regard
du donné, mais bien dans l’occurrence de tout « moment »,
opportun comme il vient et qu’il faut apprendre à l’accueillir. C’est-
à-dire d’abord à tenir à égalité avec les autres, sans plus le
privilégier ou l’excepter vis-à-vis d’eux tous, tant il est vrai qu’à
travers ses traits patents se perçoit déjà – latent – son
renversement à venir. De là que tout moment est le bon moment,
ne cesse d’enseigner la sagesse : non pas seulement comme
occasion de vertu, occasio virtutis, exigeant notre effort pour
l’affronter et nous grandir (nous raidir), comme l’a réclamé le
stoïcisme ; mais parce que tout moment est « de saison », se
renouvelant dans son autre, et qu’il alterne légitimement avec les
autres pour que se déploie la durée. Le Sage, se mettant en
phase avec lui, est cet être « saisonnier »81.
S’attachant aux phénomènes de transition s’opérant à tout
instant, la pensée chinoise ne pouvait que tendre à résorber le
prestige de l’événement. Souvenons-nous que la Chine antique
n’a pas composé d’épopée, ni non plus de théâtre, le montant
dramatiquement : elle a sacrifié son exceptionnalité au profit d’une
constante adaptation au moment. En revenant à notre précédent
binôme : travaillant à la « continuation », la « modification » se
trouve partie prenante de l’évolution et ne saurait en être
détachée, encore moins isolée. Pour autant la pensée chinoise
éviterait-elle toute rupture ? Ignore-t-elle pour autant l’aléa ? Pour
les mieux délimiter et pouvoir les gérer, en même temps que
justifier le phénomène inévacuable de la « rencontre adventice »
(shiran, ouran), les Chinois ont concentré leur attention sur ce
qu’ils ont conçu comme l’« amorce » infime du changement
(notion de ji dans le Classique du changement) et qui est
précisément le stade initial de la modification, alors que celle-ci
s’engage à peine et que, s’esquissant, elle n’est pas encore
manifeste. S’il est un moment décisif, c’est à ce stade le plus
« subtil », que scrutent le Sage et le stratège, nous dit-on,
jusqu’en son « tréfonds » : là où, la modification venant à poindre
pour rouvrir la voie à venir, l’imprévisible se mêle opportunément à
ce qui est encore l’indéfinition de la tendance, de sorte que,
l’aléatoire fécondant ainsi le devenir, de nouveaux germes de
possible apparaissent. Car, à peine amorcée, la tendance qui
s’engage est portée d’elle-même à son déploiement ; et c’est elle
qu’on verra finalement aboutir, en grand, au surgissement si
merveilleux de l’« événement ».
Comment dit-on d’ailleurs « événement » en chinois ? Pour
traduire « événement » de l’occidental, le chinois moderne dit :
« fragment » ou « partie » d’« affaire » (ou de « situation » : shi-
jian ; par exemple, les « Événements de Tian’an men », en 1989 :
Tian’an men shijian) ; c’est-à-dire qu’il n’envisage que la
dimension « de fait », pragma en grec, sans que soit pris en
compte, en parallèle, ce qui « arrive » (to sumbebekos), qui échoit
ou se produit, comme le dit aussi le latin dans eventus (en
européen : event, evento ; et même Ereignis ?). Si l’on considère
la première rencontre entre ces deux mondes qui s’étaient jusque-
là ignorés, on comprendra dès lors qu’une des principales
résistances à l’entrée du christianisme en Chine, par contraste
avec l’assimilation du bouddhisme un millénaire plus tôt, tient
précisément à ce statut, faisant rupture, de l’Événement. Car
comment, dans une perspective de déroulement continu ainsi que
de renouvellement par alternance, faire sa place, en effet, à l’idée
d’un événement radical, annoncé certes, mais tranchant
résolument dans le cours des temps et réclamant par conséquent
la Foi pour intégrer cet impossible ?
N’ayant cessé de se fier, pour sa part, au développement des
processus qui, de l’infime de leur amorce, se développent jusqu’à
l’infini, la pensée chinoise n’a pas à « croire » en la Rupture. Et
cela, elle le vérifie au plus près, dans toute évolution. Par
exemple, considérez la santé. Tandis que la médecine
européenne, là encore, se fie à l’action, ici et maintenant, et ne
craint pas d’interrompre brutalement le cours engagé (on
« opère », pratique une « intervention »), la médecine chinoise fait
confiance à la capacité d’influence indirecte, par transformation
diffuse, globale et sur le long terme, d’un remède ou d’un régime.
Ou encore, on ne « tombe » pas malade (soudainement), nous
disent les adeptes des procédures de « Longue vie » (témoin Xi
Kang82) : un tel événement – rupture – n’existe pas. Il s’est
seulement produit une dérégulation, au départ très subtile, qui en
se développant a soudain franchi un seuil, un beau jour, et devient
sensible. Nous étonne alors la brutalité de l’« événement » parce
que nous n’avons pas su percevoir la transformation silencieuse
qui insensiblement y a conduit.

N’est-ce pas cependant le règne de l’événement qui, sur ce


double appui, à la fois parce qu’il accapare l’attention et crée une
tension dramatique, a réussi à s’imposer aujourd’hui dans le
monde ? Partout… La Communication a réussi, sans crier gare, là
où la Conversion (religion), en dépit de son effet d’annonce, a tant
peiné. Quel pays, quelle culture, quel lieu perdu, y compris en
Chine, y échappent encore ? Règne ou plutôt dictature, mais
dictature telle qu’elle se promeut de nos jours : ambiante, discrète,
infiltrée, qu’on ne peut pas cibler, contre laquelle on peut encore
moins résister – on n’y songe pas. Car c’est bien par une
transformation silencieuse, et même exemplaire en son genre,
que les médias ont acquis, durant ces dernières décennies, dans
le monde « global », leur ascendant. Or celui-ci ne se fonde-t-il
pas précisément sur la fabrication en chaîne – stéréotypée –
d’« événements » ? Non seulement l’événementialisation à
laquelle ils procèdent leur sert à capter l’intérêt et, par là, à
accroître leur audience et leur influence ; mais aussi, de même
que tout ce que touche Midas devient de l’or, tout ce dont parlent
les médias devient événement. Car un événement n’a pas
d’« être » propre, c’est pourquoi il échappait à l’ontologie
classique : c’est à la façon dont on le trie et dont on le traite, dont il
parvient à coaguler autour de lui de la parole et du spectacle, que
lui vient sa consistance, ou performance, d’événement. Car en
quoi la mort de tel chanteur, dont on repasse en boucle la nouvelle
en France, en jouant du pathos, est-elle plus significative du point
de vue de la connaissance du présent que n’importe quelle autre
information que le développement accordé à ce décès fait passer
sous silence ? Et même – mort à mort – la mort de Deleuze (ou de
Ricœur ou de Derrida) a-t-elle seulement été annoncée ?
Dans son rituel, non plus de « prière » quotidienne, comme la
voulait Hegel à propos du Journal, mais de spectacle organisé, et
désormais de la même façon partout dans le monde, le Journal
télévisé n’est, à l’évidence, qu’un montage d’événements.
Événement-divertissement, faut-il le dire ? À l’événement-
promotion, ouvrant par un nouveau possible, serait-il fictif, sur de
l’inouï, tel que le porte en lui le christianisme ou que le conçoit
Badiou, s’oppose l’événement-distraction, que véhicule la
télévision et qui n’a même, somme toute, on le sait, pas grand-
chose d’informatif. Son crédit (« audimat ») vient d’ailleurs et tient
d’abord à son dosage. Sous couvert de nous informer, le Journal
télévisé nous fournit, non pas tant en supports de fantasmes, ce
qui serait leur reconnaître un caractère légitime de fiction, que de
ce que l’on appellera plutôt des « prétextes » d’actualité. Théâtre
d’actualités (comme on dit « de variétés »), puisque tout y est fait
d’abord pour surprendre- passionner-scandaliser-récréer-
rasséréner, du moins selon ce cycle le plus ordinaire. Car on sait
que, dès lors qu’un événement n’est plus assez saillant, qu’il est
usé du point de vue dramatique (en ressources pathétiques) et
qu’on juge qu’il ne réussit plus à nouer, à partir de lui,
suffisamment d’intrigue et d’intérêt, le voilà retiré de l’écran et
rendu au silence. Alors que c’est précisément ce que tel fait
survenu entraîne alors de conséquences qui nous instruirait :
comment s’étirent, au fil des jours, les effets suscités ; comment
de l’ordinaire, se rétablissant peu à peu, le diffuse et l’absorbe ;
bref, dans quelle transformation silencieuse il s’est enfoncé.
Jusqu’où s’étendra contagieusement ce phénomène ? Car, par
une transformation silencieuse que je ne vois d’ailleurs, elle aussi,
guère analysée, la vie dite intellectuelle se trouve de plus en plus
régie, elle aussi, et formatée par le montage et la consommation
d’événements ; voire, elle passe dans les mains de « concepteurs
d’événements » organisant un « événement philosophique »
comme un mariage ou un rallye, l’un après l’autre – nouveau
métier. Car là aussi l’événement fait son marché. Qui ne sait que,
en fonction de sa logique commerciale d’accaparement, celle qui
fait du livre un produit comme un autre, même la « sortie » d’un
livre désormais est tout entière orientée en ce sens ? L’événement
y devient assènement (au même moment, tous les médias, les
mêmes formules, les mêmes photos, etc. : j’ai vu les mêmes piles
de Harry Potter à Pékin qu’à Paris…) ; puis, en peu de temps, le
livre est vendu, consommé, épuisé, oublié ; il laisse la place à
d’autres et ne crée même pas l’embarras de stocks à gérer –
opération en tous points bénéfique. Plus remarquable encore, un
tel usage devenant prescriptif : c’est aujourd’hui en prévision de ce
qui peut faire événement qu’on écrit des livres. En France :
« Shoah », « Mai 68 », les Jeux de Pékin, etc. Les tables des
libraires sont couvertes de l’un puis de l’autre, la tête du public
tournée de l’un puis de l’autre côté…
À l’heure où j’écris ces lignes, la nouvelle vient de tomber selon
laquelle Ingrid Betancourt est libérée. Voilà enfin un événement,
un vrai, isolable et étalable, attendu et consistant – non
suspectable : tel jour, à telle heure, en tel lieu, cela est bien arrivé.
Il y a bien Avant/Après ; il y a bien, diffusé dans le monde, un
soulagement communicatif. Et peut-être même cette attente et
pression précédente, produisant une montée en puissance de
l’événement, a-t-elle permis l’événement (quitte à ce que je puisse
aussi reprendre à ce propos mon analyse : c’est grâce à la
transformation silencieuse par laquelle les forces rebelles se sont
peu à peu affaiblies, la capacité d’initiative basculant de l’autre
côté, qu’une opération a pu être menée et le coup réussir).
Néanmoins, chaque fois que se produit ce type d’événement,
pourtant le plus indubitable et le plus consistant, une telle
libération d’otages, je m’étonne de la façon dont celui-ci est
médiatiquement rattrapé, consommé et vidé. Sitôt l’événement
joue à l’événement… Car l’événement se « consomme ». Il se
consomme pour mettre un peu d’intensité dans nos vies, et même
on s’en repaît. Le pathos est aussitôt orchestré, étalé, épuisé. On
se donne la commode impression, voire la justification confortable,
de vibrer généreusement avec le monde, alors qu’il ne s’agit là
que d’une occasion facile de secouer son apathie : d’avoir enfin
quelque chose à quoi se raccrocher, de quoi s’occuper, de quoi
parler. Me surprend toujours cet effet de fixation et
d’accaparement qui fait soudain oublier tout le reste et produit
cette protubérance d’un moment, sitôt promise à effacement.
Je les regarde tous deux en train de boire paisiblement leur
verre, à la terrasse, devant la mer, avant de passer à table.
L’époux-l’épouse – ils n’ont visiblement rien à se dire, et même
n’attendent rien. À quel point leur est-ce encore supportable ?
Leurs faces atones paraissent au bord de l’asphyxie : tels deux
poissons jetés sur le sable, hors de leur élément, n’ayant plus
d’événementiel, tel le moindre filet d’eau vive, dans quoi se
sauver. On vérifie bien, à ce désespoir dénudé au point d’en être
indécent, quel « supplément » métaphysique, à quoi fébrilement
se raccrocher, est l’« événement ». De temps à autre, s’ébrouant
un peu, ils se posent une question, mais sans y croire, sans
espoir, avec autant d’effort apparemment que s’il y avait là
quelque poids énorme à bouger : « Tu sais si… ? » Mais cette
question, d’avance, n’attend rien qui apprenne. Ils sont là à
quémander désespérément un bout d’événement qui leur
donnerait enfin un peu d’accidentel à remuer, d’intensité à faire
lever. – Le portable est là, bien sûr, sous la main, bouée de
secours, mais on a tous entendu ces échanges téléphoniques
dans le train qui, une fois passée la brève surprise de l’appel,
n’apprennent rien… Ébloui par ce bleu intarissable que je ne
verrai plus demain et que je voudrais tant capter, je serais prêt à
faire n’importe quoi pour leur venir en aide : à crier au loup ou bien
à renverser la table, pour qu’ils aient enfin quelque chose qui leur
« arrive » ce soir, se « produise », un minimum à raconter, et qu’ils
puissent respirer…
X. Du concept qui manque : historique-
stratégique-politique
J’ai rencontré la notion de « transformation silencieuse », au
détour d’une page, dans un grand ouvrage de réflexion sur
e
l’Histoire, du philosophe chinois du siècle, Wang Fuzhi :
« déplacement(s) souterrain(s) - transformation(s) silencieuse(s)
(qian yi mo hua) – comment cela tiendrait-il en un jour83 ? ». La
notion n’est là pas plus développée, mais elle s’enracine dans la
pensée d’ensemble de cet auteur. Considérons par exemple cette
mutation, sans doute la plus importante de l’Histoire chinoise,
qu’est la fondation de l’Empire en 221 avant notre ère, premier
empire du monde à structure administrative se substituant à la
féodalité – en comparaison de lui, l’Empire romain se formant si
prudemment après la mort de César fait figure d’innovation
timide : en témoignent les quelques pièces de la maison
d’Auguste sur le Palatin. Or le penseur chinois s’attache à montrer
comment cet événement, décisif s’il en est et faisant le plus
ostensiblement rupture, procède en fait d’une orientation de fond,
ou « propension générale » (da shi), dont on peut scruter la
« cohérence » et la rationalité (notion de li). Certes, cette
unification de l’Empire dans la violence et le sang ainsi que cette
mutation du féodalisme à la bureaucratie, décidées
autoritairement par le Premier empereur, peuvent paraître opérer
une révolution soudaine. Et néanmoins, sous les à-coups de
l’Histoire, on ne manquera pas de discerner une évolution, plus
lente et plus régulière, qui laisse apparaître le caractère à la fois
« tendanciel » et « logique » (shi et li) de la transformation84.
À preuve le fait que, avant même que le Premier empereur
n’impose cette nouvelle forme d’autorité, nombre de territoires qui
avaient perdu leur suzerain, aux derniers siècles de l’Antiquité,
étaient déjà passés sous une tutelle de type administratif : le
nouveau système a donc préexisté à la décision impériale, et
celle-ci n’a fait que le systématiser. D’autre part, à peine cette
première dynastie s’est-elle éteinte que les restaurateurs des Han,
moins de vingt ans plus tard, revenaient au système des fiefs :
c’est dire que, en plus des mauvais souvenirs laissés par le
Premier empereur, promoteur de la réforme, l’ancien système
féodal était encore inscrit dans les habitudes et les mentalités, et
que la tendance qui orientait le cours de l’Histoire ne pouvait
supporter un changement aussi brutal. Mais il ne pouvait s’agir,
non plus, nous dit ce penseur, d’un véritable retour en arrière. Car
ceux qui ont craint alors que les nouveaux maîtres de l’Empire ne
portent atteinte, par l’octroi de grands fiefs, à leur propre
puissance, et ne ramènent la Chine à l’époque précédente des
guerres entre principautés, ont « gémi en vain », faute de
comprendre le caractère inexorable, parce que « logique », de
l’évolution engagée. Car il est clair que, une fois le pouvoir des
Han consolidé, les révoltes des princes feudataires, tout au long
du premier siècle de la nouvelle dynastie, étaient condamnées
d’elles-mêmes à avorter et ne représentaient plus que « la
dernière étincelle d’une lampe près de s’éteindre » : l’octroi de ces
fiefs avait représenté les « dernières vagues » d’un monde
finissant, leur quasi-abolition constitue le « prélude » des périodes
à venir.
L’événement, saillant comme il apparaît, se trouve ainsi résorbé
dans son avant comme dans son après : en amont, sa
préfiguration naît de maturations discrètes ; et, en aval, on suivra
encore longtemps les soubresauts dus à la lente assimilation de la
transformation opérée. En même temps que, de cette
transformation, le penseur chinois tient à montrer comme elle est
globale : le passage des fiefs aux préfectures présente non
seulement un intérêt administratif et politique, mais concerne la vie
du peuple dans son ensemble, et d’abord dans sa condition
matérielle. En ce sens, même les domaines qui paraissent le
moins directement liés à cette mutation – tels le système des
écoles et le mode de sélection – sont néanmoins partie prenante
d’une telle modification. Toutes les institutions d’une même
époque faisant corps les unes avec les autres et « s’épaulant
mutuellement », c’est cette transformation d’ensemble, reliant tant
de domaines entre eux, que doit discerner l’historien sous tous
ces aspects divers.
Or, en Europe, nous avons d’abord appris l’Histoire, enfants, sur
un mode événementiel : dates de la vie des rois, guerres et traités.
Marignan : 1515. Enfants, nous avons tous appris cette date, en
France : Marignan. Or « Marignan », à l’évidence, ce n’est rien.
C’est une bataille gagnée pour être perdue – on y a
principalement acquis ces élégants châteaux qui, grâce à l’entrée
des troupes françaises en Italie, bordent la Loire. Puis sont venus
l’École des Annales et l’enseignement de Fernand Braudel
juxtaposant à ce récit traditionnel « attentif au temps bref, à
l’individu, à l’événement », récitatif « précipité » et dramatique,
une nouvelle histoire mettant au premier plan de ses recherches
les grandes oscillations cycliques et misant sur la durée85. À côté
de cet événement « explosif », « nouvelle sonnante », dit Braudel,
e
dont l’historien du siècle s’est si volontiers fait le metteur en
scène, ne dédaignant pas de manier, pour capter l’intérêt, les
ficelles du suspense et du pathétique, s’étendent désormais ce
temps « long » ou cette durée « lente », ce « temps ralenti »,
s’étirant sur des siècles, tels qu’on doit les considérer par exemple
e e
quand on étudie le capitalisme marchand du au siècle,
en Europe : nombre de traits sont communs et « demeurent
immuables » durant ces quatre siècles de vie économique,
maintenant une cohérence d’ensemble en dépit des changements
spectaculaires et de la multitude d’événements – combien
sonores ! – qui les remplissent.
Braudel oppose ainsi les deux : temps bref et temps long,
l’« explosif » de l’événement d’une part et, de l’autre, un temps
« si ralenti » qu’on se trouve « presque à la limite du mouvant ».
Car il reste pris, comme toute l’historiographie européenne, dans
cette notion imposée d’un temps devenir, mais comme telle, on le
sait, extérieure à la physique, dont la modalité de base est le récit
(on a bien affaire, dit-il, à deux « récitatifs » différents). Or force
est de constater que les historiens chinois, de même que les
philosophes de l’Histoire en Chine, dont Dieu sait combien la
tradition est importante, n’ont pas développé leurs conceptions à
l’intérieur d’un concept de « temps » pour la bonne raison qu’ils
n’en disposaient pas, du moins qui fût explicite, et qu’ils pensaient
plutôt en termes de procès continu, à quoi revient le tao chinois.
Leur travail en a-t-il été handicapé pour autant ? Je me
demanderai, pour ma part, en m’avançant prudemment sur ce
terrain qui n’est pas le mien, si la notion de « transformation
silencieuse » ne présenterait pas le grand avantage de recouper
celle de « temps long » ou de durée lente, tels que les conçoit
Braudel, face au temps court de l’événement, sans tomber pour
autant dans la contradiction de l’« immuable » et du « mouvant »,
que frôle ici l’historien et dont on voit combien elle reste
dépendante de notre métaphysique. Car, quand Braudel, se
référant aux anthropologues (Lévi-Strauss), s’appuie sur les
notions de « structure » ou de « modèle » pour appréhender les
phénomènes de « permanence » et de régularité, il apparaît bien
que la pensée du non-changement à laquelle infailliblement ces
notions conduisent travaille à l’encontre de ce qui constitue la
nature même de l’Histoire. Or – je n’ai cessé de le montrer – le
« silence » (de l’Histoire) n’est pas l’immobilité. De là l’intérêt que
je vois, pour son caractère unitaire, à la conception d’une Histoire
perçue comme transformation continue dont les « déplacements
souterrains » s’étirent « en silence », ainsi que le dit Wang Fuzhi,
vu leur nature globale, tandis qu’en affleure et que s’en détache,
frappant notre attention, le staccato retentissant des événements.
Le danger, sur l’autre bord, d’un point de vue spéculatif, dès lors
qu’on quitte le pelliculaire de l’événement, est de repartir sur un
scénario hégélien (en fait très largement européen) régi par la
révélation et la finalité : de percevoir sous ce pointage
événementiel un progrès dissimulé, à l’instar du Dieu caché, qui
ne se manifesterait que rétrospectivement, à terme, à partir de son
dépassement ; bref, de renouer encore et toujours avec la
théodicée. Le mérite du concept de transformation silencieuse, en
regard, est qu’il nous tient quitte de cette construction théo-
téléologique et recompose autrement, de façon non
métaphysique, le rapport du visible et de l’invisible. Reconfigurons
donc ainsi le rapport des deux : la transformation est gestation et
vaut à titre de condition ; l’événement, je l’ai dit, est affleurement.
Parce qu’elle est globale, opérant en amont, au stade de la
maturation, la transformation est toujours « silencieuse » ; et,
parce qu’il s’en détache, en s’individuant, l’événement en est le
marqueur et l’indice.
Non seulement le concept de transformation silencieuse évite
ainsi d’avoir à séparer ce qui « arrive » de ce qui le porte (plutôt
que ce qui le « cause »), l’événementiel du tendanciel ; mais il
permet aussi de suivre les évolutions selon leur orientation sans
plus les raccrocher idéologiquement à quelque Avènement
attendu : de scruter en elles les lignes de force qui y sont à
l’œuvre et leur direction, sans plus y présupposer un Sens et une
destination. Sans plus donc chercher dans l’Histoire quelque
Progrès hypostasié. Ce concept permettra en outre de ne plus
scinder l’Histoire selon une différence d’échelle ou de domaine ;
mais de relier sous lui la plus « grande » et la plus « petite »,
l’individuelle et la collective, celle de la nature, du climat, des
espèces, des hommes et de chacun d’eux. De toute vie et du
moindre phénomène : aussi bien l’érosion des montagnes que la
dégénérescence des cellules ; aussi bien ce qui mine une
affection et la mue en indifférence, sans même qu’on s’en
aperçoive, que ce qui fissure de jour en jour les dictatures et, se
ramifiant en silence, permet un beau jour de croire la Révolution
possible et de les renverser.

Propre à l’étude de l’Histoire, le concept de transformation


silencieuse ne le serait-il pas également à l’analyse du présent ?
Car de quoi est fait le présent de la France (en ce printemps- été
2008) ? Est-ce des « petites phrases » des hommes politiques,
que les Médias commentent à l’envi comme des « événements »
et qui meublent au jour le jour l’actualité, mais qu’on oublie sitôt
après ? Il n’y a là, à l’évidence, que traits d’écume. Est-ce des
mesures, par exemple de réforme, qui seraient prises ? Mais elles
ne le sont qu’autant que des conditions d’ensemble ont
discrètement mûri qui le permettent. Une érosion lente a sapé tout
un édifice idéologique, auparavant intouchable, ou qu’on croyait
beaucoup plus redoutable, mais qu’on voit s’effondrer peu à peu,
pan par pan, comme carton-pâte, ou ne susciter que des
résistances d’arrière-garde, convenues et devenues factices.
Même le Mur de Berlin est tombé par érosion et lassitude propre
au système. Chaque époque redit ainsi à son tour, comme si
c’était la première fois, ce que dit Hegel de la sienne, comme en
écho au penseur chinois, distinguant ce qui « mûrit lentement et
silencieusement », langsam und still, et ce qui « se désintègre
fragment par fragment » de l’ancien édifice : « L’ébranlement de
ce monde est seulement indiqué par des symptômes
sporadiques » ; et « l’insouciance et l’ennui qui envahissent ce qui
subsiste encore, le pressentiment vague d’un inconnu sont les
signes précurseurs de quelque chose d’autre qui se prépare »86.
Ou serait-ce, de façon périodique, les élections qui font le
présent politique, elles qui sont montées médiatiquement et
vécues comme le grand Événement, orientant les années à venir
et même décidant, nous promet-on, d’un « choix de société » ?
Mais on voit sans peine qu’elles sont elles-mêmes le fruit
d’inflexions au long cours, enfantant des renversements
progressifs qui en commandent de loin, en amont, le résultat. Elles
proclament ostensiblement et même théâtralement la Rupture,
mais cet effet d’annonce, combien de mois faut-il pour qu’il se
résorbe ? Tout au plus entérinent-elles des mutations qui
couvaient, ou précipitent-elles les évolutions en cours en les
rendant tranchées. Le mythe de l’homme choisissant-agissant est
nécessaire à la démocratie, donc salutaire, à préserver, mais il ne
saurait dissimuler sur quoi il se détache : il ne saurait celer
l’importance de ce qui n’est ni le poids des structures ni les forces
anonymes, qu’on lui a traditionnellement opposés, mais ces
orientations d’ensemble et propensions discrètes (da shi, dit le
chinois) infléchissant leur époque. De la dernière élection
présidentielle en France (2007), je retiendrai surtout comment elle
a fait affleurer de façon manifeste, et même spectaculaire, un
nouveau seuil étant franchi, la médiatisation ambiante que j’ai
commencé d’évoquer à titre de transformation de fond,
silencieuse, reconfigurant peu à peu tout l’espace public, durant
ces dernières décennies (j’oppose bien sûr en ce cas public à
médiatique) : contaminant ainsi par la consommation du
sensationnel et la mise en vedette de « personnalités », jusque
dans leur vie privée, star ou people, non seulement le champ
politique mais aussi celui du judiciaire et la vie intellectuelle.
Qui fera dès à présent le bilan de la transformation silencieuse,
mais en profondeur, de la vie intellectuelle en France (en
Europe ?) aujourd’hui ? Sans qu’on y prenne garde, la figure de
l’intellectuel s’est scindée en deux, au fil des ans, telle une amibe.
Elle a généré, d’un côté, la philosophie d’opinion : celle-ci se
choisit un rôle (même un costume), l’affiche en « posture », facile
à identifier, intervient sur tous les plateaux et donne son avis à tout
propos, voire va jusqu’à faire passer l’outrance de sa position, si
facile à consommer médiatiquement, pour de la radicalité
théorique. Donneuse ostensible de leçons, elle surfe avec d’autant
plus de bonheur sur le conformisme du jour et l’idéologiquement
correct que, jouant inépuisablement la Révolte, elle prétend
d’emblée au titre de « non conforme » et « non correct ». Le
critère retenu n’est plus alors de notoriété, terme désuet renvoyant
à la reconnaissance d’un mérite ou d’une compétence, mais
d’exposition et de « visibilité ». À côté de quoi se trouve
immanquablement reléguée dans l’ombre, parce que non
spectaculaire, la philosophie qu’on pourra nommer
d’« élaboration », c’est-à-dire travaillant des questions et
produisant des concepts. Position d’autant plus en retrait que,
dans les librairies, sur l'autre bord, celle-ci voit aussi sa place
reculer, d’année en année, de rayon en rayon, au profit de ces
genres florissants (mais portés par des non-livres), prospérant sur
le renoncement à toute construction dans la pensée : zen, « bien-
être » et « développement personnel ». Sa marge (son public) se
réduit de jour en jour entre les deux – mais qui parle de ce
« déplacement souterrain », qui s’en rend compte ?
Ou encore, parmi tant d’autres symptômes corrélés : réagissant
de plus en plus massivement à la mode, i.e. à ce dont on parle
déjà et dont l’intérêt est facile à capter, les suppléments littéraires
des journaux se rétrécissent comme peau de chagrin sous nos
yeux, émiettent leurs articles et n’osent plus traiter de livres
« difficiles ». Au nom, dit-on, du non-élitisme, de plus de
démocratie et d’accessibilité (seule est encore épargnée
l’Histoire). De là, les éditeurs envisagent de moins en moins de
publier de tels livres, trop exigeants, ou le font au compte-gouttes,
pour préserver leur image, « pour ne pas ne pas… », etc.
Transformation insidieuse et globale, une fois encore, dont on se
réveille brutalement un jour en en mesurant le résultat – comme
on regarde une photographie de nous il y a vingt ans. Car voici qui
est devenu désormais impossible : Gracq écrivant ses romans
sans égard pour la presse ou Barthes publiant dans un
hebdomadaire ses Mythologies.
Ne plus envisager, ne plus oser (la récession) est un symptôme
typique des transformations silencieuses – dans sa capacité à
manifester, symptôme fait entendre, suivant son étymologie, la
dimension de ramification et de conjonc tion de l’enfoui ; indice,
par contraste, la capacité à se détacher propre à ce qui se
promeut en signe. Ne plus oser (songer à) courir, se baigner dans
la mer froide, est un symptôme de vieillissement-renoncement. Ou
c’est à ce qu’on n’envisage plus (ne conçoit plus) de dire à l’autre,
qu’on garde peu à peu pour soi sans même qu’on y prenne garde,
et qui retourne au silence, que se mesure, comme sur un
baromètre, la baisse ambiante d’un amour en train de se dénouer.
Or, que se rétracte en nous l’énergie vitale, ou la confiance en
l’autre, il n’y a guère là à attendre de signe positif, en plein,
saillant, intéressant : il n’y a pas là événement mais érodement.
Un tel retrait ne s’affiche pas, et c’est tout le situationnel qui
globalement s’y trouve impliqué : une accumulation ou sécrétion
négative s’est épaissie ainsi de jour en jour qui dresse un mur de
plus en plus opaque, massif bien qu’invisible, qui nous sépare peu
à peu des anciens possibles et les fait indéfiniment reculer, puis
les fait oublier. Ce qui vaut aussi sur le plan politique. N’est-ce pas
de ce rétrécissement des possibles (qui fait qu’on n’ose plus,
n’envisage plus et même ne s’étonne plus de ne plus oser) que
devraient se préoccuper les dirigeants en France aujourd’hui,
plutôt que d’invoquer telle ou telle cause de malaise assignable ?
Face à quoi, le concept de transformation silencieuse pose un
problème encore : peut-on avoir prise sur celle-ci – alors qu’elle
est antinomique de l’action – au lieu de s’y laisser réduire à la
passivité ? De concept descriptif, la transformation silencieuse
pourrait-elle devenir un art de gérer ? Peut-on, autrement dit, faire
des transformations silencieuses un concept qui soit stratégique,
et même à vocation politique ? Retourner ainsi la transformation
silencieuse en concept de la conduite impliquera de penser, non
seulement ce que peut être, sur un mode antagoniste, une
pratique de l’érosion et de l'épuisement graduel de l'adversaire ;
mais aussi, plus généralement et de façon positive, ce que peut
être une gestion par induction. Plutôt que de prétendre projeter
immédiatement son action sur le cours des choses et de l’y
imposer, « induire », c’est savoir engager discrètement un
processus, de loin, mais tel qu’il soit porté de lui-même à se
développer ; et que, s’infiltrant dans la situation, il parvienne, peu
à peu et sans même qu’on s’en rende compte, à silencieusement
la transformer. Ce qui reviendra à envisager, face aux pouvoirs de
la modélisation, dont nous connaissons les effets détonants dans
la science et qui ont assuré le succès technique de l’Occident
moderne, quel serait un art de la maturation.

Une façon commune d’aborder l’efficacité, qu’a développée en


grand la philosophie grecque, est de concevoir une forme idéale
(eidos), figurant un devoir-être, dont on fait un plan, qu’on pose en
but (telos) et qui sert de modèle et de paradigme (ce que décrit
exemplairement Platon). Et cela vaut même à la guerre : dans ses
marches comme au cours de la bataille, un général est plus ou
moins habile, nous dit Platon, « selon qu’il est ou n’est pas
géomètre87 » – la géométrie étant désormais, en Occident, le
modèle du modèle (et les mathématiques la langue dans laquelle
s'écrit ce modèle). Se trouvent convoquées du même coup ces
deux reines des facultés, dans la psychologie européenne, que
sont d’une part l’entendement, qui conçoit « en vue du meilleur »
(la forme idéale), et de l’autre la volonté qui s’investit ensuite pour
faire entrer ce meilleur dans les faits, avec tout ce que ce « faire
entrer » peut impliquer de forçage. Il en a découlé le rapport
théorie-pratique, si commun que nous ne l’interrogeons guère,
même si nous redoutons toujours quelque déperdition de la
« pratique », au stade de l’« action », vis-à-vis de la théorie et du
modèle projeté.
Or une autre façon d’envisager l’efficacité, qu’on lit notamment
dans les Arts de la guerre de la Chine ancienne, est non pas de
reconfigurer la situation sur un mode idéal, dont on fait un plan et
qu’on pose en but, mais de faire mûrir les conditions rencontrées,
celles-là mêmes dans lesquelles on se trouve impliqué. C’est-à-
dire de transformer silencieusement la situation engagée de façon
telle qu’elle incline progressivement dans le sens favorable et que
de cet infléchissement graduel, formant pente, dévalent d’eux-
mêmes conséquemment les effets, donc indirectement par rapport
à toute fin visée : si infimes que soient d’abord les facteurs
porteurs repérés au sein de la situation, qui sait les faire croître
pourra faire basculer le « potentiel de la situation » de son côté (cf.
notion de shi, la même que j’ai rendue précédemment comme la
tendance orientant le cours de l’Histoire). Souvenons-nous de ces
maximes du Sunzi : si l’ennemi arrive reposé, commencez par le
fatiguer ; s’il arrive rassasié, commencez par l’affamer ; s’il arrive
uni, commencez par le désunir, etc. Sans même qu’il s’en rende
compte, transformez-le jusqu’à ce qu’il ait perdu la capacité de
vous résister ; dès lors, à peine vous l’attaquez, il se défait, et
l’« action » devient inutile88.
J’ai tiré notamment cette notion stratégique de maturation d’une
anecdote rapportée dans le Mencius : un paysan, qui veut que son
blé pousse, tire sur les pousses ; le soir, quand ses enfants
accourent voir le résultat, tout est desséché89. En tirant sur les
pousses, en visant par cette action directement l’effet, il a forcé
l’effet et produit immanquablement du contre-effet. Car la poussée
est dans la situation : la graine qui est dans la terre et ne demande
qu’à pousser. Faut-il pour autant rester passivement au bord du
champ et regarder pousser : j’attends que ça pousse… ? Non,
bien sûr ; il convient seulement, nous dit Mencius, de faire ce que
tout paysan sait, qui est discret et non pas héroïque : de jour en
jour, biner, sarcler, bêcher, au pied de la pousse – favoriser la
poussée, c’est-à-dire favoriser la transformation silencieuse qui
aboutit peu à peu, sous nos yeux, mais sans qu’on s’en aperçoive,
à ce que le blé un jour soit mûr et qu’on n’ait plus qu’à le couper.
Aider ce qui vient tout seul, dit aussi en écho le Laozi 90, défaisant
notre opposition grecque du naturel et du technique
(phusis/techné). La Chine, terre d’agriculteurs et non de pasteurs,
ignorante du Dieu conduisant son troupeau par la parole et
s’adressant à lui, n’a cessé de méditer cette maturation
silencieuse de l’effet. Elle s’est défiée de la Parole tout autant que
de l’Action, car l’une lui paraît tout autant que l’autre une
intervention forcée. Même le Sage (Confucius) n’enseigne pas à
ses disciples, il ne fait pas de leçon, ne leur livre aucun Message :
il se contente, en les incitant, de jour en jour, par de brèves
indications données à chacun selon sa situation, comme autant de
coups de pouce, ou de coups de bêche, de faire mûrir en eux la
sagesse91.
Cette stratégie selon laquelle induire l’effet est le contraire de le
commander du dehors, où faire mûrir répond à éroder, aussi peu
bruyants l’un que l’autre et s’étirant tous deux en durée, plus
efficiente que spectaculaire et qui ne met pas en valeur le Moi-
sujet, i.e. concevant et voulant, se vérifie sur un plan militaire :
illustrant un tel choc des stratégies, la bataille de Diên Biên Phu
(mais était-ce vraiment une « bataille » ?) n’a-t-elle pas été le
résultat d’une telle capacité à exploiter et faire mûrir les conditions
favorables en épuisant l’adversaire ? Ou voyez comment Deng
Xiaoping, le « Petit Timonier », a été, si j’ose dire, le
« transformateur silencieux » de la Chine : avançant pas à pas, ou
de « pierre en pierre », disait-il, plutôt que de projeter quelque plan
ou quelque modèle, mais cela sans qu’il faille retomber pour
autant dans l’empirisme (pragmatisme) qui est à l’envers de notre
idéalisme : puisqu’il s’agit là, plus que de coller obstinément au
concret, de tirer parti des propensions à l’œuvre, sur la durée,
ainsi que de la capacité d’auto-déploiement des processus.
Si bien que la Chine, nous le constatons rétrospectivement
aujourd’hui, a pu renverser complètement son système social et
économique par transition continue, laissant le régime et le Parti
en place, mais si profondément transformés (comparez avec
l’URSS redevenant Russie et passant par tant de ruptures en
chaîne : XXe Congrès, Dékhrouchtchevisation, Perestroïka, etc.).
Même la « démaoïsation » a été, non le déboulonnement de la
statue de Mao, mais la transformation silencieuse, prudemment
gérée, de la figure du Grand Timonier (de leader de la Révolution
en fondateur d’un nouvel Empire) ; et les Jeux olympiques sont
cette année l’affleurement désormais visible et même
spectaculaire d’un potentiel de situation qui n’a cessé de croître,
durant ces dernières décennies, en tirant parti de toutes les
conditions ou rivalités favorables et sans grand événement. Ou
voyez comme le quartier chinois s’étend silencieusement à Paris
et fait tache d’huile sans qu’on en parle, sans même qu’on songe
à s’en étonner… Qui étudie la tactique d’enveloppement du jeu de
go en l’opposant à la frontalité du jeu d’échecs le comprend
aisément en apprenant, non pas à détruire l’adversaire, mais à
contrôler le plus d’espace possible en construisant des réseaux
ainsi qu’en étendant par un enchevêtrement de plus en plus serré
son influence. Je ne crois pas, en somme, qu’on puisse entrer en
Chine, y compris dans son histoire et sa politique contemporaines,
sans passer par ces cohérences et ces catégories qu’elle a
développées à l’écart de l’héroïsme de l’action et de la projection
d'un plan des idées.
Est-ce à dire que cette stratégie de la transformation silencieuse
serait l’apanage d’une culture et lui soit réservée ? Tout autant que
notre universalisme facile, je récuse ce point de vue culturaliste
puisque nous pouvons également entrer, en Europe, dans ces
cohérences, même si elles n’y ont pas été conceptuellement
exploitées – il y suffit de la patience (il n’y a pas là de « mystère »
chinois) – ainsi que les vérifier dans notre expérience. Le gain, en
passant par une pensée du dehors, est plutôt d’intelligibilité, dans
la mesure où ce détour nous permet de nous aventurer enfin au
revers de nos concepts ainsi que de revenir sur ce que notre
outillage théorique a laissé dans l’ombre ou moins éclairé. On se
souvient que, durant la première cohabitation (1986-88), François
Mitterrand a su tirer parti de chaque occasion, sur deux ans, sans
s’avancer, de façon à éroder silencieusement la position de son
adversaire, le conduisant à se dépenser, à forcer son action et par
suite à se fragiliser, jusqu’à pouvoir – « laissant du temps au
temps », selon sa formule – retourner progressivement la situation
de son côté. « Florentin » (machiavélien), a-t-on dit de lui. Était-ce
le concept le plus approprié ?

Pour passer d’un usage stratégique du concept de


transformation silencieuse à sa vocation politique, il suffira, nous
disent les Chinois, de changer d’échelle : de ne plus mettre en
œuvre cette transformation pour un profit individuel, en sapant la
position de son adversaire pour faire revenir le pouvoir de son
côté (à quoi s’est aussi livré Mao au début de la Révolution
culturelle), mais de la déployer amplement pour le profit du
monde. Encore « profit » (li) est-il trop étroit pour le dire, le
sinogramme figurant un épi bordé de la lame pour le couper : le
bon politique fait mûrir les conditions dont puisse récolter les fruits
la communauté entière, de façon ambiante, sans plus les viser
mais à titre de résultats (notions de ben opposé à mo), et donc
sans même qu’on songe à l’en louer. Ce qui impliquera de se
défaire de la réactivité aux événements comme aux à-coups de
l’actualité pour répondre aux modifications, à peine elles
s’esquissent, de façon à en prévenir le danger, tant qu’il n’est
qu’embryonnaire et facile à réduire ; ou bien à en favoriser le
déploiement dans la durée, sur le long terme, quand il tourne au
commun avantage. C’est-à-dire, dans l’un et l’autre cas,
d’intervenir discrètement en amont, au niveau des conditions, pour
infléchir la situation dans le sens souhaité ; et non pas en aval,
dans le spectaculaire de l’action et l’urgence de la réparation.
Ainsi de ne pas promettre de succès ostensibles dans les cent
jours, mais de faire en sorte que du potentiel revienne, que la
situation se recompose, que les « indicateurs » commencent à
s’inverser et que la confiance, d’elle-même, soit appelée à
reparaître.
De ces cohérences qu’on voit indéfiniment tisser dans la Chine
ancienne, d’un domaine à l’autre, et jamais critiquer, dont
personne même ne s’étonne, ne songe à s’étonner –, on tirera en
définitive, non quelque rêverie sur le « Tao », mais un outil. Ce
concept des transformations silencieuses ne sera pourtant jamais
– l’avouerai-je ? – un concept comme on en désire : brillant,
intense, découpé net par l’intelligence et fulgurant dans le ciel des
idées. Car il ne répond pas à une énigme, ne débloque aucune
contradiction ; il n’est ni inventif ni combatif ; il ne fait pas appel à
l’héroïsme de la pensée. Puis-je le nommer concept de la sagesse
plus que de la philosophie ? Car il restera à l’image de ce qu’il
pense : se décantant progressivement dans l’esprit, au fil des
jours, quand l’âge avance, que vient le recul, que les
récapitulations commencent. S’imposant alors discrètement à la
pensée sans qu’on y pense. Mais aussi ne se laissant plus
évacuer une fois qu’on l’a repéré et qu’on a critiqué tous les
autres.
Ce concept qui manque est le concept qui reste, en somme,
concept « de fond », en évitant les a priori des autres : puisqu’il ne
se prévaut d’aucune rupture, pas même avec l’événement (dont il
fait son affleurement). Puisqu’il n’exclut rien et ne polémique pas.
Puisque l’« Être », en regard, Sein ou Being, n’est après tout
qu’un choix grec valant surtout pour répondre aux problèmes de
définition ainsi qu’aux exigences de détermination de la science :
concept qui promeut, mais par exclusion (du non-être et même de
l’apparence), fait barrage à l’intelligence de la transition et relègue
dans l’inconsistance le « devenir » de nos vies. Ou puisque
« réel », real, Reality, n’est qu’un concept désespérément plat,
morne, inerte, frustrant, désabusé, qui se raccroche encore
naïvement, en sous-main, à la « chose », à la res : le plus neutre,
dirait-on, mais d’une fausse neutralité, puisqu’il renvoie dans
l’« irréel », par résignation, le rêve, le principe de plaisir et les
figurations de l’idéal.
Dès qu’on se déprend de l’accaparement des événements et
qu’on défait aussi les fixa tions du langage ; qu’on rompt la
distance ordinaire, quasi figée, qu’on entretient avec ce qu’on voit
et ce qu’on vit et que, faisant varier le degré de focalisation, on
s’en éloigne ou s’en approche – que reste-t-il, en effet ? Qu’y a-t-il
d’autre sous nos yeux, toujours, que de l’herbe qui pousse et des
montagnes qui s’érodent, des corps qui s’alourdissent et des
visages qui s’émacient, de la vie qui se féconde, ou qui s’épuise,
ou plutôt qui, se fécondant, commence déjà de s’épuiser ? Et
aussi des attentes vagues qui se cristallisent en passion fébrile, ou
bien des rendez-vous qui s’espacent ? Ou des complicités
amoureuses qui, sans se l’avouer, tournent au rapport de force ?
Ou des révolutions héroïques qui – sans qu’on ait pu repérer
quand – se muent en privilèges du Parti ? Ou encore des
blessures de jadis qui se déplacent, enfouies, et se condensent,
se transcrivant dans la figuration cryptée des rêves – et des
œuvres qui mûrissent en silence ?
Même ces termes de base suivant lesquels nous pensons,
savons-nous d’où nous les tenons et quand ils sont nés ? Non pas
surgis de la décision d’un philosophe, mais enfantés dans l’ombre
par des siècles de pensée quasiment anonyme dont émergent
peu à peu de nouveaux découpages dont on croit ensuite qu’ils
s’imposent à nous avec « évidence » et peuvent servir de
fondement nécessaire de la Vérité. Combien de siècles de
transformations silencieuses n’a-t-il pas fallu pour que « sujet », ce
substrat du changement, puisse dire enfin le sujet de la
subjectivité ; ou « objet », face à lui, l’objectivité de la science, etc.
Ou bien ces termes ont subi tant d’infléchissements graduels
jusqu’à s’inverser : tel que, de l’homme appartenant au « peuple »
de Dieu, le laos de la Septante, naît peu à peu son contraire, le
« laïc » de la laïcité… A-t-on jamais pensé autrement que par
transformation silencieuse dont soudain affleure quelque pensée
claire, faisant « événement », qui retentit alors et mobilise ? A-t-on
jamais rien vu d’autre que des énergies qui se condensent et des
soleils qui se consument ? Avec, de temps à autre, révélateurs
sonores de ce tissage ininterrompu, sur lequel on a les yeux
grands ouverts sans rien suffisamment y remarquer, un monde qui
choit et s’éteint, un astre qui soudain éclate.
NOTES DE RÉFÉRENCE
1 Le Temps retrouvé, éd. de la Pléiade, 1954, III, p. 941.
2 Cf. mon Traité de l’efficacité, Grasset, 1996, chap. IV.
3 Cf. par exemple Zhongyong, § 11.
4 Cf. mon essai La Valeur allusive, rééd. Presses universitaires de France,
coll. « Quadrige », 2003, chap. 3, § 1, p. 91 sq.
5 Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, II, 123.
6 Platon, Parménide, 155d-157a.
7 Aristote, Physique, V, 224b.
8 Ibid., 226a.
9 Classique du changement, Yi jing, « Grand commentaire », A, 11.
10 Ibid., « Grand commentaire », B, 2 ; on en trouve une illustration dans le
domaine littéraire au chapitre 29, « Tong-bian », du Wenxin diaoleng.
11 Cf. mon essai De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue
entre les cultures, Fayard, 2008, chap. 12, p. 219 sq.
12 Hegel, La Science de la logique, « La théorie de l’être », § 39-40.
13 Aristote, Métaphysique, Zeta, chap. 12-15 ; cf. déjà Platon, Théétète,
208 d.
14 Platon, Phédon, 102-103.
15 Laozi, § 14.
16 Ibid., § 4.
17 Ibid., § 14.
18 Ibid., § 15.
19 Aristote, Physique I, 189-190.
20 Aristote, Métaphysique, Zeta, chap. 3.
21 Laozi, § 15, 25.
22 Bergson, La Pensée et le mouvant, « La perception du changement », in
Œuvres, Presses Universitaires de France, p. 1366.
23 Théétète, 157 b.
24 Zhongyong, § 24 ; cf. Si parler va sans dire, Seuil, 2006, p. 144.
25 Zhuangzi, chap. « Zhi le » ; éd. de Guo Qingfan, Xiaozheng Zhuangzi jishi,
Taipei, Shijie shuju, p. 615.
26 L’Œuvre complète de Tchouang-tseu, trad. de Liou Kia-hway, Paris,
Gallimard, 1973, p. 145.
27 Laozi, § 15.
28 Aristote, Physique, V, 225 a.
29 Cf. mon essai, Du « temps », éléments d’une philosophie du vivre,
Grasset, 2001, chap. 3, « Distension-transition ».
30 Physique, III, 201 a.
31 Ibid.
32 Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., III, p. 947.
33 Ibid., p. 940.
34 Cf. mon essai Du « temps », op. cit., chap. 6, « Disponibilité ou
devancement ».
35 Montaigne, Essais, I, 20, éd. par Jean Plattard, coll. « Les textes
français », p. 123.
36 Zhuangzi, « Da zong shi », Guo, p. 242.
37 Maupassant, « Adieu », in Contes et nouvelles, éd. de la Pléiade, I,
p. 1249.
38 Tolstoï, Anna Karénine, éd. de la Pléiade, p. 119.
39 Aristote, Métaphysique, Kappa, 1068 a-b.
40 Cf. mon essai, Figures de l’immanence, Pour une lecture philosophique du
« Yi-king », Grasset, 1993, chap. 1.
41 Ibid., chap. 4, p. 141 sq.
42 Classique du changement, « Grand commentaire », B, 5.
43 Cf. Figures de l’immanence, op. cit., chap. 3, p. 87 sq.
44 Freud, « Triebe und Triebschicksale » (« Pulsions et destins des
pulsions ») in Metapsychologie I, Gesammelte Werke, Fischer Verlag, t. X.
45 Classique du changement, « Grand commentaire », A, § 9.
46 Voir par exemple les derniers mots du Zhongyong, § 33 fin.
47 Phédon, 70 d-71 e.
48 Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse »
(1912), in La Vie sexuelle, PUF, p. 64 ; cf. aussi André Green, Le Travail du
négatif, Paris, Minuit, 1953, p. 303.
49 Platon, Sophiste, 250 a-b.
50 Platon, Phédon, 103 a-c.
51 Xunzi, chap. « Zheng ming ».
52 Héraclite, fr. 126 Die Fragmente der Vorsokratiker, Diels-Kranz, I, p. 179.
53 Ibid., fr. 88, p. 170-171.
54 Hegel, Phänomenologie des Geistes ; chap. 2 et 3 ; et le commentaire de
Jean Hyppolite, Genèse et structure de la « Phénoménologie de l’esprit » de
Hegel, Aubier, I, p. 126 sq.
55 Platon, Sophiste, 254 c.
56 Canon mohiste, A, 40, 41 ; cf. A.C. Graham, Later Mohist Logic, Ethics and
Science, CUP/SOAS, 1978, p. 293.
57 Voir par exemple Zhuangzi, chap. « Qiu shui » ; éd. de Guo Qingfan,
p. 568.
58 Cf. Du « temps », op. cit., p. 44.
59 Voir par exemple Christoph Harbsmeier, « Some notions of Time and of
History in China and in the West with a digression on the anthropology of
writing », Time ad Space, Chun-chieh Huang et Erik Zürcher éd., Leiden, Brill,
1995, p. 49 sq. ; ou Wu Kuang-ming, On the « Logic » of Togetherness, A
cultural Hermeneutic, Leiden, Brill, 1998, « Time in China ». Je discute ces
conceptions dans Du « temps », op. cit., p. 35 sq.
60 Sur ces trois entrées dans la question du temps, cf. Du « temps », op. cit.,
chap. 1.
61 Aristote, Physique IV, 218 a.
62 Richard Broxton Onians, The Origins of European Thought, trad. française
Les Origines de la pensée européenne, Seuil, 1955, p. 485 sq.
63 Diels-Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, I, p. 47.
64 Cf. Hermann Fraenkel, Wege und Formen frühgriechischen Denkens,
Munich, 1955, p. 122 ; Jacqueline de Romilly, Le Temps dans la tragédie
grecque, 2e éd., Paris, Vrin, 1995, chap. 2.
65 Eschyle, Agamemnon, v. 894 ; Sophocle, Œdipe à Colone, v. 7.
66 Diels-Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, I, p. 85.
67 Aristote, Physique, 221 a.
68 Pascal, Pensées, éd. Brunschvicg, II, 122 ; Proust : « Et le temps éloigne
pareillement les querelles de famille », Le Temps retrouvé op. cit., p. 949.
69 Sophocle, Ajax, v. 646-647.
70 Baudelaire, Les Fleurs du mal, X, « L’Ennemi ».
71 Classique du changement, « Grand commentaire », B, 1.
72 Plotin, Ennéades III, 7, § 4.
73 Zhuangzi, chap. 3, « Yang sheng zhu », Guo, p. 128 ; chap. 6 « Da zong
shi », Guo, p. 260.
74 Proust, Le Temps retrouvé, op. cit., p. 1014.
75 Ibid., p. 930.
76 Ibid., p. 937.
77 Étienne Klein, Le facteur temps ne sonne jamais deux fois, Flammarion,
2007 ; je remercie Étienne Klein de notre échange à ce sujet.
78 Proust, La Prisonnière, éd. de la Pléiade, 1988, III, p. 902.
79 Alain Badiou, L’Être et l’événement, Seuil, 1988 ; cf. aussi L’Éthique,
Hatier, 1993, et Saint Paul, La fondation de l’universalisme, PUF, 1997.
80 Claude Romano, L’Événement et le monde, Presses universitaires de
France, 1998.
81 Zhuangzi, « Da zong shi », Guo, p. 230.
82 Xi Kang, Yang sheng lun ; cf. mon essai Nourrir sa vie, Seuil, p. 136.
83 Wang Fuzhi, Dutongjiablun, Pékin, Zhong hua shuju, vol. 2, p. 382.
84 Je renvoie à La Propension des choses, Paris, Seuil, 1992, p. 160 sq.
85 Les Écrits de Fernand Braudel, vol. 2 : Les Ambitions de l’histoire, Paris,
de Fallois, 1997, « La longue durée », p. 149 sq. (repris de Annales E.S.C., oct.-
déc. 1958).
86 « Préface » à La Phénoménologie de l’esprit, 1re partie.
87 Platon, République, VI, 526 d.
88 Je renvoie à mon Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996, chap. I à IV.
89 Mencius II, A, 2 (16).
90 Cf. Laozi, § 64 : Yi fu wan wu zhi ziran.
91 Je renvoie à Le Détour et l’accès, Paris, Grasset, 1995, chap. IX.

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