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ALEXANDRA DAVID-NÉEL,

UNE ÂME EN PEINE


Portrait de l’orientaliste en
femme (presque) ordinaire
› Marion Dapsance

O n ne peut comprendre Alexandra David-Néel


(1868-1969), cette immense aventurière spécia-
liste du Tibet, si l’on ignore qu’elle fut une femme
profondément malheureuse. La souffrance fut au
centre de sa vie, et elle explique de nombreuses
choses. Souvent présentée comme une héroïne surhumaine, voguant
de succès en succès, douée de tous les talents et d’une inaltérable force
de caractère, Alexandra David-Néel apparaît aussi, dans sa correspon-
dance, comme une personnalité fragile et incertaine, doutant d’elle-
même, ne s’aimant point, n’aimant personne. C’est ce vide intérieur
qui motiva ses voyages, non la recherche d’un quelconque Absolu
– auquel elle ne croyait plus depuis longtemps.
Parmi les dizaines de photographies que conservent les archives
de sa maison de Digne-les-Bains, une ou deux seulement nous la
montrent esquissant un sourire. En robe claire et chapeau de paille
garni de fleurs, la jeune Louise-Alexandrine David, alors chanteuse

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lyrique, jette un regard espiègle au photographe. À l’arrière-plan, un


kakemono figure une geisha, témoignage de son goût pour l’Orient.
Tous les autres portraits nous la montrent soucieuse, triste et sévère.
Alexandra David-Néel n’était pas connue pour sa joie de vivre ou sa
tendresse. Non qu’elle fût dénuée de sen- Marion Dapsance est docteur en
sibilité – bien au contraire. Mais elle était anthropologie de l’École pratique des
dépressive, ce qui la rendit plutôt dure hautes études. Après avoir enseigné
deux ans à l’université Columbia (New
envers son entourage. Les lettres échan- York), elle est aujourd’hui chargée de
gées avec son mari, l’ingénieur Philippe cours à l’Institut catholique de Paris et
termine la rédaction d’une biographie
Néel, épousé en 1904 pour assurer sa intellectuelle d’Alexandra David-Néel.
survie économique, témoignent de son › mdapsance@gmail.com
mal-être :

« Je ne suis pas bien portante, mon pauvre ami. [...] Ma


tête ne va pas mieux, je me fatigue à travailler, même
seulement à lire, avec une extrême rapidité. [...] Je suis
tourmentée d’une perpétuelle et maladive inquiétude.
Si je prends le train, je regrette de n’avoir pas choisi au
contraire l’omnibus pour me rendre à destination. Si je
me décide pour une promenade, je souffre de n’en pas
faire une autre. Après quelques instants passés dans un
endroit je veux être dans un autre et ainsi de suite. Joins
à cela de terribles maux d’estomac [...]. (1) »

Hélas, cette instabilité, qui explique en grande partie ses voyages,


n’arrangea pas les relations ambiguës qu’elle entretenait avec son mari.
Celui-ci, fatigué par les reproches et les soucis de sa femme, lui répon-
dit un jour :

« Constate d’abord une chose mon amie, c’est que j’ai eu


auprès de toi une vie impossible, malheureuse au-delà de
toutes limites, et que je serais le plus grand des imbéciles
si, parvenant de moi-même à changer, je continuais, je
m’obstinais à la continuer. (2) »

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De fait, Monsieur et Madame Néel vécurent séparément. La vie


commune avec Alexandra s’est d’ailleurs souvent soldée par une rup-
ture, ou un jugement sévère vis-à-vis de l’exploratrice. Ainsi en fut-il
de ses secrétaires, qui soulignèrent, par amertume ou par affection, à
quel point l’auteur était invivable – un « océan d’égoïsme, un Hima-
laya de despotisme », comme l’affirme Marie-Madeleine Peyronnet, sa
dernière assistante (3). Il est vrai que la vieille dame pouvait déconcer-
ter, comme en témoigne l’anecdote suivante, rapportée par une voi-
sine (4). Une jeune accouchée du quartier, venue remercier l’illustre
orientaliste de son cadeau de naissance, s’était vu accueillir de dos.
« De ses petits yeux gris et perçants », la vieille dame la regarda péné-
trer dans son bureau grâce au miroir posé devant elle et déclara sans
ambages : « Qu’allez-vous donc faire de cet enfant ? » La jeune femme,
décontenancée, s’enfuit en courant. Cette question était-elle ironique,
fallait-il la prendre au second ou au premier degré ? Difficile à dire,
quand on connaît l’opinion d’Alexandra David-Néel sur la vie.
Celle qu’un lama tibétain a appelée « lampe de sagesse » professait
en effet de sombres idées sur l’existence. Extraits datant de 1912-1915,
alors qu’elle se trouvait en Inde et au Sikkim : « Au fait, est-ce que la vie
est autre chose que cela, une marche vers le bûcher ou la tombe ? » (5),
« les êtres sont des épaves qui voguent au gré des vagues sur une mer
sans havre » (6), « la vie n’est qu’un jeu, une scène de théâtre » (7), « la
chambre de torture qui s’appelle le monde, la vie [...], triste et haletante
course qui s’achève dans l’abîme », « La vie, la “vie humaine”, comme
tu l’écris et que tu me reproches d’avoir gâchée, c’est cela, rien d’autre.
C’est la perpétuelle torture, le perpétuel serrement de cœur, elle n’est
pas à l’usage des délicats ni des penseurs » (8), « Après tout, folie ou
sagesse, enthousiasme ou décrépitude, tout est pareil, également vain,
également décevant et illusoire. Il ne faut s’affliger de rien, il ne faut rien
désirer, rien regretter. Où sont les hauts faits et les désespoirs tragiques
des héros de l’Hellade, les prouesses des paladins, l’héroïsme des saints et
des martyrs ? Le temps a tout emporté et la même comédie se poursuit
aujourd’hui avec des larmes, des rires, du sang, des grands mots, des
grands gestes… Théâtre de pauvres marionnettes ensorcelées qui s’éver-
tuent et s’épuisent quelques instants et puis sombrent » (9), etc.

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Ces propos ne sont pas l’effet psychologique qu’aurait eu sur elle la


guerre de 1914. Dans un texte philosophique publié par les milieux
anarchistes de Bruxelles en 1900 (10), elle décrivait déjà la vie comme
la simple lutte pour la survie d’un « organisme » dépourvu de tout
libre arbitre, si ce n’est celui de reconnaître et d’approuver ses désirs
et ses « déterminismes ». Louise-Alexandrine David a semble-t-il vécu
une enfance malheureuse. Elle a perdu la foi en Dieu aux alentours
de 25 ans, adoptant l’athéisme au contact de positivistes et de francs-
maçons. Elle a ensuite abandonné tout espoir de trouver le bonheur
auprès des êtres humains, peut-être à la suite d’expériences sordides
dans le monde du théâtre (11). Son caractère exigeant y fut sans doute
aussi pour beaucoup. Ses carnets de jeunesse regorgent en effet de
reproches qu’elle s’adressait à elle-même, montrant à quel point elle
souhaitait se renforcer, intellectuellement, moralement et physique-
ment, par des sermons, des encouragements et des mortifications sup-
posément « stoïciennes ».

Intertitre

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas pour trouver « la vérité » ou sa propre
« voie spirituelle » qu’elle se rendit en Inde et en Extrême-Orient. À
40  ans passés, sa vision matérialiste du monde était définitivement
acquise et elle jugeait « puériles » toutes formes de religions. Elle cher-
chait plutôt à se faire un nom comme femme de lettres. Se sentant
indigne d’être aimée, elle souhaitait au moins être reconnue. Après
une carrière manquée comme chanteuse, des échecs répétés comme
romancière et l’absence de soutien pour ses recherches savantes (il faut
dire qu’elle n’avait aucun diplôme), elle souhaita, vers 1911, se dis-
tinguer des « orientalistes de salon » en proposant aux éditeurs des
enquêtes de terrain concernant les « philosophies hindoues vivantes ».
Pour ce faire, elle devait « renouveler [s]on stock de connaissances »
(12) et, si possible, vivre des expériences hors du commun. Elle avait
déjà visité Ceylan, l’Inde et l’Indochine dans les années 1890, notam-
ment à l’occasion d’une tournée de chant, et décida d’y retourner.

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Contrairement à ce que l’on a souvent cru, ce n’est pas par « mys-


ticisme » ni par goût pour le bouddhisme qu’elle souhaita revoir
l’Asie. Selon elle, en effet, les peuples extrême-orientaux n’étaient que
des pseudo-bouddhistes, embourbés dans « le rite » et « la supersti-
tion »  (13). Elle n’attendait aucunement d’eux qu’ils lui enseignent
leurs croyances : au contraire souhaitait-elle, comme d’autres Occi-
dentaux de l’époque, leur réapprendre les bases de leur religion (14).
Elle venait d’écrire un livre important sur le sujet (Le Modernisme
bouddhiste et le Bouddhisme du Bouddha, 1911) et se sentait à même
de prêcher auprès des populations indigènes – ce qu’elle fit dès son
arrivée en Inde. Quand, l’année suivante, elle découvrit au Sikkim
l’impressionnante « dégénérescence » du bouddhisme local, incarnée
par celui qu’elle appela « le pontife de Lhassa », elle entreprit sans suc-
cès un vaste programme de réforme (15). Non, elle n’avait pas quitté la
France dans l’idée de devenir bouddhiste – elle pensait l’être déjà – et
encore moins pour se convertir au « catholicisme jaune » qu’était pour
elle le bouddhisme tibétain. Elle s’était rendue en Inde pour se docu-
menter et écrire sur les « philosophies hindoues vivantes », et particu-
lièrement sur le védanta, très en vogue à l’époque chez certaines élites
intellectuelles d’Europe et des États-Unis. Son but était éminemment
carriériste, ou plus exactement existentiel : trouver sa place en tant
qu’intellectuelle dans une société qui aurait préféré qu’elle soit femme
au foyer.
L’intérêt prononcé d’Alexandra David-Néel pour le bouddhisme,
le védanta et les autres « philosophies hindoues » s’explique par leur
exotisme, sans doute, mais aussi par certaines théories contemporaines
qu’elle avait adoptées. Ces théories, positivistes et évolutionnistes,
prétendaient, sur la base de recherches philologiques, qu’il existait
deux grands types de rapports au monde : l’un fondé sur le mythe,
l’imagination et l’affect, l’autre fondé sur la raison, la conformité à la
nature et la science (16). L’un avait donné naissance aux civilisations
« sémitiques », l’autre aux civilisations « aryennes ». Or, la culture
européenne, via le grec et le latin, descendait des Aryens. Or, l’« esprit
sémitique » avait produit un Dieu moralisateur, à l’origine d’une
tyrannie intellectuelle et sociale, que seul pouvait accepter l’imbécile

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« troupeau ». Or, le traitement de la souffrance par les Aryens d’une


part et les Sémites de l’autre était, nous explique-t-elle, radicalement
opposé. Les uns agissaient de manière « rationnelle », dans le but d’éra-
diquer la souffrance en identifiant et en éliminant ses causes, les autres
se comportaient de façon « émotionnelle », en exaltant la souffrance
et en lui attribuant un rôle crucial dans le salut de l’homme. Que des
textes anciens venus de peuples lointains lui expliquent qu’elle n’avait
pas à accepter son sort sans broncher ne pouvait que l’intéresser.
Ces considérations ont été formalisées sur de longues pages dans
deux articles scientifiques publiés en 1900 et 1901 (17). On y trouve
des propos étonnants, tels que :

« C’est cet esprit [sémitique] qui règne souverainement


sur notre civilisation, à nous hommes de race aryenne en
qui la longue domination du christianisme, descendant
et héritier de l’esprit juif, a créé une mentalité sémitique
que la science est seule capable de modifier en nous rame-
nant par ses démonstrations irréfutables vers l’esprit de
notre race : vers ces doctrines si simples et si élevées dont
nos lointains ancêtres de la Bactriane eurent la lumineuse
aperception qu’ils nous ont léguée sous les poétiques sym-
boles de leur mythologie grandiose. (18) »

Ou encore :

« Je me permettrai de souhaiter que des études sérieuses et


une diffusion intelligente introduisent dans nos sociétés
l’esprit admirable de l’antiquité aryenne et qu’à l’influence
déprimante de l’esprit sémitique qui nous gouverne par
l’intermédiaire des idées judéo-­chrétiennes nous tentions
de substituer une influence plus vivifiante.(19) »

Avec le recul de plus d’un siècle, son rejet du judéo-christianisme


nous semble caricatural voire grossier, sa foi en la science matéria-
liste, censée fournir un remède à tous les maux humains, extrêmement

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naïve. Mais telle était l’ambiance de l’époque. Alexandra David-Néel


était une intellectuelle de son temps. Elle n’attendait rien de la religion
ni d’ailleurs de l’humanité, mais elle attendait tout de la science – et
de la science « aryenne », celle qui exaltait la force de l’intelligence et
de la volonté, non l’humble acceptation de la souffrance. Cinquante
ans exactement après sa mort, il est temps de s’intéresser à la personne
réelle et sensible que fut Alexandra David-Néel et d’abandonner le
personnage romanesque qu’elle s’est elle-même forgé pour exister
comme femme de tête dans un monde qui voulait, sinon sa soumis-
sion, du moins son obéissance aux modèles imposés.
1. Lettre inédite d’Alexandra David-Néel à son mari, 22 septembre 1906. Archives de la Maison Alexandra
David-Néel.
2. Lettre de Philippe Néel, septembre 1906, dans Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari,
Plon, 2000, p. 57-58.
3. Marie-Madeleine Peyronnet, Dix ans avec Alexandra David-Néel, Plon, 1973.
4. Entretiens personnels réalisés en 2017.
5. Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, op.cit., p. 239.
6. Idem, p. 371.
7. Idem, p. 301.
8. Idem, p. 315.
9. Idem, p. 404.
10. Alexandra Myrial, Pour la vie, réflexion sur tous les faits de société, Bibliothèque des Temps Nouveaux,
1900, réédité dans Alexandra David-Néel, Féministe et libertaire, Écrits de jeunesse, Éditions Les nuits
rouges, 2013.
11. Voir sa description romanesque des « mœurs de théâtre » à la Belle Époque, Alexandra David-Néel, Le
Grand Art, Le Tripode, 2018 (inédit avant cette date, achevé en 1902).
12. Alexandra David-Néel, Correspondance avec son mari, op.cit., p. 84-85.
13. Voir notamment Alexandra David, « Notes sur le bouddhisme au Tonkin », archives de la Maison
Alexandra David-Néel.
14. Le réformateur « bouddhiste » le plus connu et le plus influent de la fin du XIXe siècle fut le colonel
et journaliste américain théosophe Henry Steel Olcott. Son œuvre réformatrice est décrite dans Stephen
Prothero, The White Buddhist: The Asian Odyssey of Henry Steel Olcott, Indiana University Press, 1996.
15. Voir les lettres écrites du Sikkim entre 1912 et 1916, dans Correspondance avec son mari, op.cit., p. 151
et sq.
16. Voir Maurice Olender, Les Langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Gallimard-
Seuil, 1989.
17. « De l’importance des influences ambiantes au point de vue philosophique » et l’Alliance scientifique
universelle, tome XVI, 1900 et « De l’origine physique des mythes et de leur influence sur les institutions
sociales », L’Idée libre, 1901, p. 29-63.
18. « De l’origine physique des mythes et de leur influence sur les institutions sociales », op.cit., p. 54.
19. Idem, p. 284-285.

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