Vous êtes sur la page 1sur 3

CONTINUITE ET PASSAGE A LA LIMITE

PUBLIÉ DANS LES PRINCIPES DU CALCUL INFINITÉSIMAL, 1946.

Nous pouvons revenir maintenant à l’examen de la « loi de continuité », ou, plus


exactement, de l’aspect de cette loi que nous avions momentanément laissé de côté, et qui est celui
par lequel Leibnitz croit pouvoir justifier le « passage à la limite », parce que, pour lui, il en résulte
« que, dans les quantités continues, le cas extrême exclusif peut être traité comme inclusif, et
qu’ainsi ce dernier cas, bien que totalement différent en nature, est comme contenu à l’état latent
dans la loi générale des autres cas » 1. C’est justement là que réside, bien qu’il ne paraisse pas s’en
douter, le principal défaut logique de sa conception de la continuité, comme il est assez facile de
s’en rendre compte par les conséquences qu’il en tire et les applications qu’il en fait ; en voici en
effet quelques exemples : « En vertu de ma loi de la continuité, il est permis de considérer le repos
comme un mouvement infiniment petit, c’est-à-dire comme équivalent à une espèce de son
contradictoire, et la coïncidence comme une distance infiniment petite, et l’égalité comme la
dernière des inégalités, etc. » 2. Et encore : « D’accord avec cette loi de la continuité qui exclut tout
saut dans le changement, le cas du repos peut être regardé comme un cas spécial du mouvement, à
savoir comme un mouvement évanouissant ou minimum, et le cas de l’égalité comme un cas
d’inégalité évanouissante. Il en résulte que les lois du mouvement doivent être établies de telle
façon qu’il n’y ait pas besoin de règles particulières pour les corps en équilibre et en repos, mais que
celles-ci naissent d’elles-mêmes des règles concernant les corps en déséquilibre et en mouvement ;
ou, si l’on veut énoncer des règles particulières pour le repos et l’équilibre, il faut prendre garde
qu’elles ne soient pas telles qu’elles ne puissent s’accorder avec l’hypothèse tenant le repos pour un
mouvement naissant ou l’égalité pour la dernière inégalité » 3. Ajoutons encore cette dernière
citation sur ce sujet, où nous trouvons un nouvel exemple d’un genre quelque peu différent des
précédents, mais non moins contestable au point de vue logique : « Quoiqu’il ne soit point vrai à la
rigueur que le repos est une espèce de mouvement, ou que l’égalité est une espèce d’inégalité,
comme il n’est point vrai non plus que le cercle est une espèce de polygone régulier, néanmoins on
peut dire que le repos, l’égalité et le cercle terminent les mouvements, les inégalités et les polygones
réguliers, qui par un changement continuel y arrivent en évanouissant. Et quoique ces terminaisons
soient exclusives, c’est-à-dire non comprises à la rigueur dans les variétés qu’elles bornent,
néanmoins elles en ont les propriétés, comme si elles y étaient comprises, suivant le langage des
infinies ou infinitésimales, qui prend le cercle, par exemple, pour un polygone régulier dont le
nombre des côtés est infini. Autrement la loi de continuité serait violée, c’est-à-dire que, puisqu’on
passe des polygones au cercle par un changement continuel et sans faire de saut, il faut aussi qu’il
ne se fasse point de saut dans le passage des affections des polygones à celles du cercle » 4.
Il convient de dire que, comme l’indique du reste le début du dernier passage que nous
venons de citer, Leibnitz regarde ces assertions comme étant du genre de celles qui ne sont que
« toleranter veraeé », et qui, dit-il d’autre part, « servent surtout à l’art d’inventer, bien que, à mon
jugement, elles renferment quelque chose de fictif et d’imaginaire, qui peut cependant être
facilement rectifié par la réduction aux expressions ordinaires, afin qu’il ne puisse pas se produire
d’erreur » 5 ; mais sont-elles même cela, et ne renferment-elles pas plutôt, en réalité, des
contradictions pures et simples ? Sans doute, Leibnitz reconnaît que le cas extrême, ou l’« ultimus
casus » est « exclusivus », ce qui suppose manifestement qu’il est en dehors de la série des cas qui
rentrent naturellement dans la loi générale ; mais alors de quel droit peut-on le faire rentrer quand
même dans cette loi et le traiter « ut inclusivum », c’est-à-dire comme s’il n’était qu’un simple cas
particulier compris dans cette série ? Il est vrai que le cercle est la limite d’un polygone régulier
dont le nombre des côtés croît indéfiniment, mais sa définition est essentiellement autre que celle
des polygones ; et on voit très nettement, dans un exemple comme celui-là, la différence qualitative
qui existe, comme nous l’avons dit, entre la limite elle-même et ce dont elle est la limite. Le repos
n’est en aucune façon un cas particulier du mouvement, ni l’égalité un cas particulier de l’inégalité,
ni la coïncidence un cas particulier de la distance, ni le parallélisme un cas particulier de la
convergence ; Leibnitz n’admet d’ailleurs pas qu’ils le soient dans un sens rigoureux, mais il n’en
soutient pas moins qu’ils peuvent en quelque manière être regardés comme tels, de sorte que « le
CONTINUITÉ ET PASSAGE À LA LIMITE

genre se termine dans la quasi-espèce opposée » 6, et que quelque chose peut être « équivalent à une
espèce de son contradictoire ». C’est du reste, notons-le en passant, au même ordre d’idées que
paraît se rattacher la notion de la « virtualité », conçue par Leibnitz, dans le sens spécial qu’il lui
donne, comme une puissance qui serait un acte qui commence 7, ce qui n’est pas moins
contradictoire encore que les autres exemples que nous venons de citer.
Qu’on envisage les choses sous quelque point de vue qu’on voudra, on ne voit pas du tout
comment une certaine espèce pourrait être un « cas-limite » de l’espèce ou du genre opposé, car ce
n’est pas en ce sens que les opposés se limitent réciproquement, mais bien au contraire en ce qu’ils
s’excluent, et il est impossible que des contradictoires soient réductibles l’un à l’autre ; et d’ailleurs
l’inégalité, par exemple, peut-elle garder une signification autrement que dans la mesure où elle
s’oppose à l’égalité et en est la négation ? Nous ne pouvons certes pas dire que des assertions
comme celles-là soient même « toleranter verae » ; alors même qu’on n’admettrait pas l’existence
de genres absolument séparés, il n’en serait pas moins vrai qu’un genre quelconque, défini comme
tel, ne peut jamais devenir partie intégrante d’un autre genre également défini et dont la définition
n’inclut pas la sienne propre, si même elle ne l’exclut pas formellement comme dans le cas des
contradictoires, et que, si une communication peut s’établir entre des genres différents, ce ne peut
pas être par où ils diffèrent effectivement, mais seulement par le moyen d’un genre supérieur dans
lequel ils rentrent également l’un et l’autre. Une telle conception de la continuité, qui aboutit à
supprimer non pas seulement toute séparation, mais même toute distinction effective, en permettant
le passage direct d’un genre à un autre sans réduction à un genre supérieur ou plus général, est
proprement la négation même de tout principe vraiment logique ; de là à l’affirmation hégélienne de
l’« identité des contradictoires », il n’y a qu’un pas qu’il est peu difficile de franchir.
Fin de l’article.

RENÉ GUÉNON LES PRINCIPES DU CALCUL INFINITÉSIMAL PAGE |2


CONTINUITÉ ET PASSAGE À LA LIMITE

NOTES :

1 Epistola ad V. Cl. Christianum Wolfium, Professorem Matheseos Halensem circa Scientiam Infiniti, dans les Acta
Eruditorum de Leipzig, 1713.
2 Lettre déjà citée à Varignon, 2 février 1702.
3 Specimen Dynamicum, déjà cité plus haut.
4 Justification du Calcul des infinitésimales par celui de l’Algèbre ordinaire, note annexée à la lettre de Varignon à
Leibnitz du 23 mai 1702, dans laquelle elle est mentionnée comme ayant été envoyée par Leibnitz pour être insérée
dans le Journal de Trévoux. – Leibnitz prend le mot « continuel » dans le sens de « continu ».
5 Epistola ad V. Cl. Christianum Wolfium, déjà citée plus haut.
6 Initia Rerum Mathematicarum Metaphysica. – Leibnitz dit textuellement : « genus in quasi-speciem oppositam
desinit », et l’emploi de cette singulière expression « quasi-species » semble indiquer tout au moins un certain
embarras pour donner une apparence plausible à un tel énoncé.
7 Il est bien entendu que les mots « acte » et « puissance » sont pris ici dans leur sens aristotélicien et scolastique.

RENÉ GUÉNON LES PRINCIPES DU CALCUL INFINITÉSIMAL PAGE |3

Vous aimerez peut-être aussi