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Les Oiseaux perchés sur les fils électriques

connaissent-ils la musique ?

roman

Philippe Mahenc
Chapitre 1

C’était une rivière perdue dans ses souvenirs d’enfance. Elle coulait
au fond d’une gorge embroussaillée de peupliers et de roseaux. Les
parois obliques, arrosées de soleil, retenaient à fleur d’eau les bouffées
qui s’échappaient des buissons de fenouil. Leur odeur anisée, en se
mêlant à celle fade de la mousse, avait le parfum sauvage que Lucien
humait avec ravissement chaque fois qu’il plongeait son nez entre les
cuisses de Luna. Il en avait la moustache tout imprégnée et les narines
encore palpitantes vingt-quatre heures après.
Sous ses pieds nus, les galets étaient glissants comme des
savonnettes. Lucien avançait prudemment, soulevant à chaque pas un
petit nuage de vase qui brouillait l’eau autour de ses mollets. Il avait
repéré une ablette aux traits d’argent que le soleil décochait sur ses
flancs. Elle tournoyait sur elle-même dans une cuvette que la rivière
avait creusée dans le rocher. Elle avait dû s’y piéger en chassant la
mouche trop près des berges. C’était un beau poisson à la bouche
boudeuse, une aubaine qu’il ne pouvait manquer.
Lucien attendait sa proie, main ouverte sous l’eau, l’encourageant du
bout des lèvres à rebrousser chemin vers le goulet par lequel elle était
entrée. Elle semblait s’apaiser au fur et à mesure que l’homme la
recouvrait de son ombre.
Tous les deux s’immobilisèrent un instant, comme unis par un baiser.
Lucien perçut nettement le clin d’œil que fit l’ablette avant de prendre
son essor. Elle lui fila entre les doigts, non sans le gratifier au passage
d’une caresse de la queue. Elle resurgit plus loin d’un bond
majestueux, qui de poisson vif-argent la métamorphosa en naïade aux
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seins roses et ruisselants.
Luna ! Il n’y avait qu’elle pour lui jouer un tour pareil. À peine sa
verge l’eut-elle reconnue qu’elle se cabra et bondit vers elle comme un
cobra. La belle l’écarta d’une claque retentissante.
« Atrápame si puedes ! » le défia-t-elle dans un éclat de rire.
Comme elle lui présentait de façon aguichante sa croupe irradiée de
soleil, il s’élança en chancelant sur les cailloux visqueux…

« Eh, chef ! C’est à toi le gros sac bleu ? »


Lucien sentit qu’on le secouait par l’épaule.
« Le gros sac bleu, là-bas, dans le casier à bagages. »
Il ouvrit un œil puis l’autre sur une bouche qui postillonnait. Elle
était entourée d’une barbe taillée façon moquette d’où émergeait une
denture impeccable. L’haleine sentait si fort la patate moisie qu’il
repoussa de la main le visage penché sur lui. « Tu pollues mon air,
blaireau. Va te brosser la langue et fiche moi la paix. J’ai un rêve à
terminer.
– Non mais pour qui tu te prends, connard ? Repose tes sales pattes
sur moi et j’appelle la sécurité. Allez zou, montre-moi tes papiers et
plus vite que ça ! »
Malgré l’aversion de Lucien pour toute forme d’autorité, le ton
comminatoire lui remit les idées en place. Il n’avait pas à remonter très
loin dans son passé délictueux pour se rappeler qu’il n’avait pas intérêt
à la ramener. Il adopta aussitôt l’air penaud et la posture soumise de
celui qui reconnaît la supériorité du fonctionnaire assermenté. Un
douanier volant, supputa-t-il, bien que l’énergumène ne portât ni
uniforme, ni brassard, ni même une paire d’ailes pour l’accréditer.
« Je suis affreusement confus, excellence. J’étais plongé dans un
cauchemar où j’étais l’otage d’islamistes radicaux. L’apparition de votre
barbe dans le sas qui reconduit du rêve à la réalité m’a trompé sur la
noblesse de vos intentions. Loin de vous repousser comme je l’ai fait
par un geste malencontreux, je devrais plutôt vous serrer dans mes
bras car vous êtes le premier compatriote que je retrouve après un
long exil en Argentine. Dix-sept ans, neuf mois et six jours
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exactement. Voilà dix-sept ans, neuf mois et six jours que j’ai émigré –
ou immigré, tout dépend du point de vue auquel on se place et, dans
ma situation, les repères sont bouleversés. Je me suis installé dans la
province de Saltaca où la terre est si généreuse qu’on peut y faire
fleurir une allumette en la bouturant. J’en reviens aujourd’hui non
point cousu d’or mais de grenat, car telle est la couleur du fabuleux
nectar qui remplit mes bouteilles. Fruit du coït entre Gaïa et Ouranos,
miracle de la photosynthèse, le raisin provient d’un vignoble à flanc de
coteaux, que j’ai planté moi-même et d’où j’ai extrait, à force d’amour
plutôt que de potions chimiques, un jus dont la qualité est inversement
proportionnelle à la quantité, ce qui justifie le prix exorbitant auquel je
le vends. Lesdites bouteilles sont dans mes bagages, toutes dûment
déclarées auprès du corps des douanes françaises dont je ne connais
pas les grades sinon que celui “d’excellence” sied à votre prestance et
votre affabilité. S’il n’existe pas, pardonnez-moi de vous en avoir
gratifié, c’était moins par flagornerie que par ignorance. Quant aux
bouteilles, je me ferai un plaisir de vous en offrir une pour effacer la
rugosité de mon comportement sous réserve, bien sûr, qu’aucune
religion ne vous en interdise la consommation et que votre raison vous
incite à la modération.
– Ferme la, dit-il en ouvrant le passeport que Lucien lui tendait, on
ne m’achète pas comme ça.
– Une qualité qui vous honore. La probité administrative au service
de la diversité culturelle, je retrouve bien là le cher pays de mon
enfance. Quel plaisir de constater que les valeurs perdurent !
– Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il en agitant le livret comme une
chaussette sale.
– Mon passeport argentin. J’ai la double nationalité. Je n’ai
malheureusement pas retrouvé mon passeport français dans la
bousculade du départ. Vous savez ce que c’est : on croyait l’avoir
rangé là mais il n’y est plus. Profitant de mon séjour ici, je compte bien
en faire établir un nouvel exemplaire par la préfecture concernée,
quoique je ne sache plus à laquelle m’adresser après une aussi longue
absence… »
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Tout en devisant avec le douanier, Lucien regardait le paysage défiler
par la vitre du train. Des rangs de vigne se succédaient à toute allure,
couronnés de rameaux montés sur des fils, tous tendus à la même
hauteur pour faciliter le travail des machines. Les feuillages
parfaitement alignés étincelaient de vert au soleil, laissant entrevoir
dans l’espacement entre les souches des raies de terre ocre, dure et
singulièrement nue. Il se fit la réflexion que les vignerons français
s’étaient jetés sur les herbicides chimiques avec l’avidité de junkies
sniffant leur ligne de coke.
Remontant du plus profond de sa mémoire, la gravure d’un livre
scolaire s’imposa à son esprit. C’était Attila caracolant sur sa monture
favorite… Comment s’appelait-elle déjà ?
« Balamer, guidée par le vent jusqu'à l'épée de Tengri », lui susurra sa
voix d’enfant sortie du puits intime où clapotaient ses souvenirs, en
même temps qu’une légende se dessinait sous l’image du chef des
Huns : « Là où passe mon cheval, l'herbe ne repousse pas. »
Le glyphosate était la résurgence moderne de cette barbarie.
La vitesse donnait à l’ensemble du décor l’aspect ondulant d’une mer
végétale qui s’étendait loin, jusqu’au contrefort bleuâtre de collines
rocailleuses. S’il surgissait une discontinuité au fil du rail, c’était encore
une vigne, plus vieille que les autres, une vigne plantée en gobelet près
du sol.
Lucien constatait que l’industrie monomaniaque du raisin avait tout
envahi jusqu’à faire disparaître les murets de pierres sèches où
s’accrochaient d’insolents figuiers. Pas un lopin n’avait été épargné. Il
n’y avait plus ni clairières envahies par des ronciers, ni bosquets de
chênes oubliés, ni taillis buissonnant d’oliviers, ni friches colonisées
par des amandiers sauvages. Il eut une bouffée nostalgique en pensant
aux tapis de trèfle et de luzerne qu’il laissait pousser dans l’écartement
des vignes, chez lui, à Saltaca.

Interloqué, le douanier vit les lèvres de Lucien remuer alors qu’il


scrutait son visage pour le comparer à la photo du passeport. La
ressemblance n’était pas flagrante et ce type lui paraissait bizarre. Il se
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méfiait des gens qui parlent tout seul, sans oreillettes reliées à un
cellulaire.
Celui-ci s’exprimait avec un accent traînant, difficile à identifier. Non
pas un accent étranger… plutôt un accent étrange dont il enveloppait
des mots archaïques, des mots qu’on ne trouvait pas sur internet. Son
histoire de vignoble était un pataquès qui sentait la fable à plein nez.
Dans l’exercice de sa profession, le douanier avait développé un
sixième sens pour détecter le mensonge en même temps qu’il était
passé maître dans l’art de la déduction à force de regarder une série
télévisée dont le héros était Sherlock Holmes. Le détective répétait
sans cesse : « Il ne suffit pas de voir, il faut savoir observer ». Quels
étaient les indices ? En l’occurrence, l’individu avait des gouttes de
sueur qui perlaient sur son front. Il n’avait donc pas la conscience
tranquille.
Et pourquoi pas une agriculture aimante de la nature ? s’interrogeait
Lucien. Pourquoi la chimie ne se cantonnait-elle pas à d’inoffensives
expériences en éprouvettes ? Il n’était pas extrémiste. Il souhaitait juste
la prison pour les trafiquants de molécules ; avec une peine de travaux
forcés dans des jardins potagers. Il aurait dû mieux se renseigner sur
les mesures prises par la PAC pour protéger l’environnement en
France.

Malheureusement, il n’avait pas eu le temps de consulter la presse


mise à sa disposition dans l’avion. Il s’était précipité dans les toilettes
dès l’apparition du signal autorisant à déboucler la ceinture.
Il avait hâte de se débarrasser du linge avec lequel il avait bourré sa
blessure et du débardeur imbibé de sang qui, sous trois épaisseurs de
chemise, lui glaçait le ventre à chaque mouvement. Tout au long de sa
course à l’aéroport, il avait machinalement adopté une attitude
penchée, la main appuyée sur le flanc pour contenir l’hémorragie. La
douleur s’était tassée comme un renard au fond de son terrier. C’est
ainsi que Lucien se la représentait, prête à montrer les crocs au
moindre geste maladroit. Alors, il s’était concentré sur le bout de chair
trompeusement engourdi, lui chuchotant de vieilles berceuses chaque
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fois qu’un mouvement nécessitait une certaine tension musculaire.
À l’hôtesse qui s’inquiétait de sa pâleur et des gouttes de
transpiration sur son front, il avait bégayé avec une grimace qui se
voulait décontractée : « Un gran miedo a volar, si. »
Elle était française, elle lui avait souri. Tout irait bien, il allait
retrouver son pays natal.
Une fois installé cul nu sur le siège des toilettes, Lucien avait
précautionneusement fait glisser de ses épaules les multiples couches
de vêtements. Péniblement, il s’était débarrassé de la dernière chemise
trempée d’une sueur rougeâtre et au prix d’inconfortables contorsions,
il avait décollé le débardeur qui adhérait à sa peau autour du paquet de
tissu noirci par le sang coagulé. La charpie dont il avait recouvert un
caleçon en guise de compresse formait une concrétion qui semblait
avoir pris racine dans son flanc.
Lucien avait épluché un à un les lambeaux de linge en les aspergeant
d’eau pour les dissoudre. L’exiguïté de la cabine lui avait permis de se
caler contre le lavabo tout en restant assis sur la cuvette. Il avait dû
ajuster ses gestes au débit capricieux du robinet qui n’autorisait qu’un
arrosage superficiel. À force de patience et au bout d’un temps infini, il
avait réussi à dégager les lèvres de la plaie jusqu’à retrouver le caleçon
qu’il y avait enfoncé. On aurait dit une bouche bâillonnée qui attendait
qu’on la libère pour pouvoir parler.
Lucien avait fait une pause pour examiner l’état de la blessure. Elle
n’était pas trop vilaine. Bien que l’entaille fût profonde, les chairs en se
séparant s’étaient retroussées proprement pour former deux ourlets de
viande lisse et rosée. Il n’y avait aucune trace de déchirure ou de corps
étrangers. La lame du couteau avait dû être longuement affûtée. C’était
du matériel de professionnel au service d’un amateur : en visant le
cœur, ce cabrón d’Adolfo lui avait tranché une poignée d’amour, la
gauche précisément.
La douleur qui s’était sournoisement ravivée l’avait fait frissonner de
fièvre. Il savait que le plus dur restait à faire. Soit il tirait la compresse
d’un coup sec, soit il l’assouplissait en la mouillant pour l’extraire
progressivement de la plaie. La seconde méthode lui avait semblé plus
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supportable.
Il avait déroulé une longue bande de papier hygiénique en
l’entortillant autour d’une main. Il chantonnait pour se donner du
courage.
Le petit renard
Au fond du terrier
Fait le grand écart
Comme ça lui plaît.
Les lèvres de la plaie s’étaient mises à bouger sous la pluie qu’il faisait
tomber en agitant l’autre main en éventail sous le robinet. L’étoffe en
s’amollissant s’était progressivement décollée de la chair. Il avait
épongé de son gant le sang qui suintait de plus en plus fort jusqu’à
dégoutter des pans de tissu libérés. Lorsque le caleçon avait enfin
glissé par terre, Lucien s’était momentanément évanoui. Un toc-toc
discret à la porte lui avait fait reprendre connaissance.
« Est-ce que ça va, monsieur ?
– Oui, oui… ça baigne… » avait-il répondu en regardant la blessure
qui gargouillait.
La douleur qui en irradiait faisait vibrer l’air autour de lui. La tête lui
tournait et, bizarrement, il avait éprouvé une sorte d’euphorie, comme
un rire de défi à la souffrance.
« Il ne manquerait plus que je vomisse. »
Il avait transformé le réduit en atelier de boucherie. Il pataugeait dans
une boue brunâtre de papier et de chiffons mêlés. Le bas des murs, la
cuvette et le lavabo étaient éclaboussés d’une couleur tirant sur la
pourpre cardinalice.
L’entaille était trop profonde pour être ressoudée sans l’aide de
points de suture. Malheureusement, il ne disposait pas d’un matériel de
couture. Il n’avait rien d’autre qu’un rouleau de sparadrap et sa
collection de chemises douteuses.
Il avait longuement rincé la plaie, puis il l’avait soigneusement
nettoyée, d’abord avec son doigt puis avec le tissu le moins sale et le
plus sec, réservant le papier toilette pour absorber l’épanchement du

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sang. Lorsque la texture de la viande lui avait paru saine, il avait pincé
les lèvres l’une contre l’autre sans arrêter d’éponger, jusqu’au premier
signe de coagulation. Il avait suturé avec des bouts de sparadrap
disposés en chevrons et compressés par les manches d’une chemise,
nouées l’une à l’autre. Puis, il avait déchiré des lambeaux d’étoffe qu’il
avait superposés en maintenant chacun par des bandes adhésives
entrecroisées, jusqu’à recouvrir sa hanche d’un épais treillis qui, à sa
grande satisfaction, ne suintait pas. Il s’était finalement ceint la taille
d’écharpes arrachées au tissu qu’il lui restait.
Ensuite, il avait fallu remettre les WC dans l’état où il les avait
trouvés. Le travail lui avait pris une heure supplémentaire.
Lorsque Lucien était sorti des toilettes, triomphant mais épuisé, il
avait trouvé la charmante hôtesse de l’air en faction près de la porte.
Elle affichait une profonde inquiétude. À son regard interrogateur, il
avait répondu d’un sourire enjôleur : « Tout va pour le mieux. Je vous
remercie de votre sollicitude. » Il avait rajouté d’un air navré : « Je
crains qu’il n’y ait plus de papier toilette. »
D’une démarche penchée, il avait rejoint son siège
providentiellement situé en bord de couloir. Il s’y était effondré pour
s’abandonner à un sommeil délicieux, bercé de rêves érotiques en
compagnie de Luna. Il avait dormi jusqu’à l’atterrissage de l’avion,
s’était réveillé le temps des formalités douanières et avait retrouvé
Luna dans le confort douillet de son subconscient dès qu’il s’était
installé dans le train.
C’est ainsi qu’il avait négligé de lire les journaux qui auraient pu le
mettre au courant des dernières actualités françaises.

Il aurait bien interrogé le douanier si son faciès avait été plus aimable.
Son regard allait du passeport au visage de Lucien avec la régularité
agaçante d’un métronome.
« A qui tu as piqué ce passeport ? Tu ne vas pas me faire croire qu’il
t’appartient. Regarde le type sur la photo. Il a une coupe militaire et la
tronche lisse comme un lavabo. Toi en vérité, tu m’as plutôt l’air d’un
gitan.
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– La moustache est une tradition dans la province de Saltaca. Sans
elle, un homme est considéré comme un étranger. Il y a même des
femmes qui, passé un certain âge, s’enorgueillissent de la porter. Si je
ne m’étais pas plié à cette règle capillaire, je ne pourrais pas vendre
mon vin ni même inviter des danseuses au tango. Sur la photo du
passeport, c’est la tête que j’avais au moment d’arriver en Argentine,
pleine d’un rêve héroïque et brutal. Depuis, les années ont passé et
mes poils ont poussé. Le rêve est devenu réalité, ma moustache fait
des ravages en milonga et ma chevelure me vaut le surnom flatteur
d’El Pelo. Si vous le cherchez sur internet en l’associant au mot
“tango”, vous tomberez sur des vidéos ébouriffantes où j’entraîne les
danseuses les plus célestes dans mon abrazo. Je vous invite donc à me
montrer plus de respect. »

Lucien jeta un regard mauvais en se retroussant la lèvre sous le nez.


L’effet fut aussitôt apaisant. Sa moustache avait gardé un dernier
souvenir de Saltaca. Il eut l’impression que la toison de Luna lui
pénétrait dans les narines comme au plus fort des cunnilingus qu’elle
réclamait en enfourchant son visage. Dans les effluves qui lui
montèrent au cerveau, il reconnut le parfum de rivière si
caractéristique du bouton confit dans sa pulpe délicate.
Il revit sa maîtresse telle qu’il l’avait quittée, penchée toute nue au-
dessus d’Adolfo, son mari groggy. Luna désemparée devant ce corps
avachi; Lucien déchiré entre l’envie de la réconforter et l’urgence de
déguerpir. Elle, en proie à un tourbillon d’émotions, levant vers lui des
yeux égarés, amoureux et furibonds à la fois ; lui désolé, s’efforçant de
prendre l’air contrit, conscient de l’irréversibilité des événements. Luna
si belle avec ses seins vibrants de colère. Luna qui le fixait pour
capturer son image et retenir au moins ça de lui. Lui déjà en fuite,
devinant qu’il ne la serrerait plus jamais dans ses bras. Lui qui ne
l’oublierait jamais. Eux deux s’échangeant un furtif baiser d’adieu
avant qu’il ne referme la porte et dévale l’escalier.
Luna avait engueulé Lucien en français, le langage de leur complicité,
de sorte que la sévérité des reproches en avait été atténuée.
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« Tou es oun parfait gentleman avec les femmes, lui avait-elle dit
avec son adorable accent argentin, mais tou té conduis comme oun
sauvage avec les hommes. Ça va finir par te causer préjudice… »
« Préjudice » ! Elle avait utilisé ce mot qu’il lui avait appris ! Lucien
avait été aux anges malgré la tournure dramatique de sa situation.
De manière troublante, cette scène faisait écho à une autre qui lui
était arrivée jadis, le jour de sa majorité, et qui, elle aussi, avait
réorienté drastiquement le cours de sa vie. Cette fois-là avait été la
première des fois où il avait frappé un homme, car l’histoire devait
malheureusement se répéter. Ce regrettable incident s’était produit
sous les yeux de sa mère.
C’était une femme extrêmement posée, soucieuse avant tout
d’harmonie familiale. Elle se désolait que Lucien eût un caractère
impulsif. Il était le plus imprévisible de ses trois enfants – une fille et
deux jumeaux. À force d’amour et de patience, elle parvenait à
maintenir un climat serein à la maison jusqu’au jour où les choses
avaient dérapé.
Lucien avait tout revu en un éclair au moment de quitter Luna, tant
l’analogie entre les deux situations était frappante. Même précipitation
des événements, même confusion des deux femmes – un regard mêlé
de surprise et d’accablement –, même moue de reproche à son égard,
même posture : en tenue plus décente que Luna, la mère s’était
penchée comme elle sur le type que Lucien venait d’assommer, un
personnage autrement plus respectable que cette fripouille d’Adolfo
puisqu’il s’agissait de son propre père, ce qui rendait son acte encore
plus navrant.
Fatalitas ! Dans un cas comme dans l’autre, il regardait la main qui lui
avait échappé, sa main nouée par d’invisibles membranes en un poing
dur comme le cuir, sa main trop vive et penaude après coup,
forcément penaude au moment venu de s’éclipser. Son visage
grimaçait une vague excuse tandis que ses yeux cherchaient la sortie.
Une fois de plus et comme fréquemment tout au long de sa vie, le
salut était dans la poudre d’escampette.
Avec la même nuance de réprobation que Luna et, bien sûr, sans
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intonation argentine, sa mère lui avait dit : « Tu manques de mesure,
Lucien. Tu vas au-devant d’ennuis si tu ne contrôles pas mieux les
excès de ton caractère. »
Les mots s’étaient gravés dans sa mémoire comme dans du marbre.
Souvent Lucien se les répétait en guise de mantra, souvent mais à
contretemps hélas ! plutôt qu’à point nommé.
Et voilà qu’à des années de distance, c’était le même avertissement
qui avait jailli des lèvres adorables de Luna, formulé à deux reprises
dans la bouche de femmes qui avaient aimé Lucien autant sinon plus
que lui-même les avait aimées. Il ne pouvait certes pas prendre cette
mise en garde à la légère.

C’est pourquoi Lucien s’efforça de sourire au douanier plutôt que de


lui écraser le nez d’un coup de poing. Celui-ci avait eu un mouvement
de recul en percevant l’éclair menaçant dans le regard du passager.
« Tu n’es pas halal, mon gars. Mon flair ne me trompe jamais. Tu vas
me suivre gentiment et on va inspecter le contenu de tes bagages en
compagnie de mes collègues qui reviennent d’une formation de
taekwondo. »
De nouveau, les choses tournaient au vinaigre pour Lucien. Depuis
qu’Adolfo s’était jeté sur lui avec un couteau, les événements s’étaient
mal emboîtés. L’inventaire de son sac allait déclencher une série de
questions embarrassantes. Il se rappelait y avoir fourré la veste que
Luna lui avait jetée pour remplacer la sienne tachée de sang. Elle ne
voulait pas qu’il attrape froid, sa belle adorée frissonnant d’inquiétude
pour lui. L’idée était aussi qu’en récupérant l’argent et les papiers
d’Adolfo, il créerait un handicap qui faciliterait sa cavale. C’était un
peu déloyal mais le calcul était prudent. Adolfo était un teigneux qui se
lancerait à sa poursuite dès qu’il aurait repris ses esprits. L’erreur avait
été de ne pas prendre le temps de vider les poches de cette maudite
veste. Adolfo était un guarro qui carburait aux excitants chimiques. Il
avait en permanence sur lui toute une pharmacie d’amphétamines et
d’acide lysergique. Les douaniers allaient se faire un plaisir d’analyser le
contenu des petites fioles et des sachets. Sans parler des traces de sang
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qu’ils découvriraient çà et là avec un peu de zèle.
Lucien soupira. Il se sentait poursuivi par une malédiction. Il chercha
en vain du regard une sonnette d’alarme qui lui ferait gagner du temps
ou bien une issue par laquelle il pourrait s’échapper. Hélas,
l’architecture des trains français avait bien évolué en son absence. Les
portes jadis bringuebalantes, qui claquaient en laissant entrevoir la voie
ferrée, avaient été remplacées par des glissières hermétiquement closes
et commandées à distance par un système informatique. En désespoir
de cause, il fut de nouveau tenté d’assommer le douanier qui lui avait
imprudemment tourné le dos.
Pour aller où ? S’échapper comment ? Avec la menace terroriste, des
services de sécurité devaient faire la ronde dans les compartiments.
Les vitres étaient incassables. Elle était bien révolue l’époque où
quelques mouvements de gymnastique permettaient de s’extirper d’un
train en marche, de sauter sur le talus et de s’enfuir dans la campagne.
Et puis il y avait la promesse faite à la mère et Luna de suivre leur
recommandation. Il était temps de ne plus recourir à la violence
physique pour régler ses problèmes avec l’autorité.
Il se contenta donc de subtiliser le portefeuille qui dépassait de la
poche revolver du douanier. C’était toujours ça de gagner s’il ne
récupérait pas l’argent d’Adolfo.

Escorté par le préposé, Lucien retrouva les deux adeptes du


taekwondo en faction près du casier à bagages. Ils avaient tiré le sien
au milieu du couloir. Le seul douanier à porter un brassard auscultait le
sac en passant lentement autour une sorte de fer à repasser qui
bourdonnait et clignotait de lumières vertes et rouges.
Au contour rebondi des fesses que faisait ressortir la position
accroupie, ainsi qu’à l’étroitesse de la nuque qui disparaissait sous une
chevelure remontée en chignon, Lucien devina que c’était une femme.
Son collègue était un homme qui semblait indifférent au résultat de
l’opération. Masticateur bruyant, il était occupé à entretenir une
surcharge pondérale en engloutissant des beignets dont il soufflait le
sucre par le nez sur la protubérance de son estomac.
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La douanière se redressa en dépliant avec souplesse une silhouette
longiligne. Bien que les jambes ne fussent pas mises en valeur par la
coupe grossière du pantalon, l’œil aiguisé de Lucien en apprécia le
galbe avant d’aller guigner le buste dont la sinuosité plus discrète que
celle amplement déployée par la chute de reins n’en était pas moins
harmonieuse et parfaitement ajustée à la partie méridionale de
l’anatomie. Cette femme avait une allure et une mobilité qui
trahissaient la danseuse sous la tenue règlementaire du gabelou.
Lucien détourna le regard vers le paysage qui continuait de se
dérouler à très grande vitesse par la fenêtre. Machinalement, il se
composa la mine d’un météorologue fasciné par une formation
nuageuse pour qu’on ne soupçonnât pas les suggestions salaces que
produisait son cerveau reptilien. Luna l’avait qualifié de gentleman. Il
fallait se montrer digne du compliment.
« Alors qu’est-ce qu’elle dit la gégène ?
– Difficile de savoir, chef. Il y a des morceaux de métal,
évidemment. Mais le détecteur n’est pas précis sur le niveau de
dangerosité. Le signal fluctue autour de “moyen” sans s’en écarter
significativement. Quant à la drogue, la truffe de Youki nous aurait
renseignés si on ne l’avait pas rendu malade avec de foutus beignets. »
La douanière décocha un coup d’œil furibond au masticateur qui ne
parut pas s’en formaliser.
« Voici mon rapport, poursuivit celui désigné comme chef en parlant
dans un magnétophone. Le propriétaire ci-présent du bagage que nous
sommes autorisés à fouiller pour en inspecter le contenu et prendre
connaissance d’éléments suspects, voire dangereux, illicites ou
susceptibles de causer une nuisance laissée à notre appréciation, dans
le respect des dispositions applicables en matière de secret des
correspondances et de protection du territoire – il fit une pause pour
apprécier l’effet de ses paroles sur Lucien – se nommerait Lucien
Bérenger et serait de nationalité argentine d’après le document qu’il
m’a présenté comme étant son passeport. Il serait aussi de nationalité
française selon ses dires qu’aucun papier officiel ne permet de vérifier.
Toujours selon ses dires, il exercerait l’activité de viticulteur dans la
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province de Saltaca (Argentine) et répondrait au pseudonyme d’El Pelo
dans le milieu interlope du tango. Par ailleurs, j’ai recueilli un certain
nombre d’indices permettant d’élargir l’investigation sur la base de
mon intuition personnelle et de la méthode déductive. Sa coiffure
fournie ainsi que son abondante pilosité temporale et subnasale, en
plus d’un je-ne-sais-quoi de désagréable dans le regard, lui donnent un
genre manouche qui trahit des origines indo-européennes. Comme
c’est la coutume dans ce peuple, il a tenté de me soudoyer en me
proposant une bouteille de vin. Il transpire plus que la normale, ses
mains sont agitées d’un tremblement nerveux – olympien, Lucien ne
tiquait pas mais il n’en pensait pas moins : “comme il se la pète,
Sherlock, avec son magnéto !” – et sa démarche penchée trahit la gêne
occasionnée par le port d’une arme rangée dans un holster. Sa forme,
perceptible au niveau de la hanche, rappelle celle du Luger Parabellum,
chambré en 9 mm, un modèle introduit en Argentine par les exilés
nazis. Tous ces éléments convergent vers la conclusion formelle que le
susnommé Lucien Bérenger est un individu suspect.
– On va gentiment reprendre contact avec le monde réel, dit
posément Lucien. Je ne suis pas armé. Qu’est-ce qui me prouve que tu
es douanier, pauvre clown ? Elle, je veux bien, elle porte le brassard.
L’autre goinfre n’en a pas, je remarque. Ne croyez pas que je vais vous
laisser retourner mon sac comme ça pour emporter des bouteilles que
votre improbable gagne-pain ne permettrait pas d’acheter. J’avais un
préjugé favorable à ton égard et j’étais prêt à t’embrasser comme le
premier compatriote que je retrouvais sur le sol de mon pays. Je vois
clairement que tu es un aigrefin et je ne me laisserai pas dépouiller par
ta bande. Montre-moi ta carte professionnelle. »
Le douanier tâta la poche arrière de son pantalon qu’il trouva vide. Il
se tourna vers les deux autres et lança dans le plus grand désordre :
« Montrez-lui vos papiers. Restez sur vos gardes. Toi, tu fais sauter le
putain de cadenas sur la fermeture de son sac et toi, tu appelles la
sécurité.
– Nos papiers, on les a laissés dans le casier, chef, s’excusa la
douanière.
15
– Les agents de sécurité sont descendus à Arles, rajouta l’autre.
– Ferme-la, par pitié ! s’étrangla le chef. Contente-toi de bouffer tes
beignets et va chercher les papiers. Quant à toi, le brassard te donne le
droit de fouiller ce sac.
– Je ne veux pas contester votre autorité, chef, mais je ne suis
qu’une stagiaire en période de probation. Je ne voudrais pas avoir
d’ennuis. Je préfère attendre que le collègue revienne avec nos papiers
pour procéder à la fouille du bagage. Ensuite, le bidule indique un
niveau de danger « moyen ». Il n’est pas toujours bien réglé. La marge
d’erreur est grande dans les deux sens. Le risque est peut-être moyen-
moins. S’il est moyen-plus, je ne voudrais pas me retrouver avec un
bras arraché comme c’est arrivé au collègue du Boulou la semaine
dernière. »
Le chef ne put s’empêcher de frémir à l’évocation du terrible incident
qui avait frappé le corps des douanes. Les terroristes étaient partout,
depuis la Catalogne jusqu’au Pays Basque en passant par la mosquée
de son quartier. La France avait replongé dans les temps obscurs du
catharisme et des guerres de Religion. Le capitalisme s’était débridé, la
spéculation boursière détruisait les avantages sociaux, l’espionnage
russe et américain, les multinationales voraces, l’impérialisme chinois,
le salafisme djihadiste, les cellules judéo-franc-maçonniques, tout ce
monde complotait contre l’intérêt national pendant que les pirates
informatiques étranglaient le pays dans leurs toiles de calomnies. La
confusion était à son comble, c’était la panique et le chacun pour soi.
Dans un tel climat, le métier de douanier n’était plus une sinécure et la
retraite n’était pas garantie.
« Moi je ne mêle pas d’une opération de dangerosité moyenne, c’est
la consigne syndicale, dit l’amateur de beignets en déglutissant.
– Toi tu fais ce que je dis sinon tu restitues les échantillons
d’alcaloïdes que tu as oublié de brûler lors de la saisie à Toulon. Tu
vois à quoi je fais allusion. »
L’agent obtempéra et s’éloigna en traînant des pieds vers la queue du
train.

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« Chef, je viens de trouver une vidéo sur mon portable qui montre El
Pelo dans un tango filmé lors d’un festival à Buenos Aires. C’est vrai
qu’il ressemble à monsieur comme deux gouttes d’eau. »
Les yeux de la douanière brillaient d’excitation tandis qu’elle montrait
l’écran à son supérieur. Celui-ci plissa les siens pour zoomer sur une
surface grande comme un talon de chaussure où deux insectes
évoluaient dans tous les sens.
Lucien reconnut aussitôt la mélodie de Loca, un tango qu’il avait
dansé sept ans auparavant avec une célèbre danseuse uruguayenne
connue sous le nom de La Morocha. Lui n’était qu’un amateur. Son
style de danse, il l’avait développé autant par le travail de la vigne que
la fréquentation des milongas. Même si on moquait son allure de
paysan, ses pieds campés en terre rassuraient celles qu’il prenait dans
ses bras.
La maestra venait de se disputer avec son partenaire attitré, El Celoso,
un danseur ombrageux qui l’avait bridée lors d’une démonstration.
Gênée par son étreinte et frustrée de n’avoir pu déployer toute
l’élégance de son tango, elle voulait lui donner une leçon. Elle avait
repéré l’évolution de Lucien dans le bal, ses gestes épurés, sa démarche
solide et féline à la fois. Elle lui donnait l’allure d’un chat qui se balade
le long d’une gouttière. Il n’en fallait pas plus à La Morocha pour
exhiber l’étendue de son talent. Elle avait capturé Lucien en bord de
piste et l’avait entraîné dans la danse sans se soucier qu’on les filmerait.
Dès les premiers pas, Lucien avait été transporté. Il sentit aussitôt la
musique vibrer dans le corps serré contre le sien. Les notes affluaient
en eux comme les globules d’un sang mêlé.
Les autres danseurs s’étaient écartés pour former un cercle autour du
couple. Certains pariaient que le francés ne serait pas à la hauteur. El
Celoso avait été le premier à sortir des billets.
Malgré son embonpoint, la maestra s’était transformée en un cyclone
tourbillonnant autour de l’axe qu’offrait l’étreinte de son partenaire.
Ses bras de paysan, tels les rameaux d’une vigne reliés au sol par la
souche, puisaient leur vigueur par de puissantes lianes qui traversaient
les reins. Confiante dans l’abrazo de Lucien, elle se blottissait contre lui
17
pour déployer ses jambes en de gracieuses arabesques qui amplifiaient
les envolées musicales. Elle se servait de lui comme un instrument de
muscles dont la partition se fondait harmonieusement au reste de
l’orchestre. Prestement, elle réagissait au guidage de son buste, au
mouvement de ses pieds, aux figures qu’il enchaînait, avec une grâce
aérienne qui déclenchait des ¡eso, eso! d’approbation dans le public. Elle
révélait en lui une audace qu’il ignorait et qui les entraîna tous les deux
aux limites de l’apesanteur.
Lucien était aux anges. Il n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de
liberté. La danse était liberté et la musique un nuage vibrionnant qui
les emportait.
La vidéo avait circulé un temps sur la toile et la tignasse de Lucien lui
avait valu le sobriquet d’El Pelo. On avait continué à qualifier son style
de « paysan », désormais moins par moquerie que par respect.

Le douanier restait sceptique. « Il y a vaguement un air de


ressemblance. Très vaguement. Ce n’est quand même pas flagrant vu
la manière qu’ils ont d’être collés l’un à l’autre. Et puis une sex tape
n’est pas une preuve suffisante. »
Content de son trait d’esprit, il se tourna vers Lucien. « Et après, tu
te l’es faite la grosse, mon coco ? »
Le poing de Lucien partit tout seul. Une fois de plus…
L’air vaguement désolé, il contemplait le corps du type à ses pieds. Il
avait failli de nouveau. C’était une malédiction. Il vit l’homme à terre
ouvrir une paupière qu’il referma aussitôt lorsque leurs regards se
croisèrent.
Décidément, maman et Luna avaient raison : il avait des difficultés à
se tempérer. Il n’avait même pas senti le coup fuser. « La faute à la
palme ! songea-t-il. Qu’est-ce que j’y peux, moi ? »
Il leva les yeux vers la douanière qui, s’étant reculée, avait adopté la
position requise pour un mouvement latéral du talon, appelé yop tchagui
(엽차기). Il chercha une excuse.
« La Morocha n’est pas grosse. Vous dansez le tango ?

18
– Un peu, dit-elle, les poings en avant et le corps légèrement
tremblant. Je me suis inscrite à un cours il y a trois ans. Comment
avez-vous deviné ?
– La méthode déductive. Il y a quelque chose dans votre allure… »
Il se rendit compte qu’il avait gardé le poing serré. Il le dénoua et
laissa tomber le bras le long du corps en bougeant les doigts pour les
relaxer. L’orchestre s’était remis à jouer Loca, quelque part au fond des
poches de la douanière.
« Vous n’avez rien à craindre de moi, je ne suis pas violent… Je
reconnais que les circonstances ne plaident pas en ma faveur. Je suis
désolé pour votre collègue. Il n’est pas sonné, il fait juste semblant. Je
ne frapperai pas une femme, croyez-moi sur parole. Même avec une
fleur. J’ai du respect pour la profession que vous exercez, plus
particulièrement en ce moment. La menace terroriste qui pèse sur
notre pays entretient un climat de nervosité qui ne doit pas vous
faciliter la vie. En outre, je devine qu’aucune prime ne vous est
accordée pour les risques que vous encourez. C’est regrettable et je
serai le premier à signer une pétition pour rétablir cette injustice si
jamais votre syndicat en fait circuler une. S’il n’y a pas pensé, je vous
presse de lui en suggérer l’idée et je vous laisse gratuitement en
revendiquer la paternité. L’État ne peut rester plus longtemps
insensible à la dégradation des conditions de travail d’un corps aussi
dévoué que celui des douanes. Si, si, ne me démentez pas. Les
détecteurs de métaux sont obsolètes, la brigade canine est mal nourrie
et la coupe ingrate de votre uniforme clame l’évidence de restrictions
budgétaires plus qu’il ne met le corps en valeur. »
Lucien comptait sur l’empathie de ses propos pour détendre la jeune
femme. Elle demeurait silencieuse, arquée sur sa posture, tandis que
les bandonéons se déchaînaient dans son pantalon et que le paysage
fuyait à toute allure par la vitre du train. Il se mit à chantonner sur la
musique :
« Loca me dicen mis amigos,
que sólo son testigos

19
de mi liviano amor.
Loca…
Pourriez-vous me laisser passer, je vous prie ? Je me sens
extrêmement fatigué. Je vais rejoindre paisiblement ma place. Je ne
vous causerai pas d’ennui, je vous le jure. Je manque de sommeil et il y
a un rêve que je voudrais reprendre. »
Il fit un pas vers elle. Elle décocha son pied en hurlant. Il sentit le
coup à travers le pansement. La douleur fut fulgurante. Une tache
rouge s’épanouit sur son flanc. Il y porta la main, sentit le liquide
visqueux sur ses doigts, baissa le regard et vit le sang dégouliner. Il
s’affaissa avant de perdre connaissance.

20
Chapitre 2

Corinne avait mis le couvert sur la table de la cuisine. Tandis qu’elle


mixait la soupe, elle entendit le frottement sur le sol de la porte
d’entrée, suivi d’un claquement lourd. Au premier coup de talon, elle
s’écria : « Va te déchausser dehors et laisse ta veste à la patère. J’ai
passé la serpillère, tu vas tout m’embouillasser. »
L’expression fit sourire le frère dans le vestibule. Corinne retrouvait
le parler d’ici en l’accommodant d’un petit accent pointu. C’était
charmant. Il jeta ses bottes dehors.
Venue de la mer, une pluie fine n’arrêtait pas de tomber. Elle
transformait le sol en glaise et exaltait les senteurs de la garrigue. Le
ciel était brouillé comme du foin. Derrière la vitre embuée, les
buissons prenaient des formes spongieuses et les pins pleuraient de
toutes leurs aiguilles.
La porte claqua de nouveau. Le frère entra dans la pièce, embaumant
l’air d’une odeur de résine et de romarin. Après une journée passée en
plein air, ses pommettes avaient pris une belle couleur d’abricot mûr. Il
jeta par terre une bassine pleine de griffes d’asperges et de poireaux de
vigne. Il enlaça Corinne pour déposer deux baisers sonores sur ses
joues.
« Ba pla ! Finalement, il n’a pas voulu de mes asperges. Tant pis pour
lui. Je trouverai un autre coin pour les planter. Alors, qu’est-ce qu’elle
nous a préparé la petite Parisienne ?
– Velouté de pois cassés, terrine de lièvre mariné à la sauge et petits
violets en barigoule comme tu les aimes. Monsieur est content ?
– Monsieur est ravi. Baï, La soupe aux choux de maman, c’est bon
mais à la longue, ça transforme un homme en montgolfière.
– On va passer à table, épargne-nous l’histoire de tes intestins. Lave-
21
toi plutôt les mains. Regarde-moi tes ongles : ils sont tout endeuillés.
Prends la petite brosse sur l’évier.
– C’est que je ne passe pas ma vie à caresser des claviers
d’ordinateur, moi, mademoiselle Cac 40.
– Ce n’est pas drôle de m’appeler comme ça, Pierre. J’ai les doigts
tout bleus d’avoir préparé ton plat favori. Une heure j’ai passé à
enlever les feuilles de ces fichus artichauts. J’ai bien gratté le poil à
l’intérieur comme tu m’as dit et voilà comment tu me remercies…
– Pardonne-moi, petite fleur. Je ne suis qu’un paysan qui parle de
travers. C’est la faute au fils Bérenger, il m’a mis la tête à l’envers.
– Pourquoi ? Ça s’est mal passé ta journée avec lui ?
– Dans un sens non, je me suis fait deux cent cinquante boules rien
que dans l’après-midi. Le problème c’est que je l’avais en permanence
sur le dos. J’ai plutôt l’habitude de travailler seul. En cette saison
surtout, l’essentiel du taf se fait dans les résidences secondaires. Les
propriétaires sont absents, ils me laissent la clé et la plupart ne
donnent aucune consigne. Tout ce qu’ils veulent, c’est retrouver leur
jardin impeccable pour les vacances. Ils me font confiance, ils savent
que je connais mon affaire. Je me retrouve tout seul avec les plantes. Je
les écoute, je leur parle. Voilà comment j’aime travailler.
Il s’effondra sur une chaise qui grinça sous cent kilos de fatigue. Il
s’empara de la bouteille de vin blanc et se servit une rasade en
s’amusant à le faire glouglouter.
« Et tu leur parles dans quelle oreille aux fleurs pour qu’elles
t’écoutent ?
– Elles n’ont pas d’oreilles les fleurs, macaniche. Ça ne les empêche
pas d’entendre. Elles ont une membrane au creux des feuilles, qui
vibrent comme un tympan. C’est la mère Bérenger qui me l’a enseigné.
Et la mère Bérenger, elle était autrement plus sensée que son fils. Lui
c’est une plaie au cul. Il n’est pas méchant, le bougre. C’est juste qu’il
tient des raisonnements à tout bout de champ. Des raisonnements qui
n’en sont pas et qui finissent par t’embrouiller la tête. »
Il huma le vin et le fit tournoyer dans le verre avant de le lever vers la
fenêtre. Aussi pâle qu’elle fût, la lumière du soir faisait miroiter des
22
reflets dorés.
« Dia, quelle jolie robe ! On a tout de suite envie de la soulever pour
voir ce qu’elle cache. Où est-ce que tu l’as dégoté ?
– À l’épicerie tout bêtement. Fromentin l’avait mis en promotion.
– Il a l’œil pour repérer les pépites, le Fromentin ; on ne peut pas lui
enlever ça. Pour en revenir à l’autre, les bizarreries ont commencé dès
que je l’ai aperçu en haut du chemin. Oh con de manon ! il jetait des
pierres sur les tuiles du toit. Pas des petits cailloux, des pierres
sacrément grosses. Comme il ne m’entend pas arriver, il sursaute en
m’apercevant et me dit que c’est pour voir dans quel état est le toit.
Quand les tuiles sont fêlées, elles rendent un son particulier, qu’il
m’explique. Je pense en mon for intérieur qu’il n’y a pas que les tuiles
de fêlées ; en plus qu’il a enfilé une drôle de combinaison, le genre de
combinaison plutôt faite pour aller sur la lune que pour jardiner. Il ne
lui manque que le casque. Je me retiens de lui demander où il l’a mis.
J’ai appris à ne pas plaisanter avec les clients. Il y en a qui ne
comprennent pas l’humour, ça les met mal à l’aise. Alors je m’abstiens.
Il s’appelle Bernard et il a la main toute molle quand on la serre. »

Pierre se mouilla le palais longuement avec le vin. Il le froissa dans la


bouche en émettant un frou-frou de connaisseur. Il ponctua par un
claquement de langue avant de déglutir. Il annonça : « Pensi que c’est
du grenache gris mâtiné de maccabeu.
– Pas mal, approuva Corinne. Tu as les papilles en forme. Il y a du
carignan et de la clairette aussi, d’après l’étiquette. Et le contrat qu’il
propose, c’est intéressant ?
– Moins que je pensais. Vu ce qu’il demande, je lui ai fait un devis
pour un mois. C’est dommage parce qu’à mon idée, il y en aurait eu
pour plus longtemps que ça. Qu’est-ce que tu veux, c’est lui le patron
et il me la joue ratchou.
– Ce n’est pas le père qui décide ? Après tout c’est sa maison.
– Oui c’est la maison du père, mais je ne sais pas où il est passé. Au
village, on dit qu’il s’est fait hospitaliser. En attendant, c’est le fils qui
paie. Et je ne me mêle pas des affaires de famille. Je t’en sers un ?
23
– Juste un fond de verre alors. Parce que moi le vin à jeun, ça me
fait tourner la tête. »
Pierre la servit tandis qu’elle recueillait des croutons sur la plaque du
grille-pain en se brûlant le bout des doigts. Il étendit les jambes sous la
table et, levant les yeux au plafond, il s’abandonna un instant à de
silencieuses supputations.
« Oui, bien plus longtemps. Pas moins de quatre mois de chantier. À
condition de mener les choses à ma façon. Le jardin a été bien agencé.
La citerne n’est pas trop défoncée. Beaucoup de pierres de
soutènement ont dégringolé. Mais les canaux d’irrigation, les rigoles…
tout l’ouvrage de maçonnerie est encore en place malgré la reptation
sournoise des racines. Potentiellement, il y a de quoi faire. Je dirais
même six mois, en comptant le travail de reconstruction. J’aurais pu
mettre le Peul sur le coup si l’autre n’était pas si près de ses sous… »
Songeur, Pierre sortit de sa poche une petite carte ornée de la tête
d’un spahi, où l’on pouvait lire :
Seydou
Maçonnerie-Peinture-Rénovation & Travaux-de-Façades
Gloire à Sankara !
C’était l’esplanade devant la maison qui occupait le plus de terrain.
On ne le voyait pas en venant par le chemin du fait qu’elle était
surélevée, mais il y avait une sacrée surface, presque un demi-hectare.
Elle était plantée de trois pins centenaires et d’une douzaine de cyprès,
dont certains traversés par des fils électriques – ça, c’était mauvais,
selon Pierre. Il y avait aussi des oliviers, des abricotiers, des arbres de
Judée, des amandiers, des cerisiers, des figuiers et des pêchers : plus
d’une centaine d’arbres en tout, à l’abandon. Beaucoup penchaient du
même côté. À leurs formes, on voyait qu’ils avaient été taquinés par le
cers. Ils étaient encombrés de branches mortes et ils avaient les pieds
hérissés de surgeons. Il n’empêche qu’ils avaient bien résisté. On
sentait les arbres robustes. Ils réclamaient juste qu’on les aide et ils
repartiraient de plus belle.
On n’aurait pu dire si les yeux de Pierre brillaient des projets qui
s’échafaudaient dans sa tête ou bien des arômes qui envahissaient son
24
nez. Corinne frottait les croutons d’ail avant de les jeter dans un bol de
ciboulette hachée. Il reprit à haute voix :
« À l’arrière du domaine, c’est la jungle ! Le maquis a repris ses
droits avec férocité. Sans personne pour les contenir, les plus
mauvaises graines s’en sont donné à cœur joie. Les allées ont disparu
sous un roncier infernal. Il y a des lianes partout. Ces saletés courent
d’un buisson à l’autre. Les racines des sauvageons ont effondré les
murets. Tout le circuit de ruissellement est ravagé. Ç’a été la fête au
Diable ! On dirait qu’une sarabande de faunes est passée par là en
donnant des coups de sabot à droite et à gauche. »
De chaque côté de la maison, le jardin se rétrécissait sur un remblai
large d’à peu près soixante mètres. Il était soutenu par un muret de
pierres sèches qui faisait le tour par l’arrière. Entre les deux, il y avait
une allée de galets roulés ou du moins le souvenir qu’il en restait
tellement elle était envahie par les buissons d’aubépines et de gratte-
culs. Des rejetons de cade et de laurier avaient donné des arbrisseaux
qui s’emmêlaient.

Il fallut la machette pour frayer un chemin. Collé aux basques du


jardinier, le cosmonaute poussait des cris d’orfraie chaque fois qu’il
coupait un peu fort, comme s’il lui tailladait un bras. « N’en faites pas
trop, mon garçon. Il faut juste aménager un petit passage. Je veux
conserver au jardin toute sa luxuriance. Son aspect sauvage plaît à ma
femme. Et comme dit le proverbe : ce que femme veut, Dieu le veut. »
Dès lors, Pierre comprit qu’il ne se retrouverait jamais seul dans ce
jardin. Il y aurait l’autre pec, son épouse, Dieu et certainement le Diable
qui avait semé ses graines partout.
« Il a une sacrée présence en bouche, ce petit vin », dit-il à Corinne.
Il leva son verre à la santé de l’équipe, forçant sa sœur à trinquer avec
lui. Elle lui demanda d’aller allumer le plafonnier parce qu’elle avait les
doigts tout pégueux.
Pierre s’amusa d’entendre le mot tinter comme une clochette
mouillée dans la bouche de Corinne. Il poursuivit :
« Comme je n’utilise pas de chimie pour désherber, je traîne avec moi
25
tous mes outils et il me faut de l’espace pour les manier. Comment
veut-il que je travaille avec les soussouilles qui me déchirent le dos ?
J’essaie de lui faire comprendre qu’il faudra certainement agrandir le
passage pour attaquer le gros du boulot. Je lui montre les bosquets de
chêne kermès, les pelotes d’aiguilles que font les genêts, les taillis de
genévriers, de thym et d’aubépines, tout un enchevêtrement touffu,
resserré par les lianes de clématite et de lambrusque. C’est une vraie
chambre de torture où la garrigue a fait pousser ses griffes. Lui s’y
frotte sans s’y piquer dans son armure de cosmonaute. Tè, il est moins
bête qu’il en a l’air ! Il avait prévu qu’on passerait dans cette méchante
broussaille, le coquin. Je sens bien qu’il ne m’écoutera pas si je
commence à chouiner. »
Pierre sourit comme un gamin à l’évocation de sa ruse, tout en
lampant son vin avec délice.
« Je décide alors de lui présenter le problème autrement. À
l’évidence, il ne fait pas la différence entre la vigne et l’églantier. Je lui
dis qu’il y a un trésor caché sous cet impénétrable fourré. Je le pense
vraiment. Je pointe du doigt, ici et là, les plus beaux vestiges du jardin
d’avant. J’insiste que la broussaille est en train de les étouffer. Il tend le
cou dans les directions que je lui indique, où comme par hasard la
végétation est la plus dense. Il me dit que d’un simple coup d’œil, il est
difficile de séparer le bon grain de l’ivraie. Je le crois mûr pour lui
éclaircir les idées. Je sors prestement ma serpe italienne de son étui,
celle dont la lame est en acier trempé, et d’un seul coup bien ajusté,
j’élague une branche morte, grosse comme un mollet. Il s’écrie aussitôt
: “Que faites-vous ? Vous n’y pensez pas mon pauvre ami !”
– Mon pauvre ami ! Il t’appelle “mon pauvre ami”, le fils Bérenger ?
– Non. En général il m’appelle Pierre, comme tout le monde. Mais
là, il se trouve qu’il a dit “mon pauvre ami”… Au vu des circonstances
je suppose.
– Ah bon, et dans quelles circonstances on peut t’appeler “mon
pauvre ami”?
– Dans quelles circonstances, dans quelles circonstances… Dans les
circonstances qu’il est surpris par mon initiative. Alors pour arrêter
26
mon bras, il dit “mon pauvre ami”. On peut m’appeler comme on
veut tant que ce n’est pas insultant. Lui, dans son milieu, c’est une
expression courante : on l’utilise sans faire attention.
– Je vois. Comme quand je te dis “arrête ton char, Ben-Hur” et que
ça t’énerve. Je ne pense pas que tu es Ben-Hur ni que tu conduis un
char. Je pourrais aussi bien te dire : “Vous n’y pensez pas, mon pauvre
ami”.
– Voilà… Enfin, je préfère que tu m’appelles “ Ben-Hur”. Bref, je
range ma serpe tandis que lui s’extasie devant le jaillissement des
ronces qui retombent en arceaux gigantesques. Il s’imagine qu’il va en
sortir un feu d’artifice de roses. Il s’exclame : “La puissance de la
nature, c’est quelque chose ! Elle ne donne jamais rien de meilleur que
quand on la laisse s’exprimer”. Puis il tombe en arrêt devant un
monstrueux chardon: “Regardez-moi cet artichaut s’il est beau ! Un
artichaut de Chine je dirai… au risque de me tromper. Qu’est-ce que
vous en pensez, Pierre ?” Je pensais qu’à ce train-là, ce n’était pas le
désherbage qui me porterait peine.
– Tu l’as laissé croire que c’était un artichaut ?
– Et pourquoi je l’aurais détrompé ? S’il veut que ses chardons
viennent de Chine en se faisant passer pour des artichauts, ma foi, je
ne trouve rien à y redire. C’est lui le patron, c’est lui qui a raison. Il
souhaite que le jardin du vieux reste un hallier et pour ça, il est prêt à
me payer. Il m’a même demandé de le rendre plus foisonnant en
privilégiant les espèces qui s’y montrent les plus vigoureuses.
Evidemment, ce sont aussi les plus nuisibles. Il a des théories qu’on
dirait sorties d’un livre : “La terre ne ment pas... Il faut être attentif aux
signes qu’elle envoie... Il faut respecter la sélection naturelle” et patati
et patata. À ce niveau de philosophie, je m’incline.
– Drôle de philosophie ! Une phrase de Pétain, une vague référence à
Darwin. C’est le grand bazar des citations.
– Les citations, moi, ça me rentre par une oreille et ça ressort par
l’autre. Je n’ai pas fait d’études aussi longues que lui. Les livres qu’il a
lus lui ont chamboulé la tête, c’est malheureux. Je ne t’ai pas dit le plus
fort parce que tu vas croire que j’invente. Dans un coin du jardin
27
derrière, il y a un foyer en ruine qui servait aux grillades. Le Bernard
descelle quelques briques qu’il va déposer au pied des cyprès. Comme
il faudra que j’y monte pour les écimer, il me dit : “Quand vous serez
là-haut, pourriez-vous balancer ces briques sur le toit ? Elles caleront
les tuiles”. Elles vont surtout les casser, fada, je me suis pensé. Je lui
présente la chose un peu mieux que ça. Lui n’en démord pas : “Vous
avez raison, Pierre. Il s’agit aussi d’un test de fragilité. S’il y en a qui
cassent, c’est qu’il est temps de les changer”. J’ai fait semblant de
suivre son idée mais il y a des limites : je ne suis pas une entreprise de
démolition. J’irai jeter les briques ailleurs. Quant au reste du contrat,
j’ai signé. Je cultiverai ses “rosiers” et ses “artichauts” puisqu’il veut
aider la garrigue à dévorer le jardin. Quand on pense au soin que
mettait sa mère à l’entretenir, ça fait de la peine. Ni le fils ni le vieux
n’auront honoré son souvenir comme il faut. »

« Elle est morte depuis longtemps la mère Bérenger ? demanda


Corinne.
– Ça fait bien dix ans maintenant : pile l’année où tu es montée à
Paris. Tu ne t’en souviens pas ?
– D’elle oui, vaguement, mais pas de son enterrement.
– Tu devais déjà être partie, sinon ça t’aurait marqué. Tout le village
était en émoi. Il n’y a pas eu de cérémonie à l’église parce qu’elle était
laïque, la mère Bérenger. Le cimetière s’était rempli d’une foule venue
écouter l’oraison funèbre. M. le curé aussi était là pour un dernier
hommage à sa “mécréante préférée” – c’est comme ça qu’il l’appelait.
Voulant passer incognito, il avait troqué sa soutane contre un costume
de ville. Macarel, les gens n’étaient pas habitués à le voir dans cet
accoutrement. Ils allaient le saluer en patchéguant sa veste, comme pour
vérifier si c’était bien lui. Il se laissait tripoter sans montrer
d’agacement, le brave homme. À tous qui lui posaient la même
question, il répondait patiemment : “Non, ce n’est pas à moi de
parler”. C’était au père Bérenger de le faire. Au lieu de s’exécuter, cet
imbécile restait bras ballants, l’air de ne pas y être, comme s’il
cherchait à s’escamper. Dieu sait pourtant s’il nous avait régalé de ses
28
discours ! Chaque fois qu’il recevait une médaille, on y avait droit au
Foyer des Campagnes : la Légion d’honneur, les Palmes à Cadémique,
les Lauriers de César. Comme il a eu toute la panoplie, il ne manquait
pas d’entraînement. Ce jour-là, par contre, les mots lui manquaient. Il
était peut-être écrasé par la peine même si, en apparence, il semblait
moins chagrin qu’ennuyé par tant de monde. C’était désolant. Alors,
un à un, les gens ont commencé à défiler devant la tombe. Chacun,
avant d’y jeter une fleur, évoquait un souvenir qu’il avait de la
défunte – rien de triste, toujours une anecdote plaisante – et les
paroles égrainées les unes après les autres formaient la plus poignante
des oraisons qu’on n’ait jamais entendues. Même laïque, ça valait bien
un sacrement. Elle le méritait la mère Bérenger… »

Pierre s’interrompit pour accueillir une vieille dame qui venait


d’entrer à petits pas dans la cuisine. Elle était enveloppée d’une robe
de chambre molletonnée, doublée au col d’une écharpe en laine d’où
émergeait un visage buriné. Son teint hâlé par le grand air et le
désordre de ses rides contrastaient avec une coiffure neigeuse,
soigneusement mise en plis. Son regard s’éclaira de plaisir en croisant
celui de ses enfants. Elle prit la place à table qui tournait le dos à une
horloge à pendule. Haute comme un homme, elle était ornée d’une
couronne en bois sculpté d’asperges et de feuilles d’acanthe.
« Tu es rentré, mon pitchoun, dit-elle. Tu n’as pas pris froid au moins ?
Je t’avais ressorti les chaussettes d’hiver et tu es parti sans.
– Elles sont trop grosses pour la saison, Mamoune. Après j’ai les
pieds trempés de sueur.
– Il vaut mieux ça que la mouillure du froid. “Air marin, air de rien”,
c’est un vaurien qui pénètre partout. Il passe dans les os et c’est
comme ça qu’on attrape mal. Je me gelais au salon tellement il fait
humide. Le poêle a du mal à chauffer. Tu devrais y mettre quelques
bûches, Pierrot, sans vouloir te commander.
– On va manger, Mamoune. C’est prêt. Je t’aurais appelée si je ne
m’étais pas laissé prendre par les histoires de Pierre. Il s’en passe des
choses au village.
29
– Des petites choses baï, c’est différent de Paris. Tu peux compter
sur Pierrot pour te mettre au courant. Il a les oreilles ouvertes comme
les fleurs au printemps. Les gens viennent lui papillonner autour, la
bouche pleine de mots. Ils parlent, ils parlent, mon Dieu ce qu’ils
peuvent parler, les gens ! Et c’est du pollen pour lui. Je m’étais
assoupie dans le fauteuil, à croire que je suis fatiguée de ne rien faire
de ma journée. J’entendais vos voix à tous les deux. Elles me berçaient
tandis que la lumière s’effaçait. J’ai bien de la chance de vous avoir
ensemble à la maison. Ça me fait chaud au cœur que tu sois venue, ma
pitchoune. Tu lui manques à ta vieille maman. »
Corinne se déplaça pour enlacer les épaules de sa mère et fit claquer
un baiser sur sa joue. Pierre en profita pour se servir un autre verre.
« Tu crois que je ne te vois pas, trampoun, dit la mère. Tu bois ton vin
comme un âne au seau et après tu fais trembler la nuit de tes
ronflements.
– Parler ça donne soif, Mamoune. Attendre la soupe trop longtemps
aussi. Surtout quand on sait qu’il y a des petits violets en barigoule
derrière. Je n’arrête pas de saliver rien que d’y penser.
– Garde ta salive pour reprendre le fil de ce que tu racontais.
– Je disais de la mère Bérenger qu’elle a eu un bel enterrement et que
ça ne pouvait pas être autrement parce qu’on l’aimait bien au village.
– Baï, ça oui qu’on l’aimait la pauvre Amélie. C’était une belle
personne. Il n’y avait pas plus gentille qu’elle. Elle avait toujours un
mot attentionné pour ceux qu’elle croisait en descendant faire ses
courses.
– Elle était aussi brave que son veuf est mal embouché, balança
Pierre. Je me souviens d’elle avec son cabas, lorsqu’elle s’arrêtait à la
pétanque pour nous taquiner. Elle nous avait presque tous eus en
classe, alors tu penses bien qu’elle ne se gênait pas pour nous
interpeler par nos prénoms. Elle commentait le point avec le même
ton qu’elle prenait du temps qu’elle nous faisait réciter les tables de
multiplication. Un ton qui faisait baisser le museau aux grandas. On ne
la ramenait pas avec elle. Certains joueurs lui demandaient conseil
avant de lancer alors qu’elle n’avait jamais touché une boule de sa vie,
30
j’en mets la main à couper. Mais surtout, il y avait son jardin. Tout le
monde l’admirait, son jardin. Il était magnifique alors. Lorsque j’allais
lui livrer les bouteilles de gaz, elle était toute fière de me le montrer.
C’est elle qui m’a donné l’envie de faire jardinier-paysagiste. Moi je
disais “cantonnier”, mais elle me rétorquait que je serai “jardinier-
paysagiste”. Ça sonnait mieux que cantonnier et, sur ma carte de
visite, ça ferait plus sérieux.
– L’idée de la carte de visite, c’était donc elle qui te l’avait soufflée,
dit la mère. La brave Amélie ! Sans elle, je ne sais pas ce qu’on aurait
fait de toi. Il n’était pas studieux comme toi, ma pitchoune. Toujours à
courir la garrigue, le drôle, plutôt que d’apprendre ses leçons. Tu me
causais bien du souci. Elle n’a pas fait que te trouver une vocation,
Mme Bérenger, elle a aussi réussi à te donner le goût de lire. Des
institutrices comme elle, il n’y en a plus. Mon Dieu, la catastrophe que
tu étais ! Je n’arrêtais pas de te gronder, pauvrèt, alors que ce n’était pas
ta faute : tu avais la dyslexie. Amélie s’en était rendue compte dès ton
premier jour de classe. Elle avait ses méthodes à elle pour te soigner.
Tu te rappelles le livre de Voltaire qu’elle t’avait obligé à recopier en
entier ?
– Un peu que je m’en rappelle, c’était Candide. Il ne faut pas
exagérer, Mamoune, en vrai, j’ai dû recopier le dernier chapitre
seulement. C’était ma punition pour avoir séché une dictée. À la fin,
Pangloss parle de manger des cédrats confits et des pistaches. Du
diable si je savais ce que c’était à l’époque. En revanche, j’ai aussitôt
compris le sens de ce que répond Candide : “Il faut cultiver notre
jardin”. Même que je cultive celui des autres maintenant ! À la suite de
Candide, elle m’a passé plein d’autres livres, la mère Bérenger. Je lui en
lisais des passages à haute voix et ensuite on allait faire un tour au
jardin. Elle m’expliquait les boutures et les marcottes. Non contente
de faire pousser toutes les plantes qui se plaisent dans la région, elle
avait acclimaté des espèces venues d’ailleurs. Elles s’y trouvent encore,
je les ai reconnues dans les soussouilles tout à l’heure. »
Emporté par sa verve, Pierre descendait maintenant verre sur verre
sans prendre le temps de déguster. D’un hochement de la tête, la mère
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fit comprendre à Corinne d’escamoter la bouteille. La manœuvre
échappa au fils dans son exaltation à ressusciter les merveilles du
jardin.
« Elle l’avait construit petit à petit, sans plan préconçu. Tout
s’emboîtait bien. La citerne était perchée à la bonne hauteur. Elle avait
creusé elle-même des petites tranchées pour irriguer. Non pas droites,
mais ondulées pour contourner les grosses pierres qui affleurent. Elle
disait de la Nature qu’elle avait mis des millénaires à créer son
architecture, que les fondations étaient posées et qu’il fallait s’en
accommoder. Sans cesse, elle expérimentait, la mère Bérenger. Elle
avait rectifié plusieurs fois la hauteur du muret jusqu’à trouver la pente
parfaite. Avec des tuiles scellées à l’envers, elle a créé un réseau de
rigoles qui fonctionne encore. Il divise le terrain en petites parcelles et
il draine l’eau des grosses pluies en évitant qu’elle engorge le sol. C’est
drôlement astucieux ! Dans chaque parcelle, elle a associé les plantes
pour qu’elles discutent entre elles de la bonne manière de s’entraider. »
Il s’interrompit pour chercher la bouteille de l’œil. Il soupira de ne
pas la trouver et haussa les épaules.
« Les gens disaient qu’elle avait de la sève au bout des doigts, reprit la
mère.
– Ce qui la faisait bien rigoler ! Pour elle, les plantes, il suffisait de
leur parler pour qu’elles poussent. Et ça marchait. Les arbres en
particulier : ils étaient splendides. Figuiers, abricotiers, amandiers de
princesses, tous donnaient des fruits en pagaïe, tellement qu’elle en
distribuait à droite et à gauche. Fromentin faisait les gros yeux par
derrière en se plaignant qu’elle ruinait son commerce, mais par devant
il la cajolait parce qu’il n’y avait pas meilleure cliente qu’elle. Elle
dévalisait son rayon jardinage. Sa pergola était une œuvre d’art. Elle y
avait fait monter une glycine d’un côté et une vigne de l’autre. Les
lianes en se rejoignant étaient devenues aussi costaudes que ce bras-là.
À force de se vriller et de s’entremêler, les pampres avaient formé un
nuage de verdure qui changeait de couleur au gré des fleurs, des
gousses ou des raisins qui la constellaient. Maintenant, les soussouilles
ont tout mangé. Quelle misère ! Qu’est-ce que vous avez fait de la
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bouteille ? »
Il adressa un clin d’œil à sa sœur en désignant le buffet du menton.

Corinne était bien trop préoccupée par l’ébullition de ses plats pour y
faire attention. Elle hésitait à verser la crème dans le velouté tant que
les artichauts, de leur côté, n’auraient pas suffisamment mitonné.
« Alors il n’est pas encore rentré de l’hôpital, M. Bérenger ?
poursuivit impassiblement la mère.
– Non, c’est avec le fils que je fais affaire. Le vieux fou est resté
coincé dans sa camisole, il paraît. Qu’ils le gardent à l’hôpital d’ailleurs,
je préfère ne pas le rencontrer.
– Ne parle pas à travers ta casquette, Pierre. M. Bérenger n’est pas
méchant. Il est toujours plein de bons sourires et de gentillesses avec
moi. L’incident de l’autre jour, c’est la faute aux médicaments. Rosine
les avait mal dosés. On peut comprendre, la pauvre. M. Bérenger a un
pilulier long comme le bras et de toutes les couleurs, ce n’est pas facile
de s’y retrouver. En plus qu’elle est daltonienne la Rosine. Ne te
frappe pas pour moi, Pierrot. M. Bérenger a du tempérament et je me
suis exagérée une petite saute d’humeur. Avec l’âge, j’ai le cœur qui
devient fragile et je m’épouvante d’un rien.
– Quand tu es rentrée en courant de chez lui, ce n’est pas ce que tu
disais.
– C’est l’émotion qui me chamboulait.
– Qu’est-ce qui est arrivé, maman ? demanda Corinne.
– Une bêtise. Qui me trotte dans la tête depuis. Plus j’y pense et plus
je suis dans l’embarras. C’était à la fin du repas. Il avait mangé avec un
gros appétit tout ce que je lui avais mis dans l’assiette. Il était bien
content, il n’arrêtait pas de me dire : “Je me régale, Lucette. Votre
poulet au citron est un délice. Je ne sais pas si c’est le gingembre ou
quoi mais il y a quelque chose dans la sauce qui me donne l’envie de
flirter comme un jeune homme. Avouez que vous voulez
m’ensorceler !” Il me plaisante souvent comme ça. Il fait papilloter ses
yeux en remuant les épaules, c’est sa manière à lui d’être drôle. Moi, ça
me fait plaisir quand il est de bonne humeur. Je me penche en avant
33
pour servir une compote. Il faut remuer les pommes au dernier
moment sinon elles font des grumeaux avec la cannelle. Maladroite
comme je suis, je l’ai peut-être bousculé. Je n’ai pas su ce qui se passait
dans mon dos, j’ai senti comme un patac. Je me retourne et alors je le
vois… Sainte Mère, faites que ça ne se reproduise plus : une grimace
de démon et la main levée. Il a l’œil sournois comme jamais et la
bouche tordue par une intention mauvaise. J’ai le sang retourné rien
que d’y penser. »
Au premier des huit coups qu’elle frappa, la pendule fit sursauter la
mère. Elle remua les lèvres en silence pour conjurer un mauvais sort.
« Alors il a bien porté la main sur toi, ce vieux timboul ! s’exclama
Pierre.
– Peut-être, je ne sais plus. Tout est allé si vite, pauvre ! Je ne me
méfiais pas. J’ai surtout pris peur de le voir défiguré comme ça. Mon
cœur s’est pétrifié. On aurait dit le diable en personne. Lui si gentil
d’habitude, j’en tremblais de partout. J’ai senti qu’un malaise me
prenait. Va savoir d’où vient la douleur quand on est dans cet état. Je
me suis enfuie sans débarrasser la table...
– Non, tu as fait ça, Mamoune ! Sans même lui remettre la serviette
dans son rond !
– Que tu es bête mon fils quand tu t’y mets. Je me sens toute
honteuse maintenant. Je crois que je me suis effrayée pour un rien.
Raï, j’irai lui faire mes excuses quand il rentrera de l’hôpital. »
Comme Corinne versait le velouté fumant dans les assiettes creuses,
Pierre se leva pour inspecter le range-bouteilles en fond de buffet. Il se
sentait le bec fin :
« J’en ai les larmes aux yeux tellement que ça sent bon. Je verrai bien
un petit rouge de derrière les fagots pour accompagner, non ?
Mamoune, je te le dis : tu ne remettras pas les pieds chez le vieux, c’est
un timboul.
– M. Bérenger n’est pas timboul, macache. Il a plus de décorations que
M. le maire.
– Au village, on dit que les infirmiers lui ont mis une camisole pour
l’emmener.
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– Au village, les gens ne savent plus quoi inventer pour se rendre
intéressants. Des infirmiers, il n’en a pas eu besoin. Il est parti à
l’hôpital avec sa canne, en commandant le taxi d’André. C’est lui-
même qui me l’a dit, pour se vanter du gros pourboire que M.
Bérenger lui a laissé. Le Dr Fontvieille lui avait prescrit depuis
longtemps un examen des artères. M. Bérenger m’avait prévenue que
j’aurais une semaine de congé. Alors tu ne le traites pas de cabourd, s’il
te plaît, ni de fada ni de rien. Tu ne le traites pas, c’est simple.
– Tu n’y reviendras pas, un point c’est tout.
– J’y reviendrai parce que c’est lui et que je le connais bien. On ne
juge pas l’arbre à l’écorce. M. Bérenger est un Monsieur qui a fait les
Grandes Écoles. Il a dirigé la Chimie du Rhône avant de prendre la
retraite et tu peux me croire que sa cervelle continue à tourner comme
s’il n’avait pas arrêté. Les pensées lui sortent de la tête comme les
vrilles de la vigne vierge qui grimpe au grillage, celle que tu m’as
promis de tailler et, malgré ça, j’attends toujours que tu t’y mettes. À
M. Bérenger aussi, il arrive qu’une vrille se perde. Et après ? Il n’en
reste pas moins un brave homme qui mérite le respect. Il a la bonté de
partager son savoir avec les autres. Il m’apprend petit à petit la Table
de Mendeleïev, à moi qui suis toute ignorante. Dedans, il y a tous les
éléments de la Terre, de l’Eau, du Feu et du Ciel. J’en connais déjà la
moitié par cœur. Il y en a cent dix-huit en tout et bientôt je les saurai
tous. Qui aurait pu croire que le Bon Dieu s’est contenté de cent dix-
huit choses pour fabriquer le Monde ? Ça lui prend parfois, à M.
Bérenger, de me les faire réciter. C’est comme un jeu entre nous. Il
annonce : “Lucette, je vous dis Ti et vous répondez ?” Ti c’est le
titane, ça veut dire que je dois lui donner tous les éléments qui
viennent après. Je suis ignorante mais j’ai de la mémoire. Comme je ne
me trompe jamais, ça lui met des étoiles dans les yeux de m’écouter.
On dirait un petit garçon à qui on raconte une histoire. Lui qui a été
un si grand patron, c’est touchant comme il a gardé son âme d’enfant,
pauvrèt. Et c’est un homme juste avec ça : il apprécie beaucoup mon
travail chez lui. Les petits plats qu’il aime, le ménage dans cette grande
maison, qui d’autre que moi saurait les faire ? “Lucette, vous êtes la fée
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du logis”, il me l’a répété cent fois. Je n’ai pas l’âge de trouver une
meilleure place, magnac. Avec la retraite que j’ai, je serais bien bête de
m’en priver.
– Je veux bien croire que M. Bérenger est un monsieur respectable,
maman. Pierre essaie juste de te mettre en garde. Je ne pense pas qu’il
ait tort. Quand j’étais dans la classe de Mme Bérenger, je me souviens
qu’elle avait été absente une semaine entière. Le directeur de l’école
n’avait pas donné d’explications. Le bruit courait en récréation que
c’était à cause de son mari. Une dispute avec lui aurait laissé des traces
qu’elle ne voulait pas montrer. Je m’en souviens parce que ça m’avait
choqué. J’avais huit ans et c’était la première fois que j’entendais dire
qu’un homme pouvait maltraiter une femme…
– Ce ne sont que des commérages, interrompit la mère. Ici, les gens
passent leur temps à imaginer des choses.
– Commérage ou pas, il n’y a pas de fumée sans feu. Tu as dit que M.
Bérenger devait prendre beaucoup de pilules pour se soigner.
– Oui, il a des problèmes aux artères. C’est pour fluidifier le sang
surtout.
– Un pilulier “long comme le bras”, tu as dit. Il souffre certainement
d’autre chose. Parmi tous ses médicaments, il y a peut-être des
neuroleptiques. Il suffit de mal les doser pour qu’ils soient inopérants.
Tu dis toi-même qu’il a eu un moment d’égarement. Tu dis que tu ne
le reconnaissais pas tellement il avait l’air épouvantable. Dans ma boîte
à Paris, l’un des chefs est comme ça. Tantôt c’est le plus charmant des
hommes, tout en sourires et paroles aimables. Tantôt c’est un véritable
démon qui hurle et balance des saletés. Il régule son humeur avec des
sortes de bonbons. Les jours où il n’a pas sucé la bonne dose, tout le
monde file doux le temps que l’orage passe et personne, bien sûr,
n’ose porter plainte.
– Ma pitchounette, tu ne m’en avais jamais parlé. Il faut que tu te
protèges d’un homme comme ça. Les gens sont déréglés dans les
grandes villes, avec toute la pollution qu’il y a.
– Toi aussi, Mamoune, il faut que tu te protèges.
– Penso té, ronchonna Pierre. Tête de mule comme elle est, elle y
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retournera chez le père Bérenger.
– Un peu moins, pegou. Ne parle pas comme si je n’étais pas là.
– Quand M. Bérenger rentrera de l’hôpital, laisse passer un peu de
temps avant de le revoir. En travaillant chez lui, Pierre verra bien s’il
est en forme ou pas. Il se peut qu’il soit très fatigué de ses examens et
qu’il ait besoin de se reposer. Après tout, tu n’es pas obligée de te
précipiter. La maison restera propre puisqu’il n’y aura pas été. Et pour
manger… »
Comme elle n’avait pas d’idée, son frère s’empressa de suggérer :
« Il ira sur la place du village, au Café des Étangs. Zouzou y fait une
cuisine du tonnerre. J’y ai mangé des fricassées de gibier à tomber par
terre. Ça le changera de la soupe aux choux.
– Qu’est-ce qu’elle a ma soupe aux choux, magnac ?
– Elle a que le premier jour, elle est délicieuse, Mamoune. Le
deuxième, on est content de la retrouver. Le troisième, elle commence
à faire un drôle d’effet, rapport aux gaz qui se compriment dans les
tuyaux et s’évacuent par tous les bouts. En fin de semaine, je suis plus
bruyant que le pétarel du facteur et les copains m’évitent. Zou, on les
mange les petits violets, oui ou non ?

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Chapitre 3

Un vautour tournoyait dans le ciel en déployant d’immenses ailes. Au


fond des gorges rocheuses, le vent jouait à troubler la rivière de ses
mille mains éparpillées. Çà et là sous d’invisibles caresses, l’eau se
mettait à frissonner. Les bouquets de roseaux cliquetaient et les
peupliers agitaient leurs clochettes d’argent. La crinière des tamaris
dispersait en ondulant les senteurs de la menthe poivrée et des genêts
en fleur.
Luna était allongée sur un rocher, les bras le long du cops et le pubis
offert au soleil. Éparses et gorgées de lumière, les gouttelettes sur sa
peau étaient une parure à sa beauté. Elle avait recouvert ses seins de
feuilles de nénuphar retournées, dont les tiges sectionnées dressaient
leur moignon avec l’insolence des tétons qu’il cachait. La pierre buvait
avidement l’eau qui ruisselait de ses flancs en formant une flaque sous
elle.
Lucien s’approcha de la jeune femme en boitillant sur ses pieds
meurtris par les galets. Il s’installa tête-bêche à ses côtés, non sans
avoir tâté de la hanche la rugosité minérale, puis écarté son flanc d’une
saillie qui pointait vers sa poignée d’amour. Dans cette position, il
pouvait contempler l’anatomie de Luna selon un rituel qui leur était
familier et dont la lenteur excitait le plaisir qu’il déclenchait.
Le regard de Lucien partit de l’arrondi pulpeux des fesses pour
cheminer sur le galbe des jambes, louvoyant sur une cuisse, s’arrêtant
au genou dont il explora à loisir le creux et la saillie, glissant ensuite sur
le mollet jusqu’au délicat resserrement des chevilles, en un voyage
extatique dont le but était plus de se perdre que d’arriver. Lorsque son
regard fut perdu, le bout de son nez prit le relais en suivant une veine

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qui sinuait sur le dos du pied pour disparaître dans le creux de
l’éventail formé par les orteils mouillés de soleil. Humant le parfum
qui s’en dégageait – noisette sauvage –, Lucien entreprit d’en lécher la
peau, d’abord méticuleusement entre les doigts de pied, puis
sommairement sur la plante et le talon, avant de reprendre en sens
inverse, à coups de langue gourmande et de baisers mutins, le chemin
que son regard venait d’emprunter.
« Tu m’excites, cabrón ! » s’exclama Luna faussement outragée. Elle se
redressa tout à trac et prit Lucien par les hanches pour le renverser sur
le dos et monter à califourchon sur lui. Le bec rocheux dont il s’était
méfié pénétra cruellement dans son flanc. Fulgurante, la douleur fut
aussitôt annihilée par une explosion sensuelle déclenchée en bas du
ventre. Luna s’était ruée goulument sur sa verge et, l’avalant jusqu’en
fond de gorge, elle en malaxait la pulpe avec une sauvage intensité. Les
ondes de plaisir que la succion déclenchait se propageaient en cercles
concentriques dans le corps et l’esprit de Lucien, s’infiltrant par tous
les interstices jusqu’aux limites du quant-à-soi et détruisant sur leur
passage toute autre sensation que celle du rut progressif auquel il
succombait.
« Doucement, mon amour » songea-t-il sans parvenir à le formuler.
Impuissant à tempérer Luna, il était inexorablement propulsé par sa
frénésie buccale dans un noir firmament où leurs atomes se
désagrégeaient en fétus incandescents pour former une constellation
radieuse.
S’appuyant sur un coude, il eut le temps de voir un sein s’agiter
comme un grelot et les hanches de la belle ondoyer au rythme
imprimé par le mouvement des mâchoires. Le dos torsadé s’évasait en
deux magnifiques lobes à la chair tremblotante, dont le magnétisme
était si puissant que la main libre de Lucien s’y retrouva plaquée par
une injonction qui transcendait sa volonté. Elle fut aussitôt emportée
dans un feu follet de caresses, palpations et pétrissages qui se
propageait au hasard des courbures, des creux et des replis qu’elle
rencontrait.
Au-dessus du nez de Lucien, le sillon fessier de Luna bâillait si
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généreusement qu’il faisait saillir un nid pubescent, entaillé par la plaie
humide de sa vulve. Des muqueuses sortaient par le haut, semblables à
une fleur d’iris rose dont les délicats pétales denticulés se rétractaient
dans un calice poilu jusqu’à se fondre dans une foisonnante toison.
Les chairs sécrétaient un jus qui tissait une dentelle de filaments
visqueux entre les deux lèvres. Surgissant au-dessus comme un point
sur le i, une rondelle mauve s’écarquillait autour d’un trou noir. Il s’en
dégageait une attraction hypnotique, un vertige sidéral qui abolissait
toute résistance.
Lucien n’était pas homme à se dérober. Lèvres en avant, le nez tendu
comme un éperon, il plongea dans le gouffre béant et, à son grand
ravissement, la pulpe s’amollit sous le choc, engloutissant sa figure par
un irrépressible effet de ventouse.
Le museau pantelant, il se goinfra comme un fauve dans le ventre
d’une gazelle jusqu’à ce que Luna, expulsant son gland de la bouche,
poussât un feulement. « Retourne-toi, il me faut ta queue !
– Qu’est-ce que tu racontes, ma douce ? dit-il en se retirant. Tu l’as
ma queue. Elle est toute à toi.
– J’en ai fini de celle-là. Elle commence à ramollir. C’est l’autre que je
veux ! »
Elle se tourna brusquement vers lui pour le toiser. Elle avait la
crinière en bataille, la figure barbouillée de sucs et le regard en feu. Elle
pesait de tout son poids sur son estomac et il sentit une douleur aigüe
déchirer sa poignée d’amour, à gauche.

Surgie de nulle part, la mère de Lucien s’approcha du couple. Elle


était coiffée d’un chapeau de paille à larges bords qui battaient dans le
vent comme des ailes. Pour le maintenir, elle avait une main plaquée
sur la tête tandis que, de l’autre, elle retroussait l’ourlet de sa robe qui
était mouillé. Elle se pencha vers Luna pour lui faire une confidence :
« Malheureusement, il ne l’a plus, mademoiselle. On lui a coupée à la
naissance car elle déplaisait à mon mari. J’y étais opposée et pourtant
j’ai laissé faire. Comme souvent, je n’ai pas eu le cran de lui résister.
Jacques s’énervait facilement et piquait d’épouvantables colères. J’ai
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toujours préféré la paix à la guerre, voyez-vous. Je lui cédais parce que
je l’aimais. Je ne sais pas si vous pouvez me comprendre. »
Luna relâcha l’étau de ses cuisses pour que Lucien rectifie sa posture.
« Tu n’as rien à te reprocher, maman, dit-il en se redressant. Tu sais
qu’il m’arrive parfois de la sentir s’agiter derrière, ma queue fantôme,
aussi nettement que si elle était là ? Alors peu importe qu’elle n’y soit
plus. Et puis Luna fait sa gourmande mais elle peut se contenter de ma
queue visible. Elle cherche juste à me provoquer.
– Il dit vrai, madame, je veux juste le taquiner. La queue qu’il a est
déjà très belle. Vous pouvez être fière de votre fils. Elle est très docile
aussi. Elle m’obéit au doigt et à l’œil. »
Le sexe de Lucien s’était roulé en boule dans la main de Luna
comme un chaton câlin. Elle déposa sur le gland un baiser qui le fit
ronronner.
« Vous êtes bien aimable, mademoiselle. Je suis très heureuse de vous
rencontrer. Lucien m’a beaucoup parlé de vous dans ses lettres. Vous
êtes aussi belle qu’il vous décrivait.
– Je n’ai jamais osé te le dire, maman : Luna n’est pas vraiment une
demoiselle. Elle est mariée à un imbécile.
– Personne n’est parfait, mon chéri. Tu ne devrais pas le lui
reprocher. Je n’ai jamais trompé ton père de mon côté. À mon
époque, ces choses-là ne se faisaient pas. Les mœurs ont bien changé
depuis et il faut vivre avec son temps. J’espère que tu n’as jamais
manqué de respect au mari de mademoiselle, qu’il soit un imbécile ou
pas.
– Il m’a donné un coup de couteau, maman !
– Ce n’est pas très malin de sa part. Il ne l’a pas fait exprès au
moins ?
– Si. Comme il est très maladroit, il ne m’a pas tué. Je suis resté bien
calme de mon côté, comme tu me l’as recommandé. J’ai fait comme si
de rien n’était et tout s’est arrangé. J’ai pu prendre l’avion et me voilà.
Tu sais combien j’ai regretté de ne pas assister à ton enterrement.
Personne ne m’avait prévenu.
– Oui, j’étais bien déçue que tu ne sois pas là. Il faut comprendre ton
41
père, ce n’est pas sa faute s’il t’a oublié. Il était accablé par le chagrin. Il
ne pouvait pas penser à tout. Il avait déjà tellement de responsabilités
en temps normal. Enfin, c’était une belle cérémonie. Les gens ont été
très gentils avec moi. M. le curé a eu la délicatesse de ne pas mettre sa
soutane. Comme c’était aimable de sa part ! Tout de même, il n’aurait
pas dû. Il avait l’air tellement emprunté dans son costume, le pauvre.
Moi, je riais sous cape. Je n’aurais pas voulu le vexer. Je crois qu’il avait
le béguin pour moi. Tous ceux que j’aime étaient réunis au cimetière,
sauf toi, mon chéri. Je les aurais bien embrassés pour toutes les jolies
choses qu’ils disaient, mais cela n’aurait pas été convenable. Je m’en
suis tenue à mon rôle, même si ce n’était pas le plus palpitant. Je ne
vais quand même pas me plaindre. J’étais aux premières loges. Je suis
bien contente de te retrouver, mon petit.
– Et moi donc ! J’étais tellement triste de ne plus recevoir tes lettres à
Saltaca. J’ai cru un moment que tu boudais après moi. Alors je relisais
ton courrier pour trouver ce que tu aurais bien pu me reprocher.
– Quel gros bêta tu es ! Il n’y a pas de poste là où je suis !
– Quand même, on aurait pu me prévenir. Bernard par exemple…
– Ne fais pas ta mauvaise tête, Lucien. Maintenant que tu es là, nous
avons tout le temps de rattraper celui qui est perdu. Mais je parle, je
parle et je vous ai interrompus. Pardonnez-moi d’être intervenue,
mademoiselle.
– Pas de souci, j’étais sur le point de terminer. Appelez-moi Luna, je
vous prie.
– Luna, oui, si vous voulez. Vous êtes charmante. Je n’ai pas pu
résister à l’envie de revoir mon garçon. J’avoue que j’étais curieuse
aussi de vous rencontrer. Je suis enchantée de vous connaître. Lucien
est entre de bonnes mains. Et il a l’air de bien vous aimer. Reprenez-le
où vous en êtes restés. Quant à moi, je m’éclipse, pfuit, comme un
fantôme…
Elle disparut en laissant flotter un instant son merveilleux regard
derrière elle. Bien après que celui-ci se fut complètement effacé, il
subsistait cette odeur familière, l’odeur du parfum qu’elle mettait : une
essence de Guerlain, toujours la même.
42
Lucien en distinguait nettement l’arôme. Elle imprégnait
discrètement l’environnement dans lequel, peu à peu, il reprenait
conscience tandis que s’effilochaient les derniers lambeaux de son
rêve.
Il percevait une configuration qui, elle aussi, lui était familière. La tête
du lit sur lequel il reposait était appuyée contre un mur. Toute en
longueur, la pièce se terminait à l’autre bout par une baie vitrée devant
laquelle sa mère avait installé son établi. Il y avait une fenêtre qu’il
devinait sur sa gauche et il savait qu’à droite, le mur s’interrompait sur
une ouverture sans porte qui donnait sur un couloir.
Il n’avait pas besoin d’ouvrir les yeux pour se situer. Sa mémoire le
guidait, reconstituant les lieux aussi précisément que s’il les voyait. Il
était au premier étage de la maison familiale, dans une pièce que sa
mère avait transformée en atelier. Jadis, il était encombré par ses
semis, ses tentatives de bouture, une machine à coudre, un mannequin,
des toiles et un chevalet de peinture. Les odeurs de terre humide,
d’huile de lin et d’essence de térébenthine avaient disparu.
Il était allongé sur le lit dont le sommier articulé se repliait sous le
canapé. Enfant, il en avait fait l’un de ses terrains de jeux favoris. À
travers le maigre matelas, il sentait l’alignement instable des ressorts à
têtes raides tout le long de son corps. Un à un, il les gratifia d’un salut
discret par une petite pression du corps.
Couille de loup, Corne de bouc, Bitte molle, Fas-cagat, Flèche brisée,
Yakavoir, Mollo-mollo, Hildépute, Poil de zob, Cap de mul, Cul-percé,
Sens-moi-ça…
À chacun, il avait donné un nom. Tous répondirent à l’appel. C’était
l’armée de soldats-zébulons qu’il avait formée lui-même. Quarante ans
après, ils étaient là, fidèles au poste, branlant le chef sous la pression
de son dos.
« Qu’est-ce qu’on dit ? aboya-t-il intérieurement.
– Toujours souples, en toutes circonstances nous rebondissons ! »
répondit un chœur silencieux.
C’était la devise qu’il leur avait donnée.
43
« C’est bien, mes braves. Repos ! »
Il les avait soumis à une discipline de fer. Marches forcées dès l’aube,
parcours piégés dans la garrigue, combats à l’arme blanche, il ne leur
avait rien épargné. Il avait insufflé une âme d’acier à leur spirale
déglinguée. De misérables tortillons qu’ils étaient, il en avait fait de
redoutables guerriers. Tantôt gaulois tantôt indiens au gré de son
imagination, il les avait entraînés dans des expéditions lointaines, aux
confins de contrées aussi dangereuses qu’inexplorées. Ils en étaient
toujours revenus vainqueurs, chargés de fabuleux butins et traînant à
leur suite une cohorte d’esclaves nues qui chantaient leurs louanges.
Lorsque des factions, renâclant à combattre, fomentaient une
rébellion, il n’hésitait pas à sauter à pieds joints sur leurs têtes,
s’attirant les foudres de sa mère, inquiète pour la survie du canapé.
Lucien aurait bien aimé la retrouver penchée sur son établi. Il aurait
contemplé à loisir le doux visage absorbé par une tâche. Il se serait
émerveillé de la pureté de son profil. Tout penaud, il aurait baissé le
nez sous la remontrance que provoquait sa turbulence. Soudain
dressée, solennelle et digne dans son tablier taché, les cheveux serrés
dans un foulard d’où s’échappaient des boucles folles, maman, lunettes
au bout du nez, au comble de l’exaspération, une main sur la hanche et
l’autre armée d’un pinceau ou d’un sécateur, l’aurait réprimandé :
« C’est incroyable, mon chéri. Tu ne peux pas rester une minute
tranquille. »
La réalité, malheureusement, était moins malléable que les rêves de
Lucien. C’était trop tard, maintenant. Il avait beau garder les yeux
fermés, Amélie s’était évanouie en même temps que Luna et le cadre
enchanteur de la rivière. Il ne restait plus que la fragrance ténue d’une
essence de Guerlain.

Il était bel et bien réveillé, sommé de répondre au questionnaire du


bureaucrate affecté au service des circonstances énigmatiques dans un
repli de son cerveau.
Qu’est-ce qu’il faisait ici ?
Comment était-il arrivé sur le canapé-lit de son enfance ?
44
Depuis son évanouissement dans le train, il n’avait aucun souvenir de
ce qui lui était arrivé. Combien de temps avait duré son inconscience ?
Si on l’avait transporté puis allongé ici, qui l’avait fait ? Des types
assurément costauds, vu l’ampleur de sa charpente.
Où étaient passés ses vêtements, ses papiers, ses bouteilles de vin ?
On l’avait habillé d’une vieille chemise de nuit à fleurs. En reniflant
discrètement le col, il identifia qu’elle avait appartenu à sa mère.
L’essence de Guerlain, toujours.
La blessure à sa poignée d’amour ne le faisait plus souffrir autant
qu’avant.
Avant quoi ?
Il n’avait plus qu’une sensation vague, une douleur ténue, un
soulagement d’être débarrassé du frottement rêche des chiffons. Le
contact de la ouate était doux, presque agréable. On l’avait donc
soigné et on avait remplacé son pansement de fortune par du tissu
propre.
Intérieurement, il remercia la sémillante infirmière qui, probablement
troublée par la vision du corps viril qu’elle dénudait, avait conservé
suffisamment de self-control pour accomplir jusqu’au bout et sans
défaillir les gestes que son devoir exigeait. Il saurait lui montrer sa
reconnaissance à l’occasion.
Il voulut bouger le bras au-dessus de sa tête pour aller tâter le résultat
de l’opération. Son poignet buta contre un bracelet rigide. Le contact
métallique lui suggéra que sa main était retenue par une paire de
menottes.
Pourquoi diable était-il prisonnier ?
Qui avait osé ?
Il maudit le misérable cerbère qui, sourd aux protestations de
l’infirmière, avait profité de l’inconscience de sa victime pour
l’entraver comme un léopard à la fourrure convoitée. À ce malotru,
Lucien saurait montrer son courroux à l’occasion.
De mauvaise grâce, il rechercha dans ses souvenirs des explications
plausibles à sa situation. En un éclair, son esprit fit défiler une série
d’images accablantes : le couteau sanglant, Adolfo gisant à terre, un
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douanier pas plus fringant, son regard apeuré, le portefeuille qu’il lui
avait dérobé, le tango de La Morocha, une jeune femme en position de
taekwondo, ses jambes de danseuse sous un tissu grossier, des
lumières vertes et rouges qui clignotaient, son sac bleu rempli de
drogues et de chiffons ensanglantés.
Fatalitas ! Les forces du destin s’acharnaient contre lui.
Il se retrouvait attaché à un lit, quasiment nu, sans argent ni papier,
victime d’un enchaînement de circonstances qui, à l’évidence,
constituaient autant de charges contre lui.
Il se rassura aussitôt. Le terrain lui était familier. Il en avait exploré
tous les recoins dans son enfance. C’était un avantage dont il fallait
profiter.

Il entrouvrit les paupières. La pièce était plongée dans la pénombre.


Les volets baissés filtraient des filaments de lumière trop minces pour
indiquer si la clarté du dehors provenait de la lune ou du soleil.
Lucien tendit imperceptiblement le cou en louchant vers le bas.
Autour du lit et contre les murs, il y avait une masse obscure de choses
en vrac : des pots, des livres, des tissus, du papier, des brosses, des
cadres, des outils, toutes les reliques de l’atelier qu’on n’avait pas pris la
peine de ranger. Peut-être que tous ces objets étaient restés
exactement à l’emplacement où sa mère les avait laissés. Peut-être que
parmi eux, un papier ou un tissu avait conservé la trace du geste qui
l’avait chiffonné, la contraction des doigts, la pression de la paume
puis l’expulsion de la main qui l’avait projeté pile à l’endroit d’où il
n’avait plus bougé depuis, fossile d’un mouvement, ci-gisant par la
volonté de sa maman. À cette pensée, Lucien sentit les larmes lui
monter aux yeux et il se retint de renifler.
Il se reprit aussitôt. Ce n’était pas la bonne posture ni la tenue pour
s’apitoyer. En soulevant un peu plus les paupières, il reconnut les
formes du mannequin et du chevalet, dressées au-dessus du fouillis.
L’atelier n’avait pas de porte. Il était isolé du couloir par un paravent
que sa mère avait décoré elle-même, en peignant sur les panneaux des
couples dansant. Il y avait la valse, la samba, le mambo, la salsa, la
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rumba, le merengue, la milonga, la bachata, la cumbia et, bien sûr, le
tango. Chaque style était représenté par des silhouettes furtives,
exécutant une figure caractéristique. Lucien se souvenait parfaitement
de la période durant laquelle l’œuvre avait été réalisée. Intrigué, il
venait voir Amélie travailler. Lui qui n’arrêtait pas de bouger, il
découvrait en l’observant la patience, l’application, l’obstination qu’il
faut pour retranscrire avec un pinceau la richesse de formes, de
couleurs et de mouvements d’un spectacle mental. C’était fascinant.
Institutrice dans l’âme, la mère énumérait pour lui toutes les danses
qu’elle figurait en lui demandant de les apprendre par cœur. Elle était
comme ça, Amélie. Lui, bon élève, s’exécutait, mains dans le dos,
accrochées à sa queue, épaules et buste droits, l’œil tourné vers le
plafond de sa mémoire, cette voûte céleste où tout restait gravé de ce
qu’il apprenait, lui l’enfant chéri, l’enfant aimant, l’enfant flatté par la
maternelle attention, l’enfant ravi par l’instant de complicité, objet
d’un orgueil à lui seul réservé et sujet désireux de plaire, récitant avec
application le nom de ce que maman désignait.

Il y avait deux fauteuils installés de part et d’autre du lit, face à


Lucien. L’un était vide et l’autre occupé par un homme avachi. Sa
figure était éclairée par la lueur d’un petit écran cellulaire, trop faible
pour révéler sa physionomie.
Prudemment, Lucien fit semblant de dormir, redoutant d’éternuer
sous l’effet d’un vent coulis, espérant un événement qui le
renseignerait sur la gravité de sa situation. Celui-ci finit par arriver.
Engoncé dans un loden, bousculant le chevalet sur son passage et
pestant contre l’obscurité, un homme venait d’entrer. À travers cils,
Lucien reconnut immédiatement la silhouette de son frère jumeau bien
qu’il ne l’eût pas vu depuis une vingtaine d’années.
Jeune, Bernard avait été doté d’un physique agréable, d’un corps
athlétique et d’une intelligence prometteuse. Très tôt, il avait mis
toutes ses qualités au service d’une ambition encouragée par leur père.
Adulte, Bernard aurait pu avoir la carrure, la prestance et l’élégance qui
seyaient à sa réussite sociale si le sort n’en avait décidé autrement. Au
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fur et à mesure que son frère avait gravi les échelons d’une carrière
flatteuse dans une société d’État, ses épaules s’étaient voûtées, sa taille
s’était empâtée, son teint avait jauni et sa démarche était devenue
pataude. C’était exactement l’allure du type que Lucien observait
maintenant, à l’abri de ses paupières et plus immobile que jamais.
Cette apparition n’augurait rien de bon pour lui.
Dès l’utérus, son frère l’avait considéré comme un intrus, le
repoussant des pieds, marquant son territoire et exploitant un
imbroglio ombilical à son avantage. Dans le brouillard qui enveloppait
leur origine commune, Lucien avait le souvenir d’un Bernard jouant de
coudes encore mous pour naître le premier. Il avait bourré la sortie de
placenta pour le désorienter.
Malgré la séparation des œufs, son jumeau s’était vite montré agacé
par une promiscuité qu’on lui avait imposée. Dès que ses minuscules
doigts avaient formé un poing digne de ce nom, il l’avait brandi avec
autant de vigueur que permettait le milieu aquatique pour que la
menace fût visible depuis la cavité voisine. Il s’estimait propriétaire des
lieux par la priorité que lui conférait l’antériorité de sa conception.
Pour asseoir son droit, il avait instauré dans l’œuf une rivalité qui avait
perduré quelque temps après la naissance et dont Bernard s’était
finalement détourné faute de répondant. Lucien n’était pas l’adversaire
qu’il lui fallait.
De fait, il avait plusieurs handicaps qui, lors des préliminaires,
l’éliminaient déjà de la course pour devenir le meilleur. Le premier était
appelé « syndactylie » dans le jargon médical : les doigts de sa main
gauche étaient palmés.
Lucien s’en amusait in utero comme d’une nageoire qu’il faisait
ondoyer à loisir devant ses yeux globuleux. Ravi du spectacle qu’il
donnait, il s’arrangeait pour le montrer à son frère qui, trompé par la
turbidité ambiante, interprétait le geste comme une provocation à son
poing fermé.
En outre, Lucien avait sept vertèbres surnuméraires en bas de son
dos. Elles formaient une queue dont le déploiement lui procura
aussitôt des frissons de plaisir. Aidé par la densité de l’eau, il s’entraîna
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à la remuer en suivant les mouvements de sa main. Ce fut un
passionnant apprentissage d’accorder l’une à l’autre et d’harmoniser
leurs arabesques pour les faire nager en duo. Au début, la main avait
pris l’initiative, imposant ses figures et guidant la queue de ses
ondulations. Lorsque celle-ci eût acquis suffisamment d’assurance, les
rôles s’inversèrent jusqu’au moment où les deux extrémités évoluèrent
de concert, troublant l’eau de vibrations sinueuses dont l’écho
déformait les parois de l’œuf et incommodait le voisin.
Durant toute la période de gestation, Lucien avait composé des
ballets aquatiques dont le merveilleux souvenir influença plus tard sa
manière de danser le tango.
À la naissance, le changement d’ambiance avait été radical. Lorsqu’à
la suite de son frère, on le vit sortir agitant sa main palmée et sa queue
poisseuse, l’accueil fut plutôt réservé. Syndactylie et excroissance
caudale étaient considérées comme des anomalies qu’il valait mieux
supprimer.
Comme l’aîné était normalement constitué, la sage-femme put
ménager le papa qui patientait à côté en utilisant la formule consacrée :
« J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle à la fois. Par laquelle voulez-
vous commencer, M. Bérenger ? »
Le père se demanda comment il avait pu concevoir un monstre pareil
et se prit à douter de sa paternité. Rassuré de constater que l’autre
enfant était normal et plutôt bien bâti même, il conclut que le difforme
avait dû servir de brouillon et qu’on pouvait le garder par charité, à
condition d’éliminer les morceaux superflus. Il donna son accord pour
couper la queue et les membranes entre les doigts de Lucien,
interdisant toute photo du bébé avant les opérations.
Avec les responsabilités que le père Bérenger exerçait, il se méfiait
des ragots que des collègues mal intentionnés auraient pu propager sur
un échec dans sa progéniture. Tout autour de lui devait exalter la
réussite. Ce qu’il produisait ne pouvait être que parfait.
Bernard présentait tous les atouts pour combler de telles attentes.
Son frère en fut exempté pour cause de queue et de main palmée.
Ces bouts de lui que Lucien avait appris à bouger ensemble dans
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l’œuf, dont il avait tiré si grand plaisir et qu’on lui supprimât à la
naissance, le hantèrent toute sa vie. Les nuits de pleine lune, sa queue
fantôme se rappelait à son souvenir en l’empêchant de dormir sur le
dos. Elle semblait reprendre consistance au plus fort de ses émotions,
dressée comme un glaive lorsqu’il succombait à la colère, lascive et
serpentine lorsqu’un désir sexuel l’emportait. Dans ces moments,
Lucien la sentait plantée dans son croupion, animée de mouvements
dont il n’avait pas toujours le contrôle.
Plus discrets mais tout aussi présents, les fragments de peau qu’on
avait enlevés à sa main se reformaient aussi dans certaines
circonstances. Bien qu’invisibles, ils restauraient le lien entre les doigts
et agissaient comme des ressorts, restituant à la main sa vigueur
primitive de palme. Elle pouvait se contracter en un poing terrible ou
se déployer en un souple éventail selon l’humeur de Lucien.

Il se demandait à présent pour quel motif Bernard le retenait attaché


à un lit.
Les trajectoires des jumeaux s’étaient séparées lorsqu’à sa majorité,
Lucien avait quitté le foyer familial. Il avait ardemment souhaité ce
moment. La rupture avait été radicale. Contrairement à son frère, il ne
supportait plus de subir l’autorité paternelle. Lucien était parti
découvrir le monde avec ses propres yeux et par ses propres moyens.
En prenant son indépendance, il avait tacitement cassé le lien avec
Bernard qui, lui, acceptait volontiers la loi familiale. Depuis, les
rencontres entre les deux frères avaient été sporadiques et marquées
par une indifférence mutuelle. Ils n’étaient pas destinés à se rejoindre.
La cohabitation congénitale avait été un accident. Les faux jumeaux
s’étaient découverts plus faux que jumeaux.
Plus que jamais aux aguets, Lucien tendait l’oreille. La voix qui
s’élevait dans l’obscurité était bien celle de Bernard. Son intonation
lente et monocorde n’avait pas changé. Cette façon de débiter les
phrases en bouts mâchonnés n’appartenait qu’à lui.
« Il n’est donc toujours pas réveillé, le fils prodigue. C’est bien
ennuyeux. J’espérais lui parler avant de me rendre au travail. Au moins
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lui faire une accolade de bienvenue. La journée qui m’attend est
affreusement chargée. Vous allez vous crever les yeux, commissaire, à
regarder ce petit écran dans l’obscurité. »
En se levant, l’autre homme avait glissé son cellulaire dans un veston
dont il illumina la poche quelques instants.
« Je procédais à quelques ajustements. Le détecteur repère
correctement les ondes. Le programme semble au point maintenant.
– Semble ? Vous n’êtes donc pas sûr à cent pour cent ?
– Il y a toujours une marge d’incertitude. Elle n’est pas plus grosse
qu’un poil dans le pelage d’un ours. Le dispositif est extrêmement
perfectionné.
– “Un poil dans le pelage d’un ours”. C’est très imagé pour un
intervalle statistique. Je retiendrai l’expression pour mon prochain
conseil d’administration. Mes associés sont plus habitués à la rigueur
des chiffres qu’aux métaphores animalières. L’expression mettra un
peu de fantaisie dans la réunion. On ne dira jamais assez combien on
s’enrichit au contact d’autres milieux que le sien. »
Bernard se pencha sur le corps du dormeur, soulevé par une
respiration tranquille. « J’ai tellement de plaisir à te retrouver, mon
frère. Tu ne soupçonnes pas comme j’ai hâte de te serrer dans mes
bras, depuis tant d’années que je ne t’avais pas vu. Vivement que tu te
réveilles. »
Le prisonnier sentit une nuance désagréable dans la manière dont la
dernière phrase avait été formulée. Il était peut-être trop méfiant. Lui
aussi aurait été ravi de se livrer à des effusions si on ne l’avait attaché.
La menotte bride la spontanéité et entrave l’élan de tendresse ; à cause
d’elle, bien des policiers sont en mal d’affection. Lucien préférait faire
semblant de dormir en attendant qu’on lui enlève son bracelet.
Ensuite, peut-être, considèrerait-il la possibilité d’un abrazo. Et qu’on
aille vite chercher les clés ! Il était en proie à une envie grandissante de
pisser ; il ne pourrait pas faire illusion trop longtemps.
Doucereuse, la voix poursuivait :
« Nous avons été très injustes avec lui, dans la famille. Certes, Lucien
a longtemps été un être grossier, brutal, sournois, insubordonné,
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fornicateur et pyromane. Il n’a jamais su se tenir correctement à table,
il se suçait les doigts après avoir touché la nourriture, il se balançait sur
sa chaise et rigolait d’avoir pété. Il négligeait son travail scolaire, il ne
connaissait ni les formules trigonométriques, ni le Tableau périodique
des éléments, ni les capitales des pays scandinaves… »
Bernard suspendit son énumération comme s’il en attendait un effet
sur le dormeur. Lucien se garda de réagir à une ruse aussi grossière.
« Il n’a jamais su respecter le droit d’aînesse, ni l’autorité paternelle,
ni l’affection maternelle... »
Lucien réussit à contenir son bras libre. Sa main ne frémit même pas.
La provocation était trop évidente.
« Ses réactions incontrôlées mettaient en danger l’intégrité physique
de son entourage. Il troussait bestialement les filles qui avaient la
candeur de succomber à ses avances libidineuses. Bref, il n’a jamais été
capable de se plier aux règles les plus élémentaires de la vie en société.
Toutefois commissaire, le sang des Bérenger coule dans ses veines et,
comme le dit l’adage populaire, « bon sang ne saurait mentir ». Assagi
par un long et rude exil, remodelé par l’expérience de l’adversité en
milieu hostile, forcé de mobiliser les ressources de la raison et mortifié
par le souvenir de son inconduite passée, l’homme que je vois
dormant sur ce lit avec la sérénité d’un juste est mûr pour un repentir
sincère.
– Si vous le dites, monsieur.
– Je m’en porte garant. Y a-t-il eu des signes qu’il reprenait
conscience ? Son immobilité commence à m’inquiéter. Il ne faudrait
pas qu’il me claque entre les doigts avec ce que j’ai versé pour sa
caution pénale.
– Rassurez-vous, c’est un sacré gaillard. À un moment donné, son
drap a été soulevé par une vigoureuse érection. Je croyais bien qu’il
était sur le point de se réveiller. Je me suis approché et je l’ai entendu
murmurer : “Doucement, mon amour”. J’ai compris qu’il ne
s’adressait pas à moi car mon physique n’éveille pas en général de désir
homosexuel. Il poursuivait plutôt un rêve que j’aurais bien voulu
visionner.
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– A part ça ?
– Il a marmonné des choses incompréhensibles. Le Dr Fontvieille est
venu examiner sa blessure. L’abcès s’est complètement résorbé autour
de l’implant et les tissus semblent se ressouder. C’est en bonne voie de
guérison selon lui, à condition de laisser votre frère se reposer. Le
docteur a insisté pour que je ne le réveille pas. Le sommeil est le
meilleur moyen pour qu’il reprenne des forces. Il a reçu un sale coup
de couteau. Il s’en est fallu d’un doigt que la blessure soit létale. Celui
ou celle qui a fait ça ne portait pas votre frère dans son cœur.
– Lucien, hélas ! a toujours eu de très mauvaises fréquentations. Mais
au fond, c’est un brave garçon. Il a droit à une seconde chance pour
racheter son passé de délinquant. C’est un signe que m’envoie le destin
de me placer sur son chemin au moment de son retour en France. Il
est de mon devoir de l’aider.
– Encore une fois, M. Bérenger, c’est vous qui voyez. Depuis qu’il
est revenu ici avec le ventre en sang, votre frère a assommé un
douanier après lui avoir dérobé son portefeuille. Son bagage est bourré
de substances illicites. Il y a dix-sept ans, il a démoli le portrait d’un
avocat lors de sa procédure de divorce en France. Nos institutions ne
semblent pas lui inspirer des sentiments pacifiques. Votre frère ne s’est
pas présenté à la convocation du tribunal qui l’a jugé pour violences
physiques et condamné par contumace. Il a préféré échapper à sa
peine en s’envolant pour l’Argentine. Son comportement est plutôt
brouillon. S’il n’était pas de votre famille, M. Bérenger, je le
considèrerais comme un spécimen irrécupérable, sauf votre respect.
Néanmoins, puisque vous l’affirmez, je veux bien croire que votre
frère puisse éprouver du remords. Comme il n’en a pas le profil et tant
qu’il sera placé sous ma surveillance, je ferai en sorte qu’il reste dans le
droit chemin.
– C’est exactement ce que j’attends de vous, commissaire Magenta.
Votre rigueur professionnelle corrigera les égarements dus à ma
sensiblerie fraternelle. Savez-vous ce qu’a donné l’examen de ses
affaires ?
– J’ai reçu les résultats du labo d’analyse. Le sang trouvé sur les
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habits et les chiffons est bien le sien, excepté quelques minuscules
taches sur le col d’une veste. Elles sont d’origine humaine. Elles ne
proviennent d’aucun individu fiché chez nous. La coagulation est
antérieure à l’heure indiquée sur le billet d’avion. Le sang appartient à
quelqu’un qui se trouvait en Argentine et qui aurait rencontré votre
frère juste avant son départ. La configuration des taches indique une
éclaboussure, comme si celui qui portait la veste s’était pris un coup de
poing dans la figure. Bref, rien de grave comparé à l’hémorragie qu’a
subie votre frère. Avec tout le sang qu’il a perdu, le Dr Fontvieille était
surpris qu’il récupère aussi vite. Vous allez bientôt pouvoir le serrer
dans vos bras.
– Le plus tôt sera le mieux. Vous n’imaginez pas la force du lien qui
unit des frères jumeaux. Nous avons trop longtemps négligé cette
évidence. Après nous avoir séparés, la vie nous réunit de nouveau. Je
ne veux pas rater cette chance.
– C’est très beau ce que vous venez de dire, M. Bérenger. Tout flic
que je suis, je sais reconnaître des rimes. Je vais descendre avec vous.
J’ai des papiers à vous faire signer pour mon rapport.
– On peut le laisser sans surveillance ?
– M. Bérenger, il est sous surveillance. Vous n’avez rien à craindre.
Mes méthodes et mon matériel sont éprouvés. De toute façon, il n’irait
pas bien loin. »

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Chapitre 4

Une fois que les deux hommes eurent quitté la pièce, Lucien explora
du regard les deux côtés du lit. Il y avait à gauche un petit meuble qu’il
pouvait atteindre de sa main libre. En farfouillant dans l’un des tiroirs,
il trouva ce qu’il espérait : le matériel de couture de sa mère. Il en retira
une épingle à nourrice dont il tordit la pointe sur l’acier des menottes.
Avec cet instrument, ce fut un jeu d’enfant pour lui de crocheter la
serrure.
« Il est sous surveillance, M. Bérenger, vous n’avez rien à craindre »,
chuchota-t-il en singeant la voix du commissaire Magenta.
Lucien appuya sur un interrupteur à côté de la baie vitrée. Le volet
s’enroula, pas assez silencieusement à son goût, révélant une terrasse
abritée par un auvent. Le carrelage en terre cuite était éclairé par les
premières lueurs de l’aube. À partir de là, on avait un point de vue
panoramique qui englobait toute l’étendue du paysage vers l’est.
Au premier plan, il y avait la mosaïque de tuiles, formée par les toits
du village que surmontait le clocher de l’église. L’horizon était délimité
par l’ourlet mauve de la mer, replié sur l’obscurité, qui se détachait
dans l’immensité blême du ciel. C’était le moment où la lumière sortait
un orteil de la nuit.
Une vaste lagune se déployait en croissant autour d’un feston de
collines laissées à la garrigue. Le relief bordait les bassins d’une
ancienne saline dont le miroir immobile retenait la nuit. Au beau
milieu des eaux rosissait une tache formée par un groupe de flamants
qui faisaient le piquet en dormant.
Le cordon littoral au loin traçait une frontière rectiligne entre la mer
et la lagune toute proche. Celle-ci était séparée des marais salants par

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une route qui traversait la vigne avant d’aller se perdre dans les
collines. Il s’en s’échappait un chemin de terre qui conduisait à un petit
embarcadère en bordure d’étang.
Lucien comptait y trouver une barque qui lui permettrait d’atteindre
le talus de la voie ferrée, coupant à travers la lagune en direction de
l’Espagne. Il y attendrait le passage d’un train de marchandises qui
l’emporterait loin de la prévenance suspecte de son frère et du policier.

Lucien trouvait particulièrement simpliste, désobligeante et pour tout


dire malhonnête, la manière dont ce commissaire avait présenté
l’incident qui avait marqué son divorce. Pour défendre les intérêts de
l’épouse de son fils, le père Bérenger, se mêlant de ce qui ne le
regardait pas, avait obligeamment engagé un avocat peu scrupuleux,
dont la malveillance s’était révélée proportionnelle aux émoluments
qu’il recevait. Non content de séparer le mari de sa femme, de le priver
de l’affection de leur fille, de l’empêcher d’exercer ses responsabilités
de père et, finalement, de dépouiller Lucien de tous ses biens, y
compris du livret d’épargne populaire où il déposait ses économies, le
baveux l’avait poursuivi de ses insultes en sortant du tribunal. Les deux
dents que Lucien lui avait cassées pour lui apprendre les règles
élémentaires de la bienséance étaient finalement peu de choses quand
on y réfléchissait bien.
Quant au départ de Lucien pour l’Argentine, il ne s’agissait pas de la
fuite d’un voyou qui se dérobe à la justice de son pays. C’était plutôt le
voyage réfléchi d’un homme qui, poursuivi par une malédiction
paternelle et privé de toute ressource dans son propre pays, s’éloigne,
drapé dans sa dignité, pour tenter sa chance à l’étranger.
S’il y avait une peine à purger pour avoir nettoyé de ses chicots la
bouche qui l’avait couvert de calomnies, il s’en était largement acquitté
par la vie de probité, de tempérance et de sagesse qu’il avait menée à
Saltaca. Sa conduite morale et sa prospérité agricole étaient citées en
exemple dans toute la province. Ses partenaires de danse louaient son
attitude respectueuse, ses ouvriers se félicitaient de leurs conditions de
travail, les syndicats s’en inspiraient pour rédiger leurs conventions, le
56
vin de sa vigne portait le sceau d’une charte environnementale, le prix
des bouteilles reflétait autant les lois du marché que le respect d’une
nature providentielle, les vignerons du voisinage appréciaient la loyauté
de ses pratiques concurrentielles et ils venaient à l’occasion boire un
coup chez lui. Lucien ménageait les notables en fréquentant leurs
cercles, soutenait les élus locaux pour leur dévouement au bien public,
finançait les partis d’opposition par équité démocratique, versait
régulièrement ses cotisations aux confréries, guildes et groupes
folkloriques qui venaient frapper à sa porte.
El Pelo était le sobriquet flatteur par lequel on célébrait la virtuosité
de son tango.
Bref, il était devenu un homme neuf, racheté de tous ses écarts
passés, jusqu’au jour où ce cabrón d’Adolfo l’avait surpris dans les bras
de sa femme.
Toutefois, l’incident s’était produit en Argentine. Pour ce qui s’était
passé en France – la dentition de l’avocat en particulier –, il y avait
prescription. De surcroît, ne fallait-il pas casser des canines qui
rayaient présomptueusement le plancher ? Et le reste n’était qu’un
concours malheureux de circonstances. Lucien estimait qu’il avait
mérité qu’on lui foute la paix.

Il s’accorda quelques minutes pour retrouver ses papiers et ses


vêtements. Il y avait peu de chances qu’on les eût laissé traîner dans la
pièce. Il dénicha dans une pile d’étoffes un vieux pantalon dont une
jambe avait été coupée sous le genou et l’autre dépiécée çà et là par sa
mère pour ses travaux de patchwork. Il l’enfila et jeta un coup d’œil à
son reflet dans la vitre : bien qu’il eût l’air d’un épouvantail, ses
balloches ne s’entrechoquaient plus.
Un grincement tout proche le fit sursauter. Il fit coulisser la baie
vitrée.
D’un bond, il fut sur la terrasse. Son cœur palpitait de retrouver un
parcours qu’il avait si souvent pratiqué pour faire le mur à son
adolescence.
Sur le flanc de la maison, la pergola ployait sous une masse sombre,
57
hérissée de sarments nus et de rameaux sauvages. La treille et la
glycine avaient disparu, englouties par la broussaille. Face à Lucien,
l’aurore enluminait le ciel de nuances orange qui faisaient pâlir les
étangs. Une chauve-souris zigzaguait dans l’air, fuyant l’apparition du
jour.
Lucien grimpa sur le parapet et s’agrippa de la main gauche à un
défaut de la pierre pour sortir les épaules de l’auvent. Une fois son
équilibre assuré, il ramassa ses muscles tout en imprimant un
mouvement pendulaire au bras suspendu dans le vide. Il l’accentua par
une ondulation des hanches qui réveilla sa queue fantôme. Elle se
déploya comme un lasso, vrillant l’air d’une volute ascendante. Dans
un même élan, Lucien projeta sa main droite vers le haut. Il trouva du
premier coup un coude sur le trajet de la gouttière. Tandis qu’il
l’empoignait, il lâcha prise de l’autre côté. Entraîné par un balancier
invisible, son corps décrivit une boucle qu’il referma par une volte-
face partant du buste, comme pour guider un changement de direction
en tango. Soudées l’une à l’autre et dissociées du bassin, les jambes
oscillèrent en retour tandis que la main libre partait à l’assaut du toit.
Lucien attrapa des doigts le rebord du chéneau en y accrochant
simultanément ses pieds.
Au contact terreux des feuilles et des brindilles qui engorgeaient le
conduit, il nota qu’une vidange s’imposait. Il remarqua aussi quelques
tuiles cassées en se redressant.
La mémoire de Lucien avait durablement enregistré les étapes de sa
gymnastique d’adolescent. Il lui avait donné une tournure nouvelle,
inspirée par la pratique du tango. Il n’avait pas eu besoin de repérer les
prises ni de répéter les mouvements. Tous les détails du ballet aérien
lui étaient revenus instantanément. Son corps d’homme mûr avait
retrouvé une fraîcheur exaltante à jouer les monte-en-l’air. Au total,
Lucien estimait que ses gestes avaient gagné en élégance ce qu’ils
avaient perdu en souplesse : il en était grandement satisfait.
Une fois debout sur le toit, époussetant ses guenilles d’un revers de la
main, il salua cérémonieusement un public invisible, la lune qui se
repliait, les dernières étoiles qui s’éteignaient et la clarté triomphante
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au loin, qui nimbait le paysage marin d’une rosace dorée.
Il pissa dans la gouttière en dessinant par derrière des S de
soulagement avec sa queue fantôme.
L’air de tango sur lequel il venait de voltiger lui trottait toujours dans
la tête : Asi se baila el tango. Il en esquissa, pieds nus, les premiers pas en
bord de toit, en y mettant de l’élégance, de la grâce, une allure qui
donnait de l’arrogance à sa silhouette dans le clair pâlissant de la lune :

¡Aquí está la elegancia, qué pinta, qué silueta!


¡Qué porte, qué arrogancia, qué clase pa’bailar!

Soudain pris de vertige, il se sentit vaciller et rétablit l’équilibre de


justesse par une virevolte de fortune. Ce n’était pas le moment de faire
l’andouille.
Il rampa sur les tuiles vers l’arrière de la maison. Il pensait retrouver
le chemin de ses escapades à travers le jardin d’Amélie. Il déchanta
vite. C’était devenu un hallier impénétrable qui faisait obstacle à toute
échappée vers la garrigue. Il pesta contre la négligence de son père qui
n'avait pas su respecter l'ordonnancement voulu par sa mère.

Un type s’activait dans la broussaille. Le cliquetis sec de sécateurs


troublait le silence du matin. Des branches craquaient par
intermittence. Intrigué, Lucien prit le temps d’observer le jardinier.
Plutôt que de donner à droite et à gauche les coups de serpe qui
s’imposaient, il semait des graines, marcottait des ronces et taillait des
buissons invasifs, comme pour activer un diabolique foisonnement.
Quel dessein stupide pouvait bien guider sa main ? Il y mettait de
surcroît une désolante application, une délicatesse qu’on réserve aux
essences fragiles. Ce n’était pas la peine de se donner tant de mal,
pensa Lucien. Ces saletés pousseraient aussi bien même si on les
enfonçait à coup de talon.
Une femme vint rejoindre le jardinier en repoussant des coudes les
rejetons épineux qui s’inclinaient en travers du passage. Elle s’arrêta à
distance respectueuse du roncier où l’homme était accroupi. Il
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suspendit son travail lorsqu’elle le héla et se retourna sans se lever en
pivotant sur un genou. Tous les deux échangèrent quelques mots.
Hochant la tête, il désignait des choses alentour avec la pointe du
sécateur. Il levait parfois les yeux vers elle, détournant aussitôt le
regard comme s’il était gêné. Depuis le toit, Lucien ne pouvait
entendre ce qu’ils se disaient. Prudemment, il gardait la tête en retrait
du chéneau.
La femme était bizarrement vêtue d’une veste de treillis matelassée
d’où dépassait les volants d’une robe légère. L’étoffe rouge était
imprimée de pois blancs. Il n’y avait pas un souffle d’air. Lucien
devinait le mouvement des hanches à l’ourlet qui flottait en-dessous du
jarret. Il soulignait la plastique du mollet en effleurant sa courbure
avec la fluidité de la soie. Sans protection et finement ciselées, les
chevilles s’enfonçaient dans l’épais bourrelet de chaussures de
randonnée.
Un rayon de l’aube repoussant les poussières de la nuit vint caresser
la nudité des jambes. L’éclat crémeux de la peau fit tressaillir Lucien.
Le galbe était gracieux, suggérant des contours sinueux, des replis
odorants et une chair palpable sous le froissement du tissu. C’était un
spectacle ravissant, autant par ce qu’il donnait à voir que par ce qu’il
laissait imaginer. Lucien s’absorba dans une heureuse contemplation.
Un plaisir indicible diffusait en lui sans qu’il pût en identifier la cause.
Il était si intense qu’il faisait frémir son sexe d’un début d’érection.
L’inconfort de sa position et les vicissitudes qui le tourmentaient
depuis sa fuite de Saltaca lui parurent soudain dérisoires. La sève qui
l’envahissait lui prodiguait un sentiment d’harmonie. Il n’était plus un
pauvre hère traqué, contingent et en butte à l’hostilité. Transfusée dans
ses veines, une essence céleste le sortait de son isolement pour le
réinsérer dans l’ordre lumineux du monde.
Il ne parvint pas à identifier la femme en bas. Elle portait un vieux
panama qui empêchait de voir son visage. Lucien reconnut un chapeau
qui avait appartenu à sa mère. Il se redressa en gardant la tête rentrée
dans les épaules pour se diriger à pas feutrés vers l’avant de la maison.

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Des rayons de soleil commençaient à poindre à l’horizon. Sortis de
leur torpeur par la lumière rasante, les étangs s’étaient mis à scintiller.
On avait l’illusion d’un fourmillement sur la placidité des eaux. Un coq
fit entendre son chant rauque au loin. À peine revenu, le silence fut
troublé par le bourdonnement d’un tracteur dans les vignes. La voie
semblait libre de ce côté.
Il y avait une fourgonnette Trafic garée en contrebas du parapet qui
soutenait l’esplanade. Elle stationnait sur une petite aire aménagée au
bout du chemin qui descendait au village. Sa porte latérale était
décorée d’une peinture naïve représentant un pin parasol auréolé d’un
arc-en-ciel. Calligraphiée en lettres imitant des légumes et des feuilles,
une enseigne indiquait :
Candide
Jardinier-paysagiste
Élagage, abattage – Entretien, taille et débroussaillage
Pour descendre du toit, Lucien s’accrocha aux alvéoles d’un poteau
électrique dressé contre le mur, en coin de maison. Sautant à quelques
mètres du sol, il se réceptionna dans des chênes kermès d’où il
s’extirpa promptement, les pieds tout écorchés. Les sens aux aguets et
le haut du corps recroquevillé, il enjamba des touffes de chardons
géantes et contourna un massif de gratte-culs hérissé d’épines. Au
contact du pied, la terre se révélait plus caillouteuse qu’elle n’en avait
l’air.
En quelques bonds furtifs, Lucien traversa à découvert une terrasse,
serrant les fesses devant une enfilade de volets fermés, pour atteindre
l’esplanade plantée d’arbres. Les rejetons avaient formé un taillis en
s’enchevêtrant aux buissons de cistes et de genêts. Lucien s’y coula
avec des allures de félin en maraude. Il en émergea pour grimper dans
un amandier dont la ramure se déployait par-delà le mur d’enceinte.
Suspendu à une branche, il se laissa tomber sur le chemin
Il alla jeter un coup d’œil dans la cabine du Trafic. Une vitre était
ouverte et la clé de contact était glissée dans le démarreur.
« Bienheureux le jardinier-paysagiste qui exerce sa profession en

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milieu rural, car il ignore la délinquance qui gangrène les centres
urbains », songea Lucien. Il s’installa à la place du conducteur.
Côté passager, il trouva une paire d’espadrilles abandonnée sur le
plancher. Ce Candide était décidément bien aimable, même s’il
chaussait petit. Lucien frémit d’aise au contact moelleux de la corde
sous la plante des pieds. Il fouilla dans la boîte à gants d’où il sortit les
papiers du véhicule, une eau de toilette Sûr de soi (pour homme) et un
tournevis rouillé. Avec la lame, il déchira le tissu autour des orteils
pour ajuster les chaussures à sa pointure.
Il lut sur l’étiquette du vaporisateur que : « Puissante et discrète à la
fois, Sûr de soi est une arme de séduction redoutable ; imperceptible au
premier abord, elle s’insinue insidieusement par les sinus et subjugue
par ses subtiles senteurs florales. »
Incrédule, Lucien aspergea de parfum le dos de son poignet, renifla
et, content du résultat, s’arrosa le corps depuis l’aine jusqu’aux
cheveux, en insistant dans les creux.
Il recula d’un cran le siège et desserra le frein à main. Il laissa la
camionnette rouler silencieusement jusqu’en bas de la pente et
n’alluma le moteur qu’au moment où le véhicule allait s’arrêter.

Il traversa le village endormi en direction de la route nationale. Au


passage, il notait quelques changements survenus depuis son enfance :
la MJC était devenue un salon de coiffure, la boucherie une
bibliothèque, le monument aux morts avait été repeint, la cave
coopérative avait été détruite…
À la sortie, ce fut un grand bouleversement. Des vignes et des jardins
ouvriers avaient disparu au profit d’une expansion immobilière
saugrenue.
Lucien fut déconcertée par la multiplication de ronds-points sans
signalisation. À force de zigzaguer de l’un à l’autre en donnant des
coups de volant au hasard, il perdit bientôt le sens de l’orientation.
Tourneboulé, il se laissa envahir par le sentiment que sa destinée lui
échappait.
Il compara son désarroi à celui d’une bille dans un jeu de flipper,
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propulsée d’un champignon à l’autre – de bumper en bumper ? – par des
impulsions électriques. Cette métaphore était couramment répandue
quand il était môme – Déjà tout môme, la-la-la-LA … Elle avait été
popularisée par un verbe tiré de l’anglicisme « flipper » – Déjà tout môme
on flippe de bumper en bumper. Maman prenait l’air sévère quand il utilisait
des anglicismes. C’étaient des gros mots pour elle. Il aimait son air
sévère. Elle avait l’air sévère le plus aimable de la terre, Amélie. Il la
faisait bisquer exprès pour qu’elle lui fasse les gros yeux. « Va te laver
la bouche avec du savon ! » elle disait.
Il y avait aussi une chanson dont quelques bribes lui revinrent en
mémoire :
On joue sa vie comme on joue au flipper
La-la-la-LA, la-la-la la-la-la
Déjà tout môme on flippe de bumper en bumper
On gagne on perd, et toujours on espère
Pouvoir s'en refaire une petite
Ta-dam…
Fredonner la ritournelle eut un effet apaisant sur les nerfs de Lucien.
Il eut le réflexe de stopper la fourgonnette pour faire le point.
Il se trouvait au cœur d’un labyrinthe périphérique où tous les
pavillons, bien que différant dans leurs formes et leurs couleurs,
affichaient une prétention commune à ressembler à des loukoums
crépis. En quête d’une anomalie dans le décor, son attention fut attirée
par un boyau coincé entre de hauts murs et signalé comme une
impasse dont le revêtement goudronné s’interrompait net sur des
touffes d’herbe sauvages. Il y engagea le Trafic et déboucha sur un
terrain vague où s’entassaient pêle-mêle des sacs d’engrais et de ciment
crevés, du matériel agricole et des cuves à vin rouillés.
En contournant le dépotoir, il finit par retrouver l’ancienne traverse
bordée de pins maritimes et de cyprès, recouverte d’un bitume grenu
tel qu’on n’en faisait plus. Dans la cabine du Trafic, Lucien se fit
bringuebaler comme aux commandes d’un bateau sur une mer
démontée, en roulant sur une surface toute gondolée quand elle n’était

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pas craquelée par les racines des arbres.
Il prit une bifurcation où l’asphalte morcelée se désagrégeait peu à
peu pour laisser place à deux ornières séparées par une saillie herbeuse
qui raclait le châssis du véhicule. Le sentier se fit de plus en plus
cahoteux au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans les vignes. Lorsqu’il
croisa le lit d’une rivière à sec, Lucien y engagea le Trafic qu’il parvint
à garer derrière une roselière assez touffue pour le camoufler. Il
abandonna la fourgonnette et traça son chemin dans la garrigue en
direction d’une ancienne tour de télégraphe qui était juchée sur un
promontoire surplombant les étangs.

Moins courant que claudiquant dans les espadrilles trouées, guenilles


et crinière flottant au vent, Lucien répandait dans son sillage les
effluves d’une eau de toilette puissante et discrète à la fois. Il leva sur
son passage des perdrix et des lièvres effrayés par son allure
d’épouvantail. Grisé par le parfum de la terre au matin, les senteurs de
résine et l’odeur du romarin, il retrouvait son âme de galopin galopant
dans les collines au gré d’aventures imaginaires.
Qu’il fût indien, gaulois ou corsaire, il y avait toujours un trésor
fabuleux à conquérir quelque part, au cœur d’une pinède, en creux de
talweg ou dans les ruines d’une bergerie. Le butin était en général
farouchement gardé par un régiment d’amazones au sein coupé.
Invariablement, elles combattaient nues et leurs parties intimes étaient
cachées par les boucles d’une longue chevelure car Lucien avait du mal
à s’en figurer précisément l’anatomie. Lorsqu’il était enfant, ni les
photos de lingerie fine qu’il étudiait rêveusement dans le catalogue de
La Redoute ni la plastique de Takuba, reine de la tribu des Gombars,
qu’il redessinait du doigt dans l’illustré Zembla, n’avaient eu le pouvoir
de le sortir de son ignorance.
Tandis que ces réminiscences affleuraient sa conscience, Lucien se
hâtait vers la tour du télégraphe. Il y parvint par une pinède qui
recouvrait un coteau rocheux. Celui-ci se cassait du côté des étangs sur
un escarpement où s’accrochaient d’épais bosquets de lentisques et de
térébinthes. Il dévala le versant abrupt, tantôt debout, tantôt sur les
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fesses, en se rattrapant aux rameaux qui giflaient son visage et
griffaient ses mains.
Une fois arrivé en bas, plutôt que de s’exposer sur la route, il préféra
longer le rivage en se faufilant dans les futaies de roseaux et les
buissons de tamaris qui poussaient à même la vase. Ce fut une
précaution superflue : il n’y avait pas la moindre circulation à cette
heure matinale dans ce coin isolé du village.
Son plan était simple. Il allait trouver une barque de pêcheur amarrée
à l’embarcadère. Sinon, il forcerait la serrure du hangar à bateaux à
l’aide du tournevis qu’il avait emporté. Ensuite, il prendrait le large en
ramant jusqu’à la voie ferrée.
La voiture freina dans un nuage de poussière alors que Lucien
s’escrimait sur le verrou de la porte. Le commissaire Magenta en sortit
sans se presser, les mains dans les poches. Il s’approcha de lui en
souriant. « Qu’est-ce que tu cocottes, mon salaud ! On croyait qu’on
allait s’offrir une petite virée ? Je t’avais pourtant dit que tu n’irais pas
bien loin. »

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Chapitre 5

Hélène était réveillée depuis longtemps lorsque son mari s’était levé.
Comme d’habitude, elle avait mal dormi à côté de Bernard qui ronflait.
C’était un sifflement sourd qui montait en puissance pour se muer en
râle de bête à l’agonie, suivi d’un silence ; puis la séquence revenait,
avec une régularité mécanique, s’amplifiait, implacable, sans que rien
ne pût l’empêcher. C’était insupportable.
Depuis la tisane qu’elle lui préparait avant le coucher jusqu’aux
mélodies qu’elle chuchotait en duo avec ses ronflements, rien n’y
faisait. Plus d’une fois, elle l’aurait bien étranglé s’il n’avait affiché
autant de béatitude dans son sommeil.
Il avait un air de petit garçon satisfait qui l’exaspérait. Non content
de l’empêcher de dormir, il trouvait, allongé contre elle, un bonheur
auquel elle n’avait pas accès et qu’il refusait de partager. C’était injuste
et désobligeant de la part d’un époux. Dans ces moments, elle était
submergée par la frustration, l’envie puis la colère. Elle réfrénait un
désir sournois de lui serrer la gorge entre ses mains. Il lui fallait alors se
lever pour calmer ses nerfs, comme cette nuit-là.
Elle avait recouvert sa nuisette affriolante – « pathétique », avait-elle
pensé – d’un peignoir épais. Cette maison était toujours mal chauffée.
En plus, il y flottait une odeur indéfinissable, une odeur qui hésitait
entre le cuir mouillé et la sciure roussie, avec une note persistante
d’eau de Cologne, un mélange qui, pour Hélène, était indissociable du
vieux Bérenger.
Elle était descendue boire un verre d’eau à la cuisine. Invariablement,
l’évier en inox était auréolé de taches calcaires. On avait beau les
frotter, ces saletés réapparaissaient toujours, avec leurs formes

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psychédéliques qui donnaient une impression de négligé. Elle se
protégeait les doigts avec un torchon propre pour toucher au robinet
tant elle redoutait le grouillement invisible des bactéries.
Il y avait une souris qui s’était fait piéger dans une tapette au pied de
la gazinière. Bien qu’elle eût jeté une serpillière par-dessus, Hélène ne
pouvait regarder dans cette direction sans être prise d’un haut-le-cœur.
Le ménage n’avait pas été fait depuis le départ de Lucette. Des
araignées avaient attrapé la poussière dans leur toile.
Hélène avait ouvert la porte du frigo sans réfléchir. Il s’en était
échappé des miasmes qui l’avaient aussitôt renseignée sur l’état des
provisions. Tout était soigneusement emballé dans du papier
aluminium, excepté des fromages qui moisissaient tranquillement sous
de la cellophane. Neurasthéniques et marginalisés, deux légumes et un
fruit se ratatinaient dans un coin. Elle avait vite refermé en croyant
voir quelque chose se tortiller sur une barquette en polystyrène.

L’aide-ménagère avait succombé à la tyrannie du beau-père. C’était


une bénédiction que celui-ci fût absent de la maison. Hélène ne
supportait plus ses accès de colère et la manière dont il pliait tout le
monde à son autorité. Elle le soupçonnait d’avoir épuisé la douce
Amélie par un comportement destructeur de mâle dominateur.
Cette nuit, elle avait écrit dans son petit carnet :
« Le vieux est sûrement un pervers narcissique. Il a détruit sa femme
qui lui était entièrement dévouée. Maintenant, il enveloppe cette
pauvre Lucette de flagorneries, puis il la frappe par derrière au
moment où elle s’y attend le moins. Il finira aussi par la tuer. Se méfier
de lui. »
Hélène occupait ses insomnies à noter ainsi les réflexions qui lui
venaient. Elle les retranscrivait dans un style lapidaire qui convenait au
bouillonnement anarchique de son esprit. Son carnet était toujours à
portée. Elle s’y épanchait à brûle-pourpoint, aussi bien la nuit que le
jour.
Depuis quelques années, elle souffrait d’un mal-être indicible, diffus
et sans cause apparente. De cette énigme sourdait une angoisse qui
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entretenait sa mauvaise humeur. Elle avait besoin d’une discipline pour
mettre un peu d’ordre dans ses idées. Elle l’avait trouvée dans la prise
de notes rapides et des promenades quotidiennes en bord de plage.
Ces exercices lui procuraient un certain réconfort, à défaut de
sérénité. Elle datait ce qu’elle écrivait. En relisant son carnet au hasard,
elle comparait avec les réflexions de la journée, repérait les récurrences
et dégageait des tendances dans l’évolution de sa pensée.
La marche et l’air iodé stimulaient son activité cérébrale.

À Bernard qui s’étonnait de cette manie de noter des choses à


l’improviste, Hélène avait prétendu qu’elle reprenait sa thèse de
doctorat pour la publier sous forme d’un ouvrage destiné au grand
public. Cette explication avait dû paraître convaincante à son mari
puisqu’il avait renoncé à poser des questions. À l’université, le sujet de
recherche de sa femme avait été l’analyse sémiologique de la publicité
dans la société de consommation. Il n’y trouvait aucun intérêt, comme
pour tout ce qu’elle avait fait avant de le rencontrer.
« Bernard ressemble à son père sur un point, avait-elle un jour écrit.
Il est exclusivement centré sur sa réussite personnelle. Sa belle
voiture ! Sa grande maison !! Son poste grandiose !!! Tout est connecté.
La promotion de leur ego. La passion que chacun voue à soi-même
s’est cristallisée en un dur vernis qui assèche leur sensibilité. Tous les
deux sont des êtres froids, énigmatiques, incapables d’empathie. Leur
carapace fait d’eux des crabes. Un jeune crabe et un vieux crabe. À la
différence de son père, Bernard est encore mou à l’intérieur. Il lui reste
des failles tendres à l’extérieur. Sinon, comment l’aimer ? Le vieux, lui,
est pétrifié. Tout dur, de la peau jusqu’au cœur. Ses pinces sont
redoutables. »
La veille au soir, elle avait noté :
« Cinq heures que je suis dans cette maison. Déjà envie de me casser.
J’ai promis une semaine. Aller chercher le vieux dégoûtant à l’hôpital.
Berk ! Impossible de me rétracter. Le devoir conjugal. L’obligation en
contrepartie de… ?
Au crédit de Bernard : beaucoup moins tendu en ce moment,
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m’envoie les trois essaimesses demandés chaque jour, preuve de
délicatesse, plutôt gentil avec moi. Son projet de maison de retraite
médicalisée l’excite beaucoup. Smart home, comme il dit. Un rendement
financier exceptionnel !!! Ses yeux brillent. Un gamin devant un jouet.
Il peut avoir de jolis yeux quand ils brillent. L’homme smart. L’homme
augmenté par la machine. Coup du hasard, il a retrouvé son frère :
l’homme diminué. Bernard peut se comparer à son avantage. Peut-être
aussi est-ce cela qui le rend joyeux ? »

Ce matin, Hélène avait écouté son homme faire sa toilette dans la


salle de bain à côté. Allongée dans le lit, le corps détendu, l’oreille à
l’affût, elle s’était concentrée.
Le bruit de la douche, intermittent, accompagné de gargouillis et de
coups sourds contre la baignoire : l’homme se savonne et s’ébroue.
Les doigts d’Hélène frémissent.
Dernier rinçage et froissement du rideau. Le frottement de la
serviette, machinal çà et là, plus soigneux dans les creux par crainte de
mycose : l’homme se sèche.
La main d’Hélène descend lentement vers le bas de son ventre.
Gesticulant sur un tapis de sol trop petit, l’homme éclabousse
partout. Insoluble problème du tapis de sol : aussi grand soit-il, il est
toujours trop petit. Il en découle deux axiomes implacables pour la
ménagère. Primo : quelle que soit l’aire du tapis, elle ne suffit pas à
contenir la gymnastique de l’homme ; secundo : quelle que soit la
spongiosité du tapis, elle ne permet pas de résorber l’inondation après
son passage.
Le bras d’Hélène se fige.
Le silence qui suit est religieux : l’homme se rase. Il est nu devant sa
glace. Solitaire et innocent, émouvant dans sa nudité d’homme. Il a
deux fossettes au creux des reins, qui font sourire son dos. Ses
hanches étroites s’évasent sur un postérieur fendu par un sillon
refermé sur des ténèbres. On peut le pénétrer du tranchant de la main
et scier la pulpe chaude, délicatement. Symétriques et charnus, les deux
lobes irradient une lumière blanche, veloutée, qui donne envie de
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toucher. La chair est maigre au-dessus, en chutant de l’ossature qui
tient les fesses, et grasse en-dessous, en s’arrondissant vers le trou qui
les joint.
La main d’Hélène reprend sa reptation. Elle s’arrête pour fourrager
dans la toison pubienne, écarte les poils et trace un chemin jusqu’à
l’orée de la vulve. Il y a trois doigts qui s’y glissent, avec le majeur en
éclaireur. L’annulaire et l’index retroussent les nymphes.
Menton levé, tel un Mussolini haranguant la foule, l’homme est
concentré sur le parcours de la lame. Elle glisse sur la gorge en râpant
la peau. Elle contourne l’angle viril des mâchoires, sinue sur les petites
fesses du menton, trouées d’une mignonne fossette. Le rasoir souligne
la saillie des pommettes en écartant la mousse. Troublante homonymie
du mot « saillie ».
Le majeur d’Hélène détecte le clitoris. Du bout du doigt, elle caresse
la peau fragile du capuchon, l’étire, la roule et la titille d’un
mouvement aussi délicat que précis, excluant toute précipitation. Elle
seule en connaît le mystère pour l’avoir fignolé tout au long d’une
pratique solitaire découverte à la puberté, qu’elle a régulièrement
poursuivie au fil des ans jusqu’à aboutir par tâtonnements à un geste
épuré dont le tournoiement vise à déclencher les sécrétions d’où
procède la mouillure sans laquelle nulle graine prise dans un terrain sec
ne parvient à germer.
C’est autour des lèvres que le travail est délicat. L’homme les pince,
grimace pour étirer la peau sous les narines et au-dessus du menton. Il
se coupe quand même, le maladroit. Il décore sa gorge d’un ou deux
confettis de coton qui rougiront en buvant le sang à même la plaie.
Une gouttelette qui perle sur une fente minuscule. Une gouttelette
qu’on peut lécher, qui laisse un goût de fer sur la langue.
Le clitoris d’Hélène est sorti de son terrier à force d’attouchements.
Drapé dans une robe de chair aux pans relevés, baveux en son
royaume ignoré, il dresse son gland dignement, prêt à l’outrage.
Finalement, vient le brossage de dents. Il est entrecoupé par des
borborygmes de grenouille étranglée. Les ablutions sont terminées :
l’homme est propre. Il est prêt à vaquer à d’importantes occupations
70
qui régissent le cours du monde. Il va recouvrir sa nudité du costume
adéquat.

Bernard s’était précipité dans la chambre en soupirant. Il avait


tellement de dossiers à régler dans la journée, sans compter celui de
son frère, classé prioritaire, dans une case spéciale, hors agenda
professionnel. C’était pour ce dossier que Bernard s’était levé plus tôt
que d’habitude.
Il s’habilla en un tournemain, jeta un coup d’œil vers le lit : Hélène
dormait. Pas le temps d’un baiser et risque de se faire rabrouer. Il
enverrait le premier essaimesse de la journée depuis le bureau : « Ma
chérie, tout va bien. Je baise ta main… ». Il trouverait un qualificatif
d’ici là, une allusion fine, genre « ta main experte » … En plus délicat.
Il monta l’escalier en petites foulées, empli de l’espoir que Lucien
serait enfin réveillé. Tout le monde dormait dans cette maison, c’était
insupportable. Tout le monde sauf lui et sans doute le commissaire
Magenta.
Un brave homme, plein de bon sens que ce commissaire. Il avait
montré une ouverture d’esprit appréciable pour un policier. Il avait un
respect de l’ordre social et une conscience nette de la place qu’il y
tenait : carrière oblige. Bernard connaissait personnellement le
préfet qui lui avait recommandé Magenta dans la liste des
promouvables. Au demeurant, le commissaire n’était certainement pas
une lumière, mais il avait des connaissances pointues dans les
technologies de communication. Elles suppléeraient. C’était
exactement le type d’homme qui convenait.

Hélène fulminait en sourdine sous les draps. L’irruption de son mari


l’avait fait sursauter à quelques minutes du moment crucial. Une
décharge électrique avait traversé son bras jusqu’au bout des doigts. Le
majeur s’était crispé sous une impulsion fulgurante, qui aurait été
bienvenue si elle n’avait été prématurée. Surpris par le choc, le clitoris
avait enfoui la tête sous des replis de chair, avec la dignité d’un
escargot rentrant dans sa coquille. Telle une vague brisée, le plaisir
71
avait reflué vers des profondeurs océanes où il s’était irréversiblement
dilué.
Tétanisée, Hélène avait du mal à maîtriser un tremblement nerveux.
Elle dut se faire violence pour retrouver son sang-froid et donner à sa
respiration le rythme régulier d’une belle endormie. Tandis que son
mari s’habillait, elle songeait que s’il venait l’embrasser, elle lui
grifferait la joue.
C’était la deuxième frustration qu’il lui infligeait en l’espace d’une
nuit. Deux frustrations d’épouse à mettre au débit dans le tableau du
devoir conjugal réservé au mari.
La première s’était produite la veille au soir, après le coucher. Par un
clin d’œil accompagné du sous-entendu coutumier – « Je ne sais pas ce
qui me prend ce soir, ma chérie, je me sens d’humeur euh-euh… » –,
Bernard lui avait fait comprendre d’enfiler sa nuisette transparente.
C’était le signal qu’on allait le faire. Comme convenu, il arrangeait deux
coussins contre la tête du lit pour qu’assise en tailleur, Hélène y
appuyât le dos. Il la regardait un instant en se donnant un air qu’il
voulait mystérieux, puis il venait s’installer de profil contre elle, aussi
près que lui permettaient les replis de son ventre flaccide.
En lui murmurant « amour-amour » au creux de l’oreille, il prenait la
main de sa femme pour la guider vers le pénis enfoui dans la touffeur
de jambons poilus. Simultanément, il saisissait le sein disponible à
proximité, avec une poigne de propriétaire. Fermant les yeux, il
s’excusait de sa rudesse par un vague soupir qu’elle interprétait comme
le prélude à l’éruption du plaisir masculin. Il entreprenait de malaxer le
petit globe charnu pendant qu’elle faisait de même avec la verge. Celle-
ci prenait peu à peu de la consistance et finissait par expulser un gland
qu’Hélène s’amusait à faire dodeliner entre ses doigts.
Elle aimait ce pouvoir qu’elle avait de transformer la matière flasque
en roseau par son habileté tactile. Elle retrouvait une sensation
d’enfance qu’elle avait éprouvée en classe de travaux manuels – une
initiation à la poterie où on lui avait appris à rouler des colombins. Elle
mettait une application scolaire à branler son mari, guettant l’afflux du
sang dans la verge, ralentissant au moindre soubresaut, accélérant au
72
contraire si la pulpe s’amollissait. Tour à tour servante et maîtresse
d’un éclat brasillant au cœur du matériau ductile, elle concentrait toute
son attention sur les progrès de l’érection qu’elle flattait d’habiles
caresses tout en s’émouvant elle-même d’en sentir la flamme en creux
de main.
D’une certaine manière, c’était bandant pour elle aussi. Ses tétons le
proclamaient en se dressant. Sa chair la plus intime vagissait en
sourdine dans le gonflement de la vulve. Cette harmonie mécanique
entre elle et son mari était pour Hélène la preuve physique d’une
communion des sentiments.
Hier soir, malheureusement, Bernard s’était endormi à la tâche.
Hélène avait senti le pénis décrocher en même temps que la tête de
son époux avait roulé sur son épaule. Il était tombé le nez dans son
giron où il s’était mis à ronfler.
Ça l’avait passablement agacée. À quoi bon tout ce tintouin si c’était
pour en arriver là. La nuisette suggestive, le gel désinfectant, les
lingettes à portée de main et le gant pour le gland : tous ces préparatifs
n’avaient servi à rien, un somnifère aurait aussi bien pu faire l’affaire.
Hélène s’était dégagée de lui en le traitant de pantin.

Au petit matin, elle avait attendu son départ pour se lever. Il se


préparerait le café lui-même, ça lui ferait les pieds. Elle n’était pas
d’humeur à jouer à l’épouse modèle. Elle verrait le jardinier pour tenir
parole, lui rappellerait les consignes et ensuite, basta, elle irait se
promener à la plage.
Le temps que Bernard passa en conciliabules avec le policier dans le
salon parut interminable à Hélène. Enfin seule, attablée dans la cuisine,
elle put livrer ses réflexions à son petit carnet.
« Enfant, j’aurais voulu être un garçon. Ils avaient des jeux plus
drôles que les filles. On leur laissait plus de liberté.
J’aimerais savoir ce que ça fait d’avoir une érection. C’est beau un
pénis turgescent. Ça respire la puissance. Sentir de l’intérieur la
semence qui fuse. La propulsion venue du tréfonds. Éclabousser
l’autre de foutre et se pâmer. En finir avec la position passive de la
73
femme, jambes écartées, le con béant, qui se fait farcir comme une
dinde. Je serais le mec, je prendrais mon cher mari, je lui fermerais le
bec et même si lui marri, fesses à l’air je l’enculerais, forte de mon gros
piston, impavide je le besognerais, sourde à ses protestations. »
Soulagée, Hélène songea aussitôt : « Il vaut mieux déchirer cette page
et la brûler ».
Il n’était pas souhaitable que Bernard y tombât dessus par
inadvertance. Le pauvre, il ne comprendrait pas. Il y avait une bête
sauvage tapie au fond de sa chère épouse. Elle seule en connaissait
l’existence. Elle se révélait au moyen des notes qu’Hélène prenait. La
bête faisait partie d’elle, tantôt sommeillant, tantôt tournant en rond,
comme une lionne en cage. Faire écho à ce fauve qui la tourmentait
était le seul moyen de le calmer. Il pourrait être dangereux d’en effacer
la trace.
Hélène se résolut à conserver le passage. Elle ferait encore plus
attention à ne pas laisser traîner le carnet.

Dans la salle de bain, elle se campa devant la glace, nue. Pour ne pas
se mentir, elle relâcha tous ses muscles.
Elle était plutôt petite, avec des seins menus et des hanches qui
manquaient, selon elle, de générosité. Tous ces pas-assez en
comparaison des autres femmes – les grandes à poitrine aguicheuse et
bassin ample, qui éblouissaient les hommes de leur langueur féminine
– l’avaient longtemps complexée. Toutefois, elle avait appris à aimer ce
corps qui était le sien et, tout compte fait, n’était pas si mal
proportionné. Elle se tenait droit, les reins gainés, la taille cambrée, le
buste en avant et les épaules déployées, imposant crânement sa
contenance. Elle levait les yeux et cherchait l’autre du regard, si bien
que tout cela combiné lui donnait de l’allure, un je-ne-sais-quoi qui
faisait impression.
Au fil des ans, bien sûr, le maintien s’était infléchi sous les forces de
gravitation. Hélène s’en accommodait. De sa jeunesse passée, son
corps avait gardé une certaine prestance, désormais tempérée par une
douce résignation.
74
Elle prit ses seins entre les mains et les palpa par en dessous. Le
toucher laissait dans la paume une agréable sensation veloutée. En
s’allongeant en forme de poires, les petites pommes de jadis avaient
perdu leur aspect lisse, non pas leur rotondité. De rose qu’ils étaient,
les mamelons avaient tourné au brun en se fripant aux aréoles. Il y
apparaissait des veines bleutées, qu’Hélène trouvait vilaines. Elle
remonta les deux globes et les fit gentiment balloter entre ses doigts,
comme pour jongler avec. Elle fronça le nez en voyant des plissures
apparaître sur le buste, aux attaches de la poitrine.
La laissant retomber, elle inspecta d’un pincement les bourrelets qui
se formaient par pliure, sur le cou, aux aisselles et dans le gras des
fesses. Elle se contorsionna pour examiner son derrière qu’elle jugea
moins rebondi, plus mou que dans le passé.
Sa peau s’était un peu fanée, comme une fleur privée de soleil. Bien
que toujours aussi blanche, elle n’avait plus l’éclat neigeux de sa
jeunesse. « La faute au manque d’amour et de caresses », songea-t-elle.
La force de l’habitude aussi était en cause. On pouvait avoir la
Joconde accrochée à un mur, le regard s’émoussait de l’avoir en
permanence sous les yeux, ses formes et ses couleurs s’affadissaient
d’être toujours moins contemplées, leur vivacité s’évanouissait
irrémédiablement sous le coup de l’indifférence. On finissait par se
blaser et le tableau était remisé au grenier.
Ou plutôt ce n’était pas comme ça que Bernard s’en débarrasserait :
lui trouverait un moyen de le revendre en réalisant une plus-value.
Cynique, Hélène se fit la réflexion qu’il n’y avait pas de marché de
seconde main pour les Joconde ayant dépassé la cinquantaine. Léonard
pouvait ranger ses pinceaux.

Le cellulaire d’Hélène eut un hoquet électronique. C’était le premier


des trois essaimesses que son mari devait lui envoyer dans la journée :
« Ma chérie, tout va bien. Encore sous le coup de ton initiative
vespérale, je baise ta menotte agile. »
Hélène trouva le message plutôt cucul mais c’était déjà ça. Son époux
avait consacré un peu de temps à penser à elle dans son agenda
75
surchargé.
Elle se demanda comment s’était passée l’entrevue de Bernard avec
son frère. Elle était intriguée par sa réapparition soudaine et la manière
dont les choses s’étaient déroulées. Disparu depuis dix-sept ans en
Argentine, Lucien avait été appréhendé dans un train, en possession de
drogues. Il avait assommé un douanier dont il avait volé le portefeuille,
avant d’être mis KO par une douanière.
C’était bien le genre du beau-frère. Cet animal avait le sang chaud.
C’était une brute sauvage, selon le père Bérenger. Il avait
définitivement mis Lucien à l’index de la famille, le jour anniversaire
d’une majorité que le fils cadet avait célébré en lui balançant son poing
dans la figure. Charmantes mœurs chez les Bérenger ! Même Amélie
n’avait plus eu le droit de voir son fils. La seule évocation de son
existence suffisait à déclencher les foudres du vieux. Néanmoins, la
mère retrouvait de temps à autre son « petit chéri » en cachette, aussi
mortifiée fût-elle d’enfreindre la loi de son mari.
À l’arrivée du train en gare, la police avait procédé à l’arrestation de
Lucien, facilitée par son état d’inconscience. Il était gravement blessé,
apparemment par un coup de couteau reçu un jour avant en
Argentine. Il s’était rafistolé lui-même et avait perdu des litres de sang.
C’était bien mystérieux mais peu étonnant de la part d’un
énergumène qui avait toujours fréquenté des milieux interlopes. Selon
Hélène, il fuyait l’Argentine pour la même raison qu’il avait fui la
France : échapper à la justice après avoir perpétré un mauvais coup.
Malheureusement pour lui, exilé comme Ulysse, il en avait le destin et
tombait de Charybde en Scylla à son retour en terres natales.

On l’avait transporté à l’hôpital où Bernard était allé le chercher pour


l’installer ici, au domaine du père, plutôt qu’au domicile conjugal. Elle
reconnaissait bien là la prudence de son mari, soucieux de ne pas
entacher sa réputation par assistance à un hors-la-loi. À la ville,
Bernard était un notable très en vue, dont les relations étaient enclines
à la curiosité pour alimenter des médisances. Au village, il ne
fréquentait personne et Lucien était un enfant du pays, qui plus est le
76
cadet d’Amélie. On l’accueillerait avec bienveillance.
Pour obtenir sa libération, Bernard avait dû verser une caution
exorbitante, ce qui ne renseignait pas vraiment sur le montant : dans sa
bouche, « exorbitant » était le terme réservé aux dépenses imprévues.
En l’occurrence, il rehaussait le geste d’un vernis de générosité.
Dans la famille Bérenger, Bernard avait été identifié par la police
comme étant le seul membre susceptible d’être contacté : la mère était
décédée ; le père, trop vieux, se trouvait à l’hôpital ; et Cécile, leur fille,
vivait depuis quelques années en Thaïlande. Coup de chance, le fils
aîné, frère du délinquant, résidait dans la ville même où celui-ci avait
été arrêté. Toute la famille était originaire d’un petit village au sud,
situé en bord d’étangs.
L’aîné était une personnalité infiniment respectable. Directeur
général de la Société Nationale d’Exploitation du Territoire (SNET),
Grand-Officier de la Légion d'honneur, Grand-Croix de l'ordre
national du Mérite, membre de divers conseils d’administration et
d’éminents cercles de réflexion, il avait créé une société de conseil que
consultaient aussi bien la municipalité que de grands groupes
nationaux.
Quant au cadet, la presse l’avait outrancièrement qualifié de
« terroriste du rail ». Après enquête, il n’était en relation avec aucune
organisation extrémiste, religieuse ou politique. Il avait bien la double-
nationalité franco-argentine. Il avait un casier judiciaire avec une seule
condamnation qui remontait à dix-sept ans. La quantité de drogues
saisie dans ses affaires était insuffisante pour faire l’objet d’un trafic.
En revanche, les bouteilles de vin trouvées dans ses bagages
provenaient de son vignoble personnel à Saltaca. L’appellation
« Descarada Luna » sur l’étiquette avait permis d’en retracer l’origine.
Depuis une dizaine d’années, c’était un cru régulièrement bien coté
dans les revues internationales de vin. Son prix avait triplé suite à une
note honorable dans le Guide Parker – un coup de chance selon les
œnologues locaux qu’avait sollicités la Police ; après avoir goûté un
échantillon, leur verdict officiel était « correct pour un vin argentin » et
« pas de quoi fouetter un chat » en aparté. Bref, le prévenu Lucien
77
Bérenger était du menu fretin qui s’était exilé en Argentine pour se
refaire un semblant d’honorabilité. Les raisons pour lesquelles il était
revenu rôdé sur sa terre natale restaient obscures.
Elles étaient très claires pour Bernard : Lucien voulait le rejoindre car
il était son dernier salut.
Le transfert au domaine familial avait pu être rondement mené.
Depuis, Lucien n’avait toujours pas repris connaissance.
Dans toute cette affaire, la bonne volonté de son mari laissait Hélène
perplexe. Il avait coupé les ponts avec son frère et n’avait jamais
montré d’affection pour lui. Les rares fois où Bernard en parlait, ses
sentiments oscillaient entre méfiance et condescendance. Méfiance
pour les agissements de Lucien et sa sournoiserie présumée ; une
méfiance justifiée, sinon attisée, par la malédiction dont le patriarche
avait frappé le cadet. Condescendance remontant à une enfance
commune, que Bernard évoquait parfois avec une sorte de sourire
dont le rictus était ombré par un semblant de tendresse.
En raison d’une scolarité réussie, prolongée par des études et une
carrière qui, ne l’étant pas moins, avaient hissé Bernard à bord du
zeppelin de la caste dirigeante, celui-ci considérait que les autres
étaient moins intelligents que lui – l’intelligence étant, selon lui, la
capacité à raisonner, à s’abstraire de ses émotions et à ménager les
autres pour leur infériorité. Celle de Lucien était patente. La lenteur de
son esprit s’était révélée très tôt. Il avait accumulé tellement d’échecs
scolaires que c’en était pathétique.

Bernard riait d’une anecdote d’enfance qu’il se plaisait à raconter. Le


soir, on dînait en famille chez les Bérenger. Les trois enfants mettaient
la table après avoir fait leur travail scolaire. La télé était allumée dans
leur dos pendant le repas. Pour laisser les parents écouter les
informations de l’ORTF, on ne parlait pas en mangeant, à moins d’une
injonction venant couvrir la voix de la France : « Lucien, Table de
Mendeleïev ! » ordonnait le père à l’improviste. Son frère avait
toujours été incapable d’en réciter le premier élément. Bernard avait
beau lui souffler, la bouche en coin, le début de ces haïkus
78
mnémotechniques que le vieux leur avait enseignés :
Lili Baise Bien Chez Notre Oncle Fernand Nestor.
Ou encore :
Napoléon Mange Allègrement Six Poulets Sans
Claquer d’Argent.
Rien n’y faisait. Son frère sursautait, ouvrait de grands yeux ahuris et
affichait un sourire niais. Il ne répondait pas. Non par affront –
Bernard en était convaincu – mais tout simplement parce qu’il
n’arrivait pas à mémoriser les poèmes.
« Décidément, cet enfant est indécrassable, grommelait le père.
Toute son intelligence est partie dans la queue qu’on lui a coupée à la
naissance. À toi, Bernard ! »
Pendant que Lucien faisait des rails dans sa purée, Bernard récitait :
« Li, Be, B, C, N, O, F, Ne ; Na, Mg, Al, Si, P, S, Cl, Ar. », en adressant
un sourire complice au père pour lui signifier qu’il psalmodiait
intérieurement les haïkus.
« Petit rusé, comment peux-tu retenir tout ça ? Vas-y, mon fils,
apprends à ton frère », se réjouissait le père.
Rougissant, Bernard poursuivait : « Lili Baise Bien, etc. », tandis que
les yeux de la mère se mouillaient d’une larme discrète. Bernard
n’aurait su dire si c’était parce qu’elle était fière de l’intelligence de son
aîné ou parce que les vers étaient beaux comme du Lamartine.
Amélie pleurait plutôt du remords d’avoir laissé le chirurgien
amputer la queue de son enfant : c’était l’opinion d’Hélène qui se
gardait bien de donner cet éclairage à son mari. Imbu comme il était
de sa personne, il valait mieux lui laisser ses illusions. Par ailleurs,
Hélène évitait d’évoquer le membre fantôme de Lucien. Elle en avait
tâté le jour de son mariage d’une manière qu’elle préférait oublier.

79
Chapitre 6

Précisément, la première fois que Lucien avait rencontré Hélène était


le jour de ses noces. À l’insu de son époux, Amélie avait fait pression
sur Bernard pour qu’il invitât son frère au mariage. Redoutant les
foudres paternelles, le marié avait mis comme condition que le fils
banni éviterait de se montrer au patriarche et qu’il resterait autant que
possible à l’écart des premiers cercles de convives.
La foule qu’il y avait ce jour-là avait permis à Lucien de passer
inaperçu. Durant la cérémonie à l’église, il avait pu retrouver Amélie
en douce puisque, en bonne institutrice laïque, elle ne mettait jamais
les pieds dans la « maison des curés ». Ils étaient allés se promener bras
dessus, bras dessous, dans les ruelles de la ville, riant innocemment du
plaisir d’être ensemble et de flâner sans but, parlant de rien, parlant de
tout, heureux comme des amants.
Une réception en plein air était organisée dans l’immense propriété
de Bernard, construite sur le modèle des villas italiennes du XVIIe
siècle. Les familles de notables étaient de la fête. Lucien s’était
sagement tenu à l’écart.
Son frère avait vu les choses en grand. Il y avait deux estrades pour
danser, dressées aux extrémités du parc. Un petit orchestre jouait de la
musique de bal sur l’une, tandis que sur l’autre se déchaînait un didji à
la mode. Des buffets abondamment garnis étaient disposés un peu
partout sur la pelouse, sur la terrasse en surplomb et jusque dans le
salon ouvert, pompeusement appelé Galerie des glaces en raison de neuf
miroirs ornant les trois arcades qui faisaient face aux fenêtres.
Les convives étaient si nombreux dans ce décor cossu qu’il n’était
pas difficile de passer incognito. De plus, Lucien avait mis au point
une stratégie pour décourager les indiscrets. Si quelqu’un insistait pour

80
connaître son identité, il se présentait comme un pique-assiette et
bourrait ses poches de petits fours en demandant : « Vous en
voulez ? ». Il fit ainsi la connaissance d’un véritable pique-assiette qui,
œuvrant plus discrètement, blâma son amateurisme.
Lucien en profita aussi pour visiter les lieux, s’émerveillant de la
réussite ostensible de son frère. Ornant des pilastres en faux marbre
dans le salon, les chapiteaux de bronze doré étaient une curiosité. Ils
étaient décorés d’emblèmes représentant une fleur de lys surmontée
d’un soleil royal entre deux coqs gaulois. À l’époque, Lucien était en
fin de divorce, lessivé par la procédure et résigné à perdre sa dernière
fourchette.

Il s’était égaré dans un labyrinthe de couloirs en cherchant les


toilettes. Ouvrant une porte au hasard, il était tombé sur sa belle-sœur
en combinaison, qui regardait songeusement par la fenêtre. Confus, il
allait se retirer lorsqu’Hélène lui demanda : « Vous êtes Lucien, le frère
jumeau de Bernard. C’est ça ? »
Il approuva en bredouillant.
Il trouvait le sous-vêtement de sa belle-sœur un peu court pour
prolonger les présentations. Il identifia d’un coup d’œil que c’était un
baby doll grâce aux connaissances acquises en lingerie féminine dans le
catalogue de La Redoute. Orné de petits nœuds en satin et d’une
finition en picots, ce modèle en soie légère présentait, sous le décolleté
bordé d'une délicate dentelle florale, un laçage sexy qui était un leurre
purement décoratif. De fait, c’était par derrière qu’on le dégrafait.
Depuis son enfance déjà lointaine, Lucien avait appris comment s’y
prendre en passant aux travaux pratiques.
Du jupon qui s’arrêtait en haut des cuisses, sortait une paire de
jambes joliment sculptées. Elles étaient d’une étonnante blancheur,
semblable à du marbre, si bien qu’on avait envie de toucher pour
vérifier, primo, qu’elles n’en avaient pas la dureté ; secundo, que leur
éclat provenait d’une matière vivante ; tertio, qu’elles avaient bien un
goût de chair. Par ailleurs, la transparence du tissu laissait entrevoir à
contre-jour des formes qui rappelaient à Lucien la plastique de
81
Tabuka, reine de la tribu des Gombars. Lui qui ne l’avait jamais vue
que dessinée dans les albums de Zembla, il s’émut de rencontrer son
incarnation en trois dimensions. Il se fit la réflexion qu’elle était plus
petite qu’il ne l’imaginait et moins bronzée aussi.
Jetée sur le lit, la robe de mariée formait un nuage neigeux, auréolé
de mousseline. Toutes sortes de vêtements et de dessous sortaient en
vrac de cartons. Il était clair qu’Hélène avait du mal à choisir une tenue
seyante après le sublime qu’avait exalté son habit de cérémonie.
Elle insista : « Vous ne vous ressemblez pas du tout pour des
jumeaux. »
La bienséance avait toujours été une affaire compliquée pour Lucien.
D’un côté, il lui semblait poli d’éclaircir cette énigme des jumeaux qui
ne se ressemblent pas. De l’autre, une petite voix lui conseillait de
refermer la porte et de prendre ses jambes à son cou.
La dentelle vaporeuse en bordure du décolleté et du jupon d’Hélène
soulignait les contours d’une anatomie susceptible de dérégler les sens
du mâle le plus impassible. Lucien se sentit aussitôt gagné par une
fascination qui risquait de paraître déplacée. Il fixa intensément une
toile d’araignée oubliée dans un coin de plafond.
Hélène toutefois ne semblait pas embarrassée par la légèreté de sa
tenue ni même consciente du trouble qu’elle provoquait. Dans
l’attente d’une explication, elle tenait l’homme dans le faisceau d’un
regard ingénu tout en se mordillant distraitement la lèvre inférieure.
Lucien bafouilla que Bernard et lui étaient des jumeaux dizygotes. Il
se reprit aussitôt en voyant l’incompréhension se peindre sur le visage
de sa belle-sœur. C’était un terme pédant – il s’en excusa – pour
désigner de « faux » jumeaux.
Estimant qu’il en avait assez dit, il allait se retirer lorsqu’Hélène
l’invita à entrer d’un geste engageant de la main.
Mécaniquement et sans réfléchir, Lucien obtempéra tout en
s’embrouillant dans un exposé sur des spermatozoïdes différents bien
qu’issus du même géniteur – c’est possible si les, hum hum,
conceptions se produisent à quelques jours d’écart, oui, oui, dans le
même cycle menstruel, cela va sans dire – deux spermatozoïdes donc,
82
qui nidifient séparément, soit deux ovules qui finalement forment
deux cellules, avec un fœtus dans chacune – il fit quelques gestes par
souci de clarification – Bernard ici et lui, Lucien, là. Voilà, c’est ainsi :
chacun chez soi.
Tout penaud, il s’affala sur le lit dans un froissement de mousseline.
Hélène s’approcha de lui en croisant les bras sous les seins pour ne pas
les écraser, provoquant au contraire un bourgeonnement pulpeux dans
les bonnets d’un soutien-gorge dénommé push-up dans le catalogue de
La Redoute.
« Si j’ai bien compris, vous êtes nés simultanément bien que vous
ayez été conçus à des dates différentes. »
Elle avait bien compris. Lucien en fut soulagé. Il n’aurait pas eu le
courage de reprendre ses explications.
« Bernard ne m’en avait jamais parlé. À vrai dire, il ne me parle
presque jamais de vous. C’est étonnant, alors que vous étiez si proches
au début. »

Selon Lucien, l’idée que la proximité intra-utérine favorise la


complicité des jumeaux était un préjugé. Bernard et lui avaient
longtemps partagé la même chambre, de même qu’ils avaient subi la
même éducation jusqu’à la majorité. Pourtant, il n’y avait jamais eu de
réelle entente entre eux et leurs caractères s’étaient développés
différemment sous la férule paternelle.
Très tôt, son frère avait montré une grande docilité que tout le
monde louait comme de l’intelligence. Ses capacités étaient conformes
à ce qu’on attendait de lui et il était parfaitement à l’aise dans un
environnement familial marqué par l’obéissance à la loi patriarcale.
Bernard était concentré, travailleur et il avait précocement développé
une rationalité en accord avec l’évolution de la société industrielle.
Assurément, il y avait sa place et c’était une place de choix. Les règles,
les conventions, l’expression du pouvoir paraissaient naturelles à son
frère. Il réussissait tout ce qu’il faisait, démontrant par ses succès que
leur père avait raison d’imposer sa loi. Il était le plus beau bourgeon
que des parents puissent souhaiter en bout de branche.
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Très tôt, Lucien s’était senti comme un pèlerin égaré dans un monde
qu’il ne comprenait pas. La même loi qui convenait à son frère lui
paraissait arbitraire et forgée par un esprit dément. Lucien avait été un
enfant paresseux, rêveur, curieux de mystères saugrenus et très mal
adapté à son environnement. Ses raisonnements paraissaient bizarres à
son entourage. S’ils suscitaient l’indulgence amusée de sa mère, ils
avaient le don d’excéder son père qui, invariablement, lui ordonnait de
« la fermer s’il ne voulait pas s’en prendre une ». Lucien avait passé son
enfance à multiplier les bêtises et déployer des ruses pour échapper
aux colères et aux fessées paternelles. Il avait rongé son frein jusqu’à la
majorité pour s’extraire du milieu familial et prendre son bâton de
pèlerin. Il avait gardé de son éducation l’impression tenace d’être un
fruit étrange à l’extrémité d’une branche morte de l’évolution.
Autant la trajectoire de Bernard avait été ascendante et maîtrisée,
autant la sienne avait été papillonnante et désordonnée. Les deux
frères avaient finalement peu de choses en commun. Cela n’enlevait
toutefois pas à Lucien le plaisir de retrouver Bernard et d’applaudir
chaque fois à sa réussite. Comme tout membre de la tribu Bérenger,
Lucien était fier de la trajectoire du fils aîné. Son mariage avec une
aussi belle personne qu’Hélène était un motif supplémentaire de se
réjouir.

Elle décroisa ses bras, libérant le tissu de sa combinaison qui s’ajusta


souplement au galbe de sa poitrine. Lucien crut un instant que les deux
petites pommes rendues à leur élasticité allaient s’envoler sous l’effet
push-up du soutien-gorge. Toutefois, les bretelles étaient réglées de
manière à réduire le roulis et les seins se stabilisèrent aussitôt dans leur
corbeille.
Il la complimenta sur sa tenue décontractée et regretta que des
canons séculaires l’empêchent de se montrer ainsi à l’église. Son frère
avait bien de la chance de l’avoir rencontrée, d’avoir su éveiller son
amour et vice-versa. Il souhaitait au couple un grand bonheur, durable
et prospère. Il mentit en laissant entendre qu’il avait assisté à la
cérémonie religieuse. Il prétendit que le rayonnement de la mariée
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avait éclipsé celui des anges qui décoraient l’autel.
« Vous êtes très gentil de me dire cela, Lucien. Mais j’avais
l’impression d’être une grosse meringue et cette robe me tenait
incroyablement chaud. Je suis curieuse de savoir quel cadeau vous
avez choisi sur la liste de mariage. »
Lucien affirma qu’à son grand dam, les meilleurs articles n’étaient
plus disponibles lorsqu’il était passé au magasin, cachant ainsi que le
reliquat était encore largement au-dessus de ses moyens. Il avait donc
pris l’initiative d’offrir un présent qui n’était pas sur la liste, une œuvre
d’art primitive, à la symbolique raffinée.
« Ah bon, c’est vous le bol africain avec le bâton qui ressemble à un
phallus. Bernard avait donc bien deviné. C’est très surprenant. Très
original aussi. En tout cas, ça me plaît bien à moi. »
Lucien en était ravi. Il s’agissait d’un pilon et d’un mortier, exécutés
dans le plus pur style dogon. Il les avait dénichés lors d’un voyage au
Bénin. Le pilon était sculpté en forme de verge car il symbolisait le
rôle prédominant de la femme dans les activités culinaires et sexuelles :
elle tenait fermement le pilon dans sa main au-dessus du mortier pour
extraire la saveur des graines écrasées. Les Dogons ne font pas de
chichi quand il s’agit d’exalter la fécondité et la puissance
reproductrice.
« Vous avez raison, quel joli symbole ! » dit-elle en dévisageant son
beau-frère curieusement.
Offrir ce présent-là faisait partie de la tradition lors des mariages de
dignitaires au Dahomey. Il plaçait l’union des époux sous d’heureux
auspices. C’était précisément le sens que Lucien souhaitait donner à
son cadeau.
« Je suis très touchée par votre attention, dit la jeune mariée. Pour
tout vous avouer, l’idée du mariage m’angoisse et je ne suis pas sûre
d’y être bien préparée. » Hélène vint s’asseoir sur le lit, à côté de
Lucien qui s’empressa de la rassurer. Il vanta les mérites de son frère.
Bernard était un bon parti, voire un excellent investissement.
1 o Il avait une maison qui alliait l’agrément d’un équipement
moderne au charme de l’ancien. Ce serait sympathique d’y vivre à tous
85
points de vue.
2 o Il avait un travail qui lui procurait déjà un confortable salaire en
même temps qu’il offrait la perspective d’intéressantes promotions.
Un homme ne s’aigrit pas dans de telles conditions. Les histoires que
son mari raconterait en rentrant du bureau seraient certainement
passionnantes. Elles offriraient un préambule original à
l’assouvissement des désirs réfrénés tout au long de la journée.
En conclusion, les planètes étaient parfaitement alignées pour les
jeunes mariés. Lucien était certain que les choses allaient bien se
passer. En son for intérieur, il pensa plein d’amertume que même si les
choses tournaient mal, le père Bérenger pourrait recommander à
Hélène un salopard d’avocat qui arrangerait au mieux ses affaires.
« Bernard est plein de charme et d’assurance en société, reconnut-
elle. C’est ce qui m’a séduite. Je le trouve beaucoup plus réservé dans
l’intimité. On dirait que sa lumière intérieure décline en ma seule
compagnie. »
Lucien déclara que la réserve de l’époux était comme un foulard que
l’on jette sur la lampe de chevet : tous les deux sont destinés à faire
surgir les ombres mystérieuses du plaisir sensuel. La beauté d’Hélène
avait suffisamment d’éclat pour deux ; assurément trop d’éclat pour
qu’un mâle, aussi déterminé fût-il, ne frémît pas de timidité à l’idée
d’en serrer l’essence entre ses bras. Il lui fallait tamiser un peu la
lumière pour exprimer toute la puissance de sa virilité.

Hélène se leva pour fermer la porte à clé et revint s’asseoir avant que
ne fût effacé le creux formé par ses fesses sur le couvre-lit. L’aller-
retour fut si rapide que Lucien douta de sa réalité.
« C’est étonnant comme je me sens en confiance avec vous, Lucien,
alors que je vous connais à peine. Peut-être parce que vous êtes
comme moi… un peu décalé. Votre frère me paraît parfois si loin de
moi. Il est absorbé par le monde de ses affaires et conserve une
certaine froideur lorsqu’il s’en extrait. Il n’est jamais pleinement
concerné par mes préoccupations personnelles. J’ai du mal à m’y faire.
Je trouve que la manifestation de son désir manque de délicatesse,
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même si je lui en sais gré… qu’il éprouve du désir, pas qu’il s’y prenne
mal, je veux dire. Il en ressort que je me recroqueville lorsqu’il me
touche. Je reste sur la défensive, vous comprenez ? Finalement, je
manque de disponibilité, je bride mes élans et je n’accueille pas
spontanément les siens. Bref, je ne me suis encore jamais laissé
pénétrer par mon mari. »
Pris de court, Lucien se raidit dans la posture du prêtre novice à
l’écoute de sa première confession. Il énonça qu’il n’y avait là rien
d’exceptionnel. Dans de nombreuses cultures, l’époux attend le jour
du mariage pour – Lucien hésita entre plusieurs termes avant d’opter
pour une image – défroisser le calice qui protège l’adorable petite fleur
que la femme cache entre ses cuisses. L’homme en tire même une
certaine gloire qui renforce son amour pour sa belle. Il fallait laisser le
rose monter aux joues et s’abandonner.
« Ne dites pas de sottises, Lucien. Je ne suis plus vierge depuis
longtemps », soupira Hélène.
Lucien ne trouva plus rien à dire.
Il encercla du bras le dos de la jeune mariée et lui tapota doucement
l’épaule. Elle se laissa aller contre lui. Il sentit le corps s’amollir contre
sa poitrine en même temps qu’une chevelure parfumée déployait des
vagues soyeuses sur sa gorge. Il resserra son étreinte pour caler la tête
d’Hélène sous sa mâchoire. Pivotant sur le derrière, elle donna un
coup de rein pour se jucher sur les cuisses de l’homme et enserra son
buste entre ses bras. Elle ondoya contre son ventre avec la volupté
d’un chiot se lovant dans une corbeille. Il perçut la reptation de l’épine
dorsale contre son biceps.
Venus d’un tréfonds où le corps produit ses sucs, des effluves iodés
lui remontaient dans les narines. Elles lui rappelaient celles des crabes
prisonniers des filets de pêche qui sèchent au soleil. Lucien était une
plage que venait creuser la mer. Il avait l’impression que la houle,
glissant sur son ventre de sable, en roulait tous les grains ensemble et
les éparpillait en se retirant. Mille petites bulles d’écume explosaient
sur sa peau abrasée.
Sa main palmée enveloppa le postérieur d’Hélène avec la douceur et
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la précision d’un poulpe suçant sa proie. Il y avait une telle opulence
de chair que les doigts n’arrivaient pas à tout contenir dans leur
éventail tentaculaire. Lucien n’en finissait plus de s’émerveiller des
rondeurs qu’il découvrait. Leur architecture et leur plasticité étaient un
ravissement tactile. Il flatta longuement le contour des fesses en
froissant les fronces du jupon contre la culotte. Il s’émouvait du
tremblotement diffus qui lui parvenait à travers les étoffes.
Creusant les reins pour s’offrir aux caresses, Hélène y répondit par
une ondulation des hanches qui s’accorda un instant au mouvement
sinueux de la main dont elle ralentit la danse pour régler le rythme au
sien. Agacé par le frottement des tissus, le cul se dilatait et tournoyait
en quête de nudité, avide d’exulter au contact des pulpes.
Retroussant le jupon d’Hélène, Lucien découvrit une culotte rose
pastel qui se réduisait à l’essentiel : ornée d’un feston tendu sur la
fossette des reins, une bande élastique retenait un triangle en soie
échancré au maximum sur les hanches. C’était l’esprit du tanga : la
parcimonie au service d’une sobriété érotique. Le textile s’amenuisait
dans la splendeur de la chair, magnifiant la rotondité des fesses. Lucien
nota que le feston était décoré des mêmes petits nœuds en satin qu’il
avait vus sur le baby doll.

Il fit glisser la culotte le long des jambes d’Hélène en l’enroulant sur


l’élastique. Ce fut un bon prétexte pour masser l’intérieur des cuisses,
musarder le long des mollets et disputer aux orteils le droit d’éjecter le
sous-vêtement.
Lucien se redressa, enlaça la jeune femme par derrière et se laissa
tomber de côté en l’entraînant dans sa chute. Allongé sur le lit contre
elle, il se contorsionna pour retirer d’un seul tenant slip et pantalon,
selon une technique bien personnelle qui sacrifiait l’élégance à
l’efficacité.
La queue fantôme et le phallus furent libérés en même temps, l’une
palpitant par derrière et l’autre pointant par devant dans la direction
que son instinct indiquait. Lucien dévia l’érection en rabattant le gland
dans le creux d’un rein où il se nicha tel un bijou dans son écrin.
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Souple comme un serpent, la queue fantôme se coula entre ses
jambes et trouva la voie libre en s’incurvant vers les fesses d’Hélène.
Elle en suivit le sillon jusqu’à la vulve qui se présenta sous la toison
avec la consistance grenue d’un cornichon et la fermeté d’une coquille
de noix.
Lucien reconnut que la jeune femme était un peu tendue.
« Comme elles sont douces tes caresses, dit-elle. Promets-moi de ne
pas t’introduire en moi. »
Il jura qu’il n’en ferait rien. Il respectait trop l’institution du mariage.
Ne sentait-elle pas d’ailleurs sa verge pétrifiée contre ses reins ?
« Si, je la sens, murmura-t-elle. Elle bouge un peu tout de même. »
Ce n’était rien. Elle furetait sans plus. Elle n’irait pas plus loin, assura
Lucien.
Il fit tomber une bretelle du soutien-gorge d’une main qu’il glissa à
l’intérieur du bonnet. Frémissant au contact de la peau, les doigts
s’insinuèrent sous la rondeur d’un sein. Ils en épousèrent la forme
pour dégager l’étoffe et libérer le mamelon. La chair se dilata autour
du téton étonné par l’index qui, tournoyant en cercles concentriques,
le titillait par des frôlements de plus en plus appuyés.
Simultanément, la palme déployée sous le postérieur, en malaxait la
pulpe comme pour se gorger de son élasticité. Hélène se mit à gémir :
« Elles sont douces tes caresses, si douces… Ne t’arrête pas, je t’en
prie. »
Lucien n’en avait pas l’intention. Au bout de son membre fantôme, il
sentait le sexe féminin agité d’infimes tremblements. C’était une
vibration sourde, à peine perceptible, chargée d’une puissance
primitive et déclinante, semblable au lointain rugissement d’un fauve
dont on ne perçoit que le son mourant. Elle s’échappait des lèvres
avec un effet émollient qui ne suffisait pas à les desserrer. Une rosée
suintait des muqueuses en formant un filet d’écume.
Il en tomba quelques gouttes que Lucien fit mine de laper en jouant
de sa queue comme d’une langue. Le vagin réagit à la succion en
entrebâillant sa fente. Un petit animal fouissait là-dedans, qu’il fallait
débusquer. Lucien y parvint à force de tâtonnements.
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Lorsque la vulve s’ouvrit, Hélène fut prise d’un spasme et son corps
se cambra. Des soupirs rauques, entrecoupés de sanglots, lui
déchiraient la poitrine. Elle secoua la nuque, giflant l’homme avec sa
chevelure. Elle agrippa des deux mains les hanches collées à son dos et
planta ses ongles dans les poignées d’amour.
Surpris par la douleur, Lucien relâcha son étreinte. Hélène en profita
pour faire volte-face et empoigner la verge qu’elle agita
frénétiquement. Il crut un instant qu’emportée par l’étalon fougueux
de sa lubricité, la jeune femme allait l’émasculer et il banda tous ses
muscles pour tempérer sa furie. Le défiant du regard à travers ses yeux
brouillés de larmes, elle s’écria : « Lâche-moi, pauvre dégénéré…
Pénètre-moi tant que tu y es, remplis-moi de ton foutre… Fais-moi
jouir jusqu’au bout… Vas-y, mon salaud… Je veux te sentir en moi !
Balance tout… Tu te crois le plus fort ?... Le jour de mon mariage !
…»
Lucien était d’accord sur ce dernier point : ce n’était pas le bon jour.
Mentalement, il s’en excusa auprès de son frère.
Bien qu’enchanté de faire la connaissance de sa belle-sœur et heureux
de découvrir un tempérament qui mettrait le ménage récemment
constitué et religieusement consacré à l’abri de la monotonie, Lucien
trouvait que l’échange allait plus loin que nécessaire, bien au-delà du
simple objectif auquel les deux protagonistes auraient dû s’en tenir, à
savoir rompre la glace entre inconnus. Pis encore, ledit échange
s’accélérait hors norme et dans une direction incertaine, vers des
contrées où les canons de la modération bourgeoise et le principe de
rationalité ne s’appliquent plus. Bref, l’accointance dépassait la limite
de validité du ticket, agréée par la bienséance et, sous des assauts dont
Lucien ne déniait pas les délices bien qu’il en contestât la pertinence, il
s’inquiétait que l’atmosphère initialement décontractée, porteuse d’une
relative complicité entre la jeune mariée et lui, ne dégénérât
brutalement en une familiarité barbare où l’insulte avait cours et la
violence était admise.
Laissant ainsi des wagons d’idées sommairement accrochés les uns
aux autres cheminer sur les rails de sa pensée, Lucien parvint à
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s’abstraire d’une affaire dont l’issue lui échappait. Comme il relâchait
son effort pour contenir Hélène, celle-ci réussit à se dégager de son
étau et reprendre la situation en main. Triomphante, elle enfonça la
verge dans sa fente béante en poussant une clameur satisfaite.
Le reste fut un long râle partagé qui finit par s’épuiser en laissant la
femme et l’homme aussi pantelants qu’ahuris. Tous les deux se
rhabillèrent en silence et se séparèrent sans un mot.

Quelques jours plus tard, Lucien quittait la France pour une vie
nouvelle en Argentine.
Moins angoissée par le mariage grâce au réconfort que son beau-
frère lui avait apporté, Hélène était résolue à mettre tout son zèle dans
l’aventure conjugale.
Longtemps elle s’interrogea sur la réalité de cette queue invisible. Il y
avait un aspect magique qui la troublait en même temps qu’elle se
reprochait son propre comportement. Elle était vaguement
reconnaissante à Lucien d’avoir révélé une sensualité dont elle ne
soupçonnait pas la violence en elle. Elle lui en voulait aussi d’avoir été
le témoin de son égarement. Néanmoins, l’égarement était partagé et
son beau-frère avait intérêt à la fermer sinon elle l’accuserait de viol.
Elle fut soulagée d’apprendre l’exil de Lucien en Argentine et ses
démêlées avec la justice. La parole d’un délinquant n’est pas crédible
dans une société policée.
Au sujet de l’incident, Hélène couvrit ses carnets de nombreuses
notes qui, mises bout à bout, n’avaient aucune cohérence.
Elle conclut que son beau-frère l’avait abusée : la queue fantôme était
une chimère ; il avait dû se servir de la main pour la réduire à un tel
état de bestialité.

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Chapitre 7

« Je viens de démontrer que tu ne peux pas t’échapper, disait le


commissaire Magenta. Je savais que tu tenterais de le faire, tête de
nœud. » En revenant au domaine familial, il avait installé Lucien dans
le salon du rez-de-chaussée. Il lui avait laissé les mains libres pour
signifier qu’il n’y avait pas besoin de menottes pour le tenir en
captivité.
La pièce était décorée de tableaux représentant des scènes maritimes,
que le père avait chinés dans les brocantes alentour. Lucien se
souvenait qu’il y avait aussi eu des toiles peintes par sa mère,
accrochées aux murs. Elles avaient été remplacées par des petites
plaques en bois, sur lesquelles son père avait pyrogravé des bateaux et
des poissons dans un style naïf. C’était son passe-temps à la retraite,
entre les divers conseils d’administration auxquels on l’invitait à siéger
en souvenir de son prestige passé.
Lucien se demanda s’il utilisait toujours la même pointe métallique
chauffée à blanc, avec laquelle il brûlait les verrues de ses enfants. Le
père leur présentait comme un défi de ne pas trembler, ni pleurer ni
crier au premier saignement : ainsi se forgeait le caractère chez les
Bérenger. Rien que de voir le tracé du dessin sur le bois, le fils
retrouvait en fond de narine l’odeur âcre de la chair carbonisée.
Simultanément, il lui revint en mémoire un hurlement que sa sœur
avait poussé en voyant le père brancher la pyrograveuse.

C’était le jour où Lucien avait eu dix-huit ans. À cette époque, Cécile


avait les mains et les pieds rongés par des verrues. Cette disgrâce

92
épidermique, conjuguée à une scolarité chaotique, lui faisait passer une
adolescence difficile. De toutes les matières, c’étaient les maths qui la
faisaient le plus souffrir.
La collégienne séchait pendant des heures sur des exercices abscons
en se grattant machinalement. Les formules lui apparaissaient comme
des congrégations d’insectes figés dans un silence hostile. Rien ne
semblait les animer, à l’inverse de ceux qui pullulaient dans la garrigue
et dont on pouvait s’amuser avec un brin de paille. Dans les colonies
mathématiques, ça ne bougeait pas, ça ne bruissait pas, ce n’était pas
sécable, ça ne s’empalait pas et il n’en coulait aucun fluide : ce n’était
pas drôle. Cécile tournait les équations dans tous les sens en quête
d’une fissure par où passerait un peu de lumière. Elle titillait les
symboles du bout du stylo et secouait ses cahiers dans l’espoir qu’il
s’en échappât quelque chose. Tout ce qui tombait d’entre les pages
était un invisible fourmillement qui la démangeait de plus belle sous les
croûtes des verrues.
Or, les mathématiques étaient l’alpha et l’oméga de toutes choses
pour le père Bérenger. Elles étaient tout d’abord une école de rigueur ;
en disciplinant l’esprit, elles l’empêchaient de se disperser en futiles
rêveries. Elles servaient ensuite de critère de sélection pour les
institutions ; en distinguant les meilleurs, elles assuraient l’ordre social.
Seuls les bons en maths pouvaient aspirer à de hautes distinctions car
ils savaient raisonner et ils avaient le sens de l’organisation. Les autres
étaient des peine-à-penser qui avaient besoin d’être guidés et qui, dans
la société française, constituaient traditionnellement le vivier des
taillables et corvéables à merci.
Le père reconnaissait qu’il avait lui-même sué des ronds de chapeau
pour plier son esprit aux règles d’airain d’une discipline pour laquelle il
n’était pas spécialement doué. Cependant, il avait l’âme d’un battant et
surtout, on lui avait donné l’astuce pour être admis au club très prisé
des forts en maths. Il se penchait et baissait la voix pour transmettre à
son tour la formule sacrée : « Tout ce que l’on ne comprend pas, il faut
l’apprendre par cœur. » C’était aussi simple que cela. Bernard, l’aîné,
avait retenu la leçon avec succès. Alors pourquoi la benjamine n’y
93
arrivait-elle pas ?
Le père ne décolérait pas. Il trouvait qu’un idiot dans la famille –
l’épithète était réservée à Lucien – c’était bien assez !
Le fils cadet avait neutralisé l’autorité patriarcale par la force de son
indécrottable stupidité. Les semonces, les engueulades, les coups, les
humiliations, rien n’y avait fait. Passé la maternelle, le garçon avait pris
le pli de redoubler les classes si bien qu’arrivé à la majorité, il végétait
en lycée professionnel. C’était le comble de l’infamie pour le père
Bérenger. Il avait renoncé à corriger le cancre depuis que sa
musculature d’adolescent se développait dans des cours de danse – des
cours de danse, il ne manquait plus que ça !
À cause de cet exemple déplorable, le patriarche s’était alarmé dès
que Cécile avait essuyé ses premiers revers en mathématiques. Il avait
déversé sur elle l’exaspération qu’il ne pouvait plus assouvir sur Lucien
et que ni la douceur de la mère ni la réussite scolaire de l’aîné ne
parvenaient à calmer.
L’atmosphère était empoisonnée par la mauvaise humeur endémique
qui rongeait le chef de famille. C’était un magma toxique qu’un rien
pouvait expulser. Ses crises de colère étaient aussi imprévisibles que les
éruptions d’un volcan. On marchait sur la pointe des pieds à la
maison.
Confusément, le père établissait une corrélation entre la médiocrité
en maths et les verrues qui affligeaient deux enfants de sa progéniture.
Ces marques honteuses étaient l’œuvre d’un même démon. Il revenait
au patriarche de l’exorciser en traitant les verrues à sa manière. Il
allumait la pyrograveuse à l’avance pour laisser au métal le temps de
chauffer.
Lucien venait d’avoir dix-huit ans. C’était le jour de sa majorité. Il
avait longuement espéré cet anniversaire, il en avait patiemment chéri
la date.
Il avait préparé ses affaires en secret pour partir explorer un monde
meilleur, un monde qui échappait à la loi patriarcale. Il filerait à
l’anglaise, sans explication ni au revoir. Il coupait les ponts avec la
famille ; définitivement peut-être. Il couvait cette idée depuis un
94
moment et elle l’enchantait toujours plus au fur et à mesure que
l’échéance approchait. Il ne voulait pas courir le risque d’être retenu
par les pleurs de sa mère. Il partirait sans se retourner. Il partirait seul,
confiant dans ses propres ressources et libre enfin.
Cécile avait paniqué en voyant le père brancher son matériel
chirurgical.

Lucien était descendu dans le salon pour voir ce qui se passait. Il


avait vu sa sœur en pleurs et le bout de métal qui commençait à
dégager des fumeroles nauséabondes – elles émanaient des restes
charbonneux d’opérations passées. Il était inutile de nettoyer la pointe
à chaque fois car la consumation l’aseptisait, disait le père.
Cécile s’était pissée dessus en sentant les relents de chair calcinée.
Lucien s’était avancé vers le père en lui demandant d’enlever ses
lunettes. Celui-ci n’avait pas compris quand le poing était parti. Sous le
choc, les verres avaient sauté.
Le patriarche s’était effondré. Il s’était recroquevillé en se plaquant à
terre de toutes ses forces, comme s’il voulait s’enfoncer dans le sol.
Lucien fut un peu surpris par la puissance de son uppercut. C’était le
premier qu’il donnait. Instinctivement, il s’était servi de sa main
palmée. Il la contemplait : figée en l’air au point d’impact, elle était
resserrée sur elle-même par les membranes invisibles, compacte
comme un caillou.
Lucien n’avait mis aucune émotion dans son geste. L’agitation du
patriarche ne le touchait plus depuis belle lurette. Il n’y avait pas non
plus la moindre préméditation de sa part. Il était venu voir ce qui
arrivait à sa sœur sans y penser.
Le poing avait fusé comme une balle. D’essence purement
mécanique, la détente s’était froidement imposée. La trajectoire avait
été efficace et le coup net, en plein dans la cible. Le résultat était
propre, le nez avait été épargné.
Ahuri, le père ne bougeait pas. Seuls roulaient les yeux exorbités dans
le visage tuméfié. Cécile s’était tue, effrayée.
L’apparition de la mère fut un soulagement pour tous. Elle venait de
95
l’extérieur, elle avait des sécateurs à la main et un tablier de jardin. Elle
regarda sa fille ; elle regarda l’homme à terre et reconnut son mari ; elle
regarda son fils, puis ses yeux firent le trajet inverse.
Le père articula : « Il va me tuer, il va me tuer. Il a cassé mes
lunettes. »
Elle lui répondit qu’il en avait une autre paire sur la table de chevet.
Le père insista : « Il faut que tu préviennes la police. Il va me tuer ! »
Amélie lui expliqua qu’elle avait déjà enregistré plusieurs mains
courantes à la suite des coups qu’il lui avait donnés. La police risquait
d’apprécier la situation d’une manière qui ne donnerait pas raison au
chef de famille. Son prestige serait terni et sa réputation en souffrirait ;
au village comme dans son métier.
C’était un bon argument que la mère avait énoncé avec ce ton
didactique qui faisait le succès de ses leçons d’institutrice.
Son fils la contemplait avec admiration. Sa fille avait retrouvé un
semblant de sourire.
Lucien exposa sobrement qu’il était temps pour lui de partir. Il ne
précisa pas « pour toujours ». Après tout, on ne sait jamais ce que la
vie réserve dans ses tours et ses détours. En outre, il n’avait pas envie
de rajouter du drame au drame.
La mère dit que c’était dommage car elle avait préparé un gâteau
d’anniversaire ; ce serait bien triste de le manger sans lui. Elle lui en
donnerait la moitié qu’elle mettrait dans un récipient en plastique – le
terme de Tupperware l’horripilait – pour emporter dans ses bagages.
Elle savait que son fils les avait déjà préparés mais elle ne le mentionna
pas.
Elle poursuivit avec une nuance de reproche : « Tu manques de
mesure, Lucien – elle se retint de dire “mon chéri” pour ne pas heurter
la susceptibilité du père –, tu vas au-devant d’ennuis si tu ne contrôles
pas mieux les excès de ton caractère. »
Elle offrit à Lucien un adorable sourire qui éclairerait désormais le
cours de sa vie d’un rayonnement intermittent et, cependant, toujours
aussi pénétrant.

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Des décennies après, c’était le même sourire que Lucien voyait flotter
dans la pièce, au-dessus de la tête du commissaire Magenta.
Assis dans un fauteuil, toujours vêtu de la chemise de nuit d’Amélie
maintenant réduite en lambeaux, le prisonnier offrait l’image d’une
reddition totale. Avec ses moustaches tombantes et sa crinière défaite,
il n’avait pas l’air moins humble que Vercingétorix se rendant à César
devant les palissades d’Alésia. Il gardait la tête baissée, les épaules
voûtées, les bras ballants entre les jambes et, de temps à autre, il
reniflait son col, moins par contrition que pour retrouver les traces
évanescentes de l’essence de Guerlain.
Campé face à lui, le policier se gargarisait : « Les menottes, la prison,
tout ce fourbi est dépassé. J’ai bien mieux à t’offrir, pauvre cloche. Tu
es libre de tes mouvements mais aucun d’eux ne m’échappe. Où que
tu ailles, je te suis comme ton ombre. Mieux que ton ombre, je reste
accroché à toi même s’il n’y a pas de soleil. Je sais en permanence où
tu es, quelle est la température de ton corps, la dilatation de tes artères,
ton taux de globules, ce qui circule dans tes organes et les mauvais
coups que tu prépares. »
Lucien se demandait si c’était une charade. Le commissaire avait un
air exalté qui l’inquiétait.
« Je mesure exactement la longueur de tes pas, l’écartement de tes
bras et les humeurs qui te traversent. Je te connais mieux que toi-
même. Bref, je te tiens par les couilles, il est inutile de faire le malin.
Qu’est-ce que tu dis de ça, chef ? »
Lucien n’en disait rien. Sinon que ce type devait arrêter de se remuer
les doigts dans le derrière. Intérieurement, il s’interrogeait sur la
manière dont il s’était fait coincer alors qu’il avait multiplié les détours
pour brouiller sa piste. Il craignait de deviner la réponse. Il observait
ses orteils qui dépassaient par les trous des espadrilles. À travers les
contractions d’une main, il sentait la peau invisible se reformer entre
ses doigts, signe que la colère montait graduellement en lui. Il la
réfréna en assouplissant le poignet.
Magenta continuait à pérorer : « J’ai mémorisé tout ce qui te
concerne et qui permet de t’identifier. J’effectue des calculs en
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permanence avec les données que je recueille. À tout instant, je peux
livrer mes informations si je le juge nécessaire. J’enregistre tous tes
faits et gestes en temps réel. Je peux raconter qui tu es mieux que tu ne
saurais le faire. Je suis plus précis que toi, plus rationnel. J’ai réduit ton
existence à des variables essentielles que je contrôle parfaitement. Si tu
dors ou perds connaissance, moi je reste aux aguets, vigilant,
indéfectible veilleur de ta minable destinée. Et même si tu meurs, je
serai encore là pour délivrer un rapport d’autopsie. Tout ça, je peux le
faire, car je suis en toi – triomphalement, le policier exhiba entre ses
doigts une puce en métal pas plus grosse qu’un petit pois. C’est la
version moderne du bracelet électronique, un petit bijou de
sophistication technologique. La puce collecte une quantité
phénoménale d’informations qu’elle transmet en continu à mon
téléphone cellulaire. On a baptisé la dernière génération Small Sister en
hommage à un écrivain visionnaire qui s’appelle George Wells.
– George Orwell ? suggéra plutôt Lucien en redressant la tête.
– Ne fais pas le malin, je sais parfaitement son nom. C’était pour voir
si tu suivais.
– Je vous suis très bien, commissaire, tant votre pensée s’énonce
clairement. Je comprends que je suis fait comme un rat. Votre astuce
est imbattable et, désormais, je lui rendrai hommage par une
obéissance indéfectible. Les initiales de Small Sister, c’est amusant : elles
forment le sigle SS, comme le fameux escadron de protection. Vous
êtes donc là pour me protéger.
– Exactement. Avec l’accord de ton frère, on a greffé une puce de ce
type au fond de ta blessure. C’est moi-même qui ai procédé aux
derniers réglages. Elle marche à merveille ! Tu comprends maintenant
pourquoi tu ne peux pas me filer entre les doigts ? »
Lucien scruta du regard le pansement qui apparaissait sur son flanc à
travers une déchirure de la chemise. Il se demandait jusqu’où il lui
faudrait cureter pour déloger cette saleté de son organisme. Il soupira
à l’idée de se charcuter une fois encore.
« N’y pense même pas, mon gars, dit le commissaire Magenta. C’est
implanté si profond que le bistouri le plus effilé te tuerait avant de
98
l’atteindre. Ton corps s’est très bien comporté. La plaie s’est gentiment
refermée sur la puce, comme une grosse tranche de bifteck absorbant
un grain de sel. Au fait, il paraît que la boucherie est une spécialité en
Argentine. Là-bas, on sait travailler la viande comme nulle part ailleurs.
Il faudra que tu me racontes. »
Le commissaire fit un clin d’œil à Lucien qui répliqua avec un
aimable sourire :
« C’est une histoire banale en fait. Par maladresse, un sécateur m’a
échappé des mains. Je suis impressionné par le raffinement
technologique de vos méthodes, commissaire. Il faut certainement être
doté d’une intelligence exceptionnelle pour maîtriser un pareil gadget.
Les choses ont bien changé dans la police depuis que je suis parti
m’amender en Argentine. Seule peut-être la tenue vestimentaire a
gardé cette touche de simplicité qui est une qualité intangible de votre
profession. Votre imperméable fripé vous donne fière allure en même
temps qu’il trahit l’injustice de votre rémunération. Vos confrères de
Saltaca, parmi lesquels je compte mes meilleurs amis, portent des
cravates et des costumes taillés sur mesure. Ils ont un pantalon qui
tombe sur des chaussures impeccablement cirées et pourtant, ils
continuent à taper d’un doigt à la machine. En comparaison, je
m’interroge sur votre salaire : les syndicats de police ont-ils un pouvoir
de négociation suffisant en France ? On dirait que le gouvernement
exploite votre abnégation.
– Qu’est-ce que tu viens me parler de fringues alors que tu es attifé
comme un épouvantail ? Ton frère a bien raison de dire qu’il te
manque un grain. C’est pour ça qu’on te met sous surveillance. Pas
seulement pour te fliquer mais pour te protéger contre les bizarreries
qui te passent par la cervelle. Je suis ta conscience désormais. Un peu
comme la bestiole dans Pinocchio.
– Vous voulez dire le grillon Jiminy Cricket. Cultivée et perspicace,
telle est notre police aujourd’hui. C’est un très joli rôle que vous
endossez et je me sens rassuré de vous savoir attaché à mes pas. La
société française a beaucoup évolué en dix-sept ans. Je manque
certainement de repères. J’ai besoin d’un ange gardien pour me guider.
99
Néanmoins, vous allez bâiller d’ennui. Ma vie est d’une monotonie
affligeante. En Argentine, je suis devenu un citoyen ordinaire jusqu’à
adopter les manières lénifiantes et l’absence de couleurs qui le
caractérisent. Il n’y a pas plus plat qu’un habitant de Saltaca. Je
m’endors moi-même à me regarder accomplir certains gestes du
quotidien comme la cuisine ou le repassage. Les femmes ne
s’intéressent à moi que pour échanger des recettes ou me donner des
conseils de couture. Je me suis tellement fait plumer au poker que je
me suis mis aux dominos. Les émotions m’animent autant qu’un
escargot en plein soleil. Je suis tellement insignifiant que certains
miroirs n’arrivent pas à renvoyer mon reflet. Je fréquente assidûment
l’Église pour insuffler un peu de sacré à ma placidité et je prie aussi le
Prophète avec modération, en guise d’assurance sur la mort.
– Ne te fous pas de moi. Tu as introduit de la drogue en France. À
peine arrivé, tu as assommé un douanier. Si ton frère n’était pas
intervenu, on t’aurait déjà envoyé en prison.
– Je lui en suis très reconnaissant, commissaire. Bernard a toujours
été bienveillant à mon égard. Quand nous étions enfants, il m’aidait à
m’endormir en me récitant par cœur les propriétés du cercle
trigonométrique. Sans parler du Tableau de Mendeleïev : les ébats de
Lili avec l’Oncle Nestor, que de fois il m’en a rebattu les oreilles, mon
cher frère. À peine sorti de l’œuf, c’était déjà un modèle d’adaptation à
l’ordre social. Emerveillé et claudicant, je réglais mon pas sur celui de
Bernard. Conscient que mes déficiences accablaient notre père et
soucieux de lui prouver que j’avais au moins un talent enfoui sous des
sédiments de stupidité, mon frère lui montrait les dessins qu’il trouvait
cachés sous mon matelas et que je réalisais d’après le catalogue de La
Redoute. Il était toujours là pour me soutenir lorsque, les pantalons
sur les chevilles, le cul nu et la vessie pleine, j’allais sacrifier au rituel de
la fessée sur les genoux du père. Devinant mon intention de me
soulager sournoisement sur cet homme honorable, il m’indiquait un
détour par les toilettes. Mon frère était autant mon ange gardien que le
partisan de la paix familiale. Magnanime, il ne m’en a jamais voulu
d’avoir mis le feu à notre chambre en jouant avec la boîte de chimie
100
qu’il avait commandée à Noël : un épisode malheureux qui le révèle
sous son véritable jour. Bernard a toujours été un brave cœur. Je sais
que je peux compter sur lui pour décrocher une deuxième chance.
– Dans ton cas, il ne s’agit pas de deuxième mais plutôt de troisième
ou de douzième chance. Va savoir ; la liste de tes conneries est
incalculable. Ton frère a obtenu que ta peine soit commuée en un
Travail d’intérêt général. Tu devras servir de domestique à ton père.
Ainsi, tu te pénètreras des valeurs républicaines de tolérance et de
respect de la dignité humaine sur lesquelles est fondée la société
française. Moi, je veillerai à ce que tu restes dans le droit chemin
depuis mon ordinateur. Tu vas commencer par aller chercher M.
Bérenger à l’hôpital. Il a quelques problèmes de santé et son âge
avancé requiert une assistance quotidienne. Lucette, l’aide à domicile
qui s’occupe de lui d’habitude, a eu un malaise. C’est toi qui la
remplaceras. Tu feras le ménage et la cuisine pour ton père. Tu obéiras
à ses ordres. Tu accompliras toutes ses volontés. Tu t’assureras que sa
vie est confortable et tu mettras tout en œuvre pour qu’elle le
devienne. Tu trouveras dans cette boîte à biscuits l’argent que ton
frère laissait à Lucette pour les dépenses liées à une tâche qui est
maintenant la tienne. Le contrat est clair ? »
Lucien se leva pour aller soulever le couvercle de la boîte. Il défroissa
les billets pour les compter. Il y avait moins de six cents euros et on
était en début de mois, ce qui laissait à peu près vingt euros par jour
pour les nourrir tous les deux, le père et lui.
À Saltaca, il aurait pu largement se débrouiller avec un tel pécule
mais, ici, en France, le coût de la vie n’était-il pas plus élevé qu’en
Argentine ? Il se retourna vers le commissaire en lui montrant la
poignée de billets : « J’en joue une partie au loto pour compléter la
cagnotte ?
– C’est une question qui ne me regarde pas. Je te transmets juste les
consignes que m’a laissées ton frère. Avec les fonctions qu’il exerce, il
est habitué à gérer toutes sortes de budgets. Il m’a expliqué qu’il avait
effectué ses calculs en étudiant la comptabilité des grands groupes sur
le marché français des maisons de retraite, les épades comme on les
101
appelle. Le coût du repas journalier est de cinq euros en moyenne. Tu
multiplies par quatre… en comptant la collation de l’après-midi, et
puis… bref, on peut faire confiance à ton frère, c’est un grand
optimisateur ! Il sait de quoi il parle. Il a compté large par respect pour
votre père. Tu pourras discuter des détails avec lui ce soir. Maintenant
tu vas te changer et je vais demander au jardinier d’aller chercher Mme
Bérenger. Je crois que ta belle-sœur est partie se promener à l’étang de
l’Œil Doux. Elle t’accompagnera à l’hôpital. Tu peux te faire un petit-
déjeuner aussi. Prends possession des lieux, mon gars. Tu es chez toi. »

Une fois seul, Lucien interrogea le silence du salon en fixant le point


où tremblotait le sourire de sa mère. « C’est quoi ce traquenard,
maman ? Je n’ai pas échappé à la folie du vieux pour me retrouver
maintenant entre les griffes de Bernard. »
Il entendit une voix d’institutrice lui répondre :
« Tu es injuste avec ton frère, mon chéri. Vous avez toujours été très
différents tous les deux et chacun adorable dans son genre. Je vous
aime autant l’un que l’autre et je vous ai toujours traités pareillement.
À mon grand agacement, vous ne vous êtes jamais entendus. Vos
chamailleries permanentes m’ont causé bien du souci. Bernard a
toujours été rangé et obéissant, tu ne peux pas le lui reprocher. Ça lui a
plutôt bien réussi. Regarde où ton désordre et ta rébellion t’ont mené.
Te voilà ridiculement vêtu de ma chemise de nuit qui ne convient pas
à ta splendide stature. Je suis contente de voir que tu es resté toujours
aussi beau garçon. Cette charmante Luna doit bien s’occuper de toi en
Argentine. Fais en sorte de la garder. »
Lucien s’effondra dans un fauteuil en soupirant.
« Au nom de la concorde familiale, tu as obstinément cultivé l’art
d’excuser les comportements insensés : jadis du mari et maintenant du
fils aîné. Je ne te suis pas dans cette voie, maman. Le gentil Bernard
réalise son rêve de Big Brother : il a greffé un mouchard dans ma chair.
Il colle à mes basques un flic dégénéré. Ces pratiques trahissent un
sérieux désordre mental. Il a de qui tenir. C’est la continuation de la
démence paternelle par transmission des gènes.
102
– Il faut toujours que tu exagères, Lucien. Bernard agit pour ton
bien. Il t’a évité la prison et t’offre une seconde chance. Considère, en
plus, qu’il te donne l’occasion de te réconcilier avec ton père. Le
pauvre, il a toujours été d’une nature inquiète. Il est bien vieux
maintenant et il a grandement besoin d’être aidé. Toi seul as la carrure
pour le faire. Jacques a terrorisé tellement de monde autour de lui qu’il
a épuisé les bonnes volontés. Si tu ne le fais pas pour lui, fais-le au
moins pour moi. »
Par cette modeste formule, Amélie savait qu’elle obtiendrait le
consentement de Lucien. Il en avait toujours été ainsi. Le fils cadet
respectait autant sa mère qu’il méprisait son père.

103
Chapitre 8

Les collines qui surplombaient l’ancienne saline du village


s’écroulaient autour d’un étonnant cratère. Ce n’était pas l’impact
d’une météorite. À une époque reculée, le trou s’était formé sous
l’abrasion d’un dôme de sel retourné dans la roche calcaire. Celle-ci
avait été rongée au fil de millions d’années jusqu’à former un creux
circulaire qui recueillait l’écoulement des eaux. Elles alimentaient un
étang fermé, dont la salinité, deux fois supérieure à celle de la mer,
festonnait le pourtour d’une guirlande d’écume. Selon les vents et la
lumière, le réservoir se parait de tons céruléens qui scintillaient de
dorures et viraient à l’émeraude quand le cers soufflait. On appelait cet
endroit l’étang de l’Œil Doux.
C’était sur le bord de cet écrin sauvage qu’Hélène aimait se
promener. Il y avait une petite plage qu’elle arpentait, pieds nus sur le
sable, en remontant sa robe pour s’enfoncer dans l’eau.

Venu par la route étroite qui longeait l’étang en lacets, Pierre gara le
Trafic sur une aire délimitée par un bosquet de tamaris. Il avait dû
récupérer la fourgonnette dans le lit d’une rivière à sec. À son grand
étonnement, on la lui avait volée dans la matinée.
De tels méfaits n’étaient pas courants au village. La population était
réduite, tout le monde se connaissait et la surveillance allait de soi. En-
dehors de quelques crimes passionnels qui alimentaient les discussions
pendant des années, on n’avait pas à se plaindre : la délinquance était
exceptionnelle et circonscrite le plus souvent au terrain de rugby.
Pierre n’en revenait pas. On lui avait volé Bébert – c’était le nom qu’il

104
avait donné à son Trafic – et ses espadrilles aussi ! Baï, voilà qui était
foutument étrange.
Un policier de la ville était venu le chercher dans le jardin pour lui
signaler la disparition de la fourgonnette. Pas n’importe quel policier :
un commissaire ! Un commissaire pour un vol de voiture, les forces de
l’ordre ne lésinaient pas sur les moyens. Son savoir-faire était
impressionnant. Il avait une méthode singulière pour enquêter. Il
n’avait pas posé la moindre question. Pierre n’avait pas caché sa
contrariété. Comment allait-il faire pour retrouver Bébert ? Tous ses
outils pour jardiner étaient à l’intérieur ; même s’ils étaient vieux, ça
coûterait bonbon de les racheter ; quant à l’assurance, il ne fallait pas y
compter. C’était une belle cagagne.
Le commissaire Magenta avait levé les yeux comme pour interroger
le ciel. Il avait téléchargé une carte des environs sur son téléphone
cellulaire, puis il avait posé son doigt sur l’écran.
« Votre véhicule est là, mon brave », avait-il déclaré sur un ton
blasé.
Pierre n’aimait pas qu’on lui serve du « mon brave », mais il voulait
bien reconnaître que le flic était sacrément fort. Oh, fan ! Bébert se
trouvait exactement à l’endroit que le policier avait dit !
Autre sujet d’étonnement, Pierre avait entraperçu par la fenêtre de
la cuisine un clochard qui se beurrait des tartines. Il se passait des
choses étranges chez les Bérenger. Il décida que ce n’était pas ses
affaires.
Il partit récupérer son Trafic et, sur le retour, fit un crochet par
l’Œil Doux pour ramener Mme Bérenger à la maison, comme le
commissaire le lui avait demandé.

Vestige de l’ancien cratère, l’arc de collines qui cernait l’étang


plongeait la plage dans une pénombre bleue qui s’étendait au-delà du
rivage. Elle s’amenuisait au fur et à mesure que le soleil émergeait au-
dessus des crêtes. Tout ébouriffé de lumière, l’astre mâchonnait
tranquillement le croissant d’ombre en jetant ses premières paillettes
sur l’eau, comme les miettes d’un petit-déjeuner. Il n’y avait pas un
105
souffle d’air ni le moindre nuage dans le ciel. L’étang offrait à l’azur
une surface aussi lisse qu’un miroir pour y mouiller son reflet. C’était
un paysage magnifique, hors du temps, qui respirait une immémoriale
tranquillité. Epargnée par l’homme et les laideurs de l’industrialisation,
la nature semblait y régner en paix. Néanmoins, à mieux y regarder,
l’escarpement de la roche et les failles du cratère gardaient l’empreinte
d’un chaos initial. La végétation ne comptait que les espèces les plus
résistantes à la sècheresse. Les contorsions immobiles des tamaris, des
vignes rampantes et de quelques amandiers perdus dans la garrigue
témoignaient de la violence du vent.
Pierre chercha la silhouette de Mme Bérenger qu’il repéra à l’éclat
rutilant de sa robe. Fendant l’eau d’une poussée énergique des cuisses,
elle traçait un sillage d’ondes en V. De son poste d’observation, le
jardinier voyait le haut du corps glisser à la surface de l’étang, tel celui
d’une Mélusine mi femme, mi serpent.
Hélène avançait par à-coup, d’une foulée aussi tonique que
saccadée. Soudain immobile, elle semblait une braconnière à l’affût. À
chaque arrêt, elle sortait un carnet de son corsage pour noter des
choses. Elle avait quitté sa veste de treillis, laissant la robe s’imprégner
de soleil et diffuser sa chaleur à la peau par la caresse du tissu. À
chaque fois qu’elle se remettait à marcher, elle retenait d’une main son
chapeau de paille. Seule au milieu du décor sauvage, elle avait l’allure
d’une nymphe musardant dans son royaume. Pierre était subjugué.

Tôt le matin, Mme Bérenger l’avait surpris derrière la maison, alors


qu’il se mettait au travail sans conviction. Il était venu avant le lever du
jour pour cacher dans le clair-obscur l’absurdité de sa tâche. Même s’il
était payé pour ça, il avait honte d’embroussailler le jardin dont il
retrouvait l’ordonnancement à travers des alignements de pierres
écroulés, le vestige des canaux de ruissellement et les espèces
importées, que la garrigue n’avait pas encore étouffées. Les
espacements qu’Amélie avait soigneusement pensés étaient envahis
par un hallier de cades, de cistes et de genêts qui plongeaient leurs
racines en terre comme des couleuvres malveillantes. Plutôt que de
106
tailler dans cet écheveau, Pierre l’aidait à proliférer, avec le sentiment
d’une présence fantôme : penchée sur son épaule, l’institutrice
l’observait avec réprobation. C’était très dérangeant.
La voix d’Hélène l’avait fait sursauter.
« Bonjour, M. Pierre. Je viens de la part de mon mari. Il ne vous
dérangera pas aujourd’hui. Je suis chargée de vous transmettre ses
consignes, mais je n’ai pas prêté attention à ce qu’il disait. Alors vous
pouvez faire comme bon vous semble. »
Gêné par les branches basses, Pierre n’avait pas pu se lever. En se
retournant, il avait tout d’abord vu les chaussures à gros bourrelets
d’où sortaient des chevilles délicates. Les jambes s’élançaient, blanches
et nues, sous les replis d’une robe légère qui laissaient entrevoir la
naissance du genou. La peau sur laquelle le regard glissait ne paraissait
pas moins soyeuse que le tissu qui la recouvrait. Posée par-dessus, une
veste épaisse semblait peser comme une carapace, grossière et
disproportionnée sur le corps gracile qu’elle réchauffait.
Du visage de Mme Bérenger, Pierre n’avait vu qu’un bout de nez et
des lèvres qui lui souriaient. Le reste était caché par le rebord d’un
chapeau et d’immenses lunettes noires. Elle avait les mains enfoncées
dans les poches du treillis, dont l’étoffe formait en s’étirant un léger
renflement au niveau du buste.
L’apparition avait plongé Pierre dans l’embarras pour des raisons
confuses. C’était tellement inattendu de bon matin, outre que Mme
Bérenger avait un drôle d’accoutrement : les souliers ainsi que le haut
du vêtement habillaient trop ce que le bas déshabillait. Ensuite, il se
trouvait en position de regarder cette femme par en-dessous. Enfin, le
plus troublant était qu’il ne voyait pas ses yeux.
Il lui avait expliqué d’un ton gêné qu’il faisait de la place pour
planter des artichauts de Chine ; comme ceux-là, avait-il indiqué avec
la pointe du sécateur. Elle avait marqué de l’étonnement : « Des
artichauts de Chine ? On dirait plutôt de gros chardons. Enfin, si
Bernard vous l’a demandé… »
C’était bien ce que son mari avait demandé. Il fallait aider la
sélection naturelle, comme il disait.
107
« Il a parfois de drôles d’idées. Ne vaudrait-il pas mieux aérer tout
ça ? Il y a des rejetons qui partent dans tous les sens. »
Soudain, elle avait extrait d’une poche un petit carnet pour y écrire
vite fait Dieu sait quoi et Pierre en avait profité pour détourner la
conversation sur les arbres qu’il lui restait à écimer. Avec les fils
électriques, ça au moins, c’était justifié.
« Surtout, n’allez pas vous électrocuter ! Je ne vous embête pas plus
longtemps, Pierre. J’ai des courses à faire dans la matinée. Je ne serai
pas là si on a besoin de moi. »
Hélène avait ôté ses lunettes avant de s’éclipser. Elle avait lancé un
regard au jardinier, presque un clin d’œil de connivence, accompagné
d’une moue indéfinissable… à moins que ce ne fût un petit coup de
menton, un mouvement preste et gracieux du bas du visage, une
coquetterie de femme comme Pierre n’en avait jamais vue et qui aurait
aussi bien pu passer pour un salut cordial que l’esquisse d’un baiser.
En se remettant au travail, il n’avait pas arrêté de penser à cette
mimique et ce regard ineffables, tantôt dissociés l’un de l’autre, tantôt
associés l’un à l’autre. Tandis qu’il taillait machinalement dans le
fourré, son esprit repassait en boucle l’expression furtive du visage à ce
moment-là. Il finissait par y trouver un signe engageant, proche de
l’intention complice, une invitation discrète à explorer si le terrain
vague entre Mme Bérenger et lui n’avait pas les charmes d’un jardin
secret. Il s’était moqué de lui-même : « Quel cinéma tu te fais,
magnac ! » Au fond de lui cependant, un trouble imperceptible s’était
formé.
L’image de Mme Bérenger avait disparu au dernier coup de
sécateur, de même que l’émotion qu’elle avait engendrée. Le
commissaire Magenta avait fait irruption et le souci de retrouver
Bébert s’était imposé, à l’exclusion de toute autre pensée.

Alors qu’à l’abri des tamaris, Pierre observait la femme avançant


dans l’étang avec la robe retroussée, seul mouvement au milieu des
eaux cernées par les collines, silhouette irréelle et pourtant radieuse,
magnifiée par la réverbération du soleil, le trouble était de nouveau là.
108
Le jardinier s’était résolu à descendre sur la plage. Il s’était arrêté
près de la veste de treillis abandonnée avec un sac au bord de l’eau. De
là, il avait appelé, d’une voix enrouée, trop basse pour être entendue :
« Ba pla ? Mme Bérenger… »
Hélène, cependant, avait repéré sa présence. Déjà, elle se dirigeait
vers lui d’un pas furibond. Alourdi d’un ourlet mouillé, le volant de sa
robe faseyait mollement en collant à ses genoux.
« Ne touchez pas à mes affaires ! Qu’est-ce que vous faites ici ? Je
vous avais demandé de ne pas me déranger ! »
Sa voix était tendue de colère. Elle avait les lèvres serrées et,
derrière ses lunettes de soleil, on imaginait sans peine que ses sourcils
étaient froncés.
Pierre en fut tellement décontenancé qu’il se mit à bafouiller des
« je-je… », « mais je ». Les sons sortaient de ses lèvres avec un
chuintement incompréhensible. Absurdement, il prenait l’allure d’un
gamin pris en faute. Il recula de quelques pas lorsqu’Hélène fut à
portée de ses affaires. Elle s’empara de son sac d’où elle sortit un
téléphone. Dans le mouvement qu’elle fit pour se baisser, le carnet
tomba de son corsage. Elle ne s’en aperçut pas. Elle allait et venait
autour des affaires comme pour en défendre l’accès. Elle tenait Pierre
dans le faisceau de son regard. Lui, tout penaud, restait à distance
respectueuse, pétrifié par le rayon noir qui sortait des lunettes. Elle fit
mine d’activer le portable qu’elle porta à ses lèvres :
« Passez-moi M. Bérenger ! ordonna-t-elle. Oui, tout de suite ! »
Elle fit une pause en gardant le téléphone à l’oreille. Elle se figea dans
une posture de défi. On devinait que son regard redoublait d’intensité
derrière l’écran qui le cachait. « Bernard ! s’exclama-t-elle. Ton jardinier
m’espionne. Il m’a suivi jusqu’à la plage. En douce, parfaitement. Il
s’est approché des affaires que j’avais laissées sur la plage. Il allait les
toucher lorsque je l’ai vu. C’est pour ça que tu le payes ? Me faire
suivre et fouiner dans mes affaires ! »
C’est alors que Pierre s’aperçut que le téléphone n’était pas allumé.
Soulagé, il reprit l’usage de la parole :
« Votre carnet, Mme Bérenger.
109
– Eh bien quoi, mon carnet ?
– Il est tombé.
– Où ça ? Où est-il tombé ?... Je raccroche, Bernard, dit-elle au
portable. Non, non, pas la peine. J’ai la situation en main.
– Là, près de votre sac.
– Ah bon…Merci. »
Son ton s’était adouci en même temps que son corps semblait se
détendre. Pierre la trouvait tellement jolie dans sa robe rouge à pois
blancs. Elle était bien plus petite que lui, pourtant sa stature en
imposait par sa posture droite et l’orgueil de son port de tête. Son cou
sortait tout droit de ses épaules, avec l’élan gracile d’un arbrisseau
enraciné jusqu’à la pointe des seins. Les pans du décolleté
s’entrecroisaient dans le sillon du buste, séparant deux globes menus
pour exposer fièrement leur rondeur à la vue. La chevelure qui
s’échappait du chapeau d’Hélène frisottait au-dessus des épaules. Les
petites boucles entrelacées frémissaient dans le souffle naissant d’une
brise marine.
L’air de rien, Pierre s’émerveillait de tous ces détails. Il conservait
une attitude humble pour se conformer à la mise en scène de Mme
Bérenger et ne pas trahir un intérêt sans rapport avec le rôle qu’elle lui
avait attribué.
« Je m’excuse de vous avoir dérangée…
– Je vous prie de m’excuser, corrigea-t-elle.
– Oui, je vous prie de m’excuser, Mme Bérenger. Je n’avais pas
l’intention de vous déranger. C’est le commissaire Magenta qui m’a
demandé de le faire. Il veut que je vous ramène à la maison pour aller
à l’hôpital chercher le vieux… Pardon, votre beau-père. J’ai dit au
commissaire que ce serait mieux de vous prévenir de ma venue par
téléphone. Il m’a assuré qu’il allait le faire. Alors je suis parti avec la
conscience tranquille. Baï, si je m’étais douté, je l’aurais laissé faire ses
commissions tout seul. Je suis vraiment désolé de vous avoir fâchée. »
Hélène enleva ses lunettes pour les remettre aussitôt. Pierre eut
juste le temps de voir dans son regard une bienveillance dont la
douceur lui fit courir un frisson dans le dos et le réchauffa jusqu’à la
110
moelle. Le trouble qui s’était timidement manifesté en lui lors de la
venue de Mme Bérenger au petit jour, réapparaissait, amplifié.
Il poursuivit : « Si j’avais su, je vous aurais appelée moi-même bien
que je n’aie pas votre numéro de téléphone. Je tiens à respecter votre
quant-à-soi, Mme Bérenger – Hélène sortit aussitôt son carnet pour
noter cette expression inattendue dans la bouche d’un homme simple.
L’endroit est bien choisi pour se promener. Vous formiez un
magnifique tableau, toute seule au milieu de l’eau, émouvante et
mouvante à la fois dans cet environnement tellurique. L’ancien cratère
d’un volcan, à ce qu’il paraît. Une naïade surprise au bain. Oui, oui,
vous étiez comme la Suzanne de la Bible. Et moi, pauvrèt, bien
embarrassé de vous déranger. »

Décidément, ce jardinier était surprenant. Hélène n’en revenait pas


qu’il parlât d’elle avec autant de poésie. Elle s’approcha de lui et
toucha son bras en signe d’apaisement.
« Vous êtes tellement gentil, Pierre. C’est à mon tour de m’excuser.
Je me suis conduite comme une idiote. Pardonnez-moi de m’être
emportée. Je préviendrai mon mari que tout cela est un malentendu. Il
n’y a rien à vous reprocher. »
Pierre invita Mme Bérenger à monter dans le Trafic. Le trajet du
retour fut une promenade enchanteresse le long des étangs. L’air du
matin fleurait la résine à l’ombre des pinèdes et il mêlait, en plein
soleil, le parfum des genêts à celui du romarin. Les pétarades de Bébert
soulevaient des hérons éclatants de blancheur et des flamants roses
s’enfuyaient en exhibant leurs dessous. Hélène riait, Pierre était au
comble de la félicité et Bébert caracolait comme un cheval de conte de
fées.

Le soir venu, en attendant son mari, Hélène relut les notes qu’elle
avait prises dans la journée. Elle y ajouta quelques commentaires.
Matinée pénible en perspective. Trop chargée. Sur la table de la
cuisine, un mot avec les consignes de mon cher époux ! D’ici qu’il me
prenne pour sa secrétaire, Monsieur le Directeur général…
111
1 o Aller voir le jardinier : corvée ; vérifier qu’il a rangé sa serpe ; lui
rappeler d’activer la broussaille… C’est idiot ! À quoi bon payer un
jardinier pour ça ? J’irai à la plage plutôt.
[C’est ce que j’ai fait. Et j’ai découvert Pierre et son Bébert ! C’est un drôle de
jardinier. « Candide » est le nom d’artisan qu’il s’est donné : ça lui convient à
merveille.]
2 o Aller chercher le beau-père à l’hôpital : suprême corvée ! J’ai lu
son dossier médical pour m’y préparer. La responsable du service de
chirurgie vasculaire s’appelle Julie Tournebelle. L’angiographie a révélé
une artériosclérose des vaisseaux de cerveau. Apprenant qu’il devait
rester plus longtemps que prévu, le vieux crabe s’est déchaîné. Il traite
les infirmiers de « crouilles et de fellaghas », exhibe ses parties
génitales, macule les murs de ses excréments et, pour finir, harcèle la
Dre Tournebelle [sous prétexte qu’elle aurait des lacunes en chimie (dixit
Bernard)]. Elle veut qu’on la débarrasse au plus vite de ce patient. Elle
pense que le père Bérenger souffre de troubles neurologiques qui ne
sont pas de sa compétence.
Le Dr Fontvieille s’est voulu rassurant. C’est juste un problème de
dosage dans les neuroleptiques ; on a négligé le stress provoqué par
l’hospitalisation, le changement de cadre, les nouveaux visages, etc. ; il
aurait fallu réajuster la combinaison des pilules ; tout rentrera dans
l’ordre une fois de retour au domaine ; le père Bérenger retrouvera son
comportement habituel. [Celui d’un pervers narcissique ?]
[Selon Fontvieille, toute maladie est un problème chimique qui se résout avec des
gélules et des comprimés. Sa devise pourrait être : « La chimie est la panacée ». On
comprend que le vieux ait une confiance aveugle en lui.]
Malgré ça, Bernard est accablé à l’idée d’aller récupérer son père. Le
fait est que, maintenant, il en a peur.
[Bernard a toujours été impressionné par l’autorité de son père à qui il a
longtemps voué une immense admiration, d’autant qu’il était le seul de la famille
épargné par ses accès de colère. La pauvre Amélie passait son temps à tempérer
l’humeur de son mari.
Les choses ont changé à la mort de la mère. Les crises du vieux Bérenger sont
devenues imprévisibles. Plus personne n’a été à l’abri de sa violence. À l’époque, un
112
examen médical parlait d’une « anxiété diffuse avec idéation obsessionnelle et
tendances persévératrices, liée à une trop grande sensibilité à l’interférence
proactive ». Autant lire un manuel de cuisine en latin !
On est un peu mieux éclairé par le traitement recommandé : du seresta et de
l’urbanyl, préconisés en cas d’épilepsie ou de prévention du delirium tremens et des
autres manifestations du sevrage alcoolique.
Finalement, Amélie obtenait de meilleurs résultats par son dévouement. À quel
prix ?
En France métropolitaine, l’espérance de vie à la naissance est de 85 ans pour
une femme contre 80 ans pour un homme. Tous les deux ont gagné 14 ans
d’espérance de vie en moyenne au cours des 60 dernières années.
Amélie, elle, les a perdus puisqu’elle a disparu à l’âge de 71 ans.
Le père Bérenger a dû rager de voir son épouse se défiler en le laissant se
débrouiller avec des bonbons colorés.
Bernard a pris ses distances avec son père et le Dr Fontvieille a expérimenté sur
lui toutes sortes de psychotropes, avec plus ou moins de succès.]
Le retour de Lucien est une aubaine pour Bernard. Il va pouvoir se
décharger sur son frère de la corvée de s’occuper du père ; et moi je
fais le taxi.
[Bernard n’obtiendra pas plus de moi. Il sait très bien que son père me répugne.
C’est déjà beaucoup me demander que de conduire Lucien à l’hôpital. Pourquoi
Bernard ne le fait-il pas lui-même ? Monsieur le Directeur général est débordé de
travail en ce moment. Mon œil ! Monsieur crève de trouille devant son père. Voilà
la vérité.]
Le retour de l’homme à la queue fantôme n’est pas une bonne
nouvelle pour moi. [J’espère qu’il va la garder pliée dans sa poche.]
~
Aurore rose sur liseré noir à l’horizon. Noir aussi le ciel au-dessus
de la tête, puis mauve tirant sur le bleu en descendant vers la Terre.
Auréole orange là où le soleil va poindre. Pâleur de la lagune tirée de la
nuit.
Vol affolé. Une chauve-souris cherche à se cacher.
Le village dort sous son drap de tuiles.
Érection du matin par-dessus les toits. Le clocher de l’église comme
113
un phallus dressé.
Le monde appartient au premier levé. L’aurore est un royaume
pour solitaire.
~
Le jardinier surpris à l’aube, dans le jardin. [Et moi, plus tard, surprise
par lui, dans l’eau.] Il vient travailler bien tôt. Comme s’il se cachait.
Honte de ce qu’il fait ? Non, il aime sa tranquillité. Moi non plus, je n’aime
pas qu’on me dérange quand je vais me promener.
Il s’appelle Pierre. Une pierre dans le jardin. Il y a des pierres
écroulées dans le muret.
Passage encombré de ronces. La garrigue à l’assaut des allées.
Impossible de s’y promener. Dommage, c’était un beau jardin jadis.
Un beau méli-mélo maintenant. Le méli-mélo d’Amélie.
Larges épaules, dos cintré, muscles noueux sous la chemise. Dure
comme pierre, la croupe de Pierre accroupi. [En sentir la chaleur dans ma
paume. Prendre ses fesses à pleines mains et culbuter ce cul buté. La faute à
Bernard si j’ai de telles pensées : il n’a qu’à mieux s’occuper de moi. Je me suis
réveillée avec les lèvres serrées. La lionne avait le cadenas de sa cage entre les pattes
et commençait à le secouer. De la viande ou du sang, c’est ce qu’elle veut !]
[Le jardinier est :] Une brute côté pile, un brave homme côté face.
Il prend vraiment des chardons pour des artichauts ? Ou bien il
essaie de me faire passer des vessies pour des lanternes ?
[Pierre est finalement plus fin qu’il n’en a l’air. Il s’en est très bien sorti à la
plage. J’étais hors de moi quand je l’ai vu si près de mes affaires. Parfois, il vaut
mieux ne pas m’approcher. Je l’aurais insulté. J’aurais pu être nue, après tout.
Comédie du téléphone pour l’humilier. Lui, pas impressionné. Tout attentionné
même, il me signale la perte du précieux carnet. Mon regard a croisé le sien. Il est
franc. Son visage n’est pas déplaisant. La peau tannée. Des pommettes saillantes.
Le nez busqué, un peu de travers. Les yeux très doux, bordés de long cils noirs,
presque féminins. Dessous, la pupille brille comme la braise.
Il y a des regards à éviter quand le sang n’est pas au rendez-vous.
Et voilà qu’il parle de moi avec des images si poétiques, des mots si touchants que
j’oublie de les noter. Comment il a dit déjà ?
Un tableau magnifique. Une nymphe des étangs. Suzanne surprise.
114
Il y va fort, mine de rien, le petit jardinier. Elle était nue pour prendre son bain,
la Suzanne, forcément. Et moi je ne l’étais pas.
Alors il m’a imaginée nue, comme ça ! Un peu de poésie et vas-y que je
t’embrouille. On se retrouve déshabillée en un tournemain.
Les seins, il se les représente comment mes seins ? Et mes fesses, elles lui plaisent
bien, mes fesses ? Pas gêné, il a dû me passer en revue avec ses yeux de braise,
Monsieur mine de rien.
Pas si franc que ça. Il cache bien son jeu finalement.
Qu’est-ce qu’il croit ? Qu’on peut me déshabiller sans mon consentement ?
Pas quand la lionne a la fringale, non, non.
Il va falloir apprendre que la mise en scène, c’est moi qui la fais.
De la viande ou du sang. Rien d’autre.

115
Chapitre 9

La voiture du père Bérenger dormait sous une bâche au fond du


garage. Lucien fut estomaqué en la découvrant. De tels engins
n’étaient pas encore arrivés à Saltaca.
C’était une sorte de tank de fabrication allemande, qui donnait
envie de traverser la ligne Maginot en écoutant du Wagner. Les
chenilles avaient été remplacées par des roues à pneu et la tourelle
élargie en un habitacle spacieux. Celui-ci était, bien entendu, climatisé
et doté d’une multitude d’écrans miniatures, dont l’un diffusait
certainement les cours de la Bourse en direct. Bien qu’on eût supprimé
le fût du canon, la position surélevée à la place du conducteur et le cuir
de buffle qui enveloppait le volant donnaient envie de lâcher des
salves d’obus sur les obstacles qui roulaient à moins de 160 km/h. Le
pilotage s’effectuait dans le confort d’un fauteuil qui mémorisait la
forme du corps en cas d’oubli de ses propres mensurations et stockait
ainsi les informations pertinentes pour un croque-mort. Tout était
électroniquement intriqué et pensé de manière à éviter aux occupants
d’avoir à le faire. C’était le dernier cri en matière de véhicule smart, un
fantasme technologique pour repousser les limites de l’homme. De
fait, le sentiment de puissance qu’on éprouvait à l’intérieur égalait en
profondeur la bêtise à laquelle on était convié.
Cerise sur le gâteau, une estampille « Clean Diesel » permettait de
neutraliser un scrupule écologique, aussi improbable fût-il dans l’esprit
d’un amateur de tank.
« Conduire cette machine de destruction, très peu pour moi »,
s’était dit Lucien.
Hélène n’en avait pas plus envie que lui. Elle lui rappela qu’il était

116
en situation de détention – un « cobaye prisonnier » comme l’appelait
l’Administration – et qu’elle avait mandat de donner les instructions
pour la journée. Il serait gentil de se mettre au volant sans discuter.

Leurs retrouvailles avaient eu lieu sans effusion. Tacitement, ils


savaient qu’ils avaient une mission à accomplir et que, pour aucun des
deux, ce n’était une partie de plaisir. La donne changea dès que Lucien
dut manœuvrer l’engin en marche arrière dans la pente du garage.
Hélène l’attendait en contrebas sur le chemin. Comme il tordait la tête
par la fenêtre pour repérer les obstacles, elle lui dit : « Il y a des
détecteurs à ultrasons. Vous pouvez vous y fier. »
C’était un peu sibyllin pour Lucien qui, toutefois, n’avait pas envie
de passer pour moins smart qu’il n’était. Il se dit que regarder droit
devant soi pour reculer ne demandait pas plus d’assurance qu’à une
tanguera marchant à l’envers, guidée par son partenaire. À lui-même, il
lui arrivait d’intervertir les rôles en cours de milonga pour danser en
position de cavalière. C’est un plaisir différent : on répond à
l’impulsion plutôt que de l’initier ; il faut se mettre à l’écoute et sentir
la conduite de l’autre. Certaines vont même jusqu’à fermer les yeux
pour y goûter. Lucien préférait, lui, garder les yeux ouverts.
Fort de cette expérience, il rentra la tête à l’intérieur et appuya
prudemment sur l’accélérateur. Le son intermittent et régulier du
signal électronique se fit entendre à l’arrière du véhicule.
« Ach so, la Chevauchée des Walkyries », songea Lucien en
fredonnant les premières notes pour lui-même. Fortissimo forcément. Il
n’eut pas le temps de monter en intensité. La fréquence du signal
s’accéléra subitement jusqu’à devenir continu, tout en produisant une
stridence désagréable à l’oreille. Elle devint insupportable lorsque le
pare-chocs explosa contre le pilier de clôture. Lucien s’extirpa
mollement du siège et constata les dégâts : le bout de l’aile était
défoncé, le phare pendouillait hors de sa niche et le pilier n’avait rien.
« Le pilier provient d’un emporion érigé par les Élisyques à l’Âge
du fer, expliqua-t-il à Hélène. La pierre de construction a traversé
vingt-six siècles environ. Evidemment, c’est plus robuste que la tôle
117
d’une voiture, même sortie d’une usine allemande. Vous montez ?
– Oui et je prendrai le volant finalement, si vous n’y voyez pas
d’inconvénient. »

Avant de s’installer à la place du conducteur, Hélène essuya le


volant avec un mouchoir, ainsi que tous les instruments qu’il lui
faudrait toucher. Pour occuper Lucien durant le trajet, elle l’invita à lire
le dossier médical de son père. Elle programma l’adresse de l’hôpital
sur l’ordinateur de bord. Dès que la voiture se mit en branle, une voix
suave s’éleva dans l’habitacle : « Bonjour. Vérifiez que vous avez
attaché votre ceinture. La durée du trajet est estimée à trente minutes.
À cent mètres, tournez à gauche.
– Comme c’est excitant, s’exclama Lucien. À Saltaca, les voitures ne
sont pas équipées de tels gadgets. Le conducteur se sentirait insulté
qu’un avatar électronique lui indique le chemin. Les hommes là-bas
sont un peu machos et ils ne ressentent pas le besoin d’être assistés
pour accomplir leur destin. Imaginez, ils se servent encore de cartes
routières pour s’orienter et calculent eux-mêmes le meilleur trajet pour
atteindre leur but. C’est vous dire leur niveau de sous-
développement…
Un son aigu l’interrompit.
– Voulez-vous bien attacher votre ceinture, comme l’avatar
électronique vous l’a demandé ? » ordonna Hélène.
Lucien obtempéra et se tint coi quelques instants. Comme ils
suivaient un camion sur la route nationale, il reprit : « Le paysage par la
route des étangs est beaucoup plus agréable à contempler. C’est moins
fréquenté et on aurait le spectacle des aigrettes et des flamants roses. »
Hélène lui décocha un regard noir à travers ses lunettes de soleil.
« Vous avez raison, dit-il, on perdrait dix bonnes minutes… voire
plus si on se laisse prendre par la beauté des choses. Ne serait-il pas
possible de programmer l’ordinateur pour que la dame parle en
espagnol… et même en espagnol argentin si possible ? L’espagnol
argentin est très différent de celui qu’on parle en Espagne ; beaucoup
plus chuintant par exemple ; et il emprunte de jolis mots à l’italien.
118
J’avais une amie là-bas – la moitié de sang indien et l’autre moitié de
sang italien, un mélange qui produit un corps de rêve chez les femmes
– qui émaillait son langage d’expressions tehuelches. C’était adorable.
À cause de ma tignasse, elle m’appelait Gott, ce qui veut dire cheveu en
tehuelche ; ça me donnait l’impression d’être un dieu – Lucien gloussa
à ce souvenir de Luna. Elle me disait des choses comme : “E
chegueshkk con tu hermosa cola, Gott ” ; c’est difficilement traduisible.
– Ne commencez pas à tripoter cet écran, Lucien. Vous ne
trouverez ni du tehuelche ni du papou. Je sais que votre situation est
difficile et vous souffrez certainement d’une certaine nostalgie. Mais là,
nous devons récupérer votre père et je le fais à contrecœur. Plus vite
j’en serai débarrassée, mieux je me porterai. Alors, ne me rendez pas
les choses plus difficiles qu’elles sont.
– Oh-oh, ce sera si difficile ?
– Votre père est devenu un être insupportable. La dernière fois que
je l’ai vu, il a commencé à baisser son pantalon sous prétexte de me
montrer “une grosseur qui le gênait”. Il a des crises de violence, dues à
des courts-circuits dans le cerveau. Même votre frère n’ose plus
l’approcher. Plutôt que de me raconter vos histoires d’Indiens, vous
feriez mieux de jeter un coup d’œil à son dossier médical. »
Lucien parcourut le document posé en évidence devant lui. Arrivé
aux antécédents médicaux, il lut à haute voix :
Depuis le décès de son épouse, Monsieur Bérenger Jacques présente des troubles
cognitifs associés à une atteinte hippocampique provoquant un syndrome
dysexécutif. Le scanner cérébral évoque un facteur vasculaire sous-cortico frontal. Il
n’y a pas de signe d’ischémie ou lacunaire. Il pourrait s’agir d’une atteinte
dégénérative… Il faut signaler une anxiété sous-jacente avec idéation obsessionnelle
et tendances persévératrices, liée à une trop grande sensibilité à l’interférence
proactive.
Lucien ajouta : « C’est moins mélodieux que le tehuelche.
– Vous y comprenez quelque chose, vous ?
– Je comprends ce que je devinais lorsque j’étais enfant : mon père
est cinglé, à sa manière. Sa vision du monde et son comportement
sont régis par des principes rigides qui l’obnubilent et tournent tous
119
autour de la même idée : être le meilleur. Le meilleur à l’école, le
meilleur au travail, le meilleur en famille, etc. C’est en raccourci, une
idée qui traîne dans la théorie de la sélection naturelle. Les espèces
évoluent, dans la nature comme en société, par la sélection des
individus qui se signalent comme étant les meilleurs. Dans la société
où mon père s’est retrouvé, le mâle signale qu’il est le meilleur par tout
ce qu’on associe à sa réussite : diplômes élevés, gros salaire, titres de
propriété, voiture comme celle-ci, diverses médailles, épouse dévouée,
enfants conformes et tout le tralala. Même si c’est un peu simpliste, ça
garantit un certain ordre social tout en donnant un double sens à
l’activité de l’homme : une direction pour ses efforts et une raison
existentielle. Toutefois, l’exigence de réussir met pas mal de pression
sur les épaules de qui s’y engage. Signaler qu’on est le meilleur est une
activité qui requiert des dépenses spécifiques, parfois somptuaires.
– C’est vraiment une vision sexiste et patriarcale de la
société française : on dresse l’homme à réussir et l’épouse doit
religieusement le supporter, c’est-à-dire, le soutenir et le subir. Vous
voyez, moi aussi je peux jouer avec les mots à double sens.
– C’est la vision de mon père. Je ne dis pas que je la partage. Il a
supporté la pression car son idée obsessionnelle d’être le meilleur a
assuré sa prééminence sociale et il a pu jouir de l’autorité qui en
découle. Malheureusement, il s’est raidi très tôt sur les principes et ne
supporte pas qu’on les remette en cause. La moindre contrariété lui
cause une anxiété qui se manifeste par de la colère et des crises de
violence. Ma mère nous apprenait à éviter de le contredire pour ne pas
le perturber. Un jour je lui ai dit : “Il est un peu branque de se mettre
dans des états pareils, non ?” Elle m’a répondu : “N’exagère pas mon
chéri. J’arrive à le modérer.” ; elle a rajouté : “Et puis nous nous
sommes tellement aimés.” C’est la seule fois que je l’ai entendue parler
de ses sentiments pour mon père. Elle était extrêmement pudique. Elle
n’aurait pas été choquée par ce rapport médical ; il procède par
euphémismes prudents et voile d’un jargon technique ce qu’elle
soupçonnait : l’homme qu’elle aimait était atteint d’une indicible folie.
– Depuis combien de temps n’avez-vous pas vu votre père,
120
Lucien ?
– Une trentaine d’années environ.
– Vous ne l’avez pas vu de tout ce temps-là et vous en parlez
comme si vous veniez de le quitter. Vous prétendez que, tout petit
déjà, vous étiez arrivé à la même conclusion que les plus savants
neuropsychologues actuels. Vous êtes drôlement fort !
– Ne me jetez pas des fleurs, Hélène, on sent les épines. Je
comprenais mon père parce que nous avions quelque chose en
commun. En chacun de nous, il y avait un fou tenu en laisse par un
enfant. Mon père a étouffé l’enfant en lui et le fou s’est trouvé libéré.
L’enfant surveille toujours le fou qui est en moi. Il n’en reste pas
moins que, libérés ou entravés, entre fous, on se reconnaît.
– Et Bernard dans tout ça ?
– Oh votre mari… Chez lui, c’est le fou qui tient l’enfant en laisse.
Il a implanté une puce électronique dans ma poignée d’amour, histoire
de s’amuser.
– Le modèle Small Sister ?
– Vous connaissez ?
– Oui, vaguement. Bernard m’en a parlé. En ce moment, il a la
lubie d’investir dans une maison de retraite dotée des derniers
raffinements technologiques. Small Sister fait partie de la panoplie. Elle
serait greffée dans le corps des occupants pour renseigner leur état de
santé, compenser les pertes de mémoire, les localiser au besoin, enfin
des choses comme ça. Les intentions de mon mari ne sont pas
mauvaises. Je croyais que la puce n’en était qu’au stade expérimental.
– C’est charmant, je sers de cobaye en plus. Vous pouvez arrêter le
gépéhaisse, voulez-vous ? Je sais désormais que je ne peux pas me
perdre – baissant le nez, Lucien fit mine de parler à sa poignée
d’amour. Commissaire Magenta ? Vous me recevez ? Pouvez-vous
envoyer un escadron de gendarmes à cheval pour nous escorter
jusqu’à l’hôpital ? Avec un plumeau sur la tête, oui, si vous voulez.
C’est bien aimable à vous. Tant que vous y êtes, donnez-moi mon taux
d’alcoolémie. Je sens que je vais me prendre une de ces cuites en
rentrant…
121
– N’en faites pas un drame. Chacun a ses petits problèmes. Il faut
faire avec.
– Vous pouvez en parler à l’aise. Une fois débarrassée de la corvée
de l’hôpital, vous serez libre de vos mouvements. Vous pourrez aller
danser sans qu’un mouchard vous dénonce. Il n’y a rien dans votre
chair qui vous épie en permanence. »
La voix d’Hélène se voila subitement de tristesse.
« Si hélas ! … Non, pas vraiment… Pas comme vous. Mais il y a
quelque chose… Il y a toujours quelque chose qui s’oppose à ma
liberté. Rien de concret comme une puce électronique. Quelque chose
de diffus… d’indéterminé… Quelque chose en moi. Un je-ne-sais-
quoi qui me retient… C’est plus fort que moi. »
Comme la voie de gauche était libre, elle tenta de dépasser le
camion. Un bourdonnement réprobateur se fit entendre tandis que,
sur le tableau de bord, clignotait une icône indiquant que la vitesse
excédait la limite autorisée. Hélène se rabattit aussitôt tandis que
Lucien s’exclamait : « Incroyable, ce gadget-là ! Il rappelle à l’ordre le
conducteur au moindre écart de conduite. C’est l’impératif catégorique
de Kant réduit au code de la route, un petit bijou de philosophie
implanté dans une voiture. C’est drôlement smart de la part des
Allemands. Votre je-ne-sais-quoi, Hélène, ressemble à un devoir qui
s’impose de lui-même. Vous êtes une personne morale qui refuse
d’envisager le bonheur comme une fin.
– Et vous, Platon, vous vous êtes retiré dans une caverne en
Argentine pour apprendre à gloser. Mon je-ne-sais-quoi n’est pas aussi
éthéré que l’impératif catégorique. Il a besoin de sang et de chair. Vous
ne pouvez pas comprendre. Vous raisonnez comme un mâle suffisant.
Vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir des règles tout au long de
sa vie, de s’y habituer et d’en être privée brusquement. Voilà trois mois
que j’attends que mon sang coule et ça me met hors de moi. »
Troublé, Lucien se tourna vers elle. Elle avait gardé le chapeau
d’Amélie, cette antiquité un peu cabossée, dont la paille s’était
décolorée au soleil. Il se demanda ce que disait le regard d’Hélène
derrière les verres noirs qui le dissimulaient. Il songea aux yeux de sa
122
mère, parfois si désespérés.
Il vit une minuscule larme couler vers sa bouche qui tremblait. Il vit
ses lèvres serrées, son cou nu dressé, sa peau fine et blanche dont
l’éclat était rehaussé par un grain de beauté. Il vit la ligne pure de sa
mâchoire qui se détachait et son petit menton tendu vers le pare-brise.
Il était bouleversé par la fragilité de ce qu’il voyait et le sentiment de
solitude qui s’en dégageait.
Sa queue fantôme s’ébrouait, cherchant dans le fauteuil une
encoignure par laquelle se glisser. Doucement, il tapota la cuisse
d’Hélène au-dessus du genou.
« Gardez vos mains pour lire le dossier, dit-elle en souriant. »
Jetant un coup d’œil vers lui, elle constata que ses mains tenaient le
document. Elle donna un coup de volant. La voiture fit une embardée
et stoppa net sur le bas-côté, déclenchant un concert de klaxons dans
la file qui suivait. Lucien en fut tout secoué.
« Avec quoi tu m’as touchée ? demanda-t-elle.
Elle était tournée vers lui, comme pour bondir.
– Avec ma main, Hélène ! Du bout des doigts à peine. Inutile de
vous braquer comme ça.
– Tu es bien sûr ?
– Evidemment. Avec quoi voulez-vous ? … Enfin, Hélène….
– Vous savez très bien ce que je veux dire !
– Non, je ne vois pas ! Désolé.
– Vous et cette chose sournoise, dit-elle en ondulant le bras comme
un serpent.
– Je ne comprends pas de quoi vous parler. C’était un petit geste de
sympathie, sans plus. Vous m’avez ému. Je m’en serais abstenu si
j’avais su. Pas de quoi en faire un plat, enfin… »
Elle se calma et reprit le volant en main. Les pneus crissant sur
l’asphalte, la voiture s’engagea sur la route tandis que Lucien
grommelait pour lui-même : « On ne choisit pas ses appendices. Bien
obligé de faire avec. »
Le reste du trajet se fit en silence.

123
Chapitre 10

Une fois arrivés à l’hôpital, Hélène et Lucien s’entendirent sur le


déroulement des opérations. Elle entrerait la première dans la chambre
du beau-père pour le prévenir de la visite de son fils. On ne savait pas
comment le vieux réagirait à cette annonce. Il n’avait pas vu Lucien
depuis qu’il l’avait banni de la famille. Son apparition soudaine après
tant d’années risquait de mettre le patriarche en pétard.
Lucien s’assit sur un banc devant la chambre tandis qu’Hélène
entrait. Elle en ressortit aussitôt en maugréant : « Le vieux salaud !
C’est au-dessus de mes forces, je ne peux pas… »
Elle fit un signe de tête à Lucien. Il ouvrit la porte et découvrit une
chambre immense, éclatante de blancheur, avec une belle hauteur sous
plafond. C’était un véritable salon, agrémenté d’un canapé et d’un
fauteuil disposés autour d’une table basse. Le lit médicalisé était à
moitié dissimulé par un paravent de style japonais, dont un panneau
reproduisait La Grande Vague de Kanagawa peinte par Hokusai. Une
longue fenêtre, protégée par une grille extérieure, ouvrait sur les
jardins de l’hôpital. La salle de bain se trouvait dans un renfoncement
fermé par une porte.
Nonchalamment appuyé contre un mur, bras croisés et biceps
saillants sous la blouse, un infirmier à la carrure de boxeur contemplait
le vieil homme debout au milieu de la pièce. Celui-ci était nu sous sa
chemise d’hôpital. Il l’avait enfilée par l’arrière, en n’attachant qu’un
lacet à la gorge, de sorte que les pans lui tombaient par-devant sans
rien cacher de son anatomie. C’était certainement l’exhibition de ses
parties génitales qui avait choqué Hélène. Le père ne semblait pas

124
conscient de l’effet qu’il produisait. Il conservait une certaine
prestance en dépit de sa tenue. Son cou maigre soutenait une tête
soigneusement coiffée. Puissant et enlaidi par un sparadrap collé sur
l’arête, son nez sortait du visage comme un dard. Malgré quelques
taches de vieillesse sur les tempes, la peau ne s’était pas trop ridée.
Derrière les lunettes posées de guingois, les yeux diffusaient une lueur
crépusculaire, un peu glauque, qui donnait une impression de désarroi.
Les traits avaient à peine changé, comme s’ils s’étaient pétrifiés pour
toujours dans une expression autoritaire. Le corps en revanche…
« Bon sang, comme il s’est ratatiné, songea Lucien tout en lançant
d’une voix forte : Salut, papa. Je suis venu te chercher. Tu me
reconnais ? »
Le père eut un mouvement de recul vers le lit. Il y avait de la
frayeur dans son regard.
« Il me reconnaît, dit Lucien à l’adresse de l’infirmier.
– Je vois, dit l’autre sans bouger.
– Il y a un problème ?
– Il refuse d’uriner dans ce flacon. On en a besoin pour une analyse
de glycémie. On ne le laissera pas partir sans ça, c’est le dernier
examen. Tout s’est bien passé jusqu’à maintenant, puis il a mis sa
chemise devant derrière pour faire le mariol. C’est un sacré numéro
votre père. Il a relevé les pans quand la dame est entrée. On s’amuse
bien.
– Il est toujours fringant quand il s’agit de blaguer. Pas vrai, papa ?
Tu as entendu ce qu’a dit le monsieur ? Tu vas aux toilettes remplir le
flacon. Tu enfiles les habits que je vois sur le lit et on met les voiles. »
Le père ne bougeait pas, agrippé à un panneau du paravent. Il
touchait de la main la crête écumeuse de la vague de Kanagawa qui, au
contact d’un doigt, semblait suspendue dans son magnifique
déferlement. Lucien dit en s’approchant de lui : « Homme puissant qui
arrête l’océan, il serait bon que tu te remues les fesses – il lui tendit le
flacon en le fixant droit dans les yeux. Tu as une jolie paire de lunettes.
Tu veux les enlever pour pisser ? »
Le père n’affronta pas le regard et articula : « Non, mon fils. J’en ai
125
besoin pour viser l’ouverture. »
Il lui prit le flacon des mains et, se redressant avec dignité, il écarta
d’un geste ample les pans de sa chemise pour se diriger vers la salle de
bains. Lorsqu’il en ressortit, Lucien constata péniblement combien la
vieillesse avait voûté ses épaules et creusé sa poitrine. Le père avait
enfilé un short étrange, abondamment rembourré à l’entrejambe et qui
lui remontait sur l’estomac. En lui boudinant l’abdomen, le tissu
formait un tel contraste avec ses cuisses toutes maigres qu’il lui
donnait l’allure un peu ridicule d’un poulet.
« Quel est cet accoutrement ? s’exclama Lucien.
– C’est notre modèle le plus smart de boxer absorbant, répondit
l’infirmier. Il offre à votre père une étanchéité parfaite et une sécurité
optimale. »
Il s’approcha du vieil homme qu’il invita à tourner sur lui-même en
enveloppant délicatement sa frêle épaule d’une large main. Le père
Bérenger s’exécuta de bonne grâce. Précieux, sensuel et précis à la fois,
l’infirmier montrait du doigt ce qu’il commentait :
« Le plastique traditionnel a été remplacé par un voile non-tissé
dont le toucher est plus agréable et l’imperméabilité tout aussi
irréprochable. Pourvue d’attaches velcro sur les côtés, la ceinture
élastique se dégrafe aisément, libérant le paquet d’un seul geste. »
Décochant un clin d’œil à Lucien, l’infirmier lui montra comment
faire en mimant l’opération avec l’élégance d’un couturier. Il poursuivit
avec une moue coquine :
« Notre petit oiseau reste au sec car son nid est bien protégé. Il y a
des barrières antifuites, une double épaisseur au niveau de la surface
d’absorption et une large bande de rétention qui canalise les flux le
temps de transformer les liquides en gel, évitant ainsi toute remontée
humide. »
Le père semblait ravi d’être traité comme un mannequin. Ses
épaules se déployaient imperceptiblement, redonnant de l’ampleur à sa
pauvre poitrine. L’infirmier poursuivait en se bouchant les narines
avec affectation :
« Détail important, un système de protection olfactive évite
126
d’incommoder l’entourage en cas de hum-hum.
– Vous avez fini de faire le clown, dit Lucien.
– Ce n’est pas mon intention, monsieur. Il se trouve que je sais m’y
prendre avec le patient. Votre père en a fait voir de toutes les couleurs
à mes collègues. Je suis le seul qu’il n’a pas épuisé par ses caprices et le
seul aussi dont il accepte la compagnie. C’est qu’on aime bien faire le
Jacques quand on s’appelle comme ça, pas vrai ? »
Le père se laissa pincer l’oreille sans protester.
« C’est vraiment la peine de jouer avec lui comme une
marionnette ? On se croirait au théâtre de guignol. Et puis cette
couche, là. Désolé de vous le dire, elle est moche et c’est dégradant
pour une personne…
– Dans son cas, ce serait au contraire l’absence de protection qui
serait dégradante. Elle semble d’ailleurs moins le gêner à lui qu’à vous.
Est-ce vous l’aidant qui allez le prendre en charge ?
– Je crains que oui, soupira Lucien.
– Après l’avoir changé plusieurs fois dans la journée, vous verrez
comme le boxer est pratique. Vous savez que votre physionomie me
rappelle fortement quelqu’un. Ça m’a frappé dès que je vous ai vu.
Pardonnez-moi de passer du coq à l’âne mais je brûle de vous poser la
question depuis tout à l’heure : n’auriez-vous pas de la famille en
Argentine ?
– Il se trouve que oui ; j’ai ma fille là-bas et j’arrive moi-même de la
Province de Saltaca.
– Je m’en doutais – le visage de l’infirmier s’illumina –, vous êtes El
Pelo. J’ai visionné un million de fois votre interprétation de Loca avec
La Morocha au Festival de Buenos Aires, il y a sept ans. Votre style était
inimitable, magistral et rustique à la fois. Il mettait en valeur toute
l’élégance de La Morocha. Le contraste entre vous deux était sublime :
elle aérienne et vous si terrien.
– Rustique, mon style ? grommela Lucien.
– Oui, mais au sens noble. Vos pas plongent dans la terre comme
pour s’y enraciner et vous gardez en même temps une allure féline.
Vous attaquez le sol en vous y cramponnant du bout du pied et, pfuit,
127
la seconde d’après vous glissez sur des coussinets avec la souplesse
d’un chat. J’ai essayé de retrouver cette sensation en m’entraînant
pendant des heures à imiter votre tango : les enrosques, les lápiz, tous
vos adornos, je me les repasse au ralenti.
– Vous dansez le tango, Monsieur comment ?...
– Roland.
– Eh bien, Roland, montrez-moi. Musique, s’il vous plaît.

L’infirmier sortit un portable de sa poche et sélectionna un tango


au hasard ; ce fut Milonga Para Una Harmonica.
Il commençait par une mélodie au piano qui emplit Lucien de
nostalgie en évoquant le va-et-vient de l’eau dans une vasque où,
vaguement, il savait que vivait une tortue. L’image se précisa
lorsqu’une guitare rendit un son familier à son oreille, qui lui rappela le
clapotis d’une fontaine. Il reconnut alors le patio de sa maison à
Saltaca, où le jaracanda flamboyait de bleu au moment de la floraison.
Il avait planté l’arbre de ses propres mains au moment d’emménager.
Les souvenirs d’Argentine se précipitèrent aux premières notes de
l’harmonica. Il revit le paysage de vignes étagées en terrasses sur le
versant de la colline en face de chez lui. Les parcelles les plus hautes
étaient tellement escarpées qu’il devait les labourer avec un cheval. Les
sarments lustraient sa robe noire en se frottant à ses flancs. Un jour où
l’animal s’était emballé, il avait dévalé toute la pente en sautant par-
dessus les murets.
Luna lui apparut soudain, s’étirant de tout son corps dans la
fraîcheur d’un lit froissé. Ses yeux brillaient d’une malice ingénue
lorsqu’elle lui offrait la splendeur de sa croupe à contempler. Elle avait
ce regard plein de promesses qui lui mettait des caresses dans les
mains. Note à note, le tango distillait un philtre nostalgique qui
s’emparait peu à peu de l’âme de Lucien.
Le temps était venu de danser.
El Pelo attrapa l’infirmier par la main et l’attira à lui en l’obligeant à
faire un pas de côté. Pris au dépourvu, Roland n’eut que le temps de
poser un pied contre le sien et, stoppé net dans son élan, il vint buter
128
de tout son poids contre l’épaule du milonguero. Celui-ci se redressa de
toute sa stature pour toiser le colosse qui le dépassait d’une tête, puis il
le repoussa sans le lâcher. C’est à peine s’il desserra sa poigne pour lui
signifier : « Je suis à toi si tu le souhaites ; appartiens-moi si tu veux
bien ».
Pivotant sur sa jambe d’appui, le maestro traça un demi-cercle sur le
sol avec la pointe de la chaussure avant de se camper face à son
partenaire. D’un clin d’œil, il lança une invitation qui frisait le défi :
« Sens-tu ce que je ressens, au plus profond de toi ? » Il mit son buste
en avant pour indiquer que l’énergie de la danse passerait par là. Il
voulait une étreinte franche qui fondrait leurs émotions dans un même
creuset. Il ne concevait pas de danser autrement. Son regard se fit
insistant : « Entends-tu la musique comme je l’entends ? » Lequel des
deux entraînerait l’autre ? La question restait en suspens.
El Pelo marqua le premier temps fort par un claquement de semelle.
Puis il transmit le tempo à son partenaire en se balançant d’un pied sur
l’autre afin que celui-ci règle son pas sur le sien. Pour un milonguero, la
musique n’est pas qu’un phénomène aérien ; c’est aussi une rivière
souterraine dont il faut capter la résurgence au sol. En accordant le
mouvement de son corps à la synergie de l’autre, Roland sentait la
pulsation remonter dans ses jambes en même temps qu’elle faisait
vibrer ses tympans. Il entendit : « Ne bouge pas les épaules, mon
garçon. Tu n’es pas en train de conduire un camion. »
L’infirmier figea son torse à l’image de son vis-à-vis. Il se sentit
enlacé par une main qui, appuyant dans son dos, amena les bustes au
contact.
El Pelo trouva un point de connexion sur la poitrine du partenaire
en la massant avec ses pectoraux. Il lui indiqua qu’il lui laissait le rôle
de guider en disant : « Voilà. C’est par ici que je sentirai ton
intention. »
Les vibrations de l’harmonica imprégnaient l’air d’une insondable
mélancolie.
Lucien lâcha la main de son cavalier et, toujours face à lui, croisa
souplement ses jambes par derrière en les dissociant du reste du corps.
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Jouant d’elles comme d’un ressort, il pivota sur lui-même pour se
retrouver dos à dos. Il embellit sa détente d’un lápiz en demi-cercle,
qu’il ponctua d’un vif crochet arrière de la jambe, décoché entre les
jambes de l’autre et stoppé net à la limite des parties sensibles. C’est
une fioriture qu’on appelle gancho ; elle est plutôt intrusive puisque le
pied s’insinue sous les fesses du cavalier et exige donc beaucoup de
délicatesse. Roland sentit juste une caresse à la couture de son
pantalon. Le sens qu’on pouvait lui donner était incertain. Elle
signifiait aussi bien « je suis prêt à pénétrer dans l’intimité de ta danse »
que « voyons ce que tu as dans le pantalon ». Il s’agissait, en tout cas,
d’un salut plus cordial que provocant. C’est dans cette richesse
d’interprétations que le tango puise sa puissance de séduction.
D’une virevolte supplémentaire, El Pelo boucla son tour et se
retrouva derechef face à son partenaire. Il s’installa confortablement
dans son étreinte. Appuyé contre sa poitrine, il usait du sein gauche
comme d’un stéthoscope pour écouter le battement de la musique à
travers son cœur. « Mon cavalier tient bien la cadence », fut-il ravi de
constater. Il se hissa sur la pointe des pieds pour envelopper du bras la
puissante encolure, trop crispée à son goût. Il murmura : « Détends-
toi, mon garçon. Je ne suis pas une charrette à foin. »
L’infirmier lança l’impulsion sur un temps fort. Sa détermination
promettait un bon accord entre la musique et les corps. El Pelo recula
sans corriger le guidage. Les danseurs se mirent en marche à l’unisson.
Vas-y, mon grand, fais-moi vibrer ! songea Lucien.
Le souvenir de ce qui est à jamais perdu se déployait en lui comme
une voile offerte au vent. Le souffle de l’harmonica s’y engouffra et il
sentit son âme appareiller pour Saltaca.
La danse démarra en conversation lente. La musique faisait sourdre
des émotions diffuses que les bustes accolés se susurraient l’un à
l’autre.
Les partenaires se jaugèrent le temps d’une trajectoire rectiligne au
cours de laquelle l’intimité entre eux ne cessa de croître. El Pelo
s’attachait au pas du cavalier avec une précision pénétrante. C’était très
troublant pour Roland. Jamais il n’avait eu le sentiment d’être à ce
130
point scruté et deviné dans ses intentions. En reculant devant lui, le
maestro collait ses jambes aux siennes avec une souplesse contagieuse.
Il caressait le sol de sa démarche élastique, en parfaite harmonie avec
la musique. Alors qu’il était censé guider, l’infirmier se sentait plutôt
guidé par son propre reflet jusqu’à ce qu’il ne lui fût plus possible de
distinguer qui des deux était le reflet de l’autre.
À la première courbe, le synchronisme des mouvements entre les
partenaires était parfait, donnant l’illusion qu’ils étaient siamois. Ils
fusionnèrent bientôt en un seul être dansant, le couple, qui peignait au
sol de ses quatre jambes déployées, réunies, virevoltantes ou
immobiles, les arabesques sublimes du tango.
Lorsque le rythme s’accéléra, le couple disparut à la faveur d’un
tourbillon pour se fondre dans la musique et il n’y eut plus que le
tango.

« Qu’est-ce que c’est que ce bordel dans mon service ? » tonna une
voix.
Blanche, clinique et amidonnée, la Dre Julie Tournebelle,
responsable du secteur de chirurgie vasculaire, venait d’entrer. Hélène
trottinait dans ses pas en prenant l’air dégagé. L’infirmier se figea dans
un quasi garde-à-vous sous le regard interloqué de Lucien qui le lâcha
aussitôt en esquissant une dernière pirouette. Assis sur le lit, le père
calculait laborieusement le nouveau trou auquel il fallait boucler la
ceinture de son pantalon.
« Vous vous croyez au bal du village ? Roland, enfin…
– J’ai retiré la sonde, Docteure. Le patient a fini par uriner tout seul
grâce à l’intervention de son fils.
– Lucien Bérenger, dit Lucien en tendant la main.
La Dre Tournebelle la secoua d’un geste sec.
– C’est un fameux danseur de tango, Docteure, un maestro...
– Roland, vous m’emmerdez avec votre tango.
– Une simple milonga, s’excusa Lucien. Interprétée à l’harmonica.
Monsieur Roland a un grand talent et je ne mérite pas le titre de
maestro, comme il se plaît à m’en parer. Danser est le moyen que nous
131
avons trouvé, lui et moi, pour que mon père accepte de s’habiller – il
fit un clin d’œil à l’infirmier. Le rythme est stimulant, comme vous
voyez. La méthode n’est pas protocolaire, je veux bien en convenir.
Toutefois, mon père s’habitue mal à son nouveau sous-vêtement, aussi
élégant soit-il. Le repère qu’il avait sur la ceinture, donné par ce trait
d’usure – il le montra du doigt – n’est plus le bon. L’ardillon rentre
dans la sangle deux crans plus loin comme si papa avait pris de
l’embonpoint – il démêla les doigts de son père pour boucler la
ceinture à sa place – ce qui n’est pas le cas. Portait-il déjà des couches
en arrivant ici ?
– Non, votre père n’en portait pas, reconnut la doctoresse. Il n’était
pas propre pour autant. Il ratait la cible à chaque fois qu’il allait aux
toilettes et réclamait de l’aide pour nettoyer ses cochonneries.
– Lili baise bien chez notre oncle… Le père s’était mis à
chantonner. Lucien le coupa net sans se retourner.
– Papa, ferme-la ou je te fais bouffer tes lunettes. Désolé
d’apprendre cela, Docteure, vraiment…
– Napoléon mange… Le père se tut aussitôt en croisant le regard
de son fils.
– Mon père n’a jamais été très commode, dit-il en se retournant. Je
vous prie de l’excuser. De plus, son comportement prend une nouvelle
tournure. Pouvez-vous m’indiquer les difficultés que vous avez
rencontrées ? Il va falloir que je m’en occupe désormais.
– Bon courage, dit Tournebelle, l’air compatissant. Les effectifs
sont réduits dans mon service. Les aller-retours de votre père aux
toilettes étaient trop fréquents, spécialement de nuit. Comme je ne
pouvais pas mettre un assistant à sa disposition, la solution de la
couche s’est imposée. Nous en avons de très jolis modèles.
– En effet, j’en prendrai les références.
– Nous vous en offrons un échantillon si vous débarrassez le
plancher tout de suite. Votre père a exaspéré mon personnel au-delà
du raisonnable. Je ne parle pas que de son amour obsessionnel pour le
tableau périodique des éléments. Il développe un goût scatologique
pour les fresques qu’il réalise avec ses propres déjections. J’ai glissé
132
une facture dans son dossier pour ce qu’il en a coûté de nettoyer et
faire repeindre sa chambre. Je vous prierai de la régler au plus vite.
Pour moi, les problèmes d’artères sont réglés, mais votre père souffre
d’autre chose – la doctoresse se pencha vers Lucien en adoptant le ton
de la confidence. Je vous le dis sous le sceau du secret médical : il a
une araignée au plafond ; pas une petite, une grosse araignée ! Vous
devriez le soumettre à un examen psychiatrique. Nous avons un très
bon spécialiste ici, le Dr Nour Muzlhim ; ça tombe bien, c’est son jour
de consultation. Je lui donne un coup de fil pour vous arranger
immédiatement un rendez-vous. Vous passerez à l’accueil récupérer le
dossier médical et on vous indiquera où est son service. M. Bérenger,
ce fut un plaisir de vous rencontrer. »
Comme elle tournait les talons, Lucien vérifia que son père était
prêt à partir. Roland les salua avec un large sourire. Il glissa dans la
main du maestro l’adresse d’un salon où l’on dansait le tango : la
Menuiserie.
« J’espère que vous nous ferez l’honneur de votre visite, M. El Pelo.
Notre association organise une pratique chaque semaine et une milonga
tous les derniers vendredis du mois. Je suis sûr que la virtuosité de
notre maestra, La Gatuna, vous séduira. J’aurai moi-même grand plaisir
à danser de nouveau avec vous, con permiso.
– Tu placer será mi placer, répondit Lucien. »

Il fouilla dans les affaires de son père pour en sortir une cravate
qu’il lui noua autour du cou. Il réajusta la veste sur les épaules voûtées
en tapotant le rembourrage.
« Voilà qui est mieux, dit-il. Tu te tiens droit et Amélie sera fière de
toi. »
Hélène leva les yeux au ciel.
Comme Lucien tendait la canne à son père, celui-ci la refusa. Il se
laissa prendre par le bras pour cheminer dans le labyrinthe de l’hôpital.
Tout en le guidant, Lucien expliquait la suite du parcours en insistant
sur son issue : le retour à la maison.
« Je ne suis pas fâché de quitter cet endroit, disait le père.
133
Mangiacaga ! Les toilettes sont infectes. Le personnel est incapable…
On nettoie sa paillasse avant de quitter le labo, on ne leur a jamais
dit ?... Une bande d’incapables, zbouba ! À part le nègre, là… Roland.
Lui, il est carré, réglo, précis… Entre nous soit dit, il marche à la voile
et à la vapeur. Tu as vu comment il danse, l’animal ? On a intérêt à
serrer les fesses s’il passe par darrière … C’est une musique de tarlouse,
tu me diras… La nénette qui fait son chefaillon est de la pire espèce, la
figataouela … Tu lui as bien cloué le bec, j’ai apprécié… J’avais préparé
le terrain. Un jour, je lui ai dit “on a ses règles ?” ; tu aurais vu la
tronche… Blême, elle était blême ! L’œil empoisonné qu’elle me jetait,
la purée de sa race ! – le père émit un rot qui fit sursauter Lucien –
Hamdoullah ! Je suis rentré pour un examen des artères… Pas plus d’un
jour, m’avait dit Fontvieille. Tu le connais, il est fiable lui au moins…
Pas comme l’autre : elle ne connait rien à la chimie… Que veux-tu ?
On confie les responsabilités à n’importe qui… Tout part à vau-l’eau
dans ce pays… Une république de mouquères ! … Deux ans que je
suis là et pas un bicot à me mettre sous la dent… Un jour, qu’il
m’avait dit Fontvieille, pas plus d’un jour ; il a pris un sacré coup de
vieux, le pauvre… Tu as vu comme il tremble, le zozo… Il
m’emmerde avec ses pilules, je ne lui ai pas envoyé dire… “Ce n’est
pas avec ça qu’on va gagner la guerre, capitaine”… La population est
gangrénée par une poignée de fellouzes… Ils sont dans le talweg à
cinq heures… Panpan larbi les chacals sont partis… Là-bas, couille de
loup… la France veut la paix et le bonheur de l’Algérie ! … Le vent
vient de la mer… Nous irons faire un tour en bateau, mon fils… Tu
pourras tenir la barre si tu veux… »
Son bavardage était entrecoupé d’arrêts au cours desquels il
montrait du doigt à Lucien le paysage par la fenêtre, des patients qu’ils
croisaient, des inscriptions, des panneaux, des détails sur le mur, un
motif décoratif ou une rayure. Il les contemplait intensément, bouche
bée et en silence, puis il repartait cahin-caha en s’appuyant sur son fils.
Chemin faisant, Hélène s’échappa pour aller déjeuner dans une
cafétéria. Comme le vieux Bérenger ne lui avait manifesté aucun
intérêt, Lucien se demanda si c’était délibéré de sa part ou simplement
134
parce qu’il n’identifiait plus sa belle-fille. Le père déversa en marchant
un flot de paroles que le fils se garda d’interrompre. Les idées s’y
entremêlaient en perdant progressivement tout rapport entre elles.
Certaines revenaient alimenter un rabâchage sans issue, qui n’appelait
aucun développement. Le tout formait un monologue aussi entêtant et
moins mélodieux qu’un refrain de slam. Lucien reconnut de vieilles
antiennes paternelles qui n’avaient pas changé depuis son enfance.

Le vieil homme se tut en arrivant devant le cabinet du


neuropsychiatre. Il se raidit brusquement en découvrant le Dr Nour
Muzlhim. C’était pourtant un homme affable, du même âge que lui, au
regard très doux et à l’expression souriante. Le cabinet était peint dans
des tons pastel. Une large baie à double vitrage offrait un panorama
sur des vergers en fleur, qui s’étendaient jusqu’à un petit massif
calcaire, trônant sur une forêt de pins. Le mobilier et la décoration
étaient dépouillés à l’extrême. Il y avait juste un tableau au mur,
représentant la métamorphose d’un voilier en oiseau. La table du
bureau était vide, à l’exception d’une sculpture de cheval en bois et
d’une poupée russe qui trônaient de part et d’autre d’un sous-main en
cuir vert. Une chemise était ouverte dessus, d’où sortait un éventail de
feuilles annotées. Lucien reconnut un exemplaire du dossier médical et
il devina que Julie Tournebelle avait soumis le cas de ce patient à son
confrère depuis belle lurette. Le rendez-vous n’était pas improvisé
mais bel et bien programmé.
Le docteur démarra l’entretien sur le ton badin d’une conversation
qui se transforma peu à peu en examen médical. Il commença par
complimenter Julie Tournebelle en évitant toute allusion au genre
féminin. Le Dr Tournebelle avait pu identifier de petites lésions dans
le tissu cérébral de M. Bérenger et quelques durcissements des artères
ici et là, le tout provoqué par un engorgement vasculaire. C’était un
diagnostic remarquable dans sa précision. Les remèdes prescrits
permettraient de lutter efficacement contre les stigmates de
dégénérescence.
« La tuyauterie se rouille en prenant de l’âge, dit-il. Personne n’est à
135
l’abri, ni le primus inter pares ni les autres, M. Bérenger. Je vois sur ce
dossier que vous avez un parcours intellectuel brillant. Vous avez
longtemps exercé de fortes responsabilités. Vous êtes un meneur
d’hommes. »
Le père gardait un visage de marbre. Ses mâchoires serrées lui
donnaient une expression mussolinienne. Il avait au fond des yeux une
lueur alarmante que Lucien reconnut aussitôt. Dans son enfance,
c’était un signal pour la famille, le signal qu’il fallait adopter un profil
bas. Le pansement sur le nez ajoutait une note inquiétante et de
minuscules veines s’étaient mises à palpiter sous la peau fanée des
tempes. Le patriarche était toujours là, à peine momifié par la maladie.
« Ma consœur Tournebelle est de nature prudente, poursuivait le
praticien sur le même ton débonnaire. C’est une grande qualité dans
notre profession. L’atteinte vasculaire peut entraîner des perturbations
neurologiques. Mon rôle consiste à les évaluer par un examen de
routine. Il est souhaitable que Monsieur votre fils y assiste – le
praticien tourna la tête vers Lucien pour lui adresser un regard de
connivence, aussi furtif qu’autoritaire. Je lui demande toutefois de ne
jamais intervenir. Jamais durant notre entretien. Je m’adresserai à lui
ensuite. C’est bien compris ? »
Le docteur sortit d’un tiroir une feuille de papier vierge. Comme il
s’apprêtait à noter la date du jour, il fit mine de l’avoir oubliée et
demanda au père de la donner. Celui-ci resta muet et Lucien se retint
de parler à sa place.
Le neurologue se lança alors dans un numéro enjoué qui prit peu à
peu une tournure précise. Il s’excusa de son étourderie. Il lui arrivait
même parfois d’oublier l’année en cours. En quelle année étions-
nous ? Pour la saison, c’était plus simple, il suffisait de regarder par la
fenêtre. En quelle saison étions-nous ? Il y avait des pêchers en fleur ;
oui c’était bien des pêchers. En quel mois fleurissent les pêchers ?
C’était aujourd’hui que M. Bérenger rentrait à la maison. Quel jour du
mois étions-nous ? Et quel jour de la semaine ?
Les questions se succédaient, ponctuées chacune par un silence
durant lequel Muzlhim fixait le patient dans les yeux. Celui-ci ne
136
répondait à aucune, au grand étonnement de son fils qui avait envie de
l’encourager : “Allons papa ! Des pêchers, il y en a à la maison”.
Contraint de se taire, il s’agaçait du mutisme de son père. C’était bien
la peine que le vieux l’eût saoulé avec sa logorrhée dans les couloirs de
l’hôpital.
Il lisait dans son front buté que rien ne le ferait parler. Il soupçonnait
que des souvenirs de la guerre d’Algérie se bousculaient dans sa
cervelle. Bien qu’il évoquât rarement sa conscription devant les
enfants, Lucien se rappelait des expressions saugrenues que le père
avait rapportées de sa période militaire : « c’est la fête du slip chez les
bougnouls » ; « avec les guêtres, ça ira » … Elles surgissaient de sa
bouche à l’improviste, toujours maquillées en plaisanteries : « une
chiée plus quinze » ; « il a percuté, l’arbre en boule ? » … Il avait alors
un sourire en coin, étrange et difficile à interpréter : « c’est de la graine
de melon » ; « affole-toi le minou, couille de loup », etc.
En général, Amélie faisait diversion pour éviter qu’on y prêtât
attention. Elle avait accompagné son mari durant son service en
Algérie, où il avait été affecté au service du matériel. Ils y étaient restés
plus de deux ans et pourtant, ils en parlaient très rarement : c’était
peut-être une parenthèse qu’il valait mieux oublier.
Les lèvres du vieux s’étaient effacées à force d’être resserrées. Il ne
restait plus de la bouche qu’une fine plaie, tremblotante et blême. Sous
les mâchoires, le cou prenait une teinte rougeâtre.
« Il contient sa colère », pensa Lucien. Enfant, il avait appris à lire
cette physionomie. Certes, le temps avait un peu parcheminé le visage,
mais il n’en avait effacé aucune expression, accentuant au contraire sa
motilité en creusant des rides supplémentaires. Le mouvement des
traits était si familier au fils qu’il sentit frémir en lui l’écho d’un trouble
ancien. Tous les signes annonçaient une crise imminente du patriarche,
en même temps que ressurgissait, tel un son de cloche oublié,
l’avertissement pour la famille qu’il valait mieux se mettre à l’abri.
Néanmoins, le père demeurait impassible et les questions se
poursuivaient en se heurtant à son silence obstiné. Il ne donna aucun
nom de lieu : ni l’hôpital, ni la ville, ni la région, ni même le pays.
137
Lucien se demandait si c’était vraiment des trous de mémoire ou un
calcul de la part du lieutenant de réserve Bérenger : le fellagha en face
ne lui soutirerait aucune information sensible. Lucien ignorait si le père
s’était déjà retrouvé dans une telle situation en Algérie ou s’il
s’imaginait en train de la vivre. Le vieil homme ressemblait à une
poupée gigogne : une multitude de personnages s’étaient emboîtés les
uns dans les autres au fil de son existence, depuis le fœtus jusqu’à celui
qui cachait maintenant tous les autres aux yeux de l’entourage, en
attendant le recroquevillement ultime.
Malheureusement pour lui, son apparence actuelle ainsi que les
suivantes ne seraient pas les plus flatteuses. S’il en était conscient,
c’était un sacré coup pour l’orgueil de Jacques Bérenger. Il s’était
toujours affiché comme étant le meilleur de tous, ainsi que l’avait
souligné le docteur. Tant qu’à décliner, autant y mettre de la ruse.
Lucien conjecturait que l’esprit du vieux faisait des pirouettes et
remontait le temps pour ressusciter des images plus honorables de lui-
même.
Sa parole fut soudain libérée.
Muzlhim venait de lui demander de soustraire 7 au nombre 100 et
ainsi de suite à chaque nombre obtenu. L’épreuve de calcul désamorça
le mutisme du patient. Les premières réponses furent correctes, au
grand soulagement de Lucien. Il commençait à se figurer l’ampleur des
difficultés qui l’attendaient en compagnie du vieux despote. De
nouveau, il songea à un moyen d’extraire Small Sister de sa chair. Sa
queue fantôme se mit en berne dans son dos tandis que réapparaissait
l’image d’Amélie faisant « non » de la tête.
Un peu bégayant au début, le père jouait maintenant le jeu avec l’air
de trouver cela enfantin. Son débit se fluidifiait au fur et à mesure qu’il
enchaînait les opérations. Arrivé à 72, il se lassa et ordonna qu’on
passe à autre chose.
Le neurologue lui demanda de nommer et décrire les objets sur le
bureau, puis de les manipuler. Le regard du patient fit plusieurs allers-
retours entre la statuette du cheval, la poupée gigogne et les yeux de
son interlocuteur, avec une expression énigmatique à chaque fois. Il
138
haussait les épaules, comme si ces choses étaient insignifiantes, et
souriait de compassion pour ce docteur qui l’ennuyait avec ses petites
lubies. Le père finit par dire : « C’est un vélo… » en désignant la
statuette, puis en essayant de dévisser la poupée sans y parvenir : « …
et ça, c’est du travail d’arabe ! » Simultanément, il recherchait une
approbation du côté de son fils qui le soutint avec des hochements de
tête et un regard en coin.
Le reste de l’examen se déroula dans un climat plutôt morose mais
serein.

À l’issue de l’entretien, le Dr Muzlhim rédigea deux longues lettres


en les commentant pour Lucien, sans se soucier de la présence du
père.
La première était un compte-rendu destiné au Dr Fontvieille.
« Je ne vous cache pas, expliquait le neurologue, que la Dre Julie
Tournebelle m’avait déjà alerté sur le cas de votre père à la suite des
troubles qu’il occasionnait dans son service. Elle perdait patience
devant l’ampleur des dégâts. Au-delà de l’aspect vasculaire qu’il ne faut
pas négliger, ma consœur subodorait une “démence”, malgré les
résultats peu concluants d’un test de Foldstein. Il se trouve que M.
Jacques Bérenger présente un profil complexe en raison de son niveau
socioculturel et de la pression exercée par votre frère…
– Que vient faire Bernard là-dedans ? interrogea Lucien.
– Il souhaite placer votre père dans une maison de retraite dont il a
le projet. Peu importe, je ne devrais pas en parler. Le profil
d’ensemble est suffisamment intriqué sans cela. Le patient, Monsieur
votre père donc, a tout à la fois un gabarit intellectuel, une morgue
débordante et un caractère anxieux qui brouillent les signaux
pathologiques. Jusqu’à présent, je réservais mon diagnostic en
conseillant à Tournebelle de rester calme et de faire repeindre les
murs – à vos frais bien entendu, le budget de l’hôpital est déficitaire.
L’examen neuropsychométrique auquel je viens de me livrer
m’autorise à émettre un avis tranché. Le score de 13/30 obtenu au
MMS est en baisse de 10 points par rapport au test précédent. La
139
performance cognitive du patient a sérieusement décliné, ses facultés
intellectuelles sont gravement altérées. Entre l’orientation dans le
temps et l’espace, l’encodage, la récupération de mémoire épisodique,
le syndrome dysexécutif, le déficit d’attention sélective et l’apraxie
idéatoire, il y a un large éventail de déficiences…
– Ne l’ouvrez pas plus, Docteur, ce n’est pas un éventail qu’il fait
bon agiter, même si la chaleur semble soudain oppressante dans ce
cabinet. Mon père a pourtant effectué correctement quelques petits
calculs mentaux, non ? Au moins les premiers…
Par-dessus ses lunettes, Muzlhim adressa à Lucien un regard chargé
de sympathie. …
– C’est trop peu pour ne pas conclure à la maladie d’Alzheimer, M.
Bérenger. Votre père n’a plus la faculté de se prendre en charge lui-
même. Son état nécessite qu’il soit placé sous la tutelle de la famille ; et
plus particulièrement sous votre surveillance, selon le vœu de votre
frère. D’après ce qu’il dit, vous avez libéré votre temps pour assumer
cette responsabilité. C’est tout à votre honneur. Je dois cependant
vous prévenir que la charge qui vous attend est lourde. Elle exige une
présence quotidienne à ses côtés, chez vous ou chez lui, selon ce qui
vous arrange. L’autre option, qui vous soulagerait, est d’installer le
patient dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées
dépendantes, un épade. »
Le commissaire Magenta avait déjà utilisé ce terme d’épade. Lucien
en avait retenu qu’il s’agissait de maisons de retraite où l’on mange
pour cinq euros. Cinq euros pour un repas, il ne se rendait pas très
bien compte. À ce prix-là, on avait quatre empanadas sous les halles de
Saltaca. Il interrogea le docteur :
« Et on y mange bien dans ces épades ?
– Ce n’est pas le point fort de ce type d’établissement, même dans
le haut de gamme. Les dépenses en nourriture sont plus compressibles
que celles pour les soins. La dépendance des personnes âgées est
devenue un business extrêmement lucratif en France. C’est la raison
pour laquelle votre frère s’y intéresse. Il m’a expliqué avec
enthousiasme les caractéristiques du marché et ses perspectives
140
florissantes. J’avoue que je n’ai pas très bien suivi. Ma partie, ce sont
les soins apportés à des patients que j’ai encore des scrupules à appeler
“clients”, contrairement à votre frère. C’est un excellent homme
d’affaires qui parle d’argent et de rentabilité de manière décomplexée.
Je me garde bien de le critiquer. Il est dans l’air du temps et il a le bras
long. Bref, pour répondre à votre question dont la naïveté me touche :
non, je ne pense pas qu’on mange correctement dans un épade.
– Vous m’étonnez, Docteur. Le gîte et le couvert ne sont-ils pas
déterminants pour la santé d’une personne ? J’ai vécu dans une région
où l’on se soigne en mangeant bien et en accordant la boisson à ce
qu’on met dans l’assiette.
– Certes. Mais pour les personnes sénescentes, la santé dépend de
facteurs plus obscurs et non moins déterminants. Les études sur la
maladie d’Alzheimer sont loin d’en avoir percé tous les mystères. Si on
pouvait traiter cette pathologie avec un simple régime alimentaire, la
science le saurait. Cela dit, vous pouvez mitonner de bons petits plats
à votre père, ça le mettra de bonne humeur. La bonne humeur, dans
son cas, est une variable sensible. Je vous souhaite bon courage. Épade
ou non, vous déciderez en famille quelle est la solution la plus
convenable pour votre père. Je rédige une lettre que vous remettrez au
juge des tutelles pour prendre les mesures de sauvegarde. C’est un
homme bienveillant. Il vous expliquera volontiers comment vous
organiser. »

En sortant du cabinet, le père s’accrocha de nouveau au bras de


Lucien.
« Qu’est-ce que tu préfères, toi, papa ? Après tout, tu es le premier
concerné.
– Je m’appuie contre toi, fils. J’ai du mal à marcher.
– Prends ton temps, les formalités sont réglées. On a tout le reste
de la journée pour rentrer à la maison.
– Le vent de terre s’est levé. L’étang est trop agité.
– Ne t’inquiète pas, on n’aura pas à hisser la voile. On va prendre la
voiture à moteur avec Hélène.
141
– Hé-Hélène. Elle a mis son chapeau de paille.
– Oui, ça va bien avec sa robe à pois. Tu as compris l’enjeu ? Tu as
le choix entre vivre chez toi ou bien dans une maison de retraite.
– Il n’était pas franc du collier, ce type. Il posait trop de questions.
Tu as vu comme je l’ai roulé dans la farine, le Mohamed.
– Oui, c’était très rusé de ta part, ou complètement imbécile. C’est
la “fête du slip” dans ta tête. Avec moi, il va falloir être plus carré. Ce
que je veux connaître maintenant, c’est ta décision. Veux-tu vivre chez
toi ou dans une maison de retraite ?
– J’ai déjà répondu.
– À qui tu as répondu ?
– À Bernard. Je lui ai dit : “ Je veux rentrer chez moi ”.
– C’est qui Bernard ?
– Bernard ? C’est mon fils, Bernard.
– Lequel ? Parce qu’au toubib, tu as dit “Bernard” quand il t’a
demandé mon prénom.
– Oui, j’ai dit Bernard. Tu sais bien pourquoi, tu le sais bien....
Allez, l’arbre en boule, tu ne vas pas recommencer à te fâcher.
– Non, je ne vais pas me fâcher. Explique-moi pourquoi tu as dit
au docteur que je m’appelais Bernard et non pas Lucien. C’est le
prénom que vous avez choisi, maman et toi, pour le charmant bambin
que j’étais. Tu te souviens ?
– Oui, oui. La queue, la queue… Elle bougeait comme une anguille.
“Il faut la couper”, j’ai dit au chirurgien. Bernard, il a toujours été plus
intelligent et plus présentable que toi. Toi, tu n’es qu’un voyou, un
salaouèche comme on disait là-bas. Alors je lui ai dit “Bernard” au
bougnoul. Marche moins vite, j’ai un os dans la jambe, fils. »

142
Chapitre 11

La dame du gépéhaisse…
« Appelons-la Lou, avait suggéré Lucien.
– Pourquoi Lou ? s’était étonnée Hélène.
Il ne savait pas, sinon qu’elle avait une voix à s’appeler Lou.
– Va pour Lou, avait concédé Hélène. »
Lou, donc, fit entendre sa voix au moment où Lucien était en train
de sangler son père sur le siège arrière de la voiture. Le vieux la traita
aussitôt de salope et se mit à gigoter furieusement en tirant sur la
bandoulière de la ceinture. Prenant la carcasse énervée dans ses bras
avec la fermeté exquise d’un milonguero, Lucien s’étonna de sa légèreté
et demanda à Hélène de couper la chique à Lou. Il avait besoin de se
concentrer.
À l’extrémité de son coccyx, d’invisibles battements de queue
marquaient un tempo particulier. Il y avait un tango qui poussait sa
tige en lui, un tango qui cherchait la lumière et dont les paroles
fleurirent sur ses lèvres tandis qu’il berçait le père contre sa poitrine. Il
lui murmura à l’oreille :
Loca,
¿qué saben lo que siento,
ni qué remordimiento
se oculta en mi interior?
Le fils ne savait pas ce que ressentait le vieil homme ni quel regret
était caché en lui. Tout au long de sa vie empoisonnée de colère,
personne ne l’avait su, si ce n’est Amélie.
« Fou, mon fou de père. » C’était tout ce que Lucien avait voulu
comprendre de lui depuis l’enfance. Il le libéra de la ceinture et

143
l’entraîna dehors pour marcher au rythme du tango. Pas à pas, le vieux
finit par se calmer et remonta docilement sur son siège.
« Vous n’allez pas régler tous les problèmes en dansant, dit Hélène.
– Bien sûr que non, répondit Lucien, et c’est bien dommage. Je vais
improviser. Danser ne peut pas faire de mal. En tout cas, ça m’aidera
moi à l’aider lui. Danser avec quelqu’un est aussi exigeant qu’un
accouplement amoureux : pour bien s’accorder, il faut savoir écouter
l’autre et parler le même langage du corps. Voulez-vous faire un essai ?
»
Hélène répondit par un haussement d’épaules. Elle prit le volant
après l’avoir essuyé avec un foulard qu’elle garda dans les mains pour
conduire. Il lui demanda de passer par la route des étangs pour rentrer
au domaine. La perte de temps serait amplement compensée par
l’agrément du paysage. Il insista que ce serait revigorant pour son père
après un séjour dans le dédale hospitalier dont la blancheur
géométrique avait de quoi désespérer le plus gaillard des Minotaures.
« Pas vrai, chef ? » lança-t-il au passager derrière.
Silencieux et momifié dans son siège, les mains crispées sur la
crosse de sa canne, le père fixait le chapeau de la conductrice. Son
regard était aussi pénétrant qu’une aiguille dont la pointe détricoterait
la paille en se faufilant entre les brins. Lucien l’invita à observer plutôt
le paysage par la fenêtre, avec plus de douceur dans l’expression pour
éviter d’effrayer les oiseaux.

En quittant la route nationale, le trajet sinuait entre les vignes et les


roselières en bord d’étangs. Il traversait un hameau resserré autour
d’un promontoire rocheux, jadis défendu par une enceinte médiévale
dont il ne subsistait plus qu’un mur à l’aplomb d’une falaise.
Construites sur les vestiges du château, les habitations s’échelonnaient
sur un éperon qui s’avançait dans la lagune en bec de canard. D’une
esplanade formée de sédiments palustres et de pierres concassées
partaient deux pontons en bois, montés de guingois sur des pilotis
plantés dans la vase. Un panneau en lettres cursives, dont la peinture
s’écaillait, érigeait le lieu au rang de « port de pêche ».
144
Il y avait quelques embarcations en bois, toutes du même type ;
certaines, amarrées à l’embarcadère, oscillaient au gré des vagues,
tandis que d’autres, tirées au sec, reposaient sur leur fond plat. À leur
silhouette cintrée et leur étrave pointue, Lucien reconnut des bétounes :
c’étaient les barques traditionnelles des étangs ; jadis, il lui était arrivé
de naviguer sur l’une d’entre elles. Elle appartenait à un pêcheur qui
l’embarquait avec son fils pour aider à relever les filets.
Le garçon était un sacré copain qui s’appelait… Comment
s’appelait-il déjà ? Le prénom lui échappait alors que les traits de son
visage lui revinrent aussitôt en mémoire. Ils avaient fait les quatre
cents coups ensemble, d’abord à vélo, puis à mobylette – une horde
sauvage à eux deux, l’un en mob et l’autre en solex. Lorsqu’ils
rentraient de la pêche, c’était le même genre de nasses qu’ils faisaient
sécher au soleil. On les suspendait en guirlandes d’un piquet à l’autre
pour enlever les herbes et les petits crabes qui s’étaient pris dans les
mailles.
« Ça pue du cul », disait son copain. Alors Lucien l’appelait plus
souvent « Pue-du-cul » que par son véritable prénom. Comme ça
sonnait bien, « Pue-du-cul », l’écho qu’en avait gardé la mémoire était
plus persistant que... « Gérard ! » s’exclama soudain Lucien.
Hélène se renfrogna. Ce n’était pas la peine de crier. Elle était assez
tendue comme ça, de devoir conduire sans assistance électronique.
Confus, Lucien lui demanda de l’excuser. Le prénom de cet ami
d’enfance lui était revenu comme une sorte de hoquet. Par ailleurs, elle
pouvait se reposer sur lui pour indiquer le trajet : c’était tout droit, et
ensuite… encore tout droit. En somme, il suffisait de suivre le ruban
de bitume jusqu’à destination. Il n’y avait rien de mieux à faire si, à
l’instar de Lou…
« De qui ? avait demandé Hélène.
– Lou, la dame multilingue, avait rappelé Lucien.
– Ah oui, Lou. »
Si, à l’instar de Lou, on plaçait l’impératif de gagner du temps au-
dessus de la tentation de partir en quête d’imprévu. Ainsi présenté,
souligna Lucien, tout voyage soulève un dilemme qui a un parfum
145
existentiel : pour une destination donnée, id est, un cercueil ou une
urne, vaut-il mieux se perdre en détours aléatoires dans l’espoir
d’accumuler des expériences pittoresques ou bien tracer son chemin
en coupant au plus court dans un souci d’efficacité ?
Clairement, la gadgeterie moderne dont cette superbe voiture était
équipée proclamait qu’on avait opté pour la dernière solution. De son
côté, Lucien reconnaissait qu’il avait plutôt cédé à l’appel du
pittoresque tout au long de sa vie passée. Néanmoins, il voulait bien
adopter temporairement la philosophie smart d’optimiser la moindre
activité si tel était le prix à payer pour se réadapter à la société
française. Hélène pouvait donc compter sur lui pour ce trajet, ce serait
toujours tout droit, il n’en démordrait pas.
Hélène n’avait pas tout écouté. Elle était restée bloquée sur « id
est ». Plus personne n’utilisait ce genre de vieillerie latine. Elle se
demandait de quelle littérature avait bien pu s’abreuver le beau-frère en
Argentine pour s’exprimer ainsi.
Pour en revenir à l’ami d’enfance, Lucien se sentait grandement
soulagé d’avoir retrouvé son prénom dans le bric-à-brac de sa
mémoire. Il n’aurait pas aimé qu’un souvenir aussi cher fût à jamais
perdu, alors qu’il se rappelait sans peine la poésie idiote de Mendeleïev.
« Lili baise bien chez notre oncle Fernand Nestor », récita une voix
à l’arrière. Le père fut aussitôt remercié pour son intervention. Pour
éviter d’entendre la suite, Lucien s’empressa d’attirer son attention sur
un pêcheur en train de hisser la voile de la bétoune.

À la sortie du village, la route traversait les étangs sur un remblai si


étroit qu’on avait l’impression de rouler sur l’eau. « On a vraiment
l’impression de rouler sur l’eau », dit Lucien.
Il était ravi de retrouver les charmes de son pays natal. Il fit
remarquer que le vent soufflait de la mer et non de la terre, comme
l’indiquait le sens des vagues. Ce détail était important pour une
mouette. Celle-ci, par exemple, se laissait planer avec grâce dans les
courants d’air marin alors qu’elle aurait travaillé en permanence à
réajuster son équilibre dans les rafales du cers.
146
Les oiseaux n’étaient-ils pas plus futés que les hommes d’avoir
développé leurs ailes plutôt que de rester à sillonner la terre en quête
d’argent et de profit ? Lucien aurait bien souhaité s’envoyer en l’air
avec eux en déployant ses plumes dans l’azur. Il s’imaginait affranchi
des lois de la pesanteur, virevoltant dans l’étreinte du vent sur la
musique d’un tango céleste.
Hélène soupirait d’entendre les digressions ineptes de son beau-
frère. Elle n’osait toutefois pas réactiver le gépéhaisse de peur que le
vieux se mît à ruer dans son siège. Elle ruminait intérieurement qu’ils
étaient tous cinglés dans cette famille. Il lui tardait de retrouver le
calme de sa chambre pour noter dans son carnet toutes les pensées qui
lui traversaient l’esprit.

Des formations nuageuses bourgeonnaient çà et là dans le ciel,


voilant par intermittence la course du soleil qui, à chacune de ses
réapparitions, balayait la houle de ses rayons en soulevant une
poussière d’embrun. Les petits moutons arrachés à la crête des vagues
venaient s’agglomérer en festons floconneux contre les rochers en
bord de route. C’était joli !
Vert sous le couvert nébuleux, le clapot se nuançait de bleu en
pleine lumière, tirant sur le mauve en creux de vague. Entre ces
couleurs, il y avait une vibration incessante et des changements
soudains qui donnaient des hallucinations à Lucien. Il voyait,
vibrionnant à la surface de la lagune, le pelage bariolé d’un fauve qui
s’amusait avec le ciel.
Comme l’eau restait peu profonde à plusieurs mètres du remblai,
des flamants roses s’étaient réunis pour picorer la vase. Certains
s’égaillaient au bruit de la voiture tandis que d’autres, imperturbables et
unijambistes, corrigeaient leur posture pour signifier leur étonnement
en incurvant le cou en un gracieux point d’interrogation.
« Il faut que j’aille pisser », grommela le passager à l’arrière.
Lucien s’en réjouit. C’était le signe que le port de la couche ne
l’avait pas rendu incontinent. Il demanda à Hélène de prendre une
déviation qui longeait le rivage – sur une petite distance, ça suffirait –
147
pour que le père pût se soulager sans attenter à la pudeur de
quiconque. Il y avait un buisson de tamaris, là-bas, qui se prêterait à
l’opération. Elle pouvait garer la voiture bien avant, il aiderait son père
à marcher – ça lui dégourdirait les jambes – et ils feraient ainsi d’une
pierre deux coups.
Le chemin était accidenté et, par endroits, creusé d’ornières qui
avaient conservé l’eau de la dernière pluie. La voiture se mit à cahoter
lorsqu’Hélène s’y engagea au ralenti. Elle aussi avait besoin de prendre
l’air, avoua-t-elle. Elle irait dans une autre direction qu’eux.

Ils se séparèrent donc, le tandem Bérenger clopin-clopant vers le


buisson en bord d’étang et Hélène trottinant vers un sentier de
garrigue qui grimpait à flanc de colline. Elle s’arrêta pour contempler
le paysage de la lagune, parsemé d’îles dont la protubérance, semblable
à l’affleurement d’une épine dorsale, suggérait la présence de monstres
sous-marins endormis dans la vase. Contrastant avec ces contorsions
fantasmagoriques, on voyait s’étirer deux lignes parallèles au loin : le
chemin de fer qui traversait les étangs et le cordon du lido qui les
séparait de la Méditerranée.
Après avoir embouti la voiture contre le pilier de clôture et pour
détourner l’attention en agitant un chiffon rouge d’érudition, Lucien
avait expliqué à Hélène qu’à l’Âge du fer, la lagune n’existait pas. La
mer recouvrait tout le territoire jusqu’à la ville qui était alors un port au
fond d’un golfe où les navires grecs, phéniciens et étrusques venaient
trouver refuge et commercer avec la tribu des Élisyques. Ces premiers
colons, d’origine Ibère, avaient construit des oppidums autour du
littoral pour mettre les marchandises à l’abri de fortifications. Ils y
entreposaient des denrées agricoles, des bijoux et l’étain, le fabuleux
étain ductile dont on fabriquait les armes et les outils pour les
échanger contre du vin, de l'huile d'olive et des céramiques, venus des
confins de la Méditerranée.
Lucien prétendait que les Grecs, subjugués par l’allure distinguée de
ces barbares, leur démarche altière et leur habileté à façonner le métal,
les avaient appelés Élisyques en référence aux Champs élyséens où se
148
retrouvent les hommes accomplis après leur mort. C’était du moins ce
que racontait un passage du Périégèse, écrit au Ve siècle av. J.-C. par le
géographe Hécatée de Milet, dont le texte avait été entièrement perdu.
Comment Lucien l’avait-il lu alors ? Hélène, absorbée par la conduite
automobile, n’avait pas eu la présence d’esprit de poser la question
pour lui rabattre le caquet. Dans la lancée, il avait aussi prétendu que
les Élisyques avaient inventé les rudiments du tango ! Comment
pouvait-on croire une telle fadaise ? Hélène avait parfois le sentiment
diffus que Lucien, sous son air fruste, la prenait pour une gourde.
C’était agaçant.

Le rivage au pied de la colline formait une baie où un pêcheur avait


planté ses filets. Il était en train de naviguer autour en poussant sa
barque avec une perche plutôt que d’utiliser le moteur. Il s’arrêtait de
temps à autre pour relever, à la force des bras, les nasses qu’il entassait
ensuite au fond du bateau.
Les Bérenger avaient rejoint le buisson. Ils étaient maintenant en
pleine discussion. Hélène voyait le père, dos au tamaris, immobile face
au fils qui indiquait la direction opposée par des gestes appuyés
tournant à la pantomime. C’était un spectacle très expressif, même de
loin : on devinait que la scène représentait un bateau pris dans la
tourmente, à bord duquel Lucien jouait un marin agrippé à la barre,
qui se faisait gifler par les embruns venus de l’étrave. Bravo l’artiste !
Hélène aurait bien applaudi depuis son poste d’observation, mais à
quoi bon ? Le vieil homme ne bougeait pas.
Lucien sembla se résigner. Il y eut toute une gymnastique
compliquée pour baisser le pantalon et se débarrasser de la couche,
durant laquelle le père se laissa manipuler, aussi passif qu’une
marionnette. Il ne s’activa qu’au moment de saisir son instrument. Le
fils lui enlaça alors les côtes par derrière pour maintenir le buste aussi
droit que possible et, surveillant l’opération par-dessus l’épaule, il fit
lentement pivoter le pisseur dans le sens du vent. Hélène se demanda
de quel air de tango s’inspirait Lucien pour effectuer cette manœuvre.
Une fois le pantalon remis, plutôt que de retourner à la voiture, le
149
tandem s’achemina vers une grève en bordure d’anse, près de laquelle
était garée une camionnette à benne découverte, un vieux modèle de
type Peugeot 404. C’était aussi le cap du pêcheur qui rentrait au
moteur. Les Bérenger le rejoignirent au moment où il accostait et
Lucien se déchaussa pour l’aider à tirer le bateau à sec. Lorsque
l’opération fut terminée, les deux hommes firent de grands gestes et se
donnèrent des bourrades. Ils finirent même par s’étreindre sur la plage,
à la grande surprise d’Hélène. Ils n’allaient tout de même pas se mettre
à danser ! C’était déplacé à la fin, ce besoin de se toucher pour un oui
ou pour un non.
Après une longue discussion, le pêcheur sortit du bateau une caisse
en polystyrène qu’il tendit à Lucien. Celui-ci sembla d’abord refuser,
puis il finit par accepter devant l’insistance de l’autre et les deux
hommes se séparèrent.
Voyant que les deux Bérenger repartaient en direction de la voiture,
Hélène descendit de la colline pour les retrouver.

La caisse était remplie de poissons au regard vitreux, encore agités


de spasmes et qui sentaient fort la vase. Lucien les détailla fièrement,
comme s’il venait de les pêcher lui-même. Il y avait pêle-mêle des
loups, des muges et des anguilles.
Le plus fabuleux, c’était que le pêcheur là-bas n’était autre que
Gérard !
« Gérard ? avait demandé Hélène.
– Oui, Gérard, « Pue-du-cul », mon copain, avait précisé Lucien.
– Ah oui, Pue-du… Gérard, avait acquiescé Hélène. »
Une coïncidence incroyable, non ? Il avait repris l’activité de son
père après avoir exercé quelque temps le métier de trader à Londres.
Pue-du-cul, trader ! Lucien n’en revenait pas que son copain d’enfance
eût été spéculateur en Bourse ! Le Gérard qui se mettait des algues sur
la tête pour « faire le Pink Floyd ». Il était impayable dans son numéro
de Roger Waters : il imitait ses solos dans The Dark Side of the Moon en
se déhanchant à la proue de la barque avec une conviction qui
suppléait l’absence de guitare et énervait son père. Sacré Gérard !...
150
Remarquez que, tout petit, il avait beaucoup fréquenté les ventes à
la criée sur les ports. L’excitation était la même que celle qui régnait
dans la salle des marchés à la Bourse. Il avait perdu sa place au
moment de la crise financière. De toute façon, il était tanné de
spéculer devant un écran d’ordinateur, avait-il confié, outre que l’air
des étangs lui manquait. Il était rentré au pays avec un parachute doré
qui lui avait permis d’acheter deux bateaux : un pour le loisir et un
pour la pêche. Cette bétoune, il l’avait fait construire de toutes pièces
par un vieux charpentier de marine qui avait conservé le gabarit
traditionnel et connaissait les secrets de fabrication. C’était une bonne
barque pour pêcher à l’ancienne. Alors, Gérard en avait fait son
nouveau métier. Sacré Gérard !
Il avait appris à Lucien que son père, en son temps, avait lui aussi
remis à flot une bétoune des étangs, qu’il avait baptisée La Belle Lili,
mais on ne l’avait plus vu naviguer depuis belle lurette. La barque
restait au sec sous une bâche, dans le hangar de l’embarcadère.
Les soubresauts des poissons dans la caisse offraient un spectacle
pathétique. Hélène exigea qu’on rejette ces pauvres bêtes à l’eau avant
qu’elles meurent, outre qu’elles dégageaient une odeur qui allait
empuantir la voiture. C’était intenable. Sans parler des mouches
qu’elles attiraient. Elle agita son foulard en l’air avant de le placer
devant ses narines.
Lucien fut dépité. C’étaient de beaux poissons, tout frais, qu’il se
serait fait un plaisir de griller au feu de sarments pour le repas du soir.
Sous la peau croustillante, une chair parfumée au thym et au laurier :
ainsi cuit, le plat ne promettait-il pas d’être délicieux ?
« Pas vrai, papa ? » avait-il demandé, soudain pénétré de son rôle de
tuteur. Le devoir lui dictait de consulter l’avis du père pour répondre à
ses attentes culinaires. C’était la moindre des choses et il aurait été un
bien mauvais fils de l’ignorer. La pêche du jour sur un lit de braise,
avec un accompagnement de pommes de terre cuites sous la cendre,
quelques grains d’ail en chemise et une petite salade de salicorne dont
il avait repéré de tendres pousses là-bas : ne serait-ce pas divin ?
Incommodé par un nuage de moucherons qui tournoyaient au-
151
dessus de sa tête, le père émit un grognement ; un grognement qui
avait valeur d’acquiescement, selon Lucien. C’était n’importe quoi,
rétorqua Hélène en démarrant le moteur. Elle allait faire demi-tour le
temps qu’il se débarrasse de ce bouillon de culture. Le beau-frère
commençait à lui courir sérieusement sur le haricot avec ses fantaisies.
« Je suis fatigué. Je veux rentrer maintenant », gémit le vieil homme.
La voiture eut un soubresaut avant de retomber sur place en poussant
un mugissement désespéré. La conductrice appuya résolument sur la
pédale de l’accélérateur. Le tableau de bord se mit à clignoter d’une
lueur rouge tandis que la voix de Lou, faisant écho à la plainte sans fin
du moteur, répétait sur un tempo monocorde qu’un incident imprévu
était survenu et qu’il valait mieux contacter le garagiste le plus proche.
Le père se redressa au garde-à-vous pour entonner la marche des
Dragons de Noailles :
Ils ont traversé le Rhin;
Avec monsieur de Turenne…
L’accent viril qu’il insufflait à son chant galvanisa Hélène qui lâcha
les gaz de plus belle. Le moteur hurla son impuissance, couvrant de
décibels le rappel métronomique qu’un incident imprévu était survenu
et qu’il valait mieux contacter le garagiste le plus proche. La
conductrice lâcha quelques jurons d’intensité croissante à l’adresse de
l’ordinateur, de la voiture smart, de la technologie teutonne puis du
monde entier, tandis que le père attaquait le refrain :
Lon lon la, laissez-les passer.
Les Français sont dans la Lorraine…
Imperturbable sous les éclaboussures de boue et protégeant d’une
épaule la caisse de poissons qu’il tenait à la main, Lucien observa que
ce genre de véhicule n’était pas conçu pour sortir des sentiers battus.
La roue-avant patinait dans une ornière détrempée et il ne servait à
rien d’accélérer : faute d’adhérence, la voiture continuerait à
s’enfoncer. Il fallait plutôt arrêter le moteur et chercher de quoi faire
un paillasson pour glisser contre la roue, quelque chose comme des
chaînes, un cordage, une couverture, ce qu’on laisse d’habitude traîner

152
dans une malle. Le constructeur du véhicule avait été mal inspiré de
remplacer les chenilles par des pneus.
Lon lon la, laissez-les passer.
Ils ont eu du mal assez.
Lucien se surprit à chantonner en chœur avec son père
lorsqu’Hélène se rangea à son avis. Il constata qu’on ne laissait rien
traîner dans la malle d’une voiture smart. Désespérément vide, le coffre
était d’une propreté clinique qui excluait l’introduction de tout corps
étranger sans décontamination préalable. Il songea à sa vieille berline
de Saltaca, crottée depuis les jantes jusqu’au toit et encombrée d’un
bric-à-brac d’outils, de vêtements et d’ustensiles qui trouvaient leur
utilité dans des circonstances imprévues, à la vigne aussi bien qu’à la
ville. Il y aurait dégoté à coup sûr de quoi se tirer de l’ornière. Il
déposa la caisse de poissons en fond de malle et sortit un couteau de
sa poche pour aller tailler des rameaux de tamaris.
Au moment où, courbé contre la jupe de protection, Lucien
installait un tapis de branchage autour du pneu, la 404 de Gérard pila
sur le chemin de terre dans un couinement d’essieu. Le pêcheur en
sortit d’un bond et, grattant les cordes d’une guitare imaginaire calée
contre sa hanche, il entonna un morceau de Brain Damage,
spécialement dédié au vieux Bérenger:
The lunatic is in my head…
Flatté par l’hommage, le vieux y fit écho en reprenant à tue-tête le
chant des Dragons de Noailles. Hélène, à bout de nerfs, se demandait
dans quel monde elle avait basculé.
Gérard se présenta à elle comme étant l’homme providentiel. Il lui
tendit une pogne durcie de callosités, dans laquelle elle glissa le bout
des doigts pour les retirer aussitôt, cachant d’une révérence coquette
qu’elle les essuyait dans les replis de sa robe. Se tournant vers Lucien,
le pêcheur le traita de « Pink Floyd d’un jour, Pink Floyd toujours »,
avec une nuance d’affection clairement perceptible dans son débit par
ailleurs tonitruant. « Pink Floyd » était le sobriquet dont Pue-du-cul
avait affublé son copain d’enfance. C’était, pour les oreilles de celui-ci,

153
une douce musique, empreinte de nostalgie, qui sentait bon le sel, les
algues et les embruns.
Pour plaisanter, Gérard le réprimanda d’entraîner sa famille sur des
terrains mouvants dans un véhicule inapproprié, en dépit d’un
blindage impressionnant, il le reconnaissait, qui lui donnait l’allure d’un
tank sans lui en conférer les avantages. Il ne l’aurait pas échangé contre
sa bonne vieille Peugeot qui avait 500 000 kms au compteur. Autant
que lui, se vanta-t-il en se frappant vigoureusement la poitrine. C’était
à la machine qu’on reconnaissait l’homme, me damne !
Le pêcheur cachait un cœur d’or et une sensibilité d’homme galant
sous l’épaisseur de sa vareuse. Il proposa de reconduire la dame et
l’ancêtre à la maison. Il reviendrait ensuite avec un treuil pour
dépanner Lucien. Il tendit la main à Hélène, cette fois-ci pour l’inviter
à monter dans son carrosse. Ravie de ce revirement de situation, elle
accepta la proposition pourvu qu’on laisse les vitres ouvertes. Elle
releva un pan de sa robe et, grimpant sur le marchepied, elle déposa un
petit baiser coquin dans le creux de sa main, qu’elle souffla en
direction de son beau-frère. Le père suivit en s’appuyant sur sa canne
et le trio se serra dans la cabine de la fourgonnette. Gérard fit un clin
d’œil par la fenêtre en lançant un « addisiatz, Pink Floyd ! » et ils
abandonnèrent Lucien à son destin de factotum.

Il venait de désembourber le véhicule et s’apprêtait à repartir


lorsqu’une voiture, lancée à vive allure sur le chemin, freina à sa
hauteur et vint décrire un demi-tour en chassant par l’arrière. Une
portière s’ouvrit pour laisser passer un imperméable aussi fatigué que
le bonhomme qui le portait.
Le commissaire Magenta était d’une humeur écrasante. Il n’avait
pas dormi depuis vingt-quatre heures à cause des facéties de Lucien.
Alors qu’il allait enfin s’accorder un petit somme, son téléphone s’était
mis à sonner : c’était le QG. Une situation imprévue était survenue sur
l’écran de surveillance.
« Qu’est-ce que tu branles ici ? » fulminait le policier. Il brandissait
son portable sous le nez de Lucien. Tous ses faits et gestes étaient
154
consignés là-dedans, qu’est-ce qu’il croyait ?
Lorsqu’on avait alerté Magenta, la cible L (le prévenu) s’était
écartée de l’itinéraire optimal (la route nationale) en multipliant les
bifurcations comme s’il voulait brouiller sa piste. Small Sister clignotait
en cartographie classique dans un lieu improbable et depuis trop
longtemps. Le créneau imparti à la récupération à l’hôpital de la cible J
(Jacques Bérenger) avait été largement dépassé. Les cibles s’étaient
éloignées du repère V (la voiture) auquel l’ordinateur était connecté
par un système appelé, Dieu sait pourquoi, « dent bleue ». Les deux
cibles se déplaçaient ensemble à une allure très lente qui, sous
l’apparence d’une promenade, pouvait constituer une tentative de
fuite.
Pourquoi le fils Bérenger aurait-il entraîné son père en cavale ?
s’était demandé le commissaire. Ça manquait de bon sens. Il n’en
restait pas moins que la conjonction des données spatio-temporelles
indiquait un niveau d’alerte orange : c’était plutôt élevé dans le spectre
chromatique du programme, qui classait les menaces selon un ordre
croissant, depuis la plus faible (violet) jusqu’à la plus forte (rouge).
« Comme l’arc-en-ciel, commenta Lucien.
– Ferme la, aboya le commissaire. »
A partir de vert, le protocole indiquait de zoomer au maximum
pour obtenir une image haute résolution de l’environnement dans
lequel se trouvait le sujet : « Toi, tête de nœud », précisa le
commissaire. Au-delà de jaune (juste avant orange), le logiciel passait
automatiquement à une vision en image satellite, en même temps que
s’enclenchait un bilan de santé de la cible J.
« De moi la tête de nœud, dit prestement Lucien pour montrer qu’il
suivait.
– Oui de toi, ne m’interromps pas, ordonna le commissaire. »
D’un doigt vif sur l’écran cellulaire, il faisait défiler le relevé
biologique du cobaye prisonnier :
• Aucun résidu anormal, ni dans le sang ni dans les urines
• Rythme cardiaque, pression artérielle, respiration : rien à
signaler
155
• Examen bucco-dentaire : néant
• Idem pour l’examen gynécologique…
« L’examen gynécologique ? s’étonna Lucien.
– Pas de discrimination fondée sur le sexe, expliqua le policier, c’est
le protocole. »
• Niveau convenable de dopamine dans le cerveau
• Aucun signe de douleur dans le thalamus, etc.
Lucien se félicita d’être en aussi bonne santé. Il remercia le
commissaire d’avoir fait le déplacement pour l’en informer. C’était
digne d’un Jiminy Cricket.
Magenta étrangla un juron devant l’expression qu’affichait le
prévenu : un mélange de reconnaissance sincère et de parfaite candeur.
Après tout, les bulletins scolaires et d’anciens tests de QI figurant dans
son dossier indiquaient une intelligence « fluctuante », plutôt en-
dessous de la moyenne. Lucien Bérenger était peut-être un parfait
imbécile. Ce que le commissaire prenait pour de la ruse n’était autre
qu’une insondable bêtise. Le manque de sommeil et les défaillances du
système Small Sister lui faisaient perdre son sang-froid.
Les choses s’étaient en effet gâtées peu de temps après que les
cibles L et J étaient revenues au repère V. L’écran de surveillance se
mit à hoqueter. La policière employée à mi-temps, qui constituait à elle
seule le QG, annonça qu’elle devait récupérer ses gamins à l’école. Elle
planta son chef devant une image satellitaire qui sautait sans cesse et
réapparaissait couverte de zébrures. Pestant contre la réduction des
effectifs, le commissaire passa en résolution minimale pour ménager
l’ordinateur ; en vain. Il se rabattit faute de mieux sur la cartographie
classique, sachant que c’était une entorse au protocole.
Le programme réagit très mal.
Il y eut une explosion éblouissante devant ses yeux cernés. Un
vortex se forma, entraînant une poussière de paillettes multicolores
dans une spirale nauséeuse qui finit par se résorber avec un « plop »
tragique. Un instant qui parut une éternité, l’écran devint aussi noir
qu’une nuit sans lune. Puis des lettres surgirent à la queue leu leu,
formant peu à peu des mots qui, mis bout à bout, indiquaient qu’il y
156
avait un problème de type #%Fatal&+ dans la connexion dent bleue.
Une voix d’outre-tombe fit sursauter le commissaire. Il n’avait pas
programmé le système Small Sister pour retranscrire des ondes sonores.
Quel était ce mystère ?
« Suite à un incident imprévu, prévenez le garagiste le plus
proche… »
Sibyllin et maintes fois répété dans des langues différentes, le
message grésillait comme s’il était lu par un vieux gramophone.
Magenta dut se rendre à l’évidence : l’opération Small Sister « partait
en couille ». Paniqué, il avait sauté dans sa voiture pour filer en
quatrième vitesse vers l’endroit indiqué par le dernier relevé
topographique.

Voyant le policier débouler en plein désarroi, Lucien trouva des


paroles apaisantes. Il fallait s’émerveiller de la puissance technologique
de Small Sister. C’était un petit bijou qu’on lui avait greffé là, dit-il en
tapotant sa poignée d’amour, à gauche. On n’aurait pu choisir meilleur
écrin et il l’aurait bien baisé avec reconnaissance s’il n’avait craint de
rester bloqué dans une contorsion hasardeuse.
Il expliqua les raisons de son retard. Loin de prendre la fuite, il avait
au contraire rempli sa mission : à l’heure qu’il était, Hélène et le père
devaient être arrivés au domaine. Lui-même, crotté comme il était, se
dépêchait de les rejoindre sans prendre le temps de se débarbouiller.
Il était désolé d’avoir causé autant de soucis à son ange gardien. Il
ne manquerait pas de le recommander à sa hiérarchie. Il louerait son
zèle auprès des syndicats de police pour qu’ils ne bloquent pas son
avancement dont on parlerait sous la cagoule dans les loges
maçonniques où Lucien avait ses entrées. Le repenti qu’il était se
sentait soutenu dans son désir de collaborer et même guidé, tel un
skieur suspendu au câble d’un téléphérique, vers les sommets de
l’absolution. Il était infiniment redevable au commissaire de sa
vigilance rapprochée.
« Tu es vraiment con ou tu fais juste semblant ? »
Lucien s’offusqua d’une telle réflexion. Il était un pur produit de
157
l’instruction laïque, gratuite et obligatoire de la Ve République. Durant
toute l’enfance, il avait suivi à la lettre les recommandations des
professeurs, apprenant par cœur ce qu’il ne comprenait pas et oubliant
tout le reste. Il ne pouvait donc être ni vraiment « con » ni faire
semblant. D’ailleurs, ce terme n’avait jamais figuré dans ses bulletins
scolaires – le commissaire pouvait vérifier dans son dossier –, le plus
désobligeant s’étant borné à dire : « Ce cancrelat ne sera jamais un
cancre las », plus pour faire de l’esprit que pour porter un jugement
définitif.
« Ah, les bulletins scolaires… » soupira Magenta. À cause d’eux, il
avait été orienté vers des études de médecine alors qu’il avait une
vocation de pilote de chasse.
Lucien voulut savoir comment un être aussi brillant que lui s’était
retrouvé dans la police.
Baissant le nez comme un écolier pris en faute, le commissaire
avoua sourdement qu’il avait raté trois fois le concours de médecine
malgré la préparation qu’il avait suivie dans des boîtes spécialisées
extrêmement onéreuses. En désespoir de cause, il s’était rabattu sur les
concours de police qu’il avait réussis les doigts dans le nez.
« C’est un bien pour un mal », commenta Lucien, plein d’empathie.
De cet échange de confidences, naquit entre les deux hommes un
lien de complicité comparable à celui qui unit le chasseur à son gibier.
Le policier escorta le cobaye prisonnier jusqu’au domaine où ils
retrouvèrent Hélène et le père, l’une occupée à mettre à jour son
carnet intime et l’autre somnolant dans un fauteuil devant la télé.

L’après-midi tirait à sa fin. Le jardin baignait dans une atmosphère


sereine. Le vent ne froissait plus l’air de son murmure entêtant. Les
plantes les plus graciles étaient maintenant immobiles. La lumière
enrobait ramures et buissons d’un miel doré. Il n’y avait que le
gazouillis orgueilleux des oiseaux pour troubler le silence.
Lucien se demanda s’ils étaient aussi nombreux que dans son
enfance. Il prêta l’oreille attentivement. C’était difficile de les compter
juste en écoutant les chants qui s’entrecroisaient. Il avait lu dans un
158
rapport du Muséum national d'histoire naturelle que, depuis le début
du siècle, de nombreuses espèces étaient en voie d’extinction dans les
campagnes françaises. Comme pour le DDT au siècle précédent, la
cause en était l’utilisation massive d’insecticides et d’herbicides
d’origine chimique, renaissant sous les noms barbares de
« néonicotinoïdes » et « glyphosate ». Privés d’insectes et de vers de
terre, les oiseaux disparaissaient et, avec eux, leurs plumages bariolés,
leur merveilleuse légèreté, leurs ballets aériens, leurs concerts
mélodieux et tous les spectacles dont ils éblouissaient ce balourd
d’homo sapiens, empêtré dans sa gravité.
Candidement, Lucien les interpela : « Chantez, chantez toujours,
amis ailés. Apprenez-moi vos voltiges et, pour vous, je danserai. »
Il doutait fort qu’il eût sa place dans un monde privé d’oiseaux. Il y
avait un endroit sur terre où il en restait une multitude : Saltaca, son
paradis perdu. Que n’aurait-il pas donné, là, sur-le-champ, pour
étreindre les hanches de Luna ? C’était l’heure de la journée où,
d’habitude, il allait la rejoindre ; l’heure où Adolfo sortait pour vaquer
à ses affaires. Dans le jacaranda qu’on voyait par la fenêtre de la
chambre, il y avait toujours un oiseau pour faire écho aux
roucoulements des amoureux : passereau de vigne, carouge galonné,
annumbi fagoteur, pipit ochré, chardonneret à menton noir, tinamou
élégant, adat clignot, hirondelle gracieuse, pépoaza couronné, pigeon
picazuro, vacher criard, perdrix subtile, synallaxe à bec courbe,
cinclode brun, alouette œil de feu, linotte mélodieuse, géositte
mineuse, pluvier oréophile ou vanneau téro. L’énumération de leurs
noms n’était-elle pas à elle seule mélodieuse ? Soupir.

Comme l’heure de dîner approchait, Lucien se dit que le moment


était venu d’enfiler le premier de tous les tabliers que lui réservait son
rôle de tuteur. Trouvant le jardinier qui pliait ses affaires, il lui
demanda d’emprunter sa serpe italienne pour tailler la broussaille
autour de l’ancien foyer. Pierre se montra réticent. Il n’aimait pas
prêter ses outils – encore moins au type qui lui avait volé Bébert – et la
lame particulièrement affûtée de la serpe la rendait dangereuse à
159
manipuler.
Qu’à cela ne tienne, le jardinier pouvait faire le travail lui-même.
C’était Lucien, fils cadet des Bérenger et désormais majordome attitré,
qui le lui demandait. Ainsi se présenta-t-il pour effacer l’image du
clochard en guenilles qu’il avait donnée de lui récemment et se parer
d’une nouvelle autorité. Il encouragea l’autre à l’appeler par son
prénom, sans façon.
En échange de ce petit service, accepterait-il de partager le repas de
famille, à la bonne franquette ? Au menu, il y aurait une parillada de
l’étang : loups, muges et anguilles, tout frais pêchés, grillés au bois de
sarment et parfumés aux herbes du jardin. On déboucherait des
bouteilles de vin blanc local pour accompagner. Le matin même,
Lucien en avait repéré à la cave, qui étaient à leur apogée. Il cita
quelques noms de domaine qui éveillèrent l’attention sinon les papilles
de Pierre. Celui-ci se ferait un plaisir d’éclaircir les soussouilles. À vrai
dire il en rêvait, il n’en pouvait plus de laisser les artichauts de Chine
proliférer.
« Quels artichauts ? » s’étonna Lucien. Il ne voyait là que de
méchants chardons et des ronces envahissantes. Il fallait défricher ce
hallier pour rendre au jardin sa beauté cachée, celle qu’Amélie avait fait
jaillir de ses douces mains pleines de sève. Sous l’élan désordonné de la
garrigue, il y avait les plantes qu’elle avait semées, la terre qu’elle avait
remuée, les pierres qu’elle avait alignées et toute son âme qui soupirait
dans l’attente qu’on la refît respirer. Au travail, maître-jardinier !
Malheureusement, ce n’était pas la consigne qu’avait donnée le fils
aîné, s’excusa Pierre.
C’était vrai, reconnut le cadet. Bernard avait parlé à côté de son
chapeau. Tout ce qu’il connaissait de la terre, il l’avait pioché dans la
lecture des discours agraires de Pétain, dont il avait un recueil sur sa
table de chevet. Il en tirait chaque soir quelques lignes au hasard pour
s’assoupir, autrement – Lucien se pencha vers le jardinier tout en
baissant le ton comme s’il allait lui révéler que l’aîné des Bérenger se
travestissait pour s’exhiber dans un cabaret – son frère avait du mal à
trouver le sommeil. Il fallait le comprendre. Chez une huile de son
160
importance, l’esprit, sollicité sans cesse pour prendre des décisions à
l’état de veille, restait survolté jusqu’aux confins crépusculaires où le
devoir n’est plus nécessité et le repos s’impose, à moins d’être veilleur
de nuit. On était comme ça, chez les Bérenger : scrupuleux dans le
travail jusqu’à l’insomnie. Lui-même, le fils cadet, vigneron de son état
dans la Province de Saltaca – située en Argentine, une précision que
Pierre ignorait – ne parvenait à s’endormir qu’en comptant les grappes
de raisin qu’il faisait mûrir à flanc de coteaux pour produire un nectar
dont le prix reflétait autant la générosité de la Nature que le soin
dédaigneux de chimie dont il entourait ses vignes.
« Combien la bouteille ? » demanda Pierre en amateur éclairé.
Lucien lui donna quelques chiffres qui, convertis en euros,
provoquèrent un sifflement admiratif. Il fit le modeste : le climat de
Saltaca était pour beaucoup dans cette réussite. Ce serait un honneur
de faire goûter son vin à un vrai connaisseur dès qu’il aurait récupéré
les bouteilles emportées dans ses bagages.
Quant au jardin, l’aîné des Bérenger avait bien voulu reconnaître
qu’il se fourvoyait. Il déléguait à son frère la tâche de s’en occuper.
C’était désormais à lui que le jardinier devrait s’adresser pour prendre
les consignes. Elles tenaient en une formule lapidaire : « Restaurez le
souffle d’Amélie ». Le jardin devait retrouver sa splendeur passée.
Galvanisé, Pierre se mit aussitôt à l’ouvrage tandis que Lucien
partait en quête de plantes pour parfumer les grillades.

La mère fit une apparition pour indiquer à son fils où trouver des
herbes aromatiques sous le couvert sauvage. Elle était ravie qu’il fît
preuve d’autant de bonne volonté. Elle avait toujours su qu’elle
pourrait compter sur lui. La maladie du père était un terrible coup du
sort.
« Lui qui était si fier de son intelligence, lui qui en imposait par son
autorité…
– Lui dont l’amour s’exprimait à coups de taloches, compléta
Lucien en humant un bouquet de thym. Voilà que le noble vieillard en
est maintenant réduit à porter des couches. Quelle triste destinée ! »
161
Amélie haussa mélancoliquement les épaules. Elle trouvait son fils
impitoyable. Elle-même s’était bien occupée de ses enfants quand ils
étaient bébés. Tous les trois, elle les avait nourris, lavés, soignés, etc.
Elle avait été attentive au moindre chagrin, réactive à leurs caprices et
complice de leurs joies. Torcher un derrière, ce n’était pas une affaire.
Elle était sûre que Lucien s’en tirerait très bien. Il rétorqua qu’un petit
derrière joufflu de bébé n’avait pas le même charme que le postérieur
flasque d’un vieillard. Qu’en savait-il, le garnement de Lucien ? Amélie
avait toujours trouvé que, même en vieillissant, son époux avait gardé
« une jolie chute de reins ». Elle souhaitait que cette splendide métisse
qu’il lui avait présentée – Luna, c’était bien ça ? – appréciât autant la
fermeté du sien, arrivé au même âge.
Lucien en resta sans voix.
À ce propos, il lui faudrait attendrir la chair des anguilles avec du
vin blanc doux avant de les faire griller. Les tiges en ombelle, là, c’était
de l’aneth : avec le poisson, ça conviendrait.
Pour être franc avec elle, Lucien avoua que Small Sister comptait
pour beaucoup dans son engagement au service du père. Il n’était pas
sûr que tout l’amour qu’il vouait à sa mère aurait suffi à le faire rester.
Luna, justement, lui manquait. Ses vignes lui manquaient. Et la menace
de ce cabrón d’Adolfo lui semblait bien légère au regard du pus que ce
mouchard électronique sécrétait dans sa chair.
Amélie ne se faisait pas d’illusion. Les illusions sont une plaie
réservée au monde des vivants. On n’en était plus victime dans l’au-
delà, heureusement. On pouvait contempler les motivations des
mortels sans l’écran de fumée habituel, c’était amusant. Lucien avait
abandonné sa famille à la majorité pour fuir le despotisme du
patriarche. Très bien. Elle prit une voix d’outre-tombe pour le
réprimander. Il n’était même pas revenu pour son enterrement à elle !
Alors, il lui devait bien une petite compensation. Qu’il se raccommode
avec son père maintenant que tous les deux étaient apaisés !
Aussi déloyal fût-il, l’argument était décisif. Lucien se sentit rougir de
honte malgré une voix sournoise qui maugréait en lui : « Les femmes
sont redoutables par leur habileté à manier la mauvaise foi ; même
162
maman. »
Il allait mettre le feu au fagot de sarments lorsque Gérard se
présenta au portail d’entrée. Il était complètement transfiguré : vêtu
d’une chemise en soie et d’une veste en flanelle qui tombait sur un
blue-jean délavé, il avait l’allure d’un golden boy en goguette. Il
baignait dans un nuage de senteurs contrastées, où se mêlaient le
savon de Marseille, l’essence de vétiver et le parfum capiteux d’un
bouquet de glaïeuls qu’il tenait dans une main. Dans l’autre, il portait la
housse d’une guitare, une « authentique », sur laquelle il apprenait à
jouer la musique de Pink Floyd, « à l’oreille et pour de vrai ».

163
Chapitre 12

Après avoir laissé des instructions à sa secrétaire pour l’agenda du


lendemain, Bernard Bérenger enfila un pardessus trop lourd pour la
saison. En comprimant l’air des cavités axillaires, l’armure d’étoffe fit
remonter une odeur surette par le col de la chemise. Le Directeur
général de la SNET songea qu’il sentait comme un ouvrier. Loin de
s’en blâmer, il se félicita au contraire de cette preuve olfactive que son
travail exigeait un engagement physique comparable à celui d’un
manuel… Un maçon, par exemple. Bernard ne connaissait pas de
maçon dans son entourage, mais il pouvait imaginer le personnage en
action. Il se mit à faire des gestes en l’air comme s’il avait une truelle
invisible. Le supplément de dépense intellectuelle, exigé par la fonction
de DG, expliquait la différence de salaires. Il se fit la réflexion que la
société récompense les talents à hauteur de leur productivité. Bernard
chérissait l’idée que les choses sont bien organisées.
Par la fenêtre, il vit que la nuit tombait. Il était resté au bureau plus
tard que prévu, car la sainte loi du Travail bouleversait ses repères
chronologiques. Il descendit au parking du sous-sol pour retrouver sa
voiture à l’emplacement réservé au DIRECTEUR GÉNÉRAL, dont il
ne se lassait pas de lire les lettres peintes au sol. Il s’arrêta quelques
minutes pour les contempler.
Amoureusement.
Aussi sobre qu’elle fût, la calligraphie en jetait. Précisément parce
qu’elle était sobre, elle recouvrait d’un voile pudique le glorieux
pouvoir que conférait sa fonction. C’était ainsi que Bernard souhaitait
l’incarner : un visage aimable en haut d’une poigne sans concession.
Un glaive en or dans un fourreau de velours, voilà qui il était.

164
Il réajusta son nœud de cravate dans le rétroviseur en inspectant la
blancheur de ses dents. Il délogea d’un coup d’ongle un petit reste de
laitue coincé dans une gencive. « Veni, vidi, vici », dit-il à son reflet.
Tout en conduisant, il tira un bilan satisfaisant de la journée. Elle
s’était déroulée selon un rituel bien rodé : une succession de
conciliabules et de réunions, les premiers servant à départager ses
subordonnés et les secondes à entériner ses décisions. Il connaissait la
musique mieux que quiconque.
À la pause de midi, organisée dans un restaurant cosy, il avait réglé
l’addition pour tout le monde : ça lui avait permis d’éliminer la
contestation et renouveler la déférence qui lui était due. Le geste avait
impressionné car la note était salée.
« Presque autant que le cassoulet », avait souligné Médard – ce con
de Médard – le plus sournois de tous, jamais en reste pour un bon mot
et toujours prompt à la ramener. Il s’était permis cette insolence plutôt
que le remerciement d’usage. Pour qui se prenait-il, ce gougnafier ? La
tête qu’il ferait quand il réaliserait à quel point Bernard le tenait par
les… testicules. D’ailleurs, lui comme les autres.
Son éminence le DG avait magistralement orchestré le repas. De la
gastronomie moléculaire – le cassoulet était déstructuré en verrine et
recouvert d’un frottis de grattons de canard – hors de prix pour les
pauvres bougres habitués à leurs cantines. Flatteries par-ci,
humiliations par-là, Bernard avait été brillant comme à l’ordinaire.
Orientant les discussions autour de thèmes séants, donnant le ton juste
à chacune, jouant de calembours ou de citations selon la tournure trop
sérieuse ou trop débraillée que prenait la conversation, feignant la
surdité aux petites saillies d’impudents, pouffant au contraire aux
trivialités des déférents, il était le Maître de la cérémonie. Il avait
imposé à tous l’évidence de son indépassable supériorité, dont le
rayonnement, longtemps après la combustion publique, continuait à
l’irradier dans la solitude et l’obscurité de la voiture, avec la persistance
d’un déchet nucléaire.
Coût réel de l’opération : zéro. C’était presque trop facile. La facture
passerait en « frais divers » et Bernard serait défrayé. Il n’était pas
165
question qu’il engageât le moindre sou de son argent privé pour des
intrigues professionnelles. Il était clean, on ne pouvait pas le coincer. Il
avait rondement mené son affaire. Cette conclusion lui ouvrait
l’appétit.
L’image du père lui traversa soudain l’esprit, non pas celle obsolète
du mâle alpha, chef de famille en pleine possession de ses facultés, qui
aurait applaudi au nouveau triomphe de son fils, mais celle du vieillard
déclinant, aux réactions étranges et parfois dangereuses. Il n’y avait
plus aucune bienveillance à attendre de lui. Son raisonnement était
trop perturbé par la maladie. Les premiers symptômes s’étaient
déclarés après le décès de la mère et la dégénérescence n’avait cessé de
s’aggraver depuis.
Quoique.
Bernard avait trouvé un document dans les affaires d’Amélie, qui
pouvait laisser penser que son époux était atteint d’un mal plus ancien.
Tout était consigné dans un cahier d’écolier, un vieux modèle Gallia à
couverture rouge, ornée d’un coq stylisé, inscrit dans un cercle.
L’écriture élégante de sa mère flamboyait, d’abord à la plume, puis au
stylo bille. Entre autres histoires de sa vie, elle racontait des anecdotes
assez extravagantes sur les accès de violence de son mari. Comme elle
était plus grande que lui, elle arrivait à s’en protéger ; pas toujours
cependant, car il était plus fort physiquement. Elle s’inquiétait
davantage des traces de coups que des coups eux-mêmes. Le ton
distancié du document n’était pas accusateur. Une fois, elle avait dû se
mettre en arrêt maladie, non pas parce qu’elle était incapable de
travailler, mais parce qu’elle ne pouvait pas montrer son visage dans
l’état où il était.
On retrouvait bien là toute la philosophie de la mère, qui contenait
en quelques préceptes :
« Il ne faut pas alimenter le qu’en-dira-ton. »
« Il est important de faire bonne figure en toutes circonstances. »
« Il vaut mieux encaisser les coups qu’en donner et surtout ne jamais
se plaindre. »
Elle aurait fait un excellent boxeur si elle n’avait pas été institutrice.
166
C’était l’esprit des hussards noirs de la IIIe République, auquel l’École
normale l’avait formée.
Il n’en restait pas moins que le cahier était embarrassant. Il ne
pouvait être lu par n’importe qui. À dire vrai, personne n’aurait dû le
lire. Les descriptions des disputes conjugales étaient parfois si crues
que Bernard n’avait pu aller jusqu’au bout. La découverte d’un tel
document l’avait complètement désemparé. Il avait du mal à démêler
s’il y avait des choses que les enfants n’ont pas envie de savoir sur
leurs parents ou bien s’il y avait des choses qu’une mère devrait se
dispenser de raconter à ses enfants.
Il n’y avait aucune indication sur la couverture. Ça pouvait aussi bien
être un journal intime que des notes prises par défoulement, une sorte
de fable à usage personnel. Bref, rien ne prouvait que le récit des
sévices infligés par le père fût vrai. Autant de violence dépassait
l’entendement et le fils aîné en avait voulu à sa mère de laisser un
testament aussi ambigu. Il avait donc décidé de le brûler et de ne plus
y penser.
Cependant, la lecture du cahier avait ébranlé l’admiration de Bernard
pour son père et son désamour ne cessa de croître au fur et à mesure
que se confirmait la sénescence de celui-ci. Il devenait de plus en plus
improbable de trouver une ressemblance entre ce gâteux qui se
ratatinait sur lui-même et le superbe patriarche qu’il avait été. On avait
l’impression de voir la statue déboulonnée d’un dictateur vaciller sur
son piédestal avant d’aller s’écraser à terre.

Bernard fut particulièrement alarmé par la note monstrueuse que


l’hôpital lui demanda de régler pour nettoyer les murs que son père
avait barbouillés d’excréments. C’était lui le fils aîné, le préféré de tous,
qui avait été désigné comme le proche à contacter en cas de besoin et
qui devait finalement payer les factures pour les sottises du vieux. Il
fallait se rendre à l’évidence : celui-ci avait définitivement perdu la
raison, ses excès allaient nuire au prestige de la famille et peut-être
gâcher les perspectives d’héritage. Le sommeil de Bernard fut perturbé
de cauchemars où la ruine et le déshonneur lui apparaissaient sous la
167
forme de sorcières grimaçantes.
Comme il n’était pas homme à se laisser abattre, il prit aussitôt les
mesures qui s’imposaient dans l’intérêt de la famille, ou du moins ce
qu’il restait du groupe réduit à ses membres honorables, c’est-à-dire
lui-même pour l’essentiel. Obligé de prendre en charge un parent
dépendant, il eut l’intuition que le drame auquel il était confronté
frappait l’ensemble de la société. C’est ainsi qu’il transcenda son cas
personnel pour concevoir le projet grandiose de la fondation Smart
home. Le défi n’était pas seulement de résoudre un problème
particulier, mais d’apporter une solution à tous ses congénères dont la
tranquillité d’esprit et le rendement au travail étaient affectés par le
souci de gérer la sénilité d’un proche. Bernard se découvrait une
envergure plus grande que celle de l’individu rationnel, préoccupé par
son succès personnel. Il avait l’âme d’un visionnaire et ressentait une
bienveillance impérative qui lui imposait de mettre ses vertus au
service de l’intérêt général.
Redoutant la compagnie de ce père qui sombrait tous les jours plus
avant dans la folie et dont il découvrait la malignité entre deux crises
de colère inopinées, le fils prit progressivement ses distances jusqu’à
trancher la laisse avec les dents : il adorait cette image léonine où il se
représentait en fauve arrachant ses entraves d’un coup de mâchoire. Il
faut savoir se débarrasser d’un fardeau affectif pour accomplir son
destin. Bernard devait se protéger du patriarche en attendant qu’il
disparaisse. Comme celui-ci n’était pas éternel, il finirait bien par
mourir à son tour.
La belle affaire ! On meurt tous, c’est la vie !

La voix électronique indiqua à Bernard qu’il dépassait la limitation


de vitesse autorisée. Il chassa aussitôt les idées noires de son esprit et
songea tendrement à son frère qui avait dû se mettre aux casseroles.
Puis, il pensa à Hélène qu’il ferait gémir sous les coups de sa virilité,
rattrapant ainsi son malencontreux endormissement de la veille.
Tandis qu’il conduisait, il se faisait la conversation à lui-même :
« Sans aller jusqu’à dire qu’elle a un corps de rêve – elle est un peu
168
petite de taille et de poitrine à ton goût – Hélène est quand même
sacrément bien gaulée, mon cher. Elle a encore la chair ferme à son
âge, tu verrais ça ! et puis ce n’est pas qu’une question de physique. Il y
a quelque chose en elle, quelque chose d’indéfinissable – même en
français, qui est pourtant une langue riche, il n’y a pas de mots pour le
décrire – un truc spécial qui émane d’elle, c’est magique, mon cher, ça
te fait… sortir de toi. Parce que chez toi, ça sent parfois un peu le
renfermé, rapport à tout le boulot que tu as, les responsabilités et tout
le toutim. Alors tu as cette chance incroyable que cette femme –
Hélène, ce petit bonbon – t’attende à la maison, avec son minois, ses
seins, ses fesses et tout le reste – the whole package – rien que pour toi !
Et, à un moment donné de la soirée, elle se déshabillera... Alors là,
sonnez hautbois, résonnez trompettes ! Arrêtez les avions dans le ciel !
Elle fera glisser le tissu sur sa peau de lait. Sa gorge, ses épaules, ses
bras, son buste, son ventre, ses hanches apparaîtront et les vêtements
tomberont à ses pieds où ils formeront une flaque. Ce sera la
révélation sublime de la nudité d’Hélène, à toi seul réservée : private
property, no trespassing. Elle a une manière unique de se dépêtrer des
chiffons sans se baisser. Elle se dandine, piétine un peu sur place, saisit
un bout d’étoffe entre les orteils – culotte, sous-tif, du léger, de
l’arachnéen, du raffiné, on peut dire qu’elle sait aussi bien s’habiller
que se déshabiller – et elle jette le machin au loin d’une secousse de la
jambe. Malheur, tu verrais ça ! Elle a la grâce d’une déesse. Ses gestes
sont jolis, tu ne peux pas imaginer... »
Parfois, il n’en revenait pas d’être à ce point verni, Bernard. Il avait
tout ça pour lui. Oui, oui, rien que pour lui, parce que c’était sa femme
à lui et il était le seul à pouvoir la voir nue. C’était comme ça, c’était la
Loi. La société était bien organisée.
Quoique…
Il avait fait ce qu’il fallait pour mériter un bijou pareil. Salaire,
maison, voiture, comptes en banque, contrats d’assurance : la panoplie
complète. Elle était à l’abri du besoin et au-delà. Le train de vie qu’il
offrait à son épouse dépassait largement les frontières du nécessaire
pour combler les envies superflues qui surviennent à une femme.
169
Bernard avait royalement assuré. Leur rencontre n’était pas qu’une
histoire de « chance ». Il y avait aussi de la magie.
Il regrettait qu’il n’y eût pas de rosette pour exhiber Hélène, comme
il en avait une pour sa Légion d’honneur. Une sorte d’insigne discret,
qu’il aurait porté à la boutonnière pour renseigner l’entourage sur la
beauté sans fard de sa femme et qui aurait eu la même fonction qu’une
décoration officielle : susciter l’envie de ceux qui ne l’ont pas.
« Un écran de la taille d’un pouce, au revers de la veste : Hélène y
apparaîtrait nue, mon cher... Quelle sottise, ce serait indécent ! Les
lubriques se tordraient les yeux pour se repaître du spectacle et les
rombières pousseraient des cris d’orfraie. » Bernard se blâma d’une
telle idée. Il fallait se contenter de jouir en secret des charmes cachés
de son épouse. C’était aussi bien ainsi.

Il avait été particulièrement inspiré aujourd’hui. Il avait envoyé à


Hélène non pas trois mais quatre essaimesses, soit un de plus que le
quota exigé par la belle. Le dernier s’était littéralement imposé à lui,
comme une fulgurance de poète. Il se le répétait avec gourmandise :
« Je devine que tout se passe bien. Le père et le beau-frère en même
temps, ce n’est pas de la tarte, je sais. Je sais aussi que je peux compter
sur toi. J’attends avec impatience le moment de tapoter le coussin. Car
déjà je me sens d’humeur… Mais on m’appelle. Je dois y aller. Un
médardesque problème à régler. Comme tout cela est ennuyeux ! Je
voudrais le serre dans mes bras. »
« Le moment de tapoter le coussin ». Il n’était pas mécontent de sa
prose.
Quoique.
Il avait dû s’isoler aux toilettes pour ne pas être importuné. Assis
sur la lunette, il avait pesé chaque mot comme de la poudre d’or. Il les
avait agencés en phrases avec la minutie d’un orfèvre, essayant
différentes versions dans lesquelles il avait taillé et retaillé jusqu’à
l’ultime, le joyau parfait, hésitant cent fois sur la ponctuation, lisant à
maintes reprises le résultat à haute voix pour l’entendre sonner. Bref, il
s’était donné un mal de chien.
170
Timide, la voix de Béatrice la secrétaire, à la porte des toilettes,
avait abrégé les affres de sa rédaction amoureuse en le rappelant à son
devoir professionnel.
« Monsieur le Directeur ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?...
Parce que Monsieur Médard… s’impatiente. »
La situation tournait au drame cornélien. Béatrice avait raison. Ça
faisait plus d’une demi-heure qu’il était enfermé, il fallait conclure. Il
frappa les dernières phrases à la va-vite et envoya le texto à Hélène
comme on jette une bouteille à la mer, d’où le style bâclé en fin de
message (« serre » à la place de « serrer ») et un regrettable lapsus : bien
évidemment, ce n’était pas Médard qu’il voulait serrer dans ses bras.
Il tira la chasse pour donner le change et sortit en se composant
une gueule de bouledogue.
« Il fait chier, Médard ! » déclara-t-il.
Béatrice gloussa d’entendre un langage aussi peu châtié dans la
bouche du DG. C’était inhabituel et elle fut flattée de partager avec lui
ce moment de confidence, autant que s’il lui avait adressé un
compliment en aparté.
Pour détourner l’attention, Bernard afficha ensuite une figure
glaçante en réunion, celle qu’inconsciemment il tenait de son père – la
plus terrifiante de toutes les expressions paternelles – celle que le tyran
laissait voir au moment où ses traits givrés de contenir sa colère
commençaient à se fendiller, juste avant d’exploser. On filait doux
autour de la table pendant que, portable allumé sur les genoux, le DG
relisait en douce le message envoyé à sa femme, qu’il tournait et
retournait ensuite dans sa tête comme un linge dans le tambour d’une
machine à laver.
Il se rassura, le résultat n’était pas si catastrophique, bien au
contraire. Les petites maladresses d’écriture renseigneraient Hélène sur
l’éprouvante pression que subissait son époux alors qu’il tentait de
s’échapper vers elle en pensée. Il en résultait un trouble qui lui faisait
négliger les règles élémentaires de la grammaire. Finalement, les
bévues étaient le signe de son émoi.
Sa femme avait une âme romanesque en même temps qu’un sacré
171
tempérament. Les essaimesses qu’elle exigeait servaient à pimenter son
oisiveté. D’une part, ils la rassuraient sur l’affection de son mari en
montrant qu’il était capable de s’abstraire du boulot pour lui envoyer
un petit coucou sentimental et, d’autre part, ils l’impliquaient
ponctuellement dans l’agenda quotidien d’un directeur général dont
elle pouvait mesurer, à distance, la gravité de la tâche. Elle connaissait
bien Médard – mille fois, elle avait écouté la complainte de Bernard
contre lui – il serait sa bête noire à elle autant qu’à lui à partir du
moment où le goujat détournait le DG de ses pensées amoureuses.
Le début du texto était en revanche un petit bijou de littérature qui
comblerait Hélène. Amorce très sèche par rappel de l’affaire courante
qu’il lui a déléguée : le père et le beau-frère, c’est carré. Pas de point
d’interrogation. Bernard sait qu’elle a la situation en main. Confiance
totale. Style militaire, on entend les talons claquer. Virilité affirmée. Le
ton change aussitôt après. Contraste sublime, c’est la déclaration
amoureuse. Combien de brouillons jetés pour en arriver à cette
formulation épurée : « J’attends avec impatience le moment de tapoter
le coussin » !
Bernard s’en était bercé durant toute la réunion, émerveillé par la
finesse de son esprit.
Dire qu’il s’était d’abord égaré, dans l’ambiance Wi-Fi des toilettes,
en se connectant sur un site internet « d’expressions amoureuses » où
il pensait piocher du prêt-à-porter :
Dieu, qu’il la fait bon regarder
La gracieuse, bonne et belle !
Un peu trop médiéval, difficile à recycler en langage contemporain.
Idem pour :
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil.
Il avait été tenté par :
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

172
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.
Il s’était mis à la place d’Hélène recevant ça. Non, c’était too much
pour le style d’un DG. Elle ne le croirait pas capable de pondre des
alexandrins entre deux réunions ; le sérieux de ses responsabilités l’en
empêchait. Il avait été presque conquis par :
Ta lèvre est de corail, et ton rire léger
Sonne mieux que l'eau vive et d'une voix plus douce,
Mieux que le vent joyeux qui berce l'oranger,
Mieux que l'oiseau qui chante au bord du nid de mousse.
Et puis le « mieux-que mieux-que » l’avait dissuadé, outre
qu’Hélène risquait de se demander où il était allé pêcher cette histoire
de mousse et d’oranger. Elle n’était pas idiote, elle avait poussé ses
études littéraires très loin pendant que lui s’escrimait contre des
bataillons d’équations en Maths sup.
L’inspiration lui était venue alors qu’il découvrait que, sous la
plume de Proust, Swann déclarait son amour à Odette avec la
métaphore « faire catleya ». Bingo ! Lui aussi utiliserait une allusion aux
fleurs favorites d’Hélène. Elle aimait bien les glaïeuls, par exemple :
« J’attends avec impatience le moment de faire glaïeul avec toi. »
Hélas ! La phrase énoncée à voix haute rendait un son burlesque, à la
limite du vulgaire. Charles d’Orléans, Ronsard, Racine, Leconte de
Lisle, tous ces écrivaillons dont s’enorgueillissait la littérature française
n’étaient finalement pas d’une grande utilité.
Soudain, il avait eu une illumination : « J’attends avec impatience le
moment de tapoter le coussin. »
C’était une allusion, comme Swann, à un rituel amoureux qu’il
partageait avec Hélène. Bernard tapotait le coussin qu’il glissait
derrière les reins d’Hélène assise en tailleur, pour qu’elle se tînt droite
tandis qu’il lui caressait les seins et qu’elle le branlait. Les petits coups
feutrés sur la taie signalaient qu’il en avait envie, en même temps qu’il

173
se préoccupait de son confort. C’était un clin d’œil à une délicatesse
qu’il avait pour elle, une référence intime, plus poétique que l’image
prosaïque d’une fleur s’étiolant entre deux seins. C’était du Proust, en
plus subtil. Le petit foutriquet pouvait aller se rhabiller.
Bernard était aux anges, ébloui par les ressources de son esprit.
Ensuite, il avait été saisi d’un doute : Et si Hélène ne comprenait
pas la métaphore ? N’était-il pas en train de s’égarer ? Peut-être
n’attachait-elle pas autant de sens à un geste qui, pour lui, était chargé
d’émotion. C’était peu probable quand même. Il tapotait
systématiquement le coussin avant. Elle n’irait tout de même pas
croire qu’il interrompait une réunion de la plus haute importance pour
lui annoncer : « Laisse le lit en désordre. Je le ferai en rentrant. Je
changerai les draps et … je tapoterai le coussin ».
Va savoir ce qui se passe dans la tête des bonnes femmes ? Tu
arrives les bras chargés de cadeaux dispendieux pour leur anniversaire
et elles t’annoncent, l’air pincé : « Un simple bouquet de fleurs aurait
suffi. Tu n’y as pas pensé ? » Plusieurs fois, Hélène lui avait fait des
coups de ce genre.
Il se prit le visage dans les mains. Dodelinant sur le siège, il se mit à
gémir comme il faisait, enfant, pour appeler sa mère à la rescousse.
Il eut un sursaut de virilité. Une expression paternelle lui revint en
mémoire : « Il n’y a pas à tortiller du cul pour chier droit ».
La formule était bonne, nom d’un chien ! C’était la voix du vieux
qui parlait en lui. Quand on n’a pas le temps de cirer la tige du
brodequin, on enfile les guêtres par-dessus. Il suffisait de préciser
l’intention par une litote bien tournée : « Je me sens d’humeur ! » Sans
point d’exclamation mais trois de suspension plutôt : un point par
égard pour la belle, un deuxième pour créer le mystère et un troisième
pour suggérer l’acte. C’était carré comme ça ?
Affirmatif !
Il ne restait plus qu’à prier pour qu’Hélène se trouvât dans de
bonnes dispositions lorsqu’il la rejoindrait.

En garant la voiture en bordure du domaine, il sentit un succulent


174
fumet flotter dans le jardin, mêlé à une odeur de bois brûlé et aux
arômes de résine. Son garnement de frère s’était surpassé pour sa
première journée. Bernard en avait l’eau à la bouche.
La terrasse devant le salon était éclairée par la lumière tombant du
lustre à travers les portes-fenêtres. Il s’étonna de l’agitation des ombres
au sol. Les bruits qui provenaient de l’intérieur lui parurent insolites :
on entendait des éclats de rire et des chants accompagnés par des
accords de guitare psychédéliques. Ce n’était pas l’ambiance
escomptée.
Sacoche à la main, il jeta un coup d’œil par les carreaux, en restant
caché dans l’obscurité. Sur la table familiale – un long meuble rustique
en bois rouge, sculpté de symboles basques, entouré des chaises
assorties à haut dossier –, il vit un couvert intact, avec le rond de
serviette à son nom. C’était le seul coin de nappe épargné par le repas
qui venait de s’y dérouler. On ne l’avait pas attendu pour dîner. Il
compta six autres assiettes sorties du vaisselier – le service en
porcelaine, on ne se refusait rien. Elles étaient souillées par des reliefs
peu ragoûtants, tels que squelettes de poisson, croutons carbonisés,
pelures d’ail et de pomme de terre, traces de suie, taches de graisse,
brindilles de thym, feuilles de laurier, lambeaux de papier aluminium :
une véritable orgie. On s’était servi de l’argenterie familiale. On avait
sorti les verres en cristal ! Ce pillage survenait dans sa maison à lui,
enfin presque à lui : il était nu-propriétaire.
Il n’y avait pas moins de six bouteilles de vin ouvertes, cinq déjà
vides dont une renversée et la dernière entre les mains du jardinier qui,
les yeux mi-clos, affalé sur une chaise, gémissait une mélopée tout en
servant le godet à un olibrius debout à ses côtés. Celui-ci était inconnu
de Bernard. Il avait les épaules serrées dans une veste de dandy, un col
pelle à tarte, le teint briqué, l’œil lubrique et le pied posé sur une
chaise : une sorte de romanichel. Frénétiquement, il grattait une
guitare plaquée contre sa hanche, en poussant le manche vers le haut
comme s’il déployait une trompe d’éléphant tandis que l’autre, le roi
du sécateur, le paysagiste au rabais, battait la mesure avec les cuisses
écartées.
175
Ce duo obscène était tourné vers sa femme, sa chère Hélène, qui,
lunettes noires sur le nez et serviette devant la bouche, se protégeait
tant bien que mal de l’averse de postillons et du spectacle qu’on lui
infligeait.
Bernard lui avait souvent reproché sa manie de dissimuler son
regard alors qu’il était si charmant (lorsqu’elle était de bonne humeur).
Il s’était parfois moqué de sa phobie d’être contaminée par les autres
et de la prophylaxie excessive dont elle s’entourait, gardant toujours à
portée de main Kleenex ou foulards pour essuyer son environnement
en prévention d’illusoires attaques microbiennes. Il s’était même agacé
de gestes brusques avec lesquels elle repoussait son contact – à lui, son
mari, parangon d’hygiène – sous prétexte qu’elle ne savait pas ce qu’il
avait touché. Il y avait à disposition sur leur table de chevet, des
lingettes, des gels désinfectants et même un gant chirurgical en cas
d’extrême nécessité, dont la molle présence avait parfois un effet
inhibant. Maintenant, il comprenait le bien-fondé de ces précautions
sanitaires.
Tandis qu’il se faisait cette réflexion, il vit la serviette tomber des
lèvres d’Hélène qui, chose incroyable, retira ses lunettes avec une
lenteur aussi troublante que s’il s’agissait d’un sous-vêtement – le
parallèle lui traversa l’esprit – offrant à la cantonade le spectacle de son
visage nu et souriant, avec une expression sexuelle et candide à la fois.
Fugacement, il s’en offusqua, avant de se reprendre. Grand dieu, ce
n’était pas sa culotte qu’elle venait d’enlever ! C’étaient les deux autres
singes qui étaient indécents. Qu’est-ce qu’il lui prenait d’avoir des
pensées aussi saugrenues ?

L’intuition de Bernard n’était peut-être pas dénuée de fondement. Il


ignorait le pari que Gérard avait lancé à Pierre un peu plus tôt dans la
soirée.
À la demande de Lucien, tous les deux étaient descendus au cellier
pour sélectionner quelques échantillons des vins qui mûrissaient à
l’abri d’un berceau en pierre, dans un clair-obscur propice aux
confidences, où se mélangeaient avec bonheur les effluves de
176
champignon, de salpêtre et de marc de raisin. Sous les festons de toiles
d’araignées épaisses comme des tentures, on devinait des bonbonnes
en verre entourées d’osier et des alignements de bouteilles reposant
sur des étagères qui tapissaient les murs jusqu’à mi-hauteur. Il y avait
toutes sortes de crus et des millésimes couvrant un demi-siècle. C’était
la caverne d’Ali Baba pour les deux compères qui saluèrent l’endroit
d’un même cri admiratif. Ne sachant pas comment arrêter leur choix,
ils entamèrent une bouteille au hasard pour se donner de l’inspiration.
Entre moult claquements de langue contre le palais, la conversation
s’orienta naturellement vers un sujet digne du nectar qu’ils
dégustaient : la beauté de Mme Bérenger. Dû aux émanations
capiteuses du vin, il y avait eu, dès le départ, un malentendu qui fut
plus vite dissipé que les vapeurs d’alcool stagnant sous les voûtes. On
parlait de la belle-fille et non pas d’Amélie bien que celle-ci n’eût rien à
envier à celle-là ni en caractère ni en beauté, on s’accorda sur ce point.
Il s’agissait de « sacrées pouliches toutes les deux » selon l’expression
de Gérard. Celle-ci froissa les oreilles de Pierre qui demanda sur le
champ à « l’honorable assemblée en ce divin lieu réunie » de montrer
plus de respect. Amélie avait été son institutrice et Hélène, soit dit en
passant, pourrait tout aussi bien être sa maîtresse. Lapsus ou
pathétique jeu de mots, les propos lui avaient échappé. Il gloussa
piteusement. Il fallait l’excuser, ce vin montait trop vite à la tête pour
qui était à jeun. Gérard suggéra de se ménager les méninges en
essayant une autre bouteille. Il en saisit une par le col, souffla la
poussière sur l’étiquette et annonça, l’œil brillant : « Merde, elle a mon
âge ! ». Il voulait bien être pendu si pareille coïncidence n’était pas un
signe du divin Dionysos. Il déclara que, du respect pour les dames
Bérenger, il en avait à revendre. Simplement, il parlait sans détour et il
appelait un chat un chat. Il s’étonnait de ne l’avoir jamais croisée au
village, la belle Hélène. Il se délecta de taquiner Pierre. Lui, l’humble
pêcheur, pouvait-il appeler Hélène par son prénom sans lui faire
offense ni provoquer le courroux de son chevalier servant ? Pouvait-il
rendre hommage à la beauté de cette femme par une simple épithète
faisant référence à la mythologique créature dont la splendeur
177
déclencha la guerre de Troyes ? Plus vigilant que Ménélas, messire
Bérenger avait dû soustraire son épouse au regard des autochtones
sinon, foi d’honnête homme, Gérard n’aurait pas manqué de
remarquer un bonbon pareil, à son port altier, à la cambrure de ses
reins, au galbe de ses jambes…
Pierre lui étreignit le bras pour l’interrompre : « À son regard
pénétrant ! »
Comment pouvait-il en savoir quelque chose de la pénétration de
son regard, ce magnac-là ? s’étonna Gérard – au village, magnac était une
appellation affectueuse qu’on réservait à plus jeune que soi. Il avait
remarqué que Mme Bérenger n’ôtait jamais ses lunettes comme si elle
craignait d’exposer ses yeux à la lumière et il en déduisait qu’elle
souffrait de conjonctivite.
Pierre raconta comment Hélène lui avait offert son regard dans le
jardin et le clin d’œil qu’elle avait fait, avec une petite moue des lèvres :
c’était furtif, c’était léger et puissant à la fois, comme un torrent. Il
n’avait jamais ressenti une pareille émotion. Il réclama le silence. Une
image lui venait à l’esprit, celle d’un papillon qui, par un simple
frôlement d’aile, déclenche un arc-en-ciel.
Gérard hocha la tête, pensivement, et prit le temps de se caresser le
palais avec une goulée qu’il fit longuement clapoter contre ses gencives
avant de la recracher. Un nez puissant, une attaque de velours et un
interminable brasillement en bouche : c’était le vin parfait pour la
cuisine du Pink Floyd.
Il comprenait Pierre. Une fois dans sa jeunesse, il s’était retrouvé
comme lui, le cœur pris aux forceps par une femme mariée – l’épouse
du directeur du courtage, pour être précis, une Italienne aux yeux de
braise. Par son air mutin, elle lui avait extrait le palpitant de la cage
thoracique pour le jeter en l’air. Changé en oiseau, son cœur s’était
envolé dans le ciel, haut, trop haut, fusant dans l’azur et s’approchant
dangereusement du soleil, près, trop près, si près que ses ailes s’étaient
embrasées. Alors, tel Icare, il avait chuté et s’était lamentablement
écrasé au sol. Il ne regrettait rien, ç’avait été un merveilleux feu
d’artifice et il en avait tiré une leçon : « Pas touche à la femme du
178
patron ».
Gérard voulait mettre en garde son jeune ami. Tous les deux
appartenaient à une espèce humaine en voie d’extinction, au même
titre que les Pygmées d’Afrique équatoriale ou les Shuars d’Amazonie.
C’étaient des hommes ravis par la magie de la Nature. Ils ne désiraient
rien d’autre que de vivre en harmonie avec elle.
Pierre approuva et Gérard poursuivit.
Il fallait rester scrupuleusement conscient de toutes les richesses
qu’elle déploie, la Nature, dans son relief, ses climats, ses paysages,
l’immense variété des animaux qui la peuplent, depuis les petits muges
muets de l’étang jusqu’au magnifique tigre de l’Amour dont le
feulement déchire l’âme, la végétation qui pousse à profusion, les
soussouilles dans le jardin d’Amélie par exemple, pas seulement les
chardons mais le romarin aussi, le thym, la sauge, bref, tous ces
prodiges qu’elle offre à titre gracieux la Nature, à eux deux – il serra
son compagnon contre lui – Pierre le jardinier et Gérard le pêcheur.
Qui étaient-ils, eux deux, confrontés à une telle profusion ? Eux deux,
Pierre et Gérard, Candide et Pue-du-cul – le Pink Floyd aussi, même
acabit – étaient des homoncules tirant leur dignité et jouissant du
bonheur de faire partie de la Nature et d’en célébrer la beauté. Voilà
l’espèce d’hommes qu’ils étaient tous les deux : des Pygmées, des
Shuars, pas mieux. Hélas, de nos jours, leur espèce se trouvait
menacée par une autre, constituée de spécimens sans désir esthétique
ni scrupule. C’étaient des sortes d’hommes semblables à eux en
apparence, mais profondément différents par leurs motivations. Âpres
au gain, ils s’intéressaient aux ressources dispensées par la Nature,
uniquement pour les exploiter et en tirer le plus grand profit possible.
Gérard qui, jovial et trinquant, découvrait sa théorie en même
temps qu’il l’exposait proposa d’appeler cette espèce-là, les « Avides ».
Lorsqu’ils regardent une montagne, une forêt ou un océan, le
spectacle de la beauté leur glisse sur les yeux comme l’eau sur les
plumes d’un canard. Tout ce qu’ils voient, c’est la montagne, la forêt
ou l’océan de thunes qu’ils pourraient faire avec. La thune, le pognon,
la caillasse sont les seules pépites qui font briller leur rétine. Ils sont
179
bel et bien avides. Comment s’y prendre si tout le bazar est gratuit et si
des types comme le Pygmée Pierre ou le Shuar Gérard peuvent s’y
promener juste pour leur bon plaisir ? L’idée est venue aux
homoncules Avides, de découper le monde en petits morceaux et
d’inventer la notion de propriété. C’était une idée vache pour les
Pygmées ou les Shuars, mais elle est sacrée pour les Avides. Grâce à
elle, ils ont pu s’arroger le droit d’user et d’abuser des bouts qu’ils
possèdent : le titre de propriété fait foi, ça leur appartient à eux et à
personne d’autre. Le Pygmée Pierre et le Shuar Gérard iront
contempler le monde ailleurs, à moins qu’ils ne veuillent « acheter ».
Forts de leurs droits, les Avides ont mis une étiquette de prix sur leurs
biens pour les échanger entre eux. À l’origine, les prix étaient un signe
de reconnaissance. Sur cette base, s’est développé un balbutiement qui
sert de langage aux Avides. Le lexique est assez réduit : « je vends – tu
achètes – c’est trop cher – fais-moi une offre – tope là ». L’expression
« c’est beau », par exemple, ne fait pas partie du vocabulaire des
Avides, parce que la beauté n’a pas de prix. Autre exemple, « tu me
pollues l’air » est une expression ignorée des Avides parce que la
pollution n’a pas de prix non plus. Ils transforment toutes choses en
marchandises pour satisfaire leur avidité. Regardant de haut les autres
espèces qui n’ont pas de moyens sonnants et trébuchants – les
oiseaux, les baleines, les Jivaros, les Pierre et les Gérard – ils se sont
acoquinés en une meute commerçante d’homo non-sapiens qui
organisent les sociétés à leur image. Petit à petit, ils réduisent la planète
à une mosaïque de marchés où ils peuvent asseoir leur domination.
Gérard savait de quoi il parlait, comme il savait reconnaître un bon
vin d’un mauvais et, pour l’instant, tout ce qu’il avait bu méritait de la
considération. Saluons chapeau bas la cave du père Bérenger.
« Et le jardin d’Amélie, chapeau bas aussi », ajouta Pierre en levant
son verre.
Gérard se rappela soudain quelle était la conclusion de sa longue
démonstration : la spéculation, il en avait longuement pratiqué le
langage dans les salles de marché jusqu’au jour où il avait croisé le
regard de cette princesse italienne. Elle avait brûlé son cœur, il s’était
180
effondré et les marchés spéculatifs aussi. Il avait alors compris qu’il
n’était qu’un petit Shuar dont le destin était de contempler le ciel qui
se trempe dans les étangs et la myriade de teintes qui en résulte. Il
voulait avertir son jeune ami, Pierre-trinquons-un-verre, que celui-ci
avait peu d’espoir d’obtenir les faveurs d’Hélène Bérenger pour trois
raisons. Un, c’était la femme de son patron, ce qui plaçait Pierre en
position de Pygmée. Deux, c’était une beauté naturelle qui, par contrat
de mariage, était devenue la propriété de son mari, seul autorisé à
exercer sur elle un droit d’usus, d’abusus et tout le tremblement.
Enfreindre ce droit, sacré pour un Avide, exposait Pierre-le-Pygmée à
une série d’emmerdements. Gérard savait de quoi il parlait. Et trois, il
ne se rappelait plus quelle était la troisième raison.
« Enfreindre un droit de propriété » ? Le jardinier n’avait pas vu la
beauté de Mme Bérenger sous cet angle-là. Il n’avait pas du tout
l’intention de voler quoi que ce soit, oh la la, non ! Le regard d’Hélène
l’avait bouleversé. C’était quelque chose qui n’appartenait à personne.
C’était donc gratuit. Humblement, il souhaitait juste s’en régaler de
nouveau, à l’occasion. Il n’y aurait pas d’atteinte à la propriété.
Gérard reconnut que le raisonnement se tenait. En même temps, sa
curiosité était aiguisée. Il devait être bien joli, le regard d’Hélène, pour
susciter autant d’émoi chez un homme de la même espèce que lui ! Il
se fit fort de lui faire enlever ses lunettes, spontanément. C’était l’objet
du pari que les deux compères conclurent en trinquant.

181
Chapitre 13

L’air de rien, Gérard sortit sa guitare en fin de repas, alors que


l’ambiance était déjà décontractée. Mme Bérenger semblait beaucoup
s’amuser des anecdotes qu’on avait échangées. Elle était bien sûr
enchantée que Pierre fût de la partie. Quant au pêcheur, elle trouvait
qu’une fois lavé, il était fort sympathique. Le poisson avait finalement
un goût exquis, le vin était bien choisi et le service était impeccable.
Lucien était aux petits soins avec ses convives : une démarche féline,
des gestes déliés, un parfait majordome sous ses airs paysans. Espiègle,
elle avait annoncé qu’elle recommanderait l’adresse au Guide Michelin.
Elle était secrètement soulagée de ne pas se retrouver en tête-à-tête
avec le vieux Bérenger.
Gérard commença par des mélodies douces, jouées avec le tact qu’il
fallait pour créer un simple fond sonore. Il connaissait sur le bout des
doigts tout le répertoire de Pink Floyd, du morceau le plus feutré au
plus claironnant. Son interprétation s’accordait à merveille à la
tournure guillerette des conversations. Il avait énormément travaillé
pour réaliser son rêve d’enfant : jouer du Roger Waters pour de vrai ;
l’investissement ayant été fait, il était temps de toucher les dividendes.
Il s’orienta progressivement vers des airs célèbres que l’on pouvait
fredonner sans en connaître exactement les paroles. Il se trouva que la
belle savait des refrains par cœur. Le terrain n’aurait pu être plus
favorable. En déployant avec délice le Shine on you crazy diamond, il
insista subtilement sur le passage Now there's a look in your eyes jusqu’à ce
que tout le monde le reprît en chœur. Il tenait le public dans ses mains.
Sans lui laisser le temps de respirer, il enchaîna avec un classique de
Joe Cocker qui devait assurer le succès de la manœuvre. La chanson

182
interpelait un quidam par un familier baby pour qu’il enlève son
manteau, très lentement, et tant qu’il y était, il pouvait retirer ses
chaussures aussi. Il y avait de la réticence ? Qu’à cela ne tienne,
l’interprète suggérait d’une voix râpeuse qu’il aiderait baby à ôter ses
souliers. C’était un blues qui, petit à petit, invitait une femme aimée à
se déshabiller, en masquant l’intention cavalière sous des accents
langoureux et entraînants. Il n’y eut plus d’équivoque lorsque le
chanteur susurra dans un anglais rocailleux :
Bébé, enlève ta robe
Oui, oui, oui
Dans le public, on reconnut aussitôt les paroles, à l’exception du
vieux Bérenger qui n’en semblait pas moins enchanté bien qu’il ne fût
pas la cible visée. On rivalisa alors de zèle pour montrer qu’on se
rappelait des bribes de texte. Lucien dut s’absenter à regret avec son
père pour une quelconque raison. Pierre jouait le jeu à fond. Fermant
les yeux et dodelinant de la tête, il était attentif à ne pas couvrir la voix
d’Hélène. Elle laissa tomber sa serviette, le feu aux joues, pour
entonner : yes, yes, yes.
C’était le moment d’abattre son jeu. Gérard fit vibrer les cordes et
scruta les verres noirs qui masquaient le regard convoité au moment
d’attaquer le refrain : « Tu peux garder tes lunettes ». Hélène eut une
hésitation, ce n’étaient pas les véritables paroles. Dans son souvenir,
c’était plutôt le chapeau que baby pouvait garder, mais le chanteur
insistait :
You can leave your glasses on.
Il le répéta à l’envi, plus que prévu dans le texte. Elle bafouilla hat
une première fois, grommela hatsses la deuxième fois, fixa l’autre droit
dans les yeux pour lui faire comprendre son erreur. Songeant que ça
ne servait à rien, à cause des lunettes précisément, elle articula glasses la
troisième fois, montra avec insistance sa tête de l’index qu’elle pointa
ensuite vers ses sourcils en faisant non-non, puis répéta une quatrième
fois « you can leave your glasses on ». Soudain, ce fut le miracle, soit qu’elle
eût saisi, soit qu’elle voulût se faire comprendre du regard : elle retira
ses lunettes en éclatant de rire.
183
Le pari était gagné. Pierre applaudit discrètement tout en
continuant à chanter. Grand seigneur, guitariste jusqu’au bout des
ongles et maître absolu de ses cordes vocales, Gérard ne changea pas
de ton pour souligner son triomphe.

C’est à cette scène qu’assistait Bernard au cœur des ténèbres, sans


en comprendre l’enjeu. Il balaya la nappe du regard jusqu’au bout de
table où était installé le commissaire Magenta. Indifférent au vacarme,
celui-ci avait repoussé son assiette pour faire place à un ordinateur
portable relié à un téléphone cellulaire, auquel le policier était lui-
même raccordé par des fils qui rentraient dans ses oreilles.
Bernard nota l’absence de son père et Lucien. Il était temps de
sonner la fin de la récréation. Il se composa une mine harassée et fit
une entrée dramatique. La serviette à la main, brandie comme un
sceptre, et la cravate en berne, tout en lui proclamait : « On s’amuse
pendant que je suis retenu à mon travail par d’écrasantes
responsabilités ! »
Il y eut un moment de flottement où la musique se tut. On se
redressa contre le dossier de la chaise. On comprenait que la fête était
terminée. Saisi du sentiment d’être un intrus, Pierre devint aussi rouge
qu’une tomate. Il chercha du regard le fils Bérenger, le cadet, pour
qu’il le sauve de son embarras. Ne le trouvant pas, il baissa
piteusement le nez. Gérard s’agenouilla pour ranger la guitare.
Comptant mentalement le nombre de bouteilles qu’il avait éclusées, il
regretta de ne pouvoir lui-même se glisser dans la housse pour
disparaître. Il hésitait entre deux attitudes : se redresser en tendant
poliment la main ou filer à quatre pattes en passant sous la table. Seul
le commissaire Magenta, hypnotisé par l’écran d’ordinateur et coupé
du bruit externe par le bouchon des oreillettes, ne s’était pas rendu
compte de la présence du fils aîné. Traquant la dent bleue dans un
labyrinthe en « code source », il venait de comprendre ce qui parasitait
son programme. Sous un air absent, il exultait.
Raide, digne et offensé, Bernard ne dit pas un mot. Il ignora la
main du romanichel et se dirigea droit vers son épouse. Il se sentait
184
preux chevalier volant au secours de sa dame en danger. Elle esquiva
son baiser lorsqu’il se pencha vers elle. Derechef à l’abri des lunettes,
elle bâilla en plaquant la main devant la bouche et annonça en s’étirant
qu’il se faisait tard : « Je ne sais pas vous mais, moi, je vais me coucher.
Bonne nuit, la compagnie. » Elle tourna les talons et disparut dans
l’escalier en colimaçon qui grimpait à sa chambre.
Bernard restait interloqué. Elle n’avait pas eu pour lui, son époux,
le moindre geste de connivence. C’était un peu désinvolte mais, au
fond, compréhensible. Soulagée qu’il l’eût libérée de son devoir de
maîtresse de maison, elle avait hâte de le retrouver au fond du lit. Elle
se dépêchait de s’apprêter pour l’accueillir – sous la nuisette, sa peau
nue, fraîchement savonnée, tu verrais ça, mon cher : c’est le repos du
guerrier. Il se tourna vers le commissaire qui affichait un sourire ravi :
lui au moins semblait content le voir. Il lui ordonna de mettre les deux
fâcheux à la porte pour éviter d’avoir à leur adresser la parole.
Découvrant la présence du fils aîné, Magenta se déboucha les oreilles
et se leva dans un semblant de garde-à-vous.
Profitant de la diversion, Gérard et Pierre entamaient une
manœuvre de contournement pour filer en douce lorsqu’ils furent
arrêtés par la voix de Lucien. Celui-ci revenait de la chambre du père.
Il avait enfin réussi à le coucher. Ç’avait été la croix et la bannière.
Lucien avait détecté une odeur incongru en servant le dessert. Il
avait pris son père sous les bras pour l’évacuer vers la salle de bain. En
chemin, c’était devenu une véritable infection, ça dégoulinait de
partout. Il avait dû l’installer tout habillé sous la douche Il l’avait
nettoyé au jet, réglé sur pression maximale. Ensuite seulement, il avait
pu lui enlever ses habits. Le vieil homme se laissait faire comme un
pantin. Tout somnolent, il tenait à peine debout. La faute sans doute
au mélange d’alcool et de médicaments. Il aurait fallu l’empêcher de
boire, ce satané cabochard. Lucien avait pourtant prévenu à la
cantonade ; manifestement en vain. Comme il naviguait sans cesse
entre la cuisine et le salon, il ne pouvait surveiller en permanence le
père qui, entraîné par l’ambiance, profitait de ses absences. Il se servait
des verres, les vidait d’un trait, puis il affichait l’air le plus innocent du
185
monde quand son fils réapparaissait. Les autres se foutaient de ce que
faisait le vieux pourvu qu’il se réjouît avec eux. D’ailleurs, il semblait
beaucoup s’amuser. Il éructait joyeusement de temps à autre et glissait
des bouts de phrase dans le tohu-bohu de la conversation. On se
taisait parfois pour le laisser parler. Il lui arrivait de tenir des propos
sensés, mais, la plupart du temps, il disait des bêtises sans queue ni tête
en dessinant des figures en l’air du bout de la fourchette. D’autres fois,
il montrait quelque chose à travers la vitre des portes-fenêtres, une
apparition dans les ténèbres qu’il était seul à voir. On essayait de
comprendre, on se moquait un peu et puis les discussions reprenaient.
Lorsque Gérard sortit la guitare, le père encouragea la musique avec
des gestes de chef d’orchestre. Pink Floyd, évidemment, ne faisait pas
partie de son répertoire. Ça ne l’empêcha pas de mêler sa voix aux
autres par des yo-ohs et des lalas.
Lucien trouva touchants les efforts qu’il faisait pour participer,
avant de l’évacuer. Maudite couche qui poussait le sphincter à se
relâcher !
À son retour, il vit les compères s’éclipser dans le dos de son frère.
La fête était déjà finie ? Voilà que tout le monde partait, pile au
moment où le maître de céans arrivait. C’était bien dommage. Faisant
un clin d’œil à Gérard, Lucien dit à son frère : « I wish you were here. »
Après de brèves présentations, Lucien raccompagna son copain
d’enfance et le jardinier vers la sortie. Comme tous les trois avaient du
mal à se quitter, ils restèrent encore un long moment à discuter dans la
nuit.
L’aîné des Bérenger en profita pour passer un savon au
commissaire. Qu’est-ce que c’était que cette chienlit ? À peine Bernard
avait-il le dos tourné qu’on organisait des petites sauteries chez lui,
dans ses meubles, avec sa vaisselle, son vin et… – de justesse, il se
retint de dire sa femme – son père ! Était-ce ainsi que le policier
concevait sa mission de surveillance ?
Magenta tenta de se justifier. Il avait le contrôle total de la situation.
Il admettait qu’un petit bug informatique survenu en fin d’après-midi
avait dévié l’opération Small Sister de son cours normal. Le cobaye
186
prisonnier s’était toutefois bien comporté le temps de réparer le
programme. Il avait ramené le père à la maison, comme prévu. Il avait
même apporté une touche pittoresque à l’opération en organisant ce
dîner. Le poisson était fameux et l’ail en chemise un régal. On en avait
laissé à M. Bérenger. Réchauffé au micro-onde, ça ne perdrait rien de
sa saveur. Durant le repas, le policier avait détecté le défaut dans le
logiciel. Ce n’était rien, une peccadille, maintenant tout marchait bien.
Il y avait eu des interférences avec la dent bleue, bref on n’allait pas
rentrer dans des détails techniques. Le plus perturbant était la
défaillance humaine. Avec un QG réduit à une gardienne de la paix et
néanmoins mère de famille, le policier était tout le temps sur la brèche.
Comme il l’avait déjà signalé, il manquait cruellement d’effectifs. Pour
une opération de l’envergure de Small Sister, c’était vraiment dommage.
Avec la position qu’occupait M. Bérenger, ne pourrait-il pas intercéder
auprès du Divisionnaire pour augmenter la taille de l’équipe ?
Bernard n’en croyait pas ses oreilles. Il fallait remettre ce petit
fonctionnaire au pas. Il avait le culot de lui présenter des
revendications syndicales alors qu’il venait de commettre une grave
faute professionnelle. Fallait-il rappeler au commissaire qu’il n’avait
pas à entrer en connivence avec le cobaye prisonnier ? Il ne devait pas
accepter une invitation à dîner de sa part. En aucun cas, il ne devait y
avoir de relation privilégiée entre eux deux. Le rôle du commissaire se
bornait à une surveillance rapprochée qui excluait toute forme de
complicité. La cible L était un individu dangereux, sournois et
manipulateur. La grillade de poissons et les démonstrations de
sympathie étaient des stratagèmes destinés à endormir la méfiance du
policier.
Bernard connaissait bien son frère. Sa vie n’était qu’une longue
suite de forfaits. Enfant, par exemple, il lui avait dérobé sa boîte de
chimie pour mettre le feu à leur chambre. Small Sister était le seul
moyen de discipliner ce forban. Magenta avait raison de réclamer des
effectifs supplémentaires pour le surveiller. Bernard en toucherait deux
mots au Divisionnaire dont il pouvait obtenir le consentement sur un
signe de tête.
187
Il congédia le commissaire et s’installa à table pour manger.
Lorsque Lucien revint au salon, Bernard le pria de ne pas débarrasser
les couverts tout de suite et de s’asseoir plutôt avec lui. Il fallait
profiter de leurs retrouvailles, ils ne s’étaient pas parlé depuis si
longtemps. Certes, ils avaient eu des différends par le passé, mais le
passé était le passé.
Oui, le passé était le passé, Lucien était d’accord sur ce point.
Son poisson était délicieux, il n’avait pas perdu la main pour faire
du feu.
À cette allusion, Lucien comprit qu’il devait présenter ses excuses
pour la boîte de chimie.
Son frère le rassura. C’était de l’histoire ancienne, tout comme les
grenouilles dans le slip, les camemberts putrides au fond du lit, les
préservatifs épinglés dans le dos et toutes ces petites facéties que, jadis,
Bernard avait subies et qui, rétrospectivement, le faisaient bien rire ; il
n’allait pas remettre ça sur le tapis. Ils étaient adultes maintenant et
leurs destins étaient liés grâce à Small Sister. Lucien devait l’accepter
comme un cadeau de sa part.
Ça n’avait pas été facile à négocier. Il y avait ce jugement par
contumace, après la fuite en Argentine, et puis cette malheureuse
affaire avec le douanier, au retour en France: le pauvre homme avait
une incapacité de travail pour plusieurs semaines et, bien sûr, il
réclamait des dommages et intérêts. Il s’était certainement fait faire un
certificat de complaisance, ce n’était pas la question. Le problème était
qu’en France, on ne frappe pas les gens pour un oui ou pour un non.
Il y a un Code pénal qui sanctionne les violences physiques, Grand
Dieu, merci ! Au-delà de huit jours d’interruption totale de travail
entraînée par des coups – « ITT, articles 222-7 et suivants » : dans la
bouche de Bernard, les termes sonnaient comme des coups de hachoir
– le délit est passible d’une peine d’emprisonnement. C’est quand
même normal de pouvoir se rendre au boulot en toute sécurité, non ?
Sinon, où va-t-on ?
Réprimant le serrement compulsif de sa main palmée, Lucien
approuvait en silence : il ne savait pas quelle était sa place dans cette
188
société-là. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il s’était exilé. Saltaca
avait été le premier endroit où on ne lui reprochait plus sa jeunesse
anarchique. Il avait été heureux là-bas. Il se caressa la poignée d’amour
pour se calmer. Il devinait que le préambule de son frère serait long.
Celui-ci ne voulait pas s’appesantir sur des faits accablants comme
la découverte de sachets de drogue dans les affaires du prévenu.
Toutes ces bêtises cumulées auraient dû l’envoyer en prison pour un
bon moment si Bernard n’était intervenu. Heureusement, il avait des
relations haut placées. Il les avait activées à charge de revanche, on sait
ce que c’est : il n’y a pas de repas gratuit en ce bas monde. Tout au
long de sa carrière, il avait rencontré des personnages influents, il avait
pénétré de puissants réseaux, il avait créé des liens d’amitié et constitué
des dossiers sur tout le monde. Il avait maintenant le privilège de faire
et défaire des carrières ad nutum : il adorait cette expression. Comme il
adorait voir se presser autour de lui une cour de plébéiens frémissants
de gratitude ou pétris de crainte, qu’il régalait d’un conseil ou
condamnait d’un claquement de doigts. Avec le sourire, toujours. Ah,
le délice du pouvoir ! Ce n’était pas dans les livres qu’on le découvrait
ni dans un coin perdu de Patagonie. Il avait dû mettre la main à la
poche aussi, mais l’argent n’était rien s’il s’agissait de laver l’honneur
des Bérenger. Il voulait donner à son frère sa dernière chance, celle de
revenir dans le droit chemin. C’était son devoir de chef de famille, à
lui, l’aîné, maintenant que le père n’avait plus toute sa tête. Ce dernier
eût-il d’ailleurs été l’implacable patriarche qu’on avait connu, il n’aurait
certainement pas été aussi clément envers le fils prodigue. Il avait
banni Lucien. C’était une punition excessive, même si elle avait été
justifiée par un manque de respect vis-à-vis de l’autorité paternelle.
Bernard afficha un air magnanime. Lui n’avait jamais approuvé cette
condamnation. Il préférait prendre son frère contre son cœur pour lui
faire entendre raison car il avait foi dans le sang qui coulait dans les
veines familiales.
Ainsi, à force d’entregent et de persuasion, il avait obtenu de
l’institution une peine somme toute légère pour le cadet : un Travail
d’intérêt général sous surveillance électronique. Les arguments étaient
189
aussi bien judiciaires que scientifiques – Bernard ouvrit ses deux mains
en les faisant osciller comme les plateaux d’une balance. Lucien allait
enfin se rendre utile à la société et de deux manières aussi nobles l’une
que l’autre. L’une consistait à se dévouer au père pour l’emmener en
fin de vie. Hélas, le pauvre homme, jadis si brillant, était maintenant
frappé par une terrible dégénérescence. La vieillesse est un naufrage,
Dieu nous en préserve. L’autre manière faisait de Lucien le sujet d’une
expérience au service de l’Humanité. C’était le programme Small Sister
– Bernard avait l’œil pétillant. La puce électronique était un modèle
révolutionnaire dont la puissance de calcul était inouïe, comme l’avait
expliqué le commissaire Magenta. Elle permettait d’augmenter
l’homme de capacités extraordinaires. Elle éliminait les erreurs de
réflexion et de comportement, dues aux imperfections naturelles. Elle
était la solution pour un fonctionnement harmonieux de la société. Les
essais en laboratoire et les simulations sur ordinateur avaient été
concluants. Il fallait maintenant passer à la phase supérieure de
l’expérimentation dite « en champ » – Bernard fit un clin d’œil de
connivence – et c’était Lucien qu’il avait proposé aux chercheurs
comme cobaye humain. Qu’il se rassure, les risques pour la santé
étaient extrêmement limités. Son corps avait accueilli l’implant comme
s’il n’attendait que lui pour améliorer ses performances. Il s’agissait
plus d’un ultime réglage du logiciel, une simple mise au point qui ferait
l’objet de publications scientifiques rédigées par le Dr Fontvieille.
C’était lui qui surveillait le déroulement du protocole et enregistrait les
résultats ; le nom de Lucien figurerait dans des actes de colloque. Un
Bérenger aurait cette chance d’être le premier à avoir porté la puce qui
bientôt équiperait tous les pensionnaires d’épades de la région et
même au-delà. Cependant, il ne fallait pas vendre la peau de l’ours
avant de l’avoir tué. Touchons du bois.
L’air goguenard et sûr de lui, Bernard pianota sur la table du bout
des doigts. Il sortit de sa serviette une carte topographique qu’il
déploya sur la nappe. Elle représentait la surface de l’Occitanie,
recouverte d’un pavage régulier d’hexagones adjacents, semblables aux
alvéoles des ruches d’abeille.
190
Small Sister était la pièce maîtresse d’un projet plus vaste, appelé
Smart home. On allait construire des maisons de retraite réparties à
équidistance les unes des autres sur toute la région. Bernard prit un
ton docte.
Basé sur un théorème mathématique connu sous le nom de
« conjecture du nid d’abeille », un logiciel avait réalisé la partition du
territoire en cellules identiques, de surface maximale pour un
périmètre donné. Dans un plan, la solution de ce problème n’est pas le
triangle ni le carré, mais l’hexagone. C’est le meilleur polygone pour le
revêtement d’une terrasse si l’on veut économiser du matériau – d’un
geste symétrique des deux index, Bernard dessinait la figure en l’air –,
les abeilles l’ont compris des millénaires avant l’homme en bâtissant
leurs nids. La forme des alvéoles est calculée de manière à contenir le
plus de miel possible en dépensant le moins d’énergie.
Dans cet esprit, le projet Smart home divisait le territoire en
hexagones réguliers, au centre desquels on installerait une maison de
retraite médicalisée. Le potentiel commercial de chacune avait été
estimé sur un ordinateur qui brassait des myriades de données et
calculait plus vite que l’éclair. Bernard brandit le poing comme s’il
contenait la torche olympique et il en détacha les doigts, un à un, en
commençant par le pouce pour énumérer sentencieusement les divers
paramètres:
1° démographiques : distribution de la population et taux de
vieillissement ;
2° géographiques : répartition de l’habitat, réseaux de transport,
temps de déplacement et distance de la famille au centre hospitalier ;
3° économiques : coûts fixes, variables, marginaux, moyens et
rendements financiers ;
4° alimentaires : 5 € le repas, le prix du Big Mac en France
À ce moment-là, les yeux de Bernard se mirent à briller d’excitation.
Le modèle de développement du casse-croûte américain était, pour lui,
l’exemple suprême de la réussite. Il vouait une admiration sans bornes
à Ray Kroc, l’homme qui était devenu milliardaire en multipliant les
sandwichs McDonald’s à travers le monde. Ce prodige en affaires
191
faisait de lui l’égal d’un prophète !
Dans une maison de retraite médicalisée, les dépenses de soins sont
rigides. Heureusement, elles sont subventionnées par l’État en France.
Ce sont les dépenses en nourriture et en main d’œuvre qui restent les
plus compressibles. Pour être rentable, l’établissement Smart home
réaliserait sa marge de profit sur la partie hébergement du client – ou
plutôt de la personne dépendante, Bernard rectifia aussitôt le lapsus –
qui incluait le gîte et, surtout, le couvert.
Cinq euros le repas : c’était la formule magique !
Tous les calculs validaient le Théorème du Nid d’Abeilles.
L’hexagone était bien le contour idéal de la zone de chalandise pour
un établissement Smart home. À l’instar d’une ruche, le réseau Smart
home optimiserait le contrôle et le bien-être de la population des
personnes dépendantes. Chacune serait reliée à un centre vigilant, par
une laisse invisible et suffisamment flexible grâce à Small Sister. Tout
était mathématiquement prouvé et informatiquement confirmé.
Bernard prévoyait que le développement des maisons de retraite high-
tech s’effectuerait graduellement, suivant l’exemple de McDonald’s. Il
fallait être prudent et ne pas se laisser emporter par une avidité
financière. Smart home était un projet au service de la population. Dans
un premier temps, les alvéoles couvriraient la région – Bernard répéta
« dans un premier temps » – ensuite, l’objectif serait le territoire
national qui avait la forme ? … – le frère aîné laissa au cadet un temps
de réflexion pour compléter ; malheureusement, Lucien était doté d’un
cerveau qui avait toujours fonctionné au ralenti depuis l’enfance ;
soupir – qui avait la forme d’un hexagone ! Ce n’était pas une
coïncidence si la construction historique de la France avait abouti à
cette figure géométrique parfaite.
Bernard prit un air gourmand et malin pour suggérer l’ambition
ultime de son projet. Le jour viendrait où, tout comme l’indice Big Mac
servait à estimer le niveau de vie des populations, l’indice Smart home
serait l’indice mondial de référence pour évaluer leur bonheur !
Le génial inventeur se tut et le silence qui suivit sembla résonner des
trompettes de la Renommée.
192
Lucien contemplait le visage congestionné de son frère, qui s’était
progressivement marbré de veines violettes. Bernard était parvenu à
un palier rhétorique où il avait depuis longtemps abandonné le ton de
l’excitation raisonnable pour céder à celui d’une exaltation inquiétante.
Son discours donnait froid dans le dos. Pourtant, il avait dû s’exercer
longuement devant la glace, de manière à roder son discours auprès
des mécènes. Décidément, il était aussi timbré que le père. Comme lui,
il porterait un jour une couche.
La campagne pour lever des fonds avait commencé. Bernard avait
commandé plusieurs études de marché. Les prévisions les plus basses
donnaient une rentabilité proche de celle qu’affichaient en moyenne
les entreprises cotées en Bourse ; les plus hautes prédisaient des
marges supérieures à celles des groupes de luxe : LVMH pourrait aller
se rhabiller ! Ce n’était pas étonnant. Les personnes dépendantes n’ont
pas que des cheveux d’argent, elles ont aussi une retraite en argent
qu’elles ne sont plus aptes à gérer. Elles sont une clientèle captive qui
ne cesse de croître grâce aux progrès de la médecine.
Ce petit calembour sur les cheveux d’argent faisait d’habitude son
effet auprès des sponsors. Bernard s’en délectait comme d’un résidu
de salade dans une denture nacrée.
Lucien nota furtivement qu’un des épades mentionnés sur le
document semblait situé pile à l’emplacement du domaine paternel.
Alors qu’il se penchait pour vérifier, la carte lâchée par son frère
s’enroula sur elle-même.
Bernard sursauta. Oublié en fond de poche, son téléphone venait
de vibrer à l’improviste contre un testicule. La sensation était
désagréable. Un message tombé des nuées électroniques l’informait
qu’un parrain du projet voulait le rencontrer le lendemain à la première
heure. Un type bien en vue dans les conseils d’administration du CAC
40. C’était ennuyeux. Il ne pouvait se présenter dans ce costume
froissé, avec cette cravate tirebouchonnée. Il lui fallait un veston avec
une rosette au revers. Il eut un moment de panique. Il n’en avait pas
ici. Il n’était même pas sûr d’en avoir chez lui dans sa garde-robe. Il
revoyait clairement la bonne emporter des vêtements sous le bras au
193
pressing, en précisant quelque chose à propos des « pastilles », quelque
chose à quoi il n’avait pas fait attention. « Pastille », c’était ainsi que
cette godiche appelait sa Légion d’honneur dans son français
approximatif ! Où avait-elle pu la fourrer ?
Il était impératif de rentrer à la maison le soir même pour retrouver
cette décoration. Il lui fallait renaître au matin dans une parure offrant
tous les signes de reconnaissance aux yeux d’un important. Le devoir,
toujours le devoir, avec ses mâchoires d’airain ! Tant qu’il y était, il
mettrait aussi sa chevalière maçonnique à l’annulaire gauche. Il ne
fallait rien négliger, ce parrain-là avait une fortune considérable et des
relations jusqu’aux ministères.
Il restait à clarifier deux ou trois choses avec son frère. En tant que
tuteur, celui-ci demeurait au domaine pour des raisons pratiques : nuit
et jour, il devait être au service du père, ainsi que le stipulaient les
termes de sa condamnation. C’était une prison dorée sur laquelle
Lucien n’avait aucun droit de propriété. En particulier, il ne pouvait y
inviter à manger n’importe qui. Le jardinier et le romanichel étaient
sans doute des personnages sympathiques. Ce n’était pas une raison
pour les nourrir.
Lucien se permit d’intervenir. En l’occurrence, c’était plutôt le
« romanichel » qui les avait nourris puisqu’il avait fourni le poisson. Le
jardinier avait gracieusement offert l’ail frais et les pommes de terre
nouvelles. Quant à la salicorne et au fenouil préparés en salade, on en
trouvait un peu partout sur les bords de l’étang. Toutes ces petites
contributions avaient permis d’économiser les cinq euros avec lesquels
le cuisinier qu’il était devait se débrouiller pour imaginer une
alimentation aussi goûteuse que saine, ainsi que Bernard pourrait le
constater en examinant la consistance des matières fécales recueillies
en bout de l’honorable tuyau paternel. Voulait-il inspecter la couche ?
Bernard eut un hoquet de dégoût. C’était bien l’esprit de son frère
de se complaire dans des détails aussi triviaux. Et tous ces cadavres de
bouteille ? Le ciel lui aussi s’était sans doute mis de la partie pour faire
pleuvoir une averse de vins.
Lucien rétorqua qu’ils commençaient à se piquer au fond de la cave.
194
Il était temps de les boire. Il récupérait ceux qui tournaient au vinaigre
pour assaisonner la salade et nettoyer toutes les moisissures dans la
cuisine jusqu’au fond du réfrigérateur. Il en avait profité pour dégager
la collection de barquettes en plastique qui encombraient le meuble.
Leur date de péremption était effacée et leur contenu renseignait sur la
manière dont les asticots industriels digèrent les produits chimiques
avant de s’entre-dévorer. Le spectacle à l’intérieur évoquait plus un
cimetière profané qu’une armoire alimentaire. Grâce aux vertus du
vinaigre et un peu d’argile du jardin, le frigo avait retrouvé des senteurs
naturelles et une vocation hygiénique première.
Bernard avait la nausée d’écouter son frère. Il pouvait lui épargner
ses considérations sordides. On perdait du temps en peccadilles. À
chacun sa tâche et les affaires seraient convenablement gérées. Une
division du travail bien pensée attribuait à son frère le rôle ménager
naguère dévolu aux femmes. Qu’il l’effectue pour purger sa peine et en
silence par pitié ! Le chef de famille n’avait que faire des petites odeurs
domestiques. Il avait suffisamment de soucis avec la réalisation de ses
hauts projets. Il irait droit au but.
Au décès de la mère, la demeure familiale avait été partagée entre le
père, Cécile et Bernard, à l’exclusion de Lucien dont on avait perdu la
trace. La propriété avait été divisée devant le notaire en trois éléments
distincts : l’usus, le fructus et l’abusus. L’addition des deux premiers,
résultant en l’usufruit, avait été attribuée au père pour qu’il continue à
habiter chez lui. Le fils aîné et la fille, maintenant envolée en
Thaïlande, avaient eux seuls hérité de la nue-propriété parce qu’ils
étaient présents au moment douloureux d’être séparés de maman,
alors que Lucien, désinvolte, courait la pampa. N’ayant aucun droit de
propriété, ce dernier se dispenserait de transformer le domaine en
auberge espagnole. C’était clair, non ?
Lucien avait baissé la tête pour cacher les larmes qui lui montaient
aux yeux. Il avait honte et ne voulait pas donner à son frère le
spectacle de son désarroi. Il avait été si longtemps absent. Maman les
avait quittés pour toujours et, lui, il avait ignoré ce moment-là. L’idée
qu’on ne l’avait pas prévenu n’était d’aucun réconfort. Il n’avait laissé
195
l’adresse de Saltaca qu’à sa mère, il ne faisait confiance à personne
d’autre. Elle avait dû garder ce secret pour elle et l’avait emporté dans
ses bagages. Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même de ne pas l’avoir
revue avant son départ ni à l’instant de franchir le seuil d’où l’on ne
revient plus.
Avait-elle souffert ? Avait-elle gardé ce calme dont elle ne se
départissait jamais ? Son dernier visage avait-il été grave ou souriant ?
Lucien n’en savait rien et il était trop tard pour s’en soucier
maintenant. Plus jamais il ne l’étreindrait, plus jamais il ne toucherait
sa chair aimante, plus jamais il ne rirait avec elle, plus jamais le
réconfort de son visage bienveillant ni la vision de ses bijoux discrets :
un coin de paupière, l’inflexion du cou, le galbe du mollet, le sourire
ailé, son lobe d’oreille… Plus jamais son odeur de pain chaud à fleur
de narine, plus jamais le cocktail unique de sa transpiration mêlée à
trois gouttes d’essence de Guerlain, plus jamais recueillir la saveur de
sa peau sur le bout des lèvres, plus jamais écouter les subtiles
variations de sa voix, plus jamais ses innocentes gronderies et ses
pudiques gestes d’amour, plus jamais cette vague soyeuse dans laquelle
se baigner. Plus jamais, plus jamais… C’était le seul refrain qui
subsistait.
Il n’imaginait pas que la lumière s’étiole dans le clair regard de sa
mère. Il ne concevait pas qu’il existe un souffle capable d’effacer une
flamme si vivace. Il n’y avait pas de démon assez cruel pour priver le
monde de la beauté d’Amélie.
Tout se délitait en Lucien. Ses puissantes épaules étaient secouées
de sanglots. La queue fantôme se déployait et s’enroulait en volutes
invisibles autour de lui pour former un cocon invisible dans lequel
s’abandonner. Sa main palmée lui enveloppait la tête d’une cagoule.
L’air ambiant se mettait à tourner au son d’un tango désespéré et tout
l’environnement avec. Il se sentit aspirer par un vortex sans fond qui
engloutirait le monde. Il entendit son frère dire : « Reprends-toi, mon
garçon. Il est l’heure d’aller se coucher. Tu feras la vaisselle demain. »
Lucien redressa la tête. Son visage barbouillé de larmes était terrible
à voir. Il murmura : « Dégage d’ici avant que je te fracasse le crâne. »
196
C’était net et suffisamment audible pour être entendu. De toute
façon, Bernard n’avait plus rien à faire ici. Il prit le temps de
rassembler ses affaires pour maîtriser le tremblement qui lui venait. Il
fallait se retirer dignement et sauver la face devant son frère. Les
menaces de celui-ci ne l’impressionnaient pas. Small Sister enregistrait
tout. Le commissaire Magenta veillait au grain et, à la moindre
incartade, les forces de l’ordre neutraliseraient la bête. Inutile
d’épiloguer, Lucien savait qu’on le tenait par les couilles.

197
Chapitre 14

« Celui-ci est le plus adapté de tous. Il mettra votre regard en valeur


et soulignera l’arrondi de votre visage. Il vous sied à merveille. » La
vendeuse récitait les phrases sans y mettre de convictions. Son regard
était absent et son attitude un peu raide. Sans être empressée, elle était
tout le temps sur les talons d’Hélène qui s’en agaçait. Dès qu’elle était
entrée dans le magasin, la femme s’était attachée à elle comme une
ombre. Elle avait un faux air d’Amélie qui la mettait mal à l’aise. Il n’y
avait pas d’autres clientes qu’Hélène et pourtant on se serait cru un
jour de soldes avec tous ces articles déballés en vrac dans les rayons.
La musique d’ambiance était tellement étouffée qu’elle produisait un
souffle intermittent qui semblait sortir de bronches asthmatiques.
Hélène jeta un regard désespéré sur tous les chapeaux qu’elle avait
essayés, maintenant éparpillés alentour. Il ne lui restait plus que ce
panama dont la vendeuse s’était coiffée d’un geste désinvolte pour lui
montrer l’effet qu’il produisait. Elle lui fit l’article : « C’est exactement
le modèle que portait votre belle-mère. Il vous donnera la même
expression. »
Elle lui posa d’autorité le chapeau sur la tête.
« En voilà des manières ! » s’offusqua Hélène.
Tournant son regard vers un miroir, elle s’aperçut qu’elle était
entièrement nue, à l’exception du panama dont la paille trouée
s’effilochait par endroits. Elle poussa un cri en se couvrant le sexe et la
poitrine des mains. Elle courut se réfugier dans une cabine d’essayage
dont elle rabattit violemment le rideau sur elle.
C’était un réduit sans plafond, à peine plus haut qu’elle et qui sentait
la transpiration. Il y avait tout juste assez d’espace pour s’asseoir. Elle

198
n’y trouva pas ses habits, comme absurdement elle le pensait. Elle ne
se souvenait même pas de les avoir enlevés. Elle voulut se débarrasser
du chapeau, mais il semblait vissé sur sa tête. Des deux mains
accrochées au rebord, elle avait beau tirer vers le haut, une pression
étrange s’opposait à tous ses efforts. Elle sentit comme un poids au
sommet de son crâne. En tâtant au jugé, elle effleura des doigts qui
n’étaient pas les siens et qui se crispèrent aussitôt.
Saisie de répulsion, Hélène s’affaissa par terre en levant les yeux. Il y
avait deux bras passant par-dessus la cloison, deux bras sans tête,
maigres et veineux, tendus dans sa direction. Les mains fouillaient l’air
patiemment, nageant vers elle avec la lenteur de poulpes déployant
leurs tentacules. Hélène n’arrivait pas à lever les coudes pour se
protéger. Ses bras restaient soudés au corps. En vain, elle essaya
d’appeler à l’aide. Elle n’avait plus de voix. Pétrifiée, elle se
recroquevilla au sol, tandis que les doigts agrippaient de nouveau le
chapeau.

Dans l’atelier d’Amélie transformé en chambre, Lucien allait se


mettre au lit lorsqu’il entendit des grincements dans l’escalier. Le père
dormait dans la suite en bas. Si l’envie lui prenait d’aller aux toilettes, il
avait sa propre salle de bain attenante. De plus, Lucien s’était résigné à
lui enfiler le modèle smart de boxer absorbant pour la nuit. Il tenterait
un autre jour de lui faire perdre l’habitude de la couche. Il estimait qu’il
en avait assez fait pour aujourd’hui.
En dehors d’eux, il n’y avait plus qu’Hélène à la maison. Elle
couchait dans l’immense pièce du haut, en bout de couloir, que les
parents avaient aménagée en abattant les murs entre les anciennes
chambres d’enfant. Elle était séparée de l’atelier par une enfilade de
placards, un boudoir et une salle de bain situés en vis-à-vis. Lucien
supposa en bâillant que la belle-sœur descendait à la cuisine pour une
raison qui ne le regardait pas. Il posa la tête sur l’oreiller et s’endormit
aussitôt.

La réalité n’était pas moins effrayante que le rêve. Penché sur le


199
corps allongé d’Hélène, le père Bérenger lui plaquait le chapeau sur le
visage en essayant de l’ajuster au tour de tête. Monté à califourchon
sur elle, il écrasait les bras de la femme contre le bassin qu’il enserrait
entre ses maigres cuisses de manière à la clouer au matelas. C’est à
peine si elle arrivait à bouger les mains comprimées contre son pubis
par la double épaisseur du boxer. Il pesait de tout le poids de son
corps qui, tout frêle qu’il était, s’avérait extraordinairement lourd. Elle
sentait les os des jambes en tenaille contre son ventre et les genoux qui
lui rentraient dans les épaules. Les gestes du vieux étaient fermes et
déterminés. Son emprise était étonnamment vigoureuse. Il ânonnait :
« Il faut mettre le chapeau… Il faut mettre le chapeau… »
Hélène avait la vue brouillée par les boucles de cheveux qui lui
rentraient dans les yeux. En agitant la tête, elle ne faisait que
s’égratigner à la paille. Bouche ouverte, incapable de respirer, elle
cherchait désespérément l’air. Elle mordait le vide à coup de
mâchoires. Elle cracha sur son agresseur, puis tenta une ruade des
hanches en s’arcboutant sur les pieds. Elle ne parvint qu’à s’essouffler
un peu plus. Elle sentit qu’elle allait perdre connaissance.
Sa poitrine s’allégea soudain. L’air afflua dans ses poumons. Elle
prit une longue inspiration et son buste se déploya. Ses membres
étaient libres, elle pouvait bouger. Faiblement, elle se redressa. Elle
entendit qu’on disait : « Ça suffit maintenant, papa. Ta salle de bain est
en bas. Fiche la paix à Hélène. »
Elle vit le vieil homme ceinturé par des bras à la poitrine. Il glissait,
jambes ballantes, loin du lit. Il se laissa traîner sans résistance jusqu’à la
porte. Derrière lui, la silhouette de Lucien se découpa dans
l’embrasure. Il se baissa pour soulever son père. Celui-ci semblait se
laisser faire. Il se recroquevilla comme un enfant contre la poitrine du
fils qui lui murmurait une valse argentine ; c’était celle qu’Amélie
chantait pour bercer ses enfants.

Il n’eut aucun mal à coucher le père. Une fois assuré qu’il dormait à
poings fermés, Lucien remonta à l’atelier. Vêtu d’un simple pantalon
dont il n’avait pas, dans sa hâte, boutonné la braguette, il contourna le
200
paravent aux couples dansants, qu’avait jadis peints Amélie. Il trouva
Hélène assise en robe de chambre sur son lit. Posé contre le matelas à
côté d’elle, il y avait un paquet rectangulaire et plat, en papier kraft
retenu par de la corde.
Surpris de la trouver là, il présenta aussitôt des excuses pour son
père. Il ne croyait pas que le vieil homme avait de mauvaises
intentions. C’était juste un moment d’égarement. Il faisait une fixation
sur le chapeau d’Amélie. Lucien l’avait remarqué dans la voiture, à la
manière dont il scrutait le couvre-chef dans le dos de la conductrice.
La maladie d’Alzheimer embrouillait les idées et dévastait la mémoire,
c’était un fait. Sans doute y avait-il aussi en cause le mélange d’alcool et
de médicaments contre lequel Lucien avait mis en garde durant le
repas ; en vain, et ce n’était pas faute d’avoir insisté, bon sang,
personne ne l’avait pas écouté. Certes, c’était lui le tuteur, le cuisinier,
le garde-malade, le majordome et tout ce qu’on voulait, mais il ne
pouvait pas être à la fois au four et au moulin.
Il supposait que le panama avait réveillé le souvenir d’Amélie dans
l’esprit du père. Ne se rappelant pas qu’elle était décédée, il avait
confondu Hélène avec sa femme. La raison pour laquelle il était venu
lui enfoncer le chapeau sur la tête en pleine nuit était plus obscure.
Lucien n’avait pas d’explication et il regrettait fort la manière dont le
vieil homme s’y était pris. C’était très violent à l’évidence. Il était
pourtant certain que sa motivation n’était pas méchante. Lucien ferait
en sorte que cela ne se reproduise pas. Il serait extrêmement vigilant,
Hélène pouvait en avoir l’assurance.
Elle l’avait laissé parler, humblement engoncée dans sa robe de
chambre. Elle s’adressa à lui de manière apaisante. Elle ne reprochait
rien à Lucien. Au contraire, elle lui était infiniment reconnaissante
d’être intervenu. Elle avait été surprise : le vieux était drôlement
costaud. Elle n’aurait pas pu s’en débarrasser toute seule. Elle avait eu
très peur. C’était passé maintenant. Tout de même, elle avait une
longue éraflure rose en haut du front et peut-être des contusions
ailleurs, se dit Lucien. Elle était consciente que sa tâche à lui n’était pas
facile. Elle aussi, elle ferait attention de son côté. Elle commencerait
201
par s’acheter un nouveau chapeau
Il était impressionné de la voir si calme après ce qu’elle avait subi.
Elle avait un sacré sang-froid. Les choses auraient pu très mal tourner
à quelques minutes près. Il avait du mal à estimer le danger que
représentait désormais son père pour l’entourage. Il l’avait toujours
connu violent suite à des crises de colère. En l’occurrence, le vieil
homme n’avait pas été en proie à la colère. Il était mû par une idée
obsessionnelle. Un point positif était que Lucien n’avait pas eu de mal
à le maîtriser. Le père ne s’était pas débattu, il s’était même montré
plutôt obéissant.

Hélène était là parce qu’elle s’était rappelé un service que son mari lui
avait demandé. Elle tendit la main vers le paquet. C’était pour Lucien :
l’héritage que sa mère lui avait laissé. Ça contenait quelque chose de
mince, assez petit, dont les dimensions étaient de 58.5 sur 89 cm
exactement.
Pour l’instant, il le prit, examina longuement l’emballage sans le
défaire puis le déposa dans un coin.
Il ne l’ouvrait pas, s’étonna Hélène, curieuse de découvrir ce qu’il y
avait dedans. Non, il préférait se réserver la surprise pour un autre
jour. À présent, il avait envie de se coucher et elle aussi ferait mieux
d’aller rejoindre son lit pour se remettre de ses émotions. Hélène
affirma qu’elle ne trouverait pas le sommeil si elle était toute seule
dans sa chambre. Après ce qui venait de se passer, elle ne se sentait pas
complètement rassurée. Voyait-il un inconvénient à ce qu’elle
dorme… en sa compagnie ? Il n’y avait qu’un seul lit ici, fit-il
remarquer. Il n’était pas très confortable à cause des zébulons. Des
« zébulons » ? Elle ignorait à quoi il faisait allusion.
Il bafouilla que c’était une vieille marque de sommier dont les
ressorts étaient fatigués. Ça grinçait et ça ondulait au moindre
mouvement. C’était vraiment désagréable quand on n’était pas habitué.
Il valait mieux qu’elle se retire dans ses appartements et il viendrait
s’installer dans le canapé avec une couverture.
L’idée de retrouver les lieux où le père l’avait agressé glaçait Hélène
202
par avance. Non, ce qu’elle préférait, c’était se glisser sous les draps
avec lui, s’il n’y voyait pas d’objection. Il en voyait une : d’habitude il
dormait nu et, de toute façon, on ne lui avait pas fourni de pyjama. Il
aurait pu enfiler de nouveau la chemise de nuit de sa mère si le
vêtement n’avait été réduit en loques après ses galipettes dans la
garrigue.
Qu’il se rassure, elle ne ressentait aucune gêne à ce qu’il s’allongeât
nu à côté d’elle. Tout en disant cela, elle desserra la ceinture de la robe
de chambre qu’elle fit glisser à ses pieds d’une preste ondulation des
épaules.
Tabuka, reine de la tribu des Gombars !
Solennellement, l’annonce avait retenti dans l’esprit de Lucien,
comme si elle avait été clamée par un crieur officiel. Il constata que sa
belle-sœur n’avait rien perdu de sa plastique ni renouvelé sa garde-robe
depuis le jour de son mariage. C’était le même modèle de combinaison
avec petits nœuds en satin et dentelle vaporeuse, le baby doll qu’il avait
eu plaisir à dégrafer. En revanche, les sous-vêtements qui
apparaissaient en transparence étaient d’un style différent. Plus sages,
moins échancrés, décents pour tout dire, culotte et soutien-gorge
étaient dépareillés : l’une, rouge, lorgnait vers le shorty plutôt que le
slip, et l’autre, noir, avait deux bonnets entièrement couvrants, reliés
par une bande d’étoffe qui barrait d’un rectangle le creux des seins, tel
le carré blanc de l’ORTF prévenant le téléspectateur d’un contenu
érotique. Les dessous d’Hélène étaient un appel à la chasteté qui
détournait la nuisette de sa vocation. Le décolleté n’était plus suggestif
et le jupon avait la modestie d’un survêtement.
Tout cela lui apparut en un clin d’œil. Rien de cela n’était
raisonnable.

Lucien rappela à Hélène qu’il était sous surveillance électronique et


que Small Sister était un mouchard extrêmement sophistiqué. Sueur,
sang, larmes, dopamine, rien ne lui échappait des petits fluides que
produisait son organisme. L’implant enregistrait en permanence sa
respiration, son rythme cardiaque, sa tension nerveuse et toutes sortes
203
de données biologiques dont il n’avait pas idée. Ces informations
étaient ensuite compilées dans un disque dur où un logiciel détectait
« pour son bien » les écarts, les anomalies et les incongruités de sa
conduite par rapport à une norme qu’il n’était pas censé ignorer. Il ne
pouvait donc aller se vider la vessie sans que la puce mesurât la
courbure et la pression du jet, le diamètre de son instrument, le niveau
de vidange et le plaisir qui affluait dans son cerveau suite au
soulagement. Si jamais l’un des indicateurs sortait d’un intervalle
acceptable, on pouvait deviner qu’une clochette s’agiterait sur le
tableau de contrôle de son ange gardien, le commissaire Magenta, qui
accourrait pour voir de quoi il retournait. Bref, pour plagier ce bon
vieux père Hugo qui avait déjà imaginé la scène:
Il se retire tout seul pour pisser un coup.
Comme il est un mâle, il se tient debout.
Et que ne voit-il pas, même au petit coin ?
L’œil est aux toilettes et regarde Lucien.
Hélène applaudit l’improvisation. Aussi oppressante fût-elle, la
situation inspirait Lucien. Elle trouvait toutefois qu’il dramatisait. Elle
ne voyait pas pourquoi sa présence dans un lit à ses côtés, activerait les
petits fluides dont il parlait.
Puisqu’il fallait aborder crûment le problème, Lucien prétendit qu’il
avait déjà un début d’érection. Elle demanda à vérifier. « Permettez »,
dit-elle en glissant lestement sa main dans l’entrebâillement de la
braguette. Elle put constater au toucher qu’il y avait effectivement un
certain bourgeonnement. « Ça va vite chez vous », commenta-t-elle.
Il en était désolé. Il était un homme fragile, il le reconnaissait. On
essayait bien de « l’augmenter » par un attirail électronique pour l’aider
à surmonter ses faiblesses, mais la bandaison est un phénomène
complexe qui ne se commande pas.
À sa décharge, il avait été mal orienté par la lecture de Zembla et du
catalogue de la Redoute, dont la richesse érotique était insoupçonnable
et insoupçonnée de ses parents qui laissaient traîner des exemplaires
des deux ouvrages à la portée des enfants sans imaginer la perversion

204
qui s’instillait sournoisement dans son esprit encore vierge et innocent.
Sa sœur et son frère semblaient épargnés eux par de pareils tourments,
non qu’ils fussent moins vierges ou innocents – ce n’était pas ce qu’il
voulait dire – simplement ils n’étaient intéressés ni par les photos dudit
catalogue ni par les dessins de la reine Tabuka. Ils n’étaient pas non
plus nés avec une queue et des palmes surnuméraires. La puissance
sensuelle des images – car c’était bien là que se situait l’origine de sa
déviance – avait illuminé son imaginaire mieux que des guirlandes
clignotantes sur un sapin de Noël. Elle avait perturbé sa libido
balbutiante et le poursuivait depuis obsessionnellement. À cause d’elle,
il retrouvait à l’instant-même un émoi délectable à contempler les
formes et la tenue d’Hélène.
Pouvait-elle ôter sa nuisette ? demanda Lucien. Ce serait un premier
pas dans l’atténuation de son trouble. Elle pouvait garder ses sous-
vêtements. Ils étaient moins gênants.
Les paroles d’une chanson revinrent à Hélène :
You can leave your hat on
You can leave your hat on
Elle voulait bien retirer le baby doll si ça pouvait détendre Lucien. Il
n’avait pas à s’excuser de son… hum hum. Ce qu’elle tâtait n’avait rien
d’exceptionnel. La consistance et l’afflux sanguin devaient se situer
dans les limites de la décence définie par Small Sister. Bien sûr, il aurait
fallu avoir le détail du protocole pour s’en assurer. Elle n’avait pas eu
la curiosité de le demander à son mari. Elle trouvait ses procédés
ineptes et ne désirait pas les encourager en montrant un quelconque
intérêt.
D’un mouvement du torse, elle enleva la combinaison qu’elle jeta par
derrière avec la même désinvolture qu’une coupe de champagne une
fois bue. Elle replongea aussitôt la main dans la braguette de Lucien.
Elle ne sentit pas de ramollissement du sexe. C’était même le contraire.
Elle malaxa un peu la bourse dans l’idée de créer un effet émollient.
La verge ne s’en trouva que plus turgescente – un vrai petit fût monté
sur essieu – c’était amusant. Elle céda à la tentation de baguer la

205
hampe de ses doigts, en laissant du jeu pour sentir le frémissement de
la chair en creux de paume. Prétextant que ce contact l’aiderait à
s’endormir, elle demanda à Lucien la permission de le tenir ainsi tandis
qu’elle s’allongeait contre lui.
Celui-ci recula pour lui retirer l’instrument qui se mit à osciller de
haut en bas. Sorti du licol avec l’air d’un âne qui agite la tête, le gland
semblait opiner à la perspective de servir de hochet à Hélène.
Des veines saillantes se vrillaient autour du membre dont le bout
protubérant prenait une teinte vineuse. Lucien sentait d’agréables
frissons hérisser le poil de son échine et une brise tiède lui monter à la
tête. Sa queue se déployait en invisibles arabesques dans son dos,
comme un serpent envoûté par un joueur de flûte.

Cette femme avait un charme évident auquel il aurait été ravi de


succomber en d’autres circonstances. Pendant que son corps
s’échauffait dans des fumerolles érotiques, une poche de froideur
subsistait, ironiquement circonscrite à la poignée d’amour gauche. Là
se trouvait Small Sister et Lucien ne pouvait l’ignorer. Ce n’était pas une
simple incrustation métallique dont le pus finirait par se résorber ;
c’était un abcès vicieux qui contaminait aussi l’esprit. Il s’en écoulait
une écœurante théorie de mesures et de statistiques avec lesquelles il
fallait désormais composer. Cette damnée puce lui volait son intimité.
Que racontait-elle de lui, de ses élans, de ses envies, des émotions qui
le traversaient ? Tout cela formait un ballet dont le mystère d’habitude
l’exaltait… et la démesure l’avait parfois décontenancé. Tantôt contrit,
tantôt émerveillé, Lucien avait appris à être aux premières loges du
spectacle qu’il donnait de lui à lui-même. Il détestait l’idée qu’une
conscience extérieure vînt scruter qui il était sans y être invitée. Il était
pourtant condamné à s’accommoder du regard intrusif de l’implant
électronique.
Les membranes jadis amputées agitaient sa main de spasmes qui lui
crispaient les doigts. Fugacement, il fut tenté de lacérer sa poignée
d’amour pour en extraire Small Sister. Il vit en un clin d’œil le sang, les
lambeaux de chair et l’effroi qui en résulteraient. Il sentit sur lui le
206
regard espiègle d’Hélène. Elle avait un sourire rayonnant de candeur
qui la rendait plus adorable que jamais. De toute sa personne, il
émanait une séduction bien réelle devant laquelle Small Sister semblait
une chimère. La menace s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue.
Lucien se dit que merde, après tout, on verrait bien ce qui arriverait.
Il y avait au fond de lui une machinerie délicate qui se mettait
progressivement en branle. À son insu, les rouages et les pistons
s’étaient automatiquement lubrifiés pour éviter de grincer, les uns
tournant et les autres glissant dans un bruissement de soie et une
coordination parfaite. Çà et là répartis dans l’obscurité, des foyers
s’allumaient. Il s’en échappait des ronds et des spirales de flammèches
qui, depuis le cœur jusqu’aux extrémités, parcouraient son corps selon
un circuit organisé. La température montait en grand mystère. Des
flux s’échangeaient, des soupapes se soulevaient, des tuyaux se
dilataient et tout ce merveilleux mécanisme régulait en douceur la
pression selon un processus que Lucien ignorait.
C’était fascinant et inquiétant à la fois, maintenant qu’il y avait Small
Sister aux aguets.
Il aurait fallu passer en revue une check-list inconnue pour relever
quelques compteurs et vérifier si les niveaux étaient décents. À quoi
bon ? Le mouchard était bien plus rapide que lui. La mécanique du
désir était déjà en marche et il ne connaissait pas les limites de volupté
autorisée. Il n’était pas question de se laisser aller comme il en avait
l’habitude – c’est à dire à corps perdu. Mis au défi de garder un peu de
lucidité tandis que les émotions le submergeaient, Lucien chauffait sa
raison à blanc pour produire des lucioles qui éclairciraient en
tournoyant la brume dans laquelle Small Sister tramait ses calculs.

Se résignant à d’improbables conséquences, il fit glisser son pantalon


à ses pieds et se coucha en chien de fusil. Le sommier grinça de tous
ses ressorts pour l’accueillir. Hélène vint se plaquer contre son dos.
Elle gigota un peu pour ajuster ses formes à la cambrure étroite des
reins et assurer sa prise à l’avant. Ce fut à point nommé car la verge,
abandonnée à elle-même, s’était un peu relâchée. Hélène la tripota
207
juste ce qu’il fallait pour lui rendre la fermeté qu’elle désirait. Elle
susurra « merci » dans un creux d’omoplate contre lequel elle avait calé
sa joue. Tendu et ravi à la fois, Lucien sentit la buée des lèvres
humecter son épiderme.
Un flux de chaleur venant du dos l’enveloppait par vagues
successives qui le berçaient langoureusement. Elles s’enroulaient l’une
après l’autre contre sa poitrine en éclaboussant sa peau d’écume. Une
dentelle iodée s’édulcorait dans son sang où poussaient des anémones
aux herbes caressantes. L’image de Small Sister se désagrégeait peu à
peu. Dans un tel sentiment de béatitude, la puce n’était plus qu’une
épave recouverte de coquillages et rongée par la corrosion. La queue
fantôme avait trouvé le moyen de se lover contre le ventre de la
femme en discrètes circonvolutions. L’autre queue, pleine de majesté
contenue et ronronnante comme un chat au creux d’un coussin, se
dilatait d’aise sous la pression délicate des doigts.
Quelque chose gênait Hélène sans qu’elle sût exactement quoi.
Quelque chose d’impalpable contre son estomac et qui pourtant était
là. Ça faisait obstacle au contact de ses cuisses avec les fesses de
Lucien et créait une poche d’air entre eux, par laquelle s’infiltrait un
courant frais qui, tout léger qu’il fût, la faisait frissonner. Elle pensait
que s’il se retournait sur le dos, elle pourrait éliminer ce petit
inconvénient en s’allongeant de biais contre lui.
Obéissant, Lucien roula d’un quart de tour sur lui-même en glissant
de côté pour éviter d’écraser sa belle-sœur. Anticipant le mouvement,
elle avait relâché son étreinte et bascula de conserve au-dessus de lui.
De sourds couinements en fond de sommier saluèrent le parfait
synchronisme des corps. Comme elle l’avait prévu, tous les deux se
collèrent l’un à l’autre encore plus intimement. Le buste et le bassin de
l’homme offraient un confortable berceau dont elle sentait à peine les
os contre les hanches et les seins. Les jambes s’entrelaçaient depuis les
cuisses jusqu’aux pieds dont les orteils cherchaient à se jumeler. Elle
pouvait, de surcroit, agripper plus commodément la manette charnue
qui faisait levier en bas du ventre, tout en fourrageant dans la toison
qui en cernait la racine.
208
Elle dit d’un ton mutin qu’elle était bien réactive et que ça lui faisait
de l’effet.
Fugacement, il se demanda de qui elle parlait, ou plutôt de quoi.
Comprenant tout à coup, il lui murmura de ne pas s’inquiéter, il fallait
dormir maintenant.
Décidément, il n’était pas drôle ! Voilà qu’il la faisait fondre et plutôt
que de s’occuper d’elle, il cherchait bêtement le sommeil. Tout le
monde n’en avait pas envie. Pour preuve, elle donna une petite claque
au gland qui se poussa du col pour bien montrer dans quel camp il se
rangeait. La queue fantôme rampait dans les replis des draps comme
un serpent à l’affût.
Il était même méchant, insista Hélène. Elle se hissa jusqu’à sa bouche
qu’elle trouva entrebâillée. Elle lui picora les lèvres en le traitant de
« vilain-vilain », jusqu’à débusquer une langue bien docile.
Trahi de tous côtés, Lucien soupira. « Permettez ? demanda-t-il en
caressant d’un doigt le fond de culotte en contact avec sa cuisse. Tout
cela est bien sec. Une matière imperméable sans doute... »
Hélène redressa la tête, outrée par la trivialité du commentaire autant
que par la familiarité du geste. Creusant les reins et pliant une jambe
en l’air, elle tira d’un coup sec sur l’élastique de la culotte. Celle-ci se
vrilla sur elle-même en glissant sur les fesses et, réduit à l’état de
tortillon autour d’une seule jambe – celle qui était levée –, elle passa un
genou en se coinçant dans l’autre. Hélène éjecta le sous-vêtement
d’une secousse du pied qui le laissa tire-bouchonnant comme une
jarretelle autour du mollet.
Triomphant de sa croupe à l’air et confiante en sa nudité, la femme
se redressa posément, en balayant ses cheveux en arrière pour dégager
son regard. Hautaine et sûre de tenir l’homme à sa merci, elle appuya
une main contre son torse en le toisant par-dessus la saillie des seins.
Elle écarta les cuisses pour enfourcher d’autorité le bassin sous elle.
Subjugué, Lucien avait assisté à toute cette gymnastique sans bouger.
Il se ressaisit en voyant la belle s’accroupir sans ménagement et lui prit
les hanches à deux mains pour stopper net la chute. Son pénis ployait
déjà sous la pression. Coincé dans le triangle du périnée, le gland se
209
retrouvait coiffé d’une perruque mal ajustée. Lucien pria Hélène d’y
aller plus doucement. C’était plus délicat qu’un piston de locomotive
et moins souple qu’un jonc, du moins chez lui. Il était désolé, il
faudrait faire avec. Chagrinée par un contact trop rêche, la verge
mollissait sous son couvre-chef et menaçait de perdre son aplomb.
Intrigué de ne pas sentir la moiteur promise, Lucien demanda à
Hélène de tenir la position en prenant appui sur les genoux. C’était un
spectacle ravissant : l’arc-brisé des cuisses donnait à son maintien la
splendeur d’une ogive gothique. Une fois l’édifice stabilisé, il garda par
précaution une main sur une hanche en surplomb et retira l’autre pour
aller fureter dans la toison qui embellissait la clef de voûte. Celle-ci
foisonnait avec bonheur sous le sexe d’Hélène, contrairement au
plafond des églises où l’ornement se réduit en général à quelques
lichens.
D’un doigt, il sentit deux petites lèvres pincées. À peine les eut-il
touchées qu’elles se rétractèrent. De l’extérieur, la vulve semblait sur la
réserve quoi qu’en dît l’amazone à califourchon. D’après sa posture, il
n’y avait pourtant aucun doute sur ses intentions.
Faute de pouvoir s’y prendre plus directement par manque de
souplesse, Lucien suça d’abord le bout de son majeur avec lequel il
mouilla ensuite son gland qui lui servit finalement de pinceau pour
badigeonner de salive la petite bouche close. Il s’y prit avec autant de
précautions que pour sortir un escargot de sa coquille. La capillarité
entre muqueuses produisit aussitôt un effet buvard. Les lèvres se
retournèrent vers l’extérieur avec la gloutonnerie d’un bébé sur un
téton. Il y eut un gargouillis et la vulve s’ouvrit comme une fleur
arrosée de pluie.
Dans la corolle béante, une chair rose exultait, huileuse et suintante.
Faite de pétales qui s’entremêlaient et se repoussaient convulsivement,
elle ressemblait à une pivoine parcourue par le souffle d’un
bandonéon. Le parfum qui s’en exhalait était plus capiteux et les
nymphes à l’unisson formaient un chant plus attirant que celui des
sirènes du détroit de Messine. C’était un spectacle merveilleux.
Lucien eut à peine le temps de s’en émouvoir que sa verge fut
210
happée dans un tourbillon de délices par une gargouille hoquetant de
désir. Les yeux clos, gémissante et échevelée, Hélène s’affala sur lui
pour le prendre à bras-le-corps en s’agrippant aux poignées d’amour. Il
y eut un claquement des chairs, la sensation des os, une confusion des
bouches. Elle l’enserra de tous ses membres et, rassemblant ses forces,
l’étreignit jusqu’à se fondre en lui, tandis que, torsadé à elle, suffoquant
et traversé de convulsions, il disparaissait corps et âme dans l’abîme de
jouissance qu’elle avait ouvert entre ses cuisses.
Les mots peineraient à raconter ce qui s’ensuivit. Mieux vaut tirer un
voile pudique dessus et dire que, de mémoire de guerriers, l’armée de
soldats-zébulons, rangée en ordre de bataille sous le matelas, n’avait
jamais connu un tel fracas.

Loin de là, dans un appartement en ville, il y avait un écran


d’ordinateur en veille. C’était un appareil portable, branché au pied
d’un lit où le commissaire Magenta dormait à poings fermés. Avant de
se coucher et bien qu’il fût épuisé – le devoir avant tout – il avait
regardé le programme Small Sister. C’était devenu une drogue pour lui
depuis qu’on lui avait confié la mission de faire tourner le logiciel. Il
avait l’obsession du travail bien fait et une rigueur maniaque qui
suscitait peu de sympathie. Au commissariat, on ne se bousculait pas
pour faire équipe avec lui.
Assis en pyjama dans son lit, il avait suivi les déambulations de la
cible L sur une cartographie de la maison, jusqu’à ce qu’elle
s’immobilisât dans l’atelier situé aux coordonnées du point A où,
d’après la légende, se trouvait la chambre qu’on lui avait assignée. Il
n’y avait pas besoin d’un générique de fin pour comprendre que
l’épisode était terminé : le père Bérenger dormait et son fils allait se
coucher. Après avoir déposé l’ordinateur ouvert sur le tapis de sol, le
commissaire éteignit la lampe de chevet et s’enfonça sous les
couvertures. Il estimait avoir gagné le droit à une nuit complète de
repos. « La suite au prochain numéro » fut sa dernière pensée avant de
sombrer dans le sommeil. C’est ainsi qu’il rata un rebondissement de
l’affaire survenant dans la chambre du père.
211
La cible J localisant le père et tout bêtement représentée sur l’écran
par un J, se mit à bouger en projetant un clignotement jaunâtre sous le
lit du policier. La lettre lumineuse se déplaça en hésitant jusqu’à un
point autour duquel elle tourna plusieurs fois suivant un cercle
régulier. Le mouvement giratoire enclencha la résolution en trois
dimensions qui généra une spirale ascendante contenue dans un
cylindre sur la paroi duquel s’inscrivit le mot « escalier ». Puis la carte
redevint plane lorsque le J se dirigea résolument vers un rectangle
repéré par un insert indiquant « chambre de Mme Bérenger-la-belle-
fille ».
Une fois là, le J bascula dans un coin où il se mit à branler sur place,
en proie à une mystérieuse activité dont Magenta aurait saisi le sens si,
plutôt que de dormir, il avait zoomé sur la scène. Un signal bleu se mit
alors à clignoter au point A, situé à l’autre bout de l’écran. C’était la
lettre L dont on devine sans mal quelle cible elle représentait. Lucien
rejoignit son père de sorte que le L se superposa au J pour former un
symbole original, une sorte de U avec une cédille, coloré en vert.
Remuant sa petite queue, la lettre U fit le trajet inverse du J en
tournoyant par le serpentin de l’escalier qui, cette fois-ci, se déploya
immédiatement vers le bas et reprit aussi sec sa forme de cercle. Arrivé
à la chambre du père, le U se disloqua, laissant le J et le L retrouver
leur forme et leur couleur originelles. Il y eut une tentative du J pour
suivre le L alors qu’il allait sortir des lieux. Elle tourna court lorsque
celui-ci, pivotant sur place, offrit son image inversée au J qui rebroussa
chemin pour s’allonger sur sa courbure et définitivement se fixer. Le L
s’en retourna vers le point A, où il resta localisé toute la nuit, ainsi que
Magenta put le vérifier au petit matin.
Toutefois, le L n’était pas complètement immobile. En position
horizontale avec sa petite barre dressée, il n’arrêtait pas de vibrionner.
Des petites fenêtres s’ouvraient sur l’écran en clignotant autour de lui.
Il s’y inscrivait des courbes en trajectoire montante et des sinusoïdes
d’amplitudes croissantes. Les bilans RC, PA et R furent les premiers à
s’afficher, indiquant que le rythme cardiaque, la pression artérielle et la
respiration du cobaye excédaient les limites habituelles. Brusquement,
212
apparut un graphique sur lequel le taux de dopamine augmentait de
manière exponentielle tandis qu’à l’inverse, le niveau de douleur relevé
dans le thalamus chutait en-dessous de zéro. C’était un phénomène
improbable pour le logiciel qui hoqueta et, faute de mieux,
diagnostiqua un « malaise jubilatoire ». Seul l’EG restait muet, ne
donnant aucun signe particulier d’activité gynécologique.
Lorsque le L tourna sa petite barre vers le haut, celle-ci sembla un
instant s’affaisser avant de brusquement se redresser en se gonflant
d’une manière étrange, que l’on aurait pu qualifier d’ithyphallique s’il
ne s’était agi d’une simple lettre de l’alphabet. Elle prenait au fur et à
mesure une teinte cramoisie qui débordait sur la grande barre du L,
devenue par contraste toute frêle, et la colorait en brun. C’est alors que
le niveau de dopamine dépassa la cote d’alerte. Sur une petite frise en
bas d’écran, il y eut un défilé de coupes transversales du cerveau de
Lucien, dont certaines prenaient leur essor et voletaient dans tous les
sens en agitant leurs hémisphères comme des ailes de chauve-souris.
Étrangement, on entendit la voix de Lou qui indiqua de faire demi-
tour avant d’annoncer dans plusieurs langues qu’un incident imprévu
survenait. Glorieux et turgescent, le L émit un intense rayonnement
qui cloua le bec à la dame du gépéhaisse, dispersa le papillonnement
cérébral et gondola les lignes de la carte. Le dessin s’effaça peu à peu
pour laisser place à un fond brumeux, traversé par des arceaux qui, se
superposant dans des tons d’abord violet, indigo, bleu et ainsi de suite
jusqu’à l’orange et rouge, finirent par former un arc-en-ciel complet.
Ce fut la dernière image enregistrée par le logiciel qui avoua une
nouvelle défaite par l’inscription Fatal Error en police Broadway, avant
de se pétrifier dans une nébuleuse virtuelle.
Cette vision glaça le sang du commissaire Magenta à son réveil au
petit matin. Son premier réflexe fut de rebooster l’ordinateur. Il constata
à son grand soulagement que la cible L s’activait déjà autour de la cible
J, conformément au protocole convenu. Il décida de passer l’incident
sous silence et effaça du disque dur toutes les données enregistrées
pendant la nuit. Le volet scientifique de Small Sister n’était pas de son
ressort. Seul importait au policier que le cobaye prisonnier fût à son
213
poste, auprès du père Bérenger.

214
Chapitre 15

Lorsqu’Hélène se réveilla, seule dans un lit qui n’était pas le sien, elle
mit un certain temps à remettre de l’ordre dans ses idées. Dans la
pelote des souvenirs de la veille, elle avait du mal à démêler les brins
de rêve de la réalité. Encore tiède à côté d’elle, un creux dans le
matelas indiquait que son compagnon de nuit venait de se lever.
Une petite voix lui conseillait de rassembler rapidement ses affaires,
de retourner en douce dans sa chambre puis de se comporter comme
si de rien n’était. Fuir… alors qu’elle était venue avec l’intention de
dormir avec lui – elle ne pouvait l’ignorer maintenant que ses
souvenirs s’éclaircissaient. Elle avait même passé toute la nuit avec lui,
le frère de son mari, après avoir… fait des choses ensemble… Bref, les
événements s’étaient précipités de telle manière qu’ils ne s’étaient pas
simplement allongés côte à côte, en tout bien tout honneur, mais
plutôt qu’ils avaient – il fallait bien le reconnaître – « couché ensemble
» : même si l’expression était un peu crue, c’était finalement celle qui
s’imposait. À son grand dam et non à contrecœur, elle avait donc
copulé une fois de plus avec cet animal de Lucien et ce n’était pas
malin, ni de sa part à lui ni de sa part à elle. Il ne servait à rien de faire
l’autruche d’autant que la nuit n’avait pas été désagréable du tout.

Le ciel pâle qu’on voyait par la baie vitrée annonçait l’aurore. On


entendait des bruits en bas, en provenance de la cuisine. Résigné à son
sort, le fils Bérenger se préparait pour la journée.
Bientôt une infirmière allait arriver pour l’aider à s’occuper de la
toilette et du traitement du père. Ensuite, Lucien descendrait au village
pour faire les courses : il passerait chez l’épicier puis à la boulangerie.

215
Il constaterait que c’étaient les deux seuls commerçants qu’il restait.
Les autres étaient partis à la retraite et personne n’avait pris la relève.
Le pain n’était pas mauvais, quant à Fromentin, il se faisait vieux et
négligeait un peu sa marchandise. Comme l’enseigne de son magasin
ne l’approvisionnait plus qu’une fois par semaine, les denrées qu’il
proposait avaient parfois triste mine. Le vieil épicier était chichement
rémunéré par la centrale pour les vendre aux prix d’un monopole
local. Aussi, pour la viande, des fruits ou des légumes frais, on
préférait souvent prendre la voiture, payer un supplément en carburant
et se rendre en grande surface dans la périphérie de la ville, où l’on
trouvait des produits à des tarifs concurrentiels. Néanmoins, c’était de
la nourriture industrielle avec des adjuvants chimiques, présentés dans
des boîtes en plastique qui encombraient les poubelles. Il y avait du
gaspillage, des ingrédients bizarres, écrits en petits caractères sur
l’emballage et des vendeurs qui ne savaient pas ce qu’ils vendaient,
même quand c’étaient des enfants du pays. Au village, on n’aimait pas
trop ça. On pouvait aussi se connecter à internet pour se faire livrer
des commissions à domicile. La mairie avait créé un cyber space où un
ordinateur était en libre accès et des bénévoles se relayaient pour
assister ceux qui n’avaient pas de moyens informatiques ou
s’empêtraient dans la toile. Après avoir vu les prix qui se pratiquaient
dans cet univers-là, coûts de transport inclus, on réfléchissait, on se
perdait en calculs, on comptait à l’euro près, on convertissait – six
francs et quelques centimes dans l’ancien système – on n’était pas si
riche que ça. Le monde changeait à la ville et contaminait la campagne
de ses « progrès ». On avait du mal à suivre, il fallait s’en accommoder.
Il ne s’agissait plus seulement de vivre à l’abri d’un toit, avec l’estomac
rempli ; on devait parfois survivre avec un pécule qui fondait plus vite
que le mois. Tout compte fait, il valait mieux attendre l’unique jour de
marché prévu sur la place du Foyer des Campagnes, où des
commerçants ambulants venaient déployer leur étal. On les
connaissait, ils étaient du coin. On achetait à manger pour la semaine,
on stockait, on réapprenait l’art d’accommoder les restes, de faire
durer les plats : ce que les mamies appelaient autrefois la cuisine.
216
Hélène prit son carnet pour y noter les premières pensées de la
journée. Elle aurait bien voulu aider son beau-frère, vaguement.
Bernard avait d’ailleurs obtenu qu’elle s’installât une semaine chez le
père pour veiller au bon déroulement de ses plans : une semaine, pas
un jour de plus, avait-il insisté d’un air suppliant. Elle avait accepté par
faiblesse et maintenant se le reprochait. Small Sister, Smart home, les
petites affaires de son mari ne l’intéressaient pas. En plus, ce gros
lâche avait trouvé le moyen de se débiner cette nuit en la laissant à la
merci du vieux crabe.
C’était un être violent ! Il l’avait toujours été et le serait toujours,
malgré les psychotropes et la surveillance dont on l’entourait. La
pauvre Lucette en avait encore fait les frais récemment. Hier soir, il
aurait étouffé Hélène si Lucien n’était intervenu. Contrairement à ce
que celui-ci pensait, le père avait bel et bien un fond méchant. La
maladie le rendait sournois maintenant qu’il ne pouvait plus donner
libre cours à sa méchanceté, maintenant qu’on l’empêchait de se
comporter à sa guise, maintenant qu’on l’avait dépouillé de son
impunité de patriarche. Il était comme une bête à l’affût, patiente et
rusée à la fois, prête à déchaîner ses bas instincts à la moindre
occasion. Sa place était dans un asile, on aurait dû l’y mettre depuis
longtemps : c’était l’avis définitif d’Hélène. C’était aussi, à mots
couverts, ce qu’avait révélé l’examen du Dr Muzlhim et son époux
avait dû bon gré mal gré se ranger au diagnostic du praticien.
Toutefois, Monsieur avait des scrupules à laisser entendre
publiquement que son père était fou. La solution qu’il envisageait était
bien dans sa manière : pusillanime. Plutôt que de régler l’affaire une
bonne fois pour toutes, il attendrait que la maladie d’Alzheimer eût
suffisamment progressé pour justifier un placement du vieillard en
épade. Ainsi, les apparences seraient sauves et l’honneur de la famille
préservé. Bernard, qui ne perdait jamais de vue ses intérêts, avait
même déclaré que son père serait sans doute le premier « résident
d’honneur » d’un établissement Smart home. Il avait déjà prévu la
fastueuse réception qu’il donnerait pour l’occasion.
217
En attendant, combien de fois risquait-elle de se faire étrangler par ce
vieux débris ? Coincée par sa promesse, Hélène resterait sur ses gardes
toute la semaine qui allait s’écouler. Ensuite, elle ne remettrait plus
jamais les pieds ici, dans l’antre du dément.
Seule la présence de son beau-frère pouvait la rassurer. Il semblait
prendre à cœur son rôle de tuteur. Il n’y avait finalement pas de
meilleur garde-malade que lui. Le père le craignait suffisamment pour
filer doux. Dans sa mémoire en lambeaux, il restait le souvenir, intact
et cuisant, du coup de poing que le fils lui avait décoché jadis. Les liens
de famille chez les Bérenger étaient désespérément marqués du sceau
de la violence. La douce Amélie n’avait pas fini de se retourner dans sa
tombe.
Lucien était un personnage attachant. Hélène se découvrait des
affinités avec lui, malgré certains traits déconcertants de son caractère.
Il y avait de la douceur en lui, il avait une faculté d’écoute qui la mettait
à l’aise. Il savait prendre des initiatives ou s’effacer quand il le fallait.
D’autres fois, il était complètement imprévisible. Il pouvait avoir des
manières de rustaud qui dénotaient son appartenance à un autre
milieu. Il n’avait pas son éducation à elle, plus raffinée. Elle ne savait
pas toujours sur quel pied danser avec lui. Cependant, quand leurs
pieds se rejoignaient, la danse était sublime. Quel feu d’artifice il lui
avait offert cette nuit ! … Par gratitude, elle lui donnerait volontiers un
coup de main. Il avait bien besoin d’un soutien pour la peine qu’il
purgeait. Néanmoins, fréquentant peu le village, elle en connaissait mal
les habitudes. Elle ne serait pas d’un grand secours pour les tâches
domestiques. De toute façon, elle n’aimait pas ça.
Il y aurait les repas à préparer, le ménage, la lessive à faire et puis les
factures à régler, le courrier bancaire, les problèmes d’assurances, les
taxes pour ceci et les redevances pour cela, la déclaration d’impôts, la
comptabilité, toute la paperasserie que le père Bérenger n’était plus en
état de tenir à jour. Hélène se figurait bien la corvée qui attendait le
tuteur, surtout avec le méchant bonhomme qu’était son père. Être son
factotum, ce serait un travail à temps plein. Elle plaignait un peu son
beau-frère. Enfin, il se l’était cherché en réapparaissant avec sa poignée
218
d’amour tailladée.
Elle aurait bien aimé qu’il s’occupât d’elle aussi, dans son temps de
loisir. Par exemple qu’il revînt lui faire un petit câlin, là, tout de suite,
bien que cela n’entrât pas dans son cahier des charges. Nue sous les
draps, elle gloussa comme une gamine à cette idée.

Lucien entra dans la chambre en restant à distance du lit. Sa belle-


sœur escamota son carnet sous l’oreiller. Le petit-déjeuner était servi à
la cuisine. Il avait préparé du café et il y avait une tarte à l’oignon
qu’avait cuisinée la sœur du jardinier.
Hélène fit la moue. Le matin, elle prenait du thé avec des biscottes
beurrées. Elle s’exclama : « Une tarte à l’oignon pour le petit-
déjeuner ? En voilà une drôle d’idée ! »
Au contraire, rétorqua Lucien, c’était parfait pour réveiller les sens et
calmer l’appétit de si bonne heure. La compotée d’oignons était
discrètement relevée par un hachis d’anchois au cumin. Le mélange
s’était caramélisé au four juste assez pour fondre en bouche et former
un savoureux contraste avec la pâte croustillante. À l’évidence, la sœur
de Pierre était un sacré cordon bleu. Le jardinier avait pris le petit-
déjeuner avec Lucien avant de se mettre à la tâche. Ils avaient eu une
longue conversation tous les deux. Lucien était convaincu qu’ils
formeraient une excellente équipe ensemble. Pierre avait apporté une
pleine bassine de griffes d’asperges qu’il cherchait à planter quelque
part.
« Ne peut-il pas les mettre dans son jardin ? » demanda Hélène en
cachant sa bouche pour bâiller. Ces histoires de tarte et de légumes
l’ennuyaient, mais ce qui l’agaçait le plus, c’était l’impression que le
beau-frère tournait autour du pot.
Celui-ci expliqua que Pierre habitait chez sa mère avec sa sœur. Il n’y
avait pas assez de terrain autour de leur maison pour cultiver des
asperges. « C’est une plante qui aime respirer : il faut laisser 1,20 m
entre les lignes », précisa Lucien. Il répéta 1,20 m en écartant les bras.
Outre ses remarquables compétences de jardinier, Pierre était un
homme entreprenant. Au fil de la discussion, Lucien avait été
219
impressionné par le foisonnement de ses idées. Malheureusement, le
gaillard ne pouvait mettre ses plans à exécution faute d’espace
disponible. Il avait en projet de nombreuses cultures comme
l’artichaut violet, la roquette, le petit pois et la fraise gariguette au
printemps ; la courgette, le melon, l’aubergine, la tomate et le petit
épeautre en été ; la blette et la courge muscade en hiver, etc. C’était un
régal de parler avec lui. Il ne lui manquait que la terre…
« Et alors ? » interrompit Hélène, excédée par une telle énumération.
Alors, rien. Ils avaient discuté ensemble, pour le plaisir. Comme
Lucien cultivait la vigne à Saltaca, ils en étaient venus à comparer les
modes d’exploitation agricole entre la France et son coin d’Argentine.
Là-bas, la pratique courante était le métayage, alors qu’ici, c’était plutôt
le fermage.
Le fermage et le métayage, il lui en dirait tant ! Hélène n’avait pas la
moindre idée de ce que tout cela impliquait.
C’étaient deux types de bail différents. Lucien avait dû se mettre au
métayage en débarquant à Saltaca. Il repartait à zéro, sans le sou ;
c’était pour lui le seul moyen d’exploiter un vignoble. La région de
Saltaca n’était pas prospère alors. La coutume du métayage était ancrée
dans la mentalité des propriétaires qui préféraient vivre en ville et se
consacrer à des carrières libérales ou dans l’administration publique
plutôt que de cultiver leurs terres – comme Bernard, dit incidemment
Lucien. C’était le cas du propriétaire qui lui avait loué ses vignes à
Saltaca. Il résidait à Buenos Aires et se déplaçait rarement à la
campagne. Ses domaines tournaient en friches, à l’image du jardin ici.
Ceux qui habitaient la région étaient considérés par les citadins comme
des bouseux, un peu bas du front. Lucien s’était aussitôt reconnu en
eux. Il avait signé un contrat de métayage qui lui permettait de
s’occuper de la vigne, moyennant le tiers du fruit au propriétaire.
Cultivant la terre, il s’était lui-même cultivé. La lecture d’ouvrages
historiques lui avait appris que ce type de partage entre propriétaire et
métayer existait en France à l’époque gallo-romaine ; il était mentionné
dans diverses chartes de la Loi des Burgondes et des Visigoths. On
l’appelait alors la terza. Étonnante coïncidence, non, de tomber dans
220
un coin perdu d’Argentine sur une pratique qui remontait à l’époque
des Gaulois en France ?
L’idée se précisait, dans l’esprit d’Hélène, que son beau-frère et elle
n’avaient pas les mêmes centres d’intérêt. Depuis les asperges
jusqu’aux Visigoths, elle ne voyait toujours pas où il voulait en venir.
Lucien poursuivait. Chez les Gallo-Romains qui occupaient la Gaule
chevelue, le contrat de métayage avec des tribus Burgondes s’était peu
à peu substitué au travail de la terre par les esclaves. On retrouvait ce
type de contrat en Languedoc et en Provence au Moyen Âge, alors
que, dans le Nord, c’était le fermage qui prévalait : là-bas, le
propriétaire louait sa terre à un taux fixe.
Tout comme Lucien, Pierre s’était renseigné sur les mérites comparés
du fermage et du métayage. C’est un vieux débat qui traverse les
siècles. Dans les périodes de crise agricole, la pratique du fermage
semble reculer devant celle du métayage. Pline l’Ancien s’y était rallié
après la ruine des fermiers, provoquée par une dépréciation des
céréales. Lucien l’ignorait, c’était Pierre qui le lui avait appris. Olivier
de Serres préconisait d’avoir recours au contrat de métayage après les
maux causés par les guerres de Religion. Cette fois-ci, c’était Pierre qui
l’ignorait. Tous les deux avaient lu que Turgot considérait que le
métayage convenait mieux aux petites cultures à faibles rendements.
Bref, le jardinier et le vigneron étaient tombés d’accord que, dans leur
cas, il valait mieux un contrat de métayage que de fermage.
Dans quel cas ? Que voulait dire Lucien ? Hélène ne comprenait pas.
Dans le cas où le propriétaire n’avait pas le goût de cultiver la terre
car il préférait se consacrer à ses affaires en ville – Lucien fit mine de
chercher – comme Bernard, par exemple. Lui qui confondait les
artichauts avec les chardons, il avait forcément intérêt à trouver « un
valet auquel il abandonne une partie des fruits pour lui tenir lieu de
gages » ainsi que le disait Turgot dans son langage de caste. On aurait
pu laisser Pierre réaliser ses projets agricoles sur une parcelle de la
propriété en échange d’une terza : un tiers de la récolte, rappela Lucien
à Hélène qui avait sans doute laissé échapper ce détail au cours de son
exposé. Le potager fournirait ce qu’il faut pour préparer des plats
221
sains. Lucien avait en effet l’intention de cuisiner, il n’entrevoyait pas
d’autres solutions après avoir étudié la question.
Bernard ne lui en demandait pas tant, s’étonna Hélène. Son mari
n’avait-il pas prévu un budget pour faire les courses au supermarché ?
« Grâce à la générosité de mon frère, je dispose de cinq euros par
repas, dit Lucien. Cinq euros ! En bon entrepreneur, Bernard a réduit
les coûts au minimum. La somme est certes suffisante pour acheter le
prêt-à-manger qu’on trouve dans des auges en plastique au
supermarché. Je reconnais qu’il y a de nombreux avantages à se
rabattre sur ces ersatz alimentaires. En plus d’être bon marché, ils
dispensent de cuisiner et comme en général ils sont insipides et mous,
on ne perd pas de temps à les déguster ni à les mastiquer. On est
finalement soulagé de la corvée immémoriale de manger. C’est un
grand progrès pour l’humanité que l’industrie alimentaire popularise en
fidélisant sa clientèle. Or comment s’y prend-elle ? Elle crée une
addiction à ses produits en abusant de conservateurs, exhausteurs,
édulcorants, colorants et autres raticides testés en laboratoire sur des
cobayes dont l’agonie sert d’indicateur de survie aux consommateurs.
Je ne mange pas de ce pain-là et c’est la raison pour laquelle je préfère
cuisiner les légumes du potager. J’éviterai ainsi de prendre des risques
pour la santé du père. »
Hélène fronça les sourcils.
« Cher beau-frère, si vous voulez vous compliquer la vie, ça vous
regarde. Sachez néanmoins que jamais mon mari n’acceptera qu’on
cultive la terre du domaine.
– Il aurait tort.
– Ce n’est pas son projet.
– Vous pouvez le convaincre avec les arguments que je viens de vous
donner. À vous, il ne refuse rien.
– Je ne crois pas.
– Allons, allons, Hélène. Grâce au savoir-faire de Pierre, on peut
faire pousser ici de quoi nourrir plusieurs familles durant toute l’année.
Le père se nourrira de bons produits provenant d’un écosystème où
plantes et animaux s’entraident avec la complicité de l’homme. Pas de
222
poisons chimiques, un circuit ultra-court, certifié direct de la terre à
l’assiette, une traçabilité parfaite. Des saveurs préservées, fleurs et
racines dans la bouche, tout est succulent, le palais exulte…
– Ça ne l’intéressera pas.
– Il n’en saura rien alors. Juste un petit lopin camouflé par les
soussouilles. De l’agriculture clandestine. Pas vu, pas pris.
– C’est Bernard le propriétaire, on ne peut rien lui cacher. Il faudra
bien qu’il signe un contrat pour souscrire à cette terza !
– Rien d’écrit. Juste un gentleman agreement entre Pierre et moi. Un
contrat tacite. Tout repose sur la confiance.
– Je ne peux pas mentir à mon mari.
– Si, vous le pouvez. Par omission, ce n’est pas un péché.
– Belle morale !
– Je n’ai jamais eu le temps ni les moyens que ma morale soit belle et
vous non plus, Hélène. Vous aimez trop faire ce qu’il vous plaît. »
Lucien s’approcha du lit en la fixant droit dans les yeux. Elle recula
contre un coussin en tirant la couverture sous le menton. Il entortilla
un coin de drap avec son poing et, tirant d’un coup sec, il dévoila un
sein. C’était rond, tendre et blond, avec un mamelon surpris, qui déjà
se dressait. Elle rabattit du tissu sur sa poitrine et lui fit front, hautaine.
« Tu m’agaces, Lucien. Je ne peux pas aller à l’encontre des projets de
ton frère. Il m’en rebat les oreilles depuis des mois. Il n’écoute rien
quand ses intérêts financiers sont en jeu.
– Projets, intérêts financiers : quels sont-ils ? Explique-moi au moins.
– Il veut déprécier la maison et le terrain pour racheter à bas prix la
part d’héritage de Cécile. Elle ne sera pas difficile à convaincre. Elle a
besoin d’argent pour renflouer ses affaires en Thaïlande. Une fois que
votre père aura déménagé en épade, Bernard sera le seul propriétaire et
sa position de tuteur lui donnera les coudées franches. Il fera tout
raser pour construire à la place un établissement Smart home. Voilà quel
est son projet. Quant à moi, ce ne sont pas mes affaires. »
Lucien bascula lourdement sur le lit où il rassembla ses jambes en
tailleur. Ses épaules s’étaient voûtées sous le coup d’une immense
lassitude. Il baissait la tête comme pour offrir sa nuque à un couperet.
223
Sa voix n’était plus qu’un marmonnement à peine intelligible.
« C’est bien ce que je pensais. La carte le montrait : on est pile au
centre d’un hexagone. Le fameux Théorème du Nid d’Abeilles ! Mon
idiot de frère ne voit pas plus loin que le bout de son logiciel… C’est
ignoble ! Notre mère n’aurait jamais accepté qu’on détruise son
jardin… Comment Bernard peut-il être assez abruti pour ne pas le
comprendre ? C’est son jardin à elle, il n’appartient à personne d’autre.
Il est né de son travail et de ses mains. Sa valeur est immense. Aucune
spéculation ne peut le déprécier. D’ailleurs, elle s’y promène encore…
Lui, son propre fils, ne sent-il pas sa présence ici ?... Ce matin, maman
nous écoutait discuter dans la cuisine et elle souriait. Moi je la vois.
Elle est toujours là qui nous regarde avec ses bons yeux. Je sens son
parfum qui flotte dans l’air. Est-ce que je suis tout seul à la voir ?...
Ravager son jardin à coup de bulldozers ! Je ne serai jamais le complice
d’une telle infamie. Si je ne peux pas l’empêcher... »
Son regard était sombre. Les traits de son visage étaient devenus
tellement durs qu’Hélène s’en effraya. Elle balbutia : « Que… que vas-
tu faire ? »
Levant les yeux vers sa belle-sœur, Lucien changea soudain
d’expression :
« Ce n’est rien, Hélène. Je parle à tort et à travers car, au fond, il n’y a
pas grand-chose à faire. J’oublie trop vite que je suis ici pour purger
une peine. Ma place est celle d’un émigré délinquant, dans la catégorie
« taillable et corvéable à merci », ce n’est pas celle d’un Bérenger. Je
n’ai plus fait partie de la famille depuis le jour où j’en suis parti. Je l’ai
voulu ainsi. Ma vie était ailleurs. Il est clair que je n’ai aucun droit sur
cette maison, ni sur le jardin ni même sur le souvenir d’Amélie. Je n’ai
plus de passeport français. Ma présence ici n’est qu’un accident de
parcours. Comme d’habitude, mon frère a bien calculé son coup. Il me
rirait au nez si je lui parlais du fantôme de notre mère.
– Te voilà bien raisonnable tout d’un coup. Tu suivras donc Bernard
? demanda Hélène prudemment.
– Je vais m’occuper du patriarche puisque c’est ce qu’on attend de
moi. On n’échappe pas à son destin et j’ai un lourd passé à racheter ici.
224
Tant pis pour moi, je n’aurais pas dû revenir. Il est évident que je ne
supporterai pas d’assister à la destruction du jardin. À la première
occasion, je filerai en emmenant le père avec moi, comme ça vous en
serez débarrassés et je pourrai respecter le serment fait à ma mère. Je
compte bien entendu sur votre discrétion, Hélène. Je n’ai encore rien
arrêté, mais un jour je partirai.
– C’est insensé ! Tu ne partiras pas. D’ailleurs, tu ne peux pas
t’échapper. Où que tu ailles, Small Sister te localisera, tu le sais bien.
– Ce n’est qu’une puce. J’en ferai mon affaire. »
Il baissa les yeux sur sa poignée d’amour et enfonça les doigts dans le
pansement qui recouvrait la plaie. Pinçant la pulpe à travers la
compresse, il se mit à la malaxer d’un geste machinal, comme s’il
pétrissait une pâte.
Hélène lui lança un regard de défi : « Ne te fais pas d’illusions ! Tu
n’arriveras pas à t’en débarrasser. »

La ville proche ne cessait de s’étendre sous l’afflux des populations


qui venaient s’y agglomérer.
Il fallait bien loger tout ce monde. Poussant comme des
champignons après la pluie, de nouveaux quartiers se nichaient entre
les usines et les entrepôts déplacés en périphérie. Les promoteurs
rachetaient champs et friches pour ériger des immeubles de bureaux et
d’habitations, qu’on imbriquait les uns aux autres en ilots compacts,
hermétiques à la végétation. On les reliait entre eux par les rayons
d’asphalte d’une constellation de ronds-points transformés en
dépotoirs pour le plastique et les gravats dont la nature ne savait quoi
faire. On arrosait le tout de produits dont les noms – herbicide,
pesticide, fongicide, insecticide – se terminaient par une rime unique,
conformément aux canons d’une poésie chimique.
L’homo sapiens évitait de perdre son temps avec les vermisseaux et
les herbes dont la vie l’encombrait. S’excluant des autres espèces, il se
prenait pour la plus accomplie de toutes, celle qui était parvenue à un
couronnement suprême au bout d’une trajectoire qu’il appelait
« évolution ».
225
Çà et là dans les banlieues neuves, on réservait la place à quelques
poumons goudronnés qui servaient de parkings à des supermarchés. Il
s’y agglutinait des essaims d’automobiles d’où sortait une foule venue
se bousculer en poussant des paniers à roulettes. On les mettait
gracieusement à la disposition du chaland afin qu’il le remplît des
déchets durables dont on emballait des produits qui ne l’étaient pas.
On y consacrait ses loisirs à pratiquer des rites d’achat, vantés par une
profusion de panneaux publicitaires où s’affichaient, en couleurs
clinquantes et slogans aguicheurs, des promotions, des soldes et des
ristournes, toutes plus extraordinaires les unes que les autres.
« BLACK FRIDAY », « DISCOUNT », « SALES » : la surenchère se
faisait en anglais, ça sonnait mieux à l’oreille du consommateur. Toute
la journée, c’était le règne des bonnes affaires et le triomphe de la
marchandise industrielle. Le décor était à l’avenant, lui aussi au rabais.
Pour satisfaire ses besoins, l’espèce humaine qui proliférait avait
inventé des lois de rendement, de croissance et de progrès, dont les
résonnances mathématiques clinquaient dans sa cervelle avec des
accents irréfutables et sacrés. Ces lois imposaient d’économiser les
coûts tout au long d’un processus qui aboutissait à la distribution des
objets de consommation. Depuis la fabrication jusqu’à la vente, en
passant par l’assemblage, le transport des éléments et du tout, les
opérations se succédaient en s’accrochant les unes aux autres comme
les maillons de longues chaînes mercantiles qui s’entrecroisaient et
s’entremêlaient tout autour de la planète en une trame trop serrée,
comme un cocon dont la vocation se serait dévoyée pour étouffer la
chrysalide
D’un point de vue économique, l’ensemble était cohérent. La nature
et la beauté n’avaient pas de prix ou plutôt elles en avaient toutes les
deux un que les marchés ne parvenaient pas à calculer ; par
conséquent, l’humanité les ignorait et, les ignorant, elle s’épargnait le
coût de prendre en considération ce qui était naturel ou beau ; c’est
ainsi qu’elle avait fini par s’en dispenser. L’expansion urbaine qui en
résultait à l’aube du XXIe siècle produisait de l’artificiel et du vilain par
un raisonnable souci d’économie.
226
Pour construire ce capharnaüm, il fallait abattre les arbres, démolir
les fermes, arracher les vignes et les haies, assécher les marécages et
combler les fossés. Aux prix vertigineux qu’atteignait l’immobilier, le
moindre arpent de terre était exploité. On l’écrasait sous une semelle
en ciment qu’on renforçait par des barres en acier pour empêcher le
ruissellement. Elle était raccordée à d’autres semelles par des
tentacules bitumineux qui se déployaient tous azimuts jusqu’à former
un terrassement opaque étouffant toute floraison. C’était comme une
coulée de béton qui s’échappait du cratère urbain en recouvrant le sol
d’une chape stérile. La ville se répandait.
Expulsés de leur habitat, les animaux et les plantes s’enfuyaient
toujours plus loin, en quête d’un havre de paix. Certaines espèces
disparaissaient à jamais, emportant avec elles leur part de mystère.
Petit à petit, l’homme coupait le lien avec ce qui n’était pas lui. Il
devenait
Le plus terrible des enfants
Que la Terre eût portés jusque-là dans ses flancs.
Oubliant qu’auprès de son arbre, on peut vivre heureux, il négligeait
tous les avertissements des poètes. Ni le chêne ni le roseau ne lui
résistaient. Les créatures qui vivaient à l’ombre des forêts
disparaissaient avec elles. Les divinités et les oiseaux étaient réduits au
silence. Syrinx ne chantait plus et Écho restait sans voix. Satyres et Pan
se figeaient d’effroi sous les tombereaux de granulats que déversait
l’homme.
Il ne voyait pas le sang qui dégouttait à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce.
Réfugié dans des tombeaux en béton, il ne s’accommodait plus de
la présence des bêtes. Adieu veau, vache, cochon, couvée.
Idem pour le serpenteau,
Qui vole au printemps nouveau
Avecques deux ailerettes
Çà et là sur les fleurettes.
227
L’entassement des citadins se faisait au mépris de la nature et de ses
lois.
On découvrait l’été sans fleurs vermeilles,
Les champs sans oiseaux, la ruche sans abeilles.

228
Chapitre 16

Dans une zone industrielle en bordure de ville, un vieux bâtiment en


pierres du pays avait miraculeusement échappé à la destruction. D’un
côté, il était flanqué par un appentis qui abritait un amas de planches et
de l’autre, par les vestiges d’une pergola où s’accrochaient les pampres
d’une treille hirsute. C’était une ancienne menuiserie dont la charpente
soutenait pour moitié une toiture en argile cuite et pour moitié une
verrière aux joints moussus. Devant la façade, une esplanade en terre
battue était plantée des derniers arbres survivant à la ronde : un acacia,
un pin et deux oliviers. Elle était bordée d’un muret de pierres sèches
qui la séparait d’une part d’un espace de stockage où s’empilaient des
conteneurs métalliques et d’autre part d’un terrain recouvert par les tas
de sable, de cailloux et de gravier d’une fabrique spécialisée dans le
béton prêt à l’emploi.
La nuit commençait à tomber lorsque Muriel gara sa voiture sous
l’acacia. En éteignant les phares, elle fut une fois de plus étonnée par la
profondeur du silence. Bourdonnante d’activité durant la journée, la
zone industrielle se vidait brusquement à l’heure où le travail cessait.
C’était le moment pour les commerçants de relever la caisse, pour les
chats errants d’entrer en chasse et pour les danseurs de cirer leurs
chaussures.
Avec son chignon de lumière au-dessus de la verrière, la menuiserie
était le seul endroit éclairé. On y préparait la salle pour la milonga du
dernier vendredi du mois. Isolé de toute habitation, c’était un lieu idéal
pour faire entendre la musique. L’association de tango avait fini par s’y
replier à force d’essuyer les plaintes pour tapage nocturne en ville.
Roland, son président, était arrivé de bonne heure pour installer les

229
chaises et les guéridons autour de la piste de danse. Infirmier à la ville,
il avait troqué sa blouse contre un costume gris chiné qui arracha à
Muriel un sifflement admiratif : « Quelle classe, monsieur le
président ! »
Le pantalon à lui seul aurait mérité le compliment. Il s’ajustait à la
taille en remontant au-dessus du nombril et, par un jeu subtil de pinces
et de plis, tombait sur les chaussures en recouvrant les lacets. Depuis
les poches italiennes jusqu’à la braguette passepoilée, tous les
accessoires étaient ornés de fins liserés. Par les emmanchures du gilet
qui sanglait le torse du danseur, apparaissait une chemise rose pâle,
tiraillée par des biceps dont le roulement sous la couleur délicate
promettait de la volupté aux partenaires de tango et du fil à retordre
aux trouble-fêtes.
Muriel ne put s’empêcher de titiller la coquetterie du mâle :
« Il n’y avait pas la taille au-dessus pour le gilet ?
– Et ton pull, tu l’as tricoté toi-même ? Il donne plus envie de
montrer son passeport que de t’inviter à danser. Je ne connais rien de
moins sexy que la garde-robe des douaniers. »

Roland prenait très au sérieux son rôle de président. Tanguero


impénitent, admirateur de La Gatuna, il avait créé l’association pour
soutenir l’enseignement et les spectacles de la maestra. Il exerçait une
autorité bonhomme sur les élèves, en offrant son dévouement en
exemple. Parmi eux, il avait réuni sous sa houlette une équipe de
bénévoles pour aménager l’intérieur de la menuiserie en salon de
tango. C’était un bel échantillon de corporations. Les artisans et les
ouvriers étaient venus avec leurs outils, les chômeurs avec leur bonne
volonté et les notables avec leurs meubles de famille : c’est ainsi qu’on
voyait dans un coin, un prie-Dieu voisiner avec un fauteuil de dentiste.
On avait repeint les murs, installé des radiateurs et rénové le plancher
en chêne de l’ancien atelier situé sous la verrière. C’était l’orgueil des
lieux. Incrusté de sciure et fatigué par le travail des machines, le bois
du parquet avait fait l’objet d’un méticuleux travail de restauration. Il
avait retrouvé sa patine naturelle à force d’être poncé à la laine d’acier
230
et ciré à la mèche de coton. Puis, il avait encore gagné du lustre sous
les pas des danseurs qui évoluaient de jour sous une douche de
lumière et de nuit sous un plafond étoilé.
La partie recouverte de tuiles servait de hall d’accueil. Celui-ci était
bordé d’une penderie, de toilettes et d’une petite cuisine constituée
d’un vieil évier en pierre, d’un antique comptoir de café et d’un frigo à
la porte branlante. Les murs étaient décorés de portraits en noir et
blanc de célébrités du tango. On y voyait Carlos Gardel, Carlos di Sarli
ou Franciso Canaro entre différentes affiches jaunies de milongas
portègnes et une photo en pied de La Gatuna exécutant un boleo dans
les bras d’un maestro lors d’un festival à Buenos Aires. On y avait
installé un mobilier hétéroclite. Il était constitué de sièges récupérés
dans les greniers, qui allaient du fauteuil vermoulu au sofa défoncé et
dont la splendeur passée était dissimulée sous un même velours rouge
pour donner à l’ensemble une certaine uniformité. Lorsque la milonga
battait son plein, il y régnait une ambiance de vestiaire sportif et de
cantine où flottait un parfum rococo de maison close. C’était là que,
pêle-mêle, on se déchaussait, on discutait, on se montrait des pas, on
jaugeait les vêtements ou l’on se restaurait en attendant d’aller danser
dans la salle à côté.
Les deux espaces étaient hermétiquement séparés par une épaisse
tenture qui retenaient, dans l’entrée, les éclats de voix et les odeurs : un
mélange de vieux bois, poussière et cuir mouillé, qu’enveloppaient les
vapeurs de cuisine sortant du four. Pour accéder au bal, il fallait se
glisser par l’entrebâillement de deux lourds rideaux qui se refermaient
aussitôt. Si jamais on laissait passer un courant d’air en s’attardant dans
l’ouverture, Roland survenait, le nez froncé : « On entre ou on
sort mais on ne reste pas là. On ne sent pas le graillon ici : c’est pas la
Fête de l’Huma. »
Les ouvriers rigolaient et les bourgeois s’inclinaient. Personne ne
mouftait, vu la carrure de l’infirmier.
En bordure du plancher, on avait construit un bar derrière lequel
trônait un buffet composé de deux corps dépareillés : un rudimentaire
coffre à vantaux était surmonté d’un dressoir à balustres ouvragés,
231
soutenant une corniche ornée de rinceaux, dans lequel on rangeait les
verres et les bouteilles. C’était un meuble imposant, qui gardait un
éclat sourd lorsque la salle était vide, comme si la musique restait figée
dans les sculptures, et devenait flamboyant lorsque la milonga
s’activait. Le bois s’animait alors d’un jeu d’ombres et de lumières,
aussi dansant que les couples sur la piste. En fond de pièce, il y avait
une estrade en demi-lune posée sur le plancher, où s’installait le didji
avec sa console, en complément parfois d’un véritable orchestre.
C’était le cas, ce soir, avec le Cuarterto Cabernet dont la chanteuse et
les quatre musiciens – bandonéon, violon, guitare et contrebasse –
étaient déjà réunis pour la balance. Renouant avec la tradition du
concert porteño et arrabalero des faubourgs de Buenos Aires, le groupe
se produisait exclusivement pour le bal, enchaînant des séries de trois à
quatre morceaux, appelées tandas. Chacune visait à mettre les danseurs
dans une humeur particulière, selon le type de musique qui était jouée :
une gaieté trépidante avec la milonga, une mélancolie plus posée avec
le tango ou des envolées tourbillonnantes avec la valse.

Chargée de servir au bar, Muriel transportait avec elle des sacs


remplis de bouteilles et de quoi préparer les amuse-gueules pour
accompagner la nourriture consistante, faite d’empanadas qu’un traiteur
venait livrer. Elle profita de ce que le hall était encore désert pour se
changer en un tournemain.
Comme tout danseur, elle opérait sa métamorphose vestimentaire.
Infirmier, chômeur, juge, maçon ou militaire, on s’apprêtait pour le
bal : quelle que fût sa condition, on en jetait l’habit pour renaître dans
une parure extraordinaire. Étudiée pour séduire et bouger à la fois, elle
seyait à la morphologie tout en libérant le mouvement, car
l’enchantement ne venait pas tant des appâts mis en avant – qui son
buste avantageux, qui ses jambes aiguisées, qui son dos sinueux, qui
ses fesses saillantes – que de la manière de les remuer.
Muriel se débarrassa de son pantalon de douanière qu’elle froissa
sous ses pieds nus pour les protéger du carrelage glacé. Elle vérifia,
vite fait, l’efficacité de sa séance dépilatoire du matin en effleurant ses
232
mollets du plat de la main. Rassurée, elle enfila un à un des bas en
nylon, couleur chair, en les faisant glisser depuis l’orteil jusqu’en haut
des cuisses où ils adhérèrent, en apparence par magie et en réalité par
le subterfuge d’une jarretière élastique. Aussi précise dans ses gestes
que stable dans son assise, elle ne vacillait pas en déployant l’une après
l’autre ses jambes qui s’écartaient, se tendaient et se repliaient en l’air
avec la rigueur trigonométrique d’un compas. Tout en les remuant, elle
inspectait la qualité du textile d’un œil attentif à détecter un défaut qui
compromettrait la marchandise et la condamnerait au rebut.
L’épiderme devait être lisse, aussi lisse que de la porcelaine. Le
moindre accroc serait vu comme une verrue sur le bout du nez. C’était
une paire de bas neufs. Elle y avait mis le prix pour éviter des
malfaçons et elle comptait bien les porter plus d’une fois sinon zut, à
quoi bon ? Autant exposer le mollet nu, dans l’éclat de sa chair blême,
sans ce hâle mordoré que lui donnait le tissu et qui en faisait ressortir
le contour.
Au grand soulagement de Muriel, le vêtement passa le contrôle avec
succès.
Elle comprima ensuite ses orteils dans l’ouverture de souliers à talons
aiguille, qui tenaient à la cheville par de simples brides et dont la
fragilité n’était pourtant qu’apparente. À force d’être sculptés par la
danse, ils s’ajustaient parfaitement aux pieds qu’ils cambraient
gracieusement tout en leur donnant de la vigueur. Par-dessus tout, ils
rendaient les jambes encore plus longilignes et soulignaient un galbe
qui, déjà bien joli au naturel, devenait ravissant en pleine action.
Elle se leva, toujours vêtue de l’habit règlementaire du douanier, un
chandail en laine avec renforts aux coudes, qui lui tombait sur la
culotte. Campée sur les pointes et juchée sur les talons, le buste haut et
la colonne étirée d’un bout à l’autre, elle avait un parfait aplomb et
l’allure d’un échassier qui contemple l’horizon.
Elle ondoya plusieurs fois de la tête au pied à la manière d’une
nageuse palmée. Réveillés par ce mouvement, des petits ruisseaux
d’énergie se mirent à serpenter au travers d’elle en lui réchauffant le
sang. Lorsqu’elle se sentit les muscles déliés, elle enlaça de ses bras un
233
partenaire imaginaire, dont l’étreinte supposée figea son torse en un
trapèze inversé.
Son corps s’anima en-dessous de la taille et elle esquissa quelques pas
en gardant les épaules immuables et les reins droits. Qu’elle se déplaçât
en arrière, en avant ou par côtés, elle semblait glisser plutôt qu’elle ne
marchait. Tantôt racine, tantôt plume, les pieds alternaient les rôles
avec une précision pendulaire et une souplesse féline à la fois. La
pointe de l’un dessinait sur le sol des lignes sinueuses tandis que l’autre
s’y fichait le temps de pivoter ou de trouver l’élan qui le propulserait à
son tour. Ils se passaient le relais en se frôlant par les chevilles. Il y
avait un contraste saisissant entre leur jeu flamboyant et l’immobilité
minérale du tronc. Les jambes semblaient libérées de toute pesanteur.
Ce n’était pourtant qu’une illusion. Aussitôt l’une délestée, l’autre se
tendait prestement en quête d’un nouvel appui car la gravité est une loi
qu’une danseuse ne saurait prendre à la légère. Il arrivait pourtant que
Muriel s’en moquât : elle suspendait son pas et sa jambe s’envolait,
vive et leste comme une aile d’oiseau, dans un boléo qui, fouettant l’air
autour de la hanche, y laissait le souvenir d’une arabesque aussi fugace
qu’une fumée d’encens.
La jeune femme ôta son pull et, après une hésitation, un soutien-
gorge dont elle pouvait se passer car sa poitrine avait un relief discret
et une oscillation réduite. Elle savait, par expérience, que le
mouvement de son buste agité par la danse, gagnerait en confort et en
harmonie ce qu’il perdrait en support. Finalement, elle enfila sur ses
seins dont le bout exposé au froid tremblotait comme un grelot, une
robe noire au tissu soyeux et chatoyant. Fermée devant, échancrée
dans le dos et fendue sur la cuisse, elle lui tombait pile sur les genoux –
ni en-dessus ni en-dessous – en épousant ses formes comme une
seconde peau.
C’était un spectacle charmant que Roland surprit par
l’entrebâillement du rideau et qu’il se garda bien d’interrompre avant
que Muriel n’eût terminé de s’habiller. Il toussota pour annoncer son
intrusion : « Tu as trouvé un champagne honnête ? » Dans le langage
du président, honnête signifiait : « pas trop cher et digne de ce nom ».
234
Il était attentif à boucler son budget autant qu’au prestige de la
milonga.
Elle lui présenta les factures des achats pour les comptes de
l’association. Au prix de la bulle, elle avait remplacé le champagne par
une blanquette de la marque Tu-m’en-diras-des-nouvelles, celle qui fait
l’unanimité dans les classes populaires. Elle avait aussi préparé du
punch au gingembre pour tout un régiment, selon une recette à elle.
Elle corsait le breuvage dans les proportions exactes où l’assimilation
par le sang libère l’ardeur du corps sans contrarier son axe, ce qui est
un impératif en tango. Bref, personne ne tanguerait sur la piste de
manière inconsidérée ; tous les couples fileraient droit, à la queue leu
leu et dans le même sens, suivant la discipline du bal. Le Président
n’avait pas à s’en faire.
Roland entendit la majuscule que Muriel faisait toujours sonner
lorsqu’elle le gratifiait de son titre. C’était un jeu amical entre eux. Elle
lui donnait du « Président » chaque fois qu’il en prenait le ton, ce qui
lui arrivait rarement avec elle. Dans l’association, Muriel était la seule
dont il acceptait l’impertinence. Il savait qu’il pouvait compter sur elle.
En plus d’être une danseuse hors pair, elle était dévouée à la cause et
connaissait son affaire au rayon des alcools.
Feignant d’ignorer la moquerie, il fit sauter le bouchon d’une
bouteille de blanquette, remplit deux coupes et lui en tendit une :
« Portons un toast à ta promotion, Bruce Lee. C’était bien aujourd’hui,
non ? »
Au petit jeu de la dérision, le président avait du répondant. Les
anciens le savent : Bruce Lee était un comédien de Hollywood,
spécialisé dans les arts martiaux chinois. Roland s’amusait à appeler
Muriel ainsi depuis qu’elle avait eu sa photo dans le journal, insérée
dans un article au titre alarmant : « Le terroriste du rail ».
Il relatait la capture en gare d’un dangereux anarchiste de nationalité
argentine, qui trafiquait de la drogue sous le couvert de négoce en vin.
On y lisait l’effrayant portrait d’un délinquant hirsute et couvert de
sang, qui semait la terreur dans un wagon de la SNCF. Le Préfet avait
déclaré que l’individu n’avait aucun lien avec une organisation salafiste
235
djihadiste. Il avait pu être appréhendé au cours d’un contrôle de
routine, grâce au comportement héroïque d’une stagiaire des Douanes.
Un terroriste argentin sous l’emprise de substances hallucinogènes agresse un chef
douanier dans le train et dans l’exercice de ses fonctions. N’écoutant que son devoir,
une téméraire employée des Douanes intervient au risque de sa vie et neutralise le
forcené d’un coup de karaté.
Le ton de l’article avait profondément agacé Muriel. Outre que le
journaliste ne savait pas faire la différence entre karaté et taekwondo,
elle se serait bien passée de cette publicité. Toutefois, elle n’était pas
du genre à faire la fine bouche. Cet exploit lui valait d’être titularisée
aujourd’hui même, alors que se terminait sa période d’essai.
C’était sans surprise et Muriel n’en tirait aucune fierté. Le type du
train, ce « terroriste argentin » dont la presse n’avait pas révélé
l’identité, était déjà blessé et tellement à bout de forces qu’il s’était
presque effondré de lui-même. Elle avait plutôt du remords, d’autant
qu’elle n’avait pu s’enquérir ensuite de son état de santé. On lui avait
dit qu’il se portait bien et qu’on l’avait transféré dans une prison de
Lorraine en attendant de l’expulser du territoire.
Par-dessus tout, ce que Muriel avait caché, c’est qu’il s’agissait d’El
Pelo, dont Roland ne pouvait ignorer la notoriété. Le président ne lui
aurait pas pardonné d’avoir malmené une telle célébrité. C’est
pourquoi elle supportait en silence les taquineries et détournait la
conversation lorsqu’on abordait le sujet de sa promotion.
« Elle est trop modeste », songea Roland en retournant vaquer aux
préparatifs du bal. Par sa position, il connaissait le métier et les
occupations de la plupart des membres de l’association. En général, les
milongueros ne se soucient pas de ce que les uns et les autres font dans la
vie quotidienne. On est là pour danser au contact de corps chauds,
exaltés par la musique et magnifiés par le mouvement. On se laisse
emporter dans un tourbillon qui étouffe la rumeur du monde. C’est
une sérieuse distraction.

Les premiers danseurs affluèrent en avance, alors que l’eau


commençait à geler dans les ornières. Ils s’abattirent comme une volée
236
de moineaux sur l’ancienne menuiserie, créant un embouteillage à
l’entrée. Comme des radiateurs d’appoint tournaient à plein régime
dans le hall, le président avait réduit l’éclairage pour ménager le
disjoncteur. Il accueillait un à un les arrivants tandis que la trésorière se
chargeait du vestiaire. Avenante et pomponnée, elle délivrait les billets
à la lumière d’une lampe de chevet qui donnait à sa peau nue des tons
veloutés. Elle avait eu beau protester qu’elle n’y voyait rien, Roland lui
avait rétorqué : « Peut-être, mais dans ce clair-obscur, tu ressembles à
un Vermeer ». Le sas de chaleur offrait la promesse d’une ambiance
douillette à l’intérieur.
Au-dehors, les corps et les esprits s’échauffaient. On avait hâte de se
débarrasser des manteaux. Serrés les uns contre les autres, on
cherchait à s’identifier à travers des papillons de buée. Les nez
pointaient par-dessus les écharpes et les cols relevés. On ne discernait
que des fragments de visage rougis par le froid. Les yeux brillaient puis
disparaissaient à l’abri d’une capuche ou sous le rebord d’un chapeau,
comme d’insaisissables lucioles dans la nuit. Ravis de se reconnaître,
certains s’interpelaient tandis que d’autres engageaient la conversation
sans façon avec le voisin d’à-côté ; à ce jeu-là, les femmes n’étaient pas
moins entreprenantes que les hommes. On donnait le nom d’une ville,
voire d’un pays pour se présenter. Les autochtones s’exclamaient que
le déplacement en valait la peine : on allait assister à un événement
exceptionnel ; l’orchestre n’avait pas son pareil pour enflammer un bal
et La Gatuna mettait le public en émoi à chacune de ses apparitions.
On comparait les pratiques d’un endroit à l’autre.
« Ici, on préfère l’élégance à la rusticité, expliquait Maurice, un grand
maçon baraqué. On laisse la partenaire choisir de danser en ouvert ou
en fermé.
– Et si la dame ne se décide pas, maestro ? demanda une belle plante
avec clin d’œil appuyé.
– Tu me charries ou quoi ? On n’est pas là pour faire des salamalecs.
Si tu attends trop ma jolie, moi je te prends apilado. »
Des rires fusèrent. On était immédiatement à tu et à toi puisqu’on
faisait partie de la même famille : on était frères et sœurs de tango. Les
237
sourires glissaient de bouche en bouche, se figeaient sur des dents
éclatantes avant de s’envoler ailleurs. Parfums et haleines se mêlaient.
On était béat, on avait hâte de danser. Il y avait du menthol dans l’air,
des bulles de senteur, des vapeurs de savon. Les yeux baguenaudaient,
s’apprivoisaient, se retenaient par les cils. On échangeait des œillades
explicites, des promesses tacites… Des espoirs naissaient. Certains
supputaient déjà leur carnet de bal. Des propositions se chuchotaient à
l’oreille. Les tympans s’embuaient sous le charme de lèvres ourlées.
On échangeait des signaux subtils ou bien, sans ambages, on affirmait :
« Tu me dois une tanda ! » Il ne manquait pas d’air celui-là. On verrait
bien, ce n’était pas des manières. On se dérobait, on acceptait, il ne
fallait rien précipiter. Il y aurait des ouvertures, des rencontres ; il y
aurait des déceptions aussi. C’était le jeu.
L’excitation montait. Les regards se faisaient effervescents, on se
donnait des accolades, délicates ou viriles. C’était selon, c’était
chaleureux, c’était bon. Certains s’exclamaient, d’autres faisaient des
mines pour attirer l’attention. Les lourds tissus fumaient près du
radiateur. On offrait à baiser une joue ou une main et on recueillait sur
la peau la sensation d’un glaçon qui fond. Les coquettes embrassaient
avec précaution pour préserver leur maquillage et les gaillards
glapissaient en se pinçant la couenne : « Tu as mis du gras pour
l’hiver ! »
On était contents, on était entre soi, on était chez soi. Il y avait la
promesse de s’amuser, la seule qui tenait. C’était le joyeux
communisme de la danse.
Le didji avait ouvert le bal. Les accords étouffés du tango
parvenaient de l’autre côté du rideau.
On se changeait dans le hall, comme des artistes avant d’entrer en
scène. Roland avait installé des bancs en prévision de l’affluence. Le
Cuarterto était un orchestre populaire : sa musique avait sur les
milongueros le même pouvoir d’attraction que le miel sur les papillons.
Les sièges malgré tout vinrent à manquer, ce qui provoqua une
aimable bousculade. Fort de son autorité, le président faisait patienter
les gens et distribuait à la cantonade des paroles aimables ou des
238
coupes de blanquette. Les bulles étaient un signe de bienvenue, une
effervescence en prélude à celle que le tango insufflerait à l’âme : le
pétillement donnait le ton. Le punch serait servi plus tard, pour
étancher la soif et entretenir l’euphorie.
En dépit d’une carrure de déménageur, Roland avait la délicatesse
d’une entremetteuse quand il s’agissait de recevoir. Il savait donner le
sentiment à chacune et chacun, qu’il était la personne que l’on
attendait, l’étoile dont le brio sur la piste inspirerait le bal et marquerait
la milonga d’un sceau qui ferait date dans la légende du tango.
Galvanisé par tant d’égard, on se sentait investi de l’obligation de ne
pas décevoir et les chaussures que l’on enfilait, aussi fatiguées fussent-
elles, avaient soudain la puissance d’ailes que l’on déploie. C’est ainsi
que la milonga de la Menuiserie jouissait d’une excellente réputation.
Les manteaux tombaient des épaules des femmes, découvrant des
étoffes malicieusement sobres ou exagérément moirées. On voyait
surgir, ici, des formes sinueuses sous une pelure de tissu, et là, un éclat
de chair à travers des échancrures qui laissaient songeur. Quelle que
fût la taille de son avantage, du plus saillant à l’à peine bourgeonnant,
chacune en tirait parti, avec ou sans sous-vêtement. Croupes et
poitrines s’affichaient orgueilleusement, les unes redressées par des
gaines et les autres pigeonnant dans des corbeilles. Grasses ou maigres,
les silhouettes étaient à la fête. Les protubérances les plus modestes
n’étaient pas les moins aguicheuses : osant la nudité sous l’habit et
bravant sans entrave les lois de la pesanteur, elles mettaient au défi de
trouver la marque d’un élastique qui gâcherait l’harmonie d’une
courbure. C’était trop peu pour impressionner les bourrelets. Pas du
tout dépités, les plus épatants des popotins s’apitoyaient, tandis que les
roploplos les plus gros se rengorgeaient.
Les robes sages étaient renforcées d’un plastron, tandis que d’autres
tenaient par le miracle de fines bretelles. La décence proclamée par-
devant était démentie en un demi-tour par un décolleté plongeant
jusqu’au creux des reins. Il y avait une concurrence débridée entre
fanfreluches. Liserés de satin, nœuds en soie et friselis de dentelle, tous
les falbalas étaient permis.
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Deux femmes connues pour danser ensemble et qui se tenaient par
la taille en arrivant ménageaient leur effet en gardant sur le dos une
pelisse maussade à souhait. Elle cachait un survêtement chez l’une et
un pyjama chez l’autre, avec lesquels elles se réservaient de narguer
l’assemblée. À chaque fois, elles soignaient leur apparition par une
tenue originale qui, invariablement, provoquait le même commentaire :
« Ces goudous-là, elles ne reculent devant rien pour se faire
remarquer ».
Leur aisance sur la piste était exceptionnelle ; c’était un bonheur de
les regarder et un délice d’en tenir une dans ses bras. Les hommes
rêvaient de les faire danser et plastronnaient lorsqu’ils y arrivaient. Il y
en avait toutefois peu qui s’y frottaient. Toutes les deux avaient
tellement de morgue qu’elles déclinaient la plupart du temps une
invitation, ou sinon l’acceptait du bout des lèvres pour bien signifier au
mâle qu’on lui faisait une faveur. Si jamais celui-ci ne se montrait pas à
la hauteur, la cavalière intervertissait les rôles à brûle-pourpoint en
pleine danse, parodiant le style du monsieur, histoire de lui faire sentir
les affres de son guidage.
Comme les appâts n’étaient pas de leur côté, les hommes avaient
l’élégance plus discrète que les femmes. La plupart portaient un
pantalon à la coupe ample : resserré à la taille par des pinces, il formait
comme une guêtre sur la chaussure, en se pliant sur le cou-de-pied. Par
dandysme, certains exhibaient un gilet qui épongeait de surcroît la
transpiration. D’autres avaient la délicatesse de prévoir une chemise de
rechange pour remplacer celle qu’ils mouilleraient. Des jeunes en jeans
affichaient leur rébellion avec des pattes d’éléphant qui flottaient à
chaque pas et s’envolaient avec légèreté au moindre tourbillon.

Les premiers à se lancer sur la piste étaient des élèves de La Gatuna.


Ils donnaient l’impulsion au bal et, par leurs manières, renseignaient
implicitement les autres sur l’esprit de la soirée. La maestra était à
cheval sur quelques règles de savoir-vivre en usage à Buenos Aires ;
elle tenait à ce que sa milonga n’y dérogeât pas. Contrairement à
d’autres bals, les couples se formaient sans se bousculer et ne
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s’égaillaient pas comme des poulets dans toutes les directions. Ils se
rangeaient en files indiennes et marchaient de conserve, en sens
inverse des aiguilles d’une montre. Le mouvement d’ensemble créait
une vague humaine qui s’enroulait autour de la piste et se résorbait en
un vortex au centre. Selon l’affluence, les partenaires disposaient d’un
espace plus ou moins grand pour évoluer. Chaque couple se retrouvait
confiné dans un bocal élastique, qui se contractait ou se dilatait au gré
de la musique et de l’encombrement sur la piste.
Liés l’un à l’autre et emportés par une énergie qui les dépassait, les
deux corps cherchaient une complicité pour s’accorder. Parfois, ils la
trouvaient tout de suite et le plaisir était là; d’autres fois, ils n’y
arrivaient pas, même au bout de trois ou quatre morceaux. L’entente
était toujours le fruit d’une mystérieuse alchimie. L’invitation à danser
avait la valeur fragile d’une déclaration d’amour, mais la force d’un
serment temporaire. Le succès de l’union n’était jamais garanti. On ne
quittait pas l’autre en cours de tanda, c’était la règle. Il était maladroit
de ne pas s’y plier. Si l’abandon se produisait, il passait pour un affront
et suscitait un sentiment pire que l’échec qu’il sanctionnait.
Entraîné par le bal et soumis à des pressions aléatoires, chaque duo
composait avec la promiscuité. Tout l’art consistait à fluidifier
ensemble ses mouvements pour donner à son déplacement l’harmonie
d’une danse. Il arrivait que le la musique insufflât les plus poignantes
émotions à un moment de grande exiguïté. Il fallait alors économiser
ses gestes pour mieux épancher ses sentiments. La passion n’exonérait
pas d’un certain calcul. Selon La Gatuna, une milonga devait avoir la
discipline d’un régiment pour faire palpiter les couples à l’unisson aussi
bien qu’en aparté.
Avant de se mettre lui-même à danser, Roland observait toujours le
même rituel. Campé l’air de rien en bord de piste, bras croisés et
muscles saillants par les emmanchures du gilet, il contemplait la mise
en place du bal. Son sourire avenant et son apparente décontraction ne
trompaient personne : il était le coq veillant sur la basse-cour.
La circulation s’organisait en cercles concentriques autour d’un ilot
central où les plus délurés pouvaient se livrer à des figures complexes,
241
voire improbables. C’était l’espace le moins discipliné, le foyer de
toutes les excentricités. On y expérimentait ses créations, on y
peaufinait son style, on lâchait la bride à ses émotions. On était des
artistes en pleine démonstration.
L’esprit était moins exubérant sur les lignes périphériques. Chaque
couple évoluait dans un œuf invisible, circonscrit par une étreinte qui,
telle la coquille autour du poussin, formait une enveloppe intime en
même temps qu’une protection. On se suivait deux par deux, à
distance respectueuse, en évitant de se rentrer dedans ou de bloquer
ceux de l’arrière par des arrêts intempestifs. On n’était pas là pour
épater l’autre ou soi-même. Plus fort que l’envie de s’amuser
isolément, il y avait un désir de danse chorale. Un travail était
nécessaire pour bouger ensemble au tempo indiqué par la musique. De
cette discipline commune procédait une jouissance collective : celle
d’un bataillon en marche pour le plaisir.
L’invitation à danser ne s’embarrassait pas toujours des règles
subtiles énoncées par La Gatuna. Selon elle, il valait mieux éviter les
déclarations orales pour ne pas se montrer trop pressant. Dans ses
cours, elle enseignait le charme tacite de la suggestion, aussi bien avant
qu’au moment de danser. En se prenant dans les bras, les partenaires
engageaient une conversation sans paroles. La musique était le seul
langage audible. La maestra conseillait de garder le silence dès
l’approche préludant à l’étreinte. Il fallait s’entremettre à distance par
un jeu de signes discrets : une œillade, la mirada, ou un hochement de
tête, le cabeceo, suffisaient. Certes, il pouvait arriver que, soit par
myopie, soit par un défaut d’éclairage, le signe fût ignoré ou bien ratât
sa cible. Ça faisait partie du jeu et, somme toute, le risque auquel on
s’exposait était modéré. Au pire, on se prenait un râteau en préservant
son honneur. Sinon, on vivait une aventure inopinée au contact d’un
spécimen qu’on avait mal calculé. Pour augmenter l’acuité des
échanges préliminaires, il y avait bien la solution de porter des lunettes
qui, néanmoins, juraient avec l’objectif poursuivi par d’autres artifices,
tel un décolleté plongeant ou un plastron en dentelles, et s’avéraient un
accessoire encombrant au moment où les corps s’enlaçaient. Les
242
lentilles étaient plus adaptées, moins manipulables et plus faciles à
perdre aussi. Enfin, c’était à chacun de voir. Certains styles de lunettes
n’étaient pas dépourvus de sensualité.

243
Chapitre 17

La soirée à la Menuiserie se déroula sans autre incident qu’une


altercation entre deux hommes. Un grand dégingandé avait changé de
file d’une manière inopinée, coupant la trajectoire du couple guidé par
Maurice. Celui-ci virevolta, évitant de justesse la collision. Il dut
marquer à contretemps un arrêt brusque pour protéger sa cavalière.
Un bref laps de temps, la circulation du rang fut interrompu. C’était
beaucoup de troubles occasionnés par un sans-gêne qui, de plus,
dansait comme un pied. Un juron échappa des lèvres du maçon, suivi
d’une invective : « Va donc, eh, pecnot ! Retourne dans ta vigne
conduire ton tracteur ! »
L’énergumène n’était pas vraiment un paysan, mais le fils d’un gros
propriétaire foncier. Il était connu pour avoir hérité du magot
constitué par la vente des vignes paternelles. Lui-même n’était
certainement jamais monté sur un tracteur de sa vie. Chargée d’ironie,
l’allusion visait plutôt le guidage balourd qu’il imposait à sa partenaire.
Il fit la sourde oreille, soit par prudence, soit par lâcheté.
Malheureusement, il ne s’excusa pas. Il y avait un soupçon de
condescendance dans son attitude, qui mit Maurice de mauvaise
humeur. Forcé de suivre l’autre mal embouché, il ruminait un mauvais
tour en lorgnant sur les fesses qui se trémoussaient à portée de son
pied. Seules les recommandations de La Gatuna le retinrent d’y
décocher sur le champ un grand coup de chaussure. Elle comptait sur
ses élèves pour avoir un comportement exemplaire. En même temps
qu’il se figurait le regard désapprobateur de la maestra, le maçon avait
les orteils qui le démangeaient. Milonguero dans l’âme, il n’en était pas
moins un ouvrier qui se serait délecté de botter le cul d’un rentier. Son
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âme était donc partagée par des humeurs contradictoires qui, souvent,
font la quintessence des meilleurs tangos. Celui qui se jouait sur le
moment eut l’effet bénéfique que Platon attribue à la musique : « Le
rythme et l’harmonie ont le pouvoir de pénétrer dans l’âme et de la
nourrir joyeusement… La musique rend l’homme noble et bon…
avant même que ne lui vienne la raison. »
Alerté par l’incident, Roland, tout en dansant, avait habilement dirigé
son couple pour le positionner à côté de celui de Maurice et, copiant
son jeu avec la complicité de la cavalière, il enchaînait les mêmes
figures que lui pour se maintenir à son niveau. Jusqu’à la fin de la
tanda, ce fut une conversation à quatre, où les deux couples
interprétèrent la musique avec des mouvements synchrones, comme
s’ils partageaient exactement les mêmes émotions. Seule l’expression
des visages trahissait le dialogue sourd qu’échangeaient les deux
hommes. À la figure butée du gaillard, Roland répondait par un regard
implorant et une oscillation en rythme de la tête, qui, sous le couvert
d’une fioriture, signifiait clairement que, non-non, il n’allait pas faire
ça.
L’incident fut évité sur la piste car tous les deux donnaient priorité à
la danse. Roland retint l’autre par le bras lorsqu’arriva l’intermède de la
cortina.
« Où vas-tu comme ça ?
– Je vais lui ravaler la tronche à ce blaireau.
– Allons maestro, viens plutôt prendre un canon avec moi…
– Ne t’inquiète pas, président. Je vais l’emmener dehors pour lui
apprendre les bonnes manières. Je lui fracasserai la tête contre un mur
avec ça. »
Il avait levé une paluche aussi large qu’une taloche. Roland
contempla l’instrument avec effroi.
« Nan, nan, mon grand. Tu vas rester ici bien au chaud. Dehors ou
dedans, le grabuge sera le même. Ce n’est pas digne d’un milonguero.
– Tu charries, Roland. Ce sont toujours les mêmes qui doivent
respecter les règles ! Je ne suis pas le premier que cette tête de nœud
bouscule.
245
– C’est tout à notre honneur de défendre les règles et garder la tête
froide. On vient danser ici parce que le tango est élégant et l’ambiance
sereine. Ne gâche pas la réputation de la milonga.
– Dis-le à son cul mal torché. C’est lui qui pourrit l’ambiance. Tu as
vu comme il danse ? Il prend sa partenaire pour une brouette et il la
pousse dans tous les coins. »
Loin de s’apaiser, le ton de la voix grossissait et menaçait de couvrir
le flonflon de la cortina. Le maçon dardait un regard mauvais en
direction du dadais qui, à l’autre bout de la salle, tentait de se fondre
dans l’attroupement autour du bar. Roland saisit son compagnon par
l’épaule :
« Parle plus bas, s’il te plaît. On va finir par t’entendre.
– Regarde-le marcher, comme ça fait pitié. Même tout seul, il
s’emmêle les pieds. À croire que sa mère le berçait dans une
bétonnière.
– Je crois que, hum hum, c’est au tour de l’orchestre maintenant. La
Gatuna nous réserve une belle surprise, tu vas voir. »

Au même moment, deux arrivants firent leur entrée par


l’entrebâillement du rideau. Tout de noir vêtu, un moustachu à la
crinière rebelle écarta un pan d’étoffe sur le passage d’un vieux
militaire qui avançait péniblement avec une canne. Bien que tous les
deux fussent méconnaissables en grande tenue, Roland aurait pu les
identifier s’il n’avait été occupé à calmer l’invective de Maurice.
C’était la première virée nocturne dans laquelle Lucien entraînait son
père. Depuis plusieurs semaines, il le couchait tôt, toujours à la même
heure, au terme d’une routine qui se mettait en place au moment de le
réveiller. Sans elle, le vieil homme perdait ses repères, ne reconnaissait
plus son environnement et se mettait à paniquer. Rythmées par les
besognes ménagères et les soins à prodiguer, toutes les journées se
répétaient à l’identique, en une chaîne sans fin, qui finissait par
assommer le factotum d’ennui. Il avait sans cesse le vieux sur les
talons. Il ne pouvait le laisser à la maison et s’éloigner plus loin que
l’épicerie du village sans déclencher l’intervention du commissaire. À la
246
moindre incartade, le policier venait lui rappeler qu’il n’était pas là
pour se distraire mais pour veiller sur l’honorable Monsieur Bérenger.
C’était un boulet qu’il devait traîner partout avec lui. Alors, ce soir-là, il
lui avait jovialement déclaré : « Aujourd’hui, c’est la fête. Je te fais beau
pour aller danser. »
Il lui avait sorti un costume d’apparat, retrouvé en fond de penderie.
Le père avait tiqué. Ce n’était pas, selon lui, l’habit règlementaire
pour le gala des officiers. D’un index autoritaire, il avait désigné à son
fils l’uniforme de lieutenant qu’il portait en Algérie. Lucien avait
aussitôt deviné dans quelle zone de sa mémoire il était égaré. Il avait
aidé le vieil homme à enfiler la tenue, puis il l’avait présenté à la psyché
en inclinant le miroir selon divers angles pour qu’il pût admirer son
reflet sur toutes les coutures. Chaussé de brodequins et coiffé du calot,
le patriarche avait retrouvé une certaine allure dans la veste à
soutaches, ornée d’épaulettes. Il bombait le torse sur lequel était
épinglée une breloque qu’il faisait tinter contre l’insigne du régiment.
On y lisait encore la devise « sousteni senso fali » qui signifie « servir sans
faillir ». Ému jusqu’aux larmes, il avait déclaré : « Avec les guêtres, ça
ira ! »
Lucien avait aspergé l’ancien lieutenant de parfum pour masquer
l’odeur de médicaments et de naphtaline. Il l’avait installé dans la
voiture où dame Lou les attendait, en faction dans le gépéhaisse.
Prudemment, il lui avait coupé le clapet afin de parvenir sans
encombre à la Menuiserie.

Il se frayait maintenant un chemin à travers la foule, en protégeant


son père des épaules. Celui-ci conservait sa dignité, non sans rouler à
droite et à gauche des yeux effarés.
Les musiciens prirent la place du didji pour se mettre à jouer. C’était
à point nommé la diversion sur laquelle Roland comptait. Elle fit
oublier tous ses griefs à Maurice et imposa un silence religieux à toute
l’assemblée. L’orchestre attaqua par une interprétation enlevée de
Desde el alma :

247
Alma, si tanto te han herido,
¿Por qué te niegas al olvido?
¿Por qué prefieres
Llorar lo que has perdido,
Buscar lo que has querido,
Llamar lo que murió ?
L’harmonie du groupe était magistrale. Portée par les instruments, la
chanteuse évacuait le mélodrame en insufflant aux paroles toute
l’ironie de sa jeunesse.
À quoi bon se complaire dans le désespoir d’un amour déçu ? Il
valait mieux s’élancer vers un nouveau rêve et se remettre à vivre sans
tarder.
C’était un message que tout le monde ne comprenait pas à la lettre.
Pour l’essentiel, les vibrations des cordes et le souffle du bandonéon
suppléaient le sens des mots.
Après qu’on eut écouté le premier morceau sans danser, les couples
se reformèrent sur la piste. Des chaises s’étant libérées autour d’un
guéridon, Lucien en profita pour s’y installer avec son père. Celui-ci se
montrait plutôt docile. Il regarda son fils d’un œil sévère et lança :
« Dis-moi, l’arbre en boule, c’est la fête du slip par ici. » Puis, son
attention se porta sur le bal qu’il se mit à observer, les deux mains sur
la crosse de la canne, avec une raideur toute militaire.

Lucien dévorait des yeux l’évolution des danseuses. Alors qu’elles


semblaient bien blotties dans les bras protecteurs, soumises à
l’attraction du buste dont elles auscultaient la moindre pulsation, elles
s’échappaient soudain, à la limite de rompre l’étreinte pour certaines.
Que ce fût par complicité ou par défi, la décision était intime et le
motif, vu de l’extérieur, gardait un certain mystère. Elles virevoltaient
alors en face ou autour du cavalier, sans vraiment l’abandonner.
Épaisse ou fine, leur taille se vrillait avec une souplesse que n’entravait
ni l’âge ni l’embonpoint et, d’un pied mutin, elles crayonnaient au sol
les limites d’un élan mutuel. Celui ou, plus rarement, celle qui guidait

248
s’efforçait tant bien que mal de garder son sang-froid face aux
envolées de la partenaire. C’était facile lorsque la figure était proposée,
voire consentie, mais beaucoup moins lorsqu’elle arrivait à
l’improviste. Chaque couple cherchait ainsi sa propre respiration à
travers les divers tempos que suggérait la musique. Le violon pouvait
glisser legato tandis que les autres instruments haletaient staccato.
Selon ce qu’écoutait le danseur et sa manière de l’exécuter, il pouvait
exalter sa partenaire d’un souffle revigorant ou la pousser aux limites
de la suffocation.
L’ambiance de la salle pulsait dans les veines de Lucien une sève
printanière qui réveillait en lui le milonguero. Des grognements
d’ours signalaient qu’El Pelo pointait le museau hors de sa tanière après
une longue hibernation. Brassé par les envolées des musiciens et le
balancement des corps chauds, l’air était chargé d’effluves et de
trépidations, aussi caressantes à ses narines qu’à ses oreilles. Le rythme
le prenait aux tripes et lui remontait par l’échine en suaves vibrations.
Sa queue fantôme battait la mesure sur ses cuisses. Il en avait le sang
tout bouillonnant et le poil hérissé. Un à un, ses muscles se déliaient et
s’accordaient entre eux comme les instruments d’un même orchestre.
Le moment était venu pour le milonguero de se lancer dans le bal.
Au premier regard croisé, il attrapa la danseuse par la main et
l’entraîna sur la piste.
C’était une septuagénaire à la toison rousse, qui sentait bon le miel et
le savon. Pas plus haute que trois pommes, elle avait le visage qui
arrivait au sternum de Lucien. Elle compensa aussitôt l’écart de taille
en adoptant une posture de reine. Teint de porcelaine, hanches
menues et muscles de grenouille, tout semblait indiquer qu’on risquait
malencontreusement de la casser. Il ne fallait pas s’y fier. Coiffée d’une
crinière de lionne, elle en avait la vigueur autant que la souplesse.
Tantôt ses pieds caressaient le sol avec la légèreté d’une brise, tantôt ils
le percutaient avec la précision d’un sniper. Son cavalier lui ouvrit les
bras pour qu’elle s’y installât à son gré. Elle exigea d’entrée un apilado
serré et se fondit si bien dans l’étreinte qu’il la sentit aussitôt palpiter
en lui. À l’écoute l’un de l’autre, ils furent d’abord sages puis
249
désinvoltes, et finalement langoureux ou transportés, selon les
humeurs qu’ils échangeaient aux détours de la musique. Le voyage fut
aussi bref qu’intense. La cortina les surprit en plein abandon et ils se
séparèrent avec respect.
Leur prestation au sein du bal avait été remarquée. Les commentaires
allaient bon train parmi les accoudés du bar. Certains vantaient
l’élégance de leurs gestes et d’autres la parfaite fusion du couple. Une
femme répétait à la cantonade : « Ils m’ont donné le frisson, ils m’ont
donné le frisson. Montrant son bras nu : Regarde, j’en ai encore la chair
de poule. » Il fallait se rendre à l’évidence, on venait d’assister à
quelque chose. Le talent de la lionne, on connaissait. On aimait bien la
regarder danser. On savait qu’à l’occasion, entre les bras d’un bon
milonguero, elle pouvait se sublimer et créer l’émotion. Encore fallait-il
la dompter. Un grand type filiforme racontait : « Elle a son caractère.
Si tu perds la connexion, tu te fais engueuler. Si tu ne gardes pas la
posture, tu te fais engueuler pareil. La dernière fois que j’ai dansé avec
elle, j’en ai pris pour mon grade. Comme j’avais son nez dans le
ventre, je ne pouvais m’empêcher de me baisser pour la rattraper. Elle
ne supporte pas ça. “Redresse-toi ! tu n’es pas là pour ramasser des
patates”, qu’elle me disait. Il faut rester droit. Pécaïre, c’est plus facile à
dire qu’à faire ! »
On lui répliqua que son cavalier, lui, il y arrivait bien. Il avait l’air un
peu rustique comme ça, mais une fois en piste, il avait de l’allure, et
même une sacrée allure. Et puis, il ne gênait personne : il aurait dansé
sur une pièce de monnaie. Il savait tenir son axe. Un gentleman avec
ça. La plupart du temps, il s’effaçait pour mettre la lionne en valeur et,
tout d’un coup, au détour d’un pivot, transporté par la musique, le
voilà qu’il l’emportait dans un tourbillon où l’on ne distinguait plus
l’un de l’autre. C’était superbe. Rien que d’y penser, on avait de
nouveau la chair de poule. Ce type était une révélation. On ne l’avait
jamais vu dans les parages, il sortait de nulle part. Il devait avoir conclu
un pacte avec le diable pour danser avec autant de classe.

« Il a drôlement maigri. » Le commentaire avait échappé à Muriel.


250
Elle était embarrassée. Elle se demandait quelle attitude adopter vis-à-
vis du milonguero. On l’avait donc relâché de prison. En traînant par ici,
il finirait bien par la repérer. S’il la reconnaissait, il risquait de lui en
vouloir pour le coup de pied.
Il y avait foule au bar. Elle ne savait plus où donner de la tête. Elle
versait du punch à la louche, en veux-tu, en voilà. On la pressa de
questions. Elle le connaissait donc, ce danseur mystérieux ?
« Pas personnellement. Je trouve qu’il ressemble vaguement à El
Pelo. »
Un expert déclara solennellement : « Le Festival de Buenos Aires, il y
a sept ans. Il a dansé avec La Morocha ! »
Des cellulaires s’allumèrent. On recherchait la vidéo.
De l’autre côté de la salle, Roland était plus catégorique : « Je le
connais ce type. C’est El Pelo ! Et, là-bas, le rescapé de la guerre
d’Algérie, je l’ai soigné dans mon service. C’est son père. Un sacré
numéro ! »
Bientôt, le nom d’El Pelo fut sur toutes les lèvres. On faisait circuler
la vidéo du Festival. C’était un honneur de recevoir un tel artiste à la
Menuiserie. En plus, il y venait en famille.
Dès lors, Lucien n’arrêta pas de danser. Il était pris sous les feux
croisés des clins d’œil qu’on lui décochait. Les femmes voulaient
connaître son abrazo. Elles se relayaient pour l’inviter. L’une, vêtue
d’un simple pyjama, renversa les rôles à l’improviste en cours de valse,
pour le mettre à l’épreuve. Loin d’être déstabilisé, El Pelo s’en amusa
au contraire. Non seulement il conservait sa prestance en étant guidé,
mais il profitait du moindre créneau laissé par sa cavalière pour se
livrer à d’éblouissants ornements. C’était un boleo par-ci, fulgurant
comme l’éclair, des enrosques légers qui partaient en volutes, des ganchos
furtifs entre les jambes de la danseuse et des lápiz harmonieux qu’El
Pelo faisait mourir langoureusement contre le mollet de la femme, en
lustrant son pantalon du bout du pied.
Certains trouvèrent alors qu’il était un peu trop provocant. D’autres
prirent sa défense en disant qu’elle l’avait cherché. Le président ne
résista pas à la tentation d’inviter à son tour le milonguero pour le guider.
251
Deux hommes dansant ensemble, ce n’était pas un spectacle commun.
Pourtant, les couples étaient essentiellement masculins aux origines du
tango. Celui que formèrent Roland et Lucien n’en était pas à son coup
d’essai. Ils retrouvèrent la même complicité que dans la chambre
d’hôpital et dansèrent avec sobriété. Quelqu’un voulut se montrer
spirituel en lâchant que « ça faisait tout de même tarlouze ». Il se prit
une taloche sur la nuque de la part de Maurice. Celui-ci lança à la
cantonade : « Ce ne sont pas des propos dignes d’un milonguero. Un peu
de tenue, s’il vous plaît ! Il ne faut pas gâcher la réputation de la
milonga. »

Soudain, une rumeur courut dans l’assemblée, bientôt suivie d’un


grand silence. La Gatuna faisait une apparition solennelle avec un
célèbre maestro accroché à son bras. Il était venu spécialement de
Barcelone pour composer avec elle une chorégraphie sur la musique
du Cuarterto Cabernet. Elle en réservait la primeur à sa milonga. C’était
un événement inattendu. Aussitôt, les danseurs formèrent un cercle
autour de la piste pour admirer les deux icônes du tango.
Lucien profita de l’intermède pour se glisser vers le bar, tout en
vérifiant d’un coup d’œil que son père n’avait pas quitté son poste.
Engoncé dans sa tenue militaire, le vieux Bérenger était toujours
attablé au guéridon. Il semblait pétrifié dans l’attitude d’une sentinelle.
En apparence tout allait bien. Sauf qu’il se passait des choses bizarres
sous son crâne. Un vent de sable soufflait dans sa mémoire en
lambeaux. Des hallucinations brouillaient sa vision de la salle. Il y avait
l’odeur de bouc que dégageaient les replis d’une couverture orange. À
la place des couples de danseurs, un essaim de mouches vertes s’était
éparpillé devant ses yeux. En se posant sur le tissu en poils de chèvre,
elles avaient piqueté de taches les pentes ravinées d’un djebel. À cheval
sur un âne, un type en burnous descendait entre les buissons de
pistachiers. Il avait peut-être un fusil. Il aurait fallu des jumelles pour
s’en assurer. On entendait les youyous des femmes, du côté de la
mechta. Qu’est-ce qu’il foutait le chauffeur à danser comme un lièvre ?
On avait parlé de quatre soldats tués à Khenchela. Ce n’était pas le
252
moment de s’amuser.
Le lieutenant Bérenger avait vingt-huit ans. Son régiment venait
d’être mobilisé dans un coin perdu des Aurès.
El Pelo commanda une eau minérale pour son père et un punch pour
lui. Muriel le servit les yeux baissés. Il n’avait pas eu l’air de la
reconnaître. Accoudé au bar, il gardait le silence, le corps entièrement
tourné vers la piste où se déroulait la démonstration. Comme il tendait
négligemment un billet de côté, sans accorder le moindre regard à
Muriel, celle-ci fut sur le point de dire que c’était la maison qui régalait.
Elle préféra se taire pour ne pas attirer son attention. Plus vite il s’en
irait, plus vite elle serait soulagée. En récupérant sa monnaie, El Pelo
lui retint la main avec délicatesse et la garda un moment dans la sienne,
sans se détourner du spectacle. C’était un geste étrange, assez caressant
et plutôt familier, dont l’intention était affectueuse. Il semblait dire :
« on se connaît, nous deux ».
Muriel était déconcertée. El Pelo relâcha sa prise au bout d’un
moment et lui libéra la main, tout en demeurant en apparence toujours
aussi fasciné par l’évolution des danseurs. Elle n’osa pas la retirer. Elle
la laissait là, comme si elle ne lui appartenait plus, posée sur la paume
ouverte. Les doigts de l’homme recroquevillés autour des siens
semblaient reliés par une membrane invisible, qui leur donnait la
forme d’un coquillage de chair. Bien que la peau fût zébrée de fines
cicatrices et d’égratignures, les ongles étaient propres. Le contact était
chaud, plutôt doux malgré quelques durillons. Elle sentait l’écorce d’un
bourrelet sur le pourtour. Le cœur de pulpe était plus soyeux. Il s’en
dégageait un rayonnement apaisant, qui invitait à rester. Alors, Muriel
ne bougea plus et sa main se détendit, pesant de tout son poids de
main dans le creux de l’autre, prise par le vertige du bijou qui fusionne
avec son écrin. Le temps était suspendu autour d’eux et le reste du
monde se figeait en décor. S’ils avaient dansé ensemble, l’enlacement
aurait été parfait. Il n’y avait que deux mains qui se touchaient et c’était
aussi du tango ; un tango d’une autre manière. Lucien se retourna
enfin et, posant sur elle un regard magnétique, il dit : « Mis à part le
coup de pied latéral, vous maîtrisez d’autres figures de danse ? »
253
Chapitre 18

Lorsque Lucien commença à s’occuper de son père, les facultés de


celui-ci étaient déjà gravement altérées par la maladie d’Alzheimer. Son
autonomie était considérablement réduite et sa dégénérescence
irréversible. Le vieil homme arrivait tout juste à satisfaire ses besoins
les plus élémentaires d’alimentation et d’hygiène. Quant aux charges
administratives qu’impose la vie en société, il en avait complètement
perdu la notion. À l’évidence, il lui fallait un factotum à plein temps,
quelqu’un qui, non seulement penserait et agirait à sa place, mais
garderait aussi l’œil en permanence sur lui.
Il apparut aussitôt à Lucien que la tâche serait absorbante par le
travail qu’elle impliquait et fastidieuse par le dévouement qu’elle
imposait. Son frère avait eu beau jeu de se défausser de cette
responsabilité sur lui. Même si la peine évitait la prison, elle enfermait
Lucien dans une répétition de gestes et de calculs au service d’un
géniteur qui ne lui avait jamais manifesté d’affection. Sous une
apparence clémente, la sanction réservait au prévenu un châtiment
pervers.
Dès le premier jour, Lucien fut pris dans une cadence qui allait
désormais rythmer sa propre vie. Après avoir réveillé son père, il
rechercha du linge propre et une tenue adaptée aux conditions
météorologiques pour l’habiller. Assis en pyjama au bord du lit, le
buste droit et les mains appuyées sur les genoux, le vieil homme
l’observait d’un air intrigué. Le factotum lui donna une explication en
montrant le moutonnement des nuages par la fenêtre. Poussés vers
l’intérieur des terres par des courants maritimes, ils s’agrégeaient peu à
peu en une masse compacte sur les collines. « Le vent vient de la mer.

254
Il va pleuvoir avant la fin de l’après-midi.
– Vous me laisserez le dossier ici, dit le père en indiquant la table de
chevet. Nous en reparlerons au bureau.
– C’est cela, mon prince. Et j’aimerais qu’aujourd’hui, on laisse
tomber la couche. La force de l’âme est dans le sphincter. Il est temps
de le remettre en activité. »
En revenant de la cuisine où il avait remis une cafetière en route et
préparé du pain grillé, Lucien fit un détour par sa chambre. Hélène se
prélassait encore voluptueusement dans les draps en gribouillant dans
son petit carnet. Il lui indiqua son intention d’avoir expédié le petit-
déjeuner avant l’arrivée de l’infirmière pour se rendre au village et faire
les courses.
À la bonne heure, il prenait finalement son rôle à cœur. Elle lui
confia avec malice qu’elle était impressionnée. De son côté, elle irait se
promener vers les étangs pour se remettre de ses émotions de la nuit.
Lorsqu’il redescendit dans les appartements du père, Lucien le trouva
dans la même posture en bord de lit. Bien qu’il fût encore en pantalon
de pyjama, la situation avait un peu évolué. Il avait le cou entouré
d’une cravate dont il tenait un pan à la main tandis que l’autre tombait
sur son torse nu. Faire le nœud avait dû lui poser un insurmontable
problème. Son regard s’était perdu à travers la fenêtre dans un ailleurs
incertain.
Une voix conseillait à Jacques de ne pas sortir en bateau aujourd’hui.
Le front nuageux laissait présager un grain. Le vieil homme avait
entendu une voile se déchirer et les bribes d’un poème lui étaient
revenues :
Salut à toi l’ami qui, frappant à la porte,
Espérait rencontrer le maître de céans.
Sur les eaux de l’étang, son voilier le transporte.
Il s’imagine ainsi courir les océans.
« La réunion est annulée, annonça le factotum. On va se mettre en
col roulé. »
Lucien déshabilla le vieil homme et l’emmena dans la salle de bain.
255
Celui-ci s’y laissa conduire docilement. Arrivé là, il resta bras ballants à
contempler les objets avec curiosité, comme s’ils étaient exposés pour
retracer le quotidien d’une civilisation passée. Son attention se fixa sur
une brosse à dents vers laquelle ses doigts avancèrent en tâtonnant
pour en saisir maladroitement le manche. Comme il entreprenait de se
peigner avec, Lucien la lui retira de la main. Exécuté sans
ménagement, le geste surprit le père qui se mit à trépigner. D’un poing
maigre et tremblant, il visa la tête de l’autre qui n’eut aucun mal à
l’esquiver.
Lucien lui immobilisa fermement le bras en le fixant d’un regard
désolé. Il sentait le vieux corps traversé de convulsions qui se
calmèrent progressivement au fur et à mesure qu’il relâchait son
étreinte. Il lui restitua l’objet en soupirant : « Très bien. Tu peux te
peigner avec si tu y tiens. Je n’y vois pas d’objections tant que tu
n’utilises pas de dentifrice. Laisse-moi t’aider à faire ta toilette. »
L’éclair de colère qui avait contracté le visage du patriarche n’avait
plus l’énergie d’antan. L’éclat dément de ses yeux s’était aussitôt éteint
pour se résorber en une lueur de soumission. Ne discernant aucune
ruse dans ce revirement, Lucien libéra le poignet du père en lui
expliquant d’un ton badin le déroulement des opérations :
« Pour gagner du temps, nous allons nous servir des ustensiles sans
les détourner de leur emploi. Chacun est étudié pour rendre un service
particulier ; c’est leur côté pratique. Regarde cette brosse à dents par
exemple : elle a un manche flexible et une petite tête garnie d’une
touffe de poils. On peut certes se gratter le cuir chevelu avec, mais elle
est plutôt conçue pour être glissée dans la bouche. C’est sa fonction
depuis son origine qui remonte à la nuit des temps. Dans des tombes
égyptiennes datant de 3 000 ans avant J.-C., on a découvert, parmi de
fabuleux bijoux, des tiges en bois de lentisque, dont une extrémité
mâchouillée retenait encore des résidus de fibre effilochée. La brosse à
dents était pour cette civilisation aussi précieuse que le sceptre d’un
pharaon. Ne penses-tu pas qu’un ustensile aussi vénérable mérite
qu’on lui rende hommage en l’utilisant matin et soir à bon escient ? »
Lucien posa la question avec l’emphase d’un chanteur d’opéra. Le
256
vieil homme considérait maintenant son fils sans la moindre animosité
et semblait au contraire gagné par son enjouement. Il se laissa guider
jusqu’à la baignoire avec un dandinement de comédie musicale. Peu
importait à Lucien que le procédé fût loufoque, du moment qu’il
fonctionnait. Il écarta le rideau en plastique comme pour faire entrer
un artiste en scène, puis il aida le père à enjamber le rebord. Il régla la
température de l’eau en poursuivant sur le mode lyrique : « Est-ce trop
froid, est-ce assez chaud ? Voici le savon solitaire et sec, qui à peine
humecté devient si suave au toucher. Voilà le gant galant, qui se
languit d’être délaissé. Frustré du plaisir d’être frotté, il garde un air
rêche auquel il ne faut pas se fier. Il suffit que le savon s’avance vers
lui en salivant pour qu’il perde aussitôt son air maussade. Enchanté
par les retrouvailles, le gant s’assouplit au fur et à mesure qu’on le
mouille. Manifestement, il consent désormais à être enfilé sans façon
puis manipulé sans vergogne. Son ravissement est complet lorsqu’il
glisse sur la peau en écumant de joie par tous les pores du tissu. À
force de frictions, il produit des grappes savonneuses qui flottent çà et
là en trajectoires erratiques, contrariées par les caprices de l’eau.
Vapeurs chaudes et pluie trépidante les ballotent sans ménagement
jusqu’à l’explosion : des bulles s’éparpillent et finissent par s’évanouir
en poussant un soupir irisé… »
Le vieil homme se laissa faire tout au long de la toilette. Concentré, il
fronçait les sourcils pour suivre la mélodie dont il reprenait, par
intermittences, certains passages en bégayant. Il n’opposa de résistance
qu’au moment délicat du rasage, alors Lucien préféra laisser tomber
l’opération pour cette fois-ci.
« Après tout, on ne va pas dîner chez la baronne. » Cette phrase
allait devenir le refrain par lequel il saluerait désormais le retour
récurrent de ses petites défaites.
Il habilla le vieux de pied en cap avant de l’entraîner dans la cuisine.
Sur la table, il trouva un mot de la main d’Hélène : « Je suis partie me
promener à l’Œil Doux. J’ai demandé à Pierre de m’y conduire avec
Bébert. C’est le nom qu’il donne à sa camionnette : c’est mignon,
non ? Il est enchanté de m’accompagner. Ne m’attends pas pour midi.
257
J’inviterai mon chevalier servant à manger quelque part. Tu sais que, le
pauvre, avec tout le mal qu’il se donne au jardin, il se contente d’un
sandwich en guise de casse-croute. Le frigo est plein de moisissures,
c’est infect. Il faudrait le nettoyer de fond en comble avant d’y déposer
des comestibles. Tchao tchao. »

Lucien profita du passage de l’infirmière pour aller relever le


courrier. La boîte à lettres était pleine à craquer. Lorsqu’il l’ouvrit, il en
tomba un petit carton orné de la tête d’un spahi. Il lut en le ramassant :
Seydou
Maçonnerie-Peinture-Rénovation & Travaux-de-Façades
Gloire à Sankara !
« Sankara ? Thomas Sankara… sans doute », songea Lucien. Que
venait faire ici un partisan de l’ancien président du Burkina ? Le village
semblait trop retiré du monde pour devenir le foyer d’un combat
révolutionnaire, anti-impérialiste et surtout panafricain. Il laissa de côté
cette énigme.
Noyés dans un amas de prospectus grignotés par les escargots, il y
avait des relevés bancaires, des convocations à des conseils, des
invitations à des cérémonies, une série d’enveloppes frappées du sceau
de l’administration fiscale, une collection de factures impayées et une
carte postale sans timbre et toute gondolée. Elle représentait un pont
de Venise sous lequel glissait une gondole. Au verso, il lut un message
signé par l’empreinte de lèvres pulpeuses et écarlates : « Je passe
demain, mon gros lapin. »
Lucien renifla le billet avant de l’envoyer rejoindre le carton de
Seydou.
Un maçon révolutionnaire et un gros lapin : le mystère des relations
du père Bérenger s’épaississait.
Le fils classa le reste du courrier en essayant d’établir un ordre de
priorité. Les lettres du fisc racontaient toutes la même histoire dans un
style neutre : celle d’un impôt qui n’avait pas été réglé dans le délai
imparti. Cet oubli, qualifié de « retard » par l’administration fiscale,

258
entraînait une notification de redressement majorant de 10% le reste à
payer. On laissait au contribuable Jacques Bérenger le choix de
négocier, refuser, accepter la pénalité totalement ou en partie – c’était
vraiment comme il voulait – dans un nouveau délai qui, lui non plus,
n’avait pas été respecté. Suivait une autre lettre de relance rédigée avec
un tact qui n’échappa pas à Lucien. Ne relevant pas la moindre
désinvolture dans ce retard supplémentaire, elle se contentait d’en
prendre acte et appliquait derechef la pénalité de 10% au reste à payer
en laissant au contribuable Jacques Bérenger le choix de négocier, etc.,
jusqu’à un autre délai qui, lui encore, n’avait pas été respecté, et ainsi
de suite. Engraissée par la récurrence des 10%, la somme due
atteignait maintenant un montant astronomique. Malgré le crescendo,
c’était toujours le même terme de « retard » qui était utilisé par le
correspondant – « quel sang-froid ! » apprécia Lucien. De négligence
en négligence et notification après notification, l’histoire se poursuivait
imperturbablement. Elle aurait été sans fin s’il n’y avait eu un ultime
délai qu’il était encore temps de respecter, à moins de manquer
cruellement de considération pour l’institution fiscale. Un seul homme
aurait craqué, songea Lucien, les employés avaient dû se relayer pour
répondre à son père. À moins que la correspondance ne fût confiée à
un robot, qui sait ?
L’honneur des Bérenger était en jeu. C’était à lui, le fils cadet, de
poser la dernière poupée de cette histoire gigogne. Comme il se
demandait comment s’y prendre, il lut qu’il pouvait se rendre sur le
site des impôts et communiquer avec le personnel en faction derrière
la rubrique « ma messagerie sécurisée ».
En allumant l’ordinateur de son père, il entrevit immédiatement la
succession des portes auxquelles il allait se heurter. Chacune était
verrouillée par un identifiant ou un mot de passe, qui tous flottaient au
petit bonheur la chance dans la tête du vieil homme. À tout hasard,
Lucien lui demanda s’il s’en souvenait. Pour toute réponse, son père
lui montra du doigt quelque chose par la fenêtre. C’étaient des oiseaux
que le vent éparpillait dans le ciel. Ensuite, il grommela :
« Je ne parle pas aux écrans. Il y a des employés dans les bureaux.
259
Qu’ils se sortent les doigts du cul. Moi j’ai suffisamment payé…
depuis le temps que je cotise. »
Qu’à cela ne tienne ! Lucien rencontrerait en personne ces
fonctionnaires admirables qui avaient montré tant de patience. Il aurait
ainsi l’occasion d’expliquer la situation de vive voix et il n’en plaiderait
que mieux la cause paternelle.
Il remit cette démarche à un autre jour, ainsi que toutes celles
concernant la comptabilité en général. De toute façon, il ne voyait pas
encore avec quel argent il pourrait régler l’accumulation des impayés.
Bernard n’avait-il donc pas prévu un budget à cet effet ? La somme
qu’il lui allouait couvrirait à peine les dépenses quotidiennes.

Lucien fouilla dans des tiroirs de bureau où il finit par dénicher une
carte bancaire et un carnet de chèques. Il en fit signer plusieurs à son
père, par acquit de conscience, et constata que ses griffonnages
n’avaient pas la moindre ressemblance d’un chèque à l’autre. Bien que
le vieil homme eût mis dans l’exercice une application touchante et
une certaine originalité, le résultat heurterait à l’évidence la sensibilité
pointilleuse d’un banquier.
En feuilletant les souches des chèques détachés, Lucien put retracer
l’évolution de l’écriture de son père. Encore ferme il y a quelques
mois, elle était devenue peu à peu mal assurée jusqu’à tourner au
gribouillage. Entre autres dépenses, il y avait une somme de 500 euros
qui revenait toutes les deux semaines et qui était destinée à une
certaine Paulette. La calligraphie du prénom s’était progressivement
détériorée jusqu’au jour où le talon du chéquier n’avait plus rien
mentionné. À cette date, Jacques Bérenger n’avait sans doute plus été
en mesure de signer un document de sa main. À moins de remplir les
chèques à sa place, la mystérieuse Paulette avait dû rencontrer des
difficultés à les endosser. Lucien subodora qu’elle avait de grosses
lèvres rouges, avec lesquelles elle signait des cartes postales de Venise.

La carte bancaire n’éveilla pas grand intérêt de la part du vieux


Bérenger. Il manipula le bout de plastique entre ses doigts malhabiles
260
et tenta de le glisser dans la pochette de son veston. Comme il n’y
arrivait pas, il le laissa tomber par terre. Lucien lui rappela, sans grand
espoir, qu’il y avait un code associé, une formule indispensable pour
retirer de l’argent à un distributeur. En guise de réponse, le père récita
la deuxième ligne de la Table de Mendeleïev et lui demanda de
l’inscrire à l’ordre du jour. Son œil prit ensuite une teinte glauque et il
s’avachit dans le fauteuil en gardant la bouche entrouverte.
Les médicaments qu’il prenait de bon matin le plongeaient dans un
abrutissement qui durait toute la journée. Pour tempérer son
agressivité, le Dr Fontvieille n’avait trouvé d’autres remèdes que de
réduire le patient à la torpeur. L’ingestion quotidienne de
neuroleptiques plaçait le curseur de sa vitalité à un niveau
singulièrement bas, qui laissait Lucien perplexe : il ne reconnaissait
plus l’énergique despote qu’avait été son père. Enfermé dans une cage
chimique, le gorille se transformait en paresseux. Il était clair que, dans
cet état-là, toutes ses fonctions étaient condamnées à dépérir. « Jusqu’à
quand ? Dans quel but ? » s’interrogea Lucien.
La sénescence est un processus irréversible. Quelles que soient les
ruses et les artifices mis en œuvre par le corps médical, personne
n’échappe à l’usure naturelle de ses propres organes. C’est sans doute
le dernier défi auquel un être est confronté avant sa disparition.
Comme c’est un défi sans gloire, marqué par le déclin des facultés et
l’imminence de la mort, il semble plus absurde que celui de naître. Ce
n’en est pas moins un défi qui mérite d’être relevé, comme tous ceux
qui jalonnent une existence. Ainsi pensait Lucien qui était venu au
monde avec une queue et des doigts palmés. Selon son père, il
s’agissait de malformations grotesques ou, d’après les médecins,
d’anomalies qu’il valait mieux supprimer. Tout le monde avait vite été
d’accord pour les enlever au bébé. Dans l’œuf, Lucien avait pourtant
appris à composer avec elles. Le merveilleux souvenir de jeux
amniotiques était resté gravé dans sa mémoire, si bien qu’il avait
toujours regretté ces ablations. Il en avait gardé un moignon derrière et
quelques cicatrices au creux de doigts, qui de temps à autre le
chatouillaient.
261
Dès lors que la société avait jugé anormal le comportement du
patriarche, elle lui avait tacitement retiré la capacité d’affronter
l’épreuve de sa dégénérescence. C’était plutôt cavalier, selon Lucien.
En infligeant une apathie sournoise à son père, on le privait des
moyens de s’accommoder de son état, d’y réfléchir un tant soit peu et
d’agir en conséquence. On décidait à sa place de ses raisons d’exister
ou de disparaître.
C’était donc ainsi que l’on programmait la fin de vie dans cette
société-là. Puisque, bon gré mal gré, Lucien se trouvait mêlé à cette
triste affaire, il décida d’y appliquer ses propres méthodes.

Plutôt que de laisser le vieux somnoler, il lui proposa de l’emmener


au village pour faire les courses avec lui. Il emporta un cabas et prit
des billets dans la boîte à biscuits, qu’il froissa dans sa poche.
Désormais, il imposerait quotidiennement à son père cette
promenade qui tournerait en véritable périple à chaque fois. En
marchant à une allure normale, le trajet du domaine Bérenger jusqu’à
l’épicerie de Fromentin prenait une vingtaine de minutes. En
compagnie du vieil homme, Lucien y mettait trois fois plus de temps.
Il estimait néanmoins que l’exercice en plein air était bon pour lui
dégourdir les muscles, l’esprit et tout son être amolli par des
substances chimiques.
Tout comme une ampoule s’allume et s’éteint d’elle-même lorsqu’elle
est en passe de griller, la sénilité du père connaissait des hauts et des
bas et son humeur fluctuait à l’avenant. Elle était tantôt agréable
lorsqu’il disposait de ses facultés, tantôt exécrable lorsqu’elles lui
manquaient. Comme Lucien avait plutôt connu l’homme sous un
mauvais jour dans ses relations passées, il découvrait qu’il pouvait être
de bonne composition. De ce point de vue, la maladie d’Alzheimer
offrait des ouvertures inespérées.
Dès la première fois, ainsi que les suivantes, le père montra de
l’entrain à partir en promenade. Il négligeait sa canne en châtaignier et
prenait d’autorité le bras du fils comme s’il endossait le rôle de guide.
Durant les premières semaines, il tenait gaillardement la moitié du
262
trajet à l’épicerie en s’appuyant à peine contre Lucien. Par la suite, il y
arriva de moins en moins, mais il se montra toujours disposé à
descendre au village.
Sans être alerte, sa démarche au démarrage était celle d’un flâneur à la
jambe fiable. Regardant droit devant lui, il enchaînait régulièrement les
petits pas nécessaires pour se freiner dans la pente au sortir de la
propriété. Bras dessus, bras dessous avec son fils, il contemplait le
paysage sans se préoccuper des accidents de terrain. Quoiqu’en bon
état, le bitume à gros grains était déformé par les racines des pins et
cyprès qui poussaient en bordure. Sous l’œil vigilant de Lucien, le vieil
homme enjambait les ondulations sans s’y prendre les pieds.
En bas des lacets que faisait le chemin, on arrivait au croisement avec
la route qui longeait la saline. On était alors à mi-parcours, le reste
s’effectuait à plat jusqu’au centre du village en bifurquant par la ruelle
du Foyer des Campagnes.
L’absence soudaine de déclivité contrariait le père. Sur sa lancée de
petits pas, la cadence s’accélérait et il se mettait à tituber. Un
agacement le prenait, alors il s’agitait comme un poisson sorti de l’eau.
Il valait mieux s’arrêter le temps qu’il retrouvât son calme. Lorsqu’il y
arrivait, il se remettait lentement à marcher, avec prudence, à l’aide de
la canne d’un côté et du fils de l’autre, qui lui servait cette fois de
déambulateur.
Parfois, le vieil homme s’abandonnait à un accès de désespoir. Il ne
reconnaissait plus les lieux. Les éléments lui apparaissaient soudain
hostiles. Il pestait contre les métamorphoses du paysage, les rafales du
cers, la froidure ambiante ou la morsure du soleil. En proie à
d’improbables hallucinations, il voulait rebrousser chemin sur le
champ et esquissait un demi-tour chancelant. Il reprochait alors à son
compagnon de l’avoir entraîné dans cette galère.
C’était le moment de s’armer de patience pour négocier la poursuite
de la manœuvre. Prenant l’accent militaire, Lucien improvisait une
fantaisie susceptible de ressusciter l’ex-lieutenant Bérenger. De tous les
personnages que le père avait incarnés, l’officier de réserve était celui
qui répondait le plus volontiers à l’appel. Par la magie du verbe, le fils
263
jouait sans trop forcer l’ordonnance de service et transformait le
paysage alentour en un décor évoquant le massif des Aurès. Mimant
un garde-à-vous impeccable, il transmettait à son supérieur le dernier
ordre reçu de l’état-major : le régiment devait rejoindre la mechta
située à midi. Nommé au poste de cantinier, l’épicier Fromentin
attendait la troupe dans une casemate avec des munitions et du
ravitaillement. Ensuite, on retrouverait la belle Zouzou au mess de
fortune installé au Café des Étangs. Elle leur avait préparé une
succulente fricassée de lièvre, comme elle seule en avait le secret. Il
fallait faire fissa pour ne pas être repérés.
« Les fellouzes ? » interrogeait le père, soudain en alerte.
Le soldat-ordonnance fixait un point au loin, par-delà les étangs, sur
la crête des collines, puis il répondait gravement « peut-être ». Il
entonnait ensuite la marche des Dragons de Noailles qui donnait la
cadence au régiment. Durant l’enfance, Lucien avait si souvent
entendu son père interpréter ce morceau du répertoire militaire qu’il
avait fini par en connaître le texte par cœur. C’était une lubie qui
prenait le chef de famille au volant de la voiture lorsque le trajet
s’éternisait. Il exhortait sa progéniture à chanter en canon avec lui car,
disait-il, il n’y avait rien de tel que les Dragons de Noailles pour
tromper l’ennui et remonter le moral des troupes. Un demi-siècle
après la guerre d’Algérie, l’air résonnait encore dans la mémoire du
vieil homme. Des bribes de paroles lui revenaient peu à peu. Faisant
écho à son fils, il les balbutiait à son tour tandis que son esprit trompé
par le stratagème lui commandait de s’ébranler avec un régiment
fantôme. Grâce au durable apprentissage militaire, le mécanisme de
mettre un pied devant l’autre se réenclenchait alors automatiquement.
Parmi les morceaux qui fonctionnaient bien, il y avait aussi le
« couplet des rois » dans l’opéra de La Belle Hélène. Agamemnon et
Ménélas, en particulier, trônaient en bonne place dans le domicile
ouvert à tous les courants d’air qu’était la mémoire du père. Lucien
chantait à plein gosier :
Je suis l’époux de la reine,

264
Poux de la reine, poux de la reine...
Le roi barbu qui s'avance,
Bu, qui s’avance, bu, qui s’avance…
Interloqué, le vieux arrêtait de maugréer. Un déclic se produisait
parfois dans sa tête. Il reprenait en chœur les couplets avec un sérieux
comique et son corps gagné par la bouffonnerie se mettait
miraculeusement en branle.

Le spectacle que donnaient quotidiennement les Bérenger en passant


près du terrain de pétanque ne manquait pas d’intriguer les joueurs.
On avait cru le père interné à l’asile, voire décédé. C’était un
soulagement de le voir réapparaître. Comme il ne se mêlait pas aux
gens du village, on le saluait de loin par un geste de la main. On n’avait
pas identifié tout de suite qui était le drôle à ses côtés – pour certains un
infirmier et pour d’autres un hippie –, puis la rumeur s’était propagée
jusqu’à bientôt confirmer qu’il s’agissait du cadet d’Amélie, celui qui
était parti en Argentine. « Le fils Bernard ? » s’étaient enquis les moins
informés.
« Non, pas le fils Bernard. Le fils Bernard, c’est l’autre ! Lui, c’est le
fils Lucien. Et ça, c’est ce qu’on appelle une boule d’appui. Alors, c’est
pas la peine de tirer. »
On l’avait connu pitchoun, pas plus haut que trois pommes, et voilà
qu’il était devenu un grand gaillard. On disait qu’il avait fait fortune là-
bas, dans la vigne – Baï, quoi faire d’autre lorsqu’on vient d’ici ? On
disait qu’il vendait son vin aux Américains. On était d’accord que
l’Argentine était un pays respectable parce qu’on y jouait au rugby.
« Couilloun, qu’est-ce qu’il nous fait à mesurer avec un mètre ?
Comique, va ! Ça se voit d’ici qu’elle a pris le point. »
Le pitchoun était rentré spécialement pour s’occuper du vieux. Il avait
abandonné la demeure en marbre qu’il avait fait construire là-bas.
C’était un genre de conquistador, mais avec un cœur d’or – or, c’était
bien là que se situait la véritable richesse, dans le cœur ! On était fiers
que les jeunes du village aient le sens de la famille.

265
« Et maintenant qu’on a conquis l’Argentine, on peut se remettre à la
partie, non ? »
De voir les Bérenger se promener, bras dessus, bras dessous,
chantant à tue-tête, on ne tarda pas à les appeler la « doublette de
fadas ».

Si aucun des stratagèmes du fils n’aboutissait, il lui restait de recourir


à l’envoûtement de la milonga. Convoquant El Pelo et sa prestance de
faune, il enveloppait le père dans une étreinte où il mettait autant de
douceur que pour une femme. La vieille carcasse tremblait entre ses
bras comme une feuille au vent. Lucien la soudait à son torse en
ajustant la connexion aussi suavement que pour amorcer une danse, et
il partait en arrière tout en fredonnant un vieil air tel que Pampa de
Francisco Canaro. C’était une mélodie irrésistible, dont on disait
qu’elle faisait pousser des jambes à un cul-de-jatte. Sous le charme du
morceau et l’emprise du milonguero, le vieil homme se trouvait revigoré
par une énergie qui le prenait au ventre, déliait ses muscles et diffusait
son papillonnement jusque dans le crâne. Implacablement, il se laissait
entraîner vers l’avant et, cahin-caha, la marche reprenait.

S’il arrivait qu’à ce moment-là le commissaire Magenta fût penché en


sentinelle sur l’écran d’ordinateur, lui aussi était pris d’un entrain qu’il
ne s’expliquait pas. Surprenant l’enlacement des cibles L et J, localisées
au carrefour des étangs dans un repère orthonormé, l’austère policier
sentait ses pieds bouger et, à son grand dam, tout son corps se mettait
à se trémousser. Dans l’open space du commissariat, où rien n’échappait
de ce que faisaient les collègues, il devait mobiliser tout son sang-froid
pour ne pas se laisser emporter par l’appel de la danse. Car tel est le
pouvoir de Pampa.

Par manque de pratique, la doublette de fadas mit, la première fois,


plus d’une heure à atteindre l’épicerie. Lucien améliorerait la
performance les jours suivants.
Pour gagner du temps sur les emplettes, il laissa le père au Café des
266
Étangs. On y entrait par une terrasse ombragée de platanes,
qu’agrémentait une imposante fontaine en pierre du pays, veinée de
bleu. Sortant d’une colonne par des becs verseurs, des jets d’eau
retombaient en glougloutant dans une vasque bordé d’un tore
majestueux dont la surface était aussi polie que le marbre. C’était un
lieu idéalement situé au centre du village. Il offrait à Lucien un rayon
d’action vers divers points stratégiques comme l’épicerie, la
boulangerie, la Poste ou la place du marché, où il pouvait se rendre
tout seul, sans alerter Small Sister.
Le père Bérenger fut accueilli chaleureusement dès son entrée au
café, comme s’il revenait d’un long voyage. On s’exclama de le voir
réapparaître. Ça faisait un bail, peuchère ! On le croyait parti en croisière.
Des adhérents du Cercle nautique l’interpelèrent familièrement.
Il les avait épatés, en son temps, en remettant à flot une splendide
bétoune des étangs. Il l’avait fait construire sur le chantier du littoral, par
un vrai charpentier de marine – ô pauvre ! un artisan comme on n’en
voyait plus. Il avait baptisé sa barque La Belle Lili.
Ah, La Belle Lili !... Les regards se voilaient de nostalgie. Une bétoune
pareille, on se régalait de la voir naviguer ! On la repérait de loin avec
sa voile latine ronde, tendue comme un ventre de femme enceinte.
Elle avait une gîte impressionnante par vent de travers !
Le vieux Bérenger leur avait dit que le nom de Lili venait d’un métal
alcalin dans le premier groupe du tableau périodique des éléments – de
numéro atomique 3, précisa un compère qui avait retenu la leçon. On
s’était mis d’accord que c’était « un bien joli nom malgré qu’il était
savant » ; en tout cas, il convenait bien à la bétoune. À l’embarcadère, on
avait caressé de la main ses membrures en pin d’Alep et son plat-bord
en frêne. C’était doux comme les hanches d’une femme – malgré les
attaques du sel, rapport au vernis qui recouvrait le bois, déclara un
jeune quinquagénaire qui s’y connaissait mieux en peinture qu’en
hanches de femme. Depuis combien de temps on ne l’avait plus vue
au mouillage, La Belle Lili ?
« Baï ! plus d’années que les phalanges de ma main », compta un
vieux à qui il manquait un doigt.
267
Lucien installa le père sur le divan en cuir râpé, dans le coin
emménagé en salon autour de la télévision. On se leva pour venir
prendre de ses nouvelles. Lucien se réjouit de constater qu’il se
débrouillait pour répondre de manière cohérente. On pouvait croire
qu’il reconnaissait certains de ses interlocuteurs. Il semblait ravi de cet
accueil et ne s’offusquait pas d’être tutoyé.
Ici, on était tous pareils du moment qu’on franchissait le seuil.
Chacun était digne d’intérêt.
Dans la clientèle des habitués, la plupart avaient un proche frappé
par la maladie d’Alzheimer. À en croire Zouzou, patronne de
l’établissement et membre éminente du conseil municipal, le village se
transformait sous l’exode des jeunes à la ville. Il devenait une vaste
maison de retraite où les moins âgés s’entraidaient pour s’occuper des
plus anciens. Plus chaleureux que le cyber space de la mairie, moins
déprimant que le Club des Cheveux d’Argent, le café était le lieu où les
villageois se réunissaient, autant pour discuter le coup que pour en
boire un. L’entreprenante Zouzou avait tiré parti de cette affluence
pour ouvrir un coin restaurant où l’on mangeait si bien qu’il avait
même retenu l’attention de guides gastronomiques. Auréolée de cette
gloire, la patronne se démenait pour rester à la hauteur et, pourquoi
pas, se rebaptiser un jour « La Brasserie des Étangs ». Elle était
devenue aussi impitoyable en cuisine qu’elle était avenante en salle.

Tout gabatch qui franchissait le seuil du café créait un événement en


même temps qu’il posait un défi aux habitués. On se réjouissait de
l’accueillir tout en comptant bien le fidéliser. Ici, on ne trouvait rien
d’anormal au comportement du père. La sénescence faisait partie du
cours normal de la vie. Dans son cas, elle le rendait plus aimable et
offrait l’occasion de le découvrir.
On connaissait mal Jacques Bérenger, car il s’était longtemps tenu à
l’écart du village. On avait soupçonné l’homme d’orgueil et on l’aurait
ignoré s’il n’y avait eu Amélie, sa femme, celle que tout le monde
appréciait. Le souvenir de l’institutrice conférait à son mari, par
ricochets, une certaine considération. De surcroit, celui-ci avait par lui-
268
même quelques références : il avait fait les Grandes Écoles, il avait
reçu des médailles du gouvernement et il avait d’importantes
responsabilités dans la chimie. Il n’avait pas travaillé dans un simple
laboratoire avec de petites éprouvettes, mais au sein d’une industrie
avec des cuves éléphantiasiques, des cheminées hautes comme des
tours et une tuyauterie plus tordue qu’un intestin. Dans le monde
paysan, la chimie était une divinité à l’aura sulfureuse. D’un côté, on la
révérait pour le rendement qu’elle apportait à la vigne ; de l’autre, on
s’en méfiait à cause des maladies qu’elle provoquait. Le vieux Bérenger
y avait réchappé. C’était finalement un homme érudit et résistant, qui
méritait d’être écouté.
Au Café des Étangs, le père Bérenger trouva un public qui flattait
son égocentrisme et donnait de l’écho à son soliloque. Il avait toujours
été un parleur impénitent, qui tournait en boucles sur quelques
anecdotes de prédilection concernant sa carrière, la chimie, son service
militaire et ses sorties en bateau. Ce répertoire constituait désormais
l’essentiel de ses souvenirs d’où, à la grande consternation de Lucien, il
avait complètement évacué celui d’Amélie.
Des réminiscences étaient posées sur l’étang brumeux de sa
mémoire, comme des îles floues entre lesquelles il naviguait au gré de
courants sous-marins et de vents capricieux. En abordant sur une rive,
le père découvrait un paysage lumineux où il faisait bon se promener
un temps – un moment de grâce plus ou moins persistant, un laps
aléatoire que venait perturber le retour des nuées. Au fil de cette
divagation, sa parole se développait d’une plage de lucidité à l’autre,
entrecoupée d’intervalles incohérents où les phrases déraillaient et les
mots basculaient les uns sur les autres.
Son monologue s’accordait bien avec celui des clients les plus
imbibés d’alcool. Leurs propos avaient un lyrisme frappé d’une poésie
qui avait le pouvoir de suspendre le discours du père Bérenger. Celui-
ci, soit par fatigue, soit par curiosité, se taisait enfin pour écouter son
interlocuteur et les élucubrations de l’un, répondant aux lubies de
l’autre, s’harmonisaient chaotiquement en une forme de dialogue.

269
Chapitre 19

Ravi de cet intermède survenant dans son emploi du temps, Lucien


prit l’habitude de laisser son père au café pour accélérer le rythme des
courses. Il céda aussi à la tentation de déjeuner là-bas régulièrement
car le menu était vraiment alléchant.
Zouzou ne manquait pas d’idées pour renouveler la carte. La partie
pêchée de la faune locale qui terminait dans ses casseroles, provenait
des filets de Gérard. C’était un gage de fraîcheur. Anguilles, crabes,
daurades, loups, muges ou solettes se transformaient en une farandole
de bouillabaisses, bourrides ou matelotes, parfumées aux herbes de la
garrigue et accompagnées de saladelle et salicorne des étangs. Quant
au vin, bien sûr, il était du cru.
Comment résister ?
Un laps de temps, le prix du repas avait été stimulé par les
commentaires flatteurs des guides. Puis, Zouzou l’avait
raisonnablement stabilisé à un niveau adapté au pouvoir d’achat des
villageois. Le premier jour de sortie du tandem Bérenger, il était
affiché au menu « Délice de l’étang ». Tout en salivant d’avance,
Lucien compta la monnaie qui lui restait des courses. Ajoutée à
l’argent qu’il avait laissé dans la boîte à biscuits, celle-ci donnait une
somme qu’il divisa par cinq euros, soit une unité Big Mac dans l’univers
radieux de Smart home. Tout calcul fait, les perspectives de fin de mois
n’étaient pas réjouissantes. L’argent semblait couler entre ses doigts
comme une poignée d’eau. Une table au restaurant devenait un luxe
qu’il ne pourrait guère se permettre plus de trois fois pour eux deux.
Peste ! Jamais, depuis ses débuts à Saltaca, Lucien n’avait eu un
budget aussi rikiki. Il allait devoir réapprendre à se serrer la ceinture et

270
compter chaque pièce qu’il sortirait de la poche. Ce n’était pas la dèche
mais presque. Quel ennui de se remettre à calculer en permanence !
L’inconvénient de la pauvreté, ce n’était pas le manque d’argent mais
le peu qu’on avait : il fallait surveiller sans cesse la moindre dépense. Il
en avait perdu l’habitude à Saltaca grâce au succès de « Descarada
Luna », son cru fétiche.
Qu’à cela ne tienne, il saurait se discipliner. Cependant, aussitôt qu’il
eut franchi le seuil du Café des Étangs, il se mit à beugler : « Tournée
générale ! » et fut accueilli par une ovation.
Après l’apéritif, Zouzou installa les deux Bérenger à une table près de
la porte-fenêtre, avec vue sur la fontaine, un emplacement qui
deviendrait bientôt leur place habituelle. En guise de bienvenue, la
patronne leur offrit le premier repas. Elle prétendit que l’initiative
venait de Gérard qui, le matin même, au moment de livrer le poisson
en 404, avait désigné deux belles dorades et trois solettes en déclarant :
« Celles-ci, c’est cadeau. Tu les cuisineras au Pink Floyd s’il pointe le
bout de son nez avec son vieux. »
Zouzou cligna de l’œil : « Sacré Gérard ! On ne peut rien lui
refuser. »

Le père était encore capable d’accomplir les gestes pour manger à


condition qu’on lui découpe les aliments. Glissant de lui-même un
coin de serviette dans son col, il la déploya largement sur la poitrine.
Un problème inattendu survint lorsqu’on lui présenta la carte du
menu. Il y avait différents hors-d’œuvre : œufs mimosa, céleri
rémoulade, moules froides au curry, cœurs d’artichauts marinés au
citron, cervelle d’agneau ravigote, taboulé de salicorne, aïoli de petit-
gris, lentilles sauce gribiche, poireaux de vigne en vinaigrette ou, tout
simplement, radis beurre. Tandis que Zouzou expliquait la différence
entre les sauces gribiche et ravigote, le père contemplait la liste avec un
air absent. Lorsque le fils lui demanda quel était son choix, il répondit
d’un ton sec : « Ça m’est égal ! » Surpris par la réaction, Lucien insista :
« C’est vrai que la décision n’est pas facile. Il faut dire qu’il y a
beaucoup de choses alléchantes – il adressa un sourire gourmand à
271
Zouzou, évitant, par crainte d’un malentendu, de guigner au passage
les rondeurs pulpeuses qui débordaient par l’échancrure de son
corsage –, je n’en ferai jamais autant à la maison, alors profites-en. Il y
a bien un plat qui te ferait plaisir ?
– Non… Ça m’est égal. »
Le ton s’était singulièrement radouci. Lucien soupçonna une feinte
de la part du vieil homme.
Il s’était certainement interrogé devant le menu, en toute honnêteté.
À table, il avait toujours eu des préférences bien tranchées. Jadis, il
n’hésitait pas à critiquer Amélie si sa cuisine ne lui convenait pas. Mais
là, au moment de sélectionner un hors-d’œuvre, il avait sombré dans
un abîme de perplexité. Il n’arrivait plus à faire la différence. Légume
ou viande, le dilemme était insoluble, la carte ne lui parlait pas. Il
n’était plus en mesure de prendre une décision pour lui-même. C’était
plus un problème intellectuel qu’une affaire de goût finalement. Le
ceci-plutôt-que-cela n’était plus à sa portée.
D’abord agacé par sa propre confusion, il avait dit « ça m’est égal ! »
pour éluder la question. Néanmoins, le désarroi était là, lancinant. La
vérité n’était pas que « ça lui était égal », mais plutôt qu’il n’avait plus la
faculté de choisir entre plusieurs options. Le mécanisme était cassé.
Lucien fit mine de le gronder :
« Allons, papa, tu ne peux pas rester indifférent devant une telle
carte. Tu vas finir par vexer Madame Zouzou ! Les œufs mimosa, par
exemple. Tu en as toujours été friand.
– Je ne sais pas, avoua le père tout penaud.
– Alors va pour les œufs mimosa ! Pour moi ce sera les artichauts.
Tu pourras en piquer dans mon assiette si les œufs ne te conviennent
pas.
– Il n’y a pas de souci, intervint Zouzou. Je peux même changer
l’entrée de votre père s’il découvre que ce n’est pas ce qu’il voulait ; au
moment de servir, bien sûr, pas s’il a touché à l’assiette.
– Cela va de soi, pas vrai, papa ? Nous ferons honneur au standing
de la maison.
– Ne vous frappez pas M. Lucien – c’était la prise de contact ; elle
272
passerait bientôt à “Lucien” tout court et l’engagerait à l’appeler
“Zouzou” ; l’ambiance était décontractée au Café des Étangs. Vous
savez, j’ai l’habitude avec ma belle-mère. Elle non plus ne sait plus ce
qu’elle veut. Si jamais il lui arrive de se décider pour quelque chose,
elle l’a oublié dans la minute qui suit, alors je ne lui demande plus son
avis. Dans l’état où ils sont, il vaut mieux ne pas trop poser de
questions. Ça ne sert qu’à les angoisser. Pour le vin, est-ce que M.
Jacques en prendra ? »
Lucien interrogea le père du regard, puis se ravisant aussitôt, il dit :
« Apportez-nous une carafe. Je lui en verserai un verre, pas plus. À
cause des médicaments.
– Le vin d’ici ne peut pas faire de mal. Mais vous avez raison, on
n’est jamais assez prudents.
– Je vous porterai une bouteille du mien, dès que j’aurai récupéré
mes bagages. Le rouge, vous verrez, c’est du nectar ! Grenache noir,
mourvèdre et carignan, un assemblage parfait. Une robe élégante sur
un corps charnu. Des arômes subtils d’écorce grillée et de cuir, avec
une pointe de framboise. Il vous tapisse le gosier d’un champ de fleurs
et laisse un souvenir persistant en bouche.
– C’est qu’il me fait l’article, le joli mousquetaire ! Je ne vous savais
pas dans la viticulture, M. Lucien.
– J’ai quelques vignes en pente douce – son regard s’illumina du
soleil de Saltaca. Elles sont très bien exposées. Le sol est pierreux, un
peu comme ici. Il absorbe la chaleur du soleil et la diffuse aux pieds
longtemps dans la nuit : c’est un véritable radiateur. Les grains sont
bien juteux, sans recours à la chimie.
– Hélas ! On ne peut pas en dire autant de tout le monde par ici ;
sauf votre respect, M. Jacques. »

Le père Bérenger n’écoutait pas la conversation, seule la sienne


l’intéressait. L’inattention aux autres était un trait de son caractère que
la maladie accentuait. Son égocentrisme était décuplé par les efforts
qu’il devait fournir à la fois pour raccommoder ses pensées et les
exprimer. Au terme de ce processus laborieux, ses paroles s’écoulaient
273
par à-coups, comme une eau trouble expulsée d’une tuyauterie
rouillée. Sa conversation était un monologue avec lequel Lucien apprit
à composer.
La mémoire du vieil homme remontait le cours du temps selon une
trajectoire perturbée par des boucles. Les propos qu’il tenait en guise
de commentaires étaient à l’avenant. Des séquences de sa vie passée
surgissaient par antériorité, tels des saumons nageant à contre-courant
pour aller se reproduire sur leur lieu de naissance. Les souvenirs de
Jacques Bérenger semblaient avoir besoin, eux aussi, de la force
antagonique d’un flux pour se régénérer. À la longue, Lucien n’en
finissait plus d’échafauder des théories pour essayer de comprendre ce
qui se passait dans la tête de son père. La plus héroïque de toutes
s’inspirait de la relativité restreinte d’Einstein. Elle énonçait que les
souvenirs qui s’enchaînent à rebours du temps subissent les mêmes
déformations que lui, tantôt se dilatant, tantôt se rétractant, plutôt que
de s’écouler à vitesse constante.

Les repas chez Zouzou offraient à Lucien l’opportunité de découvrir


des pans méconnus de la vie de Jacques Bérenger.
Le passé le plus récent, qui concernait la retraite, avait été
complètement évacué. Les récits du père commençaient avec la partie
glorieuse de sa carrière, durant laquelle il exerçait de grandes
responsabilités dans l’Industrie. Au milieu d’un marécage de souvenirs,
surnageaient des moments limpides qu’il rabâchait à satiété. C’étaient
des anecdotes sur des brevets, de la collusion, des marchés partagés,
où le chef de guerre qu’il avait été avait affronté l’arrogance des
Américains, le mépris des Allemands, la rouerie des Japonais, la
sournoiserie des ronds-de-cuir, le carriérisme des collègues, la cupidité
du fisc et la « connerie insondable » des subalternes.
Les mêmes histoires revenaient obsessionnellement et, souvent, au
mot près. Elles étaient entrecoupées par les réminiscences de sorties
en bétoune sur les étangs, annoncées toujours par la même interrogation
inquiète : « D’où vient le vent ? » Il redoutait que ce fût de la terre – le
cers soufflait en violentes rafales – auquel cas il aurait été imprudent
274
d’aller naviguer. À cette seule idée, le vieil homme commençait à
s’agiter, même s’il n’y avait pas en réalité un souffle d’air. Lucien
prenait alors un ton catégorique pour affirmer : « De la mer ! » C’était
toujours du grec ou du marin, ces vents qui gonflent aimablement les
voiles sans faire chavirer les embarcations. « C’est bien. Nous
pourrons prendre le bateau », disait le père, puis il oubliait aussitôt le
projet.
À force de remonter dans le temps, il avait traversé diverses étapes
de sa carrière pour parvenir à la période de conscription en Algérie,
qui était de loin la plus embrouillée de sa vie. Comme il s’y perdait
fréquemment en anecdotes confuses, il désertait subitement le djebel
pour retourner dans l’atmosphère sécurisante de l’industrie chimique.
En l’écoutant inlassablement, Lucien finissait par se représenter quel
avait été son parcours. Pour obtenir des précisions, il posait des
questions au vieil homme, qui le plus souvent restaient lettre morte.
En particulier, celles concernant Amélie. Elles ne suscitaient qu’un
silence ahuri de sa part. Il ne voyait pas de qui il s’agissait, même avec
une photo à l’appui. Le fils avait beau insister et préciser qu’elle avait
été sa femme, qu’elle l’avait accompagné en Algérie, qu’elle avait eu
trois enfants avec lui, qu’elle lui avait fait le ménage, la lessive, la
cuisine et qu’elle lui avait prodigué son amour tout au long de sa vie ;
en vain.
Le vieil homme haussait les épaules. Il avait complètement effacé son
épouse de sa mémoire.
Lucien supportait douloureusement ce déni. Ses membres fantômes
se mettaient à le tenailler. Un sabre lui poussait en bas du dos et une
membrane invisible ressoudait ses doigts. Sa queue vibrait et sa main
gauche se contractait sous l’effet de la colère. Les insultes se
bousculaient dans sa tête. Il avait envie de frapper ce radoteur sénile,
ce gâteux incontinent et de planter là son insignifiante personne qui
bavait des souvenirs creux, le cul baignant dans ses selles. Seules le
retenaient une fragrance ténue d’essence de Guerlain et une douce
voix qui lui susurrait à l’oreille : « Tu manques de mesure, Lucien. Tu
vas au-devant d’ennuis si tu ne contrôles pas mieux les excès de ton
275
caractère. »
Les insultes que Lucien avait formulées mentalement avaient, elles
aussi, le pouvoir de l’apaiser. Il prenait alors une longue inspiration et
il mouillait un coin de serviette pour essuyer une tache sur le costume
du père en lui disant : « Cochon, va ! »

Lucien ne se rappelait pas avoir jamais eu de dialogue avec son père.


Le dialogue n’existait qu’avec sa mère, il s’était poursuivi de manière
épistolaire durant l’exil en Argentine, jusqu’à son décès. En quittant le
foyer familial, Lucien avait eu le sentiment qu’entre le patriarche et lui
tout avait été dit. À présent, il n’avait rien à ajouter. Il était évident que
le père ne lui accordait d’attention que dans la mesure où il s’occupait
de lui. Sa maladie reléguait le fils cadet au rôle de factotum. Parmi
toutes les tâches, celle qui réclamait le plus de patience était
assurément d’écouter le ressassement du vieil homme.
Au début, il suffisait à Lucien de prêter l’oreille en approuvant de
temps à autre d’un hochement de tête ou d’un bref commentaire pour
montrer qu’il suivait. Les récits du père n’étaient d’ailleurs pas dénués
d’intérêt, même si le disque était rayé et certaines plages inaudibles.
Lorsque l’attention du fils faiblissait, le vieil homme l’interpelait : « Tu
m’écoutes, garçon ! » Parfois, il le vouvoyait ou bien l’appelait « couille
de loup », selon ce qu’il racontait.
On ne pouvait le tromper. Un instinct tenace le prévenait de toute
tentative de duplicité de la part de son interlocuteur. Pour avoir la
paix, Lucien n’interrompait jamais son débit et n’intervenait qu’à bon
escient, toujours acquiesçant et donnant les mêmes réponses
rassurantes à des questions sempiternelles comme « d’où vient le
vent ? ». Il devinait qu’il perdrait du temps à discuter tel ou tel point.
« Le père a toujours raison ». Désormais, il respectait cette vieille
maxime qui l’avait si souvent révolté dans son enfance. La menace
d’une contestation qui, jadis, mettait le patriarche en furie provoquait
maintenant un désarroi qui perturbait ses gestes pour s’habiller, se
laver ou bien manger et compliquait la tâche de Lucien. Se résignant à
supporter le rabâchage du père en fond sonore, il arrivait parfois à lui
276
trouver un charme désuet, aussi crachotant et brouillé que celui de
Radio Londres durant l’Occupation.
Les premières difficultés arrivèrent lorsque l’élocution du père prit
une tournure chaotique. Il exigeait toujours la même attention pour
des propos qui se faisaient de plus en plus confus jusqu’à devenir
impénétrables. Une rengaine qui tournait en boucles se vrillait soudain
et les phrases entraient en collision comme les wagons d’un train qui
déraille. Précipités les uns contre les autres, les mots s’entrechoquaient,
culbutaient, permutaient entre eux et finissaient pêle-mêle lorsqu’ils ne
se brisaient pas. Certains disparaissaient définitivement.
Le vocabulaire du père prit peu à peu l’allure d’une armée en déroute.
Conscient du désastre, il avait des poussées d’angoisse qu’il fallait
apaiser sur le champ. C’est alors que Lucien dut intervenir plus
activement. Il devina que le langage se détraquait à quelques signes
précurseurs. L’un était une ruse que son père employait pour ne pas
interrompre son soliloque.
Zouzou avait décoré les murs de la salle du restaurant avec des
affiches anciennes qui faisaient la publicité soit de vieilles marques, soit
de voyages touristiques à la Belle Époque. Alors que son père racontait
pour la centième fois comment son équipe avait coiffé des concurrents
au poteau pour déposer un brevet sur le « lactate », il se mit à bégayer,
hésita sur le mot, roula des yeux effarés, puis il articula soudain
« aspirine Aspro » avant de reprendre le fil. Lorsque l’anecdote revint
aux repas suivants, il ne fut plus jamais question de lactate mais de
« cigarettes Gitanes » ou de « l’eau Vichy Célestins ».
Durant cette période, la conversation du père prit une tournure
étonnante. Il demandait du Viandox à la place du vin ou prenait du
Monsavon plutôt que du fromage. Parallèlement, ses récits de
capitaine d’industrie gagnaient en poésie. Une réunion stratégique
pour se répartir des marchés avec les Allemands, qui avait longtemps
tourné en boucles autour d’une ville sinistre de la Ruhr, se déroulait
désormais dans un wagon-lit du Petit Train Jaune ou bien au Negresco
sur la Promenade des Anglais. On apprenait que des accords de la plus
haute importance sur le Petit Lu ou la Loterie nationale avaient été
277
conclus en secret par la Chimie du Rhône, à l’Exposition Universelle
de Paris, et que le cartel avait bien failli être démantelé dans les
« vapeurs sulfureuses d’Ax-Les-Thermes ».
« Quelle épopée ! » s’amusait Lucien en mangeant. Il n’était pourtant
pas dupe et remerciait intérieurement les affiches dans son dos d’offrir
au malade les mots qui lui manquaient. Malheureusement, le
stratagème ne fit pas long feu. Les oublis devenaient de plus en plus
fréquents et le vocabulaire que le père glanait dans les publicités ne
suffit bientôt plus à combler ses lacunes.
Lucien dut prendre la relève. Lorsque le vieil homme commençait à
bafouiller, il lui suggérait rapidement un mot avant que la conversation
capote et que le père sombre dans le désarroi. En général, un seul
terme suffisait pour que le monologue se réenclenche, même si ce
n’était pas le bon. Le père s’en emparait avec un éclair de
reconnaissance dans le regard. Le fils n’avait pas été habitué à un tel
égard. Ce fut l’amorce d’une complicité inespérée entre eux.
Si le bredouillage se prolongeait, Lucien suppléait en se lançant dans
des considérations oiseuses, le temps que son interlocuteur reprenne le
fil de ses souvenirs. Vu de l’extérieur, on aurait pu croire que les deux
hommes poursuivaient une aimable conversation. En tendant l’oreille,
on était frappé par la tournure surréaliste des propos.

Cette atmosphère paisible se ressentait à des kilomètres de là. Elle


soulageait le commissaire Magenta en faction devant son écran.
Durant plusieurs semaines, il n’y eut absolument rien à signaler. Les
rapports qu’il rédigeait se succédaient à l’identique, porteurs de la
même mention laconique. Le cobaye prisonnier avait un
comportement exemplaire. Il semblait aux petits soins pour Jacques
Bérenger. Il s’éloignait rarement de la cible J et ne dépassait jamais les
limites du périmètre autorisé par le protocole. Les indicateurs RC, PA,
R ou EG n’indiquaient rien d’inquiétant. Même la dopamine était
stabilisée à un niveau bienséant.
Il n’y avait pas d’erreur possible. La connexion entre l’ordinateur et
Small Sister fonctionnait à merveille. La dent bleue ne parasitait plus le
278
système. La menace de l’écran noir n’était plus qu’un mauvais
souvenir. Plus jamais ne s’inscrirait le terrible message Fatal Error. En
se remémorant la panique qu’il avait provoquée, le policier riait
maintenant de lui-même. Désormais, tout était aux petits oignons.
Il pouvait se féliciter de la réussite de son programme, même s’il
passait de longues journées à bâiller d’ennui. C’était la rançon du
succès. Il avait soupçonné à tort le cobaye prisonnier d’être un
incorrigible lascar. Il révisait son jugement au fil du temps et
commençait presque à trouver à Lucien des qualités de saint, car, il
fallait bien le reconnaître, le vieux Bérenger n’était pas un personnage
commode. Petit à petit, la vigilance du commissaire Magenta se
relâchait.

Lors de la première sortie au village, le retour au domaine fut aussi


éprouvant pour le fils que pour le père. Il y avait belle lurette que
celui-ci ne s’était pas autant remué et sa découverte de la vie sociale au
café l’avait épuisé. La pente du chemin en lacets, qui s’était révélée si
pratique en descendant, fut un calvaire à monter. Il traînait les pieds et
trébuchait sur chaque ondulation de terrain. Sans cesse, il s’arrêtait en
chemin pour se reposer. Son guide, chargé de commissions, ne
parvenait pas à l’entraîner aussi vite qu’à l’aller. À cette allure, Lucien
se demandait s’ils arriveraient assez tôt pour la visite de l’infirmière. Il
abandonnait le vieil homme, le temps de prendre un peu d’avance avec
le panier qu’il déposait cent mètres plus loin ; puis, il revenait soutenir
son compagnon par le bras pour le conduire jusqu’au cabas, où il
recommençait son manège et ainsi de suite. D’allers en retours, il finit
par ramener le père au bercail.

Harassé, Lucien le traîna dans ses appartements et se réfugia dans le


salon pour s’effondrer à son tour dans un fauteuil. Hélène l’attendait
avec une valise à ses pieds. Elle semblait en proie à une vive agitation.
Elle prit un air pincé pour annoncer : « Je ne reste pas une nuit de plus
dans cette maison de fous. J’ai bien réfléchi. Entre le beau-père qui se
jette sur moi en pleine nuit et son rejeton qui abuse de ma faiblesse, je
279
ne serai jamais tranquille.
– Comment ça, “son rejeton qui abuse de ma faiblesse” ? C’est toi
qui as voulu que je dorme avec toi !
– Ce n’était pas une raison pour me violer !
– Enfin, Hélène ! Je ne t’ai pas violée, tu le sais bien.
– Ne jouons pas sur les mots. C’est ce que je dirai à mon mari si
jamais tu lui racontes ce qu’on a fait la nuit dernière.
– Je n’en ai pas du tout l’intention, crois-moi. Je n’en suis pas très
fier, moi non plus. »
Elle s’approcha de lui, la mine courroucée, avec les mains posées sur
les hanches. Elle en ondulait d’une manière qui n’appartenait qu’à elle :
mutine et défiante à la fois.
« Misère ! Elle est plus craquante que jamais », constata Lucien. Il
baissa le nez et concentra son attention sur la plaie où était logée Small
Sister. Tandis qu’une fois de plus il se mettait à tripoter la blessure, elle
dit : « Tu n’en es pas fier ? Voilà qui est agréable à entendre ! Je ne me
donne pas au premier venu. Peu d’hommes ont eu le privilège de me
posséder. Beaucoup s’en vanteraient. »
Elle s’était campée dans une posture superbe qui mettait en relief
toutes les courbes de son corps menu. Elle semblait beaucoup plus
grande qu’elle ne l’était en réalité, avec ses jambes droites, ses petits
seins dardés, son port de tête altier et son regard qui le toisait. Tout en
elle proclamait : « Approche-moi si tu l’oses ! Tu connaîtras Hélène et
toute sa fureur ! »
Lucien releva les yeux vers elle en songeant : « En d’autres
circonstances, je l’aurais bien invitée à danser. Malheureusement, il n’y
a pas ce langage entre nous. Quel dommage ! Si je me lève pour la
prendre dans mes bras, elle me décoche un coup de patte dans le nez,
c’est sûr, et toutes griffes dehors en plus. Quelle magnifique tanguera
elle ferait ! Elle en a l’allure, la classe et elle se tient parfaitement droite
sur son axe. De surcroit, on sent un fauve en elle que la musique
dompterait. Essaie de rester calme, mon garçon. »
Il se contenta de répliquer : « Ce n’est pas ce que je voulais dire,
Hélène. J’ai un grand respect pour vous. Je n’oublie pas que vous êtes
280
la femme de mon frère, même si, parfois, j’ai des moments
d’inadvertance. C’est lui le propriétaire. Je n’ai pas eu le sentiment de
vous posséder la nuit dernière. »
Elle eut un haut-le-corps au mot de « propriétaire », comme s’il
l’avait giflée.
« Il se trouve que tu l’as fait. Je ne suis la propriété de personne et
pourtant tu m’as vraiment possédée. J’étais bouleversée par l’agression
du vieux crabe. J’étais sans défense, je n’étais plus moi-même. J’avais
juste besoin qu’on me prenne dans les bras, qu’on me parle gentiment,
qu’on me câline un peu. Rien de plus. Et toi, tu en as profité pour me
pénétrer !
– Ça s’est passé comme ça, en effet. Je ne vais pas dire que je n’étais
pas consentant, grand Dieu ! J’étais même volontaire. Mais de là à dire
que j’en ai profité ?...
– Tu as profité de mon désarroi ! Tu m’as fait perdre tout contrôle.
Je déteste jouir comme ça !
– Personnellement, je ne sais pas jouir autrement ; en perdant le
contrôle de moi-même, je veux dire. Je m’abandonne et j’aime ça. Il y
a un mystère là-dedans qui me plaît. À chacun sa manière.
– Ce n’est pas la manière qui me plaît, à moi ! »
Elle vint s’appuyer contre l’accoudoir du fauteuil. En se penchant
vers Lucien, elle l’enveloppa de son odeur. Derrière le voile de son
parfum, il reconnut celui troublant de sa chair et des images de la nuit
passée lui traversèrent l’esprit. Après avoir empoigné sa blessure sans
ménagement, il la caressait maintenant machinalement.
« J’entends bien, Hélène. Vous êtes une personne infiniment
séduisante. Il se peut que je sois trop sensible à votre charme.
– Tes flatteries sont inutiles. Je vois clair dans ton jeu maintenant.
– Tant mieux. Je n’y vois pas bien clair moi-même et je ne voudrais
pas être aussi déplaisant que la nuit dernière. »
Elle appuya sa main contre la poitrine de Lucien en un geste ambigu.
On aurait pu croire qu’elle le repoussait si elle ne s’était attardée sur le
torse. Bien que le contact créait un délectable échange thermique, il
s’efforça de rester impassible. Elle lui susurra à l’oreille :
281
« Ce n’était pas déplaisant du tout, justement. Voilà pourquoi je me
suis égarée.
– J’en suis vraiment désolé, Hélène. »
Tout en s’asseyant sur les genoux de l’homme, elle froissa sa
chemise. Lorsqu’elle rétracta les doigts, il sentit ses ongles fouiller sa
poitrine. Ceux-ci tournèrent un peu autour des mamelons, avant de
s’arrêter sur la chair tendre du téton. Lucien vit les lèvres d’Hélène
ourlées comme la déchirure d’une figue, à portée de dents. Elle
murmurait :
« Désolé, désolé ! C’est un peu facile maintenant que le mal est fait et
encore, s’il n’y avait que moi en cause. As-tu seulement pensé au tort
que tu fais à ton frère ? Son honneur d’époux est bafoué.
– Certes, je reconnais que l’idée m’a traversé l’esprit en un éclair.
Aussi fugace qu’un éclair d’ailleurs. J’avais du mal à me concentrer
devant les splendeurs que vous me dévoiliez.
– Tut-tu-tut ! Pas de flatterie, j’ai dit ! Je ne m’y laisserai pas
reprendre. C’est mieux que nous en restions là. »
Il n’en fallut pas plus pour que Lucien retrouvât aussitôt le sens du
devoir. Il se rappela qu’il devait préparer le repas. Il soupira :
« D’accord.
– D’accord ? Qu’est-ce que ça veut dire “d’accord” ? C’est moi qui
reviens vers toi, le cœur déchiré. C’est moi qui ouvre les bras
naïvement. C’est moi qui me montre aimable alors que je suis victime.
Et monsieur se contente d’un petit “d’accord, faisons comme si de
rien n’était ; c’était un petit coup comme j’en ai l’habitude ; on oublie
tout et je passe à une autre !” Crois-tu que moi j’ai l’habitude qu’on me
manipule comme un objet ? Qu’on me jette comme un Kleenex avec
lequel on s’est essuyé ? Comment vais-je me présenter devant mon
époux maintenant ? Comment mon corps et mon cœur, souillés tous
les deux, vont-ils réagir ? Tu t’en moques bien, pauvre type ! Tu es un
dangereux pervers, Lucien. Je vais en informer sur le champ ton
frère. »
Comme il essayait de la faire glisser de ses genoux pour se lever, elle
le repoussa brutalement. Elle se redressa et recula vers son sac d’où
282
elle sortit prestement – il pensa aussitôt à un revolver – son téléphone
cellulaire. D’un bras tendu, elle lui signifiait de ne pas bouger, tandis
que de l’autre elle portait l’instrument à sa bouche. Elle marmonna :
« Passez-moi M. Bérenger ! … Oui, tout de suite ! »
Il y eut un silence pendant lequel elle posa le portable contre son
oreille, sans cesser de fixer son beau-frère des yeux. Il se leva en
poussant les accoudoirs des mains. Il étira ses membres ankylosés. Son
immense carrure se déployait.
Elle se figea.
Il se dirigeait vers elle, la mâchoire crispée. Il avait un regard
impitoyable et les muscles bandés.
Elle était fascinée.
Il était un fauve en chasse. Sa démarche féline ne laisserait aucune
issue à sa proie.
Elle frémit. C’était elle qui avait provoqué ça.
Il était beau comme un animal en rut. Il était le mâle gorgé de
testostérone et ivre de sa puissance. Il était Zembla, et elle, Tabuka.
Elle ordonna : « N’approche pas ! » Puis, en tordant la bouche vers
le portable : « Enfin, c’est toi ! Oui, c’est moi. Ton frère me menace. Il
veut se jeter sur moi… »
Lucien faillit applaudir le numéro. Quelle souplesse du poignet !
Quelle dextérité pour allumer le téléphone et pianoter sur le clavier !
Autant d’opérations effectuées en un éclair et d’une seule main, tandis
que l’autre détournait l’attention d’un gracieux geste. C’était de la
grande prestidigitation ! Sa belle-sœur n’avait pas fini de l’étonner.
Si l’engin avait fonctionné, le tour de passe-passe aurait été parfait.
La batterie devait être à plat, songea Lucien. Il contourna Hélène pour
se diriger vers la cuisine, en lui chuchotant au passage : « Dis-lui qu’il y
a des patates à manger. Le factotum va les éplucher. Et pense à
recharger ton jouet. »

283
Chapitre 20

Lucien manquait de discipline pour surveiller les comptes. Ce n’était


pas par inexpérience. Une longue période de vache maigre à Saltaca lui
avait appris la parcimonie jusqu’à l’année où les vendanges s’étaient
révélées exceptionnelles.
Quel beau moment ! Les grappes étaient resserrées comme des
poings fermés. Le pelage de la vigne à flanc de coteaux était pigmenté
de taches grenat ou mordorées. La terre révélait enfin toute sa
générosité. Les grains gorgés de soleil n’avaient jamais été aussi juteux.
Les vendangeurs s’en rassasiaient et mettaient d’autant plus de cœur à
l’ouvrage. Parmi eux, il avait repéré cette jeune femme effrontée, au
sourire éclatant, à la peau d’un brun chaud avec des reflets dorés.
Ce fut une année voluptueuse à tous points de vue. Lucien appela la
plus belle des cuvées « Descarada Luna » du nom de la ravissante
vendangeuse. Le millésime fit une entrée remarquée dans les revues de
vin les plus influentes. Que ce fût pour la robe, le bouquet, la texture,
la longueur en bouche ou le vieillissement, les commentaires des
critiques étaient extrêmement flatteurs. On inventa même un nouveau
critère pour Descarada Luna, celui de la « chair » du vin. Une note
honorable dans le Wine Advocate établit la réputation du vignoble et
Lucien ne connut plus la pauvreté.
Seule ombre au tableau, la descarada Luna en chair véritable était
mariée à ce cabrón d’Adolfo.
Lucien s’étonnait de cette manie qu’ont les hommes de mettre un
droit de propriété sur leurs épouses. Il observait que certaines d’entre
elles semblaient s’y soumettre avec réticence, voire même s’en agacer ;
Luna la première. Comme souvent, il passa outre les barrières dont

284
s’enorgueillit la morale conjugale, plus par négligence que par défi. Il
déclara sa flamme à Luna sans précaution. Bien qu’Adolfo eût une
intelligence limitée, le nom du millésime avait un tel succès qu’il ne
tarda pas à lui mettre la puce à l’oreille. Il commença à se méfier et il
fallut alors ruser.

Cette période dorée était bel et bien révolue maintenant.


Lucien soupirait en comptant et recomptant les sous qu’il lui restait
pour parvenir à la fin du mois. C’était extraordinaire comme l’argent
lui filait entre les doigts. Il semblait ne pas y avoir de moufles adaptées
à sa prodigalité.
Dans un effort pour s’adapter à la logique de son frère Bernard, il
convertissait les sous en unités Big Mac et découvrait que la monnaie
n’était qu’un voile. Il avait beau calculer en euros ou en sandwichs, le
résultat restait le même : le père et lui allaient devoir jeûner de temps à
autre en attendant la prochaine enveloppe du frère aîné.
Adieu les bons repas chez Zouzou !
Lucien songea un instant qu’il pourrait peut-être se tirer d’affaire
avec les barquettes plastiques pleines d’une pitance industrielle dont
les grandes surfaces font la promotion. L’idée fit aussitôt « plop » dans
sa tête, comme le bruit du gaz s’échappant par la fente d’un emballage
périmé.
Cet expédient aurait été un échec personnel car il avait des principes
culinaires. Ni la bouffe industrielle ni le casse-croute américain ne
répondaient aux exigences qu’il s’imposait à lui-même pour cuisiner. Il
trouvait à redire en se référant aux critères les plus élémentaires en
usage pour le vin. Le Big Mac n’avait pas de robe mais un pneu tranché
en deux; il avait la fadeur du carton qui l’enveloppait, si bien que
Lucien avait de la difficulté à distinguer ce qui était le plus comestible
des deux ; il avait une consistance pâteuse et collante en bouche, qui
persistait longtemps après la déglutition en obstruant tous les conduits
par lesquels il passait.
C’était en somme un sandwich assez pathétique, qui avait
certainement moins de valeur pour nourrir son homme que pour
285
mesurer la parité du pouvoir d’achat entre pays. Comment les États-
uniens en étaient-ils arrivés à préférer un hamburger bourratif au billet
vert à l'effigie prestigieuse de George Washington pour symboliser leur
monnaie ? Cette question laissait Lucien perplexe. Bien sûr, ni les
billets ni le Big Mac n’ont de goût ni d’odeur, mais c’était loin d’être
une réponse satisfaisante.
Il n’en restait pas moins que l’argent s’évaporait au creux de ses
mains comme « le vin dans le verre de l’ivrogne ». Après mûres
réflexions, ralenties par maintes digressions, Lucien en arriva à la
conclusion que sa conception du repas n’était pas en cause. D’autant
que pour économiser sur le budget vin, il pillait allègrement le cellier
du père Bérenger.

La caverne d’Ali Baba – ainsi nommée par Pierre – était le lieu idéal
pour tenir conseil. Lucien y conviait le jardinier et le pêcheur à des
conversations entre honnêtes hommes. La question économique fut
un jour abordée.
L’image du « vin dans le verre de l’ivrogne » ne convenait pas à
Gérard. Elle était trop brutale et par sa brutalité même détournait
l’attention de la nature véritable du problème.
Le vin ne « s’évaporait » pas, selon lui. Il diffusait dans l’organisme
des nutriments essentiels, tout comme les petits plats du Pink Floyd, à
condition de ne pas en abuser – Gérard eut un hoquet – pour
reprendre la formule consacrée. Par conséquent, la métaphore n’était
pas appropriée. Joignant le geste à la parole, il ponctua sa
démonstration d’une vigoureuse lampée.
Pierre prit la parole pour approuver. En comparaison avec la soupe
aux choux de mamoune – qui était sa référence Big Mac à lui –, les
repas chez Lucien étaient un délice, réalisé avec des ingrédients aussi
savoureux que bon marché. Il le remerciait infiniment de l’accueillir
aussi souvent à sa table.
Gérard l’interrompit aussitôt. On n’était pas là pour se perdre en
salamalecs. Si Pierre exprimait véritablement le fond de sa pensée,
pouvait-il expliquer pourquoi il déclinait de plus en plus souvent les
286
invitations à manger de Lucien ?
Le visage du jardinier s’empourpra jusqu’à l’élastique de sa casquette.
Il s’empêtra dans des explications confuses sur la nécessité, parfois, de
ne pas interrompre son activité pour déjeuner.
Ni même pour aller se promener sur le rivage de l’Œil Doux en
compagnie de Madame Bérenger ? ironisa le pêcheur. Une belle femme,
certes, qui était néanmoins l’épouse légitime du sieur Bérenger ! On
l’avait vue marcher sur la plage avec Pierre, main dans la main !
Jamais ! se défendait celui-ci, jamais « main dans la main ». Plutôt
côte à côte, en respectant une distance décente. Hélène n’acceptait pas
les familiarités.
Impitoyable, Gérard souligna qu’on en était quand même à
s’appeler par le prénom.
Pierre jura que ça n’allait pas plus loin que ça.
« Ne jure pas, magnac ! » grondait le pêcheur en se resservant un
verre. Peu importait la distance de sécurité entre Hélène et son
imprudent soupirant. Le couple était illégitime et le seul fait de se
promener ensemble dans un cadre romantique excitait l’imagination au
village. Les langues se déliaient. On faisait déjà gorges chaudes du fils
Bérenger, l’aîné, auquel on voyait des cornes pousser.
Gérard s’emballait. N’avait-il pas assez mis en garde le gamin
contre les risques qu’il courait ? Avait-il oublié l’histoire de la princesse
italienne qui, jadis, consuma le cœur de Pue-du-cul et puis ses ailes ?
Voulait-il subir le même sort que lui et s’écraser à terre d’avoir
poursuivi une chimère ? Combien de fois, sacrée tête de bois, faudrait-
il lui répéter ce principe d’airain : « Pas touche à la femme du
patron » ?
Le pêcheur se tourna brusquement vers Lucien.
« Et toi, Pink Floyd ! Tu ne dis rien ? »
L’interpelé sursauta, au risque de renverser son verre.
Il réfléchit longuement avant de parler. Il ne se sentait pas aussi à
l’aise que Gérard pour conseiller leur ami. Il était même embarrassé. Il
n’y a pas plus intime que le sentiment amoureux et les troubles qu’il
provoque. Que dictaient les convenances dans la situation où Hélène
287
et Pierre se retrouvaient ? Lucien l’ignorait. Il avait vécu trop
longtemps en exil pour mettre à jour ses idées là-dessus. Il
reconnaissait que la règle de ne pas toucher à la femme du patron
devait être considérée sérieusement même si, ni le pêcheur ni lui ne
l’avaient pas toujours respectée.
Gérard trouva que le Pink Floyd ne se mouillait pas assez. C’en
était même suspect. Il estimait que les anciens – il se désigna et pointa
Lucien du doigt – prenant conscience de leurs erreurs passées,
devaient en tirer un enseignement pour les générations futures.
Lucien rappela qu’Hélène avait le même âge que Pue-du-cul et
donc certainement autant de sagesse que lui. La situation était sous
contrôle si, comme il le pensait, c’était la belle-sœur qui avait fait le
premier pas vers Pierre et non le contraire. Certains caractères bien
trempés supportent mal qu’on repousse leurs avances. Hélène était de
cet acabit. En lui opposant un refus catégorique, leur ami courait plus
de risque à déclencher ses foudres que les ragots des villageois. Si, de
plus, il y avait des affinités entre eux, Pierre devait les cultiver avec
autant de soin que les légumes du potager ; et si c’étaient les prémisses
d’une irrésistible attirance mutuelle, la situation restait sous contrôle
bien qu’elle devînt plus épineuse. Sa belle-sœur avait les pieds sur
terre ; elle savait très bien protéger son intérêt conjugal. Le frère
Bernard, aussi ballot fût-il, avait fait le bon choix en la prenant pour
épouse. Elle s’entourerait de précautions pour vivre un amour
illégitime sans mettre en péril personne, à commencer par elle-même
et son mari. Le couple de notables qu’ils formaient était bien plus
exposé à la médisance sociale que Pierre. La belle-sœur était de loin la
plus clairvoyante de tous. Elle veillerait au grain. Si jamais Pierre et
elle, emportés par leurs sentiments, s’engageaient dans un adultère,
Lucien n’avait d’autre conseil à donner à son ami que de laisser faire.
Le sang-froid d’Hélène au service de sa passion serait la meilleure
garantie pour lui. On pouvait se fier à une telle femme : elle avait
d’incroyables ressources…
« … et un regard si pénétrant ! » s’enflamma Pierre.
Gérard soupira bruyamment, mais rien ne pouvait plus arrêter le
288
jeune homme désormais. Il donna libre cours à son besoin de se
confier.
Lorsqu’Hélène ôtait ses lunettes, ses yeux illuminaient sa personne
et le monde alentour. Son visage rayonnait d’un éclat qui emplissait
l’azur au point d’éclipser le soleil. Son être radieux faisait à Pierre
l’effet d’une étoile en provenance d’une galaxie lointaine. Les vents
s’inclinaient devant le moindre de ses mouvements. Même le cers, le
turbulent, sauvage et indomptable cers, ravalait ses rafales et, tombant
sous le charme, retenait sa respiration. Subjugués à leur tour, les
buissons épineux de la garrigue se métamorphosaient en pompons
inermes. La Nature entière faisait la révérence à l’une de ses créatures
les plus parfaites. Des gestes d’Hélène émanait un zéphyr qui écrêtait
les vagues en les caressant et apaisait la houle d’un souffle.
Reconnaissant sa reine, l’étang se transformait à son approche en
miroir exaltant la splendeur de son reflet. Lorsque ses jambes nues
fendaient l’onde, le cœur de Pierre se pulvérisait en écume dans son
sillage. Il n’y avait rien au-delà de ce corps de naïade aux courbes
sublimes. Son parfum, sa lumière et son ombre engloutissaient le
monde. Tout sur son passage, absolument tout, se résorbait en une
quintessence de délices.
Il se tut et le silence qui suivit vibrait encore de la présence
d’Hélène.
Les deux autres en restaient cois. Leur jeune ami venait de gagner
leur respect.
Il était capable de parler ainsi sans même avoir touché à son verre,
constata Gérard en lorgnant celui-ci. Il fut le premier à reprendre la
parole.
Certains problèmes s’avéraient insolubles. Il valait mieux qu’il se
concentre sur ceux qui relevaient de son expérience de courtier. Selon
lui, les difficultés économiques de Lucien ne provenaient pas de sa
manière de dépenser l’argent mais plutôt de la somme que lui allouait
son frère.
Elle était insuffisante en regard des besoins du père. Il ne s’agissait
pas simplement de le nourrir de façon convenable, il fallait aussi régler
289
les factures impayées qui s’étaient accumulées.
Le Pink Floyd avait tout intérêt à vérifier la situation bancaire du
vieux. Comptes de dépôts, plans d’épargne, assurances, portefeuilles
d’actions, obligations, placements offshore, évitement fiscal, légal ou
non : tout au long de sa grande vie bourgeoise, il avait dû se constituer
un confortable matelas financier. Le tuteur avait le droit et le
devoir d’en connaître l’épaisseur. À lui de s’informer sur les ressources
dont disposait le père Bérenger. Celui-ci jouissait à coup sûr d’une
rente qui aurait dû lui assurer un train de vie douillet.
Six cents euros de retraite pour vivre lorsqu’on avait été un
capitaine d’industrie ! La bonne blague ! fulminait Gérard.
Sans vouloir jeter la pierre à quiconque, il soupçonnait que, depuis
un certain temps, « on » gérait les comptes du vieux à sa place et en
dépit du bon sens.

Eclairé par ce sage conseil, Lucien constitua un dossier avec :


1 o le jugement de tutelle du Tribunal d’instance
2 o le rapport d’expertise de sauvegarde du Dr Nour Muzlhim
3 o le carnet de chèques de son père
4 o toute la paperasse financière qui lui tomba sous la main
La liasse de documents remplissait un vieil attaché-case qu’il fit
reluire à la graisse après en avoir fracturé la serrure.
Le tuteur plaqua sa tignasse avec du gel, lissa sa moustache et noua
une cravate au col de sa chemise. Il habilla le père d’un costume orné
de la rosette de la Légion d’honneur, épingla sur sa poitrine une
médaille militaire en lui rappelant la devise du régiment : sousteni senso
fali.
Ce n’était plus la doublette de fadas qui était de sortie, mais un couple
de notables qui suscita des révérences considérables en passant près du
terrain de pétanque. Les Bérenger se présentèrent au guichet de la
Poste, nimbés de respectabilité.
Ils furent accueillis avec un jovial « Assalamu alaykum, je vous
attendais ! » par le préposé qui tenait la permanence hebdomadaire. Un

290
instant décontenancé, Lucien répondit machinalement « Wa alaykum
assalam », comme le veut l’usage.
Le postier était un Peul qui répondait au nom de Seydou. Apercevant
la médaille militaire, il se mit aussitôt au garde-à-vous et le vieux
Bérenger lui rendit son salut en claquant des talons.
Venu de l’ancienne Haute-Volta, le père de Seydou avait été mobilisé
en Algérie durant la guerre, comme aspirant dans le corps des spahis.
C’était un être remarquable qui avait fait des études vétérinaires. On
l’avait affecté au régiment monté d’Oran pour soigner les chevaux. Il
était mort au Champ d’honneur, en 1961, au pied du Djebel Alouat.
Le postier sortit de son portefeuille une vieille photo qui représentait
le héros en burnous, décoré de la Médaille coloniale avec agrafe Sahara
et de l’Ordre du Nichan Iftikar. Le visage de Seydou rayonnait
d’admiration en la montrant.
Encore enfant au décès de son père, il avait été rapatrié d’Algérie par
l’Armée qui l’avait hébergé dans un camp de harkis jusqu’à sa majorité.
Marchant sur les traces paternelles, le jeune homme avait étudié la
médecine et réussi une spécialisation en chirurgie viscérale. Il avait
exercé quelque temps son art en clinique et se serait destiné à une belle
carrière si le Prophète n’en avait décidé autrement. Au cours d’une
opération, Seydou avait perdu un patient victime d’une péritonite.
Ébranlé par ce décès puis accablé par les reproches malveillants de
certains collègues, il avait renoncé à la profession et quitté la ville. Il
était venu s’installer au village où il avait commencé par élever un
troupeau de chèvres et de moutons dans la garrigue, avant d’élargir
son activité à la Maçonnerie-Peinture-Rénovation & Travaux-de-
Façade – il glissa sa carte à Lucien, en cas de besoin. Sur la
recommandation de Mama Zouzou qui était l’âme du village et qui
savait si bien cuisiner le yassa de mouton, le conseil municipal lui avait
demandé d’effectuer des vacations à la Poste pour éviter la fermeture
du guichet.
Comme tout le monde au village, Seydou déplorait la décision de
limiter à un jour par semaine l’ouverture du bureau : « Comment
assurer la continuité du service public dans ces conditions ? Les
291
vénérables concitoyens manquent de force spirituelle et de dextérité
pour se connecter à un ordinateur. En général, ils s’emberlificotent
dans la toile d’araignée que l’État tisse au fond des campagnes sous
prétexte de modernité. »
Il masqua ses lèvres d’une main en cornet tout en signifiant à Lucien
d’approcher l’oreille. Se penchant vers lui comme si la pièce était
truffée d’écouteurs, il chuchota : « En réalité, personne n’est dupe ; il
s’agit de camoufler une honteuse manœuvre d’abandon. On a déjà
connu ça, en Algérie. »
Il se redressa pour claironner en direction d’une caméra suspendue
au plafond : « Les vieilles personnes sont-elles des harkis pour que le
gouvernement les traite ainsi ? Mama Zouzou et moi-même avons
décidé de réagir. Je suis à votre service, Messieurs Bérenger. »
Lucien avait suivi le regard de Seydou. Découvrant l’œil de la caméra,
il ressentit un désagréable picotement sous le pansement de sa poignée
d’amour. D’un geste qui devenait habituel, il palpa la blessure à travers
le tissu, et demanda :
« Les élections municipales sont-elles prévues pour bientôt ? Je
reviens à peine d’Argentine et j’ai un peu perdu le fil…
– Dans trois mois à peine, M. Bérenger.
– Je saurai m’en souvenir et j’irai voter, maintenant que je réside ici.
Je suis venu régler quelques petits problèmes dans la comptabilité de
mon père.
– C’est exactement pour cela que je vous attendais. Je savais que
vous finiriez par vous manifester, Inch’Allah ! Les chèques refusés
commencent à s’accumuler en raison de la bêtise du robot central. Les
machines, si performantes pour calculer, se révèlent profondément
stupides lorsqu’elles sont confrontées à un problème humain. Elles
ont tout au plus l’intelligence du reclus qui les a programmées. C’est là
que j’interviens, avec toute ma bonne volonté. Je sais parfaitement
dans quel état de déréliction se trouve M. Jacques ; nous nous
connaissons bien, même si je doute que sa mémoire parvienne encore
à imprimer l’image du petit Peul, orphelin d’un spahi qui a versé son
sang pour la France. “Tous les nègres se ressemblent !”, c’est ce qu’il
292
m’a dit la dernière fois que j’ai voulu l’aider. »
Le visage de Seydou s’était assombri au-delà de sa pigmentation
naturelle. Il plantait son regard comme une sagaie dans les yeux du
père, qui avaient pris un ton laiteux en signe de profonde apathie. Sa
conscience s’était diluée dans l’éther ambiant et, en-dehors de la
station debout, il n’y avait pas de signe d’activité cérébrale. Lucien
s’empressa d’intervenir pour parer un sortilège de marabout : « Les
propos de mon père dépassent très vite sa pensée lorsqu’elle est
réduite à la taille d’une noisette. Ce sont, hélas, les symptômes de la
maladie. Il choisit mal ses mots et son esprit bat la campagne. J’en suis
désolé pour lui. Veuillez excuser l’offense qu’il a faite au digne fils de
spahi. Au nom des Bérenger, je rends hommage à votre dévouement
et à l’héroïsme de votre père. Je vous prie d’épargner le mien de vos
maléfices de brousse. La magie africaine n’aura pas prise sur un
vieillard dont l’esprit est glissant comme une savonnette.
– Il n’y a pas d’offense. Il m’arrive à moi-même de confondre entre
eux les faciès de toubabs. Le Prophète semble les avoir tous modelés
sur le même moule pour mieux tromper le nègre.
– Les blancs ne se livrent pas au cannibalisme, eux.
– Moi non plus ; du moins, jamais entre les repas. »
Les deux hommes se jaugèrent un instant du même regard de défi,
avant de partir ensemble d’un gigantesque éclat de rire. Seydou fut le
premier à se reprendre en s’essuyant les yeux : « Tu t’y connais en
sinankunya, mon frère. Je crois qu’on va bien s’entendre tous les deux,
Inch’Allah. Je ne sais plus quoi faire des chèques que M. Jacques signe à
tort et à travers. Son écriture est devenue illisible et les derniers ont été
remplis par une autre main que la sienne. Quant à son compte de
dépôts, il accuse un inquiétant découvert alors qu’il est amplement
approvisionné par le versement de sa retraite.
– Quelle en est la cause ? Mon père ne dépense pas plus de six cents
euros par mois pour ses besoins quotidiens, ainsi que le veut mon
frère Bernard. C’est très modeste !
– Tout d’abord, il y a les prélèvements automatiques pour les taxes,
les assurances et tout le toutim. Là encore, le montant de sa retraite
293
pourrait largement couvrir tous ces frais. L’essentiel du problème
provient d’un virement sur un compte dérivé, étrangement nommé
Smart home, Allah wahdah yaelam.
– Par la barbe du Prophète, quel est ce mystère ?
– M. Bernard s’est présenté au guichet il y a six mois pour créer le
virement sur ce compte. Il m’a expliqué que M. Jacques multipliait les
dépenses inconsidérées à cause de la maladie d’Alzheimer, Rahmah
Allah, et que, désormais, M. Bernard exercerait le rôle de tuteur car il
était de son devoir de veiller sur les intérêts du père. Béni soit le fils
aimant ! Avec Smart home, il a créé une épargne de précaution au cas où
l’état de M. Jacques se dégraderait au point de devoir le placer dans
une maison de retraite ; un établissement à la pointe comme il se doit.
C’est ainsi qu’il m’a parlé.
– Voici le jugement de tutelle. Il vient à peine d’être rendu. Mon
frère ne pouvait détenir ce document il y a six mois. Je m’étonne de
son zèle !
– M. Bernard était porteur d’une “dérogation anticipatoire” signée de
la main d’un juge et frappée du sceau du Tribunal d’instance. Tout
semblait en règle et il fallait “parer au plus pressé”, selon ses propres
termes.
– Louée soit la prévoyance de mon frère ! L’affaire a été réglée
comme il fallait.
– Allah wahlem ! Le bon M. Bernard a calculé l’argent de poche dont
M. Jacques avait besoin et il a retiré de son compte courant la somme
de six cents euros. Puis, il a mis en place ce qu’il appelle “un
mécanisme de régulation” qui repose sur le virement automatique en
direction de Smart home. En fait, c’est un siphon qui vidange le compte
courant dès qu’il est approvisionné, déduction faite de l’argent de
poche. Indirectement, le mécanisme de régulation a petit à petit
asséché toutes les réserves satellites de M. Jacques, qui sont reliées au
compte principal pour éviter un découvert. Ya Allah ! c’est
malheureusement ce qui a fini par arriver. L’argent coule dans la
citerne Smart home comme rivière vers l’océan et ton frère n’a pas
prévu de renverser le courant. Au contraire, il a mis en place un
294
prélèvement automatique vers un compte à lui. La raison est indiquée
en toutes lettres ici : Indemnités pour les frais avancés au profit de M. Jacques
Bérenger. “Il me coûte les yeux de la tête, le pauvre”, m’a confié M.
Bernard, au cas où j’aurais une objection. “Ma foi, je tiens juste le
guichet, lui ai-je répondu. C’est le juge des tutelles que ça regarde. Il
faudra voir avec lui lorsque vous aurez retrouvé vos yeux, M.
Bernard”. Depuis, ton frère m’envoie tous les mois l’autorisation du
greffier de réajuster à la hausse le détournement des avoirs de M.
Jacques vers son compte. Il semble avoir d’énormes frais pour exercer
sa mission de tuteur. Je n’en déduis rien d’autre. Je sais que M. Bernard
est la probité incarnée.
– Assurément, mon frère est un homme très occupé et aussi très
prudent. Il n’est pas du genre à enfreindre la loi. Le sens de
l’honnêteté, c’est de famille ! C’est par distraction qu’il ne s’est pas
rendu compte des défaillances de son système. Puisque le réservoir
Smart home draine tout, il suffirait de réduire la pression de la pompe
qui vide le compte de mon père pour rétablir sa situation financière.
– Cela suffirait, Inch’Allah. Je vois que mes explications ont été
suffisamment claires.
– Lumineuses, Seydou ! Je n’ai jamais été aussi bien conseillé dans
mes propres affaires à Saltaca. Il est vrai que, là-bas, tout se règle par
un clignement d’œil et une enveloppe appropriée. Quel contraste avec
La France ! C’est aussi le pays des hommes intègres ici ; comme au
Burkina, mon ami.
– Gloire à Sankara !
– Gloire à Sankara ! Nous allons immédiatement procéder aux
ajustements nécessaires.
– Mon cœur est soulagé. C’est précisément la raison pour laquelle je
t’attendais, mon frère. En faisant de toi le second tuteur de M. Jacques,
le jugement du Tribunal d’instance te donne le droit de réorganiser
tous ses comptes au mieux de ses intérêts.
– Je vais commencer par réduire le virement vers Smart home ; sans
toutefois le supprimer, histoire d’aider mon frère sans l’alarmer. Cela
épongera le découvert de mon père et je prélèverai de quoi régler ses
295
impayés.
– Tu es un homme avisé, Barak Allahou fik. Voici la liasse des
chèques refusés. Quand les porteurs se présenteront à toi, tu pourras
en émettre de nouveaux si tu le juges nécessaire. Ta signature fait foi.
Et voilà le code de la carte bancaire. Il te permettra de retirer de
l’argent au distributeur, pourvu qu’il soit utilisé dans l’intérêt de M.
Jacques.
– J’en userai avec discernement.
– Tabarak Allah ! »

En sortant du bureau de Poste, Lucien avait enfin réglé son


problème financier. Il avait aussi fini par comprendre ce que
manigançait son frère. Smart home n’était pas qu’un simple compte
d’épargne créé pour les besoins du père. C’était aussi un projet de
fondation pour la chaîne d’établissements hospitaliers qui couvrirait
toute la région avant d’envahir le reste du monde.
Lucien ne doutait pas de l’ambition démesurée de Bernard en
affaires. Il marchait sur les traces de l’homme qui avait fait d’un
hamburger la gamelle de base dans tous les pays de la planète. Le prix
d’un repas dans un établissement Smart home serait celui du Big Mac.
Avec cette référence en tête, Bernard avait estimé que quatre
sandwichs de ce genre suffiraient à nourrir quotidiennement son père,
comme n’importe quel homo sapiens de la planète. Aussi lui laissait-il
de quoi en acheter cent-vingt par mois. C’était, bien sûr, l’expression
monétaire d’un besoin. Il ne s’agissait pas de s’alimenter exclusivement
de Big Mac, mais d’en consommer l’équivalent de quatre par jour. Ce
chiffre était pour Bernard le nombre d’or du régime alimentaire, celui
qui permettait de minimiser les dépenses de restauration en maison de
retraite et donc celles de son père.
Comme celui-ci n’avait pas besoin de plus pour vivre, le reste de sa
pension de retraite s’écoulait dans le compte judicieusement nommé
Smart home, que Bernard siphonnait progressivement et, apparemment,
en toute légalité.
Les progrès de la maladie d’Alzheimer conduiraient inéluctablement
296
le père à terminer sa vie en épade. D’ici là, le premier établissement
Smart home serait sans doute construit. On y accueillerait le patriarche
dignement, en le faisant bénéficier de tous les raffinements
technologiques mis au point lors du programme expérimental Small
Sister. Il deviendrait un smart moribond, augmenté du potentiel
extraordinaire de la machine. Il aurait droit à la suave voix électronique
de Lou pour bercer son âme déliquescente. Son régime alimentaire
serait respecté : l’équivalent des quatre étouffe-chrétiens quotidiens,
éventuellement administrés sous forme de perfusion.
Avec un peu de chance, la résidence dans un premier Smart home
serait temporaire. On aurait peut-être le temps d’édifier un autre
établissement sur le domaine Bérenger. C’était programmé puisqu’il se
trouvait au centre stratégique d’un hexagone. Le père pourrait être
rapatrié chez lui, dans un environnement smart, augmenté du mieux-
vivre technologique, sous l’œil vigilant de Small Sister. Piété filiale
oblige, on lui réserverait un traitement de faveur. Il serait « résident
d’honneur » d’un établissement bâti sur les vestiges de sa propre
maison. Tout paisible d’être aussi bien entouré, le sang épaissi
d’adjuvants chimiques et la tête contrôlée par une puce électronique, il
s’éteindrait dans des conditions optimales.
Bientôt, la région entière serait pavée d’alvéoles où les personnes
dépendantes subiraient le même sort que le vieux Bérenger, puis ce
serait l’Hexagone lui-même et enfin le monde entier. Le frère aîné ne
prédisait-il pas que l’établissement Smart home serait un jour l’unité de
mesure du bonheur humain ?
Tel était la planète rêvée de Bernard… Un vrai cauchemar pour
Lucien.
Celui-ci empoigna nerveusement le gras au-dessus de sa hanche. Il
pinça la poignée d’amour à travers la chemise et tirailla
spasmodiquement la chair jusqu’à provoquer une douleur intolérable.
Comme un scorpion sous une pierre, Small Sister était tapie au fond de
la plaie, prête à retourner son dard vicieux dans la chair.
« Saloperie ! grogna Lucien. Je t’arracherai de là ! »
Il entendit son père claquer des talons.
297
Seydou lui rendit son salut. Il sortait de la Poste pour refermer les
volets du bureau. C’était l’heure de clôture de la permanence. Il huma
la brise en provenance de la garrigue ; elle était chargée des odeurs de
tamaris et de romarin. Des platanes caressés par la lumière du soleil
projetaient une ombre démesurée à terre.
Le postier allait retrouver son troupeau qu’il avait laissé broutant
l’herbe salée en bord d’étangs. Les chèvres en étaient particulièrement
gourmandes. En ce moment, il engraissait trois moutons de six mois
qu’on lui avait commandés pour Tabaski, la fête du sacrifice. Par la
même occasion, il serait chargé de les égorger lui-même selon le rite
musulman.
Seydou soupira que ce n’était pas un travail qui le réjouissait, mais il
était le seul au village à savoir tuer un animal sans le faire souffrir. Il
avait gardé une certaine dextérité d’avoir exercé la chirurgie viscérale
dans le passé. Il tranchait la gorge d’un mouton avec autant de soin
qu’il en mettait jadis à ouvrir l’abdomen d’un patient atteint de
péritonite. Il s’apprêtait à raconter comment il avait dû, un jour,
pratiquer une opération communément appelée « incision de la ligne
du bikini », lorsqu’il remarqua la pâleur du visage de Lucien et la
manière dont il tripotait sa poignée d’amour.
S’approchant de lui, Seydou lui retira la main de la hanche avec
autorité et prit le pouls. Tâtant une excroissance suspecte au-dessus du
fessier, il sentit l’épaisseur du pansement qui recouvrait la plaie. Il
demanda au fils Bérenger si la douleur était vive – Non ? – même en
appuyant plus fort ? Lucien étouffa un grognement – Ah oui, quand
même ! Était-ce comparable à une crampe ? Il demanda aussi s’il avait
des vomissements, des diarrhées ou une constipation, accompagnés
d’un peu de fièvre.
Lucien se laissait manipuler, subitement soulagé qu’un autre se
souciât de son mal. La palpation de Seydou atténuait miraculeusement
la douleur et soulageait son esprit de l’idée obsédante de Small Sister.
Il inventa l’histoire d’un accident avec une faucille. L’entaille qu’il
s’était faite avait du mal à cicatriser.
Sceptique, Seydou renifla le bout de ses doigts humectés. Il y avait un
298
suintement inquiétant même s’il n’était pas purulent. Il soupçonnait
qu’un corps étranger fût à l’origine d’une inflammation. Il fallait
surveiller son évolution, désinfecter la plaie et changer le pansement
quotidiennement. Il lui prescrivit un cataplasme d’herbes. Si
l’écoulement persistait, Lucien devrait se faire examiner par le Dr
Fontvieille. Il fallait peut-être refaire les points de suture s’il y en avait.
C’était précisément lui, Fontvieille, le médecin du père Bérenger, qui
avait recousu la plaie. Depuis, il suivait l’affaire de près, de « vraiment
très près », soupira Lucien.
Le diagnostic du Peul était en accord avec les relevés qui s’affichaient
sur l’écran du commissaire Magenta. Aucune tachycardie, pas
d’essoufflement ni de gaz intempestif dans l’organisme de Lucien.
Small Sister n’était pas programmée pour détecter le mal-être qu’elle
provoquait.

299
Chapitre 21

La rencontre avec Seydou fut le début d’une nouvelle amitié pour


Lucien. Il lui proposa de faire venir brouter son troupeau dans le
jardin pour nettoyer la broussaille. Quoique moins sociables que les
chèvres, les moutons s’avéraient plus efficaces pour éliminer les
surgeons indésirables et les buissons invasifs. Leur passage mit à nu le
système d’irrigation et de drainage conçu par Amélie.
Il y avait un gros ouvrage de maçonnerie pour restaurer l’architecture
et rendre au jardin son agencement d’antan. De nouveau, Lucien fit
appel aux services du Peul. Il factura les travaux à son entreprise
Maçonnerie-Peinture-Rénovation & Travaux-de-Façades, qu’il finança
sur le compte Smart home en toute transparence. Il n’aurait pu en être
autrement car le fils de spahi était véritablement un homme intègre,
inspiré par l’exemple de Thomas Sankara.
Le chantier dura plusieurs mois avant que le jardin retrouve son
charme passé. L’alignement des pierres, la déclivité du sol et les angles
des rigoles se combinèrent en une trigonométrie parfaite. Une fois
remise en état, la citerne fournit un arrosage substantiel. Débarrassée
des fourrés épineux, la terre frémissait comme une femme conquise.
Des graines endormies depuis des décennies sentirent la caresse du
vent et le baiser du soleil. Elles sortirent du sol en graciles pousses qui,
de drageons turgescents, se transformèrent bientôt en rameaux
bourgeonnants.
Régulièrement, Lucien apercevait Amélie qui flattait l’échine des
moutons et orientait le museau des chèvres vers les chardons. Sa
silhouette éthérée glissait furtivement entre les parcelles restaurées et
autour des premiers massifs efflorescents. On pouvait voir un sourire

300
éclore sur ses lèvres lorsqu’un muret retrouvait son aplomb ou des
fleurs ressuscitaient à la lumière du jour. La bouche et les yeux étaient
les fragments de son visage qui persistaient le plus longtemps. Ils
flottaient dans l’air bien après que le reste du corps s’était effacé, puis
ils finissaient par s’évanouir à leur tour.
Fasciné, Lucien restait à contempler jusqu’au bout l’apparition, sans
plus bouger d’un pouce, de peur qu’un mouvement ne dispersât
l’encens de ce qu’il voyait.
A ce moment-là, il oubliait presque les élancements que lui causait
Small Sister. La blessure n’arrivait pas à guérir. Une lymphe poisseuse
s’écoulait en permanence des lèvres. Collées à la gaze, celles-ci
palpitaient comme une bouche suffocante dès qu’on retirait la
compresse. Sur le conseil de Seydou, il changeait le pansement tous les
jours. Il triturait machinalement sa poignée d’amour avant d’y poser un
cataplasme, comme s’il avait pu extraire la puce à force d’irriter la
plaie. À cause de ce petit pois, il avait sans répit conscience qu’on
l’épiait et cette idée incrustée dans ses pensées l’empoisonnait plus
sûrement que le bout de métal dans sa chair.
Seuls parvenaient à le distraire, le renouveau du jardin ainsi que la
réussite d’autres projets. Le domaine du père Bérenger se révélait riche
en ressources qui ne demandaient qu’à être exploitées. Livré à l’esprit
entreprenant du fils et de ses compères, le terrain bruissait
quotidiennement d’activités nouvelles. Gérard et Pierre ne venaient
pas uniquement pour discuter philosophie en éclusant des bouteilles à
la cave. Chacun avait ouvert sur place son propre chantier tandis que
Lucien honorait son contrat de factotum en assurant l’intendance pour
tout le monde. Il trouvait que c’était la manière la plus plaisante de
supporter sa condamnation sans éveiller la méfiance de Small Sister.

De fait, les cibles L et J ne s’éloignaient jamais l’une de l’autre sur


l’écran de contrôle. Faute d’événements notables, diagrammes et
sinusoïdes se succédaient platement, au grand bonheur de Magenta
qui, jour après jour, se contentait d’un monocorde R.A.S. pour rédiger
son rapport. Certes, le programme retransmis par l’ordinateur n’était
301
pas palpitant, mais le policier aurait été le dernier à s’en plaindre. Tant
qu’il relayait de bonnes nouvelles du front, ni M. Bernard Bérenger ni
le Dr Fontvieille n’avaient la moindre raison de s’inquiéter. D’ailleurs,
aucun des deux ne se dérangeait plus pour le houspiller.
Comment aurait-il pu en être autrement ? Small Sister était le meilleur
programme jamais conçu dans l’histoire de la surveillance électronique
et c’était lui, le petit policier dont les collègues se moquaient, qui en
était le génial inventeur. Il sentait une couronne de laurier lui poussait
autour des oreilles. Sa somnolence était bercée de rêves où les
médailles de reconnaissance illuminaient son torse d’un éclat mérité.

La journée au domaine débutait par l’arrivée de l’infirmière à l’aube.


Le moteur de sa voiture était le premier bruit qui tirait la maisonnée de
sa torpeur.
Il était bientôt suivi d’un concert de bêlements et de béguètements,
accompagné du tintement des cloches. C’était le troupeau de Seydou
qui envahissait le jardin. Le Peul avait fort à faire pour empêcher les
bêtes de s’égailler et dévaster le jardin. Sans surveillance, elles avaient
vite fait de brouter à tort et à travers, bousculant ses constructions du
sabot ou, pis, piétinant les fragiles cultures de Pierre. Celui-ci avait plus
d’une fois menacé le berger d’un gigantesque méchoui si jamais l’un de
ses stupides animaux avait le malheur d’empiéter sur ses parcelles.
La pétarade du Trafic, décoré du pin avec son auréole arc-en-ciel, ne
tardait pas à se faire entendre. Plus tard en milieu de matinée, c’était le
Peugeot 404 à benne branlante qui se garait devant l’entrée. Gérard en
sautait plein d’entrain. Il avait terminé de livrer la pêche du jour et,
souvent, il arrivait les bras chargés d’une caissette de poissons frétillant
dans un lit de glace. Sa venue signalait le moment d’une pause et toute
l’équipe se réunissait autour du casse-croute préparé par Lucien.
Ensuite, lorsque celui-ci ne descendait pas au village faire des courses
avec le père, suivies du rituel déjeuner au Café des Étangs, il
l’emmenait se promener dans la propriété pour contempler les travaux
en cours.

302
Comme tous les marins du village, Gérard avait repéré les sorties de
La Belle Lili, à l’époque où Jacques Bérenger était encore capable de la
manœuvrer. C’était une magnifique bétoune, sans doute la plus belle des
embarcations traditionnelles à fond plat qui, jadis, sillonnaient les
étangs et que l’on ne voyait guère naviguer maintenant, en-dehors de
celles des derniers pêcheurs en activité.
Quel crève-cœur de savoir que La Belle Lili se délabrait sous une
bâche dans le hangar de l’embarcadère !
Ces bateaux en bois n’étaient pas faits pour stationner hors de l’eau.
Avec force gestes et mines dramatiques, Gérard avait brossé à Lucien
un tableau poignant de l’état dans lequel se trouvait la bétoune. Le
gréement moisissait, les voiles s’étiolaient de ne plus être gonflées par
le vent, les membrures se rétractaient de ne plus être roulées par la
houle, le vernis se craquelait et tombait en poussière, le jour passait par
des fentes à travers la coque et si le jour passait, l’eau s’engouffrerait à
la première mise à l’eau. Bref, un carénage minutieux s’imposait.
Le pêcheur n’en dormait plus de savoir La Belle Lili à l’abandon. Elle
lui était apparue en songe sous les traits des Dames du temps jadis,
dont Villon célébrait la beauté.
Ce fut d’abord Héloïse, radieuse en son corps dévoilé, jetant son
dévolu non pas sur Abélard mais sur lui, Gérard, le pauvre Gérard, qui
se retrouvait « chastré … et puis moyne » à la place de l’autre et pour
quel crime ? Pas celui d’avoir accueilli les faveurs de la belle avec la
ferveur qui se doit, que nenni ! Pour le crime inverse de les avoir
repoussées comme un malappris.
Vint ensuite Marguerite de Bourgogne, plus resplendissante qu’Eve
au paradis. De son adorable peton, elle écartait Buridan, qui lui baisait
d’amour les chevilles, et ordonnait qu’on le jetât « en un sac en Seine »,
désignant déjà de son royal index un nouvel amant. Qui était l’heureux
élu ? De nouveau lui, Gérard, ou plutôt Pue-du-cul le bien nommé, qui
s’escampait comme un voleur plutôt que de se montrer digne de
l’hommage. Aussitôt rattrapé par les gardes et fourré presto dans un
sac, il allait rejoindre l’infortuné Buridan au fond de la Seine tandis
qu’au-dessus de leur tête, La Belle Lili cinglait toutes voiles dehors vers
303
l’Océan.
Inutile d’être le père Freud pour interpréter un tel rêve. Réveillé en
sueur au cœur de la nuit, Gérard avait fiévreusement guetté les
premières lueurs de l’aube en composant la Ballade de La Belle Lili.
Aussitôt, il fit jaillir la guitare de sa housse pour en donner une
interprétation planante et psychédélique. C’était bouleversant !
Face à tant de véhémence, Lucien ne pouvait que s’incliner. Comme,
par ailleurs, les souvenirs de voile faisaient partie des vestiges les
moins délabrés dans la mémoire du père, il envisageait de l’emmener
faire un tour sur l’étang pour secouer son apathie. Il donna le feu vert
au pêcheur pour remettre La Belle Lili en état de naviguer. Les deux
copains, accompagnés du père, se rendirent à l’embarcadère pour
sortir le bateau du hangar, puis ils le remorquèrent jusqu’au domaine.

L’expédition était suffisamment insolite pour être classée par Small


Sister au niveau indigo du spectre chromatique d’alerte. L’ordinateur de
surveillance émit un bourdonnement qui sortit Magenta de sa torpeur.
C’était la première fois que les cibles L et J se déplaçaient en-dehors du
périmètre du village. Inquiet, le policier suivit leur trajectoire
clignotante en cartographie classique jusqu’au port de pêche. Il fut
aussitôt rassuré de constater que les deux Bérenger n’allaient pas plus
loin. Le déplacement n’avait rien d’une tentative d’évasion. C’était tout
au plus une escapade qu’il qualifia – après mûre réflexion –
« d’anodine » dans son rapport.
Tout en l’écrivant, le commissaire ressentit le besoin de développer.
Ce n’était pas un scrupule professionnel qui le saisissait, mais plutôt
une envie littéraire. La sècheresse répétitive des R.A.S. qui tombaient,
jour après jour, comme les bogues d’un châtaignier à l’automne,
frustrait le poète qui sommeillait en lui. Il rédigea trois pages entières
tout au long desquelles il se surprit à épancher de la sympathie à
l’égard du cobaye prisonnier.
Contrairement à ce qu’avait tout d’abord cru Magenta, le fils cadet
n’était pas un individu sans scrupules ni discipline. Les relevés de Small
Sister laissaient apparaître que sa conduite était irréprochable. De son
304
propre chef, le cobaye prisonnier s’était fixé un emploi du temps
régulier pour ses déplacements du domaine (repère D) au village
(repère V). Par ailleurs, on observait que la cible L se mouvait toujours
en compagnie de la cible J. Il en découlait que les tâches accomplies
par Lucien Bérenger remplissaient deux objectifs : premièrement,
pourvoir aux besoins de Jacques Bérenger conformément au cahier
des charges du Travail d’intérêt général; deuxièmement, agrémenter la
vie du père par des promenades et des rencontres plutôt que de le
laisser végéter à domicile. La routine des activités contribuait
certainement à atténuer le dérangement du vieux. Non, le policier
corrigea par « réguler les humeurs du malade ». Lorsque les deux cibles
ne restaient pas confinées en zone D, leurs sorties à destination du
patatoïde V visaient des points intérieurs convenables, tels que B (la
boulangerie), E (l’épicerie), M (la mairie), MV (le marché de plein
vent), P (la Poste) ou C (le Café des Étangs) qui, après vérification,
était un établissement tout à fait respectable, recommandé par les
guides gastronomiques, où le commissaire avait lui-même testé un
« Délice de l’étang » qui méritait bien son nom.
Aussi bénéfique fût-elle, la routine qu’imposait le cobaye prisonnier à
Jacques Bérenger pouvait à la longue peser sur le moral des deux
cibles.
« Il est donc compréhensible que Lucien Bérenger ait aujourd’hui
dérogé aux habitudes en emmenant son père en promenade au bord
des étangs. Il s’agit d’une escapade anodine qui n’a rien d’alarmant. La
brise était légère, l’air était doux et le soleil brillait dans un ciel sans
nuage selon les relevés météorologiques ci-joints. Les indicateurs RC,
PA, R ou EG fluctuaient à l’avenant.
Depuis plusieurs semaines, le niveau de dopamine indique une
tempérance sexuelle qui contraste avec les impressionnantes érections
qui perturbaient le sommeil du cobaye prisonnier en début de
détention – quel faune ! se rappela le policier en empoignant son
entrejambe. Faut-il s’en féliciter ou s’en inquiéter ? Small Sister a peut-
être un effet inhibant sur la libido du sujet implanté. Je laisse le Dr

305
Fontvieille tirer les conclusions qui s’imposent.
Pour ma part, je constate que la conduite de Lucien du détenu est
exemplaire au-delà de toute attente et je suis persuadé pressens qu’il
est en bonne voie de rédemption. »
« Les humeurs du malade… le “Délice de l’étang”… la brise est
légère… une tempérance sexuelle… d’impressionnantes érections » !
Bernard Bérenger fronça les sourcils en lisant cette prose. Pour qui se
prenait ce petit policier ? Il lui envoya aussitôt un courriel cinglant :
« Contentez-vous d’observer les faits ! Vous n’êtes pas là pour vous
goberger au Café des Étangs, ni vous “féliciter” ou vous “inquiéter”
de l’activité sexuelle de mon frère, ni même “pressentir” quoi que ce
soit. Votre rapport révèle de votre part une empathie choquante pour
le cobaye prisonnier. C’est un individu retors qui cherche par tous les
moyens à tromper son monde, à commencer par vous. Gardez ça en
tête !
Par ailleurs, je viens de débloquer les fonds pour acheter un drone
qui sera l’instrument ailé de Small Sister. Il est équipé d’une caméra
exoscopique de génération γ. Le tout vous sera livré incessamment
avec les fiches techniques et le protocole de mise en œuvre. Vous
paramètrerez (i) la caméra pour retransmettre ses images sur votre
écran d’ordinateur et (ii) le drone pour localiser les puces des cibles L
et J. La consigne est de procéder au décollage si jamais le niveau
d’alerte vert est atteint. En cas de séparation des cibles, priorité est
donnée à la cible L. Le drone la rejoindra et survolera son champ
d’action pour visualiser les détails. Je mets en copie du message
Monsieur le Contrôleur général à qui j’adresse mes salutations
distinguées. »

Gérard et Lucien défrichèrent un bout de terrain à l’entrée du


domaine pour mettre La Belle Lili en cale-sèche.
Lucien redoutait une visite à l’improviste de son frère. Celui-ci
remarquerait tout de suite le bateau à cet emplacement. Il risquait de
voir d’un mauvais œil l’entreprise de carénage. L’embarcation, comme

306
tous les meubles de la maison, faisait partie de son héritage. Le fils
cadet ignorait s’il avait le droit d’en disposer.
Consulté à ce sujet, Seydou affirma que rien ne s’y opposait et même
au contraire.
« Le tuteur – Barak Allahou fih – a pour mission de gérer au mieux les
biens du malade. Retaper cette coquille de noix ne blesse pas son
intérêt.
– Ce n’est pas une coquille de noix, mécréant ! intervint Gérard, mais
le fils du Prophète a raison. Pense au plaisir qu’aura le vieux de
retrouver la sensation de naviguer. Si ça se trouve, il arrêtera de
débloquer après ça.
– N’invoque pas le Prophète à tort et à travers, païen ! dit Seydou.
– Évite de dire “le vieux débloque” en sa présence, dit Lucien. Il lui
arrive de capter qu’on parle de lui lorsque le réseau n’est pas
surchargé. »
À quelques pas de là, le père observait le conciliabule d’un œil atone.

Grâce au troupeau du Peul, il y eut suffisamment de fumier pour


entreprendre les plantations de Pierre. Il comptait s’installer sur
l’esplanade devant la maison, où la terre serait plus facile à irriguer,
outre qu’elle était moins caillouteuse et plus ensoleillée qu’ailleurs.
Comme, là non plus, Lucien ne souhaitait pas attirer l’attention de
Bernard, il fallait trouver un emplacement discret. Après maintes
supputations, le jardinier et lui arrêtèrent leur choix sur un lopin abrité
du vent, caché du regard des passants par le mur de clôture et cerné de
l’intérieur par un rideau d’arbres. Le fourré de rejetons qui encombrait
le pied des troncs était tellement opaque qu’il ne laisserait pas deviner
l’existence du potager.
Une fois le terrain défriché, Pierre le divisa en parcelles inégales, dont
chacune était destinée à une culture particulière et serait travaillée en
conséquence.
Pris de nostalgie pour ses vignes, Lucien venait observer de temps à
autre l’évolution des plantations. Il proposait un coup de main et ne
pouvait s’empêcher de poser mille questions agaçantes. Le jardinier le
307
rabrouait : « Et pourquoi ceci, et pourquoi cela ? Après l’aîné des
Bérenger, voilà que j’ai le cadet sur le dos. Lâche-moi les baskets et va
t’occuper de ton vieux, mila diou ! »
Tantôt il dessinait des figures mystérieuses avec de la cendre de bois,
tantôt il répandait un compost à base de feuilles mortes et d’orties
broyées, tantôt il couvrait le sol de petits tapis d’écorces et d’aiguilles
de résineux. Par endroits, il posait des cageots à l’envers ou bien il
paillait, ici avec de vieilles serpillières et là avec de l’herbe sèche, pour
des raisons qui échappaient à Lucien.
Lorsqu’il préparait ses mixtures, Pierre avait l’air d’un véritable
sorcier. Pour chaque variété, il avait une recette spéciale. C’étaient des
bouillies d’argile, du purin mélangé à des coquilles d’œuf et du marc de
café ou des glus à base de sciure et débris végétaux collés entre eux par
de la fiente de poule. Le jardinier avait appris son art à force
d’expériences et en s’appuyant sur le savoir-faire que lui avait transmis
Amélie. Elle lui avait aussi enseigné à suivre les cycles de la lune pour
semer ou pour planter. Il ne laissait rien au hasard.
Lucien se demandait s’il arrivait à Pierre, comme à lui-même,
d’entrevoir le fantôme d’Amélie se promener dans le jardin. Par
pudeur, il n’osa jamais poser la question. La perception de l’au-delà est
une affaire intime.
Les premières pousses à lever furent les radis. Le jardinier les avait
semés en ligne avec les autres plantes pour marquer rapidement les
raies et repérer les allées du potager. Tandis que tomates et haricots
partaient à l’assaut du mur, le sol finit par disparaître sous une
profusion d’artichauts, de carottes, d’oignons, de salades, de fèves, de
melons et de fraises. Le couvert végétal était piqueté de couleurs par
les fleurs de soucis, de capucines, de coriandre et de bourrache, toutes
destinées à attirer les prédateurs des pucerons et des chenilles.

Chassé du potager, le fils Bérenger se rabattit sur la pergola et les


arbres fruitiers. Pour se débarrasser de lui, le jardinier lui avait concédé
sa serpe italienne.
Lucien se mit à l’ouvrage avec entrain. Ses mains exultaient à
308
retrouver la vigne. En vis-à-vis d’une vieille glycine grimpant au mur, il
y avait trois pieds encore sains, plantés de l’autre côté de l’allée. Ils
étaient dissimulés sous le buissonnement de leurs propres drageons.
Les troncs enroulés en torsades musclées autour de piliers s’étaient
lancés à l’assaut du treillage qui recouvrait le passage. Laissés à
l’abandon, les ceps s’étaient ramifiés tous azimuts avec une insolente
exubérance. Les lianes avaient délaissé depuis longtemps le sage
agencement voulu par Amélie pour s’entremêler en un ciel végétal
houleux, d’où dégringolaient des nuages hérissés de sarments et de
vrilles.
Le raisin commençait à s’agencer, çà et là, en petites grappes
squelettiques. Lucien en goûta les grains pas plus gros que des têtes
d’épingle : amers et sans promesse, ils ne grossiraient jamais s’ils
restaient dans l’ombre épaisse de la frondaison. Il fallait les ramener à
la lumière du soleil et peut-être qu’alors, ils se gorgeraient de jus. À
Saltaca, il avait appris à faire confiance à la vigne. Plus d’une fois, à
force de patience et avec de la chance, il avait sauvé des vendanges qui
s’annonçaient mal. Il déclara à la cantonade, comme si on pouvait
l’entendre : « Finie la gabegie ! »
Il attaqua la jungle abruptement, en taillant à coups de serpe, à droite
et à gauche, en bas et en haut, les arceaux gigantesques que formaient
les rameaux. Il fut sans pitié et n’épargna que de rares tiges au
bourgeonnement aimable. Tandis qu’autour de lui s’accumulaient des
monceaux de feuilles et de branches coupées, la pergola retrouvait sa
nudité originelle. Régénérées autant qu’étonnées, les trois souches
buvaient le rayonnement du soleil par les plaies à vif, où la sève
formait un bouchon en se coagulant puis refluait vers les yeux féconds
d’où sortirait le raisin.
On eut bientôt vent dans le verger de cette frénésie d’élagage.
Figuiers, abricotiers, amandiers et pêchers s’étaient laissés aller depuis
belle lurette à une exaltation sauvage. Ça poussait dans tous les sens en
s’enorgueillissant d’un panache qui étouffait de verdure les fruits. Une
douce brise annonça que cette période était finie. Elle venait de la
pergola où la vigne et la glycine unissaient leurs chants en un chœur de
309
soumission à la main de l’homme. Lorsque Lucien se présenta la serpe
au poing, les arbres tremblèrent plus violemment que sous les rafales
du cers. Ce n’était pas pour les humilier qu’il venait les dépouiller, mais
pour leur rendre une vigueur oubliée par des années de négligence. Les
troncs se retrouvèrent émondés et couronnés de leurs plus belles
branches, tandis qu’à leur pied gisaient les débris de leurs attributs
stériles.

Lorsque le père ne somnolait pas dans un fauteuil au salon, il venait


s’asseoir sur un muret pour contempler le spectacle du fils au travail. Il
restait rarement silencieux et c’était préférable pour Lucien. Mains sur
la crosse de la canne, le vieil homme soliloquait au fil de réminiscences
qui défilaient dans sa tête comme les guenilles d’un linge séchant sur
une corde effilochée et trop tendue. Lorsque celle-ci rompait, les
ennuis commençaient.
Le père se taisait subitement et jetait sur les choses alentour un
regard effaré. Les images que diffusait sa mémoire s’étaient résorbées
en un écran noir. À leur place, la réalité lui jaillissait à la figure en
ricanant, tel un diable sortant d’une boîte. C’était un mauvais tour
qu’on lui jouait ! Le malade se braquait et tentait de rappeler à lui les
souvenirs en déroute. Peine perdue, il n’y avait plus qu’un néant sans
écho sous son crâne, un abîme sidéral qui donnait le vertige. Seul était
tangible le monde extérieur qui imposait son omniprésence avec son
agitation futile et, en premier plan de celle-ci, le fils suant, soufflant,
ahanant et pestant dans la végétation.
Le vieux aboyait : « Qu’est-ce que tu fais, imbécile ? Tu leur coupes
la queue ? » Puis, il éclatait d’un rire satisfait, qui saluait moins sa
mauvaise blague que le contentement d’avoir pêché le rebut de
quelque chose dans le marécage de son esprit.
D’habitude, Lucien faisait mine de ne pas entendre et poursuivait sa
tâche imperturbablement. Malheureusement, l’interrogation sournoise
devint aussi récurrente que celle « d’où vient le vent ? » Même si
Lucien s’en agaçait, il parvenait à se raisonner. Sous la forme d’une
piètre provocation, l’allusion à la queue coupée – et, peut-être, le vague
310
remord qu’elle réveillait au fond du père – servait de manivelle pour
relancer le moteur de la mémoire. Il valait mieux considérer la
question sous cet angle plutôt que de lui donner valeur d’insulte.
« Qu’est-ce que tu fais, imbécile ? Tu leur coupes la queue ? » Au
bout d’une énième fois, l’interpellation le fit sursauter alors qu’il
s’acharnait contre une vieille branche morte et il s’entailla la main. La
douleur le fit rugir : « Change de disque, bon sang ! Qu’est-ce que tu
peux me casser les burnes ! » La plaie semblait profonde. Il déchira un
pan de sa chemise pour éponger le sang.
La figure du père tourna au cramoisi et il aboya : « Tu perds ton
temps, feignant ! Va me chercher le dossier des protéines
enzymatiques. »
Les protéines enzymatiques, tout comme le lactate, faisaient partie
des idées fixes qui tournaient en boucles dans son esprit. Il était
redevenu le patron de la chimie. Le dossier était urgent et c’était un
ordre qu’il donnait.
Dans ce cas, l’expérience avait enseigné au garde-malade d’entrer
dans le jeu du patient en développant des considérations naïves sur
l’importance des protéines enzymatiques auxquelles il ne connaissait
rien et dont il se fichait royalement. Là-dessus, le père improvisait en
général une conférence brouillonne qu’il fallait relancer en lui soufflant
des termes techniques comme « cigarettes Gitanes » ou « pile Mazda »
au premier signe de bafouillage.
Cette fois-ci, Lucien fut distrait. Le sang qui pissait sans cesse de sa
main levée lui dégoulinait le long de l’avant-bras avec un éclat écarlate.
Il eut soudain la sensation que sa tête aller fondre au soleil. Il
s’agenouilla pour ne pas tourner de l’œil. Il enleva dare-dare sa
chemise pour se confectionner un garrot. Le patriarche salua sa
posture par un ricanement : « Poh ! Poh ! Poh ! Voilà qu’il fait des
salamalecs maintenant, la putain de sa race. Ti as toujours été
maladroit, mon pauvre ! Ti es bon qu’à torcher les chacals avec ton
moignon au cul et ta figure de caguete ! »
C’était trop, c’était beaucoup trop. Tout malade qu’il fût, le père
franchissait une limite au-delà de laquelle la bienveillance n’a plus
311
cours et la fureur s’impose comme seule monnaie d’échange. Le fils
perdit donc patience. Il se retourna brusquement, la serpe au poing et
le bras poisseux de sang. Il avança résolument vers le père en
articulant froidement : « Toi, va mourir ! »
À partir de là, les idées de Lucien s’embrouillèrent. Une ancienne
rage lui remontait du fond du ventre et s’engouffrait en tonnant dans
sa tête. C’était plus tonitruant que l’éruption d’un volcan explosant de
toute l’énergie contenue par un long sommeil.
Le soleil se mit à tournoyer en brûlant l’azur de rayons flamboyants.
Les arbres s’embrasèrent autour de l’homme en colère. Un relent de
soufre et de suie empoisonnait l’atmosphère. Jaillissant des blessures à
vif, du sang ruisselait sur l’écorce et se déversait sur les branches
mutilées qui gisaient autour des souches.
Lucien se vit patauger dans cette boue jusqu’au vieux corps
recroquevillé à terre. Il leva haut la lame et, de toutes ses forces, abattit
le tranchant sur le crâne du père.

312
Chapitre 22

« Toi, va mourir ? Ce n’est certainement pas une façon de parler à


son père ! » La voix qui s’exprimait ainsi était imprégnée du parfum
subtil de Guerlain. Bien sûr, le fils la reconnaissait. Aussi fluette fût-
elle et malgré le tonnerre qui grondait dans sa tête, elle parvenait à se
faire entendre.
Les hallucinations de Lucien s’évanouirent aussi vite qu’elles étaient
venues. Il jeta sa serpe au loin plutôt que de s’en servir comme il s’était
vu le faire. Lorsqu’il s’approcha du père, celui-ci s’effondra de son
siège et, se recroquevillant à ses pieds, il se mit à geindre : « Il va me
tuer, il va me tuer. Il a cassé mes lunettes. »
Une fois n’est pas coutume, Amélie veillait au grain. Elle apparut à
quelques pas, avec son air d’institutrice sévère. Elle rappela la
sempiternelle leçon : « Tu manques de mesure, Lucien. Tu vas au-
devant d’ennuis si tu ne contrôles pas mieux les excès de ton
caractère. »
Lucien grogna comme un ours devant le fouet. Il s’agenouilla auprès
du père en humant le vent. De longues minutes s’écoulèrent durant
lesquelles il ne se passa rien.
Le soleil réchauffait la brise en provenance de la mer. Celle-ci
embaumait l’air d’une odeur de sève et de bois coupé. Des oiseaux
pépiaient en recolonisant les ramures où ils retrouvaient le nid que
l’élagage avait épargné. On entendait au loin le tintement des cloches
du troupeau de Seydou et le sifflotement de Gérard. Il accompagnait
ses coups de rabot de la ballade qu’il avait composée pour La Belle
Lili.
Le père finit par se taire. Il restait là, sans bouger, blotti dans le foin

313
plié par sa chute. Assis en tailleur à ses côtés, Lucien le contemplait en
suçant le sang à la plaie.
Agrippé à la canne, le vieil homme masquait son regard en pressant
la crosse contre une tempe. On aurait dit un gamin pris en faute, qui se
cache les yeux pour éviter la punition. Lorsqu’il s’arrêta de trembler, le
fils lui caressa doucement la tête et, s’approchant tout contre lui,
l’installa délicatement dans son giron. Le père se laissa faire puis, se
détendant peu à peu, il s’endormit, de profil contre le buste.
Tout en le berçant, Lucien réfléchissait à la manière d’éviter que
l’incident ne se reproduisît. Ce sagouin avait poussé à bout sa patience.
Pour avoir en permanence un œil sur lui, il fallait le traîner avec soi
quoiqu’on fît et pourtant, même ainsi, on n’avait pas l’esprit tranquille.
Le vieil homme était comme un enfant qui requiert sans cesse
l’attention de sa mère. Constamment, il avait besoin qu’on l’écoute et
qu’on s’intéresse à lui. Lorsque, de plus, il percevait un moment de
distraction chez l’autre, il ne le tolérait pas. Au moindre signe, il
entamait une guerre d’usure en répétant son antienne à satiété, jusqu’à
obtenir la sollicitude qui lui était due. C’était insupportable.
Il valait mieux céder tout de suite pour avoir la paix. Il ne servait à
rien d’ignorer son petit jeu ou même de le réprimander. L’une et
l’autre de ces stratégies ne faisaient qu’empirer les choses. Elles
provoquaient chez lui un sentiment de déréliction qui débouchait, soit
sur une crise d’angoisse, soit sur un accès de colère. Dans les deux cas,
l’agitation qui en résultait était extrêmement difficile à calmer. Il
tournait dans tous les sens en roulant des yeux hagards comme si,
coincé dans un labyrinthe qu’il était seul à voir, il cherchait en vain une
issue et se cognait contre le vide chaque fois qu’il s’engouffrait quelque
part. Au fur et à mesure que l’énervement montait, il titubait de plus
en plus dangereusement, tout en râlant et secouant les bras.
Pour éviter d’en arriver là, il fallait désamorcer le problème à la
source en détournant le vieil homme de sa litanie, tout comme il est
préférable d’aider une pointe de lecture à sauter la plage rayée d’un
vinyle plutôt que de la laisser tourner sans fin dans le même sillon au
risque de détraquer tout le disque.
314
La solution pour séparer temporairement la charge de garde-malade
d’une autre activité aurait été de laisser le père au Café des Étangs,
comme Lucien en avait pris l’habitude à chacune des sorties au village.
Tandis que celui-ci vaquait à ses occupations en toute tranquillité,
celui-là restait en bonne compagnie. Alcoolisme et grand âge faisaient
bon ménage. Certains habitués du lieu accusaient les mêmes signes de
sénilité que le père et personne dans la salle ne se formalisait de la
tournure bizarre des conversations. Il y avait là une atmosphère de
folie douce que Zouzou tempérait par son indéfectible bonne humeur.
Le hic était de ne pas alarmer Small Sister en s’éloignant trop du père.
Installer celui-ci au café pendant que Lucien travaillait au domaine était
une expérience risquée. Il ne savait pas à partir de quelle distance sur
l’écran de surveillance, la séparation des cibles J et L déclenchait
l’intervention de Magenta. Il ne tenait pas à voir débarquer le policier
au milieu des moutons et de tous les bouleversements en cours dans la
propriété. Celui-ci n’avait pas le tempérament bonhomme du gus
qu’on met dans sa poche en offrant un coup à boire. Contrairement à
ses homologues à Saltaca, Magenta semblait dépourvu de ce lien
organique entre le gosier et l’esprit, qui permet avec du bon vin
d’assouplir l’un en détendant l’autre et vice-versa. Même si on lui avait
restitué ses bouteilles, Lucien doutait que le nectar de Descarada Luna,
aussi sublime fût-il, pût accomplir le miracle de calmer le zèle du
commissaire. Celui-ci s’empresserait de relater par le menu les
transformations du domaine et le frère Bernard, aussitôt informé,
mettrait un coup d’arrêt à des rénovations qui, revalorisant la
propriété, s’opposaient à la réalisation du projet Smart home.
Lorsque Magenta s’était vanté des mérites de son programme, il avait
imprudemment montré au cobaye prisonnier comment Small Sister
transmettait la position des cibles L et J sur l’écran de l’ordinateur.
Lucien en avait aussitôt déduit que la puce avait une sœur jumelle
implantée quelque part dans le corps du père. Tout en savonnant la
peau parcheminée lors des séances de toilette, le fils avait recherché
sans résultat la trace d’une intervention chirurgicale.
315
Après mûre réflexion, il ne pensait plus que l’implant fût logé sous
l’épiderme du père. Sans connaître la jurisprudence en la matière,
Lucien estimait que l’acte était aussi répréhensible qu’un viol. Dans
son propre cas, l’intrusion de Small Sister semblait déjà flirter avec les
limites de la légalité, quoique la condamnation pénale, assortie du
prétexte de l’expérimentation médicale, fournît à un olibrius comme le
Dr Fontvieille les arguments de « l’intérêt public » et du « progrès de la
science ». L’exemple du Dr Mengele à Auschwitz et la surprenante
clémence dont il avait bénéficié pour ses « recherches » sur les sujets
humains n’auraient jamais fini d’encourager les vocations.
Toutefois, Jacques Bérenger, contrairement à son fils cadet, était un
citoyen sans casier judiciaire, qui, non content d’avoir accompli son
devoir militaire dans l’ancien département d’Algérie, avait ensuite
conquis l’auréole sans tache du notable français, avec toute la
quincaillerie honorifique qui bringuebalait en conséquence. Mazette !
Qui oserait toucher à un si glorieux corps sans le consentement de
l’intéressé ? Charcuter sa chair pour y insérer un mouchard devait
outrepasser les limites de ce qu’une société aussi évoluée que la
République française s’autorise à faire subir à un individu respectable.
Certes, le corps médical disposait maintenant de moyens plus
sophistiqués et non moins louches que le scalpel pour fracturer
l’intimité d’un échantillon humain. Elle s’était par exemple dotée,
depuis la Seconde Guerre mondiale, d’un codex avec lequel elle
triturait chimiquement les cerveaux endommagés sans blesser la chair.
Ainsi pourvue de doigts de fée, la Faculté pouvait repousser d’une
main outragée les pratiques barbares du régime nazi. Elle considérait le
cerveau comme une matière grise qui n’a ni la texture ni la noblesse de
la viande. Plus discret, plus raffiné et moins sanglant, le viol par voie
médicamenteuse était loin d’être aussi outrageant pour elle que celui
du bistouri. Il pouvait donc être commis en toute légalité.
En naviguant dans le monde d’internet avec l’ordinateur du père –
« lactate » était le mot de passe qui permit finalement de le
déverrouiller –, Lucien découvrit à quel point les pratiques intrusives
étaient devenues monnaie courante dans son pays natal. Ce n’était pas
316
encore le cas dans la région de Saltaca où le maillage virtuel du
territoire était encore lâche. En France, les épiciers et les prédicateurs
aux aguets sur la toile étaient passés maîtres dans l’art d’espionner le
gogo. Ils savaient en outre s’immiscer dans l’intimité de la cible avec
son assentiment. On ne pouvait donc pas parler de viol en
l’occurrence. C’était très habile. Pour s’inviter chez quelqu’un, il vaut
mieux opérer par les voies éthérées de l’esprit plutôt que se présenter à
lui avec un couteau chirurgical.
Lucien était un être infiniment attaché à son espace privée.
Continument, il veillait sur ses ressources intellectuelles et physiques.
Il y mettait tout à la fois une fierté qui oscillait entre humilité et orgueil
et un talent qui n’excluait ni la maladresse ni les coups de génie. Bref, il
était un être humain, ravi du magnifique et mystérieux cadeau d’être
lui-même. Ainsi imbu de sa propre dignité, il ne laissait quiconque
s’introduire chez lui sans qu’il n’eût au préalable essuyé ses pieds au
paillasson. Autant dire qu’il maudissait en permanence l’intrusion
forcée de Small Sister.
Comme il était inconcevable de faire subir la même avanie à
l’honorable Jacques Bérenger, le frère Bernard avait dû loger la puce
dans un accessoire que le père portait en permanence sur lui. C’est en
nettoyant la prothèse amovible qui remplaçait l’une de ses molaires
que Lucien détecta à l’aide d’un aimant le mouchard à l’intérieur de la
céramique.
Désormais, il garderait la dent dans sa poche chaque fois qu’il aurait
besoin de prendre ses distances avec la cible J. Certes, le trou dans la
bouche du père était un peu disgracieux lorsqu’il bâillait. Cependant,
l’inconvénient esthétique ne semblait pas l’incommoder et il était
largement compensé par l’avantage de laisser le brave Magenta dormir
sur ses deux oreilles.

Parallèlement, Bernard Bérenger était enchanté par le déroulement


de l’opération Small Sister. La surveillance électronique mise en place
par le commissaire ne révélait aucune faille, les connexions étaient
parfaites. Jour après jour, les rapports R.A.S. du policier se succédaient
317
avec une monotonie rassurante qui prouvait la fiabilité du système. En
même temps, les relevés statistiques effectués sur les deux cobayes par
les puces jumelles alimentaient une banque de données
scientifiquement exploitable. Le Dr Fontvieille disposait d’ores et déjà
d’échantillons suffisamment représentatifs pour rédiger des articles qui
allaient révolutionner la recherche médicale. Les publications dans les
revues de renom international apporteraient une caution indiscutable
au projet Smart home. Le message était : « Fin de vie : un avenir
optimisé ».
Le logo commercial était en filigrane. Des versions vulgarisées des
papiers scientifiques seraient largement diffusées dans la presse et sur
internet pour populariser la marque. Un jour viendrait où l’on dirait
« je vais chez Smart O’ » comme on disait « je vais chez Mac Do ».
L’accumulation de tout ce matériel donnait le vertige à Bernard.
L’homme d’affaires était comblé et le visionnaire irradié. Il se
démenait sans relâche pour convaincre les sponsors d’investir dans
son projet. Il enchaînait les rendez-vous confidentiels avec des
magnats de la finance, courait les repas de notables et multipliait les
conférences de promotion.
Là, il déployait sans cesse de nouveaux arguments au service d’une
rhétorique implacable. Réglé au millimètre près, le spectacle
publicitaire s’améliorait sans cesse tandis que son talent d’orateur
s’affinait. Il se trouvait brillant et souvent – très, très souvent – on
l’applaudissait.
D’abord tragique, le front plissé, l’œil habité par la vision d’une
apocalypse, embrassant son public à distance en un geste protecteur
des bras, seul sur son estrade face au parterre recueilli, Bernard
décrivait les affres des « aidants familiaux » » tandis que sur l’écran
dans son dos surgissaient des images en technicolor et cinémascope,
qu’il télécommandait d’un index souverain et électroniquement bagué.
On y voyait se succéder des photos pathétiques de personnes à un
stade avancé de sénescence, dont le père Bérenger, la lippe pendante et
l’œil vitreux, avec une rosette à la boutonnière et la main du fils aîné
sur l’épaule, car celui-ci aidant lui-même, n’hésitait pas à afficher son
318
implication personnelle. « Aidant », s’indignait-il, était un terme
désolant, un euphémisme par lequel l’État, honteux de se dédouaner
sur une victime consentante, désignait le tuteur en charge de famille.
Lui, Bernard Bérenger, connaissait cette peine pour en subir le joug
quotidiennement. Avec des trémolos dans la voix, il proclamait que la
déchéance du grand âge, hélas ! était un boulet pour la génération
active qui se trouvait étranglée entre la nécessité de gagner sa vie et le
devoir d’assister ses aînés.
Le conférencier démontrait ensuite, chiffres à l’appui, que la sénilité
croissante des vieux entraînait une baisse de productivité pour les
tuteurs en raison de la distraction mentale qui les saisissait en plein
travail. Combien de contrats lucratifs n’avaient pu être signés par le
chef d’entreprise accablé par le souci d’un parent impotent ? Combien
de pièces défectueuses avaient échappé à la vigilance de l’ouvrier en
raison du chagrin causé par la décrépitude d’un ascendant ? Combien
de délinquants avaient échappé au policier affecté par le gâtisme de sa
maman ?
Les statistiques parlaient pour tous ces êtres dévoués. En moyenne,
la perte de rémunération était plus importante pour l’homme salarié ou
entrepreneur que pour son homologue féminin. Au niveau
macroéconomique, les analyses estimaient le recul de l’activité des
aidants à 0,69 % du PIB. Énoncé dans un souffle et avec autant de
précision, le chiffre faisait de l’effet. Sournoisement comparé à
l’effondrement économique provoqué par la propagation d’un virus
mortel, il avait de quoi alarmer les esprits. Bernard ne se privait donc
pas d’établir le parallèle en jonglant avec des graphiques éblouissants
qui créaient l’illusion de la science par un semblant d’objectivité.
Il fallait froidement prendre conscience que, quel que fût l’angle sous
lequel on examinait la question, le bilan coût-bénéfice de la
dépendance du grand âge était négatif.
Dies irae
Dies illa…
Le Lacrimosa du Requiem de Mozart emplissait la salle de ses accords

319
poignants.
Après la dernière note, silence, fondu enchaîné, instant de profond
recueillement.
Ç’eût été désastreux s’il n’y avait eu la perspective radieuse du
programme Smart home.
Un sourire illuminait alors le visage de l’orateur. Il déboutonnait sa
veste, jetait quelques clins d’œil de connivence à la cantonade, puis il
prenait une posture avantageuse. Pouces coincés dans les bretelles, il
se mettait à arpenter l’estrade de long en large tandis qu’un film
diffusait les images de l’intérieur high-tech, virtuellement reconstitué,
des maisons de retraite. La future clientèle était invitée à faire le tour
du propriétaire.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Bernard était particulièrement content d’insérer cette citation à ce
moment de l’exposé. C’était le refrain d’un spot qui l’avait interpelé
alors qu’il naviguait au hasard sur internet. Le machin était bien foutu,
le choix des mots aussi : c’était sympathique et ça lui rappelait quelque
chose. Sur fond de violon, la ritournelle illustrait si bien son propos
qu’il y avait vu un signe du Destin.
Baudelaire ! Le nom du poète lui était revenu en tête à la longue. Il
s’était fait la réflexion que ces colifichets de la littérature française
seraient depuis longtemps tombés dans l’oubli si le marketing
publicitaire ne leur avait donné une seconde vie.
Venait alors l’instant sublime, à l’acmé du discours – le moment où
Bernard déployait en grand les ailes de son éloquence. Venait ce
moment longuement préparé et tellement attendu de présenter
l’option d’achat. Il la tendait à l’assistance comme le ruban d’un
paquet-cadeau sur lequel il suffisait de tirer pour que se révélât le bon
choix dans toute sa splendeur : « Pourquoi s’occuper soi-même du
parent sénile alors que Smart home s’en occupe pour vous ? » À moindres
coûts, pour des soins hautement qualifiés, dans un environnement hyper
sécurisé, grâce à la technologie Small Sister … Le martèlement des

320
mots était frappant. Suivait une description technique du petit bijou,
suffisamment détaillée pour épater les esprits affutés sans lasser le
reste de l’auditoire. Face à cette offre enchanteresse, la demande serait
subjuguée.
Bernard avait la vision d’un peuple aux cheveux d’argent en marche
vers Smart home. Il livrait cette vision à la foule, sa vision à lui, une
Vision avec un grand V comme Victoire, aujourd’hui, maintenant, oui,
il la révélait dans cette salle ; oui, oui, alléluia ! le moment était
historique. Poussée par des tuteurs soulagés, la clientèle se pressait
dans ses établissements hospitaliers. Comment résister ? Ils étaient si
bien équipés et si judicieusement répartis sur le territoire.
Sur l’écran, s’affichait simultanément le pavage d’une carte en
hexagones réguliers. On reconnaissait d’abord les contours de la
région. L’affluence était telle que le réseau Smart home s’étendait
inexorablement. Les cellules se déployaient jusqu’à recouvrir la France
entière. La demande ne cessait de croître. Les frontières s’ouvraient
sous la pression des petits polygones. Le cours de l’action Smart home
s’envolait sur une trajectoire exponentielle.
La dernière image représentait la planète comme une ruche ronde,
semblable à un nid d’abeille. C’était l’apothéose !
À la sortie de la conférence, il y avait une distribution de porte-clés
en résine contenant une reproduction de Small Sister, la puce dont
seraient bientôt pourvues toutes les personnes dépendantes à travers le
monde. Un artiste conceptuel bankable avait décoré le gadget du logo
SS, avec des lettres subtilement entrelacées pour éviter la confusion
avec le sigle de la Schutzstaffel de sinistre mémoire. Ce n’était qu’une
babiole, mais on se l’arrachait déjà.

Loin de la rumeur de la ville, il y avait les premiers grésillements


d’insectes dans la garrigue, le froissement des nuages dans le ciel, les
bêlements intermittents des moutons au plastron tintinnabulant,
l’impeccable clapot des étangs en sourdine et, omniprésente, la
mélopée des vents qui se frottent à l’écorce.
Au domaine Bérenger, Lucien n’était pas moins affairé que son frère,
321
même s’il n’était poussé ni par l’appât du gain ni par l’attrait de la
gloire. Chaque jour, les problèmes d’intendance se multipliaient. Avec
les soins à prodiguer au père, toutes les tâches dévoraient son énergie.
Il fuyait dans une boulimie de travail la pensée obsédante de Small
Sister et la détresse d’être privé de liberté.
À force de triturer sa poignée d’amour, il avait déclenché une
suppuration de la plaie, qui persistait malgré les emplâtres quotidiens
que lui préconisait Seydou. Elle gonflait sa chair et colorait le gras de la
hanche d’une vilaine teinte jaunâtre, marbrée de filaments mauves.
Chaque soir où il découvrait la blessure, les lèvres s’élargissaient en un
méchant rictus d’où semblait sourdre le ricanement de Small Sister.
Lucien lui répondait d’une voix doucereuse et lourde de menaces –
celle qu’il réservait d’habitude aux malveillants qui le provoquaient :
« Gave-toi bien, ma petite puce. Dévore-moi la chair jusqu’à t’en faire
péter le circuit. J’ai déjà chopé ta sœur jumelle. Tu es plus vicieuse
qu’elle, mais un jour, ton tour viendra… »
L’implant réagissait à l’improviste, le plus souvent dans la journée, en
infligeant à Lucien des élancements sournois. Ainsi s’instaurait entre le
mouchard et celui qu’elle surveillait un jeu d’usure où chacun s’épiait.
Plus d’une fois, Lucien avait empoigné un couteau qu’il avait meulé
et appointé en forme de poinçon pour l’enfoncer dans la plaie. Il
s’était imaginé plongeant, replongeant la lame et déchiquetant la chair
jusqu’à atteindre Small Sister.
Le souvenir du sang dans les toilettes de l’avion l’empêchait de
s’exécuter. La souffrance avait été à la limite du tolérable alors qu’il
s’agissait juste de soigner la blessure. Ce coup-ci, il faudrait l’élargir,
taillader la viande et creuser le cratère à vif : ce serait un carnage à
l’aveugle. Il ne se sentait ni la force ni le courage de se charcuter lui-
même avec un résultat improbable. S’il touchait un organe vital, il
risquait d’y passer et la puce aurait gagné. Comme le lui avait annoncé
Magenta, celle-ci serait encore là pour délivrer le rapport d’autopsie
après son décès.
Lucien l’entendait de nouveau ricaner au fond de lui. Il rangeait le
couteau en déclarant : « Tu ne perds rien pour attendre, ma petite. »
322
Chapitre 23

Les gelées furent rares cette année-là. Amandiers et abricotiers


fleurirent en premier à la fin de l’hiver. Grâce aux soins que Lucien
avait mis à tailler les arbres fruitiers, ils cicatrisaient plus vite que sa
plaie.
Pendant plusieurs semaines jusqu’au printemps, ce fut une
symphonie de blanc et de rose dans les branches qui jouaient avec le
vent. Elle s’annonçait discrètement sur fond bleuté à l’aube et
disparaissait triomphalement dans l’or et la pourpre du crépuscule.
Débarrassées des gourmands et du bois mort, les ramures respiraient
au soleil en se gorgeant de sève. Les bourgeons exultaient dans leur
hâte de débourrer. Le verger d’Amélie retrouvait peu à peu son
panache bien ordonné d’antan.

De son côté, La Belle Lili se transformait à vue d’œil, livrée aux


mains expertes de Gérard. Celui-ci passait tous ses après-midis à
travailler sur l’aire de carénage aménagée à l’entrée du domaine.
Maintenue debout par des chandelles, la bétoune reposait dans un
berceau composé de cordages, de soliveaux et de poutres, que Gérard
avait construit lui-même pour tenir la belle à sa merci et se faciliter
l’ouvrage. Elle était suffisamment stable pour qu’il pût grimper à bord
par une petite échelle et se déplacer sans risque sur la carlingue et le
ponton avant. Il se déchaussait et marchait à pas de velours pour sentir
le bois respirer sous la plante de ses pieds.
Il prenait aussi le temps de se promener autour de la coque, sous le
regard étonné d’une chèvre attirée là par quelques chardons. Elle
voyait l’homme flatter les flancs du bateau et parfois même y poser la

323
joue en fermant les yeux, comme si les bordés avaient quelque chose à
lui raconter du glissement de l’eau et de l’abrasion du sel. De temps à
autres, il s’arrêtait pour gratter de l’ongle la rouille d’un clou, une algue
fossilisée, un coquillage incrusté, une scorie qu’il projetait au loin d’une
chiquenaude, non sans l’avoir portée à ses narines auparavant, tel un
vin dont il humerait le bouquet.
Il y avait juste assez d’espace pour se faufiler en position allongée
sous l’embarcation. Gérard pouvait rester là des heures entières sans
rien faire, couché sur le dos, serein, mains sous la nuque et jambes
écartées, la coque en suspension au-dessus de lui, immobile et
palpitant, amoureux peinard dont la poitrine se gonflait jusqu’à
toucher l’étrave. La Belle Lili semblait alors lui passer dessus pour
s’offrir à son étreinte d’homme, étroite et pourtant généreuse comme
la houle qui éclabousse la proue et l’enlace de ses bras spumescents. À
ce contact, le pêcheur était saisi d’une extase océane. Il y avait un
basculement de perspectives dans son union avec la barque.
L’impression grinçante d’être une babiole isolée, une petite chose
dérisoire et livrée à un sort contingent, se transformait en un
sentiment exaltant et diffus, celui d’être au cœur du monde, tout à la
fois huile divine qui se glisse entre les rouages et essence essentielle qui
s’insinue partout. En se liant l’un à l’autre, La Belle Lili et lui larguaient
les amarres pour se réinsérer dans l’harmonie de l’univers.
Plus d’une fois, Pierre, rentrant de sa promenade avec Hélène à l’Œil
Doux, avait tiré le pêcheur de sa rêverie. Il poussait une exclamation
affolée : « Tu es couillon ou quoi ? … Tu veux te faire écraser ? »
Le pêcheur le rabrouait : « Occupe-toi de tes fesses, magnac ! Je
souhaite que Madame Bérenger te fasse autant vibrer en te touchant
d’un doigt que La Belle Lili en me passant dessus. »
Sinon, c’était la chèvre qui, attirée par l’odeur du sel, réveillait Gérard
d’un coup de langue râpeuse sur le visage.
Après une minutieuse inspection, son diagnostic était tombé sans
appel. La Belle Lili était vraiment en piteux état. Toutes ces années,
qu’elle avait passées scandaleusement oubliée sous une bâche, l’avaient
sérieusement délabrée. Néanmoins, il savait quoi faire pour la remettre
324
à flot.
Il avait expliqué qu’il ne suffirait pas d’une simple opération de
calfatage. Il y avait de nombreuses pièces à changer, dont « certaines
varangues et rallonges qu’il faudrait apprêter à la dégauchisseuse et à la
plane ». Cette phrase sibylline avait grandement impressionné les trois
autres compères conviés à l’inauguration du chantier, ainsi que la
chèvre attachée d’un amour indéfectible à cet homme qui avait si bon
goût.
Le copain Pue-du-cul reçut carte blanche du Pink Floyd pour mener
le chantier à sa guise. Toutefois, sur le conseil de Seydou, Lucien
établit un contrat en bonne et due forme, entre le maître d’ouvrage
(lui-même) et le maître d’œuvre (Gérard), afin de définir le cahier des
charges du projet et entériner l’entente entre les parties, concernant les
coûts, les délais et le paiement des travaux.

Redoutant toujours autant une visite impromptue de son frère,


Lucien souhaitait dégager ses amis de toutes responsabilités si jamais
les choses tournaient au vinaigre. Il rédigea alors lui-même des
documents destinés à couvrir leurs activités, en pastichant tant bien
que mal le style pompeux des actes juridiques. Il espérait qu’en cas de
grabuge, son statut respectable de tuteur, reconnu par le jugement du
Tribunal d’instance, prévaudrait sur sa position de prévenu.
La peine qu’on lui avait infligée ne lui semblait pas très orthodoxe.
En fait de Travail d’intérêt général, on l’utilisait bel et bien comme un
cobaye humain. Cette situation trouble faisait partie d’un plan non
moins trouble manigancé par Bernard qui n’était pas lui-même un
citoyen exempt de reproches. Celui-ci avait recours à des procédés
plutôt louches, tels que la mise sous surveillance électronique de leur
père, qui n’avait lui commis aucun délit, ou encore les ponctions sur le
compte Smart home, que le fils aîné avait opérées à son profit six mois
avant le jugement de tutelle. Sous un semblant de légalité, de telles
pratiques avaient un relent de magouilles que Lucien n’aurait pas hésité
à dénoncer s’il ne traînait pas autant de casseroles. Toutes ces histoires
de jugement par contumace, violences sur des énergumènes impudents
325
et transport de substances illicites formaient derrière lui un sillage aussi
fuligineux que celui d’une comète en voie d’extinction.
Qui aurait-il pu consulter sur les bizarreries de sa situation pénale
sans mettre en péril les initiatives dans lesquelles il s’était lancé ? Il les
jugeait toutes respectables, car il avait la conviction que le droit
gouvernant les institutions était l’expression d’un bon sens qui
coïncidait avec le sien. Sur la force de cet argument, il avait jadis cassé
deux dents à un avocat indélicat et, plus récemment, il avait rectifié le
portrait de cette fripouille d’Adolfo ainsi que celui d’un douanier mal
embouché, enfin bref, que des malappris qui méritaient bien une leçon
de savoir-vivre.
Pour coucher les clauses sur papier et leur donner une tournure
juridique, Lucien passa de longues soirées à transpirer sur le clavier
d’ordinateur, tout en tripotant sa poignée d’amour chaque fois qu’une
formulation lui échappait. Le contrat de « Carénage & Restauration de
La Belle Lili » fut celui qui donna à Lucien le plus de fil à retordre. Il
servit de modèle à quatre autres, respectivement dénommés « Pâture
& Débroussaillage », « Enclos Potager & Maraîchage », « Préservation
& Restauration du Jardin d’Amélie » et « Réparation des Toitures &
Ravalement des Façade », qui lui semblaient tous avoir la force de la
loi grâce aux noms, numéros Siren et adresses des entreprises
concernées, ainsi qu’au tableau authentique et exhaustif des
« transformations bénéfiques » apportées au Domaine Bérenger,
s’appuyant sur un chiffrage précis des dépenses engagées.
Sans être somptuaires, celles-ci étaient finalement conséquentes.
Heureusement, le frère Bernard avait détourné assez d’argent sur le
compte Smart home pour son usage personnel. Une fois restituée à
Jacques Bérenger, la somme pouvait plus judicieusement servir à
financer l’ensemble des chantiers. Par ailleurs, il y avait des
arrangements comme la terza qui s’avéraient économes, sans compter
que les maîtres d’œuvre, guidés par leur sens de l’amitié, visaient le
moins-disant dans les enchères.
Emporté par l’idée qu’il se faisait d’un écrit juridique, Lucien
désignait ses compères de titres solennels dont ceux-ci furent les
326
premiers à s’étonner. Gérard était « ci-devant courtier en Bourse,
reconverti à la gestion durable de la réserve halieutique, protecteur de
l’espace littoral, des rivages lacustres et architecte naval à ses heures »,
Pierre « jardinier-paysagiste, ingénieur potager et maître ès
maraîchages » et Seydou « fils de spahi mort pour la France, ex-
docteur en chirurgie viscérale, conservateur du patrimoine ovin et
caprin, artisan-maçon et préposé à la Poste ».
Le maître d’ouvrage Lucien Bérenger proclamait que tous les
exécutants avaient prêté serment devant les représentants accrédités de
leur corps de métier, qu’ils étaient tous légalement inscrits au Registre
de l’artisanat et métiers d’arts de la République, qu’ils obéissaient sans
discuter au Code d’honneur afférent et qu’ils paieraient leurs impôts
rubis sur l’ongle. Finalement – c’était la conclusion en forme
d’apothéose –, toutes ces opérations engagées sur la propriété de
Jacques Bérenger visaient à lui restituer sa splendeur originelle en se
fondant sur des « usages loyaux, locaux et constants, pour le plus
grand bénéfice du principal intéressé ».
Lucien avait mis un point final à ce charabia avec plus de
soulagement que de satisfaction. C’était le mieux qu’il pouvait faire
pour protéger ses amis. Avant de recueillir leur signature, il leur
expliqua : « Il ne faut pas lésiner sur les termes dans un document
officiel, du moment que tout est justifié. Ce sont des contrats en
béton. Mon frère y réfléchira à deux fois si jamais l’envie lui prend de
chercher des noises. Allié à ma condition légale de tuteur, votre statut
d’entrepreneur pare chacun de nos projets d’une indiscutable
honorabilité. »
Gérard était convaincu : « Ton frère, j’en fais mon affaire s’il vient
pointer sa fraise. »
Pierre avait la foi de l’innocent : « La production du potager dépasse
toutes les espérances. Baï, je peux lui laisser la moitié de la récolte si ça
peut l’amadouer. »
Seydou était le plus prudent de tous : « J’aime bien ton style, mon
frère. Tu peux rajouter que mon père était décoré de la Médaille
coloniale avec agrafe Sahara et de l’Ordre du Nichan Iftikar. Un être
327
aussi sensible aux honneurs que M. Bernard ne pourra que s’incliner
avec respect. » Il conseilla aussi à Lucien de mentionner
systématiquement qu’il agissait en sa qualité de tuteur, en vertu des
pouvoirs et obligations qui lui étaient conférés par le jugement de
tutelle du Tribunal d’instance. Il fallait souligner que les décisions
étaient prises dans le strict intérêt patrimonial de M. Jacques Bérenger,
en rappelant que celui-ci était affecté d’une cérébrosclérose évolutive
établie par le rapport d’expertise du Dr Nour Muzlhim, et ne pas
oublier de joindre à chaque convention une photocopie des
documents susmentionnés, frappée du sceau de la Mairie pour en
certifier l’authenticité.
Une fois les factures établies et les contrats signés, Lucien se sentit
invulnérable. Les chantiers engagés sur le domaine avaient désormais
un caractère licite qui, en cas de malheur, contrasterait avec le
brouillard suspect qui entourait les intrigues de son frère.

Un après-midi bien ensoleillé, Seydou et Lucien s’étaient lancés dans


la reconstruction d’un mur éboulé de pierres sèches. Celui-ci s’était
effondré sous la poussée des racines de cades et de pistachiers, qui
envahissaient le fond du jardin. Les deux hommes avaient d’abord dû
extraire les souches à la pioche, puis déblayer le terrain. Ensuite, ils
avaient recreusé la tranchée de fondation. Ils avaient fini par exhumer
toutes les pierres que la végétation avait éparpillées alentour, soit en
refermant ses serres sur elles, soit en les enfouissant profondément.
Rassemblées en un gros tas, elles formaient les pièces d’un puzzle en
trois dimensions que le tandem devait reconstituer d’après un modèle
supposé. Bien qu’il ne subsistât que des indices vagues de ce qu’avait
été le mur originel, Seydou le voyait déjà debout, dans son intégralité.
Le Peul était convaincu que leur labeur ressusciterait l’ouvrage à
l’identique si telle était la volonté du Prophète. Lucien était plus
sceptique.
C’était autant un travail de force que de patience. Il n’y avait pas
deux pierres identiques, ni par la forme ni par la taille. Bien que
certaines fussent plus légères que d’autres, elles paraissaient toutes de
328
plus en plus lourdes à force de les manipuler. Chacune avait sa place
dans la structure, qu’il fallait retrouver d’un coup d’œil en procédant à
un ajustage serré avec les voisines. Les interstices devaient être réduits
au minimum car le Peul proscrivait à la fois l’utilisation de mortier et le
remplissage avec de la petite caillasse. Selon lui, le mur tiendrait,
Inch’Allah, par l’imbrication des pierres en décalant les joints.
Lucien avait suggéré la possibilité de se servir d’un marteau, avec un
argument assez grossier : « Toi, fils du Prophète, tu as la main de
Fatima pour t’aider, alors que moi, je n’ai que les deux miennes
remplies d’ampoules. Ça irait plus vite de retailler ces satanés cailloux.
– Ne blasphème pas comme le pécheur qui fornique avec les
bateaux, mon frère. Mme Amélie a érigé ce mur avec les pierres telles
qu’elles étaient et c’était une merveille. Je le sais car elle fit appel alors
à mes services. Elle m’avait imposé de ne pas équarrir les moellons en
invoquant la pure tradition du maçonnage en pierres sèches, qui est
inconnue du peuple nomade dont je suis issu. Tes ampoules sont
celles que j’ai eues en lui obéissant. Grâce à elle, j’ai appris une
technique de maçonnerie qui m’a beaucoup servi par la suite. Le mur a
toujours existé. Il est seulement prisonnier de la vision que j’en ai et
que nous devons maintenant libérer. Fie-toi donc à moi et prends du
repos si tu es fatigué. Tu en as l’air, mon frère. Il est inutile de
s’épuiser. Nous avons déjà bien avancé aujourd’hui. »
Il n’y avait pas un souffle de vent. L’air bourdonnait d’insectes et le
soleil s’étalait en plein ciel dans toute sa majesté. Sous sa chemise
trempée de sueur, Lucien avait l’impression que le poids des pierres lui
allongeait les bras jusqu’aux pieds. La blessure à la hanche le tenaillait
de plus en plus et l’obligeait à faire des pauses lorsqu’il était chargé.
Il entendit Seydou dire quelque chose et n’y prêta pas attention car
Luna venait de se manifester. Elle s’était dressée sur le tas de pierres,
sanglée dans un imperméable inapproprié pour la chaleur qu’il faisait.
Lucien s’approcha d’elle. Le foulard qui lui tirait les cheveux en arrière
lui donnait un air austère. Cela faisait plusieurs semaines qu’elle ne
venait plus le visiter en rêves. La désaffection de la jeune femme était
certainement due au harassement qui le submergeait chaque soir après
329
avoir couché le père. Il ne s’en souciait pas. Elle lui reviendrait une
fois que son esprit serait dégagé des soucis qui le tracassaient ici. Il y
avait une mauvaise passe à traverser. C’est ce qu’il commençait à lui
expliquer, lorsqu’elle l’interrompit : « Tu es parti mon bel oiseau et je
sais que tu ne reviendras pas.
– Un peu de patience, mon ange, répliqua Lucien. J’ai été un peu
dépassé par les événements en arrivant ici. Le pays a beaucoup changé
en mon absence. Les usages ne sont pas les mêmes qu’à Saltaca. J’ai
mis un peu de temps à m’adapter, certes ; mais les choses commencent
à s’arranger. Je me suis fait des amis, de bonnes personnes sur qui je
peux compter et qui m’aident beaucoup. Regarde, il y a Seydou là-bas,
le Peul à la fière allure… et puis Gérard, un copain d’enfance, qui s’est
mis en tête de restaurer le bateau… et encore Pierre, le jeune gars qui
travaille au potager : c’est un chic type, il te plairait… Tu verrais
comme les chantiers avancent bien. En te promenant dans le jardin, tu
rencontreras certainement ma mère. Elle ne m’en veut plus de ne pas
avoir assisté à son enterrement… Vous vous connaissez bien
maintenant ; elle t’apprécie beaucoup... On entend les moutons et les
chèvres… La cloche de l’église aussi, elle sonne un coup toutes les
demi-heures… comme à Saltaca... Est-ce que les jaracandas sont en
fleur là-bas ? … Tu as revu l’oiseau jaune et bleu qui était entré par la
fenêtre ? Tu disais un passereau et moi un chardonneret…Tu me
manques, ma belle, tu me manques… Nous irons chercher le père au
café. Il est très vieux, tu comprends ? ... D’ici la fin de l’année…
– Range ta langue, jolie moustache. Il est évident que tu ne
reviendras pas à Saltaca. Adolfo est fou furieux. Il s’en est pris à Luis,
ton métayer. Il est allé le chercher dans tes propres vignes. Il a juré
devant tout le monde qu’il te tuerait.
– Es un cobarde ! … Je lui ferai…
– Tu ne lui feras rien ! Ta fille a déjà sorti un fusil pour le faire partir
de chez toi. Ça suffit comme ça ! Adolfo a payé des hommes de main
pour te retrouver. Si tu reviens par ici, tu ne lui échapperas pas.
– Mais toi, Luna ? Toi ?...
– Je t’aime bien, Lucien. Mais, nous deux, ce n’est plus possible. Il
330
faut qu’on arrête de se voir. »
Elle s’était évanouie sans un regard, aussi soudainement qu’elle était
apparue. Quelqu’un l’avait tirée par le bras. Il n’y avait plus que le
soleil et son éclat aveuglant sur les pierres. Une forte odeur
d’eucalyptus emplissait ses narines.

Lorsque Lucien reprit connaissance, il était allongé sur son lit.


Penché sur lui, Seydou agitait une fiole sous son nez :
« Le voilà qui revient à nous, El Hamdouli'Allah ! Tu as perdu
connaissance, mon frère. Je crois que tu es épuisé.
– Bon sang, qu’est-ce que tu pèses lourd, mon salaud ! dit la voix de
Gérard. On a dû s’y mettre à deux pour te hisser dans l’escalier. Ne
nous refais pas le coup tous les jours !
– Où est mon père ? demanda Lucien.
– Au café. Il est tranquille comme Émile et peinard comme Édouard.
Ne t’inquiète pas pour lui, j’irai le chercher tantôt avec la Peugeot.
– Il va falloir que tu apprennes à te ménager, renchérit Seydou. Tu
présumes trop de tes forces.
– Il a raison, Pink Floyd. Il faut que tu te calmes. Ce soir, je
m’occuperai du repas. »
Après avoir déshabillé Lucien encore inconscient, Seydou l’avait
allongé sur le flanc et il lui avait enlevé le bandage souillé qui faisait le
tour du bassin.
La blessure à la poignée d’amour intriguait le Peul. Jusqu’alors, il
n’avait fait que l’entrevoir les rares fois où son compagnon se mettait
torse nu pour travailler. Ayant enfin l’occasion d’y regarder d’un peu
plus près, il s’était muni de sa vieille trousse chirurgicale. Montrant
d’une main gantée l’intumescence qui s’était formée au-dessus de la
hanche du patient, il en profitait pour dispenser un petit cours
d’anatomie à Gérard dont il avait recouvert le visage d’un masque
semblable au sien.
La chair en se boursouflant avait fait sauter la plupart des points de
suture, si bien qu’elle se fendait d’un étrange sourire en lambeaux. Les
lèvres violacées étaient crevassées de gerçures semblables à celles que
331
provoque le froid, par lesquelles suintait un liquide glaireux.
Ici et là – indiquait Seydou de la pointe du bistouri, tout en
enjoignant le pêcheur de mieux se pencher sur la plaie comme s’il
s’agissait d’une première séance de dissection pour un étudiant en
médecine –, on voyait bien que les dernières coutures allaient céder
sous la pression du pus qui engorgeait petit à petit une cavité au-
dessus de la région « glutéale ».
Le glougloutement du terme fit déglutir Gérard qui en ignorait la
signification. Jouant son rôle de novice à fond et néanmoins pris d’un
désir sincère de s’instruire, il se l’appropria d’un claquement de langue
en interrogeant le spécialiste :
« Glutéal ? Quel est donc ce mot sibyllin, ô mon ami Peul ?
– Il désigne la fesse, mon frère.
– Et cet endroit ? demanda Gérard en pointant un index à distance
respectueuse pour ne pas contaminer ce qu’il désignait, bien qu’il eût
lui-même les doigts habillés de latex. N’est-ce pas ce que l’on nomme
communément “poignée d’amour” ?
– C’est ainsi effectivement que l’on appelle la graisse qui s’agglutine
au-dessus de la hanche.
– Ainsi dit, l’ami Seydou, c’est un peu répugnant et pour tout dire
dégueulasse. Alors que le terme “poignée d’amour” est si poétique et si
parlant. Ne suggère-t-il pas la présence d’un philtre à l’intérieur, qui,
imprégnant les mains d’une belle accrochée aux susdites poignées, lui
inspire un noble sentiment et la détourne de se vautrer bêtement dans
la luxure ?
– C’est une interprétation intéressante, ô mon pécheur, mais
l’exercice de la chirurgie requiert souvent d’appeler un chat un chat.
– Toi qui aimes la rigueur, ne peux-tu mettre plutôt un accent
circonflexe sur le e de pêcheur quand tu m’appelles ainsi ? Je préfère.
– Tu as raison, mon frère. C’est un lapsus que je te prie d’excuser.
– Il n’y a pas d’offense, fils du grand spahi. Pour en revenir au philtre
qui s’écoule de la poignée d’amour de notre patient, ne semble-t-il pas
dépourvu des caractéristiques que l’on prête à cet exquis sentiment ? Je
vois là une vilaine teinte d’un jaune laiteux, une texture visqueuse…
332
sans parler de l’odeur nauséabonde. Je ne m’attendais pas à ce que
l’essence amoureuse fût du pus qui pue…
– Ya Allah, mon frère, c’est bien observé et cela m’inquiète.
L’inflammation s’étend démesurément, signe que la cicatrisation ne se
passe pas bien.
– Quelle en est la cause, Peul mon ami ?
– J’en vois plusieurs. La première est due au comportement du
patient lui-même – Seydou approcha ses lèvres de l’oreille de Lucien
en prenant le ton infantilisant de l’infirmière qui gronde un malade
récalcitrant. On a été très vilain. Plutôt que de masser délicatement la
plaie avec les onguents que j’ai préconisés, on l’a tartinée sauvagement
comme pour étaler du beurre trop dur sur du pain trop mou. Non
content de ça, on n’arrête pas de se… de se… »
Sous le coup de l’énervement, Seydou avait du mal à trouver ses
mots. Gérard vint à son secours.
« Tchaoupiner la blessure. C’est vrai. Je le vois souvent faire ; et pour
un oui ou pour un non. C’est devenu un véritable tic chez le Pink
Floyd.
– Un tic pathétique ou une stratégie délibérée ? Je m’interroge, dit le
chirurgien en reprenant son calme, car – et c’est la deuxième raison
que je vois à la formation de l’abcès – je soupçonne la présence d’un
corps étranger au fond de la plaie. »
Encore dans les vapeurs et ne percevant que des silhouettes floues,
Lucien avait du mal à suivre la conversation entre les deux compères
penchés sur lui. Elle s’inscrivait pourtant mot pour mot en son for
intérieur, où elle resterait gravée jusqu’au moment propice de l’analyser
en toute lucidité et d’en tirer d’utiles conseils.
Déterminé à bien se faire comprendre, Seydou poursuivait d’une
élocution posée : « Notre ami si mal en point sait, bien entendu, quel
est ce corps étranger, quoiqu’il ne veuille rien en révéler aux personnes
de confiance qui l’entourent. Les grandes douleurs sont les plus
difficiles à exprimer et, chez certains toubabs, on cultive l’orgueil de
régler les problèmes soi-même en méprisant la clairvoyance du nègre.
Le malheureux s’est mis en tête de livrer un combat solitaire avec cette
333
chose qui empoisonne sa blessure, Rahmah Allah ! Sa stratégie
désespérée consiste à l’asphyxier des humeurs que sécrète son
organisme, comme un renard qu’on enfume pour l’extraire de sa
tanière. C’est pourquoi il n’arrête pas de se triturer la viande avec les
doigts.
– Le Pink Floyd ne fait-il pas preuve d’un certain bon sens en
agissant ainsi, ô grand Maître du bistouri ? La chose ne finira-t-elle pas
par gicler de la plaie sur un geyser jaune ?
– Le duel ne semble pas tourner à l’avantage de Lucien si j’en juge
par l’aspect de cette méchante tumeur qui nous ricane à la figure.
– Comment allons-nous donc l’aider à renverser les chances à son
profit ?
– Je vais inciser l’abcès pour drainer le pus, en essayant d’évacuer
aussi les tissus infectés. Sans anesthésie, l’opération risque d’être
douloureuse et nous devrons sans doute nous y reprendre à plusieurs
fois. J’aurai besoin d’alcool et de l’assistance de tes bras musclés au cas
où notre patient s’agiterait.
– Tu peux compter sur moi, Peul mon ami !
– C’est un combat que nous livrerons à trois, c’est bien compris ? »
Seydou s’était penché à l’oreille du patient pour pleinement se faire
entendre de lui. Lucien acquiesça aussitôt d’un signe de tête.
« Alors, allons-y, Inch’Allah ! »

334
Chapitre 24

Le lendemain de l’opération, Lucien était déjà sur pied et d’attaque


pour reprendre le collier. Sur l’insistance de Seydou qui lui
recommandait une semaine entière de relâche, il s’accorda une journée
de repos pour se rétablir complètement. Le factotum ne s’autorisait
pas à prendre plus de vacances puisque la corvée était quotidienne.
Habitué désormais à sa présence, le père Bérenger n’acceptait
personne d’autre que son fils pour l’assister.
Heureusement, les éléments naturels étaient du côté du Peul qui
savait les invoquer par quelques rites dont il avait le secret. Six jours
durant, il y eut du mouton à table et une pluie fine, venue de la mer,
tomba sans discontinuer.
Ce n’était pas un événement courant dans la région. Tandis que les
nuages s’effilochaient en écharpes de brume dans la garrigue, la terre
se détrempait et la végétation se rengorgeait d’être aussi verdoyante.
Durant cette période, les chantiers tournèrent au ralenti sur le
domaine.
Forcé de modérer sa cadence, Lucien redécouvrit le plaisir de
contempler les choses, rêvasser et réfléchir entre deux tâches
ménagères. Il percevait un avertissement salutaire dans le malaise qu’il
avait eu. L’opération de la poignée d’amour avait été un succès. Le
renflement avait disparu et l’infection semblait être éliminée. Sans
avoir disparu, les élancements que lui infligeait la blessure étaient
désormais moins sévères.
Il avait une profonde gratitude envers Seydou à qui il ne cherchait
plus à cacher l’état de sa plaie. Il acceptait d’être examiné
régulièrement et, à cette occasion, il devisait longuement avec le Peul.

335
Celui-ci était ravi que son ami entendît enfin raison et renonçât à son
tripotage barbare.
Lucien révélait un goût subit et plutôt candide pour la chirurgie. Il
posait de nombreuses questions, avec une prédilection marquée pour
l’opération de l’appendicite et la césarienne. Il ne se contentait pas de
considérations générales, il voulait des réponses précises.
Comment ouvrait-on un abdomen, avec quels types d’instruments et
de quelle manière ? Comment calculait-on la taille de l’incision en
fonction de la profondeur de pénétration ? Tranchait-on de la même
manière la peau que la graisse sous-cutanée ? Jusqu’où pouvait-on
s’enfoncer sans couper les muscles ? Quels étaient les risques de
toucher un organe vital ? etc.
Un tel emballement finit par mettre la puce à l’oreille de Seydou.
Tout en répondant patiemment, il insistait sur les précautions
sanitaires dont on entoure ce type d’intervention et le matériel de
pointe requis. Il mettait aussi en garde contre un amateurisme qui
serait fatal. Il rappelait qu’Allah prescrit l’excellence en toute chose. De
même qu’on ne confie qu’à des mains expertes le soin d’égorger le
mouton, on ne laisse pas n’importe qui charcuter, par exemple, une
poignée d’amour sur la table de la cuisine avec un couteau à gigot.
« Bien entendu, bien entendu ! » se défendait Lucien avec un sourire
enjôleur et un ton rassurant. Puis il restait là, un long moment sans
rien dire, la tête penchée, toujours souriant, plongeant son regard avec
acuité dans celui de son compagnon, comme s’il voulait s’instiller en
lui, amadouer son âme pour s’en emparer et lui insuffler sa volonté.
Seydou faisait face pour montrer qu’il ne se laissait pas impressionner
jusqu’au point où, troublé, il rompait l’échange en détournant les
yeux : « Ya Allah, n’y songe pas mon frère ! J’ai fait la promesse que je
ne me servirai plus de mes instruments. » Certes, il avait fait une
exception en excisant l’abcès à la hanche, mais le cas était urgent : il
fallait absolument stopper l’infection. C’était une intervention assez
superficielle, sans commune mesure avec l’intrusion qu’impliquait une
opération de l’appendicite.
Seydou était confiant. La plaie était redevenue saine et il n’y avait
336
plus aucune trace d’inflammation. Toutefois, il restait prudent. Il se
pouvait qu’un éclat de lame se fût logé au fond de la blessure lorsque
Lucien s’était taillé avec le « sécateur ». Le Peul utilisa ce terme à
dessein, sachant que son ami avait parlé de « faucille » en lui servant
son histoire. Comme celui-ci ne rectifia pas, il devint évident que
c’était une fable : Lucien préférait garder le secret sur la nature de cette
chose à l’intérieur.
Quoi qu’il en fût, il fallait rester vigilant. Si la chair ne s’accommodait
pas de la chose, il faudrait l’extraire au premier signe d’inflammation
et, pour cela, il faudrait se rendre à l’hôpital.
« Bien entendu, bien entendu ! » répéta Lucien avec cet air
énigmatique qui devenait agaçant.
Seydou lui confia la raison pour laquelle il avait renoncé à pratiquer la
chirurgie viscérale. À la suite d’une opération de la péritonite qui avait
mal tourné, le patient était décédé. Le Peul ne s’en était jamais remis, il
avait perdu toute confiance en lui. Voilà pourquoi il ne toucherait plus
jamais à ses instruments.
Pourtant, releva Lucien, il s’avérait que Seydou n’avait rien perdu de
sa dextérité. Grâce à son intervention, le détenu se préoccupa moins
de Small Sister bien que l’intruse fût toujours tapie au fond de lui. Il
parvenait même à l’oublier de temps à autre.

Durant le malaise de son hôte, la petite puce enregistra quelques


difficultés de respiration et un épisode de tachycardie qui ne
semblaient toutefois pas plus inquiétants que les signes d’une fatigue
passagère. De toute façon, le commissaire Magenta avait d’autres chats
à fouetter. On venait de lui livrer le drone avec la notice de montage et
le mode d’emploi, ainsi qu’un numéro de téléphone en Chine pour
contacter le service après-vente.
C’était un produit d’importation que Bernard Bérenger avait obtenu
à un prix « défiant toute concurrence », qui reléguait loin derrière le
matériel fabriqué en France. Les prix parlaient subtilement à son
oreille d’homme d’affaires. Ils émettaient des sons de natures
différentes selon le nombre affiché : grinçant s’il était élevé ou plutôt
337
harmonieux s’il était faible. « Défiant toute concurrence » était une
expression qui ravissait son âme imprégnée de raisonnements
tautologiques. Le précepte numéro 1 pour un acheteur était selon lui
que « le prix le plus bas signale la meilleure qualité ». C’était une
question de bon sens pour Bernard, une règle simple qui permettait de
ne pas gaspiller ses sous au moment d’acquérir un machin aussi
sophistiqué qu’un drone ou un téléphone cellulaire.
L’univers merveilleux de la consommation s’était tellement diversifié
et complexifié en quelques décennies que la ménagère de cinquante
ans avait du mal à s’y retrouver : cette profusion de marchandises la
submergeait. Tel un poisson attiré par une tripotée d’asticots plus gras
les uns que les autres, son porte-monnaie n’en finissait plus de
s’entortiller au bout des hameçons que lui présentait l’Industrie. Il y
avait de quoi se perdre dans ce capharnaüm même si, il fallait bien le
reconnaître, on était à la fête. La ménagère de cinquante ans avait
besoin de prescriptions simples pour répartir ses dépenses.
Tout comme elle, le Directeur général de la SNET s’était senti
perplexe au moment de choisir son drone sur un marché où les
modèles en concurrence étaient aussi variés que des yaourts.
Convaincu que le précepte numéro 1 était frappé au coin du bon sens,
Bernard trouvait suspects les raisonnements conduisant à la
proposition inverse. Ils trahissaient des penchants écologiques ou
communistes qui, d’après lui, étaient aussi fumeux les uns que les
autres. Si jamais « le meilleur produit se vendait plus cher », c’est que
son prix tenait compte de coûts tels que celui de protéger
l’environnement ou celui de payer des salaires dignes aux travailleurs.
D’habitude, ces coûts sont occultés à juste titre : les besoins de la
Nature ou de la main d’œuvre sont rapidement exorbitants ; un
industriel avisé ne devrait pas se mettre à les estimer sérieusement.
C’est pourquoi la proposition que « le prix le plus bas signale le
meilleur produit » l’emportait sur toute autre dans l’esprit de Bernard.
Pour le conforter dans cette idée, il avait trouvé sur internet une
version abrégée de la pensée de Roland Barthes, qui l’avait fortement
impressionné, une fois lue en diagonale. Il en avait aussitôt conçu une
338
sémiologie du prix qui associait le signifiant et le signifié au signe.
Il avait compris qu’un signifiant tel qu’un bouquet de roses restait
vide de sens tant qu’on ne l’associait pas à un signifié, tel que la
volonté de flatter au moment d’en faire cadeau – Barthes donnait
plutôt la passion comme exemple de signifié, mais là, s’agissant d’un
cadeau, Bernard trouvait ce sentiment moins parlant que la volonté de
flatter. Signifiant et signifié liés ensemble formaient un bouquet
supérieur : le signe. Ainsi, le prix (signifiant) du drone chinois n’avait
trouvé de sens qu’à l’instant où l’homme d’affaires lui avait fait
signifier son souci raisonnable de ne pas gaspiller son argent, que
d’aucuns appelleraient pingrerie. Il se trouvait que, comparé au même
drone fabriqué en France, le drone chinois s’imposait comme une
sacrée affaire. L’acheter avait du sens. C’était un acte qui relevait même
du bon sens.
Là où les choses se compliquaient, c’est qu’on pouvait faire signifier
de plusieurs façons le tarif alléchant du drone, multipliant les signes au
risque d’égarer l’acheteur. L’écologiste prétendrait alors que le prix bas
indique que les Chinois produisent en utilisant des techniques qui
polluent l’atmosphère et insultent la biodiversité, au mépris de ce que
ces sévices coûtent à la Nature. Sous le coup de l’exaltation,
l’écologiste chargerait même cette prétendue bonne affaire d’un
signifié aussi définitif qu’une condamnation à terme de l’espèce
humaine par le réchauffement climatique et la propagation de virus
mortels. Le communiste penserait plutôt que l’industrie chinoise
exploite ses travailleurs en offrant des salaires dérisoires à prendre ou à
laisser. Le mécanisme faisait merveille car, si jamais les ouvriers
venaient à protester, les patrons délocalisaient leur production dans
des pays plus conciliants d’Asie ou d’Afrique – les moins-disant
d’entre eux – mieux habitués à la misère par des siècles de colonisation
ou de régime autoritaire. Quant au raciste, il affirmerait que les Chinois
fourguent leur surplus de production au reste de la planète pour
dégager leurs entrepôts et asservir l’âme consumériste des peuples, car
ces niakoués ont une molécule impérialiste dans le sang et un goût pour
la fraude auquel on ne peut se fier.
339
Certes, c’étaient autant de signifiés qui pouvaient expliquer pourquoi
le drone chinois était vendu à un prix « défiant toute concurrence ».
Cependant, en homme d’affaires avisé, Bernard les balayait tous d’un
revers de la main, car il avait réfléchi à son propre signifié.
Vendu au prix le plus bas, le drone flattait essentiellement une idée
d’efficacité : l’acheteur était rassuré sur l’excellence de la gestion et ce,
tout au long du parcours qui avait acheminé la marchandise
jusqu’entre ses mains. Les multiples étapes, depuis l’usine de
fabrication en Chine jusqu’au magasin de vente final, impliquaient une
logistique dont la perfection se reflétait dans le prix « défiant toute
concurrence » avec la clarté de la voûte étoilée dans le miroir placide
d’une flaque d’eau une nuit d’été.
Loin, à l’autre bout de la planète, un atelier perdu de l’Empire du
Milieu produisait des drones. Il y avait une complémentarité parfaite
entre des robots tournant par combustion du charbon – énergie
momentanément moins dispendieuse que le moins cher des pétroles,
d’après l’orientation des marchés – et une main d’œuvre payée juste ce
qu’il fallait pour qu’elle revînt travailler le lendemain sans rechigner.
Bien sûr, il y avait pollution de l’environnement et exploitation de
l’ouvrier. C’était précisément sur ces postes-là qu’on pouvait réduire
les coûts, à l’instar des repas en maison de retraite – Bernard savait de
quoi il parlait. Ni la Nature ni le travailleur ne sont en mesure de
présenter à l’Industrie une facture pour harassement, pas plus qu’un
vieillard ne se plaint d’être mal nourri et traité comme un pantin dans
un mouroir aseptisé. Tous ces inputs sont d’une plasticité qui fait le
charme d’une comptabilité d’entreprise bien pensée.
Une fois que les drones sortaient d’usine, il y avait l’emballage, le
stockage, le halage, le grutage, l’imbrication des containers dans les
soutes des bateaux ou des avions, puis dans les camions. Ces
transporteurs sillonnaient le globe en brûlant fioul, kérosène, essence,
autant d’humeurs que la planète digérait patiemment dans ses entrailles
depuis des millénaires et que, dans son infinie sagesse, l’homo sapiens
a récemment libérées, histoire de laisser sa signature sur la Terre
comme au Ciel et dans les Océans aussi… comme le ferait un
340
moribond en bas de son testament.
L’efficacité logistique du commerce planétaire émerveillait Bernard.
À toutes les étapes du voyage qu’avait effectué ce drone chinois pour
finir par le séduire sur un site de vente en ligne, les coûts avaient été
réduits au minimum. Comment l’avait-il compris, lui le consommateur
épris d’une marchandise ? Grâce à la sémiologie inspirée par Roland
Barthes. En se combinant et se complétant, le signifiant et le signifié, à
savoir le prix modéré de la marchandise et l’envie de l’acheter sans se
faire escroquer, avaient généré le signe que l’affaire était bonne, ce qui
avait finalement déclenché l’acte d’amour qu’était l’achat.
Bernard avait pris le drone bon marché entre ses mains tremblantes
et l’avait envoyé au fruste commissaire, avec des consignes sévères :
« C’est une pure merveille ! Alors, attention au moment de
l’assembler ! »

Magenta avait sué à grosses gouttes en manipulant l’objet entre ses


doigts.
L’opération la plus délicate n’avait pas été la connexion électronique
entre Small Sister, l’ordinateur de contrôle et la caméra insérée dans le
drone. Là, il était à son affaire. Non, l’opération la plus délicate avait
été d’assembler la maquette, morceau par morceau, pour lui donner
l’aspect du spécimen pris en photo qui illustrait l’emballage.
Heureusement, le policier disposait d’une notice avec dessins à
l’appui. Il trouvait cependant certaines instructions sibyllines, comme
« le pêcheur n’attrape pas la lune dans ses filets ». De plus, il avait eu
un mal fou à ajuster la pièce 猴 avec la pièce 虎, de même qu’il
n’arrivait pas à distinguer le bas du haut pour le 兔, ni la droite de la
gauche pour le 羊. En désespoir de cause, il avait appelé au numéro
indiqué pour le service après-vente, où une hôtesse répondant au nom
de la tigresse lascive avait essayé de le persuader que la clé de l’énigme
était au fond de sa braguette. S’il voulait bien se laisser guider la main
par des feulements suggestifs et un tarif modique, calculé sur le temps
que durerait la communication, il aurait des réponses à ce qui le

341
tracassait. Indéniablement, il y avait une erreur dans le traçage de la
marchandise.
Magenta était finalement sorti vainqueur de l’épreuve d’assemblage.
L’engin ressemblait approximativement à celui dont la photo ornait
l’emballage. Pour savoir s’il volait, le commissaire avait dû ruser avec le
protocole. Il prit pour prétexte un relevé de Small Sister signalant « des
difficultés de respiration et un épisode de tachycardie » sur la cible L.
Bien que le niveau d’alerte vert ne fût pas atteint, il déclencha une
opération d’essai pour voir si ça marchait.
Ça émit des crachotements au démarrage, puis, après quelques
cahotements au sol, ça décolla victorieusement. Le drone entamait une
trajectoire brimbalante dans les airs en s’appuyant tantôt du côté 猴,
tantôt du côté 虎.
Ô merveille technologique ! Grâce à la Chine, la France redevenait
une puissance de premier plan... pour le moins dans la surveillance
électronique par les airs.
Répondant au chant de sirène de Small Sister, aussi étouffé fût-il par
la chair de Lucien, l’engin fendait les airs en direction du domaine
Bérenger. Survolant les étangs, il croisa trois mouettes en goguette,
ivres de vent et d’azur salé.
« Quel drôle d’oiseau ! » s’exclamèrent-elles, en piquant du bec vers
le volatile. Il bourdonnait comme un insecte, il était dépourvu de
plumes et il restait pétrifié. Comment pouvait-il donc voler sans
remuer de temps à autre les ailes ? Il n’était pas très gracieux,
palsambleu !
Histoire de lui enseigner les secrets de leur art, les trois mouettes
rivalisèrent de virtuosité autour du drone, multipliant arabesques,
virevoltes et piqués. En dépit de leurs efforts, la machine restait
imperturbable. Ça n’était pas très drôle.
Avait-il avalé un poisson trop gros pour être à ce point coincé ?
Était-il monté si haut dans le ciel qu’il en était redescendu congelé ?
Ou bien, revenait-il de Bretagne où il avait été mazouté ? Hé, hé, hé !
Les mouettes n’en pouvaient plus de se gausser, provoquant le drone

342
de leurs cris et de leurs ricanements.
Finalement, la plus effrontée d’entre elles, fondant sur l’engin, lui
décocha un coup d’aile pour lui donner de l’entrain. Déstabilisé, il se
mit à tanguer et un courant d’air le fit se cabrer. Après un élégant
looping – enfin ! applaudirent les mouettes –, il tomba en vrilles et
s’abîma dans un marais salant.
Au crépuscule, on put voir se découper sur un fond de ciel incendié
par le sillage du soleil, la silhouette solitaire d’un homme en
imperméable, debout sur une barque, armé d’une longue gaffe, qui
touillait la vase en repêchant des écheveaux d’algues languides comme
des scalps.

343
Mon cher fils,
Ceci, malheureusement, est le dernier mot que je t’écris.
Je ne te l’enverrai pas à Saltaca. Je préfère que tu le trouves dans
l’enveloppe que j’ai laissée aux bons soins du notaire, avec un paquet qui
t’est aussi destiné. Il m’a assuré qu’on te remettra le tout lorsque tu
reviendras faire un tour à la maison.
C’est un grand soulagement pour moi de savoir que tu trouveras ces
petites choses, le jour venu. Je pars l’esprit tranquille.
Le paquet contient une aquarelle. Prends-en soin, car elle est très
fragile et précieuse aussi.
Tu dois te demander pourquoi, depuis quelque temps, je ne te donne
plus de mes nouvelles. La raison est que ma santé s’est sérieusement
dégradée et je ne voulais pas t’inquiéter. Je n’ai pas prévenu Cécile non
plus. Vous êtes tous les deux trop loin d’ici. Ça ne servirait à rien de
vous déranger.
Il y a six mois, j’ai été frappée par une leucémie aigüe qui depuis ne
me lâche plus. Les progrès de la maladie ont été fulgurants malgré mes
efforts pour la combattre et toute la science des médecins.
L’un en particulier est très gentil et compétent. Il s’occupe bien de moi
et je lui en suis reconnaissante. Il a essayé toutes sortes de médicaments
qui, les uns après les autres, ont échoué. Je vois bien qu’il en est désolé
mais ce n’est pas sa faute.
Cette maladie est comme un chiendent qu’on ne peut arracher. Petit à
petit, elle développe en moi ses rhizomes empoisonnés.

344
Au début, j’ai voulu l’ignorer. Cependant, le médecin m’a expliqué que
ce n’était pas comme cela qu’il fallait s’y prendre. Et puis, comme on
devait me transfuser du sang de plus en plus souvent, j’ai bien été forcée
de la reconnaître et de vivre avec.
Il a fallu finalement m’hospitaliser et voilà un mois que je suis là,
dans cette chambre.
Je sais que je suis arrivée au bout maintenant. Je n’ai plus la force de
lutter. Je ne supporte plus de me voir comme ça.
Hélène me rend visite tous les jours et cela me fait vraiment du bien.
C’est une très bonne personne, avec un noble caractère. Je suis heureuse
que Bernard ait épousé une femme aussi remarquable.
Lui, comme d’habitude, est très accaparé par ses responsabilités. C’est
la rançon d’être quelqu’un de brillant. Il ressemble beaucoup à Jacques.
Ils ont la même forme d’intelligence.
Jacques est passé une fois, au début, puis il n’est plus revenu. Je crois
qu’il a été effrayé de me voir dans cet état. Il faut dire que j’ai une
paralysie faciale. Du coup, mon visage est un peu tordu. Quand je me
regarde dans la glace, je dois reconnaître que je ne suis vraiment pas
jolie à voir !
Il faut pardonner à ton père. C’est au fond quelqu’un de très angoissé
derrière sa façade autoritaire. Les situations qu’il ne contrôle pas le
contrarient beaucoup et provoquent sa colère. L’odeur de mort et de
déchéance qui flotte dans cette chambre est trop perturbante pour lui.
Tous les deux, vous n’avez jamais pu vous entendre. Il y avait une
violence entre vous qui me dépassait. Je vous devinais comme deux
345
ennemis aux aguets, prêts à se sauter à la gorge au moindre prétexte.
L’atmosphère à la maison s’en ressentait.
J’ai fini par comprendre que c’est à cause de cette tension que tu as
pris tes cliques et tes claques le jour de ta majorité. Je ne m’y attendais
pas. Sur le moment, je me souviens en avoir éprouvé beaucoup de
tristesse et un peu de rancœur. Je trouvais que c’était une forme de
désertion de ta part. Puis, j’ai songé que du moment que tu trouverais
ton bonheur ailleurs, je serais heureuse aussi.
Pour empêcher que la famille se disloque, j’ai longtemps essayé de
vous raccommoder, ton père et toi. Je voulais éviter autant que possible
la dispersion, les malaises et les sujets de conflit. C’était la voie qui me
semblait la plus raisonnable. Je croyais que je parviendrais, par ma
seule volonté, à créer une harmonie familiale que je souhaite par-dessus
tout. Je nous voulais unis comme les cinq doigts de la main.
J’ai été bien présomptueuse ! Je constate avec tristesse que je n’y suis
pas arrivée.
Tu as construit une nouvelle vie à Saltaca. Tes lettres me montrent
que tu es heureux là-bas et que tu y es installé durablement. C’est bien
ainsi.
À chaque fois, leur lecture me procurait une grande joie. J’ai beaucoup
guetté le facteur. La seule vision d’un timbre d’Argentine me faisait
bondir le cœur. Parfois, je retardais d’un jour ou deux le moment d’ouvrir
l’enveloppe pour goûter au plaisir de l’attente et mieux savourer ce que
j’y trouverais. Tu as une si belle écriture !
Mon seul chagrin est de savoir que je ne te reverrai pas avant de
346
partir. J’aurais tellement aimé t’avoir pour moi une dernière fois, même
si c’est un peu égoïste. Je voudrais que tu sois là pour que nous parlions
ensemble, comme nous l’avions si souvent fait avant ton exil, et que tu
me serres encore dans tes bras.
Il est possible que le dernier courrier que tu as envoyé ne m’ait pas été
transmis par ton père. Un jour, il a reconnu ton écriture sur une
enveloppe que j’avais laissé traîner et ça l’a mis dans une rage folle.
Même après toutes ces années, ses sentiments envers toi ont finalement
peu changé. La moindre pensée de toi réveille toute son agressivité. C’est
bien malheureux qu’il soit ainsi, mais c’est comme ça. Il y a une fêlure
en lui qu’on ne peut rattraper.
J’espère que, de ton côté, tu es devenu plus raisonnable et que tes
sentiments à son égard ont évolué. Si jamais tu le revois, aborde le avec
le cœur apaisé. Peut-être qu’ainsi, vous réussirez à vous réconcilier. Cela
dépendra de toi. Il cherchera sans doute à te manipuler pour te faire
sortir de tes gonds. Je t’en prie, mon garçon, évite de t’y laisser prendre.
C’est en gardant ton sang-froid que tu l’aideras.
Je me rends compte que cette lettre n’est pas drôle. Elle va sûrement te
sembler maladroite dans son expression, mais je veux surtout que tu
saches combien je pense à toi. Je voudrais te savoir en paix avec toi-
même, à l’abri de ces réactions trop vives qui te font te précipiter sans
réfléchir dans des actions peu glorieuses. Même si tu les estimes
nécessaires à des satisfactions d’amour-propre, laisse tomber !
Pense d’abord à ton calme personnel.
Je te quitte pour partir dans l’au-delà. J’y suis résignée car je n’ai
347
plus assez d’entrain pour rester ici. Ce qui m’attend ne m’effraie pas.
Plutôt que dire « la mort », je préfère l’expression « au-delà ». Elle
signifie à la fois de l’autre côté et à un niveau plus élevé. Alors ce n’est
qu’un passage pour un ailleurs meilleur.
Je t’embrasse très fort.

Maman

Lucien avait attendu plusieurs semaines avant d’ouvrir le paquet que


lui avait laissé Amélie par l’entremise d’Hélène. Scotchée sur le papier
kraft, il y avait une enveloppe sur laquelle on pouvait lire « à l’attention
de Lucien ». Il avait aussitôt reconnu l’écriture de sa mère.
Il avait retenu son émotion devant sa belle-sœur.
Une fois qu’il s’était retrouvé seul, les larmes lui étaient violemment
montées aux yeux et elles avaient longuement coulé sans qu’il pût les
arrêter. Ses mains tremblaient trop pour qu’il parvînt à décacheter
l’enveloppe sans la déchirer. La corde et l’emballage du paquet lui
posaient le même problème. Des actes aussi simples que dénouer et
déplier lui semblaient hors de portée, en raison non seulement de sa
subite maladresse, mais aussi d’un sentiment diffus de profanation qui
le paralysait. Il ne voulait rien abîmer de ce qu’avait touché sa mère.
Il en était réduit à sangloter, gémir, puis s’essuyer et se moucher pour
humer les choses que les doigts aimés avaient tenues et arrangées pour
lui, en évitant de les tacher par ses pleurs. À de nombreuses reprises, il
avait repoussé l’insurmontable opération de défaire ce qu’elle avait fait,
jusqu’au jour où Amélie était apparue, l’air agacé : « Ouvre-donc, gros
bêta ! » avait-elle ordonné en haussant les épaules.
Bizarrement, elle portait un tablier taché de peinture, des lunettes au
bout du nez, un foulard serré sur la tête, qui laissait passer quelques
boucles, et elle le menaçait d’un pinceau petit gris dont la pointe
dégouttait d’une eau colorée. Y avait-il donc du matériel dans l’au-delà

348
pour peindre à l’aquarelle ? s’était demandé Lucien. Oui, avait-il
aussitôt songé, car il y avait l’eau de là. La stupidité de cette réflexion
réussit à l’amuser. Un sourire entrevu sur le visage d’Amélie finit par
lui rendre son sang-froid. Il s’exécuta. Aucun papier ne fut froissé ni la
corde coupée, rien ne fut endommagé d’une quelconque manière. Il
parvenait de nouveau à contrôler suffisamment ses gestes pour
s’appliquer.
Il commença par la lettre qu’il décolla à la vapeur d’eau. Il la lut, la
relut et la lut encore, tant et si bien qu’il finit par la connaître par cœur.
Lorsqu’il s’y plongeait, sa mémoire récitait les phrases avec l’intonation
d’Amélie en même temps que sa bouche les disait, de sorte que les
voix de la mère et du fils se mêlaient en un chœur murmurant. Il
confectionna une enveloppe en cuir pour contenir celle en papier qui
renfermait la lettre, de manière à garder celle-ci en permanence sur lui
sans l’abîmer. Lorsqu’il avait ce talisman sur la poitrine, le simple fait
de le toucher diffusait en lui une bonne et douce chaleur.
Quant au fin paquet de 58.5 sur 89 cm, il protégeait une aquarelle sur
papier. Elle représentait une scène de mer déchaînée, où le ciel était
partagé entre une tourmente violine d’un côté et une placidité bouton
d’or de l’autre, tandis qu’en-dessous, la houle se tordait en rouleaux
écumeux d’où jaillissaient des vagues verticales qui se fracassaient
contre le vent. C’était un spectacle saisissant ! La facture dénotait un
talent exceptionnel. Les couleurs éclaboussaient la figure et noyaient le
regard dans un tourbillon happant le spectateur. Était-il possible que la
mère de Lucien fût parvenue à une telle maîtrise de son pinceau ?
Il n’y avait pas de signature mais un simple numéro de téléphone au
verso avec une indication : « Galerie Tourneur ».
Si l’aquarelle était bien de la main d’Amélie, alors c’était l’unique
témoignage qui subsistait de sa peinture. De fait, après son décès, son
époux s’était empressé d’éliminer tous les souvenirs d’une activité
artistique – aquarelle, huile, crayon, elle avait tout essayé – qu’il
qualifiait de « lubie de barbouilleuse ». Elle distrayait sa femme de
s’intéresser à lui. Le résultat l’avait toujours horripilé et les « croutes »
étaient devenues envahissantes à force de s’accumuler. Bref, « tout ça
349
ne valait pas un clou » pour le père Bérenger. Il avait tout détruit et, à
la place des œuvres de la défunte, il avait suspendu ses essais de
pyrogravure.
La vision des plaques en bois crevassées de brûlures ne manqua pas
d’exaspérer Lucien au début de sa détention. Peu à peu, il parvint à
ignorer cette exposition par un miracle de flegme reposant sur le
principe que « ça ne vaut pas le coup de s’énerver ».

350
Chapitre 25

Cette année-là, les températures furent douces tout au long de l’hiver,


comme si le bonhomme voulait se faire oublier. Soudain, en pleine
floraison des pêchers de vigne, il sortit de sa torpeur et le baromètre
chuta une semaine entière. Un vent glacé venu des montagnes souffla
trois jours durant, emportant les fleurs crispées de froid. Voyant les
légumes se recroqueviller dans le potager, Pierre qualifia cette épisode
de félonie. L’hiver était un scorpion tapi sous la terre tiède, qui
frappait de sa queue recourbée au moment où l’on s’y attendait le
moins.
Lucien était plus serein. À Saltaca, il était arrivé que des périodes de
gel surviennent à brûle-pourpoint et ravagent la vigne. Le raisin qui
résistait avait en général une pulpe plus savoureuse.

La dernière apparition de Luna, la dernière lettre de sa mère, toutes


ces dernières fois avaient donné du vague à l’âme à Lucien. Il y avait
un début de remue-ménage au fond de lui, qu’El Pelo provoquait en
secouant la queue fantôme. Il prenait le coccyx à deux mains, de
l’intérieur, et tirait dessus comme s’il s’agissait d’une corde au bout de
laquelle tinterait une cloche. C’était sa manière d’indiquer qu’il n’avait
plus son content de chaleur humaine à serrer entre ses bras. Manipuler
la carcasse du père pour le faire marcher, c’était bien joli, mais loin

351
d’être suffisant pour calmer son envie de danser. La milonga appelait
son milonguero. C’est une maîtresse exigeante qui, à juste titre, ne
supporte pas qu’on la délaisse.
Lucien retrouva l’adresse de la Menuiserie que lui avait laissée Roland.
Il songea d’abord à partir tout seul en laissant le père à la maison. Il
suffisait pour cela de retirer la prothèse où se trouvait le mouchard de
la cible J et de rejoindre la milonga avec la dent en poche. Small Sister
n’y verrait que du feu du moment qu’elle localiserait les deux Bérenger
au même endroit.
Cependant, abandonner le père sans surveillance et livré à lui-même
risquait de poser un problème. Il avait le sommeil de plus en plus
agité, si bien que Lucien avait dû installer des barrières à son lit pour
l’empêcher d’aller divaguer dans la maison. Une nuit, il avait été
réveillé par les hurlements du vieil homme qui secouait sa cage comme
un forcené. Même en rembourrant la clôture de traversins, il fallait
bien admettre que le système n’était pas au point.
Lucien avait donc annoncé : « Aujourd’hui, c’est la fête. Je te fais
beau pour aller danser. »
Restait l’inconvénient de l’éloignement. La Menuiserie était située en
périphérie de la ville, à une distance du domaine qui risquait d’alarmer
Magenta s’il suivait sur l’écran son programme favori du soir.
D’un autre côté, si l’expédition démarrait assez tard, le policier serait
sans doute déjà endormi, suggéra El Pelo. Faute de rebondissements, le
feuilleton de surveillance avait perdu son rythme trépidant du début et
s’enlisait depuis plusieurs semaines dans un scénario monocorde. Le
suspens était nul et le train-train des deux cibles était plus assommant
à regarder que l’eau s’écoulant d’un robinet. Magenta devait bâiller à
s’en décrocher les mâchoires. Ça valait le coup de tenter l’expédition,
insista le milonguero.
Lucien ne pouvait savoir que le commissaire passait cette soirée-là à
sonder les marais salants en quête du précieux drone.

Le père avait exigé d’endosser l’uniforme qu’il portait en Algérie.


Une fois qu’il fût installé dans la voiture, le fils comprit qu’il avait
352
commis une erreur en cédant à ce caprice. Lou manifesta son
contentement de retrouver la famille Bérenger en énonçant :
« Bonjour. Vérifiez que vous avez attaché votre ceinture. La durée du
trajet est de 15,3 km. À cent mètres, tournez à gauche.
– C’est qui la mouquère ? s’exclama le lieutenant. Ordonnance, tu la
fais taire où je sors le flingue. »
« Ordonnance », soupira Lucien. C’était le signe que le père partait en
vadrouille dans un coin de sa tête, perdu dans les Aurès. Il risquait
d’avoir du mal à recoller les morceaux avec l’ambiance d’une milonga.
Lucien n’eut aucun mal à trouver la Menuiserie dans la zone
industrielle déserte. C’était le seul endroit coiffé d’un champignon de
lumière, d’où s’échappaient des flonflons. Comme l’esplanade devant
l’entrée avait été prise d’assaut par les automobiles des danseurs, il gara
le tank familial sur le terrain d’à-côté, orné d’un gigantesque panneau
recouvert d’un film poudreux, qui annonçait :
Cerbex Bétons
Sables, cailloux, granulats,
Béton prêt à l'emploi
Pour tranquilliser le père, Lucien lui avait raconté que l’état-major
avait organisé une fête en son honneur au mess des officiers. Le clou
de la soirée serait une chorégraphie interprétée par une célèbre
danseuse de Buenos Aires, La Gatuna, qui faisait une tournée en
Algérie pour entretenir le moral des troupes. Le lieutenant Bérenger
avait approuvé : « Excellent ! Les petits gars ont bien besoin de ça. »
Lucien ne l’écoutait déjà plus. El Pelo avait frémi aux accents du
tango qui lui parvenaient étouffés par la verrière. Le rayonnement de la
musique au cœur des ténèbres le faisait piaffer. Plus rien n’avait
d’importance pour cet animal que le plaisir de danser et la vibration
des corps enlacés. Il s’élancerait au premier clin d’œil d’une milonguera
prête à l’emporter.

À peine franchi l’entrebâillement des rideaux, ce fut la bousculade.


Le didji avait su chauffer le bal en alternant le rythme lent des tangos
de la Guardia Vieja et le tempo plus vif de Troilo ou Pugliese, les
353
milongas frénétiques et la respiration langoureuse des valses. On
attendait avec impatience le concert du Cuarterto Cabernet dont les
musiciens avaient commencé à se mettre en place.
Par contraste avec la fraîcheur de la nuit, l’atmosphère était
étouffante à l’intérieur. Il y avait un embouteillage à l’entrée, causé par
la proximité du bar où s’agglutinait le gros de ceux qui ne dansaient
pas. La piste était bondée. Les couples, resserrés sur eux-mêmes,
défendaient leur espace en économisant les gestes. Ils avaient du mal à
conserver entre eux un espace décent pour s’exprimer. Ceux qui
attendaient leur tour se répartissaient sur le pourtour du plancher sous
la verrière. Les plus chanceux étaient assis autour d’un guéridon tandis
que les autres attendaient debout en commentant le spectacle.
Lucien s’était glissé dans le tourbillon en roulant des épaules pour
dégager le passage. Dans son sillage, le père écarquillait des yeux
ahuris. Pour lui, ça grouillait de bougnouls, c’était pire qu’à Bab El
Oued, ici ! Les gens n’étaient pas raisonnables. Ils ne pensaient qu’à
s’amuser alors que les fellahs fomentaient l’insurrection quelque part
au fond du djebel. Un type en costume croisé l’interpela : « Et la purée
de ses osses à çui-là qui me bouscule ! »
L’orchestre avait commencé à jouer. La voix de la chanteuse
dominait les instruments de toute sa fraîcheur : « A quoi bon se
complaire dans le désespoir d’un amour déçu ? ... »
Tout en jouant des coudes, Lucien cherchait un endroit tranquille où
poser le lieutenant Bérenger. Jetant un coup d’œil vers le bar, il
reconnut aussitôt la jeune femme qui servait derrière le comptoir.
Elle avait encore plus d’allure en tenue de tango qu’en uniforme de
douanière. Elle enchaînait les gestes avec fluidité, prestement, sans
arrêter de sourire et cela malgré les demandes qui fusaient de toutes
parts. C’était un ballet tellement réjouissant que Lucien s’arrêta un
moment pour la contempler en maintenant le père sous la protection
de son épaule. Elle portait une robe noire, dont le chatoiement
rehaussait chacun de ses mouvements. Sa silhouette virevoltante
semblait d’autant plus gracile que le buffet derrière elle était massif et
lourdement ouvragé. Chaque fois qu’elle s’y tournait pour saisir un
354
verre, une chaude lumière irradiait du triangle de son dos nu. La
courbure des épaules avait le poli du marbre et, dans le creux des
omoplates, le mouvement des muscles dessinait de délicates
arabesques à la surface de la peau.
Comment une créature aussi diaphane avait-elle pu lui décocher un
coup de pied ? s’interrogeait Lucien. Il fallait absolument lui suggérer
d’accepter une invitation à danser. Cependant, le lieutenant
commençait à s’impatienter : « Les fellouzes ?
– Non, une apparition, répondit l’ordonnance. On va faire une
percée par là-bas. Je vois un guéridon qui se libère. Paré à lever le
camp ?
– Affirmatif, lança le père. »
Profitant d’un mouvement de foule en direction de la piste, Lucien
se dirigea vers une chaise où il aida le vieil homme à s’installer en lui
recommandant de rester vigilant car La Gatuna n’allait pas tarder à se
produire. Le programme de la soirée annonçait que la maestra avait créé
un tango spécialement pour les officiers. Puisqu’il n’y en avait pas
d’autres que le lieutenant Bérenger, c’est à lui qu’elle le dédierait. Il ne
faudrait pas rater ce spectacle. La consigne était de ne pas bouger le
temps que l’ordonnance fît quelques tours de reconnaissance, quitte à
donner de sa personne sur la piste. Ça aussi, c’était prévu au
programme.
« Sousteni senso fali ! dit Lucien en claquant des talons.
– Sousteni senso fali ! » répéta le père en palpant l’insigne sur sa
poitrine.

L’intention première de Lucien fut de retrouver la douanière au bar,


mais El Pelo s’interposa dès qu’une danseuse à la flamboyante crinière
attrapa son regard.
« À la première qui veut ! » lança le milonguero.
Une fois qu’il était lâché, il était difficile de l’arrêter. Les tandas se
succédèrent et sa soif de danser semblait inextinguible. Il se nourrissait
de la chaleur des corps accolés au sien comme un vampire exsangue en
quête de vitalité. Son entrain et sa virtuosité ne cessaient de croître au
355
fil des danses qu’il enchaînait. À chaque nouvelle invitation, il
répondait par un regard brûlant et la partenaire le rejoignait sans
ambages. Le temps d’un bref préliminaire, tous les deux prenaient le
pouls de la musique en se balançant d’un pied sur l’autre. Ensemble, ils
recherchaient comment s’arrimer l’un à l’autre en ajustant leur étreinte.
Une fois que le couple avait trouvé une complicité, il frémissait aux
accents de la mélodie et se laissait emporter par son souffle avec la
grâce d’un voilier qui, s’offrant au vent une fois les amarres larguées,
se glisse dans la houle et se joue des vagues pour tracer son sillage.
Durant le trajet que durait une tanda, il était manifeste qu’on jouissait
d’un envoûtement délicieux entre les bras de ce milonguero. Dès qu’on
l’eût identifié comme étant El Pelo, les cabeceos et miradas crépitèrent en
bord de piste pour attirer son attention : c’était un véritable feu
d’artifice offert à sa gloutonnerie. Le corps en joie et l’âme folâtre, il
ressemblait à un lionceau jouant sous un arbre avec les rayures du
soleil. Passant d’une danseuse à l’autre, il s’enivrait de musique et se
dissolvait dans la sensation moléculaire d’être en harmonie avec
l’univers, ici réduit à la taille d’un bal.

Cette débauche d’énergie cessa à l’annonce du spectacle de La


Gatuna. Tandis qu’elle faisait son apparition au bras du maestro
barcelonais, Lucien congédia El Pelo pour retrouver son intention
première et lier connaissance avec la douanière.
Les conditions dans lesquelles il avait rencontré cette étonnante
femme à bord du train ne lui avaient pas permis de se présenter à son
avantage. Assurément, il valait mieux que l’image d’un trafiquant de
drogue dépenaillé. Il y avait eu un déplorable malentendu entre elle et
lui, qui était survenu à la suite d’un de ces enchaînements de
circonstances que seule la fatalité – cette petite rouée – s’amuse parfois
à orchestrer, histoire de rire au dépens de la victime qu’elle s’est
choisie.
Lucien ne méritait pas qu’on lui décochât un coup de pied.
D’ailleurs, personne auparavant ne lui en avait jamais donné, que ce
fût en France ou ailleurs, encore moins à Saltaca où, hormis Adolfo
356
dont la toxicomanie troublait le jugement, tout le monde lui accordait
une grande respectabilité.
Sans doute novice dans la fonction, la douanière avait été
impressionnée par la malencontreuse commotion qu’avait subie son
chef. Pire encore, elle avait été abusée par la risible comédie à laquelle
cet imbécile s’était livré en feignant un évanouissement alors que la
frappe était ajustée pour simplement lui fermer le clapet. Dès lors, le
passager hirsute apparaissait comme un épouvantail menaçant la
sécurité ferroviaire. N’obéissant qu’à son devoir, la stagiaire l’avait mis
promptement hors d’état de nuire.
Quelle femme ! Et quel magistral coup de pied ! Exécuté sans
vaciller, avec un aplomb parfait, il était empreint d’une élégance qui
dénotait une pratique assidue du tango. L’image avait frappé Lucien
plus fortement que le choc sur sa poignée d’amour, qui avait pourtant
provoqué son évanouissement. Ensuite, la découverte des petits
sachets dans la veste d’Adolfo avait suscité des déductions erronées.
Les billevesées s’étaient accumulées sur le compte d’un pauvre hère
qui n’était pas en état de s’expliquer, aboutissant en fin de compte à un
portrait peu flatteur.
Voilà quel était le désordre causé par la fatalité.
Le moment était venu de corriger toutes ces méprises : c’était une
question d’orgueil – Lucien n’avait pas de gêne à le reconnaître. Il lui
fallait aussi s’excuser auprès de la jeune femme de l’avoir effrayée :
c’était une question de courtoisie. Enfin, il devait révéler la vérité sur
l’homme qu’était réellement Lucien Bérenger, sans déprécier le mérite
de la douanière : c’était une question d’équité. Au-delà de toutes ces
raisons, il se pouvait que Lucien se sentît confusément attiré par elle :
c’était une affaire de sentiment.
Il relâcha la martingale de son gilet en soie gorge-de-pigeon qui,
mieux qu’un vêtement, était un attribut de son élégance. Il l’avait fait
tailler sur mesure chez un couturier de Saltaca pour se sentir
parfaitement à l’aise au moment de danser. Il avait eu le bonheur de le
retrouver parmi les affaires que la police lui avait finalement restituées.
Il fit bouffer sa chemise trempée de sueur. Tout en pompant l’air par
357
de discrets mouvements d’aisselle, il vérifia que les sécrétions qui s’en
dégageaient ne tournaient pas au vinaigre et contenaient juste assez de
notes surettes pour exhaler le charme discret du mâle sans laisser
poindre le relent de l’animal. Il regretta d’avoir laissé dans la voiture sa
chemise de rechange sous prétexte qu’il se contenterait de quelques
tours de piste. Il avait alors largement sous-estimé la frustration d’El
Pelo et la frénésie qu’elle déclencherait.
Le temps que le tissu mît à sécher, il eut le loisir d’élaborer une
stratégie d’approche en douceur de la douanière. Feignant d’être
absorbé par le spectacle de La Gatuna, il marcherait en crabe jusqu’au
bar où il commanderait des boissons avec l’air naturel de celui qui
fréquente le lieu. Il se présenterait de dos et ne révèlerait que
progressivement son visage à la serveuse de manière à lui laisser le
temps de l’identifier. Il fallait atténuer l’effet de surprise lorsqu’elle le
reconnaîtrait. En comparaison avec son apparence dans le train, il
pouvait maintenant compter sur le soin qu’il avait mis à s’habiller et
l’aisance que lui donnait son gilet. Il était confiant, sachant que la
métamorphose jouerait en sa faveur. Lorsqu’il serait certain que la
jeune femme le considèrerait sans crainte, il se retournerait
franchement et jouerait l’étonnement.
Il songea à diverses phrases pour entrer en matière, sans parvenir à
trouver son bonheur :
« Vous, madame ! », trop théâtral.
« Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ? », un peu benêt.
« Le charmant visage que voilà ne m’est-il pas familier ? », platement
galant.
« Ça alors, si je m’attendais ! », franchement éberlué.
« Depuis le temps que je vous observe, je me disais
bien… », vaguement prédateur.
« La robe noire vous va mieux que le pull tricoté… », un tantinet
goujat.
« Ce n’est pas un hasard, plutôt un rendez-vous... », un parfum
d’Éluard au rabais.
« Bonsoir, nous nous sommes rencontrés en de fâcheuses
358
circonstances, vous en souvenez-vous ? L’occasion m’étant donnée de
mieux me faire connaître, je voudrais me présenter à vous sous un jour
plus favorable… », bêtement formel.
« Quelle coïncidence ! Jamais je n’aurais cru revoir la terrible
amazone qui me mît K.O. et que voilà soudain transformée en
danseuse céleste… », le pompon du pompeux.
« Oui, c’est moi, le vagabond du train ; on a fini par me
relâcher… », plutôt inquiétant.
« Vous plairait-il de danser avec moi le tango sur lequel nous nous
sommes rencontrés ? », connivence forcée.
Aucune de ces propositions ne satisfaisait Lucien et plus il en
échafaudait, plus il perdait de l’assurance. Il décida alors de laisser la
jeune femme prendre la parole en premier.
Et si jamais elle ne disait rien ? Eh bien, tant pis ! Il n’insisterait pas.

S’assurant d’un coup d’œil que le lieutenant Bérenger était toujours


en faction à son guéridon, Lucien alla s’accouder au bar que la foule
avait déserté pour s’installer en cercle autour de la chorégraphie.
Restée seule, la serveuse essuyait machinalement des verres en
lorgnant la représentation entre les silhouettes éparses des spectateurs
qui étaient restés debout. Il dirigea lui aussi le regard dans cette
direction lorsqu’il demanda une eau minérale et un punch, sur un ton
bourru qu’il aurait souhaité plus dégagé. Comme preuve de sa
solvabilité, il abandonna une main retournée sur le comptoir, tenant en
évidence un billet coincé entre le majeur et l’index.
Il se trouvait empoté et commençait à regretter de s’être ainsi mis
dans l’embarras lorsqu’il sentit les pièces de monnaie que la jeune
femme déposait une à une dans sa paume. Aussitôt, la membrane
invisible de sa main se déploya en corolle, avec la délicatesse d’une
fleur gorgée de nectar qui s’offre à l’abeille. La palme fantôme se
recroquevilla autour des doigts butineurs, juste assez pour leur
suggérer de rester. Après un instant d’hésitation, ceux-ci acceptèrent
l’invitation à tâtons et, après quelques attouchements, c’est toute la
main qui se blottit dans celle de Lucien en offrant sa pulpe à la
359
palpation, de sorte qu’il put à loisir la soupeser, en reconnaître la
douceur et laisser la chaleur diffuser jusqu’au fond de sa propre
ossature.
Le temps bref d’une éternité, le monde se résorba dans l’infime
palpitation de deux paumes au contact l’une de l’autre jusqu’au
moment où des applaudissements saluant le spectacle de La Gatuna
remirent les pendules à l’heure. L’homme souhaita prolonger le
charme en disant d’une voix enrouée : « Mis à part le coup de pied
latéral, vous maîtrisez d’autres figures de danse ? »
Muriel éclata d’un joli rire tandis que les danseurs commençaient à
refluer vers le bar.
« Alors ils vous ont relâché ? J’ai voulu prendre de vos nouvelles,
mais on m’a dit que vous aviez été transféré dans une prison de
Lorraine.
– C’est un mensonge ! Une fable de plus que les autorités font courir
sur mon compte. L’enfumage des esprits est un travers de l’État
jacobin. Sous prétexte d’œuvrer pour le bonheur du peuple,
l’administration l’infantilise et l’égare par des allégations fausses. Un
fonctionnaire de police vous a trompée, tout comme votre supérieur
hiérarchique lorsqu’il a simulé un étourdissement à mes pieds. Non, je
n’ai pas été emprisonné en Lorraine, pas plus que je ne suis un
dangereux malfaiteur. Je suis un honnête paysan qui travaille la vigne
et danse le tango à ses heures perdues, selon l’expression convenue qui
néglige ce qu’on gagne à perdre ce temps-là. J’ai un esprit pacifique et
ouvert, qui ne se gâte que lorsqu’on lui porte ombrage. J’ai tout au plus
un léger problème de tempérance. Je ne fais pas le commerce de la
drogue et je n’ai pas voulu vous agresser. Au contraire, j’ai été charmé
par votre prestance et la vivacité de vos réflexes. J’aurais été le premier
à louer votre sang-froid si je n’avais pas perdu connaissance.
– Je suis bien contente de vous revoir en bonne forme, Monsieur El
Pelo. C’est un plaisir de vous regarder danser. Je suis confuse de vous
avoir frappé et j’étais inquiète pour votre santé. C’est vrai qu’on m’a
dissimulé votre identité en même temps qu’on achetait mon silence
par une promotion dont je tire plus de honte que de fierté.
360
– Je suis ravi d’apprendre cette réussite. Vous l’avez certainement
méritée. On ne fait pas si facilement vaciller un danseur impénitent. Je
vous suis reconnaissant de m’avoir sorti de ma zone de confort. C’est
l’esprit même du tango, le sel de l’improvisation. Peut-être que nous
pourrions nous lancer ensemble sur la piste pour mieux nous
accorder ? Au fait, je m’appelle Lucien.
– Moi c’est Muriel. Merci pour l’invitation, je suis à vous, Lucien. »

On tapota l’épaule de Lucien qui découvrit en se retournant la mine


renfrognée de Magenta. Celui-ci s’était glissé en catimini sur un
tabouret près du comptoir où il s’était avachi, la tête appuyée sur une
main comme si elle pesait trop lourd pour tenir seule. À l’image de sa
posture, sa tenue détonnait singulièrement avec l’allure distinguée des
danseurs. Une odeur de vase remontait des plis de son imperméable,
plus fripé que jamais.
Posté en faction près de l’entrebâillement des rideaux, Roland ne le
perdait pas de l’œil. Il n’aurait pas laissé entrer un individu dans un tel
accoutrement si celui-ci n’avait exhibé sa carte professionnelle. « C’est
un endroit bien fréquenté ici, pas la Cour des Miracles », avait
ronchonné le président. Il avait désigné à Magenta un milonguero en
train d’évoluer sur la piste, lui aussi policier et qui nonobstant était
vêtu avec élégance.
La voix de Magenta trahit plus de lassitude que d’hostilité lorsqu’il
s’adressa à Lucien : « Désolé d’interrompre ton numéro de joli cœur
avec madame, mon garçon. »
En se fendant d’un salut courtois à l’intention de Muriel, le policier
agita des relents saumâtres.
« Tu peux m’expliquer ce que tu fiches dans ce bal à papa et
pourquoi je n’arrive pas à retrouver ton père ? L’ordinateur m’indique
pourtant que les cibles J et L sont bien ici. Pour ta gouverne, tu t’es
tellement éloigné du périmètre autorisé que le protocole m’impose
désormais de te pister avec un drone.
– “Pister avec un drone”, commissaire ? Le choix des mots est plutôt
désobligeant. “Pister” me ravale à l’état de gibier. Quant au drone,
361
c’est une dépense injustifiée qui doit lourdement grever votre budget.
Il est évident que je ne suis pas en “cavale” – Lucien pencha la tête
pour chuchoter ce mot que Muriel n’avait pas besoin d’entendre. J’ai
décidé de faire prendre l’air à mon père. Il n’arrêtait pas de se tourner
et se retourner dans son lit. L’ennui, la maladie, le retour du froid ? Je
ne savais pas quelle en était la cause. Peut-être que les données
recueillies par la petite puce vous renseigneront là-dessus.
– On ne peut pas se fier tant que ça à ce matériel électronique,
rétorqua le commissaire. Ce sont de simples robots, capables
d’enregistrer une masse impressionnante de données, certes, mais leur
puissance s’arrête là. En général, ils sont programmés par des
individus réfractaires à la réalité, qui ont une connaissance médiocre
du terrain. À l’usage, on perd du temps à corriger leurs erreurs. Quant
aux informations qui s’accumulent, il ne suffit pas de les empiler,
encore faut-il les traiter. C’est un travail écrasant ! Vous voyez,
Lucien… je peux vous appeler Lucien ?
– Je vous en prie, commissaire !
– Les machines étaient conçues à l’origine pour aider l’homme à se
reposer et voilà que ce projet initial a été perverti, je ne sais pas
pourquoi. L’homme se sert des machines pour travailler encore plus et
profiter encore moins de son temps libre.
– C’est un paradoxe, je le reconnais. Peut-être le système du marché
est-il en cause ? Le prix sur un marché rémunère la productivité de
tout ce que l’homme conçoit comme une marchandise, qu’il s’agisse de
lui-même, d’animaux, de végétaux, bref de toutes les ressources
planétaires. Ce qui distingue l’homo sapiens des autres espèces est qu’il
essaie de vendre ces ressources au plus offrant, y compris lui-même.
Pour ma part, je trouve plutôt ridicule la démarche de vouloir tout
vendre systématiquement, mais c’est une opinion qui me place en
porte-à-faux avec mes congénères. Le système du marché offre un
langage assez fruste qui est toutefois devenu le langage dominant dans
notre société justement parce qu’il est fruste. C’est le seul accessible à
une masse d’individus qui ne communiquent entre eux qu’en parlant
salaires, taux d’intérêt, rendement, primes, dividendes, etc. Tous ces
362
prix ont une grande importance à leurs yeux car ils sont censés refléter
leur valeur d’homme, réduite à sa productivité : une règle intangible de
la civilisation moderne est qu’une bonne estimation par les prix crée
l’estime autour de soi. Ces mêmes hommes se sentent grandis par la
puissance des machines que la foire technologique met à leur
disposition, depuis la voiture jusqu’à l’ordinateur, en passant par le
téléphone et une multitude d’autres appendices électroniques qui font
office de prothèse autant que de colifichet. Il faut reconnaître que cet
appareillage récent est impressionnant. Même le vieux Jules Verne en
serait épaté s’il était ressuscité. Les prosélytes du transhumanisme
n’hésitent pas à dire que les machines “augmentent” l’homme.
Traduite en langage de marché, cette assertion signifie : “ce robot me
permet d’accroître ma productivité et donc mon prix sur le marché ;
plus j’utilise le robot, plus j’ai de valeur aux yeux de mon entourage et
plus j’ai intérêt à me servir de ce robot au lieu d’aller me reposer”.
C’est peut-être ainsi que la machine conduit l’homme à travailler plus.
Elle flatte son importance sociale au fur et à mesure qu’elle l’asservit.
Qu’en pensez-vous, commissaire ? »
Le commissaire dévisagea Lucien avec un regard étonné.
« Tu sais que tu es moins con que tu en as l’air, mon garçon !
– Et encore, vous n’avez pas vu l’étendue de tous mes appendices,
dit Lucien en dessinant d’invisibles arabesques avec sa queue au-dessus
de la tête de Magenta. Pour en revenir à mon père, j’ai décidé de le
divertir un peu. À l’heure actuelle, il est confortablement installé à un
guéridon de l’autre côté de la salle. Il marque la cadence avec sa canne,
signe qu’il passe un bon moment. J’allais lui apporter une eau minérale.
Voulez-vous une coupe de champagne pour vous détendre l’esprit ?
– Jamais d’alcool pendant le service ! se défendit le commissaire.
Quoique. Mon service est devenu permanent, j’ai perdu tout repère.
Nuit et jour, je suis penché sur cet ordinateur à surveiller tes
déplacements. R.A.S., R.A.S., R.A.S… voilà la litanie qui berce mon
activité. Je n’ai plus de vie à moi, plus de repos, plus de congés, rien !
Quant aux primes, n’en parlons pas : elles sont destinées à
récompenser le copinage et la clientèle dans notre société. Finalement,
363
je n’existe que par procuration en suivant tes allers et venues qui sont,
excepté ce soir et je m’excuse de le formuler ainsi mon garçon, plus
rébarbatives que le trajet d’une limace sur une terrasse. C’est pourtant
ce qu’on attend.
– Je vous avais prévenu, commissaire : “Il n’y a pas plus plat qu’un
habitant de Saltaca”.
– Aujourd’hui, j’ai décroché le pompon. Voilà qu’on m’envoie un
drone plutôt que d’augmenter mon effectif comme je l’avais demandé,
avec une notice qui ne prévoit pas le blocage du moteur par des
algues, tout en avertissant : « pas hydravion, éviter l’eau ».
Malheureusement, tout part en couille dans ce pays, depuis qu’on a
laissé nos colonies entre les mains d’actionnaires sans scrupules,
depuis qu’on a délocalisé nos industries, depuis qu’on a fermé les
maisons closes, depuis qu’on pratique la monoculture intensive dans
les campagnes, depuis qu’on compte sur la bienveillance d’une poignée
d’oligopoles pour organiser la distribution des marchandises, depuis
qu’on confie la musique et le service après-vente à des robots, depuis
qu’on ne peut plus changer soi-même la bougie d’un moteur, depuis
qu’on ne trouve plus de réparateurs à la ronde, depuis qu’on jette une
chaussure dès qu’on a cassé un lacet, depuis qu’on fait venir les fleurs
de Hollande, les amandes de Californie, les cornichons d’Inde, les
virus d’Asie et qu’on a remplacé les boutiques par des containers
remplis de matériel chinois bas de gamme. La société française n’est
plus qu’un confetti dans la foire débridée du commerce
planétaire. Alors, pourquoi pas une coupe de champagne ? Oui,
j’accepte. »
Il était minuit passé, l’heure où les ténèbres chagrinent les pensées
des travailleurs qui sont surmenés jusqu’à l’insomnie. Le commissaire
n’avait pas seulement besoin de dormir, il était déprimé. Lucien se
tourna vers Muriel qui n’avait pas perdu un mot de la conversation :
« Je n’ai que de la blanquette, dit-elle.
– Ça fera l’affaire, répondit Lucien en la dévisageant intensément. Je
souhaiterais danser avec vous, Muriel, je le souhaite profondément. Je
vous regarde et vous me bouleversez. C’est peut-être anodin pour
364
vous, mais pour moi ça signifie beaucoup – la douanière le considérait
avec un petit sourire en coin que démentait son regard scrutateur. Je
sens malheureusement que les événements se précipitent. Si je dois
quitter les lieux dare-dare, ce que la venue de ce cher commissaire rend
probable – il consulta Magenta du coin de l’œil et rectifia – ce qui,
plus qu’une probabilité, est devenu une certitude. Si jamais je ne
pouvais plus revenir ici, voici l’adresse où vous pourriez me retrouver,
évidemment si vous en avez envie. Nous danserons ensemble La
cumparsita, je vous le promets… »
Muriel prit le bout de papier qu’il avait griffonné, réfléchit un instant
et dit : « Je vois bien où c’est. Je viendrai. » Elle jeta un coup d’œil au
policier qui, l’air de rien, ne perdait pas une miette de l’échange. Ce
type ne lui inspirait pas confiance. Il ressemblait à ces fonctionnaires
chez qui l’injonction du devoir l’emporte sur l’intelligence personnelle,
cette catégorie désolante d’hommes qui se réfugient derrière une
consigne pour éviter d’avoir à réfléchir par eux-mêmes. À l’évidence,
Lucien lui ne s’en méfiait pas.
Il déclara en toute candeur : « J’ai aussi un petit service à vous
demander, Muriel. Il y a quelque chose de précieux pour moi dans la
voiture avec laquelle je suis venu. C’est le seul bien que je possède,
d’habitude je ne m’en sépare jamais. Je vous le confie là, tout de suite,
car je ne sais pas ce qui va m’arriver incessamment. Sous une
couverture, dans le coffre du véhicule, vous trouverez un emballage en
papier kraft, retenu par une cordelette, dont les dimensions sont
approximativement de 58 sur 89 cm. Il contient l’objet en question.
Prenez-le et considérez qu’il vous appartient désormais. »
Lucien était aux abois. Malgré le ton bonhomme de Magenta, il était
convaincu qu’on l’expédierait en prison pour le punir de son escapade.
Comme le policier montrait des signes d’impatience en roulant des
yeux perplexes, Lucien précisa : « Il s’agit d’une aquarelle, rien d’autre.
Sa contemplation réjouit l’âme pourvu qu’on sache la regarder. Je
devine dans vos yeux, Muriel, une pureté rare qui vous permettra de
l’apprécier. Prenez-la comme un cadeau. Là où l’on m’emmène, je n’ai
plus d’intimité si bien que la beauté des choses perd de sa saveur. Je
365
penserai à vous, penchée sur cette peinture, et je me sentirai bien. À
bientôt, je l’espère. »
Muriel promit de récupérer le paquet. Elle avait envie d’aider cet
homme et pourquoi pas, de l’aimer aussi.
L’air plus soucieux que jamais, Roland vint rejoindre le trio au
comptoir et bouscula le commissaire pour annoncer à Lucien : « Ton
père a fichu le camp tout seul dans la nuit. »

Le président de l’association de tango avait été prévenu par Maurice,


le maçon.
Alors que celui-ci était sorti pour en griller une à la fraîche, il avait été
rejoint par le père Bérenger, flottant dans sa tenue militaire. Celui-ci
s’était mis à lui parler dans une drôle de langue. Elle était truffée
d’expressions que Maurice avait reconnues pour les avoir entendues
dans la bouche de ses parents qui étaient originaires de Bal-el-Oued.
« Labes, c’est toi qui es de service, sergent ? » avait demandé le vieil
homme. Il avait l’air halluciné de quelqu’un qui bat la campagne.
Bien que n’ayant pas dépassé la première classe durant son service
militaire, Maurice avait accepté le grade de sergent pour jouer le jeu.
Après avoir identifié le galon sur la vareuse, il avait salué l’officier en
lui donnant respectueusement du « mon lieutenant ».
« Ti’ as pas vu le harki s’ensauver par darrière, dis ? demanda le père
Bérenger.
– Qui ça, mon lieutenant ?
– Le mocoso du 8e qu’on lui a mis les chaînes pasque la corvée de bois,
y voulait pas la faire. Qui c’est-y que je vois pas dans le boxon d’à-
côté ? Akarbi ! Le Chaoui de sa race qui tète les mouches sans plus les
chaînes, nib ! Plus libre qu’un bilotcha sans ficelle, il est ! Qu’est-ce que
ça se peut, moi j’me dis ? Le béni kelb, il guinche à la baballah avec une
Francaouie : les tchoutches à l’air qu’elle a, la figataouela ! Et lui, mala leche, y
reluque sin verguenza jusqu’à les z’oeuilles ils lui sortent par les trous
comme des binagates.
– Aouah ? fit Maurice.
Le lieutenant rota bruyamment et lança :
366
– Hamdoullah ! Toi de moi, qu’est-ce tu fais, sergent ? Et d’une, il ne
veut pas la corvée de bois comme nous z’autes, la purée de ses osses ; et
de deux, il se frotte la pitcha contre le berlingot d’une Francaouie ; et de
trois, ça lui en touche une sans remuer l’autre que j’y jette l’œil
empoisonné. Poh ! Poh ! Poh ! J’ai la rabia qui me monte de compter
tout ça. Je m’en vais lui arranger la cravate à ce bougnoul, que je me
dis. Ô mangiacaga ! Trop de temps je mets à déplier les guiboles ! Et
alors? Et oilà ! L’autre, il s’est déjà escampé avec sa figure de caguete ! »
À quoi le vieux faisait-il allusion ? Pourquoi parlait-il en pataouète ?
Maurice n’en avait aucune idée.
Son père lui avait raconté que la « corvée de bois » était une sale
besogne qu’on pratiquait dans le contingent des appelés durant la
guerre d’Algérie. Lorsqu’on voulait assassiner un fellagha, on lui
demandait d’aller chercher du bois et, dès qu’il s’éloignait, on lui tirait
dessus en prétextant qu’il essayait de s’enfuir. Pour le père de Maurice
qui avait été rapatrié, ç’avait été une guerre pathétique et sans issue,
dont on ne parlait pas dans les familles à cause de la honte qu’elle avait
engendrée chez les uns et de la nostalgie qu’elle ravivait chez les autres.
Seuls parlaient pour elle les cauchemars qui réveillaient dans la nuit les
anciens conscrits d’Algérie. Le lieutenant Bérenger avait dû remporter
dans son barda des souvenirs empoisonnés.
Celui-ci désigna à Maurice les tas de sable et de gravier qui s’élevaient
sur le terrain d’à-côté. Ravinés par les dernières pluies et surmontés du
croissant de lune hilal, ils formaient un relief semblable à celui de
l’adrar kabyle en modèle réduit.
C’était là que des fellahs faisaient paître leurs troupeaux. À l’âge de
28 ans, le lieutenant Bérenger avait participé à une expédition dans ce
coin.
Lucien put reconstituer l’histoire par bribes, à travers les lambeaux
qu’il arracha au radotage du père lors du retour en voiture. Celui-ci
semblait traqué par un cortège d’hallucinations qui ne le lâchèrent
qu’au moment où le sommeil le prit. Excitée par l’ambiance de la
milonga, sa mémoire avait exhumé la bobine d’un film retraçant
l’événement. Il devait être en aussi piteux état que sa cervelle car il
367
sautait sans cesse au fur et à mesure qu’il le repassait, des raccords
manquaient et le son, tantôt inaudible, tantôt excellent, ne coïncidait
pas toujours avec les images qui impressionnaient le fond de sa rétine.
Certains dialogues, surprenants de vérité, étaient en arabe ou en
pataouète. Ils n’étaient même pas traduits, comme s’ils sortaient de la
bouche même de ceux qui les avaient proférés.
L’état-major avait donné l’ordre d’incendier une mechta située sur un
col et de reloger la population dans un bidonville « de regroupement »,
plus facile à surveiller en fond de vallée. L’escadron était arrivé un peu
avant l’aube pour sortir les familles du lit. Dans le convoi, il y avait
pêle-mêle des appelés et des engagés arabes, pieds noirs ou francaouis,
tous en tenue de combat. Pour quelques-uns, c’était la première
opération sur le terrain. On parlait d’une embuscade tendue la veille
aux camarades par des rebelles de la katiba. Des briscards se
réjouissaient d’aller enfin « casser du bougnoul » et d’autres ne disaient
rien.
Un Chaoui de Belezma qui n’avait pas vingt ans s’était engagé dans la
harka. Ses deux frères étaient montés au maquis tandis que lui avait dû
s’enrôler dans l’armée française sous la pression du père qui voulait
être tranquille des deux côtés. On le charriait parce qu’il avait appris à
nager avec une Française de France qu’il avait rencontrée sur la plage.
« Assa’oir si li avait pas tété la figue, ce petit salaouèche-là ». Il y en avait
qui le prenait pour un espion, mais en général on considérait qu’il était
réglo.
Les militaires avaient sauté des camions l’arme au poing. Certains
avaient déchargé leur mitraillette en l’air, on en avait le droit. On avait
extrait « les bicots de leurs gourbis » pour les rassembler au centre du
village et fouiller les maisons. On trouva un tas d’épluchures
d’amandes et de figues de barbarie, qui était la preuve pour le capitaine
qu’une bande de maquisards était passée par là. Les gosses avaient les
cheveux en pétard et les yeux effarés. Les femmes jetaient des regards
furibonds et crachaient par terre dès qu’on essayait de les toucher. Le
capitaine fit un discours que l’interprète traduisît à la population, pour
mettre en garde contre « les mauvais messies et les faux prophètes qui
368
cherchaient à instaurer par la terreur une dictature sanguinaire ». Il
avait rappelé que les bergers ne devaient ni les nourrir ni les héberger
sous peine d’être considérés comme des traîtres. Ceux-ci restèrent
impassibles lorsqu’on les interrogea sur les fellaghas qui avaient
« lâchement attaqué la veille nos frères de combat ». Le capitaine
vociféra contre l’ennemi qui « ne montrait pas son visage et refusait de
se battre à la loyale ». Puis il conclut que la France voulait la paix et le
bonheur de l’Algérie. En aparté, il confia au lieutenant Bérenger sa
frustration de ne pas avoir « un fellouze à se mettre sous la dent ». On
laissa le temps aux paysans de rassembler quelques affaires et de
démonter les portes de leurs demeures avant d’y mettre le feu. Les
toits en chaume et les briques de torchis s’embrasèrent en un clin
d’œil.
Beaucoup de fellahs rechignaient à vivre loin des oueds de la
montagne où l’herbe à pâturer était plus abondante pour les bêtes.
Alors, certains repartaient dans la « zone d’insécurité » et finissaient
par rejoindre les moudjahidin du FLN. Après avoir capturé l’un de ces
bergers en fuite, des chasseurs parachutistes, qui portaient fièrement la
casquette Bigeard, le soumirent à la magnéto pour lui soutirer des
renseignements – l’opération consistait à faire passer du courant à
travers un fil électrique reliant un testicule à l’oreille –, mais ce fut en
vain. Encombré par un prisonnier désormais inutile, le capitaine
donna l’ordre au supplétif harki de l’emmener à la corvée du bois. Le
jeune Berbère s’excusa avec respect mais, expliqua-t-il, il jugeait le
procédé barbare et contraire à sa morale. Pour lui apprendre à obéir,
on l’expédia à son tour en prison.
C’était lui le mocoso que le père Bérenger avait cru reconnaître dans la
foule du bal, en train de danser avec une Française un peu trop délurée
à son goût. Il avait dit à Maurice de prévenir le capitaine que le Chaoui
du 8e régiment s’était échappé et qu’il partait à sa recherche.
Claudiquant sur sa canne, le lieutenant s’était enfoncé dans la nuit à la
poursuite d’un fantôme qu’il avait rencontré un demi-siècle
auparavant.

369
La cible J avait disparu ! Aussitôt Magenta évalua les répercussions
pour lui-même. S’il arrivait un accident au vieux fou, c’était la
catastrophe ! Le fils Bérenger ne lui pardonnerait pas une telle
défaillance dans l’opération Small Sister. Il en réfèrerait au
Divisionnaire. On accuserait le policier d’incompétence, voire de
sabotage. On le saquerait, on le marquerait au fer rouge pour le restant
de sa carrière. On l’affecterait aux archives, dans le réduit sans fenêtre
situé au sous-sol, à côté des toilettes qui fuyaient en permanence, là où
était reléguée la photocopieuse des années quatre-vingt. C’était une
antiquité bringuebalante qui devait sa survie à une succession de
restrictions budgétaires et qu’on avait calée sur une palette avec des
serpillières pour l’isoler de flaques méphitiques. Elle poussait des râles
d’agonie lorsqu’on l’approchait, suintait l’encre par toutes ses fentes et
balançait des flashs aveuglants dès qu’on lui ouvrait la gueule pour
enfourner un document au fond de son gosier. On l’appelait le
« moloch » au commissariat et il n’y avait pas pire punition que d’être
envoyé au moloch.
Magenta essayait de ne pas céder à la panique. Sur le terrain d’à-côté,
le djebel dressait ses pitons menaçants dans l’obscurité. Cette saloperie
de drone était hors d’usage. L’image du vieux lui apparut, gisant au
fond d’un canyon les deux jambes brisées. Il restait l’ordinateur à bord
de la voiture pour le localiser. Le commissaire se précipita vers son
unique chance de secours.

Pendant ce temps, Lucien interrogeait Maurice :


« Le pataouète ? Comme c’est étrange, je n’ai jamais entendu mon
père s’exprimer dans cette langue. Il n’est pas pied-noir pourtant. Il
était appelé en Algérie…
– C’est pourtant la vérité, sur la tête de ma mère, insista Maurice. Je
croyais entendre mes parents parler entre eux, ça me faisait bien
rigoler. Bessif, ton vieux a dû traîner ses guêtres à Bab-el-Oued lorsqu’il
était en Algérie.
– Certes, il a été cantonné dans la wilaya d’Alger avant d’être
mobilisé dans les Aurès, mais de là à apprendre le sabir local, je suis
370
étonné. Peut-être que certaines de ses réminiscences font écho aux
paroles d’un autre. À vrai dire, je vais de surprises en surprises depuis
que je m’occupe de lui. Sa vieille caboche est remplie de nuages
sombres qui se déchirent parfois pour laisser voir une éclaircie. Bon,
soupira Lucien, je pars le chercher et je le ramène au bercail. Essayez
de calmer le commissaire. Il a l’air complètement affolé, ce brave
homme. »
Roland, Maurice et quelques autres danseurs venus à la rescousse
s’égaillèrent aux alentours de la Menuiserie avec des lampes torches. Ce
fut au président qu’échût l’honneur de retrouver le père d’El Pelo.
Après avoir exploré en vain les talwegs obscurs de la fabrique de
béton, le lieutenant Bérenger s’était égaré dans le dédale des
conteneurs de la société de stockage. Empilées en blocs, les caisses
métalliques formaient des îlots compacts, séparés les uns des autres
par des allées aussi étroites que les ruelles de la kasbah à Alger. Roland
fut attiré au fond d’une impasse obscure par les gémissements du vieil
homme recroquevillé à terre. Il s’était cogné la tête en tombant et
saignait d’une écorchure au front, qui ruisselait sur son visage. Pêle-
mêle, il récitait des bribes de Bismi Allah, implorait le caïd de la katiba
de lui laisser la vie sauve et répétait sans cesse quelque chose comme :
« Rani hiyana, Amélie… Aatini gazouze… »

371
Chapitre 26

Ce matin-là, la nuit semblait avoir glacé l’atmosphère à la surface des


étangs. Aussi loin que portait le regard, c’est-à-dire jusqu’au cordon
littoral qui dissimulait la mer, l’eau ne laissait voir aucune ride, pas
même en se creusant dans le sillage du bateau où elle ondulait
lourdement avant de se figer à nouveau. Les îles flottaient en l’air,
suspendues au-dessus de leur propre reflet. L’aube s’éternisait, laissant
filtrer une lumière maussade qui annonçait un jour sans couleur. Un
plafond opaque de nuages ardoisés empêchait le soleil de se lever. L’air
était pris sous ce couvert oppressant comme dans un poumon qui a du
mal à respirer.
Après avoir relevé plusieurs nasses vides, Gérard décida d’écourter la
tournée des filets. Le froid avait refoulé le poisson en profondeur.
Tant pis pour le Café des Étangs, Zouzou mettrait du gibier au menu
du jour. Le pêcheur avait mieux à faire en s’occupant de La Belle Lili.
Cette idée-là le remplissait d’ardeur. Il en était aux finitions et, au fur et
à mesure que le terme du chantier approchait, son impatience
grandissait de voir comment l’embarcation réagirait lors de la mise à
l’eau. Il imaginait déjà le tressaillement qui la saisirait à la première gîte,
l’allure qu’elle prendrait sous l’impulsion de la voile et toutes les
vibrations de cette vie renaissante qu’il sentirait passer dans sa main
accrochée à la barre.
Tandis que la Peugeot 404 cahotait dans les lacets du chemin
montant au domaine Bérenger, Gérard observa que le paysage
commençait à s’animer. Tiraillé par un invisible ébrouement, le ciel
finit par se déchirer en plusieurs endroits d’où tomba soudain le soleil.
La lumière traçait des raies obliques qui éclaboussaient la terre au point

372
d’impact. Après quelques tourbillons et rafales disparates, le vent
s’établit solidement en direction de la mer. De long cyprès isolés dans
la garrigue furent les premiers arbres à être pris d’un tremblement à la
cime comme si une poigne les secouait par les racines. Puis, les
branches d’olivier se mirent à trembler elles aussi en faisant sonner
leurs feuilles argentées. Le tremblement gagna la ramure des lauriers
qui poussèrent des gémissements vernissés. Tremblant à leur tour dans
les rayons épars du soleil, les ballons aériens de genêts crépitaient
d’éclats jaunes et les buissons de romarin s’avivaient de mauve. De
partout surgissaient des couleurs que le tremblement réveillait en se
propageant au reste de la végétation. Au fur et à mesure que le cers
trouvait son souffle, toutes les plantes cessèrent peu à peu de trembler
pour se balancer en un gracieux mouvement synchrone.
Gérard se félicita d’être rentré de sa tournée avant que le vent se lève.
Lorsque celui-ci venait du nord en dévalant les montagnes, il lui
arrivait de prendre tellement de vigueur qu’en passant sur les étangs il
repoussait la barque du pêcheur aux confins, là où les graus se
déversent à la mer. Il était alors inutile de lutter. Souvent, Gérard
n’avait pas eu d’autre choix que de s’échouer à l’abri d’une anse et de
rentrer à pied, les filets sur l’épaule.
Il fut interrompu dans sa contemplation automobile par le troupeau
de Seydou qui encombrait le passage. Dans un concert de cloches et
de bêlements, les chèvres et les moutons se bousculaient en gravissant
la pente d’un pas nonchalant. Attirées par la vision périphérique des
touffes d’herbe dans la garrigue, les plus gourmandes des bêtes
s’écartaient du chemin et le chien Sankara courait dans tous les sens en
aboyant après elles. On apercevait en contre-haut la silhouette toute
droite du Peul perché sur un rocher, qui surveillait les opérations sans
bouger. Repérant les animaux qui avaient échappé au chien, il poussait
de temps à autre un youyou précis comme une flèche qui, frappant sa
cible, suffisait à rabattre l’égaré vers le troupeau. De temps à autre, il
levait un sourcil vers le vol d’un rapace dans le ciel. Les plis de sa
gandoura claquaient au vent et flottaient autour de lui avec l’élégance
d’un drapeau. Géant filiforme, impassible et serein, il avait l’allure
373
minérale d’un prince.
Gérard éprouva soudain une immense fierté de connaître un ami
pareil. Il le salua de la main et s’abstint de klaxonner, laissant plutôt le
flot des bêtes s’ouvrir de lui-même devant la camionnette. Comme
d’habitude, il trouva le Trafic de Pierre stationné devant le portail du
domaine. En prévision de la récolte du jour, le jardinier avait sorti des
claies de roseaux et des paniers vides qu’il avait laissés en vrac à
l’arrière du fourgon.

Avant de rejoindre La Belle Lili, le pêcheur passa par la maison pour


s’enquérir des nouvelles. Il trouva le Pink Floyd dans la cuisine en
train de bander la tête du père Bérenger. Tassé en pyjama sur sa chaise,
celui-ci se laissait faire sans broncher, le regard atone. Il avait l’air d’un
pantin dont les mouvements sont commandés par des fils. Lucien
expliqua la raison d’une telle apathie :
« On a refait la guerre d’Algérie une partie de la nuit.
– Les enzymes, le lactate et tout le toutim, c’est fini ? demanda
Gérard.
– Fini, fini. La période industrielle est révolue. On est passé à autre
chose.
– Dommage. J’aimais bien ses histoires de collusion. Celle du Petit
Train Jaune en particulier, hein pépé ? Les Allemands, ils ont signé
pour le Petit Lu ?
– Pue-du-cul, je t’ai déjà dit de ne pas l’appeler pépé. Il n’aime pas ça
et je n’ai pas envie qu’il s’excite. Quant aux histoires de chimie, elles ne
sont plus d’actualité. On est remonté dans le temps. Il s’est cogné le
front en tombant quelque part dans le djebel… ou la kasbah d’Alger,
soupira Lucien en agrafant la bande de crêpe avec une épingle. Les
images sont en sépia, ce n’est pas très net, on ne peut pas toujours
bien situer le théâtre des opérations. »
Lucien prit du recul pour contempler le résultat. Il n’avait pas lésiné
sur la bande Velpeau : le père semblait coiffer d’un œuf d’autruche.
Gérard lança un regard perplexe à son ami.
« Dans quelle galère tu l’as entraîné, Pink Floyd ?
374
– Dans une milonga. Je n’ai pas pu résister à l’envie de danser.
– C’est malin. Et lui, qu’est-ce qu’il faisait pendant que tu guinchais ?
– Il traquait le fellagha avec sa canne.
– La cavalera ! gémit le père Bérenger avec des yeux soudain effrayés.
La cavalera, mamma mia ! Et vinga que j’allais le coincer. T’i aurais vu la
figure méchante et tout qu’il me fait, la mort de ses osses ! Rani hiyana…
– Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Gérard.
– Il parle d’un fantôme. La cavalera, c’est du pataouète. Ne me
demande pas d’où lui viennent les mots. Ils sont enregistrés tels quels
dans les replis de son cerveau et les phrases sortent en boucles depuis
cette nuit.
– C’est fascinant ! s’exclama Gérard. On va avoir en direct les
actualités de la guerre d’Algérie. Il se tourna vers le père Bérenger qui
semblait s’assoupir, la tête ballante inclinée sur la poitrine. Allô, allô,
capitaine…
– Lieutenant, corrigea Lucien.
– Allô, allô, lieutenant, reprit le pêcheur en roulant les r avec des
accents gaulliens. Labes, ici la radiotélévision de Paris. “Un pouvoir
insurrectionnel s’est établi en Algérie par un pronunciamiento
militaire !... Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux en
retraite. Il a une réalité : un groupe d'officiers, partisans, ambitieux et
fanatiques.… Voici l'État bafoué, la Nation défiée, notre puissance
ébranlée, notre prestige international abaissé, notre place et notre rôle
en Afrique compromis. Et par qui ? Hélas ! Hélas ! Par des hommes
dont c'était le devoir, l'honneur, la raison d'être, de servir et d'obéir.
Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les
moyens, soient employés pour barrer partout la route à ces hommes-
là, en attendant de les réduire. J’interdis à tout Français et, d’abord, à
tout soldat d’exécuter aucun de leurs ordres…” »
Gérard s’interrompit pour juger l’effet de son discours sur le vieil
homme. Il était de plus en plus somnolent.
« C’est une cause perdue, pépé ! insista Gérard. Aux dernières
nouvelles, de Gaulle a déclaré qu’il lâchait l’affaire. Le Sahara ne
l’intéresse plus que pour y faire péter des bombes atomiques.
375
– Fiche lui la paix, s’agaça Lucien. Tu vois bien qu’il est parti ailleurs.
Il a quelques heures de sommeil à rattraper.
– La faute à qui, maestro ? Tu avais dit que tu te tiendrais à carreau,
rapport à ton frère.
– C’est bon, c’est bon, je reconnais avoir commis une erreur. Je ne
pouvais pas laisser le père tout seul à la maison et lui aussi avait besoin
d’un peu d’animation. En plus, je suis rentré trop tard pour la visite de
l’infirmière. Elle a laissé un mot sur la porte, cette petite pimbêche :
“Je ferai un rapport au Dr Fontvieille”, ce qui signifie qu’on devrait
avoir de la visite sous peu. À coup sûr, il y aura l’ami Magenta, précisa
Lucien d’un ton las. Par conséquent, si tu vois des représentants de
l’ordre ou de la santé se présenter à l’entrée, tu te montres respectueux
et tu les envoies directement ici, sans faire le tour de la propriété. Je
vais préparer le repas de midi. J’ai laissé mariner dans du muscat un
gros lièvre roux qu’a dépouillé Seydou et je le ferai griller. Dis donc, le
discours de de Gaulle, tu l’as appris par cœur ?
– Éh oui, mon gars, ça t’épate, hein ? C’était pour draguer une fille au
lycée : ça la mettait en émoi que j’imite le Général. “Gégé” qu’elle me
disait toute nue contre moi en papillotant des cils à sa manière – d’une
manière, Pink Floyd, que tu ne peux pas savoir ! Rien que de la voir
j’avais le cœur en chamade et des fleurs me poussaient sous les
aisselles – “Gégé, fais-moi le putsch d’Alger”, elle me disait. Alors,
moi j’attaquais avec la voix chevrotante, l’air sévère et tout : “Un
pouvoir insurrectionnel s’est établi…” et elle fondait littéralement
dans mes bras.
– Sacré Gérard ! »

Retournant sur son chantier, il grimpa sur la bétoune qui tremblait


dans son berceau sous les assauts du vent. Il s’installa au fond du
bordage, sortit sa guitare et joua son aubade à La Belle Lili pour se
mettre du cœur à l’ouvrage. Il fut interrompu par une voix qui
chantonnait : « Mon gros lapin ? Il est où mon gros lapin ? »
Le pêcheur vit une inconnue qui remontait l’allée en contrebas, avec
une sacoche à la main. Les rafales hérissaient les poils de sa pelisse et
376
jouaient furieusement avec les pans déboutonnés qui battaient si
fortement en tous sens autour d’elle qu’elle peinait à les retenir de sa
seule poigne accrochée au col. Gérard lui fit signe de se réfugier sous
la poupe du bateau où il vint la rejoindre en descendant par l’échelle.
Le vent avait été sans pitié pour la coiffure permanentée de la
femme. D’épaisses mèches dont la couleur fauve à la pointe se
dégradait en gris vers la racine semblaient avoir été relevées d’un coup
de râteau pour être rabattues toutes en vrac sur le même côté.
L’ouverture du manteau laissait entrevoir une robe cache-cœur qui
avait elle aussi perdu en dignité. Plutôt que de séparer symétriquement
une poitrine qui, faute de soutien, s’affaissait lourdement de part et
d’autre du sillon médian, le triangle plongeant du décolleté garni d’un
léger volant en mousseline s’était déplacé de biais en glissant sur un
sein jusqu’à buter contre l’autre dont il découvrait l’opulence tout en
béant sur le mamelon.
Gêné par une exhibition qui se produisait certainement à l’insu de
l’intéressée, Gérard fut tenté un instant d’y remettre de l’ordre.
Toutefois, il songea en un éclair que ni le sobriquet de “gros lapin” ni
la connivence par icelui suggérée ne lui étaient destinés. Par
conséquent, son initiative pourrait être mal interprétée et sa
bienveillance prise pour une familiarité déplacée. Puisque les
présentations n’avaient pas été faites, cette créature aurait raison de le
considérer comme un parfait étranger, tout autant raison de nourrir
une certaine défiance envers lui et, par conséquent, mettre en cause
l’honnêteté de ses motivations. Après tout, il ignorait les réactions de
cette personne et ne les devinerait pas tant qu’ils ne seraient pas liés
l’un à l’autre par la connaissance tricotée au fil d’une fréquentation
plus poussée. Elle pourrait même le taxer de muflerie, voire l’accuser
de la peloter sous couvert de galanterie. En définitive, il risquait de se
prendre une claque en guise de remerciement, ce qui l’obligerait à
s’empêtrer dans des explications oiseuses. Le jeu n’en valait pas la
chandelle. Il conclut qu’il valait mieux détourner le regard en mimant
l’acte d’épousseter son propre téton ainsi qu’il le fit à l’issue de sa
réflexion.
377
Le geste fut suffisamment explicite pour que la femme rectifiât sa
tenue en le remerciant d’un clin d’œil complice : « Ah ben voilà que j’ai
le lolo à l’air, dit-elle simplement. La faute à ce zef qui souffle comme
un beau diable. Il m’a toute dépeignée, merde. Moi qui sors du
coiffeur, je dois avoir l’air d’un épouvantail ! »
Avec un petit miroir extrait d’une poche, elle constata en grimaçant
que son image était conforme à sa prédiction. Elle fit bouffer ses
cheveux en les frictionnant avec les ongles et parvint à rabattre
quelques épis rebelles d’un simple tapotement des doigts, non sans les
avoir furtivement mouillés de salive. Elle fit jaillir d’un tube un
bâtonnet de rouge, écrasa le bout en un aller-retour sur sa bouche
dont elle agrandit généreusement le contour en comprimant la couche
de gras entre les lèvres. Toutes ces opérations furent exécutées en un
tournemain, avec une précision qui laissa Gérard pantois.
« Je me présente, je me nomme Paule-Yvette de Beaulicol, mais
comme ça fait trop long, on m’appelle plutôt Paulette. Je suis
extasologue et tactilo-thérapeuthe, assermentée par la Faculté de
Mantes-la-Jolie. »
Entre deux doigts emmanchés de prothèses ongulaires couleur
prune, elle tendit un bristol scintillant qui confirmait par écrit son titre
et son identité.
« Je viens rendre visite à mon patient Jacques Bérenger, rapport à sa
thérapie et une commande qu’il m’a faite. Et vous, qui vous êtes ?
– Moi ? Je carène le bateau comme vous voyez… au service de
Jacques Bérenger aussi.
– Et cette coquille de noix se carène en jouant de la mandoline sur le
pont ? Vous m’avez l’air d’un fichu charpentier, beau gosse.
– Vous faites partie du personnel de santé ? demanda prudemment
Gérard.
– On peut le dire, oui. Ma spécialité c’est la médecine douce, mais
pas trop quand même. Enfin, ça dépend de l’état du patient. Dans le
cas de Jacques Bérenger, sa pathologie s’est compliquée depuis
quelques mois, lorsqu’il s’est mis à sucrer les fraises.
– Il a contracté la maladie d’Alzheimer, rectifia Gérard, autant pour
378
étaler des connaissances fraîchement acquises lors des discussions
entre copains que pour laisser entendre qu’il n’était pas le gogo à qui
l’on raconte n’importe quoi.
– On peut appeler ça comme on veut, le résultat est le même pour
moi. Il n’arrivait plus à signer les chèques, c’est un symptôme qui ne
trompe pas. Dans la pratique de mon art – l’extasologie – le transfert
d’argent sur le praticien est un acte essentiel qui fait partie de la
thérapie. Ce n’est pas juste le prix de la consultation comme dans la
médecine traditionnelle. Lors d’une séance d’extasologie, le paiement
crée un stimulus émotionnel qui désinhibe le patient et le plonge dans
l’état d’euphorie souhaitée, à condition de bien mener la barque. C’est
un mécanisme pointu qui ne se déclenche pas tout seul. Il faut
l’accompagner de manipulations expertes qui requièrent une longue
pratique avant d’être maîtrisées. Pour exercer, il ne suffit pas de cliquer
“diagnostic” sur une bécane comme le vulgum pecus, ni d’apprendre
par cœur le codex ou le Vidal comme le font la plupart de mes
confrères. L’extasologie ne s’improvise pas ! J’ai dû moi-même suivre
une thérapie pendant dix ans avant de pouvoir m’installer. Il y a une
sacrée déontologie dans mon métier. »
Face au vent, la proue de La Belle Lili fendait en deux les rafales qui
se précipitaient contre elle et s’écartaient de part et d’autre du bateau
en glissant le long des membrures. Comparé aux turbulences qui
agitaient le paysage sur chaque bord, l’air était étonnamment calme et
doux à l’abri de la poupe. Le cers avait chassé tous les nuages. Le ciel
lustré par le soleil au zénith avait une profondeur bleue qui donnait le
vertige. Paulette fit glisser sa pelisse par terre et s’en servit de coussin
pour s’asseoir en tailleur.
Gérard nota subrepticement que ses formes girondes étaient à elles-
seules le meilleur élixir de jouvence pour combattre la maladie
d’Alzheimer. Des souvenirs puissants devaient être accrochés au
buisson frisottant qu’elle laissait voir sans façon entre ses cuisses
ouvertes et dont l’exubérance ne s’encombrait pas d’un sous-vêtement.
L’ayant soupçonnée un moment d’être envoyée par le Dr Fontvieille
sur dénonciation de l’infirmière matutinale, il était maintenant
379
convaincu qu’il n’y avait pas de connivence entre le vieux toubib et
l’extasologue. Les soins que tous les deux prodiguaient au père
Bérenger étaient trop différents. Le pêcheur voulut cependant en avoir
le cœur net :
« Excusez-moi, je suis du genre fruste. Avant de me reconvertir dans
la charpenterie navale, j’ai longtemps travaillé sur les places boursières
et il m’en reste quelques réflexes économiques. Je comprends que,
dans votre domaine comme en médecine classique, le patient n’est ni
plus ni moins un client qui veut en avoir pour son argent. C’est du
moins la logique que m’a exposée le Dr Fontvieille.
– Ne soyez pas vulgaire, monsieur ?...
– Gérard.
– Monsieur Gérard. Ce sont ceux qui ne pigent rien à l’affaire qui
parlent comme ça. La somme que vous payez à un toubib traditionnel
– généraliste ou spécialisé, peu importe – est soumise aux lois du
marché, je suis d’accord. Mon barème de prix à moi dépasse cette
seule considération. Primo, parce que je suis en monopole sur la niche
et deuzio, parce que les tarifs que je propose sont adaptés à la
pathologie du patient que je ne traite jamais comme un “client”, merde
alors ! Ce serait indigne. Le prix que je fixe a une fonction curative. Il
dépend de la déficience du malade, du choc que je veux provoquer et
des techniques spéciales qui sont les miennes. Il l’a bien compris, tout
radin qu’il est mon gros lapin, car tel est le sobriquet que je lui donne
pour inspirer de l’affection, conformément au premier principe
d’extasologie. Il n’a jamais rechigné à mettre la main au portefeuille, vu
les résultats que j’obtiens. Rien que sur son scrotum, j’ai détecté sept
nœuds de béatitude exactement. Chacun est connecté à un astre
particulier et on ne peut activer l’un ou l’autre qu’en fonction du
calendrier de la lune. C’est scientifique et ça demande du savoir-faire.
Il m’en a fallu de la patience pour lui dessiner sa carte de béatitude à
cet endroit-là. Elle est maintenant inscrite sur sa peau comme une
formule sacrée sur un parchemin. Et ça, mon Gérard, tu vois, ça n’a
pas de prix ! »
Gérard était impressionné de découvrir une telle science.
380
Furtivement, il fut troublé par l’adjectif possessif qu’elle avait attaché à
son prénom.
« Je vois, je vois, dit-il. C’est carrément à l’opposé des méthodes de
votre confrère le Dr Fontvieille.
– Le généraliste de Jacques ? Lui, je ne le calcule pas. D’ailleurs, je ne
l’ai jamais rencontré. Le gros lapin s’est toujours arrangé pour me faire
venir quand il n’était pas là. “Le Dr Fontvieille est un médecin très
compétent, me disait-il. Il connaît sur le bout des doigts sa chimie et il
est doté d’un esprit curieux. Il fait même des expériences chez lui pour
occuper ses dimanches. Il a la prétention de publier ses résultats dans
des revues scientifiques. Il rêve que son nom soit un jour associé à une
combinaison moléculaire qu’il aura trouvée. Malheureusement, la
vocation de la recherche lui est venue un peu tard. Il a raté le coche
quand il était plus jeune. Il ne passera jamais que pour un amateur
auprès de ses confrères qui, eux, se sont lancés plus tôt dans la carrière
scientifique. Lui n’en avait pas l’envergure. Je le laisse se bercer
d’illusions, le pauvre. Mais il n’est bon qu’à s’en tenir aux protocoles
établis par d’autres et à prescrire les médicaments sur le marché. Il a
un caractère susceptible et je préfère que vous ne le rencontriez pas,
Paulette. C’est un partisan de la tradition, dans le genre borné. Il serait
choqué par vos méthodes originales. Il ne les comprendrait pas.” Voilà
comment il parlait de Fontvieille, mon lapin, quand les mots lui
venaient encore. Ça ne les empêche pas d’être tous les deux de bons
copains.
– Vous avez donc connu le père Bérenger quand les mots lui
venaient. Il a beaucoup de mal à s’exprimer maintenant. Vous risquez
d’avoir un choc, Paulette, quand vous le verrez.
– C’est bien aimable de me prévenir, beau troubadour, mais je le sais
déjà, dit-elle avec un air affligé. Ça fait un bail qu’on se fréquente lui et
moi. Séance après séance, j’ai vu son état se dégrader, hélas ! et je ne
pouvais empêcher mon cœur de se serrer malgré le détachement qui
est de rigueur dans ma profession. On a beau être protégé comme un
tank par des années de pratique, ça remue toujours autant de voir le
patient décliner. Au début du traitement, il n’y avait pas plus bavard
381
que le gros lapin. Tout le temps que durait la consultation, il
accompagnait mes palpations aussi bien tactiles que buccales par des
discours beaux et longs comme des trains pour ainsi dire… »
Gérard assista alors à une scène étrange, qui le renseigna sur la
pratique méconnue de l’extasologie. Tandis qu’elle parlait toujours
assise en tailleur, la praticienne ferma les yeux et, se plaquant une main
contre l’oreille et l’autre sur le pubis, elle se mit à osciller du tronc
selon un mouvement tout d’abord imperceptible, dont l’amplitude ne
cessa de croître au fur et à mesure qu’une transe la prenait. Elle
psalmodiait :
« Toutchou-toutchou, c’est la gare d’aiguillage, les connexions sont
établies. Mon paternel était cheminot à la SNCF. J’ai la paupière mi-
close et l’œil aux aguets. Moi j’écoutais le Jacot jacter pendant que je le
travaillais et même que je l’encourageais vu que les vibrations vocales
aident à décontracter le sujet. J’entendais alors des trains défiler sans
arrêt, de ces trains d’antan, toutchou-toutchou, formés par une chiée
de wagons tous plus luxueux les uns que les autres, avec des voitures
qui vont lentement, au rythme clipclop-clipclop des pistons d’une
locomotive à panache de fumée, une belle loco à vapeur avec de
l’allure, de l’allure mais pas de vitesse, il ne faut pas confondre,
toutchou-toutchou, dans le style Orient-Express plutôt que TGV.
Alors, je revoyais mon paternel bourrer sa pipe, mon pas-éternel, mon
papa, avec les volutes en auréoles autour de sa tête. Puis le trafic s’est
perturbé, les trains n’arrivaient plus à l’heure à cause des aiguillages qui
s’emmêlaient. Certains convois étaient chamboulés lorsqu’ils ne
déraillaient pas, des phrases entières se disloquaient. Finalement, les
propos du lapin n’ont plus eu ni queue ni tête…
– Je comprends, dit Gérard en freinant le va et vient de la tête qui
menaçait de plonger dans son entrejambe. À l’évidence, votre science
ensorcèle, mais vos tarifs sont au-dessus de mes moyens. Je ne
pourrais vous payer qu’avec des accords de guitare. Quant au père
Bérenger, il n’a malheureusement plus le droit de vous laisser
contrefaire sa signature sur les chèques car il a été placé sous la tutelle
de ses fils.
382
– Il avait donc plusieurs rejetons. Comme c’est bizarre, le gros lapin
ne me parlait que de son fils Bernard. Je m’explique maintenant
pourquoi je n’arrivais plus à avoir de ses nouvelles. Je précise d’abord
que, s’il m’est arrivé d’imiter la signature de Jacques Bérenger, c’était
toujours de son plein gré et donc en toute légalité.
– Cela va de soi. Il avait bien compris l’intérêt de poursuivre des
soins qui lui faisaient autant de bien.
– Ensuite, je n’ai jamais eu de problèmes pour encaisser les chèques,
preuve que l’imitation a toujours valu l’original aux yeux du banquier.
Alors ça me trouerait la rondelle qu’on m’accuse d’avoir fait des faux.
– Ni fait des faux ni fait défaut, Paulette. Personne ici ne vous
accusera de quoi que ce soit et tout le monde au contraire apprécie la
qualité de votre travail.
– Me voilà rassurée. Je n’ai jamais douté qu’il y avait un bon esprit et
une ambiance honnête dans cette maison. Une ou deux fois peut-être,
il m’est arrivé de penser qu’il y avait anguille sous roche, surtout
lorsque je retrouvais mon pauvre lapin aussi délabré. Mais aussitôt, je
me reprenais : “Arrête de voir le mal partout, Paulette !”, je me disais.
Ma foi, je vois bien que le Dr Fontvieille bourre son patient de pilules
à la gomme qui lui ramollissent les méninges et je vois aussi qu’il agit
avec la bénédiction du fils Bernard. Lui non plus, je ne l’ai jamais
rencontré. Je ne le connais que de réputation : c’est un type qui tient le
haut du pavé. Mon gros lapin est très, très fier de sa réussite. Alors ce
n’est pas moi qui vais le soupçonner d’abrutir son daron dans un but
pas net. Je me dis qu’on reste au-dessus des magouilles dans les
milieux nantis, car on a de l’argent et l’éducation qui va avec. Quant au
vieux Fontvieille, ce n’est pas le mauvais homme ; c’est plutôt la faute
au protocole. Il ne faut pas commencer à se monter le bourrichon.
– Voilà qui est finement analysé, Paulette. Dans chacune de vos
paroles, on sent l’étincelle de l’expérience éclairer le fond de votre
pensée. Les deux tuteurs se sont partagés les tâches. Je vais vous
présenter à Lucien, le fils cadet de Jacques Bérenger. Il vous accueillera
avec bienveillance. C’est lui qui prend désormais les décisions dans
l’intérêt du père. En revanche, s’il vous reste des factures impayées, il
383
vaut mieux les adresser à Bernard.
– Je n’ai pas d’arriérés, non. Mes chèques sont nickels, tout est
vraiment passé : le banquier n’y a vu que du feu. Ça me fera plaisir de
retrouver mon gros lapin, depuis le temps. Et puis, il faut que je
rencontre le Lucien si je pige bien, histoire de discuter avec lui de la
suite des opérations. Crois-tu, mon Gérard, qu’il aura les idées aussi
larges que toi si je lui cause de mon art thérapeutique ? J’ai en plus
dans ma trousse une commande spéciale à livrer à son père.
– De quoi s’agit-il ?
– De boîtes de cachous qui lui donnent le bambou.
– Une sorte de viagra ? risqua Gérard.
– En quelque sorte, oui, avoua Paulette. Je ne peux pas cracher sur la
médication traditionnelle. Il faut bien vivre avec son temps. »

384
Chapitre 27

Entre deux souffles de vent, on entendait les bruits de cloche et les


bêlements qui se rapprochaient du domaine. Ils furent soudain
recouverts par des ronflements de moteurs qui grossirent jusqu’au
vacarme lorsqu’un carrousel de véhicules envahit l’esplanade devant
l’entrée en soulevant un nuage de poussière. Dès qu’il fût retombé, on
put distinguer, entre autres, une ambulance et un fourgon à fenêtres
grillagées. À peine garé, celui-ci délivra par l’arrière une poignée de
policiers armés et caparaçonnés d’un exosquelette qui leur donnait
l’apparence féroce de hannetons.
« Voilà la cavalerie qui se ramène », songea Gérard. Paulette, de son
côté, était médusée par ce qui se passait. Quoique la troupe ne fût pas
nombreuse, le spectacle était impressionnant du point de vue d’une
tranquille citoyenne.
De l’automobile à l’avant du convoi s’ouvrit une portière. À peine
sorti, un imperméable fut saisi par la bourrasque, d’où émergea une
tête ébouriffée. Le corps tiraillé de Magenta – car il s’agissait bien de
lui – sembla expulsé par l’étoffe qui faseyait en tous sens. Tout
titubant, le commissaire dut s’accrocher à la carrosserie pour retrouver
son équilibre en même temps que sa dignité. On vit à sa bouche
ouverte qu’il lançait des ordres. Il y eut un flottement dans les forces
d’intervention pourtant prêtes à manœuvrer. Les hommes se
consultèrent un instant avant que l’un d’entre eux – le chef
probablement – fît signe, en tapotant son casque à hauteur de tympan,
qu’on ne l’entendait pas. Alors, d’un index tournoyant et autoritaire,
Magenta, le torse gonflé par l’air qui s’engouffrait sous son
imperméable, indiqua à l’escouade comment se déployer.

385
Deux policiers restèrent en faction près du portail, tandis que quatre
autres partirent en éclaireurs dans l’allée avec un synchronisme parfait.
Ils étaient menés par celui qui s’affirmait décidemment comme le chef.
Lorsqu’ils passèrent en courant à hauteur de La Belle Lili, celui-ci se
détacha de la meute pour identifier les individus assis dans l’herbe à
l’abri du vent. D’un coup d’œil aguerri, il s’assura que l’objet de forme
suspecte, couché dans l’herbe à portée du binôme, n’avait pas le
potentiel d’une arme et présentait plutôt les caractéristiques d’un
instrument de musique que des connaissances artistiques et
nonobstant orthogonales à son activité professionnelle l’autorisaient à
appeler « guitare » avec la ferme conviction de ne pas se tromper.
Dévisageant ensuite Paulette et Gérard à travers la grille de son
heaume, il leur trouva un air à la fois candide et interloqué. Il déduisit
de leur posture alanguie qu’ils n’étaient ni sur leurs gardes ni aux
aguets et encore moins sur le point de fomenter un mauvais coup,
qu’on les avait plutôt dérangés en train d’effeuiller la marguerite et
qu’il n’y avait donc pas lieu de les considérer comme une menace pour
l’opération en cours. Par une gestuelle codifiée, le policier transmit sur
le champ toutes ces informations à ses collègues. Incidemment, elles
parvinrent à Magenta qui, surveillant de loin le terrain, leva un pouce
en l’air pour donner son approbation au cas où elle serait requise.
Les trois autres avaient suspendu leur progression pour se figer ici, là
et là, en des points stratégiques de l’allée où ils se tenaient impavides
sous l’armure et le doigt sur la gâchette. Déjà, leur supérieur immédiat
partait en reconnaissance le long du bateau en cale sèche. Celui-ci
branlait sur ses chandelles tandis que le cers faisait siffler en
permanence la futaie de pins et de cyprès qui encadrait l’aire de
carénage. Plutôt que de contourner la coque, le policier se glissa
soudain dessous en roulé-boulé pour rejaillir de l’autre bord, l’arme au
poing. Ayant reçu son premier rapport cinq sur cinq, le trio de
couverture restait sur le qui-vive, tenant le couple en respect avec le
canon des fusils prêts à cracher une mitraille de caoutchouc à la
moindre alerte.
Félin, souple et manœuvrier, le chef se redressa tel un guépard
386
rebondissant sur ses pattes après avoir percuté un buffle. Il adressa à
sa troupe de nouveaux signes auxquels Magenta s’abstînt de réagir ce
coup-ci. Puis, il rejoignit le couple galant auxquels il tourna
nonchalamment le dos et dont il négligea de relever les identités au
grand soulagement de Gérard qui, à défaut de papiers, avait l’excuse
toute prête qu’il n’en avait pas besoin pour caréner un bateau.
Appuyant la crosse de l’arme sur son flanc, le policier pointa le canon
en l’air pour signifier qu’il n’y avait aucun danger. Aussitôt, les
hommes imitèrent sa posture, buste droit et jambes écartées, trahissant
un relâchement de la pression par un imperceptible déhanchement du
harnachement.
Grâce à cet exercice magistralement orchestré, le périmètre pouvait
désormais être dit sécurisé et le chef nota mentalement qu’il qualifierait
de succès la phase 1 de l’opération « Petite Sœur » dans le rapport
subséquent qu’il rendrait au Divisionnaire.
De son côté, Gérard songea se lever pour aller prévenir Lucien et
décida finalement qu’il valait mieux ne pas perturber les manœuvres.
Les circonstances imposaient plutôt de retenir un éternuement et il lut
la même préoccupation dans un froncement de nez sur le visage ahuri
de Paulette.

Protégé sur ses avants comme sur ses arrières, Bernard Bérenger
franchit le seuil de son futur domaine au volant de sa voiture. Il
conduisait au pas comme il sied à l’honnête homme qui rentre chez lui
et savoure la beauté des choses qui lui appartiennent. C’étaient sur sa
gauche les arbres du verger qui agitaient amicalement leur feuillage
comme pour le saluer. Figuiers, abricotiers, amandiers, pêchers et
cerisiers, on identifiait les essences d’un simple coup d’œil aux troncs
nus car fraîchement émondés. Puis le regard était happé vers les
ramures judicieusement éclaircies, où se profilait une multitude de
petits fruits verts baignés de soleil. Malgré le mélange des espèces, il y
avait dans leur manière de se balancer au vent une harmonie qui emplit
aussitôt l’aîné des Bérenger d’une indicible nostalgie. L’agencement
originel du verger n’en était pas la seule cause. Les troncs étaient
387
parfaitement alignés sur cinq rangées, elles-mêmes séparées par des
allées de terre proprement sarclée et discrètement irriguées, où un
tendre et menu tapis invitait les pieds à se déchausser pour fouler
l’herbe de la plante nue.
« Ça n’était pas du tout ce qui était prévu ! »
L’esprit de Bernard se rebiffa soudain. Il y avait belle lurette que ce
verger n’avait plus cet aspect. Livré à la sauvagerie de la garrigue et
définitivement étouffé par un hallier, il avait même complètement
disparu. Une broussaille impénétrable et stérile, c’est ainsi que les
choses auraient dû se présenter. Où était donc passé le roncier de
naguère avec ses lianes griffues et son exaltation méchante ? Et les
artichauts de Chine, imbus de leur hideuse majesté ?
La vision retrouvée des arbres fruitiers blessait le fils aîné dans son
âme de propriétaire, en même temps qu’elle lui donnait une preuve
supplémentaire de la sournoiserie de son frère. Ce renégat ne
respectait pas les termes du contrat par lequel il devait racheter son
âme dévoyée. Il n’avait jamais été question d’arboriculture. Lucien
n’avait rien d’autre à faire que de servir le père conformément aux
clauses que Bernard avait arrachées à l’administration pour ne pas
accabler le cobaye prisonnier. Il lui devait une fière chandelle car il n’y
avait pas de peine plus cool vu la gravité des faits qui lui étaient
reprochés. Ce n’était quand même pas la mer à boire d’accompagner
un pauvre gâteux en fin de vie. Il était exclu que celui-ci eût
commandé à son factotum des travaux de jardinage. Le vieux fou n’en
avait jamais eu cure et, de toute façon, il n’aurait pas eu la lucidité de
prendre une initiative pareille. Il suffisait amplement de pourvoir à son
hygiène, de le nourrir et calmer ses mouvements d’humeur.
Quel besoin le frère cadet avait-il eu de faire du zèle ? Et qui parlait
de zèle ? Ça devait plutôt cacher une entourloupe à sa façon, du même
acabit que sa petite virée nocturne. Monsieur avait éprouvé le besoin
d’aller gambiller dans les jupes des filles. Comme si la dérive n’était pas
suffisante ainsi, il avait entraîné dans sa débauche le grabataire vêtu de
sa tenue d’officier de la guerre d’Algérie… Non mais quelle mouche
l’avait piqué ?
388
On avait de justesse échappé à l’entrefilet caustique dans une gazette
locale : « Bal à papa : la smala Bérenger à la reconquête des colonies ».
Le nom de famille livré à la risée publique, il n’aurait manqué plus que
ça ! Va-t’en lever des fonds avec les gens qui rient sous cape.
Sciemment ou non, Lucien devenait une menace pour le succès du
projet Smart home. Il ne pouvait donc pas se tenir tranquille. Il aurait dû
s’estimer heureux de purger sa peine ici, dans la maison familiale,
plutôt que d’aller moisir en prison. Fallait-il donc que cet âne gâchât
toujours ses chances ? Ne voyait-il pas la possibilité de rédemption
qu’on lui offrait ?
L’agacement de Bernard passa aussi vite qu’il lui était venu. Après
tout, la tournée des deux noctambules n’avait pas eu d’écho dans la
presse et la restauration du verger ne perturbait pas ses propres
desseins. De fait, les arbres étaient mentionnés dans l’acte notarié qui
servirait à évaluer le terrain. Qu’ils fussent ou non entretenus ne
renchérirait pas la part d’héritage qu’il devrait racheter à Cécile. Puis,
ils étaient jolis ainsi débroussaillés : ils égayaient le coin en attendant
l’arrivée des bulldozers. Peut-être qu’il garderait un arbre sur le terrain
si les plans de Smart home le permettaient, en souvenir de la mère, oui,
c’était une bonne idée.
Il pourrait même baptiser l’établissement « Amélie » !
Idées sur idées, l’homme d’affaires se félicita de l’effervescence de sa
pensée. Elle était toujours en alerte lorsqu’il s’agissait d’élargir le
champ de son entreprise. Vivifié par son ambition, son esprit devenait
un torrent bondissant à l’assaut de l’océan. Une telle énergie augurait
bien de sa réussite.
Comme l’ouvrage de son frère paraissait petit en comparaison de ses
projets à lui ! Un lopin rikiki de pruniers contre un réseau planétaire
d’établissements hospitaliers ! Le bruit de la binette contre le puissant
grondement d’une logistique mondiale ! Présomptueux comme il était,
Lucien avait dû s’imaginer qu’il pourrait rivaliser. Le pauvre, empêtré
dans son placenta, il était déjà en retard à la naissance.
Il fallait reconnaître que dès le départ, le frérot n’avait pas été gâté
par la nature avec ses appendices en trop. Plutôt que de l’accabler,
389
Bernard lui avait toujours apporté son soutien. Plein de tact, il veillait à
ne pas lui rappeler ses malformations congénitales par une parole
malencontreuse. Par charité, il le laissait se vanter en public d’être son
jumeau alors que l’appellation complète de « faux jumeau » tronquée
de l’épithète dépréciateur renversait la signification exacte de « copie
ratée ». Cette omission laissait affleurer l’équivoque que le frère cadet
pût partager avec l’aîné quelques-unes de ses éminentes qualités en
dépit de l’évidence qu’il n’en était rien. Dépourvu même de toute
ressemblance physique avec lui, Lucien n’était pas son simple jumeau
mais plutôt son jumeau simplet.
Tous les deux n’avaient jamais joué et ne joueraient jamais dans la
même cour bien qu’étant issus d’un même utérus. Ah, la maudite
cohabitation ! Il arrivait que son souvenir revînt encore hanter le
sommeil du frère aîné. C’était toujours le même cauchemar, celui du
fœtus d’à-côté en train de le narguer avec sa palme et sa queue tandis
que lui-même, empêché d’aller le corriger par une laisse ombilicale
trop courte, s’étranglait de rage en avalant de travers le liquide
amniotique.
Cependant magnanime une fois de plus, Bernard fut pris de pitié
d’imaginer la tête que ferait le petit frère en voyant débarquer les
engins excavateurs qui réduirait tous ses efforts à néant.
L’homme d’affaires avait un cœur où logeaient l’affection pour les
siens ainsi que le respect pour tout labeur, aussi dérisoire fût-il. Il
confirma en son for intérieur la décision de conserver un arbre sur le
terrain : ce serait l’arbre de la famille.

En sortant de la voiture, il eut, droit dans le collimateur, le


foisonnement de la vigne et de la glycine qui entremêlaient leurs lianes
réconciliées au sommet de la pergola. Ce panache triomphant retenait
le vent dans une trame dansante de pampres verts et de grappes
violettes, où le soleil projetait des éclaboussures mordorées. La
frondaison laissait tomber une ombre fraîche et calme sur l’allée qui
contournait la maison. Lucien l’avait soigneusement nettoyée pour que
le fantôme d’Amélie pût s’y promener à son aise en humant les
390
parfums et goûtant aux premiers raisins.
« Il a sacrément bossé, le sagouin ! » Par ce silencieux cri du cœur,
Bernard salua l’ouvrage bien qu’il ne fît pas partie lui non plus du
cahier des charges sur lequel on s’était entendus. Une fois de plus,
l’aîné eut un vague soupçon de félonie qu’étouffa aussitôt un
pincement dans sa poitrine. Quelle triste déconfiture pour son frère
lorsque les pelleteuses ravageraient tout ça !
Heureusement, le spectacle lui en serait épargné car il était prévu
qu’une fois terminé son Travail d’intérêt général, le cobaye prisonnier
serait incarcéré en cellule pour finir de payer sa dette à la société.
Derechef, Bernard avait fait preuve de compassion en s’arrangeant
pour que Lucien rejoignît la prison au moment où commencerait la
démolition du domaine. Certes, chaque jour passé à l’ombre était un
jour de moins en plein air pour ce pauvre Lucien. Néanmoins, l’aîné
avait longuement pesé le pour et le contre. Il était arrivé à la
conclusion qu’il valait mieux épargner au père la vision affligeante de
la destruction de sa demeure. Il serait placé dans un épade quelconque
le temps d’ériger à la place l’établissement pilote, le Smart home Amélie :
ça sonnait rudement bien « le Smart home Amélie » ; ça frapperait
l’imagination. Coup de pub, lancement du projet : tout s’organisait à
merveille dans l’esprit de Bernard. Il y aurait évidemment une
cérémonie en grandes pompes pour l’inauguration.
À partir de là, le film se déroulait en accéléré sur son lobe frontal
exalté : bouteilles de champagne, les bouchons fusent, ovations et feux
d’artifice, la Chevauchée des Walkyries, les Carmina Burinées ou quelque
chose comme ça – demander à Hélène l’érudite – le paternel
promptement relogé à domicile, « hôte d’honneur », « résident
émérite » – trouver des termes qui claquent – photos à la une des
journaux, du genre Forbes ou Paris-Match, les imprimantes tournent à
plein régime, couverture de Time Magazine, Bernard élu personnalité
de l’année, sourire nacré, aisance et décontraction dans son costume
croisé, portrait unique – modestie oblige – dupliqué à l’infini, car il ne
faut pas lésiner ; invitation sur les plateaux télé, vidéos en boucles sur
internet, « bonté filiale exemplaire », « génie du business au service de
391
la famille », la journaliste-vedette confite d’admiration s’exclame : « Fils
aimant, époux modèle, DG admiré, décidément M. Bérenger, tout
vous réussit, vous êtes l’homme parfait » et lui du tac au tac :
« N’exagérons rien : j’exploite au mieux les concours de circonstances
dont je suis la victime consentante », modestie de bon ton ; formules
chocs, reprises et analysées par l’intelligentsia parisienne, la coqueluche
des think tanks ; la douce Hélène le couve des yeux en coulisses,
Hélène la malicieuse guette son retour en nuisette ; lui flapi par les
combats de la journée, tandis qu’elle brique la lance de son chevalier ;
l’Élysée demande conseil, réception à Versailles : « Laissez-moi vous
présenter ma charmante épouse… », regards concupiscents des plus
haut placés – bas les pattes les envieux ! c’est la mienne – les tuteurs de
famille subjugués, les dépendants bavant d’attendrissement, « fin de
vie : un avenir optimisé », les commandes affluent, le Président de la
République place sa propre maman en Smart O’, pourquoi pas dans la
chambre voisine du père ? « Eh la vioque ! viens donc voir mon
vernissage fécal » – ouh là là, non ! ce serait trop risqué – ;
introduction du titre en bourse, « l’argent bien placé des cheveux
d’argent », flambée immédiate du cours, première rivière de diamants
illuminant la gorge d’Hélène, premier Smart O’ construit sur le sol
américain, Bill Gates devenu grabataire demande à être résident et
actionnaire ; le Fils Parfait à la conquête de la Chine, l’Empire du
Milieu pavé d’hexagones, un succès fabuleux, un horizon éclatant !
Avec en sous-main la séparation définitive des cibles J et L, l’une au
bercail et l’autre au frigo. Finie la rigolade, l’affaire serait rondement
menée.

Dans l’état de démence où était le paternel, on ne savait jamais


comment il pouvait réagir. Bernard redoutait toujours autant ses coups
de colère bien que Fontvieille lui assurât sans cesse qu’il avait la
situation en main. Malheureusement, les médicaments ne faisaient pas
tout. Il fallait compter avec les impondérables du programme Small
Sister. Il y en avait de deux sortes depuis la nuit dernière : tout d’abord
les facéties imprévisibles de Lucien, à l’image de son escapade dans un
392
bal douteux, et ensuite – et surtout – la stupidité insondable de
Magenta.
En une seule journée, ce tocard avait réussi primo à bousiller le
drone – une merveille pourtant réputée indestructible d’après les
revues spécialisées –, secundo, à perdre la trace de la cible J un laps de
temps qui aurait pu suffire à provoquer un drame et tertio, à
déclencher l’alerte rouge sous le coup de la panique, alors que Small
Sister ne signalait rien de grave.
Or, l’alerte rouge, c’était le niveau de danger extrême, l’intervention
musclée, le déploiement d’une escouade d’élite. Obséquieux, le
Contrôleur général avait insisté que ça coûtait cher, en louchant de
façon explicite vers sa boutonnière dépourvue de rosette. Six hommes
armés jusqu’aux dents, rompus au combat en corps-à-corps, entraînés
à survivre en milieu hostile et tout le bataclan, avec rapport
circonstancié en haut lieu pour cause de menace terroriste latente. Il en
allait de la Sûreté Nationale.
Crotte alors ! Fallait-il qu’il fût aussi sot ce Magenta ! Bernard l’avait
prévenu avec cet air condescendant qu’il réservait aux subordonnés
pris en faute : « De la discrétion, du doigté, commissaire. Le temps de
la gaudriole est passé. Voici venu celui de vous racheter. Pas
d’interpellation intempestive, on reste aimable. On n’oublie jamais
qu’on foule la terre de la respectable famille Bérenger. L’esprit est à la
visite de courtoisie. Surtout, pas un mot dans la presse. L’honneur du
nom est en jeu. On a déjà frôlé la catastrophe pendant que vous faisiez
le mariol dans les marécages. Alors je veux bien oublier cette bévue,
toutefois ma mansuétude a plus de limites que mon entregent. »
Magenta avait répercuté les consignes au responsable de l’escouade
d’élite :
« Pas de barouf les amis, il y a eu maldonne. C’est un simple exercice
de simulation. Il n’y a pas vraiment de danger. On fait juste semblant.
– Qui joue le rôle des terroristes à appréhender ? demanda le chef un
brin interloqué.
– Il n’y en a pas. Même pour de faux, on reste courtois quoi qu’il
arrive. On se conduit comme si on venait prendre le thé. C’est un
393
exercice d’empathie psychologique. »
Le chef fit à son tour un rapport à ses hommes :
« On joue sur du velours, les gars. Ça va se passer chez un gros
bonnet. Il n’y aura pas plus de terroristes là-bas que d’hémorroïdes
dans le trou de mon cul. On ne relève pas les identités, on
n’appréhende personne. On sourit tout le temps comme si on avait la
chatte de sa bourgeoise en ligne de mire. On fait dans l’approche
psychologique. On s’épile le maillot et on travaille l’empathie, genre
club de vacances.
– Alors pas besoin du barda, chef, fit un petit malin. On peut se
mettre en bermuda.
– C’est ça, et tu peux aussi te décorer la bite, histoire qu’on la
repère. »
Voilà à quoi Bernard en était réduit à présent : obligé de rentrer chez
lui sous l’escorte d’un escadron spécialisé ! Il règlerait son compte à
Magenta dès qu’il n’aurait plus besoin de lui : le policier terminerait sa
carrière en compagnie du moloch.

Abandonnant la pergola, le regard du frère aîné termina son tour


d’horizon sur le chantier de la Belle Lili, à peine dissimulé par quelques
arbres. Proue au vent, il y avait un rafiot soutenu par des béquilles, qui
traçait sa route dans la pinède.
Bernard eut un coup de sang. Quelle était cette farce ? Le Hollandais
volant perdu en pleine garrigue ! Son domaine était transformé en
dépotoir pour vieux gréements.
Découvrant le romanichel assis dans l’herbe avec une gourgandine, il
comprit qui était l’instigateur de ce coup-là.
Les premiers moutons commençaient à envahir l’allée. Le vent
chiffonnait les bêlements et les dispersait à tout-va. La chèvre
amoureuse caracola vers le pêcheur à la saveur salée. Impassible sous
le casque et la poitrine à l’épreuve des balles, le chef estima que la
menace était nulle et il laissa le caprin passer.
« Monsieur Gérard, déclara le fils Bérenger, je sais les liens d’amitié
qui vous unissent à mon frère. Il ne faudrait toutefois pas en abuser.
394
C’est la deuxième fois que je vous surprends en ces lieux. Or, il s’agit
d’une propriété privée et votre présence constitue une effraction. Je
parle sous le contrôle et la protection d’un officier de police
assermenté. »
Il adressa un regard de connivence à l’humanoïde qui tenait une
mitraillette en bandoulière. Celui-ci inclina un peu la tête et on devina
un sourire affable derrière le masque grillagé. Bernard reprit :
« S’il faut absolument vous loger, la mairie met à votre disposition
des aires aménagées pour les gens du voyage. N’hésitez pas à faire
appel à sa générosité. Elle vous fera remplir un formulaire et le tour
sera joué. Vous cohabiterez avec des gens de votre espèce et vous
pourrez jouer de la musique ensemble autour d’un feu de camp, loin
des oreilles que vous importunez. Quant à cette roulotte qui menace
de basculer sur mes cyprès, elle insulte mon paysage et dégrade mon
environnement. Il est clair que sa place n’est pas ici, mais dans une
décharge.
– Cher monsieur, répondit Gérard en prêtant sa main à lécher à la
chèvre, je crains qu’il n’y ait un effroyable malentendu. Ce que vous
appelez “roulotte” n’est pas destiné à rouler, mais plutôt à naviguer.
Son profil est idéalement taillé pour fendre les flots et il suffirait de
hisser la voile pour que vous preniez conscience de votre méprise. Il
s’agit en fait d’une bétoune : une barque traditionnelle des étangs qui
appartient à Monsieur votre père. Vous pouvez le vérifier auprès de
lui… »
L’assurance de son ton commençait à déstabiliser Bernard. Il lui
apparut soudain que le gitan ne racontait peut-être pas une fable. Le
vieux avait effectivement eu jadis une barcasse sur laquelle il aimait se
promener. Il lui avait même donné le nom d’un symbole chimique –
c’était le truc mnémotechnique pour s’en rappeler – genre Na pour le
sodium. Na, Nana… La Belle Nana ! Oui, c’était quelque chose
comme ça. Le père en était fier. Il n’était pas improbable qu’il lui fût
venue la lubie de la remettre à l’eau.
Gérard poursuivait : « Ce noble loup de mer m’a confié la mission de
caréner son embarcation. Par l’entremise de Lucien et en vertu de sa
395
qualité de tuteur, nous avons établi un contrat en bonne et due forme
– authentifié à la mairie – dans lequel votre père est le maître
d’ouvrage et moi-même le maître d’œuvre ainsi que l’atteste le numéro
d’identification de mon entreprise, qui répond au doux nom de Siren,
comme la créature aquatique dont l’ingénieux Ulysse redoutait le chant
mais non pas la vision. Telle est donc la raison de ma présence ici.
Monsieur votre père vient souvent s’asseoir sur ce banc pour surveiller
de près les travaux et contempler la métamorphose de La Belle Lili.
C’est lui qui m’a ordonné d’emménager cette aire en chantier, avec
l’autorité et la clairvoyance qui le caractérisent. Quel fort caractère il a !
Et je ne suis que l’humble serviteur dans cette affaire. Je suis désolé du
désagrément causé. Il va de soi que c’est un inconvénient temporaire :
je ferai place nette à la fin de l’ouvrage. J’évacuerai les déchets,
conformément aux clauses du contrat et la Nature reprendra ses
droits. »
Paulette écarquillait les yeux. Ça lui en bouchait un coin d’entendre
comme il s’exprimait, le troubadour. Grattant quelques accords à la
guitare, le pêcheur s’était mis à chantonner plus qu’il ne parlait :
« Votre père a hâte de retrouver sa Belle Lili d’antan pour sillonner
les étangs en sa compagnie. Son envie est touchante, vraiment. Son
impatience refait de lui un jeune homme. “Affole-toi le minou, mon
Gérard” dit-il souvent avec une familiarité qui m’honore. Je lui
réponds qu’on ne peut pas aller plus vite que la musique. Il serait
étonnant de l’entendre renoncer à ce projet. N’étant néanmoins que
l’exécutant, j’arrêterais immédiatement le chantier s’il me le
commandait ; sous réserve bien sûr que je sois payé pour le travail
accompli et dédommagé pour le matériel acheté, car je dois déclarer
aux impôts tous les mouvements d’argent. Il n’y a pas de problème, on
peut s’arranger avec l’administration.
– Et moi, je viens lui livrer son viagra, intervint Paulette.
– Que dites-vous, malheureuse ? s’étrangla Bernard. Mon pauvre
père a depuis longtemps perdu le goût de la bagatelle… »

396
Chapitre 28

Poussé par les aboiements de Sankara, le gros du troupeau remontait


l’allée sans trop de bousculade, comme si la vision des policiers armés
inspirait aux animaux de mettre de l’ordre dans les rangs. Le vent
semblait s’adoucir, laissant le soleil rayonner de plus belle. Des oiseaux
profitaient des accalmies pour se rengorger et laisser libre cours à leur
chant. Entre leurs propres pépiements, les sursauts du cers, les
bêlements des uns et les béguètements des autres, on avait
l’impression d’un orchestre en train d’accorder ses instruments.
Le Dr Fontvieille s’était laissé emporter par la marée des moutons en
risquant un pied en-dehors de l’ambulance. Il avait pris l’initiative de
faire venir le véhicule lorsque Magenta l’avait informé de l’accident
survenu au père Bérenger.
Bien que le commissaire se voulût rassurant, il y avait quelque chose
d’inhabituel dans son élocution qui l’avait alerté, un traînement pâteux
alors qu’il bafouillait : « ce n’est pas grave… un petit choc de rien du
tout… la tête ça saigne beaucoup… on sait ce que c’est, la
tête… sinon, R. A. S. comme d’habitude ». L’aube pointait lorsque le
policier avait appelé. Il avait vidé une dernière bouteille de blanquette
avant d’aller se coucher. De son diagnostic confus, le docteur avait
déduit qu’un scanner s’imposait. Même si le traumatisme crânien était
léger, Jacques pourrait en garder des séquelles avec toutes les
substances qu’il prenait. Le praticien s’était vraiment inquiété lorsque
l’infirmière avait prévenu que les Bérenger n’étaient pas à leur domicile
à l’heure de sa visite.
Il reconnaissait qu’au-delà de l’intérêt scientifique du projet Small
Sister, le choix du fils cadet en garde-malade avait été judicieux. Celui-ci

397
était aux petits soins pour son père et surtout d’une patience infinie.
Dieu sait que l’ami Jacques n’était pas commode ! Fontvieille était bien
placé pour connaître le bonhomme. Toutefois, ce Lucien avait un
passé dévoyé et des fêlures de caractère qui faisaient de lui un drôle de
loustic. Seule l’implantation de Small Sister dans son organisme
garantissait que le sujet se maintiendrait dans le droit chemin. En plus
de surveiller étroitement ses mécanismes les plus intimes, la puce
délivrait une masse inouïe de données sur le fonctionnement du
cobaye humain. Elles allaient permettre à la recherche médicale de
faire un bond gigantesque. Jusqu’à présent, l’expérimentation avait été
un succès, tant sur le plan policier que scientifique. Raison de plus
pour redoubler de vigilance et ne pas gâcher des résultats prometteurs.
Telle était la position rigoureuse de l’expert, dont les premiers articles
concernant le protocole Small Sister commençaient à être examinées
par de prestigieuses revues médicales.

Fontvieille vit se profiler la silhouette de Jacques sur le perron de la


maison. Sa tête bandée ressemblait de loin à un œuf d’autruche. Le
troupeau s’était détourné de lui pour s’engager dans le passage sous la
pergola en direction du jardin d’Amélie. Le vieil homme s’appuyait sur
sa canne et s’aventurait tout seul dans l’allée en repoussant du bout
ferré quelques moutons à la traîne. Là où il se trouvait, la façade le
protégeait du vent, c’était tant mieux. Bien que lente, sa démarche
paraissait moins vacillante que d’habitude au docteur. Celui-ci en fut
réconforté.
« Fontvieille, nom de Dieu ! Fontvieille, au rapport ! » Intempestive
et brutale, la voix du patriarche avait tonné avec cette autorité qui
terrorisait naguère son entourage. Il semblait sur le point d’expectorer
un magma en fusion. Le regard enflammé et la canne brandie, il
gronda : « Fais fissa, toubib de zbouba, ou la tête je t’esplose ! »
C’est le signe d’une bonne tonicité, se rassura le docteur. Il n’était
cependant pas exclu qu’elle dégénérât en un pénible débordement.
Sans sa dose matinale de neuroleptiques, le patient était en équilibre
précaire sur le fil tendu de son humeur. Il pouvait à tout moment
398
basculer soit d’un bord soit de l’autre, dans l’abattement ou la fureur.
Avec lui, ça se jouait à pile ou face : il irait là où le vertige l’entraînerait.
Fontvieille s’avança à pas mesurés en vérifiant qu’il avait bien une
seringue dans sa trousse.
En entendant l’éclat de voix, Bernard eut un haut-le-cœur surgi des
oubliettes de son enfance. L’injonction, le grondement, la menace
implicite, tous ces signaux ravivaient un écho déplaisant en se
combinant dans sa tête. Il fut pris aux tripes. Plus tangible que la
réalité, le souvenir du père jeune et glorieux dans sa posture de tyran
satisfait se superposait à l’image du vieillard voûté sur sa canne. Il
s’entendit murmurer : « Tous à l’abri ! » car il savait en son for
intérieur que l’accès de violence était imminent. C’était pire que les
trompettes de Jéricho et le sifflement des stukas réunis. Seule maman
parvenait à stopper cette horreur, mais maman n’était plus là. Bien que
le patriarche n’eût jamais tourné sa colère contre lui, Bernard – le fils
modèle, le préféré des enfants – ne supportait pas de l’entendre hurler
ni battre son frère, même si cet imbécile-là trouvait un malin plaisir à
exciter sa fureur.
Le fils aîné se boucha les oreilles comme il le faisait jadis. Il recula
d’un pas pour se ranger à côté du chef de guerre et fantasma de lui
ordonner : « Descendez-moi ce braillard ! ».
La voix du père retentit de nouveau, avec étonnamment moins
d’ampleur : « Poh ! Poh ! Poh ! Regardez-le moi traîner des spargates.
Affole-toi le minou, la purée de tes osses ! Sur la vie de ma mère, faut ti
que je vienne te tirer par le bout du roseau ? C’est la cagagne ou quoi
qui te plombe le falzar ? »
Fontvieille accéléra le pas en s’excusant : « J’arrive, j’arrive, Jacques.
Surtout ne t’énerve pas. »
Le père réagit d’un ton presque guilleret : « Depuis quand tu tutoies
ton lieutenant, face de caguette. Suce-moi la bite et tringle-moi le fion
tant que t’y es. »
Les images étaient crues et pourtant il y avait quelque chose de franc,
de presque aimable dans sa manière de s’exprimer. Le docteur en resta
interloqué. Il n’avait jamais entendu Jacques s’adresser à lui ainsi. S’il
399
existait un semblant d’amitié entre eux, le vieux Bérenger la gâchait
d’habitude par un ton beaucoup plus venimeux.
Surpris par la tournure tranquille des événements, Bernard était
revenu à l’écoute. Il leva les yeux au ciel en songeant : « Mon Dieu,
quel langage ordurier ! » Il crut entendre un gloussement caverneux
depuis le heaume d’à côté. À l’évidence, le chef du commando se
marrait.
C’était insupportable ! Le nom des Bérenger allait être associé à cette
pantalonnade. Toute la police en ferait les gorges chaudes. Si jamais ça
s’ébruitait, Bernard passerait pour un bouffon aux yeux de ses
mécènes. Quelle désastreuse publicité pour Smart home ! On ne pouvait
décidément pas compter sur la famille.

Faisant une apparition mains dans les poches, Lucien rejoignit le père
et lui dit : « Labes, mon lieutenant. Il fait chaud, non ? Je vais te
chercher un verre de gazouze si tu en veux.
– Mektoub, je veux bien. Ti es un bon chaouch, toi. »
Se tournant vers Fontvieille, le fils expliqua :
« C’est du pataouète. Le père parle comme ça depuis peu. Les
expressions lui viennent facilement, ça semble l’apaiser. Étonnant,
non ? Elles sont enregistrées et archivées proprement dans un coin de
sa mémoire. En même temps, je me demandais d’où lui venait ce
langage puisqu’il n’y a pas de sang pied-noir dans la famille. En
fouillant dans ses papiers, je suis tombé sur des lettres qui m’ont
donné en partie la clé de l’énigme. Ça vous intéresse ?
– Ma foi, oui, mentit le praticien qui était prêt à toutes les
concessions pour embarquer au plus vite le patient dans l’ambulance.
– Je savais que votre esprit scientifique serait titillé. Après la guerre
d’Algérie, Jacques Bérenger a longuement entretenu une
correspondance avec un capitaine qu’il a connu là-bas. C’est lui le
pied-noir dans l’affaire. On retrouve dans ses lettres la plupart des
expressions que mon père utilise en ce moment. Vous pourrez le
vérifier en les lisant, elles constituent un document passionnant. Les
propos qui sortent de la bouche de votre patient ne lui appartiennent
400
pas vraiment. Ils font revivre ce personnage pittoresque avec qui le
lieutenant Bérenger s’est lié d’amitié dans les Aurès. Je ne sais pas s’il a
lui-même vécu les scènes que sa mémoire restitue, ni s’il y a assisté, ni
même s’il les a simplement lues. En tout cas, elles ont l’accent de la
réalité.
– C’est une théorie très intéressante, Lucien. En attendant de la
vérifier, il faut que j’emmène votre père à l’hôpital pour lui faire passer
un scanner. Avec le coup qu’il s’est pris sur la tête, j’ai le devoir d’être
prudent. Je le garderai quelques jours en examen et je vous rendrai
notre cher Jacques plus fringant que jamais. »
Lucien n’en crut pas un mot. L’attitude de Fontvieille était fuyante et
le ton de sa voix sonnait faux.
Deux infirmiers s’avancèrent pour encadrer le père qui semblait tout
d’un coup s’être absenté de lui-même. Son regard s’était éteint et sa
posture avait perdu toute consistance. Il s’était retiré dans le dédale
intime des souvenirs qui lui échappaient. Au risque de se perdre à
jamais, il trouvait plus de réconfort dans sa propre obscurité que dans
l’éclat de la réalité. Il laissait l’enveloppe atone de son corps à
disposition. Il ne subsistait plus de sa vitalité que le tremblement de
ses mains sur la crosse de sa canne.
Entre ses doigts osseux, Lucien vit des striures sur la surface polie du
bois de châtaignier. C’étaient des ornements que le père avait lui-
même pyrogravées : des velléités d’artiste somme toute touchantes. Le
fils eut le sentiment qu’il le voyait pour la dernière fois et que son rôle
de factotum s’arrêtait là.
Le vieil homme se livra aux mains des infirmiers qui l’entraînèrent
vers l’ambulance tandis que Bernard allait à leur rencontre. Il arrêta le
trio pour s’adresser à son père avec une jovialité forcée : « C’est moi,
papa. Tu me reconnais ! ... »
Celui-ci ne tourna pas la tête. Voilé d’un film opaque, son regard
flottait comme un poisson mort dans un aquarium.
« C’est moi : Bernard ! … ton fils Bernard… » insista-t-il.
Il n’eut pas plus de succès. Voilà qui était perturbant. Il n’avait pas
plus d’existence aux yeux de son père qu’une molécule d’air ambiant et
401
il signifiait moins qu’elle. C’était bien la peine de se donner tant de mal
pour un ingrat pareil.
« C’est bon, commanda l’aîné des Bérenger, vous pouvez
l’emmener. »

Lucien vit de loin un couple s’engager dans les allées du verger.


C’étaient Hélène et Pierre qui revenaient du potager.
Celle-ci avait pris l’habitude d’y accompagner le jardinier après leur
promenade quotidienne à l’étang de l’Œil Doux. Elle aimait regarder le
corps de cet homme s’activer. Elle le trouvait souple et puissant dans
son travail. Il ne semblait jamais être en peine quelle que fût la
difficulté. Il lui expliquait volontiers ce qu’il faisait et elle comprenait le
sens de chacun de ses gestes. C’était moins abscons que les
essaimesses d’un DG.
Il avait planté des bouquets de dahlias, de pivoines et bien sûr de
roses au bout des rangées de légumes, officiellement pour attirer les
abeilles et favoriser la pollinisation. Officieusement, l’intention de
Pierre était moins avouable. Il souhaitait contempler les mains
d’Hélène en train de cueillir les fleurs, ces mains fines et délicates aux
doigts déliés, ces mains admirablement symétriques au nombre parfait
de deux, ces mains qui brassaient les tiges avec douceur après les avoir
taillées avec soin, ces mains dont la blancheur transformait la morsure
du soleil en baiser, ces mains interdites qu’il ne prendrait jamais dans
ses grosses pattes tant qu’elle ne l’inviterait pas à le faire, ni pour
respecter l’avertissement de Gérard ni pour se prémunir de ragots
malsains, mais plutôt pour laisser mûrir en elle le désir de les lui
donner, ces mains qui l’avaient d’abord attendri avant de le subjuguer
par la vigueur des mâles émotions qu’elles faisaient germer en lui, ces
mains qui étaient petit à petit devenues le tuteur autour duquel ses
rêves s’enroulaient, ces mains qu’elle avait dépouillées de gants au
mépris de ses propres préventions prophylactiques et malgré la timide
remontrance qu’il lui avait faite, révélant ainsi sa crainte qu’elles ne
fussent abîmées, ces mains qu’elle lui offrait néanmoins à la vue dans
tout la splendeur de leur nudité en signe de la confiance qu’elle lui
402
accordait, ces mains qui concentraient désormais dans leur innocente
simplicité toute l’intensité contenue de deux passions qui se
cherchaient.
Observant les deux silhouettes qui s’approchaient, Lucien trouva le
couple charmant. Hélène était pimpante dans cette robe légère que la
brise faisait voleter sur ses jambes tout en caressant les pétales d’une
brassée de pivoines posée sur son corsage. En salopette, Pierre était
guilleret malgré deux paniers de légumes portés à bout de bras, dont ni
le poids ni la dimension ne semblaient le gêner. Comme tous les deux
se tenaient à distance respectueuse l’un de l’autre, il n’y avait rien de
compromettant à les découvrir ainsi ensemble. Pourtant, déjà visibles
de loin, il y avait une rougeur sur le visage de l’homme et une
sensualité dans la démarche de la femme, qui ne pouvaient être ni l’une
ni l’autre imputables à des travaux champêtres. Elles laissaient présager
une complicité des regards, qui n’échapperait pas à un mari jaloux et
suspicieux une fois que la distance le permettrait.
C’est pourquoi Lucien songea à faire diversion en s’approchant
délibérément de Bernard.
« Bonjour mon frère, dit-il. Que nous vaut le plaisir de ta visite aussi
solennellement annoncée ? C’est un ballet impressionnant que vient de
nous offrir cette troupe en tenue de combat et blouses blanches. Le
commando de choc est chic et le spectacle est digne du maître des
lieux. Tout en proclamant ton autorité, il nous rappelle
opportunément que puissance policière et protection sanitaire sont les
deux mamelles de la France. Quelle leçon tu nous donnes ! Tous ces
hommes doivent avoir sacrément chaud. Accompagnez-moi dans le
salon où je leur servirai des rafraîchissements.
– Arrête de te foutre de moi, Lucien ! s’exclama Bernard. Tu viens de
te mettre dans un sale pétrin. Cette nuit, tu es sorti du périmètre
autorisé et tu as mis en danger la vie de notre père. Tout ce
déploiement de force est le résultat de ton inconséquence. Tu as
déclenché l’alerte rouge, imbécile !
– L’alerte rouge, peste ! C’est le mauvais côté de l’arc-en-ciel.
Pourtant ce brave commissaire Magenta ne m’a pas quitté d’une
403
semelle et il n’avait pas l’air plus inquiet que ça.
– Magenta est une andouille ! fulmina Bernard. Tu ne te rattraperas
pas en lui faisant porter le chapeau ! Tout ce qui arrive est de ta faute
et, par ta faute, me voilà dans de beaux draps. À ce niveau de gabegie,
je dois rendre des comptes en haut lieu, moi. On ne mobilise pas un
commando d’élite à la légère. Tu sais combien ça coûte au
contribuable de déplacer ces guerriers ?
– Certainement moins que s’il y avait eu un véritable danger, dit
Lucien en entraînant amicalement son frère vers la maison. Je vais leur
faire goûter à mon vin pour les dédommager de leur peine. Tu as vu
au passage comme nous avons joliment arrangé les choses avec papa :
le verger, la pergola, la Belle Lili... et tu n’es pas au bout de tes
surprises quand tu verras le jardin de maman. Le domaine est en train
de gagner énormément de valeur. Il sera extrêmement prisé sur le
marché de l’immobilier quand tu en hériteras. »
Lucien se sentit pathétique de recourir à un tel argument. C’était sans
espoir. La partie était à l’évidence perdue pour lui et pour le fantôme
d’Amélie. À la place du jardin, s’élèverait bientôt l’un de ces
établissements smart dont son frère avait la lubie. Les travaux de
démolition ne commenceraient probablement pas tant que le père
occupait les lieux. S’il ne revenait pas bientôt, ce serait le signe que la
mise en chantier était imminente. Comme les sorts des cibles J et L
étaient étroitement liés, le protocole de Small Sister prévoyait peut-être
que le factotum suivrait le vieil homme ailleurs pour continuer à
s’occuper de lui.
Lucien devinait qu’il ne fallait pas trop compter là-dessus. Il avait
plutôt le pressentiment que le père ne rentrerait pas de l’hôpital et que
lui-même finirait sa peine en prison. C’était une fatalité qui le
poursuivait depuis qu’il s’était exilé en Argentine. Il n’y échapperait
pas.
Small Sister rendait toute fuite impossible désormais. Cette saleté de
puce l’avait neutralisé. Il crut entendre une fois de plus son petit
ricanement vibrer au fond de sa chair tandis qu’un poème lui revenait
en tête :
404
Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Il abattait sans illusion sa dernière carte en essayant de faire vibrer la
corde du lucre dans l’esprit de son frère. C’est une corde dont lui-
même se méfiait depuis qu’il en reconnaissait la puissance chez la
plupart de ses congénères.
Lucien était convaincu que le bruit de cette corde entretenait
l’homme dans son incommensurable vanité d’être une espèce
supérieure à la Nature qui l’avait engendrée. Selon lui, l’histoire
glorieuse de l’humanité était simple à résumer : à partir du moment où
il s’était dressé sur ses jambes, l’homo sapiens s’était empli
d’arrogance, puis il avait perdu toute vergogne en sillonnant la Terre.
Plutôt que de s’émerveiller du don d’être là et de ce qu’il découvrait, il
avait corrompu son espèce au point de piller les ressources
ingénument offertes, de s’approprier tout ce dont il pouvait faire
commerce, de ravager tout ce qui ne rapportait pas, de dégrader la
beauté environnante et d’exterminer les êtres qui ne lui ressemblaient
pas.
Bernard-le-faux-jumeau était un fieffé représentant de cette confrérie
de la vanité. Le jardin d’Amélie n’avait à ses yeux que la valeur du trou
qu’il y ferait. À quelle fin ? Afin d’y couler du béton. Et pour quoi faire
? Construire un établissement dans lequel on prolongerait la vie de
vieillards pour mieux les dépouiller.
Ses arguments pour justifier un tel projet n’étaient pas difficiles à
deviner et Lucien n’avait pas envie de les entendre. Les calculs de
rentabilité de son frère étaient aussi précis qu’implacables. Il aurait
beau jeu de démontrer leur cohérence avec la logique de tout un
système : voyez ces personnes choyées par leur régime de retraite et
malheureusement tombées dans la dépendance, elles ont un trop plein
d’argent dont elles n’ont plus besoin ; il est bon de le redistribuer au
profit d’établissements comme Smart home où le corps médical

405
repousse l’échéance de vie autant que possible par déontologie. Tout
cela était rationnel. Bernard y trouvait son compte autant que la
société. C’était du win-win dans son langage. Inutile de parler de fleurs
et d’oiseaux avec lui. Les marchés ignorent ce genre de considérations.
Ils balbutient des prix et des facteurs d’escompte : c’était le seul
vocabulaire que comprenait son frère. Comme toujours, l’intérêt
financier l’emporterait.
Lucien se sentait démuni face à la mécanique implacable du profit. Il
ajouta sur un ton las : « Tu devrais en discuter avec le père. Il lui reste
encore des éclairs de lucidité. Jardin, bateau, maison, il est d’accord sur
toutes les rénovations, tu peux lui en parler. Il n’a jamais perdu de vue
tes intérêts. Il a beaucoup d’admiration pour ta réussite.
– J’en suis très touché, dit l’aîné, mais je ne tirerai aucun bénéfice
d’accroître la valeur du domaine. Qu’il reste dans son jus est la
meilleure chose à faire. Quant au bateau, je souhaite que ton copain en
déblaye le terrain d’ici une semaine. Tu le lui diras, sans vouloir te
commander. Je suis très chagriné par ton comportement, Lucien. Tu
trahis ma confiance alors que j’essaye de t’aider. Je ne parle pas de tes
initiatives agrestes qui ne figurent pas dans ton contrat de travail. Tu
n’imagines pas, mon vieux, les montagnes que j’ai dû remuer pour que
l’autorité accepte de commuer ta peine en un séjour agréable ici. Je
veux parler de ces gens que tu introduis à mon insu sur le domaine,
sans parler de tous ces moutons qui gambadent à droite et à gauche
comme s’ils étaient chez eux. Tu as l’air d’oublier que je suis nu-
propriétaire ici. J’ai le devoir sacré de protéger les lieux de toute
effraction. J’aurais pu arranger les choses en douceur si je n’avais été
contraint de me faire escorter par les forces de l’ordre à la suite du
cataclysme que tu as déclenché. Me voilà malheureusement réduit par
ta faute à la douloureuse extrémité de procéder à une évacuation manu
militari.
– Ne te donne pas cette peine, mon frère. Il me revient de réparer
mes erreurs. Je congédierai tout le monde. On n’entrera plus ici
comme dans un moulin, tu en as ma parole.
– À la bonne heure ! Tu as enfin compris les vertus de l’obéissance.
406
Magenta t’enverra un drone pour te rappeler cette promesse. Cela
évitera en outre d’encombrer la maison par la présence de ce ballot.
T’accommodes-tu bien de cette petite puce que nous avons dû
t’implanter ?
– À merveille ! Je m’y suis tellement habitué que je serais maintenant
désorienté qu’on me la retire.
– Il n’en est pas question. Le protocole ne le prévoit pas car
l’opération serait fatale pour toi.
– Tu m’en vois soulagé. Quand est-ce que le père reviendra à la
maison ?
– Aussitôt que Fontvieille aura terminé ses examens de routine. Je
constate avec satisfaction que vous êtes devenus inséparables, le père
et toi. Lorsque j’ai eu l’idée de vous réunir, je pressentais que ça vous
donnerait l’occasion de vous réconcilier. Une fois de plus, j’ai eu
raison. Je suis réconforté de voir que l’esprit de famille n’a jamais été
aussi fort que maintenant. C’est maman qui serait contente ! Je vais
pouvoir te laisser vaquer à tes occupations en toute sérénité. »
L’arrivée d’Hélène troubla un peu cette sérénité. Elle apparut seule,
le regard caché sous des lunettes noires et les bras chargés d’un
bouquet de pivoines. Elle attaqua frontalement avant que le mari n’eût
le temps d’ouvrir la bouche.
« Que fais-tu ici ? » s’étonna-t-elle brusquement. Elle avait attendu
ses essaimesses toute la matinée. Pendant ce temps, elle avait fait la
tournée de tous les fleuristes en ville sans trouver ce qu’elle cherchait.
Savait-il qu’il n’y avait plus une seule pivoine en magasin qui ne fût
importée de Hollande ? Que penser d’un pays qui n’est plus capable de
faire pousser ses propres fleurs en pleine saison ?
En désespoir de cause, elle avait dû venir ici car elle savait que le
jardinier cultivait des pivoines pour attirer les abeilles. Elle s’était
servie puisque c’était gratuit. Elle avait été enchantée de voir tous les
changements apportés au domaine. Depuis le temps qu’elle n’y avait
mis les pieds, il s’était sacrément embelli. Même la maison avait perdu
son odeur bizarre. Elle en félicita Bernard. Ôtant subitement ses
lunettes, elle dévoila un regard auquel on ne refusait rien.
407
« Ramène-moi chez nous avant que les fleurs ne fanent, veux-tu,
mon chéri? » commanda-t-elle à son époux.

408
Chapitre 29

Après avoir été déclaré en parfaite santé par Fontvieille, le père


Bérenger ne rentra pas chez lui. Il n’y rentra ni tout de suite ni jamais.
La lésion bégnine au crâne servit de prétexte pour le mettre en pension
dans le pavillon Alzheimer d’un épade local.
En tant qu’ordonnateur principal du programme Small Sister, Bernard
souhaitait réduire au maximum les risques liés à l’erreur humaine : les
bourdes de Magenta et les initiatives hasardeuses de son frère avaient
sérieusement entamé le budget qu’on lui avait alloué. Heureusement, le
ridicule de l’expédition musclée au domaine n’eut aucun
retentissement dans la presse. Ce fut un souci de moins pour l’homme
d’affaires qui poursuivait sa campagne d’appel à contributions pour la
fondation Smart home. Réveiller l’argent par ses entreprises audacieuses,
voilà ce qu’il aimait.
Dans un compte rendu en haut lieu, il décréta que l’installation du
père en épade marquait la fin de la phase initiale du programme Small
Sister – celle qui associait la surveillance sanitaire de la cible J au
contrôle pénal de la cible L. Malgré un couac de dernière minute dû à
une erreur d’appréciation entièrement imputable au commissaire
Magenta, l’expérimentation s’achevait par « un succès à la hauteur des
ambitions » qui motivait de passer à l’étape suivante, dite de
« découplage ».
Désormais, les deux mouchards électroniques fonctionneraient
séparément, tout en continuant à collecter de précieuses données sur
le comportement des « sujets augmentés » – Bernard préférait ce
qualificatif à celui de « sujet implanté » qu’utilisait l’administration et
auquel il trouvait un je-ne-sais-quoi de désagréable. Les données

409
concernant la cible J renseigneraient sur ses réactions au changement,
suite au transfert du domicile en milieu hospitalier. Dans quelle mesure
le nouvel environnement améliorerait-il le bien-être physique et
moral du patient ? Telle était la question scientifique posée, à laquelle
Bernard prédisait que Small Sister apporterait une réponse
déterminante.
Quant aux informations délivrées par la puce localisée en L, elles
seraient opportunément complétées par celles provenant du « matériel
nomade » qui lui était connecté. Il s’agissait bien entendu du drone qui
devait régulièrement survoler le domaine familial où le frère cadet
demeurerait en détention jusqu’aux travaux de « reconstruction du
site ». En sus de la caméra, il était prévu que l’engin serait désormais
doté de flotteurs permettant l’amerrissage.
Le sort de Lucien semblait définitivement réglé. Grâce au
déploiement d’un appareillage électronique aussi sophistiqué, sa
surveillance ne présentait plus aucune faille. C’était moins le cobaye
prisonnier qui se trouvait augmenté de capacités extraordinaires que
l’imparfait petit commissaire attaché à ses pas. La puissance
technologique transformait le grotesque Magenta en un implacable
cerbère. C’était l’essence de l’idéologie transhumaniste telle que la
concevait Bernard.
Celui-ci était grandement soulagé que son frère fût éloigné du père
après avoir joué son rôle de factotum. Il commençait à trop prendre
ses aises à la maison, outre qu’il était parvenu à jouir d’un incroyable
ascendant sur le patriarche. La méfiance était de mise avec Lucien, on
ne savait jamais quel coup fourré il manigançait. Sa meilleure place
serait en prison, ce qui était maintenant l’affaire de quelques semaines.

Les planètes semblaient donc s’aligner idéalement pour Bernard dont


l’euphorie était encore accrue par le comportement d’Hélène. Jamais
son épouse ne lui avait offert un visage aussi gracieux. Chaque soir,
elle était tout sourire pour lui, même les jours où il avait oublié
d’envoyer l’un des trois essaimesses rituels. Elle avait enfin pris
conscience de la grandeur de ses projets et du surcroit de travail qu’ils
410
impliquaient. Plutôt que de tenir rigueur à son guerrier d’être distrait
par ses soucis et de lui en faire payer le prix par une soupe à la grimace
comme elle le faisait d’habitude, elle semblait lui vouer un amour plus
fort, plus grand, plus éclatant.
Elle-même en était transfigurée. Son bonheur la rendait rayonnante.
Chaque jour, elle embellissait la maison de sa présence enjouée et d’un
bouquet de fleurs fraîches. Chaque jour, elle le changeait sans attendre
qu’il fût fané. Des pivoines, des dahlias, des roses... Quelle idée
sublime ! se réjouissait son mari. Comment ne pas y voir un signe ?
On pouvait dire qu’elle s’y connaissait en sentiments, la bougresse !
Elle avait introduit un nouveau rituel dans leur couple : celui de la
tisane avant de se coucher. Camomille, tilleul, valériane, on se
demandait où elle allait chercher tout ça.
Souvent, elle avait un air… absent. Non, pas « absent », le terme
serait mal choisi, comment dire ? L’air d’être ailleurs que sur terre, de
s’être envolée haut, très haut, dans des limbes seulement accessibles
aux divinités.
« Tu verrais ça, mon cher, se racontait Bernard en rentrant du boulot.
On dirait une étoile tombée du ciel ! Et pour qui a-t-elle quitté la
stratosphère, la petite étoile ? Pour qui ?... Pour bibi ! »
Il n’avait jamais été aussi excité à l’idée de retrouver le moment où il
tapoterait le coussin. L’attente même en était exquise… et parfois si
épuisante qu’il lui arrivait de tomber de sommeil avant.

Pour accueillir le patriarche, Bernard avait trouvé une résidence de


luxe, juchée sur les hauteurs de la ville. Outre son personnel
hautement qualifié et ses équipements dernier cri, elle était renommée
pour sa salle panoramique. Construite en amphithéâtre, celle-ci
s’étageait sur sept gradins en demi-cercles suffisamment larges pour
accueillir des lits médicalisés, tous tournés vers une immense baie
vitrée. Elle offrait un point de vue imprenable sur la plaine alluviale
qui s’étendait jusqu’à la mer. Dans une atmosphère douce, entretenue
par la diffusion d’enregistrements audionumériques qui alternaient
adagios et requiem avec des bruits naturels tels que le flux des vagues,
411
le souffle de la brise dans la pinède ou le roucoulement de colombes,
les clients pouvaient contempler à loisir le paysage.
Jadis, il y avait eu là un golfe qui s’était refermé en lagune au fil des
siècles. Au sommet des collines qui en bordaient le contour, les tribus
élisyques avaient édifié des oppidums au premier Âge du fer. Les
vestiges que les archéologues exhumaient petit à petit révélaient
l’existence d’une civilisation futée, en contact avec les navigateurs
hellènes, italiques ou étrusques qui parcouraient déjà la Méditerranée
six siècles avant notre ère. Ce peuple était constitué d’agriculteurs, de
pêcheurs et d’artisans précurseurs dans l’art de façonner le bronze.
L’édification de comptoirs fortifiés sur les éminences du littoral offrait
une protection contre les raids de clans celtes ou de pirates catalans, en
même temps que des débouchés pour l’industrie des premiers
habitants du territoire. Bien avant l’occupation romaine, les Élisyques
avaient développé un intense commerce avec les navigateurs qui
venaient trouver refuge dans le golfe en cabotant le long des côtes
méditerranéennes.
Parmi les collines qui conservaient les trésors enfouis de cette
civilisation, il fallait compter celle où était bâti le domaine Bérenger.
Depuis la salle panoramique, le père aurait pu aisément distinguer le
toit de sa demeure émergeant des frondaisons dans le lointain. Il aurait
alors indiqué fièrement aux autres pensionnaires : « Regardez, c’est là-
bas que j’habitais ».
Au quadrillage net des vignes qui se découpaient sur le fond ocre de
la garrigue, succédait la zone floue des roselières qui s’enfonçaient
dans la vase des salines. Au-delà, s’élargissaient les étangs et, lorsque
l’horizon n’était pas embrumé par les entrées maritimes, on pouvait
voir le cordon littoral séparer cette étendue bleue en deux nuances,
celle turquoise qui trempait dans les terres et celle céruléenne qui se
diluait dans le ciel.
Il n’y avait pourtant jamais personne dans l’amphithéâtre pour
admirer un si beau paysage. Tous les hôtes de l’épade étaient sous
l’emprise de sédatifs qui brouillaient leur perception du monde
extérieur. Ils avaient perdu leur libre arbitre et ne regardaient
412
désormais pas plus loin que le bout de leur nez. Ils semblaient réduits
à l’état de minotaures : prisonniers de leur propre labyrinthe mental, ils
erraient sans but, livrés au hasard, mus par un automatisme vital. Dans
l’obscurité des embranchements et sous le plafond qui pesait au-dessus
de leurs têtes, il n’y avait pas d’autres issues que de fugaces éclairs
entrevus par les lézardes de la mémoire. Leur unique fil d’Ariane était
la pelote confuse qu’ils tiraient de leurs souvenirs dépenaillés.
Pour mieux les surveiller, on les rassemblait devant un écran de
télévision suspendu comme un lustre au milieu d’un vaste atrium.
Celui-ci était orné de vasques en plâtre surmontées d’une fontaine sans
eau et de colonnes en stuc coiffées de chapiteaux corinthiens, qui
donnaient à l’ensemble l’apparence d’un décor pour péplum
hollywoodien. En accord avec l’ambiance artificielle, les plantes
grimpantes et les bouquets de fleurs étaient en plastique. Le souci
d’harmonie n’était cependant pas poussé jusqu’à revêtir les
pensionnaires de toges. Les tenues étaient contemporaines, qu’elles
fussent aussi décontractées qu’un pyjama ou plus habillées. De fait, les
plus coquets se mettaient sur leur 31 pour la circonstance, car c’est
ainsi que l’on apparaissait en société.
Tous sexes confondus, les plus tranquilles des vieillards étaient ceux
qui étaient assis ou allongés, plus ou moins captivés par le programme
diffusé à la télévision. Il y en avait parmi eux qui n’avaient pas une
posture naturelle : certains étaient pétrifiés dans d’improbables
contorsions tandis que d’autres se balançaient de façon lancinante en
secouant parfois la tête. Ceux qui étaient debout ne tenaient pas en
place : ils divaguaient de long en large tout en jetant des regards effarés
vers l’appareil. Le son en était réglé de manière à réveiller les tympans
frappés de surdité. Une telle intensité permettait aussi de couvrir la
rumeur sempiternelle entretenue par les psalmodies disparates et
entremêlées qu’essaimaient les soliloqueurs en conversation avec le
néant. Les images qui défilaient sur l’écran créaient un point focal : à
défaut d’attirer l’attention, elles agissaient comme l’attache commune
d’invisibles laisses qui empêchaient le groupe de s’égailler.
Des infirmiers en faction aux quatre coins de la salle étaient attentifs
413
à la cohésion du troupeau.
Grâce à son implant électronique, le père Bérenger jouissait d’un
régime particulier. Il était le seul pensionnaire smart. Il pouvait sortir
des murs et se promener où bon lui semblait dans les jardins de
l’établissement. Small Sister le pistait en permanence et déclenchait des
alarmes qui clignotaient sur le tableau de bord de l’infirmière à la
réception, violette dès qu’il s’éloignait un peu trop ou bleue en cas de
malaise.
Le vieil homme n’usa pourtant jamais de ce privilège. Il préférait
rester dans sa chambre où son état déclina rapidement. En quinze
jours, il perdit l’usage de la parole, ainsi que l’envie de manger et de
bouger. Il déféquait aussi sous lui, mais quelle importance puisqu’il
existait des couches… pourvu que quelqu’un fût disposé à les
changer ?

Seydou était arrivé au domaine au moment où les forces de l’ordre


évacuaient le père Bérenger. Le berger retrouva ses deux amis toubabs
derrière la maison, en train de préparer le repas sur la table en pierre à
l’abri d’un pin centenaire. Gérard assaisonnait une salade de petites
courgettes jaunes avec une sauce menthe-verveine tandis que Lucien
surveillait la cuisson du lièvre sur un lit de braises. Pour l’occasion,
celui-ci avait débouché les dernières bouteilles de Descarada Luna.
Poliment, il avait proposé à l’escorte de Bernard et aux infirmiers de
prendre un verre pour marquer la fin des manœuvres d’une note
conviviale. C’était ainsi qu’on dédommageait les autorités
administratives pour leur dérangement à Saltaca. Cependant, les
mœurs n’étaient pas les mêmes ici. Le frère aîné avait décliné
l’invitation pour tout le monde en haussant les épaules. Il avait rappelé
qu’il ne tolèrerait plus aucune pénétration par effraction dans sa
propriété privée et que ceux qui n’avaient rien à y faire avaient une
semaine pour débarrasser le plancher.
Lorsque le cortège de véhicules ne fut plus qu’un nuage de poussière
au loin, Pierre surgit à son tour, l’air innocent, avec un plateau de
fraises en guise d’apéritif. Il y avait trois variétés différentes, ciflorette,
414
mara des bois et gariguette, histoire d’apprécier la saveur de chacune
par comparaison. C’était sa manie du moment. Avant chaque repas qui
réunissait la bande, le jardinier se plaisait à ouvrir l’appétit par ce qu’il
appelait « une dégustation horizontale » d’un produit particulier du
potager.
La discrétion dont il entourait sa relation avec Mme Bérenger avait
fini par rassurer Gérard, qui ne faisait plus aucun commentaire. Celui-
ci se mit à la guitare pour saluer l’arrivée du quatrième compère en
improvisant sur les Sonnets à Hélène :
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
Puis il demanda au Pink Floyd d’expliquer ce que signifiait cette
alerte rouge et quel type de terroriste il était. Lucien fut bien obligé de
révéler à ses compagnons dans quelle situation il se trouvait. À son
retour en France, on l’avait mis en prévention sous la surveillance de
Small Sister pour des délits bénins qui ne valaient pas la salive dont il
avait besoin pour se justifier.
La fête était finie. Des bulldozers viendraient prochainement détruire
le domaine et il irait terminer sa peine en prison. Telle était sa destinée,
il n’y avait pas d’échappatoire. Disant cela, il adressa à Seydou un
regard chargé de résignation, que celui-ci accueillit impassiblement.
Sur un air de guitare, Gérard s’étonna qu’il n’y eût pas moyen de
déjouer le contrôle de la puce. On devait pourtant pouvoir l’extraire de
sa niche par le même chemin qu’on l’y avait insérée. Lui-même ne
connaissait rien en « charcuterie », mais ce n’était sans doute pas plus
compliqué qu’une opération de l’appendicite pour un chirurgien
expérimenté.
Fixant de nouveau le Peul comme s’il poursuivait en parallèle avec lui
un dialogue muet, Lucien secoua la tête. Il avait essayé d’agacer la plaie
en la tripotant dans l’espoir qu’elle rejetterait l’implant. Seydou avait
deviné son intention et l’avait mis en garde : la méthode était trop
dangereuse. Il risquait de provoquer une septicémie à force de
s’obstiner. La puce était incrustée trop profondément pour qu’on pût

415
la retirer. Les chairs s’étaient ressoudées autour du mouchard, comme
si son corps avait fini par l’accepter. Il n’avait pas le choix : il lui fallait
se soumettre au sort qui lui était réservé.
Les accords de guitare devinrent grinçants. Un tel fatalisme agaçait
Gérard. Il croyait entendre le inch’Allah d’un dévot musulman. Ce
n’était pas dans le caractère de son copain d’enfance de renoncer à son
libre arbitre. Cette chose qu’on lui avait greffée sous prétexte de l’épier
était en train d’empoisonner son esprit. Elle portait atteinte à son
intégrité et sa dignité. Il y avait forcément quelque part des doigts
suffisamment habiles dans l’art de manier le scalpel pour s’en
débarrasser.
« Même les doigts les plus habiles mettraient ma vie en danger, dit
Lucien. C’est une responsabilité dont je ne peux accabler un autre.
J’entends ton empathie, mon ami. Crois-moi que j’y ai longuement
réfléchi : il n’y a pas d’alternative.
– Mektoub, dit Gérard. S’il n’y a pas d’alternative… J’aurais bien
essayé moi-même, si j’avais eu la dextérité d’un chirurgien plutôt que
ces mains faites pour gratter des cordes. Il ne reste plus qu’à cueillir les
roses d’aujourd’hui puisqu’il n’y en aura plus demain. Tout ce qui nous
entoure aura disparu. Le Pink Floyd ira moisir en prison, telle est la
Volonté Divine ; et nous, nous lui porterons des oranges, car nous ne
pouvons rien faire d’autre. Qui prétend s’insurger contre ce qui doit
arriver ? En vérité, nous sommes tous dans la main d’Allah et tous
nous nous envolons quand Il la secoue. C’est écrit dans la sourate du
“vent qui souffle”.
Sa guitare s’était mise à vibrer d’accents mélancoliques tandis qu’il
dévisageait Seydou avec provocation.
Celui-ci sortit de sa réserve pour traiter le chanteur de scorpion
sournois déguisé en hippie galeux. Il n’y avait pas de sourate qui
s’appelait le “vent qui souffle”; ce païen ne savait pas de quoi il parlait.
Jouer d’un instrument qui sent le poisson ne donnait pas le droit
d’invoquer le Coran ni le mektoub à tort et à travers. Dans la sourate
de « la vache », il était dit : « Allez à vos champs par où vous le voulez
».
416
Défiant narquoisement le regard de Gérard, le Peul demanda à
Lucien de lui servir un verre de la boisson interdite par le Prophète. Il
voulait honorer son ami en goûtant le jus du fruit pressé par ses mains.
Le pêcheur grogna en trinquant avec le berger à la santé des moutons
qu’il savait si suavement égorger. Lucien leur demanda d’arrêter sur le
champ leurs chamailleries qui gâchaient la tournure de la conversation
sans rien apporter sur le fond.
Ce ne fut pas la dernière palabre que les amis eurent à ce sujet. Le vin
et la musique aidant, ils trouvèrent le temps d’accorder plus
subtilement leurs points de vue d’un repas à l’autre.
Pierre souriait béatement. Il ne comprenait pas tout des propos
qu’échangeaient ses trois aînés. Il pressentait qu’un enjeu lui échappait,
mais peu lui importait. Il était heureux d’être en leur compagnie. Il
avait lâché tous ses chantiers de Candide pour se consacrer au potager
d’Amélie.
Outre que la terre était fertile, elle était riche en trésors
insoupçonnés. En retournant une rangée d’oignons, le jardinier avait
exhumé des fragments de céramique. C’est l’inconvénient de cultiver
des légumes sur l’emplacement d’un ancien oppidum élisyque : on ne
sait jamais sur quelle relique on va tomber. Il fit part de sa découverte
à Lucien et tous les deux troquèrent la bêche contre des cuillères et des
pinceaux à poils soyeux pour explorer le terrain. Ils parvinrent ainsi à
reconstituer une amphore à panse ventrue, surmontée d’un col
allongé, évasé en calice. La partie renflée était décorée d’une scène
représentant des personnages peints en rouge sur fond noir : près d’un
arbre autour duquel était enroulé un serpent monstrueux, se tenait un
colosse vêtu d’une simple peau de lion ; il empoignait un fruit
accroché à une branche tout en menaçant le reptile d’une massue,
tandis que trois nymphes affolées prenaient la fuite.
Les quatre compagnons tinrent conseil pour s’interroger sur le sens
de cette trouvaille. Pour Gérard, le serpent ne pouvait être que l’aîné
des Bérenger en train de s’accrocher à sa propriété et l’image indiquait
clairement le sort qu’il méritait : un bon coup de massue sur le crâne.
Quant aux trois nymphes en fuite, elles symbolisaient les espoirs qui
417
partaient en fumée.
Selon Lucien, la dépouille du lion flottant sur les épaules du colosse
le désignait comme étant Héraclès. La peinture devait raconter l’un des
douze Travaux qu’il avait effectués. Le héros symbolisait à lui tout seul
leurs efforts conjugués pour rendre de l’éclat au domaine.
Le destin en marche ne leur laissa pas le loisir de pousser plus loin
leurs investigations.
Pierre avait trouvé un trésor plus précieux encore : l’amour. Chaque
matin à l’aurore, il s’installait le cœur léger au volant de Bébert et
prenait la route de l’Œil Doux. Il partait rejoindre sa bien-aimée pour
une promenade sur la plage, qui durait jusqu’à l’heure de se rendre au
jardin d’Amélie, où invariablement elle insistait pour l’accompagner.
Là, leurs mains nues s’effleurèrent souvent avant de finir à l’improviste
par se trouver. Elle lui offrit son corps dans l’ombre épaisse et les
senteurs sucrées d’un figuier. Il s’émerveilla de la texture laiteuse de sa
chair.
Hélène ne repartait jamais sans avoir cueilli un bouquet dont le
parfum évoquait son bien-aimé dans l’attente du lendemain. Elle
emportait quelques herbes aussi, pour endormir paisiblement son
mari. S’il arrivait qu’auparavant celui-ci tapotât le coussin en prenant
l’air dégagé, elle se pliait avec tendresse au rite conjugal et honorait
avec amusement le sceptre qu’il lui tendait en songeant au corps
vigoureux de son amant. Par prudence, elle évitait de croiser son beau-
frère à la queue maléfique. En outre, elle prenait garde de se mettre à
couvert d’un arbre lorsqu’elle entendait le bourdonnement du drone.
On le repérait aisément dans le ciel, car il était annoncé par les cris de
trois mouettes qui, à chaque fois, revenaient l’escorter.
Bien que la caméra n’en recueillît aucune trace, les quatre compères
se retrouvèrent quotidiennement durant les semaines qui précédèrent
l’affaire dont le mystère alimente encore les conversations au village.
Dans cette période, Lucien continua de travailler au verger et réparer
la toiture de la maison comme si le domaine n’était pas condamné à
disparaître. Les arbres et la vigne chargés de fruits promettaient des
récoltes abondantes : c’était un objectif qui lui suffisait. L’activité en
418
plein air lui faisait oublier à quel point son périmètre de liberté était
drastiquement restreint. Il ne prêtait attention aux allées et venues du
drone au-dessus de sa tête que pour lui adresser de temps à autre un
petit signe de la main. Magenta l’interprèterait à sa guise au moment
d’en examiner le film.
Dans la situation précaire où se trouvait le détenu, chaque jour lui
semblait un sursis dont il fallait apprécier toute la saveur, comme
l’étreinte sublime d’un tango qui ne se reproduirait plus.
Le fantôme d’Amélie continuait à lui rendre visite. Elle approuvait
que son fils cadet fût apaisé. La tranquillité de l’âme qui règne dans
l’au-delà était pour elle la seule manière de résoudre les problèmes
qu’elle observait ici-bas.

La Belle Lili sortit du chantier comme prévu au bout d’une semaine.


Lucien aida Gérard à la mettre à l’eau puis ils embarquèrent tous les
deux. La barque bondit avec une énergie neuve et se coula dans le
clapot toute voile tendue. Elle était ardente et réagissait promptement
à la moindre rafale. Un vent puissant soufflait de terre. Lucien songea
que son père n’aurait jamais accepté de sortir par un temps pareil.
Une main agrippée à la barre et l’autre caressant le plat-bord, Gérard
ressentait les vibrations du bois jusque dans sa moelle épinière.
Changeant sans cesse de position pour compenser la gîte, il faisait
corps avec La Belle Lili emportée par les éléments. Il la manœuvrait
autant qu’il se laissait manœuvrer par elle. Il y avait un érotisme patent
dans leur manière de jouer ensemble. Tantôt l’homme lançait un ordre
brutal pour virer de bord, tantôt il s’abandonnait à la volupté de laisser
planer l’embarcation en grand largue. Tirée par la toile gonflée comme
un sein, la proue décollait alors sur la crête des vagues en faisant
glouglouter l’eau contre ses flancs. Le visage giflé par les embruns,
Gérard était aux anges. De son côté, Lucien avait l’impression de tenir
la chandelle.
À un moment donné, son compagnon n’y tenant plus, baissa son
pantalon et montra ses fesses au drone qui, par des piqués et des rase-
mottes, délimitait l’aire de navigation. Mi-figue, mi-raisin, Lucien
419
désapprouva le geste. Il risquait de faire perdre patience à Magenta.
Lui qui aspirait au R.A.S., comment relaterait-il la scène dans son
rapport ? « D’un geste incongru, le gitan montre son cul » ?
De toute façon, le temps était compté, alors autant s’amuser. Le
cobaye prisonnier présenterait ses excuses au commissaire avec toute
la déférence qui lui était due. Même avec l’assistance d’une puce
électronique, ce n’était pas une sinécure d’être son ange gardien.
Lucien l’avait appris à force de jouer naturellement ce rôle pour lui-
même. Il se promit de demander au policier l’autorisation d’embarquer
le père à bord de la Belle Lili un jour où la brise viendrait de la mer.
Gérard profita de la sortie pour passer la barre à Lucien histoire de
lui enseigner des rudiments de navigation – qui s’avérèrent plus tard
fort utiles. Le Pink Floyd sentit rapidement les impulsions du bateau et
comprit comment les maîtriser. Il apprit aussi à se méfier de la voile
qui fasèye violemment vent debout. Il l’apprit en se prenant un
brusque retour de bôme dans les reins.
Le choc réveilla la blessure à sa poignée d’amour. Les élancements
redevinrent si vifs que Seydou dut intervenir d’urgence. Après avoir
mûrement réfléchi à la situation, celui-ci prit les mesures radicales qui
s’imposaient. Il ordonna ensuite à son ami de rester alité deux
semaines entières. Cette fois-ci, le Peul fut intraitable sur la nécessité
d’un repos et la durée de la convalescence. Il était déterminé à ne pas
se laisser avoir derechef. Muni de sa vieille trousse chirurgicale, il visita
chaque jour en douce le patient pour examiner l’évolution de la plaie et
changer lui-même le pansement, tandis que Sankara surveillait le
troupeau dans les collines.
Il se peut que, dans ces circonstances, Lucien confiât au berger la
mission d’envoyer un paquet anonyme à l’Institut Régional des
Fouilles Archéologiques. C’est du moins ce que l’on peut soupçonner
d’après la date d’expédition retrouvée sur le cachet de la Poste du
village. Le colis contenait les morceaux d’une amphore attique datant
du IVe siècle av. J.-C. C’était une pièce exceptionnelle qui provoqua un
grand émoi dans la communauté des archéologues. Elle est décorée
d’une scène représentant le onzième des Travaux d'Héraclès, celui où
420
le colosse pénètre dans le jardin des Hespérides pour dérober les
pommes d’or gardées par un dragon à cent têtes. Sa photo fut
largement diffusée dans la presse quelques jours après le drame qui
frappa la famille Bérenger. La proximité des deux événements fit que
les journalistes baptisèrent la céramique « le Trésor Bérenger ». Le
nom est resté : c’est celui sous lequel on peut encore la contempler
dans le Département des antiquités grecques, étrusques et romaines au
Musée du Louvre.
La découverte eut un tel retentissement qu’elle donna lieu à des
mouvements de pression pour classer le domaine Bérenger au titre des
monuments historiques. Bien sûr, cela ne remettait pas en cause la
rentabilité du projet Smart home. Les marchés sont muets sur la valeur
escomptée de la prospection archéologique, alors qu’ils affichent
clairement le pactole constitué par le détournement des revenus d’une
population sénescente. Ce fut néanmoins un impondérable dans les
calculs financiers, qui renvoya à une date incertaine les travaux de
destruction du jardin d’Amélie.
Durant la période précédant le drame, les visites au domaine
Bérenger eurent lieu de manière clandestine. Il n’était pas difficile de
déjouer la surveillance du drone à l’abri des frondaisons qui
recouvraient la propriété. Après l’évacuation de La Belle Lili, chacun
fut si discret que les films ne montrent jamais d’autres occupants que
Lucien. Malgré ce respect apparent des consignes, l’administration
renforça le confinement du cobaye prisonnier en réduisant son temps
de sortie hors les murs à une heure par jour. Comme l’expliqua
Bernard dans un message à Magenta, il ne s’agissait pas d’une brimade
en conséquence de l’échappée sur les étangs, même si les autorités
n’avaient pas apprécié « les singeries du romanichel ». La décision avait
été prise dans l’intérêt du détenu, pour assurer son confort
psychologique: il fallait progressivement habituer la cible L à l’idée
d’aller en prison. L’incarcération se passait plus facilement avec des
sujets consentants qu’avec des rebelles, des études scientifiques
l’avaient prouvé.
Le commissaire avait été chargé de prévenir Lucien sans donner
421
d’explication, en se contentant de la formule habituelle : « Il n’y a rien
de personnel dans cette mesure ».

422
Chapitre 30

Plus d’un mois s’était écoulé depuis que le père avait quitté le
domaine. Grâce aux soins vigilants de Seydou, Lucien s’était
complètement rétabli. Il se sentait un homme neuf. Non content de
reprendre le jardinage avec entrain, il entreprit de restaurer le toit de la
maison après avoir constaté que de nombreuses tuiles étaient cassées.
Alors qu’un matin il observait des oiseaux devant la maison, ceux-ci
se posèrent sur cinq fils électriques tendus entre deux poteaux, comme
s’ils voulaient former les notes d’une partition. S’amusant à fredonner
l’air qu’ils composaient, il s’aperçut que c’était le début de la cumparsita.
À n’en pas douter, les oiseaux connaissent la musique.
Cette coïncidence lui rappela la promesse qu’il avait faite à la
douanière. Comme il était évident qu’on ne lui accorderait pas la
permission de se rendre à la Menuiserie, il n’aurait probablement pas
l’occasion de danser un dernier tango avec cette charmante personne.
C’était mieux ainsi. Il n’en aurait eu que du regret avec ce qui
l’attendait. Il ne la reverrait jamais, comme il ne reverrait jamais
Saltaca, ni le bonheur qu’il avait laissé là-bas. C’était écrit.

Il arrive toutefois que ce qui est écrit serve de brouillon à ce qui peut
être réécrit.
Le ciel se couvrit d’épais nuages noirs tout au long de l’après-midi.
Cernant le soleil, ils laissaient passer la lumière par des trouées
incandescentes qui se refermaient progressivement. L’atmosphère se
fit suffocante au fur et à mesure que la pénombre s’étendait. L’air était
électrisé d’éclairs. Des bourrasques se mirent à souffler les arbres
comme des bougies. Avant de s’éteindre, leur feuillage retroussé

423
laissait voir des dessous argentés. Longtemps après avoir ruminé des
grondements, l’orage finit par éclater. Aussitôt, une pluie drue s’abattit
sur les collines. L’eau crépitant sur les rochers forma une nappe de
brume qui envahit la garrigue tandis que la terre gargouillait en se
ravinant de ruisseaux.
Mû par une intuition, Lucien s’équipa de pied en cap et descendit sur
le chemin que le déluge transformait en torrent. Au premier virage, il
tomba sur une automobile qui s’était immobilisée dans une fondrière
après avoir dérapé en travers de la route. Comme il agitait les bras
pour se faire reconnaître, un coup de vent lui arracha le parapluie des
mains.
Une forme remua dans l’habitacle et un chiffon essuya la vapeur sur
le pare-brise. Il vit apparaître le visage de Muriel qui souriait, puis sa
silhouette se profila à travers la rosée déposée sur le verre. Jambes
allongées sur le siège passager, elle était assise de biais à la place du
conducteur. Il estima que la robe dont elle était vêtue, quoique parfaite
pour danser le tango, était bien trop légère pour affronter l’averse.
Dressant la tête par-dessus le volant, elle approcha sa bouche de la
vitre et articula quelque chose qu’il ne comprit pas. Il fit néanmoins un
clin d’œil d’intelligence entre deux mèches ruisselantes et s’ébroua sous
la pluie qui tambourinait de plus belle. Il lui dit quelque chose qu’à son
tour elle ne comprit pas. Elle se mit alors à écrire avec l’index sur la
glace embuée. Comme les lettres se délitaient au fur et à mesure qu’elle
les traçait, il dut s’appuyer sur le capot pour les suivre du bout du nez
dans les éclaboussures. Étant donné le manque de visibilité, c’était de
toutes les positions la moins inconfortable pour lire. Tandis qu’il
déchiffrait : « Joli temps pour une cumparsita », Muriel pressa ses lèvres
posément sur le pare-brise en guise de signature. Pour manifester son
assentiment, Lucien appuya sa bouche à l’endroit précis où la pulpe
avait laissé en s’écrasant l’empreinte d’un fruit ouvert.
Déployant sa pèlerine, il lui fit signe de venir se réfugier contre lui
pour le suivre sur le chemin. Ils rejoignirent la maison sous des
trombes d’eau en pataugeant à contre-courant d’un flot de boue
impétueux.
424
Une fois qu’ils furent à l’abri, Lucien enveloppa Muriel dans une
immense serviette et l’installa devant un feu de cheminée. La jeune
femme grelottait tellement dans ses vêtements dégoulinants qu’elle se
laissa frictionner toute habillée sans se formaliser. Elle éprouva plus
que du réconfort à s’abandonner ingénument à la manipulation de
l’homme. Aussi épaisses qu’elles fussent, ses mains savaient palper un
corps avec égards. Glissant sans s’attarder sur le plaisir que suscitait la
chaleur irradiée, elles ravivaient au fond d’elle une émotion liée au
souvenir de sa mère. C’était la même douceur lorsque celle-ci essuyait
ses enfants après le bain. La sensation devint si forte qu’en fermant les
yeux, Muriel aurait pu l’entendre dire : « Te voilà propre comme un
sou neuf, ma chérie. »
Loin de soupçonner la résurgence qu’il provoquait, Lucien annonça
qu’il allait lui trouver des vêtements secs. Il avait atteint l’objectif
implicite de réchauffer ces formes féminines dont le galbe, perceptible
à l’œil nu quoiqu’atténué par la double épaisseur de la serviette et des
habits, s’était palpablement précisé au fur et à mesure qu’il en massait
les contours. Le mâle qu’il était n’aurait pu prolonger l’opération sans
trahir un émoi que stimulaient des découvertes toujours plus
charmantes. Aussi délectable fût-il, ce bourgeonnement n’en était pas
moins devenu envahissant. Il perturbait ses gestes sans nuire à leur
précision, au risque cependant de gâcher par une indécente ambiguïté
la candeur première qui les motivait.
Lorsqu’il lui tourna le dos, Muriel le fit virevolter en le retenant par le
bras. Avec le tact dont il venait de faire preuve et jugeant que l’étoffe
pouvait supporter une nouvelle imbibition, elle lui appliqua la serviette
sur le torse et remua les mains en sens giratoire dans l’intention
évidente de lui rendre la pareille. Inutile de préciser que dans
l’inversion des rôles, la règle tacite du « en tout bien tout honneur »
continuait à s’appliquer. Elle aussi savait palper un corps avec égards
lorsqu’elle en avait envie, en y apportant ce supplément de dextérité
qu’enseigne le métier de douanière.
Pouvait-on résister à une telle sollicitation sans passer pour un mufle
425
? Un tanguero digne de ce nom ne le peut pas. Il sait prendre l’initiative
aussi bien que l’accorder à sa partenaire. La jeune femme s’étant
obligeamment prêtée au jeu de l’homme, c’était à son tour de se laisser
faire.
Tandis que Muriel le frottait avec une délicatesse maternelle, il put à
loisir détailler une plastique dont il avait imaginé les courbes au
toucher. Celui-ci se précisait maintenant par transparence à travers la
robe et les sous-vêtements encore humides, qui adhéraient
impudiquement à sa chair. Ballotés par la course, giflés par la pluie,
caressés ensuite par la serviette et maintenant trépidants au rythme de
ses mains, les seins de Muriel conservaient de toute cette agitation une
turgescence qui en relevait benoîtement le museau. Les aréoles
circonscrites dans un renflement circulaire avaient cette couleur
violette et ce pédoncule allongé des figues mûres à point qui donnent
une irrépressible envie de croquer.
Lorsqu’elle s’accroupit pour lui sécher les jambes, les fesses de la
femme s’évasèrent sous la pellicule collante du tissu avec une
amplitude inégalée par l’homme dont l’étroitesse du postérieur ne
permettra jamais d’en exalter autant la rondeur. Lucien qui n’avait
jamais cessé de s’émerveiller de cette particularité de genre en fut
encore plus touché sur le coup. C’était la même posture qu’avait la
douanière la première fois qu’il l’avait rencontrée dans le train.
Penchée sur ses bagages avec un instrument qui clignotait tour à tour
vert et rouge il s’en souvenait, elle était alors vêtue du pantalon
règlementaire censé masculiniser l’apparence d’une fonctionnaire.
Malgré ce leurre, il lui avait sauté aux yeux qu’un déploiement de pulpe
aussi généreux ne pouvait être qu’un attribut féminin.
Non moins déterminant, un deuxième indice avait été la finesse de sa
nuque. Perceptible alors sous le chignon qui relevait sa coiffure, elle
l’était maintenant grâce à la serviette qui retenait ses cheveux. Offerte
en contre-plongée, la courbure de son cou n’avait rien perdu de son
élégance – pourquoi l’aurait-elle perdu ? se dit-il. Elle se trouvait cette
fois-ci mise en valeur par le dessin mouvant des épaules dont le
déploiement sinueux était entravé par les bretelles d’un soutien-gorge.
426
En un clin d’œil, Lucien repéra que le mécanisme était simple. Il
suffisait de deux doigts pour faire sauter l’agrafe située plus bas, sur
l’attache verticale entre les deux omoplates, et rendre à ce dos
l’harmonie de sa beauté nue.
Comme une évidence, il s’imposa alors à Lucien qu’il ne voulait pas
Muriel simplement comme partenaire pour danser. Il voulait cette
femme précisément, cette espiègle inconnue qui lui avait flanqué un
coup de pied à leur première rencontre et qui, par une pirouette du
destin, lui massait maintenant les mollets. Oui, c’est elle qu’il voulait.
Plus expressément, il la désirait, oh oui ! Avec une ferveur virile, il
désirait cette femelle-là. Il la désirait sur le champ, impérieusement,
toute affaire cessante, offerte à lui de son plein gré, sans négociation ni
compromis.
Après les semaines d’abstinence qu’il avait subies, excepté un
intermède fugace avec sa belle-sœur, on pouvait certes trouver le
phénomène banal. Néanmoins, plus qu’un crépitement abstrait des
sens, il s’agissait en l’occurrence d’une exaltation de l’âme, déclenchée
par une personne précise, de forme tangible, sans laquelle le désir
n’aurait pas été aussi sublime : ce n’était pas n’importe quelle femme,
c’était cette femme à nulle autre pareille qui le bouleversait.

À ce moment-là, Small Sister n’enregistra aucune poussée de


dopamine chez le détenu, conformément au nouveau protocole.
Malgré les protestations du Dr Fontvieille, Bernard avait ordonné
d’arrêter la surveillance médicale de la cible L après sa séparation de la
cible J. Le commissaire Magenta avait désormais pour consigne
d’ignorer les données biologiques fournies par la puce pour se
concentrer uniquement sur la géolocalisation : c’était une tâche bien
suffisante pour lui. De ce fait, il n’y eut plus aucune observation
susceptible de renseigner l’apparition de troubles émotionnels chez le
cobaye prisonnier sur cette période-là. Rétrospectivement, il fut
évident que cette intimité retrouvée facilita la tâche à Lucien pour
fomenter un mauvais coup sans attirer les soupçons.
« Voilà qui est fort regrettable », commenterait par la suite le Dr
427
Fontvieille sur l’air de je-vous-l’avais-bien-dit.

Il apparut inopinément à Lucien que de toutes les parties du corps de


Muriel, c’était expressément sur ses hanches qu’il voulait poser les
mains. Or, le tango annoncé ne lui permettrait pas de s’exécuter, car le
guidage exige d’étreindre la partenaire à la hauteur du torse. C’est une
question technique : depuis la ceinture jusqu’aux pieds, le corps doit
rester libre d’évoluer dans tous les sens tandis que le buste est
maintenu fermement dans le berceau des bras ; une main placée trop
bas gêne la dissociation qui s’effectue au niveau du bassin, outre
qu’elle peut brouiller la communication dans le couple en suggérant
une intention sans rapport avec la danse.
El Pelo s’avérait intraitable sur ce point : il n’y aurait pas moyen
d’empoigner la croupe convoitée si le but était d’interpréter
honnêtement la cumparsita. Lucien se résigna donc à en savourer l’idée
sans espoir d’assouvissement tandis que Muriel continuait de le
frictionner.
Simultanément, il n’échappait pas à celle-ci que les jambes de son
hôte avaient une vigueur en harmonie avec le torse qu’elle venait de
sécher. Muriel avait senti un épais bandage qui ceinturait les reins sous
la chemise. Il lui avait demandé de ne pas y toucher en expliquant qu’il
recouvrait une blessure encore sensible. Elle avait donc sauté ce
passage-là non sans éprouver un indicible regret, à son propre
étonnement. Elle était descendue directement au niveau des pieds
plantés dans le sol comme des ceps de vigne, avant de remonter
graduellement.
Depuis les mollets jusqu’aux cuisses, les muscles présentaient une
fermeté qui donnait au corps debout devant elle une solide assise en
même temps qu’une indéniable prestance. De toutes les anatomies
qu’elle avait dû palper pour des raisons professionnelles, il émanait de
celle-ci une séduction dont elle se serait méfiée dans le cadre de son
métier, mais qu’elle trouva fort appréciable dans les circonstances
présentes. Ce fut en arrivant dans la zone de l’entrejambe que Muriel
heurta par inadvertance une protubérance animée. Il y avait là quelque
428
chose qui s’agaçait d’être pris au piège.
Prestement, les doigts de la douanière entreprirent de déboutonner la
braguette. Elle y mit autant d’application que s’il s’agissait de dénicher
une substance illicite. Après s’être fait la réflexion qu’une fermeture-
éclair aurait été plus commode, son esprit tergiversa en chantonnant
l’une de ces improbables ritournelles qui végètent en fond de mémoire
et ressortent à l’improviste. En l’occurrence, c’était une berceuse avec
laquelle sa mère jadis l’endormait et dont les paroles étaient :
Ouvrez, ouvrez la cage aux oiseaux.
Regardez-les s'envoler. C'est beau…
Le volatile qui sortit du nid était pourvu d’ailes invisibles. Elles
battaient cependant trop faiblement pour parvenir à un décollement
total et peinaient même à assurer une parfaite horizontalité à ce corps
oblong, lisse et tubulaire, sans doute à cause de la pesanteur de la tête.
Celle-ci, d’une belle forme arrondie et d’une jolie teinte grenat
montrait d’évidents signes de congestion. Elle exhibait une coquette
collerette, une fente profonde à la place du bec et un regard
reconnaissant en dépit de l’absence d’yeux. Dans sa précipitation à
rendre hommage à sa libératrice, le membre oscillait comme s’il avait
du mal à reprendre son souffle à la sortie de l’humide confinement.
D’abord flattée par une telle démonstration, Muriel en fut ensuite
intimement troublée. Il y avait quelque part aux tréfonds d’elle une
ruche enchâssée qui se mettait à vibrionner en sécrétant du miel par
tous ses alvéoles. Qu’aurait-on fait à sa place ?
Elle caressa la verge par en-dessous. À ce contact, celle-ci ne se sentit
plus de joie et se durcit de tout son long pour montrer sa jubilation. La
peau devint si soyeuse en s’étirant qu’elle révéla aussitôt le secret d’un
rouage délicat. Mû par un ressort que Muriel sentit affleurer entre ses
doigts, le sexe se dressa vaillamment.
C’était émouvant de le voir ainsi se rengorger par un simple
attouchement. Glorieux, il lança un appel sourd qui trouva
immédiatement un écho exquis en elle. Elle sentit sa chair envahie par
un frisson radieux. Rabattant le gland vers sa bouche, la jeune femme

429
lui décocha résolument un baiser.
Comme une évidence, il s’imposa alors qu’elle ne voulait pas Lucien
simplement comme partenaire pour danser. Elle voulait cet homme
précisément, cet inconnu traqué à qui elle avait décoché un coup de
pied à leur première rencontre et dont, par une pirouette du destin, elle
embrassait maintenant la queue. Oui, c’est lui qu’elle voulait. Plus
expressément, elle le désirait, oh oui ! Avec une ferveur femelle, elle
désirait ce mâle-là. Elle le désirait sur le champ, impérieusement, toute
affaire cessante, offert à elle de son plein gré, sans négociation ni
compromis.
Comme le pantalon n’était pas assez sec pour tomber de lui-même,
Muriel enroula l’élastique du caleçon autour de la ceinture pour
rabattre le tout jusqu’en bas des chevilles. Elle exécuta le geste avec
une précision qui exprimait sans détours son intention. Elle le fit avec
une habileté qui facilitait la réaction de Lucien. Un simple élan du pied
lui aurait suffi pour écarter les chiffons mouillés, mais il ne s’en
contenta pas et l’enjoliva d’un élégant voleo. Interprétant cette fioriture
comme un encouragement, Muriel se redressa pour lui enlever
nonchalamment le reste des vêtements.
Absorbé par le jeu des mains sur son corps, Lucien se laissa faire
sans barguigner ni trahir d’empressement, se bornant à exprimer son
approbation par de discrets déhanchements et quelques secousses
intervenant à point nommé. Figé dans un oblique garde-à-vous, son
phallus montrait une obéissance à une injonction qui le dépassait,
obéissance qu’on aurait pu trouver coupable de servilité si elle n’avait
été proportionnée au ravissement qui submergeait tous ses sens.
Lorsqu’il ne fut plus vêtu que du pansement qui lui ceignait la taille,
Muriel plongea son regard dans le sien en adoptant l’altière posture de
la milonguera émoustillée par l’appel du tango. C’est une convention qui,
au sein d’un bal, aurait signalé son envie de danser. Dans les
circonstances présentes où tous les deux n’entendaient d’autre
musique que celle unissant leurs âmes en silence, elle suggérait plutôt
une invitation à la déshabiller.
Bien que sur le qui-vive, El Pelo ne s’y trompa pas. S’abstenant
430
d’esquisser un abrazo qui pourtant le démangeait, il se tint effacé pour
permettre à Lucien de s’exécuter.
Ce fut une opération aussi délicieuse que de peler une pêche mûre.
Sous ses mains caressantes, le tissu se déplissait sans résister et les
vêtements encore humides se détachaient un à un avec un froissement
de baiser. Peu à peu, la peau de Muriel apparaissait, se révélant aussi
douce à voir qu’à toucher, tandis que les lignes de son corps
s’épuraient dans la clarté du jour. L’harmonie qui s’en dégageait était
exaltée par l’évidence ingénue d’un désir irradiant.
N’est-il pas aussi beau à contempler qu’à satisfaire le désir irradiant
d’une femme aimée ?
Bien sûr, elle n’était pas la première à gratifier Lucien de sa nudité en
prélude à un dépouillement plus intime encore. Cette fois-ci pourtant,
il fut particulièrement subjugué par la générosité de l’offrande qui lui
était faite. Il s’enjoignit plus que jamais de ne pas céder à une
précipitation pataude qui, sous le prétexte du rut, conduit l’homme
quatre-vingt-quinze fois sur cent à gâcher le sublime du moment. Au
comble de l’enchantement masculin où l’imminence se précise et la
rétention est un défi, il s’exclama : « Tu es ravissante ! »
Dès lors, ils consacrèrent le week-end à explorer sans ambages
diverses positions qui ménageaient la poignée d’amour de Lucien tout
en leur procurant une entière félicité. Aussi bien physique qu’idyllique,
leur entente put s’exprimer sur différents modes jusqu’au lundi matin.
Comme ils avaient du mal à se quitter, ils se promirent de se revoir au
plus vite. Avouant qu’il était détenu au domaine, Lucien invita Muriel à
venir le rejoindre quand elle le souhaitait. Il la prévint que ses allées et
venues seraient en permanence surveillées par la police, mais qu’en
dehors de cet inconvénient le lieu ne manquait pas d’attraits. Au fil des
visites que la jeune femme rendit au prisonnier, tous les deux apprirent
à suffisamment se connaître pour s’apprécier.

Le Dr Fontvieille avait raison. Toutes ces données n’auraient pas


échappé à Small Sister si le protocole de surveillance n’avait pas été
révisé. Sur les images filmées par le drone et conservées aux archives,
431
on ne trouve aucun indice révélant la complicité des deux amants.
Certes, on voit Muriel et Lucien se promener ensemble dans les allées
du domaine, mais à distance respectueuse l’un de l’autre. L’homme est
le plus démonstratif des deux. Il commente l’environnement avec
affectation, à la manière d’un acteur de théâtre. Quant à la femme, elle
reste effacée, jetant de temps à autres quelques coups d’œil furtifs en
l’air comme si elle était gênée par l’objectif de la caméra. Des bribes de
conversation ont été captées par un micro. Le fil est assez décousu à
cause du vent. Distinctement, on arrive à entendre : « … ni le jardin de
son éclat… une centaine d’arbres fruitiers… Amélie elle-même…
artichauts chinois… rongée par la rouille… la vigne et la glycine
enlacées… coule dans les rigoles… à l’Âge du fer… ce sont les
Élisyques qui les ont… le tango on présume… mur de pierres
sèches… Gloire à Sankara ! … nommée La Belle Lili… Héraclès en
personne… le fantôme d’Amélie… au grand désespoir des
Hespérides… la constellation du dragon… dans le potager de
Candide… »
« Foutaises que tout cela ! » grommèlerait plus tard le Dr Fontvieille,
frustré par l’absence de données biologiques. À la lumière des
événements à venir, il finirait par se convaincre d’une connivence
entre la douanière et le cobaye prisonnier, qui aurait poussé celui-ci à
commettre son forfait.

Lors d’une visite à Lucien, Muriel lui restitua l’aquarelle qu’il lui avait
confiée à la milonga de la Menuiserie. Elle lui apprit qu’elle n’avait pas
été exécutée par sa mère comme il le croyait, mais plus probablement
par le peintre anglais William Turner. La cote de l’œuvre sur le marché
de l’art était certainement très élevée.
La douanière avait eu l’idée d’appeler la galerie Tourneur au numéro
indiqué au verso de la peinture. La nouvelle gestionnaire s’était
immédiatement montrée très intéressée. Elle avait déjà entendu parler
du dossier sans en connaître le détail. Après avoir fouillé dans les
archives de la maison puis contacté Mme Tourneur, la fondatrice
maintenant retraitée, elle avait reconstitué le parcours de l’œuvre.
432
Quinze ans auparavant, Amélie Bérenger s’était présentée à la galerie
avec l’aquarelle qu’elle disait avoir dénichée dans une brocante de la
région. Plus exactement, elle avait acheté une vieille encyclopédie d’art
et c’est en la feuilletant qu’elle avait découvert la peinture insérée entre
deux pages à l’abri de la lumière. Les couleurs avaient conservé un
éclat exceptionnel. La facture était tellement éblouissante que Mme
Bérenger l’attribuait à un grand artiste, « l’égal d’un Turner » avait-elle
précisé. Elle souhaitait recueillir l’avis d’un spécialiste sur la question.
« Amélie avait l’œil et moi un sacré flair, avait raconté Mme Tourneur
à la jeune galeriste. J’ai aussitôt senti la découverte exceptionnelle, celle
qu’on espère chaque matin dans ce métier, ma petite, et que j’ai eu le
bonheur de vivre seulement deux ou trois fois dans ma carrière. Je fis
venir deux experts mondialement reconnus pour examiner cette
aquarelle, l’un de Paris et l’autre de Londres. Ça me coûtait bonbon à
l’époque mais j’avais l’intuition qu’il ne fallait pas se séparer du
spécimen s’il était bien l’œuvre d’un maître anglais comme le pensait
Amélie. Il s’avéra que toutes les deux nous avions raison. Après
examen sur place, les deux spécialistes que, fine mouche, j’avais pris la
précaution de convoquer séparément, reconnurent selon toute
vraisemblance la patte de William Turner. Le Français pensait que
c’était une peinture inachevée comme le maître aimait en réaliser à la
fin de sa vie, juste pour son plaisir. Il y avait selon lui de fortes
ressemblances dans les couleurs et le dessin avec des œuvres décrites
par le critique John Ruskin, qui sont actuellement conservées à la Tate
Britain et accessibles seulement aux professionnels. L’expert aurait
souhaité emporter l’aquarelle avec lui pour se livrer avec son équipe à
un travail plus minutieux d’authentification. Avant de partir, il me
conjura de rester discrète sur cette découverte et surtout de ne pas
faire voyager ce “trésor” en-dehors des frontières nationales. Bigre !
Voilà qui était plutôt encourageant. L’expert anglais fut encore plus
catégorique. L’aquarelle était le treizième sketch d’une série peinte par
Turner après 1840. L’œuvre était répertoriée dans l’Inventaire
Findberg 1909 sous le titre Roiling Waves Against the Wind. Pour lui,
c’était une “amazing discovery” parce que les historiens d’art
433
considéraient cette pièce comme perdue. Elle avait été entreposée dans
une galerie du British Museum qui fut détruite lors du raid aérien du
10 mai 1941. Aucune œuvre d’art qui se trouvait là n’était censée avoir
survécu au bombardement… “except this precious, magnificent, little
jewel !” Il n’en croyait pas ses yeux, le gentleman. Il s’était même mis à
danser le twist sous mes yeux, puis il retrouva son flegme pour
annoncer : “Bien sûr, c’est propriété de l’État Britannique ; il faut
absolument le rendre”. Lui aussi voulait repartir avec l’aquarelle dans
ses bagages. Tu penses bien que j’ai refusé, ma petite, à lui comme à
l’autre. Ce fut le début d’un imbroglio diplomatico-culturel entre la
France et l’Angleterre. Les représentants de la Culture pour chacun
des pays s’arrogeaient le droit de classer l’œuvre dans le patrimoine
national avant même qu’elle ne fût authentifiée. Durant plusieurs
semaines, mon téléphone n’arrêta pas de sonner. On essayait de
m’amadouer des deux côtés avec des chiffres astronomiques. Des
commissaires-priseurs, de riches collectionneurs qui avaient eu vent de
l’affaire s’en mêlèrent. On me proposait des transactions secrètes de
gré à gré, voire d’organiser une vente aux enchères avec un gros
pourcentage pour moi-même et bien sûr pour Amélie en tant que
découvreuse de l’œuvre. On m’alléchait avec des estimations de la
valeur marchande qui montaient jusqu’à des dizaines de millions
d’euros. Tout cela restait fantaisiste tant qu’on n’avait pas la certitude
que l’aquarelle avait bien été peinte par Turner. La décision était entre
les mains d’Amélie. De son côté, elle voyait bien que cette affaire
partait en eau de boudin à cause du micmac administratif annoncé
entre la France et l’Angleterre. Elle refusa de pousser l’expertise plus
loin. “Une vieille femme comme moi n’a plus besoin de tout cet
argent. L’aquarelle est aussi bien dans mon atelier. À force de la
regarder, je finirai bien par m’en inspirer et tu pourras toujours venir la
contempler gratuitement”. Voilà ce qu’elle me disait, la pauvre chérie.
C’était une belle personne Amélie. Cette histoire avait scellé notre
amitié. Elle me manque beaucoup depuis sa disparition. Pour avoir la
paix, j’annonçai aux experts que la découvreuse dont j’avais préservé
l’anonymat avait disparu dans la nature avec l’objet de convoitise. Du
434
coup, les choses se sont vite tassées. Elle souhaitait que l’affaire ne
s’ébruitât pas et surtout qu’elle ne parvînt pas aux oreilles de son mari.
Lui c’était un sale type imbu de sa personne et passablement détraqué.
Qu’elle me pardonne, ma libellule aimée, si jamais elle m’entend de là
où elle est. Elle n’acceptait pas que je parle mal du “patriarche”
comme l’appelaient ses proches. Il avait enfermé Amélie dans une
prison dorée, un vaste domaine juché en haut d’un village en bord
d’étangs, où il exerçait sa tyrannie. Les enfants s’étaient petit à petit
éclipsés, dont un, le fils cadet, le seul des trois qui ait mal tourné, était
parti à l’autre bout du monde pour se livrer à des voyouteries. Le père
voulait être l’unique sujet d’admiration, or plus personne ne
s’intéressait à lui depuis qu’il avait pris sa retraite. Privé du reflet
flatteur que lui renvoyait le miroir de ses responsabilités, dépouillé de
ses oripeaux professionnels, le mâle dominateur se retrouvait
pathétiquement nu et confronté à sa grande insignifiance. Il avait des
crises de violence incontrôlées. En-dehors de l’assistance médicale
qu’on lui prodiguait pour réguler ses humeurs, les seules visites à
domicile étaient pour Amélie. Cet imbécile-là, jaloux des amitiés qui
entouraient son épouse, s’entêtait à les dissuader en traitant les
visiteurs de haut ou en les indisposant par un comportement irascible.
Il avait toujours eu le nombril protubérant et, avec la vieillesse, la
tumeur ne dégonflait pas, bien au contraire. Moi il ne m’a jamais
impressionné avec son numéro au rabais de macho décati. J’avais
obtenu qu’il s’enfuît la queue entre les jambes chaque fois que
j’arrivais, en l’ayant traité une bonne fois pour toutes de petite tafiole,
injure infiniment crédible dans la bouche d’une lesbienne affranchie
comme moi, dont l’extrême beauté à un âge précoce a fait ramper plus
d’un homme à ses pieds. Amélie, qui était d’une délicatesse extrême,
s’abandonnait à une forme de mélancolie à la fin de sa vie. Bien que
son mari fût un être insupportable, elle lui restait attachée non par
devoir mais par quelque chose d’indicible. Elle avait pris conscience
que le bonhomme était dérangé sans pour autant cesser de l’aimer.
C’était une sainte à sa façon. Elle se distrayait du désagrément de sa
situation conjugale en se lançant à corps perdu dans des activités
435
artistiques comme le jardinage ou la peinture. Grands dieux, quel
barbouillage ! Je ne lui cachais pas que ses toiles n’étaient ni faites ni à
faire. Je l’ai profondément aimée, mon papillon chéri. »
Lucien tomba des nues en écoutant le récit de Muriel. L’aquarelle que
lui avait léguée sa mère n’était pas de sa main à elle, mais de la patte
d’un étranger, Turner ou un autre, peu importait, c’était déconcertant ;
la toile perdait énormément de valeur à ses yeux. Même si le
prestigieux Turner pouvait être une consolation, il fallait bien se rendre
à l’évidence : il ne restait plus une seule peinture d’Amélie après la
destruction de son œuvre par son mari. Le cas était comparable à celui
de la civilisation élisyque dont les vestiges n’apparaissent plus qu’à
travers des vases peints par les Grecs. Pour Amélie, heureusement, il
subsistait encore son jardin.
Lucien aurait bien aimé rencontré en personne cette Mme Tourneur :
« Son témoignage me touche même s’il est partial. Il est très émouvant
en ce qui concerne ma mère et impitoyable à l’égard de mon père.
Dans ce qu’elle dit, il y a clairement de l’amour pour Amélie. Ça
n’autorise pas pour autant cette goudou à qualifier de “voyouteries”
mes activités en Argentine, ni même à traiter de “barbouillage” la
peinture de ma mère. »

Quelques jours après le départ de Muriel, Lucien obtint l’autorisation


de rendre visite au père dans l’établissement où il était soigné. Malgré
la surveillance indéfectible de Small Sister et le survol de l’épade par le
drone, le commissaire tint à escorter lui-même le cobaye prisonnier
par précaution supplémentaire. Il raisonnait finement que si deux
précautions valent mieux qu’une, par récurrence, trois valent mieux
que deux. Il savait qu’au moindre faux pas, il terminerait au sous-sol
avec le moloch. D’une méfiance qui ne s’encombrait pas de
délicatesse, le policier poussa le zèle jusqu’à entrer dans la chambre de
la cible J sur les talons de la cible L. Il regretta son intrusion une fois
que ses yeux se furent accoutumés à la pénombre ambiante.
Sur un lit médicalisé au centre de la pièce, il y avait une forme
étrange que fixait, d’un côté, l’œil protubérant d’une caméra et, de
436
l’autre, celui tout plat d’un écran de télévision en sommeil. La forme
était étrange car, dans le clair-obscur, elle ressemblait à un tronc
d’arbre couché, pointant vers le haut deux maigres branches tordues.
On aurait dit l’un de ces bois flottés que l’eau arrache à la terre, puis
charrie jusqu’à la mer suivant un trajet erratique au cours duquel il est
balloté par les vagues, abrasé par le sel, dénudé par le vent, avant d’être
drossé vers un rivage où il s’échoue enfin. Là serait sa destination
ultime plutôt qu’un matelas aseptisé. Plus étrange encore était que
cette carcasse biscornue était reliée par un tuyau en plastique à une
poche suspendue à la potence d’un porte-sérum rectiligne, dont la
fonction était de pulser la vie goutte à goutte dans les fibres du bois
mort. Le summum de l’étrange était que le système marchait : une
imperceptible respiration animait la forme alitée.
Magenta eut un mouvement de recul et laissa le fils s’approcher seul
de son père.
« Je suis là, papa », murmura-t-il.
Lucien savait que le vieil homme ne le reconnaîtrait pas. Il fallait
juste faire entendre le son d’une voix. Il espéra qu’elle porterait assez
pour percer l’opacité des brumes qui enveloppaient l’esprit du
moribond. « Il y a quelqu’un à côté de toi », voilà ce qu’il voulait dire.
Le père n’eut pas de réaction. Son corps semblait momifié. Les yeux
grands ouverts dans les os du visage étaient tournés vers le plafond.
Une faible lueur remontait du fond de la pupille. Il n’y avait pas de
rayonnement vers l’extérieur et pourtant le regard était là. Renvoyé
vers un abîme mystérieux, il ne voyait rien au-delà de la pellicule qui le
voilait.
Les traits étaient figés dans une étonnante douceur. Lucien
marmonna quelque chose. En caressant la tête posée sur l’oreiller, il
sentit diffuser un peu de chaleur dans ses doigts. Il regarda les bras
bizarrement pétrifiés en l’air, au bout desquels les mains décharnées
s’agrippaient à du vide. Il en prit une dans la sienne et l’enveloppa
délicatement, par crainte de la casser. Elle était légère comme du balsa
et semblait plus fragile que de la porcelaine. Il la contempla
longuement. On voyait sa charpente finement sculptée. Il la trouvait
437
belle. Il songea que ni son père ni lui n’avaient jamais eu le geste de se
prendre par la main.
En se penchant pour appuyer sa joue contre les doigts crispés,
Lucien ferma les paupières et des larmes s’en échappèrent pour couler
dessus.
Il y avait belle lurette qu’il n’avait plus versé de larmes à cause de son
père. Lorsqu’il était enfant, c’étaient des larmes de peur, de honte ou
de douleur, déclenchées par les brimades et les corrections. Le
patriarche avait la main lourde. Très tôt, les yeux du fils étaient
devenus secs par défi, plus pour braver la menace d’une raclée que
pour obéir au commandement viril qu’un homme, ça ne pleure pas.
En quittant la famille, il avait oublié qu’il savait pleurer.
Les larmes qui lui échappaient maintenant étaient d’une pureté
inouïe : il n’y avait plus ni peur, ni honte, ni douleur ; c’étaient juste ses
premières larmes de chagrin pour son père. Le chemin avait été long
pour en arriver là.
Lucien souleva le vieux corps pour l’embrasser, puis il le reposa
délicatement sur le matelas.
Sur le seuil de la chambre, il retrouva Magenta qui baissait
piteusement le nez. Arriva l’infirmière qui faisait sa tournée. Lucien lui
demanda pourquoi le père gardait les bras tendus vers le plafond alors
qu’il était allongé. Ça devait être éprouvant de tenir une telle posture.
En apparence seulement. Le ton de la femme était catégorique. On
avait bien essayé de les lui faire baisser, en y allant doucement bien
entendu. Il se mettait aussitôt à gémir et les bras remontaient comme
s’ils étaient poussés par un ressort. C’était surprenant mais c’était
comme ça. Le patient avait trouvé de lui-même la position dans
laquelle il se sentait le mieux. Le phénomène était connu, il n’y avait
pas de quoi s’inquiéter. Il s’agissait d’un réflexe.
« Un réflexe ? s’étonna Lucien. Un réflexe contre quoi ? »
L’infirmière retint un mouvement d’impatience. Il fallait traiter la
famille avec égards, c’était la chambre du seul pensionnaire smart. Elle
cerna le bonhomme en un clin d’œil : catégorie enquiquineur, pas le
genre dont on se débarrasse facilement. Elle consulta sa montre pour
438
calculer le temps dont elle disposait et prit une longue inspiration.
Un matin, M. Bérenger avait refusé de se lever pour la toilette. Il
avait fait comprendre qu’il ne voulait plus quitter son lit, ni pour aller
au réfectoire, ni pour se promener, ni rien. Il fallait dire qu’il ne s’était
guère intégré à la communauté depuis son arrivée. Il préférait rester
tout seul dans son coin. L’aphasie était évidente et l’apraxie déclarée :
autant de signes peu engageants pour les autres pensionnaires. Lui-
même n’était pas enclin à nouer des relations malgré la bonne
ambiance qui régnait dans la maison. Il ne parlait pas au personnel non
plus, sinon pour formuler des choses incompréhensibles qu’on n’avait
pas le temps de démêler. Il y avait beaucoup de pensionnaires et
l’attention que l’on pouvait consacrer à chacun était limitée, il fallait
comprendre. Dans le cas de M. Bérenger, il n’était pas facile de
deviner ce qui lui convenait. Le patient était plutôt apathique et
s’énervait dès qu’on essayait de le stimuler pour faire quelque chose,
ne serait-ce que pour marcher. Du jour où il n’avait plus voulu bouger,
il était resté couché sur le dos en permanence. On lui laissait la
télévision allumée pour l’occuper. Il ne faisait même plus l’effort de
toucher au repas qu’on lui apportait dans la chambre. Il ne se montrait
pas du tout coopératif, malheureusement. Comme il n’y avait pas
moyen de le faire manger, on avait été obligé de le mettre sous
perfusion. Évidemment, la peau s’était nécrosée à force d’immobilité.
La toilette du matin tournait au calvaire à cause des escarres. Une fois,
une seule fois, il avait crié de douleur dès qu’on avait commencé à le
manipuler. Le problème avait été réglé sur le champ en augmentant les
doses de morphine. Avec ce qu’on lui administrait, M. Bérenger ne
souffrait plus, le fils pouvait en être assuré. Le patient devait même
être complètement euphorique : « il planait grave » si on voulait bien
lui passer l’expression, parce qu’on ne lésinait pas sur le bien-être ici.
Tout était mis en œuvre pour apporter le maximum de confort aux
pensionnaires. Le mot d’ordre de l’établissement était de rendre la vie
agréable jusqu’au bout. D’ailleurs, M. Bérenger ne se plaignait plus
depuis cet épisode malheureux. Il en restait cette contraction des bras,
un réflexe du corps sans doute. C’était un automatisme que la douleur
439
avait créé, voilà tout. Le réflexe subsistait après que la douleur avait
disparu, car il n’avait plus mal du tout, c’était garanti.
Lucien chercha ses mots tandis que l’infirmière jetait un nouveau
coup d’œil à sa montre.
Combien de temps allait-on maintenir son père dans cet état
« euphorique » ?
Elle se montra rassurante. Les indicateurs étaient stables et même
favorables. Il ne fallait pas se fier aux apparences. Les organes
fonctionnaient bien, c’était de bon augure. Le Dr Fontvieille avait
trouvé son patient particulièrement apaisé et d’excellente mine. Elle ne
pouvait que répéter ce qu’elle avait déjà dit au praticien : « C’est le
corps qui commande ». L’équipe faisait tout ce qu’il fallait pour
accompagner son fonctionnement en douceur. « Une vie agréable
jusqu’au bout », c’était le mot d’ordre. Conformément au protocole,
on prolongerait M. Bérenger tant qu’il serait techniquement en vie.
« Techniquement en vie, reprit Lucien. Et autrement ? »
Autrement ? L’infirmière ne comprit pas ce qu’il voulait dire.
Il essaya d’expliquer : « Autrement, id est, si mon père n’a plus la
flamme de vivre… si son âme s’est envolée… ailleurs. »
« Id est » ? Elle était désolée mais une telle discussion n’entrait pas
dans son champ de compétences. Elle le pria de l’excuser, le temps la
pressait. Il lui restait de nombreuses visites à faire.
« On est bien peu de chose, risqua Magenta une fois que l’infirmière
fut partie.
– Techniquement oui, commissaire, dit Lucien. Vous parlez pour
vous ou de manière générale ? »

440
Chapitre 31

Je vis Bernard Bérenger débarquer en personne dans mon bureau, au


221B rue Boulanger, un an après le drame qui avait frappé sa famille.
Je le reconnus tout de suite car son portrait avait été largement diffusé
au moment où l’événement faisait grand bruit.
« Le mystère Bérenger », « Funérailles sur la lagune », etc. ; les
journalistes avaient rivalisé d’imagination pour trouver des titres
racoleurs. Il aurait fallu être un ermite retiré au fond du désert pour ne
pas en avoir entendu parler. Or, je commence toujours ma matinée par
une revue de presse et un compte-rendu sur les remous des réseaux
sociaux. C’est le job de mon secrétaire Marcel de me tenir informée.
La visite à l’agence d’un gros bonnet comme Bérenger était
providentielle, pas seulement pour des raisons financières. Depuis
trois mois, je gâchais mon talent à filer des arsouilles pour le compte
de conjoints trompés ou de patrons escroqués. Je sombrais dans un
blues poisseux à force de faire le guet dans des cafés où j’avais renoué
avec mon penchant pour le mousseux. De crémant en blanquette, je
finissais les journées dans un état plus effervescent que ce que je
buvais, au grand dam de Marcel qui me sermonnait en jouant les folles
indignées. Agacé par mes gestes déplacés et mes avances salaces, il
avait plus d’une fois menacé d’arrêter les cours de tango que nous
prenions ensemble.
Bernard Bérenger était un notable introduit dans toutes les coteries
liées aux cercles de pouvoir. Directeur général de la SNET, il avait
mobilisé ses réseaux pour créer la fameuse fondation Smart home,
destinée à financer une chaîne d’épades high-tech, dont le slogan « Fin
de vie : un avenir optimisé » s’affichait maintenant à tous les coins de

441
rue. C’était un homme qui en imposait avec son costume impeccable
et sa rosette à la boutonnière, le genre à penser que la société a été
fabriquée pour lui et peuplée de gogos à son service. Imbu de sa
réussite, il en tirait une assurance qui lui donnait un certain charme.
De prime abord, il me la joua bonhomme pour obtenir un rabais
mais, avec moi, c’était à prendre ou à laisser. Plein aux as comme il
était, il méritait le tarif premium que je réserve aux clients VIP.
Comme j’explique à Marcel, il faut savoir maintenir la réputation de la
maison. Quand on entre dans l’agence, on ne fait pas appel à une
détective quelconque ; on met les pieds dans un club sélect qui sait
choyer ses membres.
Pour souhaiter la bienvenue à Bernard Bérenger, je le laissais lorgner
sur mes seins qui faisaient les beaux au creux de mon décolleté. C’était
le cadeau de la boutique.
Outre que le brave homme me proposait un travail digne d’intérêt,
l’acompte qu’il me versait rendait justice à ma virtuosité. Le contrat
stipulait que je devais reprendre un à un les éléments de l’affaire
Bérenger avec un scrupule qui, selon lui, avait manqué aux autorités
officielles. Il était indigné par la façon dont la police avait classé le
dossier après avoir expédié les recherches. Rien n’était résolu et les
conclusions auxquelles avait abouti le commissaire chargé de l’enquête
– un certain Magenta que je connaissais bien – lui semblaient erronées.

Comme tout le monde, je m’étais passionnée pour l’événement et


j’avais suivi le déroulement de l’enquête à travers la presse. Les faits
sont les suivants.
Le 21 juin au crépuscule, Lucien Bérenger, frère de mon client,
installe son père enroulé dans une couverture à bord d’une barque
amarrée à un ponton des étangs, puis il hisse la voile et largue les
amarres en mettant le cap sur la voie ferrée qui traverse la lagune.
Les conditions ne sont pas bonnes pour naviguer. Il souffle un vent
violent de terre, le cers, qui rabat l’esquif à toute allure vers l’île des
Pins Pendus, située à quelques encablures du talus où passe le chemin
de fer. C’est un récif qui doit son nom à la pinède qui a
442
miraculeusement poussé dessus.
Le bateau s’embrase juste avant d’être précipité sur une petite grève
bordée de cades et de genêts d’Espagne. Transformé en torche, il
s’échoue dans cette broussaille – la scène est filmée par la caméra
infrarouge d’un drone, ce qui a permis de la reconstituer. Le feu se
propage aussitôt aux arbres en ravageant tout sur son passage. Il
s’éteint de lui-même avant que les pompiers interviennent. À la fin de
l’incendie, il ne subsiste plus que de la roche calcinée. Les occupants
de la barque semblent avoir été désintégrés et leurs cendres éparpillées
par la bourrasque jusqu’à la mer. L’intensité des flammes et la vigueur
du vent étaient telles qu’il y a peu d’espoir de retrouver un reste
identifiable des corps.
Cependant, les policiers ont localisé sur l’île deux puces ignifugées
qui font partie d’un programme de surveillance électronique. L’une,
appelée Smart home comme la fondation de mon client, est insérée dans
une prothèse dentaire que portait le père, tandis que l’autre était
greffée dans le corps du fils. On lui a donné le même nom que le
programme Small Sister dont le concepteur est… Bernard Bérenger lui-
même. Les implants avaient des fonctions différentes bien que servant
tous les deux à repérer les positions de leur cible. Smart home suivait le
père pour une expérimentation médicale, alors que Small Sister était un
modèle innovant de mouchard électronique qui, associé à un drone,
pistait le fils en permanence. Bagarreur impénitent, celui-ci avait été
condamné pour diverses voies de fait et purgeait une peine que son
frère avait obtenu de commuer en Travail d’intérêt général au service
du père.
Consciencieusement, Magenta poursuivit les investigations durant
plusieurs semaines, en quête d’une trace improbable des corps. Les
étangs furent sondés en long et en large, sans succès. Des photos des
disparus furent communiquées à la presse, placardées dans les gares et
les aéroports. À partir de là, l’affaire excita l’imagination populaire et
les journaux transformèrent une disparition déjà spectaculaire en un
mystère encore plus sensationnel.

443
« Autant chercher une aiguille dans une botte de foin », avait déclaré
Magenta mis sur la sellette.
Selon lui, Lucien Bérenger avait chargé l’embarcation de substances
explosives à dessein. La violente déflagration survenue avant
l’échouage le laissait supposer. C’était la dernière image fort
impressionnante prise par le drone avant que, déstabilisé par le souffle,
il ne fît la culbute dans les vagues. Attisé par le cers, le feu avait ensuite
littéralement dévoré la végétation de résineux desséchés par une
canicule précoce.
En fin de compte, l’incendie avait détruit le bateau et dispersé les
débris calcinés à plusieurs miles de l’île. Une équipe de plongeurs en
retrouva quelques-uns immergés au fond d’un tunnel sous la voie
ferrée et dans la vase d’un grau qui se jette à la mer.
Quant aux corps des Bérenger, à l’évidence, ils avaient été réduits en
cendres. Il n’en restait plus rien, à l’exception des deux puces que
Magenta se félicita d’avoir retrouvées. C’était lui qui les avait
programmées. On les avait immédiatement détectées parce que,
d’après lui, son système de surveillance était infaillible.
Les mouchards ne pouvaient être dissociés des corps dans lesquels
on les avaient implantés, à moins que ceux-ci ne fussent anéantis.
C’était précisément ce qui s’était passé. La présence de Smart home et de
Small Sister sur l’île était une preuve indiscutable que le père et le fils
Bérenger avaient bien péri là.
Magenta et moi, nous étions de la même promotion d’inspecteur.
Depuis que j’étais passée dans le privé, il nous arrivait d’échanger
quelques petits services « en off » et il m’était redevable de quelques
bons tuyaux. Il s’attendait à ce que le fils Bérenger ne se contentât pas
de ses conclusions et fît appel à un détective… une détective en
l’occurrence. L’ami Magenta trouvait amusant que ce fût moi. Il me
donna sa bénédiction en même temps que l’accès à toutes les pièces du
dossier.
Le commissaire considérait véritablement que toute la lumière avait
été faite par son enquête. Il savait que Lucien ne pourrait jamais lui
échapper. Le « petit flic » avait accompli sa mission avec succès, en
444
dépit de l’acharnement qu’avait mis Bernard Bérenger à le dénigrer.
Le rapport de Magenta concluait au suicide du cobaye prisonnier,
doublé de l’assassinat du père. Il était clair que, désespéré à la fois par
sa propre détention et par l’état moribond du malade, Lucien Bérenger
avait décidé de les faire disparaître définitivement tous les deux. Sur sa
table de chevet, il avait laissé une enveloppe à expédier en Argentine,
contenant une lettre en forme de testament :

Ma chère fille,
C’est ici que s’arrête le cours de ma vie.
J’ai commis une erreur en retournant au pays natal. La société que j’ai
retrouvée a mal tourné en mon absence. L’État est devenu intrusif jusqu’à
la limite du tolérable. Il exerce son arbitraire en le masquant sous le faux-
semblant d’un paternalisme bienveillant. Prétendant dicter ce qui convient le
mieux à ton grand-père et moi, il nous condamne à un sort que nous ne
méritons pas. Privés tous les deux de notre libre arbitre, épiés dans nos recoins
les plus intimes et réduits à une condition dégradante, il ne nous reste que le
choix de partir en beauté. Je nous offre des funérailles dignes des plus grands
Vikings. Comme eux, notre âme s’envolera vers l’au-delà dans des volutes de
fumée.
Par cette lettre, je te lègue toutes mes vignes et le domaine de Saltaca.
Tu peux te reposer sur Luis pour organiser les prochaines vendanges. La
cuvée s’annonçait bonne et il sera un excellent mentor pour t’apprendre le
métier.
Ne lâche pas le tango, tu es en passe de devenir une admirable danseuse.
Je te serre contre moi et t’embrasse de tout mon cœur.
Ton papa qui t’aime.
Il y avait aussi un bristol sur lequel était écrit un poème :
Salut à toi la mort qui, frappant à la porte,

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Espérait rencontrer le maître des lieux.
Sur les eaux de l’étang, une barque l’emporte,
Et son âme embrasée s’envole vers les cieux.
C’étaient autant d’indices qui accréditaient les conclusions de
Magenta.

La thèse de Bernard Bérenger était complètement différente. Il


admettait le parricide mais rejetait l’idée du suicide.
Son frère n’était certainement pas mort. Mon client connaissait bien
le filou que c’était. Il était trop orgueilleux pour se supprimer. Ses
conditions de détention étaient plutôt agréables en comparaison de ce
qu’il aurait vécu en prison. L’état du vieil homme s’améliorait dans
l’établissement haut de gamme où il était placé. Les soins qu’on lui
prodiguait laissaient présager une rémission de la maladie. Lucien
n’avait aucune raison de se sentir déprimé.
Bernard Bérenger voyait clair dans son jeu. La fuite en bateau,
l’explosion, la crémation des corps à la mode viking, toute cette mise
en scène clinquante était un numéro de prestidigitation : « Mesdames
et messieurs, j’attire l’attention sur une main tandis que, de l’autre, je
fais mon coup en douce. »
C’était bien dans le style de son frère. Il avait camouflé son évasion
derrière du Grand-Guignol pour dissuader les forces de l’ordre de se
lancer à sa poursuite. De deux choses l’une : ou bien il s’était jeté à
l’eau après avoir déclenché un mécanisme de mise à feu à retardement
ou bien il s’était servi d’une télécommande. En tout cas, au moment de
la déflagration, il était en train de rejoindre la voie ferrée à la nage.
Un an après, mon client n’avait pas renoncé à sa conviction. Seul le
père avait péri dans le brasier, tandis que Lucien prenait la poudre
d’escampette en attrapant un train au passage. Son entourloupe avait
marché puisque la police avait perdu un temps précieux en
recherchant les cadavres dans l’étang.
Quant à la présence de Small Sister sur l’île, elle révélait une faille dans
le système de surveillance de Magenta. Bernard Bérenger prétendait

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que le cobaye prisonnier avait trouvé le moyen de se débarrasser de la
puce. L’ayant extrait de son organisme, il l’avait placée sur le père de
manière qu’après la désintégration de celui-ci, on la retrouvât à côté de
sa sœur jumelle. Son frère avait bien berné le commissaire.
Convaincu que celui-ci se fourvoyait depuis le début, mon client
avait essayé de faire pression en haut lieu pour orienter l’enquête
policière sur la piste du frère en cavale. Néanmoins, il avait perdu son
ascendant d’ordonnateur en arrêtant l’opération Small Sister. Magenta
avait obtenu carte blanche de sa hiérarchie pour mener les
investigations. C’était lui le patron maintenant. Il ne s’était pas privé de
le faire sentir au notable Bérenger qui le gratifia en retour d’un de ces
aphorismes dont il avait le secret : « À vouloir péter plus haut que son
cul, on manque vite d’oxygène ».
Ne pouvant plus compter sur la police, mon client s’était tourné vers
la presse pour faire entendre sa version des faits. Il trouva un écho
favorable auprès des journaux les plus avides d’offrir à leurs lecteurs
un feuilleton durable. Un criminel en fuite, c’était autrement plus
romanesque qu’un dépressif qui se suicide et ça promettait beaucoup
plus de rebondissements.

La controverse entre le commissaire et l’aîné des Bérenger devint


publique.
Interpelé, Magenta dut expliquer sa méthode en conférence de
presse, devant micros et caméras. Pour l’occasion, il acheta un style de
costume que je ne lui connaissais pas, une coupe plutôt élégante qui lui
tombait bien.
Il déclara qu’il faisait son travail sérieusement et ne négligeait aucune
piste. Il examinait toutes les éventualités, en pondérant chacune par la
probabilité qu’elle se fût effectivement produite. Or, la présomption
que le cobaye prisonnier fût en vie ne pesait pas lourd.
On avait scruté en laboratoire les images filmées par le drone avant
l’explosion. Alors que, par endroits, on identifiait clairement Lucien au
gouvernail du bateau, il n’y avait aucun indice qu’il se fût jeté à l’eau.
Et même en le supposant, la houle était tellement forte qu’il aurait
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fallu être un nageur exceptionnel pour atteindre la voie ferrée sans se
noyer. Ensuite, aucun train n’était passé le temps qu’avait duré
l’incendie. Enfin, le commissaire avait lancé une pique à Bernard :
« Des trains qui se laissent attraper au passage, ça n’existe plus dans la
vie réelle. Il faut être un amateur de western pour y croire encore.
Lucien Bérenger n’est pas le cow-boy qu’imagine son frère ».
Trempé jusqu’aux os et lessivé par l’étang, sans éclairage dans la nuit,
il n’aurait pas marché bien loin sur le talus sans se faire repérer par le
commando d’élite dépêché sur les lieux. Ce coup-ci, l’alerte rouge
n’avait pas été déclenchée à la légère.
Lucien n’avait pas d’argent avec lui. On vérifia qu’il n’en avait pas
retiré sur les comptes du père, pourtant correctement approvisionnés.
Ne les aurait-il pas vidés s’il avait eu l’intention de s’échapper ? Il lui
aurait suffi d’un simple détour par un dab avec la carte bancaire du
vieux. Où aurait-il pu se réfugier sans le sou ?
Dès l’aube, tout le secteur avait été bouclé, survolé par hélicoptère
puis ratissé par les brigades de chiens. Des barrages avaient été
installés sur les routes ; toute la région était restée sous quadrillage une
semaine entière.
Si Lucien était parti en cavale, il aurait été pris comme une anguille
au fond d’une nasse.
Non, décidément, on ne pouvait raisonnablement pas penser qu’il fût
encore en vie. Bernard Bérenger accepterait cette évidence une fois
qu’il ne serait plus affecté par le chagrin.
Et puis, il y avait Small Sister. La puce s’était fondue à l’intérieur du
cobaye prisonnier jusqu’à devenir une particule de lui-même, la seule
particule indestructible. Small Sister n’était plus Small Sister mais l’ultime
vestige de Lucien Bérenger après sa désintégration en cendres.
Le policier s’appuyait sur l’expertise du Dr Fontvieille dont l’avis
était catégorique : « Pour retirer Small Sister de sa niche de chair, il
aurait fallu les instruments et la dextérité d’un chirurgien expérimenté.
Étant donné l’emplacement de la puce, l’incision aurait gravement mis
en danger la vie du patient. Un professionnel n’aurait jamais pris le
risque d’opérer, outre qu’il aurait dû le faire clandestinement ; c’est
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absurde ! »
Seul le feu pouvait séparer Lucien de Small Sister.
Magenta avançait une à une ses pièces sur l’échiquier et parlait avec
beaucoup d’assurance dans son nouveau costume. Il fit bonne
impression auprès des journalistes compétents qui se préoccupaient
plus de vérité que de sensationnalisme. Après sa conférence de presse,
la controverse avec Bernard tourna à la querelle par médias interposés.
Durant quelques semaines, il y eut une avalanche de lettres adressées
à la police, dont les auteurs prétendaient avoir vu Lucien dans des
endroits improbables. Toutes les vérifications prirent énormément de
temps à l’équipe de Magenta sans déboucher sur une piste sérieuse.
Cependant, le commissaire pouvait déclarer en toute bonne foi qu’il
mettait un point d’honneur à examiner tous les éléments susceptibles
d’éclairer l’enquête, « y compris les dénonciations les plus fantaisistes
provoquées par les élucubrations de M. Bernard Bérenger ».
Mon client répliqua dans un entretien avec un journaliste, où il
présentait le commissaire comme un fonctionnaire falot qui avait été le
maillon faible de l’opération Small Sister.
C’est alors que Magenta révélât un aspect féroce de sa personnalité.
Sans accuser directement Bernard de malversation, il laissa entendre
qu’incidemment, au cours de son enquête, il avait relevé des
« initiatives aussi surprenantes que prématurées » dans la gestion des
biens du père Bérenger.

Les insinuations du commissaire mirent la puce à l’oreille d’un juge


des tutelles nouvellement nommé : « un jeune blanc-bec avec lequel il
n’y a pas moyen de s’arranger », d’après mon client. En reprenant le
dossier de Jacques Bérenger, le blanc-bec découvrit que le fils aîné,
sans attendre d’être désigné comme tuteur, avait indûment détourné
toutes les ressources du père vers un compte intitulé Smart home,
excepté la somme mensuelle de six cents euros. Étonnamment, le fils
cadet avait régularisé la situation en intervenant dans la tutelle à l’insu
de son frère, ce qui eut pour effet d’atténuer la culpabilité de celui-ci. Il
restait toutefois suffisamment d’éléments douteux imputables à mon
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client pour le convoquer et lui demander de s’expliquer.
Smart home : cette appellation désignait tout à la fois une fondation,
des maisons médicalisées, un implant électronique et maintenant un
compte bancaire. Je commençais à penser que mon client manquait
d’imagination.
Fier comme Artaban, il m’expliqua pêle-mêle son modèle de
développement d’épades, l’idée révolutionnaire d’augmenter les
pensionnaires d’une puce électronique, les bienfaits de la technologie
de surveillance, le succès scientifique de l’expérience Small Sister, la
partition de la planète en hexagones adjacents et réguliers, « comme les
abeilles ! », sa vision radieuse d’une humanité smart qui optimiserait la
fin de vie dans des établissements à lui et, finalement, la
reconnaissance des gens. On dirait « c’est sympa comme un Smart O’ »
de la même manière qu’on disait « c’est bon comme un Mac Do » ;
bref, la marque tomberait dans le langage courant et ce serait sa plus
belle récompense, au-delà des millions que l’affaire allait rapporter…
Bernard Bérenger était un bon commercial. Rien qu’à l’écouter, on
avait envie de vider le bas de laine dans sa fondation. Comme il
s’exaltait au fur et à mesure qu’il parlait, je le laissai s’épancher sans
l’interrompre. Ça fait partie du métier, il faut mettre le client en
confiance.
Je fus prise de distraction au moment où il exposait la « conjecture
du nid d’abeille ». Dans mon souvenir de classes mathématiques,
l’hexagone n’était pas le dallage qui maximisait la surface pour un
périmètre donné comme il l’affirmait, mais plutôt celui qui minimisait
le périmètre pour une surface donnée. Un point de détail, me direz-
vous, mais c’est plus fort que moi, il suffit d’un questionnement
comme celui-là pour que je perde le fil.
Sa convocation chez le juge des tutelles annonça le début d’une
cascade d’ennuis.
Bernard Bérenger était un homme en vue. Un soupçon de
malversation de sa part, lui le notable respectable, lui le promoteur
d’épades, au détriment de son père dépendant, placé sous sa tutelle,
c’était du pain béni pour certains journalistes. Sous leur plume alerte,
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le soupçon se transforma en délit avéré.
« De la pure calomnie ! » m’assura mon client. Il s’était juste
embrouillé dans la gestion des comptes de tutelle. C’était une période
où il n’avait pas la tête à s’occuper du vieux ; il mettait toute son
énergie dans la promotion de Smart home. Il comptait sur Lucien pour
remettre les affaires en ordre et c’est ce que le brave garçon avait fait.
D’ailleurs, personne n’avait porté plainte. Le nouveau juge des tutelles
était un novice qui avait voulu faire du zèle.
Néanmoins, la réputation du notable était entamée. « La calomnie
fonctionne comme un automate, me confia-t-il. Une fois que le ressort
est remonté, rien ne peut l’arrêter. Il faut attendre qu’il se détende
jusqu’au bout. »
Fondée ou non, la diffamation fit une bien mauvaise publicité pour
le projet Smart home. Plusieurs donateurs devenus méfiants retirèrent
leur argent de la fondation. Il était urgent de lancer la construction du
premier épade avant que d’autres mécènes suivent le mouvement.
Comme un fait exprès, l’Institut Régional des Fouilles
Archéologiques reçut au même moment un colis contenant les
morceaux d’une amphore attique superbement décorée. Elle avait été
exhumée dans l’enceinte du domaine Bérenger, exactement là où mon
client avait l’intention d’édifier l’établissement pilote de la chaîne Smart
home. Il comptait beaucoup sur ce premier bâtiment qu’il avait baptisé
Amélie en souvenir de sa maman. Malheureusement, la découverte
d’une céramique hellène signalait l’emplacement d’un emporium
élisyque et, vraisemblablement, la présence d’autres vestiges aussi
précieux. Les archéologues reçurent l’autorisation de prospecter, ce qui
ajourna sine die la destruction du domaine.
C’était un fâcheux contretemps pour le lancement de Smart home.
Petit à petit, le rêve de Bernard Bérenger s’amenuisait. Lui qui aurait
voulu recouvrir la planète d’un réseau smart en nid d’abeilles, il
n’arrivait même pas à démarrer le premier chantier chez lui, sur ses
propres terres.
Quelqu’un né sous une bonne étoile comme lui n’était pas habitué à
subir une telle accumulation de revers. Il fut tenté d’y voir une
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conspiration plutôt qu’un coup du sort. Il pressentait la manœuvre en
sous-main d’un adversaire acharné à sa perte et cet adversaire ne
pouvait être que Lucien.
Assez paradoxalement, l’aîné ne s’était jamais senti aussi menacé par
son frère que depuis que celui-ci avait disparu. Il le soupçonnait même
d’avoir ensorcelé Magenta et de se servir de lui pour couvrir sa cavale.
La paranoïa de Bernard culmina lorsque des juristes intrigués par
l’affaire Bérenger soulevèrent un point de droit susceptible de remettre
en cause son héritage. Selon eux, un doute subsisterait sur le décès du
père Bérenger tant que la police n’aurait pas retrouvé le corps.
Or, celui-ci avait été éparpillé en cendres et, d’après le commissaire
Magenta, tout ce qu’il restait de tangible était la puce Smart home. Logée
dans la bouche du vieil homme et tombée sur l’île au moment de
l’incendie, elle constituait un résidu incombustible du cadavre,
démontrant par sa présence – toujours selon le commissaire – la
consumation du père Bérenger et donc le trépas.
Cependant, les juristes firent remarquer que cette puce-là avait été
introduite dans une prothèse dentaire amovible et non, comme Small
Sister, dans l’organisme même du disparu. Étant donné que Smart home
était facile à retirer, on ne pouvait pas la considérer comme partie
intégrante du corps. Elle conservait sa nature d’objet distinct et sa
découverte était loin d’établir la réalité du décès de Jacques Bérenger.
Un doute non négligeable subsistait. Or, on n’hérite pas de quelqu’un
peut-être mort, car il est peut-être vivant aussi.
L’argumentation des juristes méritait réflexion. Contrairement à
Lucien, le père n’apparaissait pas clairement sur les images du bateau
prises par le drone. On y voyait juste une forme enveloppée d’une
couverture, au cœur de laquelle l’émetteur de Smart home clignotait par
intermittence. C’était tout.
D’importantes perturbations étaient apparues dès que le père avait
été enroulé dans une couverture. La transmission du signal était
devenue discontinue et le relevé des observations biologiques sur l’état
de santé du malade s’était interrompu. L’explication donnée par
Magenta était que la couverture devait être garnie d’une doublure en
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aluminium : c’était un obstacle suffisant pour affecter la
communication et annuler l’enregistrement des données.
« Même le système le plus perfectionné a son talon d’Achille », avait
reconnu le commissaire.
On pouvait de nouveau se poser la question : était-ce de la
malchance ou un calcul de Lucien pour brouiller les pistes ?
Le signal envoyé par Small Sister avait lui, en revanche, parfaitement
fonctionné. Il indiquait que la cible L avait tranquillement passé la
journée au domaine Bérenger, lorsqu’en fin d’après-midi, le détenu
était soudain monté en voiture pour se rendre directement à
l’embarcadère. Comme le nouveau protocole classait l’endroit en-
dehors du périmètre autorisé, une alarme avait automatiquement
déclenché le décollage du drone qui avait rejoint le fuyard au moment
où il hissait la voile.
Lucien s’était fendu d’un petit signe à la caméra comme pour la
narguer ou se faire identifier. Le film était saccadé. Tantôt nettes,
tantôt brouillées, les images tournoyaient en sautant de l’une à l’autre.
Une rafale plus violente que les autres avait littéralement arraché
l’embarcation à ses amarres pour la propulser à toute vitesse en
direction de la mer.
En définitive, il n’y avait pas une preuve indiscutable que Jacques
Bérenger se trouvait à bord de la barque au moment où celle-ci
appareillait. Tout ce dont on était sûr, c’était que les deux puces de
surveillance étaient bien là et que Lucien était à la manœuvre. Celui-ci
aurait très bien pu embarquer sans son père, juste avec la prothèse
dentaire en poche, enveloppée comme un carré de chocolat dans du
papier aluminium.
« Qu’est-il donc véritablement arrivé à mon pauvre père ? » se
lamentait mon client.
L’enquête bâclée de Magenta l’empêchait de faire son deuil. Il était
convaincu que son frère jumeau, encore en vie, détenait la clé du
mystère. Ce « sagouin » avait orchestré tous les ennuis qui lui
tombaient dessus et il continuait certainement à les orchestrer depuis
sa planque.
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J’étais donc embauchée pour retrouver le sagouin. Le contrat
stipulait que je serais payée au tarif premium quel que fût le résultat de
mes investigations, avec un bonus conséquent si le sagouin était bien
vivant. Bernard Bérenger précisa que c’était un « mécanisme monétaire
incitatif » qui me pousserait à travailler sur une hypothèse raisonnable.
Il employait fréquemment ce genre de carotte dans ses services pour
orienter ses employés dans la « bonne » direction. Pour être clair, il
serait décevant que je confirme la thèse absurde de Magenta.
Le sieur Bérenger était un artiste en matière d’arrogance. S’il croyait
m’acheter pour démontrer qu’il avait raison, il se fourrait le doigt dans
l’œil jusqu’à la rondelle. Seule m’intéressait la recherche de la vérité. Je
connaissais suffisamment le collègue Magenta pour savoir qu’il avait
correctement mené son enquête. Néanmoins, il y avait des zones qu’il
semblait avoir laissées dans l’ombre, délibérément ou non.
Qui, par exemple, était allé chercher Jacques Bérenger à l’épade ?
D’après le relevé de Small Sister, la cible L se trouvait au domaine au
moment où on enlevait la cible J. Lucien avait donc bénéficié d’une
aide. Qui donc lui avait fourni cette aide ?
Il y avait peu d’informations là-dessus dans le rapport de Magenta,
comme si le commissaire ne s’en était pas préoccupé. C’était très
surprenant de sa part. L’identification du complice aurait permis de
confirmer que Lucien était décédé avec la puce à l’intérieur de lui… à
moins qu’il ne se fût débarrassé d’elle d’une manière ou d’une autre,
auquel cas il serait allé lui-même récupérer le père à l’épade, en laissant
Small Sister au domaine pour ne pas déclencher l’alerte.
Je vérifiai auprès des hôpitaux que l’avis du Dr Fontvieille était
fondé. On me confirma qu’une intervention pour extraire la puce de la
poignée d’amour aurait été délicate, mais pas aussi dangereuse qu’il
l’avait laissé entendre. Un bon chirurgien aurait très bien pu réaliser
l’opération. En revanche, il était évident que pas un professionnel
n’aurait risqué sa réputation pour venir opérer Lucien à domicile.
Je me renseignai sur l’adresse en Argentine qui figurait sur
l’enveloppe contenant la lettre de Lucien à l’attention de sa fille. Il
s’agissait d’un établissement où se tenait l’une des milongas les plus
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courues de Saltaca, celle du Caballo que baila.
Je donnai un coup de téléphone. On ne connaissait pas de Lucien
Bérenger là-bas. Un francés ? Avec des moustaches ? Non, personne ne
semblait correspondre à cette description. En revanche, il y avait une
jeune Française qui fréquentait régulièrement la milonga depuis trois
ans. On m’en parla comme d’une danseuse magnifique, puis on
précisa qu’elle avait de qui tenir puisque c’était la fille d’El Pelo…
Qui ça ? La communication était vraiment mauvaise, je dus insister
pour faire répéter mon interlocuteur. Il s’était mis à parler tout bas
comme s’il craignait d’être entendu. Je compris tant bien que mal ce
qu’il chuchotait : « El Pelo est un grand tanguero, une gloire de Saltaca. Il
est devenu célèbre dans le monde entier. Il a mystérieusement disparu
depuis quelque temps ; c’est arrivé juste après qu’il s’est disputé avec
un gros bonnet du coin, un homme dangereux dont il vaut mieux ne
pas prononcer le nom ici. On ne sait pas exactement ce qui s’est passé
entre eux : une rivalité amoureuse, des coups de couteaux, des traces
de sang et plus de nouvelles d’El Pelo, pfuit, envolé, mort peut-être…
ou peut-être pas. Un gaillard comme El Pelo n’est jamais là où on
l’attend. Il est rusé. On ne sait jamais quelle idée traverse sa tête de
francés. »
J’avais cru comprendre qu’on ne connaissait pas de Français au
Caballo que baila…
Mon interlocuteur m’expliqua que lorsqu’on dansait le tango comme
El Pelo, on était surtout argentino. En y réfléchissant bien, il se pouvait
que le maestro fût aussi un peu francés.

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Jacques Bérenger est un notable âgé atteint de la maladie d’Alzheimer. Placé
sous la tutelle de son fils Bernard, il a besoin d’une aide à domicile pour ses besoins
les plus élémentaires. Or, Bernard n’a pas le temps de s’occuper de lui. Il est
accaparé par un projet commercial visant à développer une chaîne de maisons de
retraite intelligentes. Ce sera un succès mondial, il en est sûr !
La réapparition de son frère jumeau Lucien tombe à point nommé pour régler
le problème de la tutelle.
Repris de justice exilé en Argentine, Lucien est appréhendé par la police à son
retour en France. Bernard joue de son influence pour éviter la prison à son frère et
obtient que la peine soit commuée en un travail d’intérêt général particulier : confiné
dans le domaine familial où habite le père Bérenger, le détenu doit assister le vieil
homme et servir de factotum au quotidien.
Une puce électronique implantée dans le corps de Lucien surveille ses
déplacements et collecte des informations sur son état biologique. C’est un mouchard
mais aussi un prototype expérimental destiné à être greffé sur les résidents des
maisons de retraite que Bernard cherche à promouvoir.
Les deux frères diffèrent par leur nature, leur expérience et leur conception de
la vie. L’un recherche la gloire dans la course au profit tandis que l’autre
s’émerveille de la beauté d’être au monde, sans l’encombrement d’une puce. Ils
s’affrontent sur l’accompagnement du père et l’avenir du domaine familial mais les
armes sont inégales…

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