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connaissent-ils la musique ?
roman
Philippe Mahenc
Chapitre 1
C’était une rivière perdue dans ses souvenirs d’enfance. Elle coulait
au fond d’une gorge embroussaillée de peupliers et de roseaux. Les
parois obliques, arrosées de soleil, retenaient à fleur d’eau les bouffées
qui s’échappaient des buissons de fenouil. Leur odeur anisée, en se
mêlant à celle fade de la mousse, avait le parfum sauvage que Lucien
humait avec ravissement chaque fois qu’il plongeait son nez entre les
cuisses de Luna. Il en avait la moustache tout imprégnée et les narines
encore palpitantes vingt-quatre heures après.
Sous ses pieds nus, les galets étaient glissants comme des
savonnettes. Lucien avançait prudemment, soulevant à chaque pas un
petit nuage de vase qui brouillait l’eau autour de ses mollets. Il avait
repéré une ablette aux traits d’argent que le soleil décochait sur ses
flancs. Elle tournoyait sur elle-même dans une cuvette que la rivière
avait creusée dans le rocher. Elle avait dû s’y piéger en chassant la
mouche trop près des berges. C’était un beau poisson à la bouche
boudeuse, une aubaine qu’il ne pouvait manquer.
Lucien attendait sa proie, main ouverte sous l’eau, l’encourageant du
bout des lèvres à rebrousser chemin vers le goulet par lequel elle était
entrée. Elle semblait s’apaiser au fur et à mesure que l’homme la
recouvrait de son ombre.
Tous les deux s’immobilisèrent un instant, comme unis par un baiser.
Lucien perçut nettement le clin d’œil que fit l’ablette avant de prendre
son essor. Elle lui fila entre les doigts, non sans le gratifier au passage
d’une caresse de la queue. Elle resurgit plus loin d’un bond
majestueux, qui de poisson vif-argent la métamorphosa en naïade aux
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seins roses et ruisselants.
Luna ! Il n’y avait qu’elle pour lui jouer un tour pareil. À peine sa
verge l’eut-elle reconnue qu’elle se cabra et bondit vers elle comme un
cobra. La belle l’écarta d’une claque retentissante.
« Atrápame si puedes ! » le défia-t-elle dans un éclat de rire.
Comme elle lui présentait de façon aguichante sa croupe irradiée de
soleil, il s’élança en chancelant sur les cailloux visqueux…
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sang. Lorsque la texture de la viande lui avait paru saine, il avait pincé
les lèvres l’une contre l’autre sans arrêter d’éponger, jusqu’au premier
signe de coagulation. Il avait suturé avec des bouts de sparadrap
disposés en chevrons et compressés par les manches d’une chemise,
nouées l’une à l’autre. Puis, il avait déchiré des lambeaux d’étoffe qu’il
avait superposés en maintenant chacun par des bandes adhésives
entrecroisées, jusqu’à recouvrir sa hanche d’un épais treillis qui, à sa
grande satisfaction, ne suintait pas. Il s’était finalement ceint la taille
d’écharpes arrachées au tissu qu’il lui restait.
Ensuite, il avait fallu remettre les WC dans l’état où il les avait
trouvés. Le travail lui avait pris une heure supplémentaire.
Lorsque Lucien était sorti des toilettes, triomphant mais épuisé, il
avait trouvé la charmante hôtesse de l’air en faction près de la porte.
Elle affichait une profonde inquiétude. À son regard interrogateur, il
avait répondu d’un sourire enjôleur : « Tout va pour le mieux. Je vous
remercie de votre sollicitude. » Il avait rajouté d’un air navré : « Je
crains qu’il n’y ait plus de papier toilette. »
D’une démarche penchée, il avait rejoint son siège
providentiellement situé en bord de couloir. Il s’y était effondré pour
s’abandonner à un sommeil délicieux, bercé de rêves érotiques en
compagnie de Luna. Il avait dormi jusqu’à l’atterrissage de l’avion,
s’était réveillé le temps des formalités douanières et avait retrouvé
Luna dans le confort douillet de son subconscient dès qu’il s’était
installé dans le train.
C’est ainsi qu’il avait négligé de lire les journaux qui auraient pu le
mettre au courant des dernières actualités françaises.
Il aurait bien interrogé le douanier si son faciès avait été plus aimable.
Son regard allait du passeport au visage de Lucien avec la régularité
agaçante d’un métronome.
« A qui tu as piqué ce passeport ? Tu ne vas pas me faire croire qu’il
t’appartient. Regarde le type sur la photo. Il a une coupe militaire et la
tronche lisse comme un lavabo. Toi en vérité, tu m’as plutôt l’air d’un
gitan.
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– La moustache est une tradition dans la province de Saltaca. Sans
elle, un homme est considéré comme un étranger. Il y a même des
femmes qui, passé un certain âge, s’enorgueillissent de la porter. Si je
ne m’étais pas plié à cette règle capillaire, je ne pourrais pas vendre
mon vin ni même inviter des danseuses au tango. Sur la photo du
passeport, c’est la tête que j’avais au moment d’arriver en Argentine,
pleine d’un rêve héroïque et brutal. Depuis, les années ont passé et
mes poils ont poussé. Le rêve est devenu réalité, ma moustache fait
des ravages en milonga et ma chevelure me vaut le surnom flatteur
d’El Pelo. Si vous le cherchez sur internet en l’associant au mot
“tango”, vous tomberez sur des vidéos ébouriffantes où j’entraîne les
danseuses les plus célestes dans mon abrazo. Je vous invite donc à me
montrer plus de respect. »
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« Chef, je viens de trouver une vidéo sur mon portable qui montre El
Pelo dans un tango filmé lors d’un festival à Buenos Aires. C’est vrai
qu’il ressemble à monsieur comme deux gouttes d’eau. »
Les yeux de la douanière brillaient d’excitation tandis qu’elle montrait
l’écran à son supérieur. Celui-ci plissa les siens pour zoomer sur une
surface grande comme un talon de chaussure où deux insectes
évoluaient dans tous les sens.
Lucien reconnut aussitôt la mélodie de Loca, un tango qu’il avait
dansé sept ans auparavant avec une célèbre danseuse uruguayenne
connue sous le nom de La Morocha. Lui n’était qu’un amateur. Son
style de danse, il l’avait développé autant par le travail de la vigne que
la fréquentation des milongas. Même si on moquait son allure de
paysan, ses pieds campés en terre rassuraient celles qu’il prenait dans
ses bras.
La maestra venait de se disputer avec son partenaire attitré, El Celoso,
un danseur ombrageux qui l’avait bridée lors d’une démonstration.
Gênée par son étreinte et frustrée de n’avoir pu déployer toute
l’élégance de son tango, elle voulait lui donner une leçon. Elle avait
repéré l’évolution de Lucien dans le bal, ses gestes épurés, sa démarche
solide et féline à la fois. Elle lui donnait l’allure d’un chat qui se balade
le long d’une gouttière. Il n’en fallait pas plus à La Morocha pour
exhiber l’étendue de son talent. Elle avait capturé Lucien en bord de
piste et l’avait entraîné dans la danse sans se soucier qu’on les filmerait.
Dès les premiers pas, Lucien avait été transporté. Il sentit aussitôt la
musique vibrer dans le corps serré contre le sien. Les notes affluaient
en eux comme les globules d’un sang mêlé.
Les autres danseurs s’étaient écartés pour former un cercle autour du
couple. Certains pariaient que le francés ne serait pas à la hauteur. El
Celoso avait été le premier à sortir des billets.
Malgré son embonpoint, la maestra s’était transformée en un cyclone
tourbillonnant autour de l’axe qu’offrait l’étreinte de son partenaire.
Ses bras de paysan, tels les rameaux d’une vigne reliés au sol par la
souche, puisaient leur vigueur par de puissantes lianes qui traversaient
les reins. Confiante dans l’abrazo de Lucien, elle se blottissait contre lui
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pour déployer ses jambes en de gracieuses arabesques qui amplifiaient
les envolées musicales. Elle se servait de lui comme un instrument de
muscles dont la partition se fondait harmonieusement au reste de
l’orchestre. Prestement, elle réagissait au guidage de son buste, au
mouvement de ses pieds, aux figures qu’il enchaînait, avec une grâce
aérienne qui déclenchait des ¡eso, eso! d’approbation dans le public. Elle
révélait en lui une audace qu’il ignorait et qui les entraîna tous les deux
aux limites de l’apesanteur.
Lucien était aux anges. Il n’avait jamais éprouvé un tel sentiment de
liberté. La danse était liberté et la musique un nuage vibrionnant qui
les emportait.
La vidéo avait circulé un temps sur la toile et la tignasse de Lucien lui
avait valu le sobriquet d’El Pelo. On avait continué à qualifier son style
de « paysan », désormais moins par moquerie que par respect.
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– Un peu, dit-elle, les poings en avant et le corps légèrement
tremblant. Je me suis inscrite à un cours il y a trois ans. Comment
avez-vous deviné ?
– La méthode déductive. Il y a quelque chose dans votre allure… »
Il se rendit compte qu’il avait gardé le poing serré. Il le dénoua et
laissa tomber le bras le long du corps en bougeant les doigts pour les
relaxer. L’orchestre s’était remis à jouer Loca, quelque part au fond des
poches de la douanière.
« Vous n’avez rien à craindre de moi, je ne suis pas violent… Je
reconnais que les circonstances ne plaident pas en ma faveur. Je suis
désolé pour votre collègue. Il n’est pas sonné, il fait juste semblant. Je
ne frapperai pas une femme, croyez-moi sur parole. Même avec une
fleur. J’ai du respect pour la profession que vous exercez, plus
particulièrement en ce moment. La menace terroriste qui pèse sur
notre pays entretient un climat de nervosité qui ne doit pas vous
faciliter la vie. En outre, je devine qu’aucune prime ne vous est
accordée pour les risques que vous encourez. C’est regrettable et je
serai le premier à signer une pétition pour rétablir cette injustice si
jamais votre syndicat en fait circuler une. S’il n’y a pas pensé, je vous
presse de lui en suggérer l’idée et je vous laisse gratuitement en
revendiquer la paternité. L’État ne peut rester plus longtemps
insensible à la dégradation des conditions de travail d’un corps aussi
dévoué que celui des douanes. Si, si, ne me démentez pas. Les
détecteurs de métaux sont obsolètes, la brigade canine est mal nourrie
et la coupe ingrate de votre uniforme clame l’évidence de restrictions
budgétaires plus qu’il ne met le corps en valeur. »
Lucien comptait sur l’empathie de ses propos pour détendre la jeune
femme. Elle demeurait silencieuse, arquée sur sa posture, tandis que
les bandonéons se déchaînaient dans son pantalon et que le paysage
fuyait à toute allure par la vitre du train. Il se mit à chantonner sur la
musique :
« Loca me dicen mis amigos,
que sólo son testigos
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de mi liviano amor.
Loca…
Pourriez-vous me laisser passer, je vous prie ? Je me sens
extrêmement fatigué. Je vais rejoindre paisiblement ma place. Je ne
vous causerai pas d’ennui, je vous le jure. Je manque de sommeil et il y
a un rêve que je voudrais reprendre. »
Il fit un pas vers elle. Elle décocha son pied en hurlant. Il sentit le
coup à travers le pansement. La douleur fut fulgurante. Une tache
rouge s’épanouit sur son flanc. Il y porta la main, sentit le liquide
visqueux sur ses doigts, baissa le regard et vit le sang dégouliner. Il
s’affaissa avant de perdre connaissance.
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Chapitre 2
Corinne était bien trop préoccupée par l’ébullition de ses plats pour y
faire attention. Elle hésitait à verser la crème dans le velouté tant que
les artichauts, de leur côté, n’auraient pas suffisamment mitonné.
« Alors il n’est pas encore rentré de l’hôpital, M. Bérenger ?
poursuivit impassiblement la mère.
– Non, c’est avec le fils que je fais affaire. Le vieux fou est resté
coincé dans sa camisole, il paraît. Qu’ils le gardent à l’hôpital d’ailleurs,
je préfère ne pas le rencontrer.
– Ne parle pas à travers ta casquette, Pierre. M. Bérenger n’est pas
méchant. Il est toujours plein de bons sourires et de gentillesses avec
moi. L’incident de l’autre jour, c’est la faute aux médicaments. Rosine
les avait mal dosés. On peut comprendre, la pauvre. M. Bérenger a un
pilulier long comme le bras et de toutes les couleurs, ce n’est pas facile
de s’y retrouver. En plus qu’elle est daltonienne la Rosine. Ne te
frappe pas pour moi, Pierrot. M. Bérenger a du tempérament et je me
suis exagérée une petite saute d’humeur. Avec l’âge, j’ai le cœur qui
devient fragile et je m’épouvante d’un rien.
– Quand tu es rentrée en courant de chez lui, ce n’est pas ce que tu
disais.
– C’est l’émotion qui me chamboulait.
– Qu’est-ce qui est arrivé, maman ? demanda Corinne.
– Une bêtise. Qui me trotte dans la tête depuis. Plus j’y pense et plus
je suis dans l’embarras. C’était à la fin du repas. Il avait mangé avec un
gros appétit tout ce que je lui avais mis dans l’assiette. Il était bien
content, il n’arrêtait pas de me dire : “Je me régale, Lucette. Votre
poulet au citron est un délice. Je ne sais pas si c’est le gingembre ou
quoi mais il y a quelque chose dans la sauce qui me donne l’envie de
flirter comme un jeune homme. Avouez que vous voulez
m’ensorceler !” Il me plaisante souvent comme ça. Il fait papilloter ses
yeux en remuant les épaules, c’est sa manière à lui d’être drôle. Moi, ça
me fait plaisir quand il est de bonne humeur. Je me penche en avant
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pour servir une compote. Il faut remuer les pommes au dernier
moment sinon elles font des grumeaux avec la cannelle. Maladroite
comme je suis, je l’ai peut-être bousculé. Je n’ai pas su ce qui se passait
dans mon dos, j’ai senti comme un patac. Je me retourne et alors je le
vois… Sainte Mère, faites que ça ne se reproduise plus : une grimace
de démon et la main levée. Il a l’œil sournois comme jamais et la
bouche tordue par une intention mauvaise. J’ai le sang retourné rien
que d’y penser. »
Au premier des huit coups qu’elle frappa, la pendule fit sursauter la
mère. Elle remua les lèvres en silence pour conjurer un mauvais sort.
« Alors il a bien porté la main sur toi, ce vieux timboul ! s’exclama
Pierre.
– Peut-être, je ne sais plus. Tout est allé si vite, pauvre ! Je ne me
méfiais pas. J’ai surtout pris peur de le voir défiguré comme ça. Mon
cœur s’est pétrifié. On aurait dit le diable en personne. Lui si gentil
d’habitude, j’en tremblais de partout. J’ai senti qu’un malaise me
prenait. Va savoir d’où vient la douleur quand on est dans cet état. Je
me suis enfuie sans débarrasser la table...
– Non, tu as fait ça, Mamoune ! Sans même lui remettre la serviette
dans son rond !
– Que tu es bête mon fils quand tu t’y mets. Je me sens toute
honteuse maintenant. Je crois que je me suis effrayée pour un rien.
Raï, j’irai lui faire mes excuses quand il rentrera de l’hôpital. »
Comme Corinne versait le velouté fumant dans les assiettes creuses,
Pierre se leva pour inspecter le range-bouteilles en fond de buffet. Il se
sentait le bec fin :
« J’en ai les larmes aux yeux tellement que ça sent bon. Je verrai bien
un petit rouge de derrière les fagots pour accompagner, non ?
Mamoune, je te le dis : tu ne remettras pas les pieds chez le vieux, c’est
un timboul.
– M. Bérenger n’est pas timboul, macache. Il a plus de décorations que
M. le maire.
– Au village, on dit que les infirmiers lui ont mis une camisole pour
l’emmener.
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– Au village, les gens ne savent plus quoi inventer pour se rendre
intéressants. Des infirmiers, il n’en a pas eu besoin. Il est parti à
l’hôpital avec sa canne, en commandant le taxi d’André. C’est lui-
même qui me l’a dit, pour se vanter du gros pourboire que M.
Bérenger lui a laissé. Le Dr Fontvieille lui avait prescrit depuis
longtemps un examen des artères. M. Bérenger m’avait prévenue que
j’aurais une semaine de congé. Alors tu ne le traites pas de cabourd, s’il
te plaît, ni de fada ni de rien. Tu ne le traites pas, c’est simple.
– Tu n’y reviendras pas, un point c’est tout.
– J’y reviendrai parce que c’est lui et que je le connais bien. On ne
juge pas l’arbre à l’écorce. M. Bérenger est un Monsieur qui a fait les
Grandes Écoles. Il a dirigé la Chimie du Rhône avant de prendre la
retraite et tu peux me croire que sa cervelle continue à tourner comme
s’il n’avait pas arrêté. Les pensées lui sortent de la tête comme les
vrilles de la vigne vierge qui grimpe au grillage, celle que tu m’as
promis de tailler et, malgré ça, j’attends toujours que tu t’y mettes. À
M. Bérenger aussi, il arrive qu’une vrille se perde. Et après ? Il n’en
reste pas moins un brave homme qui mérite le respect. Il a la bonté de
partager son savoir avec les autres. Il m’apprend petit à petit la Table
de Mendeleïev, à moi qui suis toute ignorante. Dedans, il y a tous les
éléments de la Terre, de l’Eau, du Feu et du Ciel. J’en connais déjà la
moitié par cœur. Il y en a cent dix-huit en tout et bientôt je les saurai
tous. Qui aurait pu croire que le Bon Dieu s’est contenté de cent dix-
huit choses pour fabriquer le Monde ? Ça lui prend parfois, à M.
Bérenger, de me les faire réciter. C’est comme un jeu entre nous. Il
annonce : “Lucette, je vous dis Ti et vous répondez ?” Ti c’est le
titane, ça veut dire que je dois lui donner tous les éléments qui
viennent après. Je suis ignorante mais j’ai de la mémoire. Comme je ne
me trompe jamais, ça lui met des étoiles dans les yeux de m’écouter.
On dirait un petit garçon à qui on raconte une histoire. Lui qui a été
un si grand patron, c’est touchant comme il a gardé son âme d’enfant,
pauvrèt. Et c’est un homme juste avec ça : il apprécie beaucoup mon
travail chez lui. Les petits plats qu’il aime, le ménage dans cette grande
maison, qui d’autre que moi saurait les faire ? “Lucette, vous êtes la fée
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du logis”, il me l’a répété cent fois. Je n’ai pas l’âge de trouver une
meilleure place, magnac. Avec la retraite que j’ai, je serais bien bête de
m’en priver.
– Je veux bien croire que M. Bérenger est un monsieur respectable,
maman. Pierre essaie juste de te mettre en garde. Je ne pense pas qu’il
ait tort. Quand j’étais dans la classe de Mme Bérenger, je me souviens
qu’elle avait été absente une semaine entière. Le directeur de l’école
n’avait pas donné d’explications. Le bruit courait en récréation que
c’était à cause de son mari. Une dispute avec lui aurait laissé des traces
qu’elle ne voulait pas montrer. Je m’en souviens parce que ça m’avait
choqué. J’avais huit ans et c’était la première fois que j’entendais dire
qu’un homme pouvait maltraiter une femme…
– Ce ne sont que des commérages, interrompit la mère. Ici, les gens
passent leur temps à imaginer des choses.
– Commérage ou pas, il n’y a pas de fumée sans feu. Tu as dit que M.
Bérenger devait prendre beaucoup de pilules pour se soigner.
– Oui, il a des problèmes aux artères. C’est pour fluidifier le sang
surtout.
– Un pilulier “long comme le bras”, tu as dit. Il souffre certainement
d’autre chose. Parmi tous ses médicaments, il y a peut-être des
neuroleptiques. Il suffit de mal les doser pour qu’ils soient inopérants.
Tu dis toi-même qu’il a eu un moment d’égarement. Tu dis que tu ne
le reconnaissais pas tellement il avait l’air épouvantable. Dans ma boîte
à Paris, l’un des chefs est comme ça. Tantôt c’est le plus charmant des
hommes, tout en sourires et paroles aimables. Tantôt c’est un véritable
démon qui hurle et balance des saletés. Il régule son humeur avec des
sortes de bonbons. Les jours où il n’a pas sucé la bonne dose, tout le
monde file doux le temps que l’orage passe et personne, bien sûr,
n’ose porter plainte.
– Ma pitchounette, tu ne m’en avais jamais parlé. Il faut que tu te
protèges d’un homme comme ça. Les gens sont déréglés dans les
grandes villes, avec toute la pollution qu’il y a.
– Toi aussi, Mamoune, il faut que tu te protèges.
– Penso té, ronchonna Pierre. Tête de mule comme elle est, elle y
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retournera chez le père Bérenger.
– Un peu moins, pegou. Ne parle pas comme si je n’étais pas là.
– Quand M. Bérenger rentrera de l’hôpital, laisse passer un peu de
temps avant de le revoir. En travaillant chez lui, Pierre verra bien s’il
est en forme ou pas. Il se peut qu’il soit très fatigué de ses examens et
qu’il ait besoin de se reposer. Après tout, tu n’es pas obligée de te
précipiter. La maison restera propre puisqu’il n’y aura pas été. Et pour
manger… »
Comme elle n’avait pas d’idée, son frère s’empressa de suggérer :
« Il ira sur la place du village, au Café des Étangs. Zouzou y fait une
cuisine du tonnerre. J’y ai mangé des fricassées de gibier à tomber par
terre. Ça le changera de la soupe aux choux.
– Qu’est-ce qu’elle a ma soupe aux choux, magnac ?
– Elle a que le premier jour, elle est délicieuse, Mamoune. Le
deuxième, on est content de la retrouver. Le troisième, elle commence
à faire un drôle d’effet, rapport aux gaz qui se compriment dans les
tuyaux et s’évacuent par tous les bouts. En fin de semaine, je suis plus
bruyant que le pétarel du facteur et les copains m’évitent. Zou, on les
mange les petits violets, oui ou non ?
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Chapitre 3
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qui sinuait sur le dos du pied pour disparaître dans le creux de
l’éventail formé par les orteils mouillés de soleil. Humant le parfum
qui s’en dégageait – noisette sauvage –, Lucien entreprit d’en lécher la
peau, d’abord méticuleusement entre les doigts de pied, puis
sommairement sur la plante et le talon, avant de reprendre en sens
inverse, à coups de langue gourmande et de baisers mutins, le chemin
que son regard venait d’emprunter.
« Tu m’excites, cabrón ! » s’exclama Luna faussement outragée. Elle se
redressa tout à trac et prit Lucien par les hanches pour le renverser sur
le dos et monter à califourchon sur lui. Le bec rocheux dont il s’était
méfié pénétra cruellement dans son flanc. Fulgurante, la douleur fut
aussitôt annihilée par une explosion sensuelle déclenchée en bas du
ventre. Luna s’était ruée goulument sur sa verge et, l’avalant jusqu’en
fond de gorge, elle en malaxait la pulpe avec une sauvage intensité. Les
ondes de plaisir que la succion déclenchait se propageaient en cercles
concentriques dans le corps et l’esprit de Lucien, s’infiltrant par tous
les interstices jusqu’aux limites du quant-à-soi et détruisant sur leur
passage toute autre sensation que celle du rut progressif auquel il
succombait.
« Doucement, mon amour » songea-t-il sans parvenir à le formuler.
Impuissant à tempérer Luna, il était inexorablement propulsé par sa
frénésie buccale dans un noir firmament où leurs atomes se
désagrégeaient en fétus incandescents pour former une constellation
radieuse.
S’appuyant sur un coude, il eut le temps de voir un sein s’agiter
comme un grelot et les hanches de la belle ondoyer au rythme
imprimé par le mouvement des mâchoires. Le dos torsadé s’évasait en
deux magnifiques lobes à la chair tremblotante, dont le magnétisme
était si puissant que la main libre de Lucien s’y retrouva plaquée par
une injonction qui transcendait sa volonté. Elle fut aussitôt emportée
dans un feu follet de caresses, palpations et pétrissages qui se
propageait au hasard des courbures, des creux et des replis qu’elle
rencontrait.
Au-dessus du nez de Lucien, le sillon fessier de Luna bâillait si
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généreusement qu’il faisait saillir un nid pubescent, entaillé par la plaie
humide de sa vulve. Des muqueuses sortaient par le haut, semblables à
une fleur d’iris rose dont les délicats pétales denticulés se rétractaient
dans un calice poilu jusqu’à se fondre dans une foisonnante toison.
Les chairs sécrétaient un jus qui tissait une dentelle de filaments
visqueux entre les deux lèvres. Surgissant au-dessus comme un point
sur le i, une rondelle mauve s’écarquillait autour d’un trou noir. Il s’en
dégageait une attraction hypnotique, un vertige sidéral qui abolissait
toute résistance.
Lucien n’était pas homme à se dérober. Lèvres en avant, le nez tendu
comme un éperon, il plongea dans le gouffre béant et, à son grand
ravissement, la pulpe s’amollit sous le choc, engloutissant sa figure par
un irrépressible effet de ventouse.
Le museau pantelant, il se goinfra comme un fauve dans le ventre
d’une gazelle jusqu’à ce que Luna, expulsant son gland de la bouche,
poussât un feulement. « Retourne-toi, il me faut ta queue !
– Qu’est-ce que tu racontes, ma douce ? dit-il en se retirant. Tu l’as
ma queue. Elle est toute à toi.
– J’en ai fini de celle-là. Elle commence à ramollir. C’est l’autre que je
veux ! »
Elle se tourna brusquement vers lui pour le toiser. Elle avait la
crinière en bataille, la figure barbouillée de sucs et le regard en feu. Elle
pesait de tout son poids sur son estomac et il sentit une douleur aigüe
déchirer sa poignée d’amour, à gauche.
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Chapitre 4
Une fois que les deux hommes eurent quitté la pièce, Lucien explora
du regard les deux côtés du lit. Il y avait à gauche un petit meuble qu’il
pouvait atteindre de sa main libre. En farfouillant dans l’un des tiroirs,
il trouva ce qu’il espérait : le matériel de couture de sa mère. Il en retira
une épingle à nourrice dont il tordit la pointe sur l’acier des menottes.
Avec cet instrument, ce fut un jeu d’enfant pour lui de crocheter la
serrure.
« Il est sous surveillance, M. Bérenger, vous n’avez rien à craindre »,
chuchota-t-il en singeant la voix du commissaire Magenta.
Lucien appuya sur un interrupteur à côté de la baie vitrée. Le volet
s’enroula, pas assez silencieusement à son goût, révélant une terrasse
abritée par un auvent. Le carrelage en terre cuite était éclairé par les
premières lueurs de l’aube. À partir de là, on avait un point de vue
panoramique qui englobait toute l’étendue du paysage vers l’est.
Au premier plan, il y avait la mosaïque de tuiles, formée par les toits
du village que surmontait le clocher de l’église. L’horizon était délimité
par l’ourlet mauve de la mer, replié sur l’obscurité, qui se détachait
dans l’immensité blême du ciel. C’était le moment où la lumière sortait
un orteil de la nuit.
Une vaste lagune se déployait en croissant autour d’un feston de
collines laissées à la garrigue. Le relief bordait les bassins d’une
ancienne saline dont le miroir immobile retenait la nuit. Au beau
milieu des eaux rosissait une tache formée par un groupe de flamants
qui faisaient le piquet en dormant.
Le cordon littoral au loin traçait une frontière rectiligne entre la mer
et la lagune toute proche. Celle-ci était séparée des marais salants par
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une route qui traversait la vigne avant d’aller se perdre dans les
collines. Il s’en s’échappait un chemin de terre qui conduisait à un petit
embarcadère en bordure d’étang.
Lucien comptait y trouver une barque qui lui permettrait d’atteindre
le talus de la voie ferrée, coupant à travers la lagune en direction de
l’Espagne. Il y attendrait le passage d’un train de marchandises qui
l’emporterait loin de la prévenance suspecte de son frère et du policier.
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Des rayons de soleil commençaient à poindre à l’horizon. Sortis de
leur torpeur par la lumière rasante, les étangs s’étaient mis à scintiller.
On avait l’illusion d’un fourmillement sur la placidité des eaux. Un coq
fit entendre son chant rauque au loin. À peine revenu, le silence fut
troublé par le bourdonnement d’un tracteur dans les vignes. La voie
semblait libre de ce côté.
Il y avait une fourgonnette Trafic garée en contrebas du parapet qui
soutenait l’esplanade. Elle stationnait sur une petite aire aménagée au
bout du chemin qui descendait au village. Sa porte latérale était
décorée d’une peinture naïve représentant un pin parasol auréolé d’un
arc-en-ciel. Calligraphiée en lettres imitant des légumes et des feuilles,
une enseigne indiquait :
Candide
Jardinier-paysagiste
Élagage, abattage – Entretien, taille et débroussaillage
Pour descendre du toit, Lucien s’accrocha aux alvéoles d’un poteau
électrique dressé contre le mur, en coin de maison. Sautant à quelques
mètres du sol, il se réceptionna dans des chênes kermès d’où il
s’extirpa promptement, les pieds tout écorchés. Les sens aux aguets et
le haut du corps recroquevillé, il enjamba des touffes de chardons
géantes et contourna un massif de gratte-culs hérissé d’épines. Au
contact du pied, la terre se révélait plus caillouteuse qu’elle n’en avait
l’air.
En quelques bonds furtifs, Lucien traversa à découvert une terrasse,
serrant les fesses devant une enfilade de volets fermés, pour atteindre
l’esplanade plantée d’arbres. Les rejetons avaient formé un taillis en
s’enchevêtrant aux buissons de cistes et de genêts. Lucien s’y coula
avec des allures de félin en maraude. Il en émergea pour grimper dans
un amandier dont la ramure se déployait par-delà le mur d’enceinte.
Suspendu à une branche, il se laissa tomber sur le chemin
Il alla jeter un coup d’œil dans la cabine du Trafic. Une vitre était
ouverte et la clé de contact était glissée dans le démarreur.
« Bienheureux le jardinier-paysagiste qui exerce sa profession en
61
milieu rural, car il ignore la délinquance qui gangrène les centres
urbains », songea Lucien. Il s’installa à la place du conducteur.
Côté passager, il trouva une paire d’espadrilles abandonnée sur le
plancher. Ce Candide était décidément bien aimable, même s’il
chaussait petit. Lucien frémit d’aise au contact moelleux de la corde
sous la plante des pieds. Il fouilla dans la boîte à gants d’où il sortit les
papiers du véhicule, une eau de toilette Sûr de soi (pour homme) et un
tournevis rouillé. Avec la lame, il déchira le tissu autour des orteils
pour ajuster les chaussures à sa pointure.
Il lut sur l’étiquette du vaporisateur que : « Puissante et discrète à la
fois, Sûr de soi est une arme de séduction redoutable ; imperceptible au
premier abord, elle s’insinue insidieusement par les sinus et subjugue
par ses subtiles senteurs florales. »
Incrédule, Lucien aspergea de parfum le dos de son poignet, renifla
et, content du résultat, s’arrosa le corps depuis l’aine jusqu’aux
cheveux, en insistant dans les creux.
Il recula d’un cran le siège et desserra le frein à main. Il laissa la
camionnette rouler silencieusement jusqu’en bas de la pente et
n’alluma le moteur qu’au moment où le véhicule allait s’arrêter.
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pas craquelée par les racines des arbres.
Il prit une bifurcation où l’asphalte morcelée se désagrégeait peu à
peu pour laisser place à deux ornières séparées par une saillie herbeuse
qui raclait le châssis du véhicule. Le sentier se fit de plus en plus
cahoteux au fur et à mesure qu’il s’enfonçait dans les vignes. Lorsqu’il
croisa le lit d’une rivière à sec, Lucien y engagea le Trafic qu’il parvint
à garer derrière une roselière assez touffue pour le camoufler. Il
abandonna la fourgonnette et traça son chemin dans la garrigue en
direction d’une ancienne tour de télégraphe qui était juchée sur un
promontoire surplombant les étangs.
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Chapitre 5
Hélène était réveillée depuis longtemps lorsque son mari s’était levé.
Comme d’habitude, elle avait mal dormi à côté de Bernard qui ronflait.
C’était un sifflement sourd qui montait en puissance pour se muer en
râle de bête à l’agonie, suivi d’un silence ; puis la séquence revenait,
avec une régularité mécanique, s’amplifiait, implacable, sans que rien
ne pût l’empêcher. C’était insupportable.
Depuis la tisane qu’elle lui préparait avant le coucher jusqu’aux
mélodies qu’elle chuchotait en duo avec ses ronflements, rien n’y
faisait. Plus d’une fois, elle l’aurait bien étranglé s’il n’avait affiché
autant de béatitude dans son sommeil.
Il avait un air de petit garçon satisfait qui l’exaspérait. Non content
de l’empêcher de dormir, il trouvait, allongé contre elle, un bonheur
auquel elle n’avait pas accès et qu’il refusait de partager. C’était injuste
et désobligeant de la part d’un époux. Dans ces moments, elle était
submergée par la frustration, l’envie puis la colère. Elle réfrénait un
désir sournois de lui serrer la gorge entre ses mains. Il lui fallait alors se
lever pour calmer ses nerfs, comme cette nuit-là.
Elle avait recouvert sa nuisette affriolante – « pathétique », avait-elle
pensé – d’un peignoir épais. Cette maison était toujours mal chauffée.
En plus, il y flottait une odeur indéfinissable, une odeur qui hésitait
entre le cuir mouillé et la sciure roussie, avec une note persistante
d’eau de Cologne, un mélange qui, pour Hélène, était indissociable du
vieux Bérenger.
Elle était descendue boire un verre d’eau à la cuisine. Invariablement,
l’évier en inox était auréolé de taches calcaires. On avait beau les
frotter, ces saletés réapparaissaient toujours, avec leurs formes
66
psychédéliques qui donnaient une impression de négligé. Elle se
protégeait les doigts avec un torchon propre pour toucher au robinet
tant elle redoutait le grouillement invisible des bactéries.
Il y avait une souris qui s’était fait piéger dans une tapette au pied de
la gazinière. Bien qu’elle eût jeté une serpillière par-dessus, Hélène ne
pouvait regarder dans cette direction sans être prise d’un haut-le-cœur.
Le ménage n’avait pas été fait depuis le départ de Lucette. Des
araignées avaient attrapé la poussière dans leur toile.
Hélène avait ouvert la porte du frigo sans réfléchir. Il s’en était
échappé des miasmes qui l’avaient aussitôt renseignée sur l’état des
provisions. Tout était soigneusement emballé dans du papier
aluminium, excepté des fromages qui moisissaient tranquillement sous
de la cellophane. Neurasthéniques et marginalisés, deux légumes et un
fruit se ratatinaient dans un coin. Elle avait vite refermé en croyant
voir quelque chose se tortiller sur une barquette en polystyrène.
Dans la salle de bain, elle se campa devant la glace, nue. Pour ne pas
se mentir, elle relâcha tous ses muscles.
Elle était plutôt petite, avec des seins menus et des hanches qui
manquaient, selon elle, de générosité. Tous ces pas-assez en
comparaison des autres femmes – les grandes à poitrine aguicheuse et
bassin ample, qui éblouissaient les hommes de leur langueur féminine
– l’avaient longtemps complexée. Toutefois, elle avait appris à aimer ce
corps qui était le sien et, tout compte fait, n’était pas si mal
proportionné. Elle se tenait droit, les reins gainés, la taille cambrée, le
buste en avant et les épaules déployées, imposant crânement sa
contenance. Elle levait les yeux et cherchait l’autre du regard, si bien
que tout cela combiné lui donnait de l’allure, un je-ne-sais-quoi qui
faisait impression.
Au fil des ans, bien sûr, le maintien s’était infléchi sous les forces de
gravitation. Hélène s’en accommodait. De sa jeunesse passée, son
corps avait gardé une certaine prestance, désormais tempérée par une
douce résignation.
74
Elle prit ses seins entre les mains et les palpa par en dessous. Le
toucher laissait dans la paume une agréable sensation veloutée. En
s’allongeant en forme de poires, les petites pommes de jadis avaient
perdu leur aspect lisse, non pas leur rotondité. De rose qu’ils étaient,
les mamelons avaient tourné au brun en se fripant aux aréoles. Il y
apparaissait des veines bleutées, qu’Hélène trouvait vilaines. Elle
remonta les deux globes et les fit gentiment balloter entre ses doigts,
comme pour jongler avec. Elle fronça le nez en voyant des plissures
apparaître sur le buste, aux attaches de la poitrine.
La laissant retomber, elle inspecta d’un pincement les bourrelets qui
se formaient par pliure, sur le cou, aux aisselles et dans le gras des
fesses. Elle se contorsionna pour examiner son derrière qu’elle jugea
moins rebondi, plus mou que dans le passé.
Sa peau s’était un peu fanée, comme une fleur privée de soleil. Bien
que toujours aussi blanche, elle n’avait plus l’éclat neigeux de sa
jeunesse. « La faute au manque d’amour et de caresses », songea-t-elle.
La force de l’habitude aussi était en cause. On pouvait avoir la
Joconde accrochée à un mur, le regard s’émoussait de l’avoir en
permanence sous les yeux, ses formes et ses couleurs s’affadissaient
d’être toujours moins contemplées, leur vivacité s’évanouissait
irrémédiablement sous le coup de l’indifférence. On finissait par se
blaser et le tableau était remisé au grenier.
Ou plutôt ce n’était pas comme ça que Bernard s’en débarrasserait :
lui trouverait un moyen de le revendre en réalisant une plus-value.
Cynique, Hélène se fit la réflexion qu’il n’y avait pas de marché de
seconde main pour les Joconde ayant dépassé la cinquantaine. Léonard
pouvait ranger ses pinceaux.
79
Chapitre 6
80
connaître son identité, il se présentait comme un pique-assiette et
bourrait ses poches de petits fours en demandant : « Vous en
voulez ? ». Il fit ainsi la connaissance d’un véritable pique-assiette qui,
œuvrant plus discrètement, blâma son amateurisme.
Lucien en profita aussi pour visiter les lieux, s’émerveillant de la
réussite ostensible de son frère. Ornant des pilastres en faux marbre
dans le salon, les chapiteaux de bronze doré étaient une curiosité. Ils
étaient décorés d’emblèmes représentant une fleur de lys surmontée
d’un soleil royal entre deux coqs gaulois. À l’époque, Lucien était en
fin de divorce, lessivé par la procédure et résigné à perdre sa dernière
fourchette.
Hélène se leva pour fermer la porte à clé et revint s’asseoir avant que
ne fût effacé le creux formé par ses fesses sur le couvre-lit. L’aller-
retour fut si rapide que Lucien douta de sa réalité.
« C’est étonnant comme je me sens en confiance avec vous, Lucien,
alors que je vous connais à peine. Peut-être parce que vous êtes
comme moi… un peu décalé. Votre frère me paraît parfois si loin de
moi. Il est absorbé par le monde de ses affaires et conserve une
certaine froideur lorsqu’il s’en extrait. Il n’est jamais pleinement
concerné par mes préoccupations personnelles. J’ai du mal à m’y faire.
Je trouve que la manifestation de son désir manque de délicatesse,
86
même si je lui en sais gré… qu’il éprouve du désir, pas qu’il s’y prenne
mal, je veux dire. Il en ressort que je me recroqueville lorsqu’il me
touche. Je reste sur la défensive, vous comprenez ? Finalement, je
manque de disponibilité, je bride mes élans et je n’accueille pas
spontanément les siens. Bref, je ne me suis encore jamais laissé
pénétrer par mon mari. »
Pris de court, Lucien se raidit dans la posture du prêtre novice à
l’écoute de sa première confession. Il énonça qu’il n’y avait là rien
d’exceptionnel. Dans de nombreuses cultures, l’époux attend le jour
du mariage pour – Lucien hésita entre plusieurs termes avant d’opter
pour une image – défroisser le calice qui protège l’adorable petite fleur
que la femme cache entre ses cuisses. L’homme en tire même une
certaine gloire qui renforce son amour pour sa belle. Il fallait laisser le
rose monter aux joues et s’abandonner.
« Ne dites pas de sottises, Lucien. Je ne suis plus vierge depuis
longtemps », soupira Hélène.
Lucien ne trouva plus rien à dire.
Il encercla du bras le dos de la jeune mariée et lui tapota doucement
l’épaule. Elle se laissa aller contre lui. Il sentit le corps s’amollir contre
sa poitrine en même temps qu’une chevelure parfumée déployait des
vagues soyeuses sur sa gorge. Il resserra son étreinte pour caler la tête
d’Hélène sous sa mâchoire. Pivotant sur le derrière, elle donna un
coup de rein pour se jucher sur les cuisses de l’homme et enserra son
buste entre ses bras. Elle ondoya contre son ventre avec la volupté
d’un chiot se lovant dans une corbeille. Il perçut la reptation de l’épine
dorsale contre son biceps.
Venus d’un tréfonds où le corps produit ses sucs, des effluves iodés
lui remontaient dans les narines. Elles lui rappelaient celles des crabes
prisonniers des filets de pêche qui sèchent au soleil. Lucien était une
plage que venait creuser la mer. Il avait l’impression que la houle,
glissant sur son ventre de sable, en roulait tous les grains ensemble et
les éparpillait en se retirant. Mille petites bulles d’écume explosaient
sur sa peau abrasée.
Sa main palmée enveloppa le postérieur d’Hélène avec la douceur et
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la précision d’un poulpe suçant sa proie. Il y avait une telle opulence
de chair que les doigts n’arrivaient pas à tout contenir dans leur
éventail tentaculaire. Lucien n’en finissait plus de s’émerveiller des
rondeurs qu’il découvrait. Leur architecture et leur plasticité étaient un
ravissement tactile. Il flatta longuement le contour des fesses en
froissant les fronces du jupon contre la culotte. Il s’émouvait du
tremblotement diffus qui lui parvenait à travers les étoffes.
Creusant les reins pour s’offrir aux caresses, Hélène y répondit par
une ondulation des hanches qui s’accorda un instant au mouvement
sinueux de la main dont elle ralentit la danse pour régler le rythme au
sien. Agacé par le frottement des tissus, le cul se dilatait et tournoyait
en quête de nudité, avide d’exulter au contact des pulpes.
Retroussant le jupon d’Hélène, Lucien découvrit une culotte rose
pastel qui se réduisait à l’essentiel : ornée d’un feston tendu sur la
fossette des reins, une bande élastique retenait un triangle en soie
échancré au maximum sur les hanches. C’était l’esprit du tanga : la
parcimonie au service d’une sobriété érotique. Le textile s’amenuisait
dans la splendeur de la chair, magnifiant la rotondité des fesses. Lucien
nota que le feston était décoré des mêmes petits nœuds en satin qu’il
avait vus sur le baby doll.
Quelques jours plus tard, Lucien quittait la France pour une vie
nouvelle en Argentine.
Moins angoissée par le mariage grâce au réconfort que son beau-
frère lui avait apporté, Hélène était résolue à mettre tout son zèle dans
l’aventure conjugale.
Longtemps elle s’interrogea sur la réalité de cette queue invisible. Il y
avait un aspect magique qui la troublait en même temps qu’elle se
reprochait son propre comportement. Elle était vaguement
reconnaissante à Lucien d’avoir révélé une sensualité dont elle ne
soupçonnait pas la violence en elle. Elle lui en voulait aussi d’avoir été
le témoin de son égarement. Néanmoins, l’égarement était partagé et
son beau-frère avait intérêt à la fermer sinon elle l’accuserait de viol.
Elle fut soulagée d’apprendre l’exil de Lucien en Argentine et ses
démêlées avec la justice. La parole d’un délinquant n’est pas crédible
dans une société policée.
Au sujet de l’incident, Hélène couvrit ses carnets de nombreuses
notes qui, mises bout à bout, n’avaient aucune cohérence.
Elle conclut que son beau-frère l’avait abusée : la queue fantôme était
une chimère ; il avait dû se servir de la main pour la réduire à un tel
état de bestialité.
91
Chapitre 7
92
épidermique, conjuguée à une scolarité chaotique, lui faisait passer une
adolescence difficile. De toutes les matières, c’étaient les maths qui la
faisaient le plus souffrir.
La collégienne séchait pendant des heures sur des exercices abscons
en se grattant machinalement. Les formules lui apparaissaient comme
des congrégations d’insectes figés dans un silence hostile. Rien ne
semblait les animer, à l’inverse de ceux qui pullulaient dans la garrigue
et dont on pouvait s’amuser avec un brin de paille. Dans les colonies
mathématiques, ça ne bougeait pas, ça ne bruissait pas, ce n’était pas
sécable, ça ne s’empalait pas et il n’en coulait aucun fluide : ce n’était
pas drôle. Cécile tournait les équations dans tous les sens en quête
d’une fissure par où passerait un peu de lumière. Elle titillait les
symboles du bout du stylo et secouait ses cahiers dans l’espoir qu’il
s’en échappât quelque chose. Tout ce qui tombait d’entre les pages
était un invisible fourmillement qui la démangeait de plus belle sous les
croûtes des verrues.
Or, les mathématiques étaient l’alpha et l’oméga de toutes choses
pour le père Bérenger. Elles étaient tout d’abord une école de rigueur ;
en disciplinant l’esprit, elles l’empêchaient de se disperser en futiles
rêveries. Elles servaient ensuite de critère de sélection pour les
institutions ; en distinguant les meilleurs, elles assuraient l’ordre social.
Seuls les bons en maths pouvaient aspirer à de hautes distinctions car
ils savaient raisonner et ils avaient le sens de l’organisation. Les autres
étaient des peine-à-penser qui avaient besoin d’être guidés et qui, dans
la société française, constituaient traditionnellement le vivier des
taillables et corvéables à merci.
Le père reconnaissait qu’il avait lui-même sué des ronds de chapeau
pour plier son esprit aux règles d’airain d’une discipline pour laquelle il
n’était pas spécialement doué. Cependant, il avait l’âme d’un battant et
surtout, on lui avait donné l’astuce pour être admis au club très prisé
des forts en maths. Il se penchait et baissait la voix pour transmettre à
son tour la formule sacrée : « Tout ce que l’on ne comprend pas, il faut
l’apprendre par cœur. » C’était aussi simple que cela. Bernard, l’aîné,
avait retenu la leçon avec succès. Alors pourquoi la benjamine n’y
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arrivait-elle pas ?
Le père ne décolérait pas. Il trouvait qu’un idiot dans la famille –
l’épithète était réservée à Lucien – c’était bien assez !
Le fils cadet avait neutralisé l’autorité patriarcale par la force de son
indécrottable stupidité. Les semonces, les engueulades, les coups, les
humiliations, rien n’y avait fait. Passé la maternelle, le garçon avait pris
le pli de redoubler les classes si bien qu’arrivé à la majorité, il végétait
en lycée professionnel. C’était le comble de l’infamie pour le père
Bérenger. Il avait renoncé à corriger le cancre depuis que sa
musculature d’adolescent se développait dans des cours de danse – des
cours de danse, il ne manquait plus que ça !
À cause de cet exemple déplorable, le patriarche s’était alarmé dès
que Cécile avait essuyé ses premiers revers en mathématiques. Il avait
déversé sur elle l’exaspération qu’il ne pouvait plus assouvir sur Lucien
et que ni la douceur de la mère ni la réussite scolaire de l’aîné ne
parvenaient à calmer.
L’atmosphère était empoisonnée par la mauvaise humeur endémique
qui rongeait le chef de famille. C’était un magma toxique qu’un rien
pouvait expulser. Ses crises de colère étaient aussi imprévisibles que les
éruptions d’un volcan. On marchait sur la pointe des pieds à la
maison.
Confusément, le père établissait une corrélation entre la médiocrité
en maths et les verrues qui affligeaient deux enfants de sa progéniture.
Ces marques honteuses étaient l’œuvre d’un même démon. Il revenait
au patriarche de l’exorciser en traitant les verrues à sa manière. Il
allumait la pyrograveuse à l’avance pour laisser au métal le temps de
chauffer.
Lucien venait d’avoir dix-huit ans. C’était le jour de sa majorité. Il
avait longuement espéré cet anniversaire, il en avait patiemment chéri
la date.
Il avait préparé ses affaires en secret pour partir explorer un monde
meilleur, un monde qui échappait à la loi patriarcale. Il filerait à
l’anglaise, sans explication ni au revoir. Il coupait les ponts avec la
famille ; définitivement peut-être. Il couvait cette idée depuis un
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moment et elle l’enchantait toujours plus au fur et à mesure que
l’échéance approchait. Il ne voulait pas courir le risque d’être retenu
par les pleurs de sa mère. Il partirait sans se retourner. Il partirait seul,
confiant dans ses propres ressources et libre enfin.
Cécile avait paniqué en voyant le père brancher son matériel
chirurgical.
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Des décennies après, c’était le même sourire que Lucien voyait flotter
dans la pièce, au-dessus de la tête du commissaire Magenta.
Assis dans un fauteuil, toujours vêtu de la chemise de nuit d’Amélie
maintenant réduite en lambeaux, le prisonnier offrait l’image d’une
reddition totale. Avec ses moustaches tombantes et sa crinière défaite,
il n’avait pas l’air moins humble que Vercingétorix se rendant à César
devant les palissades d’Alésia. Il gardait la tête baissée, les épaules
voûtées, les bras ballants entre les jambes et, de temps à autre, il
reniflait son col, moins par contrition que pour retrouver les traces
évanescentes de l’essence de Guerlain.
Campé face à lui, le policier se gargarisait : « Les menottes, la prison,
tout ce fourbi est dépassé. J’ai bien mieux à t’offrir, pauvre cloche. Tu
es libre de tes mouvements mais aucun d’eux ne m’échappe. Où que
tu ailles, je te suis comme ton ombre. Mieux que ton ombre, je reste
accroché à toi même s’il n’y a pas de soleil. Je sais en permanence où
tu es, quelle est la température de ton corps, la dilatation de tes artères,
ton taux de globules, ce qui circule dans tes organes et les mauvais
coups que tu prépares. »
Lucien se demandait si c’était une charade. Le commissaire avait un
air exalté qui l’inquiétait.
« Je mesure exactement la longueur de tes pas, l’écartement de tes
bras et les humeurs qui te traversent. Je te connais mieux que toi-
même. Bref, je te tiens par les couilles, il est inutile de faire le malin.
Qu’est-ce que tu dis de ça, chef ? »
Lucien n’en disait rien. Sinon que ce type devait arrêter de se remuer
les doigts dans le derrière. Intérieurement, il s’interrogeait sur la
manière dont il s’était fait coincer alors qu’il avait multiplié les détours
pour brouiller sa piste. Il craignait de deviner la réponse. Il observait
ses orteils qui dépassaient par les trous des espadrilles. À travers les
contractions d’une main, il sentait la peau invisible se reformer entre
ses doigts, signe que la colère montait graduellement en lui. Il la
réfréna en assouplissant le poignet.
Magenta continuait à pérorer : « J’ai mémorisé tout ce qui te
concerne et qui permet de t’identifier. J’effectue des calculs en
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permanence avec les données que je recueille. À tout instant, je peux
livrer mes informations si je le juge nécessaire. J’enregistre tous tes
faits et gestes en temps réel. Je peux raconter qui tu es mieux que tu ne
saurais le faire. Je suis plus précis que toi, plus rationnel. J’ai réduit ton
existence à des variables essentielles que je contrôle parfaitement. Si tu
dors ou perds connaissance, moi je reste aux aguets, vigilant,
indéfectible veilleur de ta minable destinée. Et même si tu meurs, je
serai encore là pour délivrer un rapport d’autopsie. Tout ça, je peux le
faire, car je suis en toi – triomphalement, le policier exhiba entre ses
doigts une puce en métal pas plus grosse qu’un petit pois. C’est la
version moderne du bracelet électronique, un petit bijou de
sophistication technologique. La puce collecte une quantité
phénoménale d’informations qu’elle transmet en continu à mon
téléphone cellulaire. On a baptisé la dernière génération Small Sister en
hommage à un écrivain visionnaire qui s’appelle George Wells.
– George Orwell ? suggéra plutôt Lucien en redressant la tête.
– Ne fais pas le malin, je sais parfaitement son nom. C’était pour voir
si tu suivais.
– Je vous suis très bien, commissaire, tant votre pensée s’énonce
clairement. Je comprends que je suis fait comme un rat. Votre astuce
est imbattable et, désormais, je lui rendrai hommage par une
obéissance indéfectible. Les initiales de Small Sister, c’est amusant : elles
forment le sigle SS, comme le fameux escadron de protection. Vous
êtes donc là pour me protéger.
– Exactement. Avec l’accord de ton frère, on a greffé une puce de ce
type au fond de ta blessure. C’est moi-même qui ai procédé aux
derniers réglages. Elle marche à merveille ! Tu comprends maintenant
pourquoi tu ne peux pas me filer entre les doigts ? »
Lucien scruta du regard le pansement qui apparaissait sur son flanc à
travers une déchirure de la chemise. Il se demandait jusqu’où il lui
faudrait cureter pour déloger cette saleté de son organisme. Il soupira
à l’idée de se charcuter une fois encore.
« N’y pense même pas, mon gars, dit le commissaire Magenta. C’est
implanté si profond que le bistouri le plus effilé te tuerait avant de
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l’atteindre. Ton corps s’est très bien comporté. La plaie s’est gentiment
refermée sur la puce, comme une grosse tranche de bifteck absorbant
un grain de sel. Au fait, il paraît que la boucherie est une spécialité en
Argentine. Là-bas, on sait travailler la viande comme nulle part ailleurs.
Il faudra que tu me racontes. »
Le commissaire fit un clin d’œil à Lucien qui répliqua avec un
aimable sourire :
« C’est une histoire banale en fait. Par maladresse, un sécateur m’a
échappé des mains. Je suis impressionné par le raffinement
technologique de vos méthodes, commissaire. Il faut certainement être
doté d’une intelligence exceptionnelle pour maîtriser un pareil gadget.
Les choses ont bien changé dans la police depuis que je suis parti
m’amender en Argentine. Seule peut-être la tenue vestimentaire a
gardé cette touche de simplicité qui est une qualité intangible de votre
profession. Votre imperméable fripé vous donne fière allure en même
temps qu’il trahit l’injustice de votre rémunération. Vos confrères de
Saltaca, parmi lesquels je compte mes meilleurs amis, portent des
cravates et des costumes taillés sur mesure. Ils ont un pantalon qui
tombe sur des chaussures impeccablement cirées et pourtant, ils
continuent à taper d’un doigt à la machine. En comparaison, je
m’interroge sur votre salaire : les syndicats de police ont-ils un pouvoir
de négociation suffisant en France ? On dirait que le gouvernement
exploite votre abnégation.
– Qu’est-ce que tu viens me parler de fringues alors que tu es attifé
comme un épouvantail ? Ton frère a bien raison de dire qu’il te
manque un grain. C’est pour ça qu’on te met sous surveillance. Pas
seulement pour te fliquer mais pour te protéger contre les bizarreries
qui te passent par la cervelle. Je suis ta conscience désormais. Un peu
comme la bestiole dans Pinocchio.
– Vous voulez dire le grillon Jiminy Cricket. Cultivée et perspicace,
telle est notre police aujourd’hui. C’est un très joli rôle que vous
endossez et je me sens rassuré de vous savoir attaché à mes pas. La
société française a beaucoup évolué en dix-sept ans. Je manque
certainement de repères. J’ai besoin d’un ange gardien pour me guider.
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Néanmoins, vous allez bâiller d’ennui. Ma vie est d’une monotonie
affligeante. En Argentine, je suis devenu un citoyen ordinaire jusqu’à
adopter les manières lénifiantes et l’absence de couleurs qui le
caractérisent. Il n’y a pas plus plat qu’un habitant de Saltaca. Je
m’endors moi-même à me regarder accomplir certains gestes du
quotidien comme la cuisine ou le repassage. Les femmes ne
s’intéressent à moi que pour échanger des recettes ou me donner des
conseils de couture. Je me suis tellement fait plumer au poker que je
me suis mis aux dominos. Les émotions m’animent autant qu’un
escargot en plein soleil. Je suis tellement insignifiant que certains
miroirs n’arrivent pas à renvoyer mon reflet. Je fréquente assidûment
l’Église pour insuffler un peu de sacré à ma placidité et je prie aussi le
Prophète avec modération, en guise d’assurance sur la mort.
– Ne te fous pas de moi. Tu as introduit de la drogue en France. À
peine arrivé, tu as assommé un douanier. Si ton frère n’était pas
intervenu, on t’aurait déjà envoyé en prison.
– Je lui en suis très reconnaissant, commissaire. Bernard a toujours
été bienveillant à mon égard. Quand nous étions enfants, il m’aidait à
m’endormir en me récitant par cœur les propriétés du cercle
trigonométrique. Sans parler du Tableau de Mendeleïev : les ébats de
Lili avec l’Oncle Nestor, que de fois il m’en a rebattu les oreilles, mon
cher frère. À peine sorti de l’œuf, c’était déjà un modèle d’adaptation à
l’ordre social. Emerveillé et claudicant, je réglais mon pas sur celui de
Bernard. Conscient que mes déficiences accablaient notre père et
soucieux de lui prouver que j’avais au moins un talent enfoui sous des
sédiments de stupidité, mon frère lui montrait les dessins qu’il trouvait
cachés sous mon matelas et que je réalisais d’après le catalogue de La
Redoute. Il était toujours là pour me soutenir lorsque, les pantalons
sur les chevilles, le cul nu et la vessie pleine, j’allais sacrifier au rituel de
la fessée sur les genoux du père. Devinant mon intention de me
soulager sournoisement sur cet homme honorable, il m’indiquait un
détour par les toilettes. Mon frère était autant mon ange gardien que le
partisan de la paix familiale. Magnanime, il ne m’en a jamais voulu
d’avoir mis le feu à notre chambre en jouant avec la boîte de chimie
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qu’il avait commandée à Noël : un épisode malheureux qui le révèle
sous son véritable jour. Bernard a toujours été un brave cœur. Je sais
que je peux compter sur lui pour décrocher une deuxième chance.
– Dans ton cas, il ne s’agit pas de deuxième mais plutôt de troisième
ou de douzième chance. Va savoir ; la liste de tes conneries est
incalculable. Ton frère a obtenu que ta peine soit commuée en un
Travail d’intérêt général. Tu devras servir de domestique à ton père.
Ainsi, tu te pénètreras des valeurs républicaines de tolérance et de
respect de la dignité humaine sur lesquelles est fondée la société
française. Moi, je veillerai à ce que tu restes dans le droit chemin
depuis mon ordinateur. Tu vas commencer par aller chercher M.
Bérenger à l’hôpital. Il a quelques problèmes de santé et son âge
avancé requiert une assistance quotidienne. Lucette, l’aide à domicile
qui s’occupe de lui d’habitude, a eu un malaise. C’est toi qui la
remplaceras. Tu feras le ménage et la cuisine pour ton père. Tu obéiras
à ses ordres. Tu accompliras toutes ses volontés. Tu t’assureras que sa
vie est confortable et tu mettras tout en œuvre pour qu’elle le
devienne. Tu trouveras dans cette boîte à biscuits l’argent que ton
frère laissait à Lucette pour les dépenses liées à une tâche qui est
maintenant la tienne. Le contrat est clair ? »
Lucien se leva pour aller soulever le couvercle de la boîte. Il défroissa
les billets pour les compter. Il y avait moins de six cents euros et on
était en début de mois, ce qui laissait à peu près vingt euros par jour
pour les nourrir tous les deux, le père et lui.
À Saltaca, il aurait pu largement se débrouiller avec un tel pécule
mais, ici, en France, le coût de la vie n’était-il pas plus élevé qu’en
Argentine ? Il se retourna vers le commissaire en lui montrant la
poignée de billets : « J’en joue une partie au loto pour compléter la
cagnotte ?
– C’est une question qui ne me regarde pas. Je te transmets juste les
consignes que m’a laissées ton frère. Avec les fonctions qu’il exerce, il
est habitué à gérer toutes sortes de budgets. Il m’a expliqué qu’il avait
effectué ses calculs en étudiant la comptabilité des grands groupes sur
le marché français des maisons de retraite, les épades comme on les
101
appelle. Le coût du repas journalier est de cinq euros en moyenne. Tu
multiplies par quatre… en comptant la collation de l’après-midi, et
puis… bref, on peut faire confiance à ton frère, c’est un grand
optimisateur ! Il sait de quoi il parle. Il a compté large par respect pour
votre père. Tu pourras discuter des détails avec lui ce soir. Maintenant
tu vas te changer et je vais demander au jardinier d’aller chercher Mme
Bérenger. Je crois que ta belle-sœur est partie se promener à l’étang de
l’Œil Doux. Elle t’accompagnera à l’hôpital. Tu peux te faire un petit-
déjeuner aussi. Prends possession des lieux, mon gars. Tu es chez toi. »
103
Chapitre 8
Venu par la route étroite qui longeait l’étang en lacets, Pierre gara le
Trafic sur une aire délimitée par un bosquet de tamaris. Il avait dû
récupérer la fourgonnette dans le lit d’une rivière à sec. À son grand
étonnement, on la lui avait volée dans la matinée.
De tels méfaits n’étaient pas courants au village. La population était
réduite, tout le monde se connaissait et la surveillance allait de soi. En-
dehors de quelques crimes passionnels qui alimentaient les discussions
pendant des années, on n’avait pas à se plaindre : la délinquance était
exceptionnelle et circonscrite le plus souvent au terrain de rugby.
Pierre n’en revenait pas. On lui avait volé Bébert – c’était le nom qu’il
104
avait donné à son Trafic – et ses espadrilles aussi ! Baï, voilà qui était
foutument étrange.
Un policier de la ville était venu le chercher dans le jardin pour lui
signaler la disparition de la fourgonnette. Pas n’importe quel policier :
un commissaire ! Un commissaire pour un vol de voiture, les forces de
l’ordre ne lésinaient pas sur les moyens. Son savoir-faire était
impressionnant. Il avait une méthode singulière pour enquêter. Il
n’avait pas posé la moindre question. Pierre n’avait pas caché sa
contrariété. Comment allait-il faire pour retrouver Bébert ? Tous ses
outils pour jardiner étaient à l’intérieur ; même s’ils étaient vieux, ça
coûterait bonbon de les racheter ; quant à l’assurance, il ne fallait pas y
compter. C’était une belle cagagne.
Le commissaire Magenta avait levé les yeux comme pour interroger
le ciel. Il avait téléchargé une carte des environs sur son téléphone
cellulaire, puis il avait posé son doigt sur l’écran.
« Votre véhicule est là, mon brave », avait-il déclaré sur un ton
blasé.
Pierre n’aimait pas qu’on lui serve du « mon brave », mais il voulait
bien reconnaître que le flic était sacrément fort. Oh, fan ! Bébert se
trouvait exactement à l’endroit que le policier avait dit !
Autre sujet d’étonnement, Pierre avait entraperçu par la fenêtre de
la cuisine un clochard qui se beurrait des tartines. Il se passait des
choses étranges chez les Bérenger. Il décida que ce n’était pas ses
affaires.
Il partit récupérer son Trafic et, sur le retour, fit un crochet par
l’Œil Doux pour ramener Mme Bérenger à la maison, comme le
commissaire le lui avait demandé.
Le soir venu, en attendant son mari, Hélène relut les notes qu’elle
avait prises dans la journée. Elle y ajouta quelques commentaires.
Matinée pénible en perspective. Trop chargée. Sur la table de la
cuisine, un mot avec les consignes de mon cher époux ! D’ici qu’il me
prenne pour sa secrétaire, Monsieur le Directeur général…
111
1 o Aller voir le jardinier : corvée ; vérifier qu’il a rangé sa serpe ; lui
rappeler d’activer la broussaille… C’est idiot ! À quoi bon payer un
jardinier pour ça ? J’irai à la plage plutôt.
[C’est ce que j’ai fait. Et j’ai découvert Pierre et son Bébert ! C’est un drôle de
jardinier. « Candide » est le nom d’artisan qu’il s’est donné : ça lui convient à
merveille.]
2 o Aller chercher le beau-père à l’hôpital : suprême corvée ! J’ai lu
son dossier médical pour m’y préparer. La responsable du service de
chirurgie vasculaire s’appelle Julie Tournebelle. L’angiographie a révélé
une artériosclérose des vaisseaux de cerveau. Apprenant qu’il devait
rester plus longtemps que prévu, le vieux crabe s’est déchaîné. Il traite
les infirmiers de « crouilles et de fellaghas », exhibe ses parties
génitales, macule les murs de ses excréments et, pour finir, harcèle la
Dre Tournebelle [sous prétexte qu’elle aurait des lacunes en chimie (dixit
Bernard)]. Elle veut qu’on la débarrasse au plus vite de ce patient. Elle
pense que le père Bérenger souffre de troubles neurologiques qui ne
sont pas de sa compétence.
Le Dr Fontvieille s’est voulu rassurant. C’est juste un problème de
dosage dans les neuroleptiques ; on a négligé le stress provoqué par
l’hospitalisation, le changement de cadre, les nouveaux visages, etc. ; il
aurait fallu réajuster la combinaison des pilules ; tout rentrera dans
l’ordre une fois de retour au domaine ; le père Bérenger retrouvera son
comportement habituel. [Celui d’un pervers narcissique ?]
[Selon Fontvieille, toute maladie est un problème chimique qui se résout avec des
gélules et des comprimés. Sa devise pourrait être : « La chimie est la panacée ». On
comprend que le vieux ait une confiance aveugle en lui.]
Malgré ça, Bernard est accablé à l’idée d’aller récupérer son père. Le
fait est que, maintenant, il en a peur.
[Bernard a toujours été impressionné par l’autorité de son père à qui il a
longtemps voué une immense admiration, d’autant qu’il était le seul de la famille
épargné par ses accès de colère. La pauvre Amélie passait son temps à tempérer
l’humeur de son mari.
Les choses ont changé à la mort de la mère. Les crises du vieux Bérenger sont
devenues imprévisibles. Plus personne n’a été à l’abri de sa violence. À l’époque, un
112
examen médical parlait d’une « anxiété diffuse avec idéation obsessionnelle et
tendances persévératrices, liée à une trop grande sensibilité à l’interférence
proactive ». Autant lire un manuel de cuisine en latin !
On est un peu mieux éclairé par le traitement recommandé : du seresta et de
l’urbanyl, préconisés en cas d’épilepsie ou de prévention du delirium tremens et des
autres manifestations du sevrage alcoolique.
Finalement, Amélie obtenait de meilleurs résultats par son dévouement. À quel
prix ?
En France métropolitaine, l’espérance de vie à la naissance est de 85 ans pour
une femme contre 80 ans pour un homme. Tous les deux ont gagné 14 ans
d’espérance de vie en moyenne au cours des 60 dernières années.
Amélie, elle, les a perdus puisqu’elle a disparu à l’âge de 71 ans.
Le père Bérenger a dû rager de voir son épouse se défiler en le laissant se
débrouiller avec des bonbons colorés.
Bernard a pris ses distances avec son père et le Dr Fontvieille a expérimenté sur
lui toutes sortes de psychotropes, avec plus ou moins de succès.]
Le retour de Lucien est une aubaine pour Bernard. Il va pouvoir se
décharger sur son frère de la corvée de s’occuper du père ; et moi je
fais le taxi.
[Bernard n’obtiendra pas plus de moi. Il sait très bien que son père me répugne.
C’est déjà beaucoup me demander que de conduire Lucien à l’hôpital. Pourquoi
Bernard ne le fait-il pas lui-même ? Monsieur le Directeur général est débordé de
travail en ce moment. Mon œil ! Monsieur crève de trouille devant son père. Voilà
la vérité.]
Le retour de l’homme à la queue fantôme n’est pas une bonne
nouvelle pour moi. [J’espère qu’il va la garder pliée dans sa poche.]
~
Aurore rose sur liseré noir à l’horizon. Noir aussi le ciel au-dessus
de la tête, puis mauve tirant sur le bleu en descendant vers la Terre.
Auréole orange là où le soleil va poindre. Pâleur de la lagune tirée de la
nuit.
Vol affolé. Une chauve-souris cherche à se cacher.
Le village dort sous son drap de tuiles.
Érection du matin par-dessus les toits. Le clocher de l’église comme
113
un phallus dressé.
Le monde appartient au premier levé. L’aurore est un royaume
pour solitaire.
~
Le jardinier surpris à l’aube, dans le jardin. [Et moi, plus tard, surprise
par lui, dans l’eau.] Il vient travailler bien tôt. Comme s’il se cachait.
Honte de ce qu’il fait ? Non, il aime sa tranquillité. Moi non plus, je n’aime
pas qu’on me dérange quand je vais me promener.
Il s’appelle Pierre. Une pierre dans le jardin. Il y a des pierres
écroulées dans le muret.
Passage encombré de ronces. La garrigue à l’assaut des allées.
Impossible de s’y promener. Dommage, c’était un beau jardin jadis.
Un beau méli-mélo maintenant. Le méli-mélo d’Amélie.
Larges épaules, dos cintré, muscles noueux sous la chemise. Dure
comme pierre, la croupe de Pierre accroupi. [En sentir la chaleur dans ma
paume. Prendre ses fesses à pleines mains et culbuter ce cul buté. La faute à
Bernard si j’ai de telles pensées : il n’a qu’à mieux s’occuper de moi. Je me suis
réveillée avec les lèvres serrées. La lionne avait le cadenas de sa cage entre les pattes
et commençait à le secouer. De la viande ou du sang, c’est ce qu’elle veut !]
[Le jardinier est :] Une brute côté pile, un brave homme côté face.
Il prend vraiment des chardons pour des artichauts ? Ou bien il
essaie de me faire passer des vessies pour des lanternes ?
[Pierre est finalement plus fin qu’il n’en a l’air. Il s’en est très bien sorti à la
plage. J’étais hors de moi quand je l’ai vu si près de mes affaires. Parfois, il vaut
mieux ne pas m’approcher. Je l’aurais insulté. J’aurais pu être nue, après tout.
Comédie du téléphone pour l’humilier. Lui, pas impressionné. Tout attentionné
même, il me signale la perte du précieux carnet. Mon regard a croisé le sien. Il est
franc. Son visage n’est pas déplaisant. La peau tannée. Des pommettes saillantes.
Le nez busqué, un peu de travers. Les yeux très doux, bordés de long cils noirs,
presque féminins. Dessous, la pupille brille comme la braise.
Il y a des regards à éviter quand le sang n’est pas au rendez-vous.
Et voilà qu’il parle de moi avec des images si poétiques, des mots si touchants que
j’oublie de les noter. Comment il a dit déjà ?
Un tableau magnifique. Une nymphe des étangs. Suzanne surprise.
114
Il y va fort, mine de rien, le petit jardinier. Elle était nue pour prendre son bain,
la Suzanne, forcément. Et moi je ne l’étais pas.
Alors il m’a imaginée nue, comme ça ! Un peu de poésie et vas-y que je
t’embrouille. On se retrouve déshabillée en un tournemain.
Les seins, il se les représente comment mes seins ? Et mes fesses, elles lui plaisent
bien, mes fesses ? Pas gêné, il a dû me passer en revue avec ses yeux de braise,
Monsieur mine de rien.
Pas si franc que ça. Il cache bien son jeu finalement.
Qu’est-ce qu’il croit ? Qu’on peut me déshabiller sans mon consentement ?
Pas quand la lionne a la fringale, non, non.
Il va falloir apprendre que la mise en scène, c’est moi qui la fais.
De la viande ou du sang. Rien d’autre.
115
Chapitre 9
116
en situation de détention – un « cobaye prisonnier » comme l’appelait
l’Administration – et qu’elle avait mandat de donner les instructions
pour la journée. Il serait gentil de se mettre au volant sans discuter.
123
Chapitre 10
124
conscient de l’effet qu’il produisait. Il conservait une certaine
prestance en dépit de sa tenue. Son cou maigre soutenait une tête
soigneusement coiffée. Puissant et enlaidi par un sparadrap collé sur
l’arête, son nez sortait du visage comme un dard. Malgré quelques
taches de vieillesse sur les tempes, la peau ne s’était pas trop ridée.
Derrière les lunettes posées de guingois, les yeux diffusaient une lueur
crépusculaire, un peu glauque, qui donnait une impression de désarroi.
Les traits avaient à peine changé, comme s’ils s’étaient pétrifiés pour
toujours dans une expression autoritaire. Le corps en revanche…
« Bon sang, comme il s’est ratatiné, songea Lucien tout en lançant
d’une voix forte : Salut, papa. Je suis venu te chercher. Tu me
reconnais ? »
Le père eut un mouvement de recul vers le lit. Il y avait de la
frayeur dans son regard.
« Il me reconnaît, dit Lucien à l’adresse de l’infirmier.
– Je vois, dit l’autre sans bouger.
– Il y a un problème ?
– Il refuse d’uriner dans ce flacon. On en a besoin pour une analyse
de glycémie. On ne le laissera pas partir sans ça, c’est le dernier
examen. Tout s’est bien passé jusqu’à maintenant, puis il a mis sa
chemise devant derrière pour faire le mariol. C’est un sacré numéro
votre père. Il a relevé les pans quand la dame est entrée. On s’amuse
bien.
– Il est toujours fringant quand il s’agit de blaguer. Pas vrai, papa ?
Tu as entendu ce qu’a dit le monsieur ? Tu vas aux toilettes remplir le
flacon. Tu enfiles les habits que je vois sur le lit et on met les voiles. »
Le père ne bougeait pas, agrippé à un panneau du paravent. Il
touchait de la main la crête écumeuse de la vague de Kanagawa qui, au
contact d’un doigt, semblait suspendue dans son magnifique
déferlement. Lucien dit en s’approchant de lui : « Homme puissant qui
arrête l’océan, il serait bon que tu te remues les fesses – il lui tendit le
flacon en le fixant droit dans les yeux. Tu as une jolie paire de lunettes.
Tu veux les enlever pour pisser ? »
Le père n’affronta pas le regard et articula : « Non, mon fils. J’en ai
125
besoin pour viser l’ouverture. »
Il lui prit le flacon des mains et, se redressant avec dignité, il écarta
d’un geste ample les pans de sa chemise pour se diriger vers la salle de
bains. Lorsqu’il en ressortit, Lucien constata péniblement combien la
vieillesse avait voûté ses épaules et creusé sa poitrine. Le père avait
enfilé un short étrange, abondamment rembourré à l’entrejambe et qui
lui remontait sur l’estomac. En lui boudinant l’abdomen, le tissu
formait un tel contraste avec ses cuisses toutes maigres qu’il lui
donnait l’allure un peu ridicule d’un poulet.
« Quel est cet accoutrement ? s’exclama Lucien.
– C’est notre modèle le plus smart de boxer absorbant, répondit
l’infirmier. Il offre à votre père une étanchéité parfaite et une sécurité
optimale. »
Il s’approcha du vieil homme qu’il invita à tourner sur lui-même en
enveloppant délicatement sa frêle épaule d’une large main. Le père
Bérenger s’exécuta de bonne grâce. Précieux, sensuel et précis à la fois,
l’infirmier montrait du doigt ce qu’il commentait :
« Le plastique traditionnel a été remplacé par un voile non-tissé
dont le toucher est plus agréable et l’imperméabilité tout aussi
irréprochable. Pourvue d’attaches velcro sur les côtés, la ceinture
élastique se dégrafe aisément, libérant le paquet d’un seul geste. »
Décochant un clin d’œil à Lucien, l’infirmier lui montra comment
faire en mimant l’opération avec l’élégance d’un couturier. Il poursuivit
avec une moue coquine :
« Notre petit oiseau reste au sec car son nid est bien protégé. Il y a
des barrières antifuites, une double épaisseur au niveau de la surface
d’absorption et une large bande de rétention qui canalise les flux le
temps de transformer les liquides en gel, évitant ainsi toute remontée
humide. »
Le père semblait ravi d’être traité comme un mannequin. Ses
épaules se déployaient imperceptiblement, redonnant de l’ampleur à sa
pauvre poitrine. L’infirmier poursuivait en se bouchant les narines
avec affectation :
« Détail important, un système de protection olfactive évite
126
d’incommoder l’entourage en cas de hum-hum.
– Vous avez fini de faire le clown, dit Lucien.
– Ce n’est pas mon intention, monsieur. Il se trouve que je sais m’y
prendre avec le patient. Votre père en a fait voir de toutes les couleurs
à mes collègues. Je suis le seul qu’il n’a pas épuisé par ses caprices et le
seul aussi dont il accepte la compagnie. C’est qu’on aime bien faire le
Jacques quand on s’appelle comme ça, pas vrai ? »
Le père se laissa pincer l’oreille sans protester.
« C’est vraiment la peine de jouer avec lui comme une
marionnette ? On se croirait au théâtre de guignol. Et puis cette
couche, là. Désolé de vous le dire, elle est moche et c’est dégradant
pour une personne…
– Dans son cas, ce serait au contraire l’absence de protection qui
serait dégradante. Elle semble d’ailleurs moins le gêner à lui qu’à vous.
Est-ce vous l’aidant qui allez le prendre en charge ?
– Je crains que oui, soupira Lucien.
– Après l’avoir changé plusieurs fois dans la journée, vous verrez
comme le boxer est pratique. Vous savez que votre physionomie me
rappelle fortement quelqu’un. Ça m’a frappé dès que je vous ai vu.
Pardonnez-moi de passer du coq à l’âne mais je brûle de vous poser la
question depuis tout à l’heure : n’auriez-vous pas de la famille en
Argentine ?
– Il se trouve que oui ; j’ai ma fille là-bas et j’arrive moi-même de la
Province de Saltaca.
– Je m’en doutais – le visage de l’infirmier s’illumina –, vous êtes El
Pelo. J’ai visionné un million de fois votre interprétation de Loca avec
La Morocha au Festival de Buenos Aires, il y a sept ans. Votre style était
inimitable, magistral et rustique à la fois. Il mettait en valeur toute
l’élégance de La Morocha. Le contraste entre vous deux était sublime :
elle aérienne et vous si terrien.
– Rustique, mon style ? grommela Lucien.
– Oui, mais au sens noble. Vos pas plongent dans la terre comme
pour s’y enraciner et vous gardez en même temps une allure féline.
Vous attaquez le sol en vous y cramponnant du bout du pied et, pfuit,
127
la seconde d’après vous glissez sur des coussinets avec la souplesse
d’un chat. J’ai essayé de retrouver cette sensation en m’entraînant
pendant des heures à imiter votre tango : les enrosques, les lápiz, tous
vos adornos, je me les repasse au ralenti.
– Vous dansez le tango, Monsieur comment ?...
– Roland.
– Eh bien, Roland, montrez-moi. Musique, s’il vous plaît.
« Qu’est-ce que c’est que ce bordel dans mon service ? » tonna une
voix.
Blanche, clinique et amidonnée, la Dre Julie Tournebelle,
responsable du secteur de chirurgie vasculaire, venait d’entrer. Hélène
trottinait dans ses pas en prenant l’air dégagé. L’infirmier se figea dans
un quasi garde-à-vous sous le regard interloqué de Lucien qui le lâcha
aussitôt en esquissant une dernière pirouette. Assis sur le lit, le père
calculait laborieusement le nouveau trou auquel il fallait boucler la
ceinture de son pantalon.
« Vous vous croyez au bal du village ? Roland, enfin…
– J’ai retiré la sonde, Docteure. Le patient a fini par uriner tout seul
grâce à l’intervention de son fils.
– Lucien Bérenger, dit Lucien en tendant la main.
La Dre Tournebelle la secoua d’un geste sec.
– C’est un fameux danseur de tango, Docteure, un maestro...
– Roland, vous m’emmerdez avec votre tango.
– Une simple milonga, s’excusa Lucien. Interprétée à l’harmonica.
Monsieur Roland a un grand talent et je ne mérite pas le titre de
maestro, comme il se plaît à m’en parer. Danser est le moyen que nous
131
avons trouvé, lui et moi, pour que mon père accepte de s’habiller – il
fit un clin d’œil à l’infirmier. Le rythme est stimulant, comme vous
voyez. La méthode n’est pas protocolaire, je veux bien en convenir.
Toutefois, mon père s’habitue mal à son nouveau sous-vêtement, aussi
élégant soit-il. Le repère qu’il avait sur la ceinture, donné par ce trait
d’usure – il le montra du doigt – n’est plus le bon. L’ardillon rentre
dans la sangle deux crans plus loin comme si papa avait pris de
l’embonpoint – il démêla les doigts de son père pour boucler la
ceinture à sa place – ce qui n’est pas le cas. Portait-il déjà des couches
en arrivant ici ?
– Non, votre père n’en portait pas, reconnut la doctoresse. Il n’était
pas propre pour autant. Il ratait la cible à chaque fois qu’il allait aux
toilettes et réclamait de l’aide pour nettoyer ses cochonneries.
– Lili baise bien chez notre oncle… Le père s’était mis à
chantonner. Lucien le coupa net sans se retourner.
– Papa, ferme-la ou je te fais bouffer tes lunettes. Désolé
d’apprendre cela, Docteure, vraiment…
– Napoléon mange… Le père se tut aussitôt en croisant le regard
de son fils.
– Mon père n’a jamais été très commode, dit-il en se retournant. Je
vous prie de l’excuser. De plus, son comportement prend une nouvelle
tournure. Pouvez-vous m’indiquer les difficultés que vous avez
rencontrées ? Il va falloir que je m’en occupe désormais.
– Bon courage, dit Tournebelle, l’air compatissant. Les effectifs
sont réduits dans mon service. Les aller-retours de votre père aux
toilettes étaient trop fréquents, spécialement de nuit. Comme je ne
pouvais pas mettre un assistant à sa disposition, la solution de la
couche s’est imposée. Nous en avons de très jolis modèles.
– En effet, j’en prendrai les références.
– Nous vous en offrons un échantillon si vous débarrassez le
plancher tout de suite. Votre père a exaspéré mon personnel au-delà
du raisonnable. Je ne parle pas que de son amour obsessionnel pour le
tableau périodique des éléments. Il développe un goût scatologique
pour les fresques qu’il réalise avec ses propres déjections. J’ai glissé
132
une facture dans son dossier pour ce qu’il en a coûté de nettoyer et
faire repeindre sa chambre. Je vous prierai de la régler au plus vite.
Pour moi, les problèmes d’artères sont réglés, mais votre père souffre
d’autre chose – la doctoresse se pencha vers Lucien en adoptant le ton
de la confidence. Je vous le dis sous le sceau du secret médical : il a
une araignée au plafond ; pas une petite, une grosse araignée ! Vous
devriez le soumettre à un examen psychiatrique. Nous avons un très
bon spécialiste ici, le Dr Nour Muzlhim ; ça tombe bien, c’est son jour
de consultation. Je lui donne un coup de fil pour vous arranger
immédiatement un rendez-vous. Vous passerez à l’accueil récupérer le
dossier médical et on vous indiquera où est son service. M. Bérenger,
ce fut un plaisir de vous rencontrer. »
Comme elle tournait les talons, Lucien vérifia que son père était
prêt à partir. Roland les salua avec un large sourire. Il glissa dans la
main du maestro l’adresse d’un salon où l’on dansait le tango : la
Menuiserie.
« J’espère que vous nous ferez l’honneur de votre visite, M. El Pelo.
Notre association organise une pratique chaque semaine et une milonga
tous les derniers vendredis du mois. Je suis sûr que la virtuosité de
notre maestra, La Gatuna, vous séduira. J’aurai moi-même grand plaisir
à danser de nouveau avec vous, con permiso.
– Tu placer será mi placer, répondit Lucien. »
Il fouilla dans les affaires de son père pour en sortir une cravate
qu’il lui noua autour du cou. Il réajusta la veste sur les épaules voûtées
en tapotant le rembourrage.
« Voilà qui est mieux, dit-il. Tu te tiens droit et Amélie sera fière de
toi. »
Hélène leva les yeux au ciel.
Comme Lucien tendait la canne à son père, celui-ci la refusa. Il se
laissa prendre par le bras pour cheminer dans le labyrinthe de l’hôpital.
Tout en le guidant, Lucien expliquait la suite du parcours en insistant
sur son issue : le retour à la maison.
« Je ne suis pas fâché de quitter cet endroit, disait le père.
133
Mangiacaga ! Les toilettes sont infectes. Le personnel est incapable…
On nettoie sa paillasse avant de quitter le labo, on ne leur a jamais
dit ?... Une bande d’incapables, zbouba ! À part le nègre, là… Roland.
Lui, il est carré, réglo, précis… Entre nous soit dit, il marche à la voile
et à la vapeur. Tu as vu comment il danse, l’animal ? On a intérêt à
serrer les fesses s’il passe par darrière … C’est une musique de tarlouse,
tu me diras… La nénette qui fait son chefaillon est de la pire espèce, la
figataouela … Tu lui as bien cloué le bec, j’ai apprécié… J’avais préparé
le terrain. Un jour, je lui ai dit “on a ses règles ?” ; tu aurais vu la
tronche… Blême, elle était blême ! L’œil empoisonné qu’elle me jetait,
la purée de sa race ! – le père émit un rot qui fit sursauter Lucien –
Hamdoullah ! Je suis rentré pour un examen des artères… Pas plus d’un
jour, m’avait dit Fontvieille. Tu le connais, il est fiable lui au moins…
Pas comme l’autre : elle ne connait rien à la chimie… Que veux-tu ?
On confie les responsabilités à n’importe qui… Tout part à vau-l’eau
dans ce pays… Une république de mouquères ! … Deux ans que je
suis là et pas un bicot à me mettre sous la dent… Un jour, qu’il
m’avait dit Fontvieille, pas plus d’un jour ; il a pris un sacré coup de
vieux, le pauvre… Tu as vu comme il tremble, le zozo… Il
m’emmerde avec ses pilules, je ne lui ai pas envoyé dire… “Ce n’est
pas avec ça qu’on va gagner la guerre, capitaine”… La population est
gangrénée par une poignée de fellouzes… Ils sont dans le talweg à
cinq heures… Panpan larbi les chacals sont partis… Là-bas, couille de
loup… la France veut la paix et le bonheur de l’Algérie ! … Le vent
vient de la mer… Nous irons faire un tour en bateau, mon fils… Tu
pourras tenir la barre si tu veux… »
Son bavardage était entrecoupé d’arrêts au cours desquels il
montrait du doigt à Lucien le paysage par la fenêtre, des patients qu’ils
croisaient, des inscriptions, des panneaux, des détails sur le mur, un
motif décoratif ou une rayure. Il les contemplait intensément, bouche
bée et en silence, puis il repartait cahin-caha en s’appuyant sur son fils.
Chemin faisant, Hélène s’échappa pour aller déjeuner dans une
cafétéria. Comme le vieux Bérenger ne lui avait manifesté aucun
intérêt, Lucien se demanda si c’était délibéré de sa part ou simplement
134
parce qu’il n’identifiait plus sa belle-fille. Le père déversa en marchant
un flot de paroles que le fils se garda d’interrompre. Les idées s’y
entremêlaient en perdant progressivement tout rapport entre elles.
Certaines revenaient alimenter un rabâchage sans issue, qui n’appelait
aucun développement. Le tout formait un monologue aussi entêtant et
moins mélodieux qu’un refrain de slam. Lucien reconnut de vieilles
antiennes paternelles qui n’avaient pas changé depuis son enfance.
142
Chapitre 11
La dame du gépéhaisse…
« Appelons-la Lou, avait suggéré Lucien.
– Pourquoi Lou ? s’était étonnée Hélène.
Il ne savait pas, sinon qu’elle avait une voix à s’appeler Lou.
– Va pour Lou, avait concédé Hélène. »
Lou, donc, fit entendre sa voix au moment où Lucien était en train
de sangler son père sur le siège arrière de la voiture. Le vieux la traita
aussitôt de salope et se mit à gigoter furieusement en tirant sur la
bandoulière de la ceinture. Prenant la carcasse énervée dans ses bras
avec la fermeté exquise d’un milonguero, Lucien s’étonna de sa légèreté
et demanda à Hélène de couper la chique à Lou. Il avait besoin de se
concentrer.
À l’extrémité de son coccyx, d’invisibles battements de queue
marquaient un tempo particulier. Il y avait un tango qui poussait sa
tige en lui, un tango qui cherchait la lumière et dont les paroles
fleurirent sur ses lèvres tandis qu’il berçait le père contre sa poitrine. Il
lui murmura à l’oreille :
Loca,
¿qué saben lo que siento,
ni qué remordimiento
se oculta en mi interior?
Le fils ne savait pas ce que ressentait le vieil homme ni quel regret
était caché en lui. Tout au long de sa vie empoisonnée de colère,
personne ne l’avait su, si ce n’est Amélie.
« Fou, mon fou de père. » C’était tout ce que Lucien avait voulu
comprendre de lui depuis l’enfance. Il le libéra de la ceinture et
143
l’entraîna dehors pour marcher au rythme du tango. Pas à pas, le vieux
finit par se calmer et remonta docilement sur son siège.
« Vous n’allez pas régler tous les problèmes en dansant, dit Hélène.
– Bien sûr que non, répondit Lucien, et c’est bien dommage. Je vais
improviser. Danser ne peut pas faire de mal. En tout cas, ça m’aidera
moi à l’aider lui. Danser avec quelqu’un est aussi exigeant qu’un
accouplement amoureux : pour bien s’accorder, il faut savoir écouter
l’autre et parler le même langage du corps. Voulez-vous faire un essai ?
»
Hélène répondit par un haussement d’épaules. Elle prit le volant
après l’avoir essuyé avec un foulard qu’elle garda dans les mains pour
conduire. Il lui demanda de passer par la route des étangs pour rentrer
au domaine. La perte de temps serait amplement compensée par
l’agrément du paysage. Il insista que ce serait revigorant pour son père
après un séjour dans le dédale hospitalier dont la blancheur
géométrique avait de quoi désespérer le plus gaillard des Minotaures.
« Pas vrai, chef ? » lança-t-il au passager derrière.
Silencieux et momifié dans son siège, les mains crispées sur la
crosse de sa canne, le père fixait le chapeau de la conductrice. Son
regard était aussi pénétrant qu’une aiguille dont la pointe détricoterait
la paille en se faufilant entre les brins. Lucien l’invita à observer plutôt
le paysage par la fenêtre, avec plus de douceur dans l’expression pour
éviter d’effrayer les oiseaux.
152
dans une malle. Le constructeur du véhicule avait été mal inspiré de
remplacer les chenilles par des pneus.
Lon lon la, laissez-les passer.
Ils ont eu du mal assez.
Lucien se surprit à chantonner en chœur avec son père
lorsqu’Hélène se rangea à son avis. Il constata qu’on ne laissait rien
traîner dans la malle d’une voiture smart. Désespérément vide, le coffre
était d’une propreté clinique qui excluait l’introduction de tout corps
étranger sans décontamination préalable. Il songea à sa vieille berline
de Saltaca, crottée depuis les jantes jusqu’au toit et encombrée d’un
bric-à-brac d’outils, de vêtements et d’ustensiles qui trouvaient leur
utilité dans des circonstances imprévues, à la vigne aussi bien qu’à la
ville. Il y aurait dégoté à coup sûr de quoi se tirer de l’ornière. Il
déposa la caisse de poissons en fond de malle et sortit un couteau de
sa poche pour aller tailler des rameaux de tamaris.
Au moment où, courbé contre la jupe de protection, Lucien
installait un tapis de branchage autour du pneu, la 404 de Gérard pila
sur le chemin de terre dans un couinement d’essieu. Le pêcheur en
sortit d’un bond et, grattant les cordes d’une guitare imaginaire calée
contre sa hanche, il entonna un morceau de Brain Damage,
spécialement dédié au vieux Bérenger:
The lunatic is in my head…
Flatté par l’hommage, le vieux y fit écho en reprenant à tue-tête le
chant des Dragons de Noailles. Hélène, à bout de nerfs, se demandait
dans quel monde elle avait basculé.
Gérard se présenta à elle comme étant l’homme providentiel. Il lui
tendit une pogne durcie de callosités, dans laquelle elle glissa le bout
des doigts pour les retirer aussitôt, cachant d’une révérence coquette
qu’elle les essuyait dans les replis de sa robe. Se tournant vers Lucien,
le pêcheur le traita de « Pink Floyd d’un jour, Pink Floyd toujours »,
avec une nuance d’affection clairement perceptible dans son débit par
ailleurs tonitruant. « Pink Floyd » était le sobriquet dont Pue-du-cul
avait affublé son copain d’enfance. C’était, pour les oreilles de celui-ci,
153
une douce musique, empreinte de nostalgie, qui sentait bon le sel, les
algues et les embruns.
Pour plaisanter, Gérard le réprimanda d’entraîner sa famille sur des
terrains mouvants dans un véhicule inapproprié, en dépit d’un
blindage impressionnant, il le reconnaissait, qui lui donnait l’allure d’un
tank sans lui en conférer les avantages. Il ne l’aurait pas échangé contre
sa bonne vieille Peugeot qui avait 500 000 kms au compteur. Autant
que lui, se vanta-t-il en se frappant vigoureusement la poitrine. C’était
à la machine qu’on reconnaissait l’homme, me damne !
Le pêcheur cachait un cœur d’or et une sensibilité d’homme galant
sous l’épaisseur de sa vareuse. Il proposa de reconduire la dame et
l’ancêtre à la maison. Il reviendrait ensuite avec un treuil pour
dépanner Lucien. Il tendit la main à Hélène, cette fois-ci pour l’inviter
à monter dans son carrosse. Ravie de ce revirement de situation, elle
accepta la proposition pourvu qu’on laisse les vitres ouvertes. Elle
releva un pan de sa robe et, grimpant sur le marchepied, elle déposa un
petit baiser coquin dans le creux de sa main, qu’elle souffla en
direction de son beau-frère. Le père suivit en s’appuyant sur sa canne
et le trio se serra dans la cabine de la fourgonnette. Gérard fit un clin
d’œil par la fenêtre en lançant un « addisiatz, Pink Floyd ! » et ils
abandonnèrent Lucien à son destin de factotum.
La mère fit une apparition pour indiquer à son fils où trouver des
herbes aromatiques sous le couvert sauvage. Elle était ravie qu’il fît
preuve d’autant de bonne volonté. Elle avait toujours su qu’elle
pourrait compter sur lui. La maladie du père était un terrible coup du
sort.
« Lui qui était si fier de son intelligence, lui qui en imposait par son
autorité…
– Lui dont l’amour s’exprimait à coups de taloches, compléta
Lucien en humant un bouquet de thym. Voilà que le noble vieillard en
est maintenant réduit à porter des couches. Quelle triste destinée ! »
161
Amélie haussa mélancoliquement les épaules. Elle trouvait son fils
impitoyable. Elle-même s’était bien occupée de ses enfants quand ils
étaient bébés. Tous les trois, elle les avait nourris, lavés, soignés, etc.
Elle avait été attentive au moindre chagrin, réactive à leurs caprices et
complice de leurs joies. Torcher un derrière, ce n’était pas une affaire.
Elle était sûre que Lucien s’en tirerait très bien. Il rétorqua qu’un petit
derrière joufflu de bébé n’avait pas le même charme que le postérieur
flasque d’un vieillard. Qu’en savait-il, le garnement de Lucien ? Amélie
avait toujours trouvé que, même en vieillissant, son époux avait gardé
« une jolie chute de reins ». Elle souhaitait que cette splendide métisse
qu’il lui avait présentée – Luna, c’était bien ça ? – appréciât autant la
fermeté du sien, arrivé au même âge.
Lucien en resta sans voix.
À ce propos, il lui faudrait attendrir la chair des anguilles avec du
vin blanc doux avant de les faire griller. Les tiges en ombelle, là, c’était
de l’aneth : avec le poisson, ça conviendrait.
Pour être franc avec elle, Lucien avoua que Small Sister comptait
pour beaucoup dans son engagement au service du père. Il n’était pas
sûr que tout l’amour qu’il vouait à sa mère aurait suffi à le faire rester.
Luna, justement, lui manquait. Ses vignes lui manquaient. Et la menace
de ce cabrón d’Adolfo lui semblait bien légère au regard du pus que ce
mouchard électronique sécrétait dans sa chair.
Amélie ne se faisait pas d’illusion. Les illusions sont une plaie
réservée au monde des vivants. On n’en était plus victime dans l’au-
delà, heureusement. On pouvait contempler les motivations des
mortels sans l’écran de fumée habituel, c’était amusant. Lucien avait
abandonné sa famille à la majorité pour fuir le despotisme du
patriarche. Très bien. Elle prit une voix d’outre-tombe pour le
réprimander. Il n’était même pas revenu pour son enterrement à elle !
Alors, il lui devait bien une petite compensation. Qu’il se raccommode
avec son père maintenant que tous les deux étaient apaisés !
Aussi déloyal fût-il, l’argument était décisif. Lucien se sentit rougir de
honte malgré une voix sournoise qui maugréait en lui : « Les femmes
sont redoutables par leur habileté à manier la mauvaise foi ; même
162
maman. »
Il allait mettre le feu au fagot de sarments lorsque Gérard se
présenta au portail d’entrée. Il était complètement transfiguré : vêtu
d’une chemise en soie et d’une veste en flanelle qui tombait sur un
blue-jean délavé, il avait l’allure d’un golden boy en goguette. Il
baignait dans un nuage de senteurs contrastées, où se mêlaient le
savon de Marseille, l’essence de vétiver et le parfum capiteux d’un
bouquet de glaïeuls qu’il tenait dans une main. Dans l’autre, il portait la
housse d’une guitare, une « authentique », sur laquelle il apprenait à
jouer la musique de Pink Floyd, « à l’oreille et pour de vrai ».
163
Chapitre 12
164
Il réajusta son nœud de cravate dans le rétroviseur en inspectant la
blancheur de ses dents. Il délogea d’un coup d’ongle un petit reste de
laitue coincé dans une gencive. « Veni, vidi, vici », dit-il à son reflet.
Tout en conduisant, il tira un bilan satisfaisant de la journée. Elle
s’était déroulée selon un rituel bien rodé : une succession de
conciliabules et de réunions, les premiers servant à départager ses
subordonnés et les secondes à entériner ses décisions. Il connaissait la
musique mieux que quiconque.
À la pause de midi, organisée dans un restaurant cosy, il avait réglé
l’addition pour tout le monde : ça lui avait permis d’éliminer la
contestation et renouveler la déférence qui lui était due. Le geste avait
impressionné car la note était salée.
« Presque autant que le cassoulet », avait souligné Médard – ce con
de Médard – le plus sournois de tous, jamais en reste pour un bon mot
et toujours prompt à la ramener. Il s’était permis cette insolence plutôt
que le remerciement d’usage. Pour qui se prenait-il, ce gougnafier ? La
tête qu’il ferait quand il réaliserait à quel point Bernard le tenait par
les… testicules. D’ailleurs, lui comme les autres.
Son éminence le DG avait magistralement orchestré le repas. De la
gastronomie moléculaire – le cassoulet était déstructuré en verrine et
recouvert d’un frottis de grattons de canard – hors de prix pour les
pauvres bougres habitués à leurs cantines. Flatteries par-ci,
humiliations par-là, Bernard avait été brillant comme à l’ordinaire.
Orientant les discussions autour de thèmes séants, donnant le ton juste
à chacune, jouant de calembours ou de citations selon la tournure trop
sérieuse ou trop débraillée que prenait la conversation, feignant la
surdité aux petites saillies d’impudents, pouffant au contraire aux
trivialités des déférents, il était le Maître de la cérémonie. Il avait
imposé à tous l’évidence de son indépassable supériorité, dont le
rayonnement, longtemps après la combustion publique, continuait à
l’irradier dans la solitude et l’obscurité de la voiture, avec la persistance
d’un déchet nucléaire.
Coût réel de l’opération : zéro. C’était presque trop facile. La facture
passerait en « frais divers » et Bernard serait défrayé. Il n’était pas
165
question qu’il engageât le moindre sou de son argent privé pour des
intrigues professionnelles. Il était clean, on ne pouvait pas le coincer. Il
avait rondement mené son affaire. Cette conclusion lui ouvrait
l’appétit.
L’image du père lui traversa soudain l’esprit, non pas celle obsolète
du mâle alpha, chef de famille en pleine possession de ses facultés, qui
aurait applaudi au nouveau triomphe de son fils, mais celle du vieillard
déclinant, aux réactions étranges et parfois dangereuses. Il n’y avait
plus aucune bienveillance à attendre de lui. Son raisonnement était
trop perturbé par la maladie. Les premiers symptômes s’étaient
déclarés après le décès de la mère et la dégénérescence n’avait cessé de
s’aggraver depuis.
Quoique.
Bernard avait trouvé un document dans les affaires d’Amélie, qui
pouvait laisser penser que son époux était atteint d’un mal plus ancien.
Tout était consigné dans un cahier d’écolier, un vieux modèle Gallia à
couverture rouge, ornée d’un coq stylisé, inscrit dans un cercle.
L’écriture élégante de sa mère flamboyait, d’abord à la plume, puis au
stylo bille. Entre autres histoires de sa vie, elle racontait des anecdotes
assez extravagantes sur les accès de violence de son mari. Comme elle
était plus grande que lui, elle arrivait à s’en protéger ; pas toujours
cependant, car il était plus fort physiquement. Elle s’inquiétait
davantage des traces de coups que des coups eux-mêmes. Le ton
distancié du document n’était pas accusateur. Une fois, elle avait dû se
mettre en arrêt maladie, non pas parce qu’elle était incapable de
travailler, mais parce qu’elle ne pouvait pas montrer son visage dans
l’état où il était.
On retrouvait bien là toute la philosophie de la mère, qui contenait
en quelques préceptes :
« Il ne faut pas alimenter le qu’en-dira-ton. »
« Il est important de faire bonne figure en toutes circonstances. »
« Il vaut mieux encaisser les coups qu’en donner et surtout ne jamais
se plaindre. »
Elle aurait fait un excellent boxeur si elle n’avait pas été institutrice.
166
C’était l’esprit des hussards noirs de la IIIe République, auquel l’École
normale l’avait formée.
Il n’en restait pas moins que le cahier était embarrassant. Il ne
pouvait être lu par n’importe qui. À dire vrai, personne n’aurait dû le
lire. Les descriptions des disputes conjugales étaient parfois si crues
que Bernard n’avait pu aller jusqu’au bout. La découverte d’un tel
document l’avait complètement désemparé. Il avait du mal à démêler
s’il y avait des choses que les enfants n’ont pas envie de savoir sur
leurs parents ou bien s’il y avait des choses qu’une mère devrait se
dispenser de raconter à ses enfants.
Il n’y avait aucune indication sur la couverture. Ça pouvait aussi bien
être un journal intime que des notes prises par défoulement, une sorte
de fable à usage personnel. Bref, rien ne prouvait que le récit des
sévices infligés par le père fût vrai. Autant de violence dépassait
l’entendement et le fils aîné en avait voulu à sa mère de laisser un
testament aussi ambigu. Il avait donc décidé de le brûler et de ne plus
y penser.
Cependant, la lecture du cahier avait ébranlé l’admiration de Bernard
pour son père et son désamour ne cessa de croître au fur et à mesure
que se confirmait la sénescence de celui-ci. Il devenait de plus en plus
improbable de trouver une ressemblance entre ce gâteux qui se
ratatinait sur lui-même et le superbe patriarche qu’il avait été. On avait
l’impression de voir la statue déboulonnée d’un dictateur vaciller sur
son piédestal avant d’aller s’écraser à terre.
172
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.
Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.
Il s’était mis à la place d’Hélène recevant ça. Non, c’était too much
pour le style d’un DG. Elle ne le croirait pas capable de pondre des
alexandrins entre deux réunions ; le sérieux de ses responsabilités l’en
empêchait. Il avait été presque conquis par :
Ta lèvre est de corail, et ton rire léger
Sonne mieux que l'eau vive et d'une voix plus douce,
Mieux que le vent joyeux qui berce l'oranger,
Mieux que l'oiseau qui chante au bord du nid de mousse.
Et puis le « mieux-que mieux-que » l’avait dissuadé, outre
qu’Hélène risquait de se demander où il était allé pêcher cette histoire
de mousse et d’oranger. Elle n’était pas idiote, elle avait poussé ses
études littéraires très loin pendant que lui s’escrimait contre des
bataillons d’équations en Maths sup.
L’inspiration lui était venue alors qu’il découvrait que, sous la
plume de Proust, Swann déclarait son amour à Odette avec la
métaphore « faire catleya ». Bingo ! Lui aussi utiliserait une allusion aux
fleurs favorites d’Hélène. Elle aimait bien les glaïeuls, par exemple :
« J’attends avec impatience le moment de faire glaïeul avec toi. »
Hélas ! La phrase énoncée à voix haute rendait un son burlesque, à la
limite du vulgaire. Charles d’Orléans, Ronsard, Racine, Leconte de
Lisle, tous ces écrivaillons dont s’enorgueillissait la littérature française
n’étaient finalement pas d’une grande utilité.
Soudain, il avait eu une illumination : « J’attends avec impatience le
moment de tapoter le coussin. »
C’était une allusion, comme Swann, à un rituel amoureux qu’il
partageait avec Hélène. Bernard tapotait le coussin qu’il glissait
derrière les reins d’Hélène assise en tailleur, pour qu’elle se tînt droite
tandis qu’il lui caressait les seins et qu’elle le branlait. Les petits coups
feutrés sur la taie signalaient qu’il en avait envie, en même temps qu’il
173
se préoccupait de son confort. C’était un clin d’œil à une délicatesse
qu’il avait pour elle, une référence intime, plus poétique que l’image
prosaïque d’une fleur s’étiolant entre deux seins. C’était du Proust, en
plus subtil. Le petit foutriquet pouvait aller se rhabiller.
Bernard était aux anges, ébloui par les ressources de son esprit.
Ensuite, il avait été saisi d’un doute : Et si Hélène ne comprenait
pas la métaphore ? N’était-il pas en train de s’égarer ? Peut-être
n’attachait-elle pas autant de sens à un geste qui, pour lui, était chargé
d’émotion. C’était peu probable quand même. Il tapotait
systématiquement le coussin avant. Elle n’irait tout de même pas
croire qu’il interrompait une réunion de la plus haute importance pour
lui annoncer : « Laisse le lit en désordre. Je le ferai en rentrant. Je
changerai les draps et … je tapoterai le coussin ».
Va savoir ce qui se passe dans la tête des bonnes femmes ? Tu
arrives les bras chargés de cadeaux dispendieux pour leur anniversaire
et elles t’annoncent, l’air pincé : « Un simple bouquet de fleurs aurait
suffi. Tu n’y as pas pensé ? » Plusieurs fois, Hélène lui avait fait des
coups de ce genre.
Il se prit le visage dans les mains. Dodelinant sur le siège, il se mit à
gémir comme il faisait, enfant, pour appeler sa mère à la rescousse.
Il eut un sursaut de virilité. Une expression paternelle lui revint en
mémoire : « Il n’y a pas à tortiller du cul pour chier droit ».
La formule était bonne, nom d’un chien ! C’était la voix du vieux
qui parlait en lui. Quand on n’a pas le temps de cirer la tige du
brodequin, on enfile les guêtres par-dessus. Il suffisait de préciser
l’intention par une litote bien tournée : « Je me sens d’humeur ! » Sans
point d’exclamation mais trois de suspension plutôt : un point par
égard pour la belle, un deuxième pour créer le mystère et un troisième
pour suggérer l’acte. C’était carré comme ça ?
Affirmatif !
Il ne restait plus qu’à prier pour qu’Hélène se trouvât dans de
bonnes dispositions lorsqu’il la rejoindrait.
181
Chapitre 13
182
interpelait un quidam par un familier baby pour qu’il enlève son
manteau, très lentement, et tant qu’il y était, il pouvait retirer ses
chaussures aussi. Il y avait de la réticence ? Qu’à cela ne tienne,
l’interprète suggérait d’une voix râpeuse qu’il aiderait baby à ôter ses
souliers. C’était un blues qui, petit à petit, invitait une femme aimée à
se déshabiller, en masquant l’intention cavalière sous des accents
langoureux et entraînants. Il n’y eut plus d’équivoque lorsque le
chanteur susurra dans un anglais rocailleux :
Bébé, enlève ta robe
Oui, oui, oui
Dans le public, on reconnut aussitôt les paroles, à l’exception du
vieux Bérenger qui n’en semblait pas moins enchanté bien qu’il ne fût
pas la cible visée. On rivalisa alors de zèle pour montrer qu’on se
rappelait des bribes de texte. Lucien dut s’absenter à regret avec son
père pour une quelconque raison. Pierre jouait le jeu à fond. Fermant
les yeux et dodelinant de la tête, il était attentif à ne pas couvrir la voix
d’Hélène. Elle laissa tomber sa serviette, le feu aux joues, pour
entonner : yes, yes, yes.
C’était le moment d’abattre son jeu. Gérard fit vibrer les cordes et
scruta les verres noirs qui masquaient le regard convoité au moment
d’attaquer le refrain : « Tu peux garder tes lunettes ». Hélène eut une
hésitation, ce n’étaient pas les véritables paroles. Dans son souvenir,
c’était plutôt le chapeau que baby pouvait garder, mais le chanteur
insistait :
You can leave your glasses on.
Il le répéta à l’envi, plus que prévu dans le texte. Elle bafouilla hat
une première fois, grommela hatsses la deuxième fois, fixa l’autre droit
dans les yeux pour lui faire comprendre son erreur. Songeant que ça
ne servait à rien, à cause des lunettes précisément, elle articula glasses la
troisième fois, montra avec insistance sa tête de l’index qu’elle pointa
ensuite vers ses sourcils en faisant non-non, puis répéta une quatrième
fois « you can leave your glasses on ». Soudain, ce fut le miracle, soit qu’elle
eût saisi, soit qu’elle voulût se faire comprendre du regard : elle retira
ses lunettes en éclatant de rire.
183
Le pari était gagné. Pierre applaudit discrètement tout en
continuant à chanter. Grand seigneur, guitariste jusqu’au bout des
ongles et maître absolu de ses cordes vocales, Gérard ne changea pas
de ton pour souligner son triomphe.
197
Chapitre 14
198
n’y trouva pas ses habits, comme absurdement elle le pensait. Elle ne
se souvenait même pas de les avoir enlevés. Elle voulut se débarrasser
du chapeau, mais il semblait vissé sur sa tête. Des deux mains
accrochées au rebord, elle avait beau tirer vers le haut, une pression
étrange s’opposait à tous ses efforts. Elle sentit comme un poids au
sommet de son crâne. En tâtant au jugé, elle effleura des doigts qui
n’étaient pas les siens et qui se crispèrent aussitôt.
Saisie de répulsion, Hélène s’affaissa par terre en levant les yeux. Il y
avait deux bras passant par-dessus la cloison, deux bras sans tête,
maigres et veineux, tendus dans sa direction. Les mains fouillaient l’air
patiemment, nageant vers elle avec la lenteur de poulpes déployant
leurs tentacules. Hélène n’arrivait pas à lever les coudes pour se
protéger. Ses bras restaient soudés au corps. En vain, elle essaya
d’appeler à l’aide. Elle n’avait plus de voix. Pétrifiée, elle se
recroquevilla au sol, tandis que les doigts agrippaient de nouveau le
chapeau.
Il n’eut aucun mal à coucher le père. Une fois assuré qu’il dormait à
poings fermés, Lucien remonta à l’atelier. Vêtu d’un simple pantalon
dont il n’avait pas, dans sa hâte, boutonné la braguette, il contourna le
200
paravent aux couples dansants, qu’avait jadis peints Amélie. Il trouva
Hélène assise en robe de chambre sur son lit. Posé contre le matelas à
côté d’elle, il y avait un paquet rectangulaire et plat, en papier kraft
retenu par de la corde.
Surpris de la trouver là, il présenta aussitôt des excuses pour son
père. Il ne croyait pas que le vieil homme avait de mauvaises
intentions. C’était juste un moment d’égarement. Il faisait une fixation
sur le chapeau d’Amélie. Lucien l’avait remarqué dans la voiture, à la
manière dont il scrutait le couvre-chef dans le dos de la conductrice.
La maladie d’Alzheimer embrouillait les idées et dévastait la mémoire,
c’était un fait. Sans doute y avait-il aussi en cause le mélange d’alcool et
de médicaments contre lequel Lucien avait mis en garde durant le
repas ; en vain, et ce n’était pas faute d’avoir insisté, bon sang,
personne ne l’avait pas écouté. Certes, c’était lui le tuteur, le cuisinier,
le garde-malade, le majordome et tout ce qu’on voulait, mais il ne
pouvait pas être à la fois au four et au moulin.
Il supposait que le panama avait réveillé le souvenir d’Amélie dans
l’esprit du père. Ne se rappelant pas qu’elle était décédée, il avait
confondu Hélène avec sa femme. La raison pour laquelle il était venu
lui enfoncer le chapeau sur la tête en pleine nuit était plus obscure.
Lucien n’avait pas d’explication et il regrettait fort la manière dont le
vieil homme s’y était pris. C’était très violent à l’évidence. Il était
pourtant certain que sa motivation n’était pas méchante. Lucien ferait
en sorte que cela ne se reproduise pas. Il serait extrêmement vigilant,
Hélène pouvait en avoir l’assurance.
Elle l’avait laissé parler, humblement engoncée dans sa robe de
chambre. Elle s’adressa à lui de manière apaisante. Elle ne reprochait
rien à Lucien. Au contraire, elle lui était infiniment reconnaissante
d’être intervenu. Elle avait été surprise : le vieux était drôlement
costaud. Elle n’aurait pas pu s’en débarrasser toute seule. Elle avait eu
très peur. C’était passé maintenant. Tout de même, elle avait une
longue éraflure rose en haut du front et peut-être des contusions
ailleurs, se dit Lucien. Elle était consciente que sa tâche à lui n’était pas
facile. Elle aussi, elle ferait attention de son côté. Elle commencerait
201
par s’acheter un nouveau chapeau
Il était impressionné de la voir si calme après ce qu’elle avait subi.
Elle avait un sacré sang-froid. Les choses auraient pu très mal tourner
à quelques minutes près. Il avait du mal à estimer le danger que
représentait désormais son père pour l’entourage. Il l’avait toujours
connu violent suite à des crises de colère. En l’occurrence, le vieil
homme n’avait pas été en proie à la colère. Il était mû par une idée
obsessionnelle. Un point positif était que Lucien n’avait pas eu de mal
à le maîtriser. Le père ne s’était pas débattu, il s’était même montré
plutôt obéissant.
Hélène était là parce qu’elle s’était rappelé un service que son mari lui
avait demandé. Elle tendit la main vers le paquet. C’était pour Lucien :
l’héritage que sa mère lui avait laissé. Ça contenait quelque chose de
mince, assez petit, dont les dimensions étaient de 58.5 sur 89 cm
exactement.
Pour l’instant, il le prit, examina longuement l’emballage sans le
défaire puis le déposa dans un coin.
Il ne l’ouvrait pas, s’étonna Hélène, curieuse de découvrir ce qu’il y
avait dedans. Non, il préférait se réserver la surprise pour un autre
jour. À présent, il avait envie de se coucher et elle aussi ferait mieux
d’aller rejoindre son lit pour se remettre de ses émotions. Hélène
affirma qu’elle ne trouverait pas le sommeil si elle était toute seule
dans sa chambre. Après ce qui venait de se passer, elle ne se sentait pas
complètement rassurée. Voyait-il un inconvénient à ce qu’elle
dorme… en sa compagnie ? Il n’y avait qu’un seul lit ici, fit-il
remarquer. Il n’était pas très confortable à cause des zébulons. Des
« zébulons » ? Elle ignorait à quoi il faisait allusion.
Il bafouilla que c’était une vieille marque de sommier dont les
ressorts étaient fatigués. Ça grinçait et ça ondulait au moindre
mouvement. C’était vraiment désagréable quand on n’était pas habitué.
Il valait mieux qu’elle se retire dans ses appartements et il viendrait
s’installer dans le canapé avec une couverture.
L’idée de retrouver les lieux où le père l’avait agressé glaçait Hélène
202
par avance. Non, ce qu’elle préférait, c’était se glisser sous les draps
avec lui, s’il n’y voyait pas d’objection. Il en voyait une : d’habitude il
dormait nu et, de toute façon, on ne lui avait pas fourni de pyjama. Il
aurait pu enfiler de nouveau la chemise de nuit de sa mère si le
vêtement n’avait été réduit en loques après ses galipettes dans la
garrigue.
Qu’il se rassure, elle ne ressentait aucune gêne à ce qu’il s’allongeât
nu à côté d’elle. Tout en disant cela, elle desserra la ceinture de la robe
de chambre qu’elle fit glisser à ses pieds d’une preste ondulation des
épaules.
Tabuka, reine de la tribu des Gombars !
Solennellement, l’annonce avait retenti dans l’esprit de Lucien,
comme si elle avait été clamée par un crieur officiel. Il constata que sa
belle-sœur n’avait rien perdu de sa plastique ni renouvelé sa garde-robe
depuis le jour de son mariage. C’était le même modèle de combinaison
avec petits nœuds en satin et dentelle vaporeuse, le baby doll qu’il avait
eu plaisir à dégrafer. En revanche, les sous-vêtements qui
apparaissaient en transparence étaient d’un style différent. Plus sages,
moins échancrés, décents pour tout dire, culotte et soutien-gorge
étaient dépareillés : l’une, rouge, lorgnait vers le shorty plutôt que le
slip, et l’autre, noir, avait deux bonnets entièrement couvrants, reliés
par une bande d’étoffe qui barrait d’un rectangle le creux des seins, tel
le carré blanc de l’ORTF prévenant le téléspectateur d’un contenu
érotique. Les dessous d’Hélène étaient un appel à la chasteté qui
détournait la nuisette de sa vocation. Le décolleté n’était plus suggestif
et le jupon avait la modestie d’un survêtement.
Tout cela lui apparut en un clin d’œil. Rien de cela n’était
raisonnable.
204
qui s’instillait sournoisement dans son esprit encore vierge et innocent.
Sa sœur et son frère semblaient épargnés eux par de pareils tourments,
non qu’ils fussent moins vierges ou innocents – ce n’était pas ce qu’il
voulait dire – simplement ils n’étaient intéressés ni par les photos dudit
catalogue ni par les dessins de la reine Tabuka. Ils n’étaient pas non
plus nés avec une queue et des palmes surnuméraires. La puissance
sensuelle des images – car c’était bien là que se situait l’origine de sa
déviance – avait illuminé son imaginaire mieux que des guirlandes
clignotantes sur un sapin de Noël. Elle avait perturbé sa libido
balbutiante et le poursuivait depuis obsessionnellement. À cause d’elle,
il retrouvait à l’instant-même un émoi délectable à contempler les
formes et la tenue d’Hélène.
Pouvait-elle ôter sa nuisette ? demanda Lucien. Ce serait un premier
pas dans l’atténuation de son trouble. Elle pouvait garder ses sous-
vêtements. Ils étaient moins gênants.
Les paroles d’une chanson revinrent à Hélène :
You can leave your hat on
You can leave your hat on
Elle voulait bien retirer le baby doll si ça pouvait détendre Lucien. Il
n’avait pas à s’excuser de son… hum hum. Ce qu’elle tâtait n’avait rien
d’exceptionnel. La consistance et l’afflux sanguin devaient se situer
dans les limites de la décence définie par Small Sister. Bien sûr, il aurait
fallu avoir le détail du protocole pour s’en assurer. Elle n’avait pas eu
la curiosité de le demander à son mari. Elle trouvait ses procédés
ineptes et ne désirait pas les encourager en montrant un quelconque
intérêt.
D’un mouvement du torse, elle enleva la combinaison qu’elle jeta par
derrière avec la même désinvolture qu’une coupe de champagne une
fois bue. Elle replongea aussitôt la main dans la braguette de Lucien.
Elle ne sentit pas de ramollissement du sexe. C’était même le contraire.
Elle malaxa un peu la bourse dans l’idée de créer un effet émollient.
La verge ne s’en trouva que plus turgescente – un vrai petit fût monté
sur essieu – c’était amusant. Elle céda à la tentation de baguer la
205
hampe de ses doigts, en laissant du jeu pour sentir le frémissement de
la chair en creux de paume. Prétextant que ce contact l’aiderait à
s’endormir, elle demanda à Lucien la permission de le tenir ainsi tandis
qu’elle s’allongeait contre lui.
Celui-ci recula pour lui retirer l’instrument qui se mit à osciller de
haut en bas. Sorti du licol avec l’air d’un âne qui agite la tête, le gland
semblait opiner à la perspective de servir de hochet à Hélène.
Des veines saillantes se vrillaient autour du membre dont le bout
protubérant prenait une teinte vineuse. Lucien sentait d’agréables
frissons hérisser le poil de son échine et une brise tiède lui monter à la
tête. Sa queue se déployait en invisibles arabesques dans son dos,
comme un serpent envoûté par un joueur de flûte.
214
Chapitre 15
Lorsqu’Hélène se réveilla, seule dans un lit qui n’était pas le sien, elle
mit un certain temps à remettre de l’ordre dans ses idées. Dans la
pelote des souvenirs de la veille, elle avait du mal à démêler les brins
de rêve de la réalité. Encore tiède à côté d’elle, un creux dans le
matelas indiquait que son compagnon de nuit venait de se lever.
Une petite voix lui conseillait de rassembler rapidement ses affaires,
de retourner en douce dans sa chambre puis de se comporter comme
si de rien n’était. Fuir… alors qu’elle était venue avec l’intention de
dormir avec lui – elle ne pouvait l’ignorer maintenant que ses
souvenirs s’éclaircissaient. Elle avait même passé toute la nuit avec lui,
le frère de son mari, après avoir… fait des choses ensemble… Bref, les
événements s’étaient précipités de telle manière qu’ils ne s’étaient pas
simplement allongés côte à côte, en tout bien tout honneur, mais
plutôt qu’ils avaient – il fallait bien le reconnaître – « couché ensemble
» : même si l’expression était un peu crue, c’était finalement celle qui
s’imposait. À son grand dam et non à contrecœur, elle avait donc
copulé une fois de plus avec cet animal de Lucien et ce n’était pas
malin, ni de sa part à lui ni de sa part à elle. Il ne servait à rien de faire
l’autruche d’autant que la nuit n’avait pas été désagréable du tout.
215
Il constaterait que c’étaient les deux seuls commerçants qu’il restait.
Les autres étaient partis à la retraite et personne n’avait pris la relève.
Le pain n’était pas mauvais, quant à Fromentin, il se faisait vieux et
négligeait un peu sa marchandise. Comme l’enseigne de son magasin
ne l’approvisionnait plus qu’une fois par semaine, les denrées qu’il
proposait avaient parfois triste mine. Le vieil épicier était chichement
rémunéré par la centrale pour les vendre aux prix d’un monopole
local. Aussi, pour la viande, des fruits ou des légumes frais, on
préférait souvent prendre la voiture, payer un supplément en carburant
et se rendre en grande surface dans la périphérie de la ville, où l’on
trouvait des produits à des tarifs concurrentiels. Néanmoins, c’était de
la nourriture industrielle avec des adjuvants chimiques, présentés dans
des boîtes en plastique qui encombraient les poubelles. Il y avait du
gaspillage, des ingrédients bizarres, écrits en petits caractères sur
l’emballage et des vendeurs qui ne savaient pas ce qu’ils vendaient,
même quand c’étaient des enfants du pays. Au village, on n’aimait pas
trop ça. On pouvait aussi se connecter à internet pour se faire livrer
des commissions à domicile. La mairie avait créé un cyber space où un
ordinateur était en libre accès et des bénévoles se relayaient pour
assister ceux qui n’avaient pas de moyens informatiques ou
s’empêtraient dans la toile. Après avoir vu les prix qui se pratiquaient
dans cet univers-là, coûts de transport inclus, on réfléchissait, on se
perdait en calculs, on comptait à l’euro près, on convertissait – six
francs et quelques centimes dans l’ancien système – on n’était pas si
riche que ça. Le monde changeait à la ville et contaminait la campagne
de ses « progrès ». On avait du mal à suivre, il fallait s’en accommoder.
Il ne s’agissait plus seulement de vivre à l’abri d’un toit, avec l’estomac
rempli ; on devait parfois survivre avec un pécule qui fondait plus vite
que le mois. Tout compte fait, il valait mieux attendre l’unique jour de
marché prévu sur la place du Foyer des Campagnes, où des
commerçants ambulants venaient déployer leur étal. On les
connaissait, ils étaient du coin. On achetait à manger pour la semaine,
on stockait, on réapprenait l’art d’accommoder les restes, de faire
durer les plats : ce que les mamies appelaient autrefois la cuisine.
216
Hélène prit son carnet pour y noter les premières pensées de la
journée. Elle aurait bien voulu aider son beau-frère, vaguement.
Bernard avait d’ailleurs obtenu qu’elle s’installât une semaine chez le
père pour veiller au bon déroulement de ses plans : une semaine, pas
un jour de plus, avait-il insisté d’un air suppliant. Elle avait accepté par
faiblesse et maintenant se le reprochait. Small Sister, Smart home, les
petites affaires de son mari ne l’intéressaient pas. En plus, ce gros
lâche avait trouvé le moyen de se débiner cette nuit en la laissant à la
merci du vieux crabe.
C’était un être violent ! Il l’avait toujours été et le serait toujours,
malgré les psychotropes et la surveillance dont on l’entourait. La
pauvre Lucette en avait encore fait les frais récemment. Hier soir, il
aurait étouffé Hélène si Lucien n’était intervenu. Contrairement à ce
que celui-ci pensait, le père avait bel et bien un fond méchant. La
maladie le rendait sournois maintenant qu’il ne pouvait plus donner
libre cours à sa méchanceté, maintenant qu’on l’empêchait de se
comporter à sa guise, maintenant qu’on l’avait dépouillé de son
impunité de patriarche. Il était comme une bête à l’affût, patiente et
rusée à la fois, prête à déchaîner ses bas instincts à la moindre
occasion. Sa place était dans un asile, on aurait dû l’y mettre depuis
longtemps : c’était l’avis définitif d’Hélène. C’était aussi, à mots
couverts, ce qu’avait révélé l’examen du Dr Muzlhim et son époux
avait dû bon gré mal gré se ranger au diagnostic du praticien.
Toutefois, Monsieur avait des scrupules à laisser entendre
publiquement que son père était fou. La solution qu’il envisageait était
bien dans sa manière : pusillanime. Plutôt que de régler l’affaire une
bonne fois pour toutes, il attendrait que la maladie d’Alzheimer eût
suffisamment progressé pour justifier un placement du vieillard en
épade. Ainsi, les apparences seraient sauves et l’honneur de la famille
préservé. Bernard, qui ne perdait jamais de vue ses intérêts, avait
même déclaré que son père serait sans doute le premier « résident
d’honneur » d’un établissement Smart home. Il avait déjà prévu la
fastueuse réception qu’il donnerait pour l’occasion.
217
En attendant, combien de fois risquait-elle de se faire étrangler par ce
vieux débris ? Coincée par sa promesse, Hélène resterait sur ses gardes
toute la semaine qui allait s’écouler. Ensuite, elle ne remettrait plus
jamais les pieds ici, dans l’antre du dément.
Seule la présence de son beau-frère pouvait la rassurer. Il semblait
prendre à cœur son rôle de tuteur. Il n’y avait finalement pas de
meilleur garde-malade que lui. Le père le craignait suffisamment pour
filer doux. Dans sa mémoire en lambeaux, il restait le souvenir, intact
et cuisant, du coup de poing que le fils lui avait décoché jadis. Les liens
de famille chez les Bérenger étaient désespérément marqués du sceau
de la violence. La douce Amélie n’avait pas fini de se retourner dans sa
tombe.
Lucien était un personnage attachant. Hélène se découvrait des
affinités avec lui, malgré certains traits déconcertants de son caractère.
Il y avait de la douceur en lui, il avait une faculté d’écoute qui la mettait
à l’aise. Il savait prendre des initiatives ou s’effacer quand il le fallait.
D’autres fois, il était complètement imprévisible. Il pouvait avoir des
manières de rustaud qui dénotaient son appartenance à un autre
milieu. Il n’avait pas son éducation à elle, plus raffinée. Elle ne savait
pas toujours sur quel pied danser avec lui. Cependant, quand leurs
pieds se rejoignaient, la danse était sublime. Quel feu d’artifice il lui
avait offert cette nuit ! … Par gratitude, elle lui donnerait volontiers un
coup de main. Il avait bien besoin d’un soutien pour la peine qu’il
purgeait. Néanmoins, fréquentant peu le village, elle en connaissait mal
les habitudes. Elle ne serait pas d’un grand secours pour les tâches
domestiques. De toute façon, elle n’aimait pas ça.
Il y aurait les repas à préparer, le ménage, la lessive à faire et puis les
factures à régler, le courrier bancaire, les problèmes d’assurances, les
taxes pour ceci et les redevances pour cela, la déclaration d’impôts, la
comptabilité, toute la paperasserie que le père Bérenger n’était plus en
état de tenir à jour. Hélène se figurait bien la corvée qui attendait le
tuteur, surtout avec le méchant bonhomme qu’était son père. Être son
factotum, ce serait un travail à temps plein. Elle plaignait un peu son
beau-frère. Enfin, il se l’était cherché en réapparaissant avec sa poignée
218
d’amour tailladée.
Elle aurait bien aimé qu’il s’occupât d’elle aussi, dans son temps de
loisir. Par exemple qu’il revînt lui faire un petit câlin, là, tout de suite,
bien que cela n’entrât pas dans son cahier des charges. Nue sous les
draps, elle gloussa comme une gamine à cette idée.
228
Chapitre 16
229
chaises et les guéridons autour de la piste de danse. Infirmier à la ville,
il avait troqué sa blouse contre un costume gris chiné qui arracha à
Muriel un sifflement admiratif : « Quelle classe, monsieur le
président ! »
Le pantalon à lui seul aurait mérité le compliment. Il s’ajustait à la
taille en remontant au-dessus du nombril et, par un jeu subtil de pinces
et de plis, tombait sur les chaussures en recouvrant les lacets. Depuis
les poches italiennes jusqu’à la braguette passepoilée, tous les
accessoires étaient ornés de fins liserés. Par les emmanchures du gilet
qui sanglait le torse du danseur, apparaissait une chemise rose pâle,
tiraillée par des biceps dont le roulement sous la couleur délicate
promettait de la volupté aux partenaires de tango et du fil à retordre
aux trouble-fêtes.
Muriel ne put s’empêcher de titiller la coquetterie du mâle :
« Il n’y avait pas la taille au-dessus pour le gilet ?
– Et ton pull, tu l’as tricoté toi-même ? Il donne plus envie de
montrer son passeport que de t’inviter à danser. Je ne connais rien de
moins sexy que la garde-robe des douaniers. »
243
Chapitre 17
247
Alma, si tanto te han herido,
¿Por qué te niegas al olvido?
¿Por qué prefieres
Llorar lo que has perdido,
Buscar lo que has querido,
Llamar lo que murió ?
L’harmonie du groupe était magistrale. Portée par les instruments, la
chanteuse évacuait le mélodrame en insufflant aux paroles toute
l’ironie de sa jeunesse.
À quoi bon se complaire dans le désespoir d’un amour déçu ? Il
valait mieux s’élancer vers un nouveau rêve et se remettre à vivre sans
tarder.
C’était un message que tout le monde ne comprenait pas à la lettre.
Pour l’essentiel, les vibrations des cordes et le souffle du bandonéon
suppléaient le sens des mots.
Après qu’on eut écouté le premier morceau sans danser, les couples
se reformèrent sur la piste. Des chaises s’étant libérées autour d’un
guéridon, Lucien en profita pour s’y installer avec son père. Celui-ci se
montrait plutôt docile. Il regarda son fils d’un œil sévère et lança :
« Dis-moi, l’arbre en boule, c’est la fête du slip par ici. » Puis, son
attention se porta sur le bal qu’il se mit à observer, les deux mains sur
la crosse de la canne, avec une raideur toute militaire.
248
s’efforçait tant bien que mal de garder son sang-froid face aux
envolées de la partenaire. C’était facile lorsque la figure était proposée,
voire consentie, mais beaucoup moins lorsqu’elle arrivait à
l’improviste. Chaque couple cherchait ainsi sa propre respiration à
travers les divers tempos que suggérait la musique. Le violon pouvait
glisser legato tandis que les autres instruments haletaient staccato.
Selon ce qu’écoutait le danseur et sa manière de l’exécuter, il pouvait
exalter sa partenaire d’un souffle revigorant ou la pousser aux limites
de la suffocation.
L’ambiance de la salle pulsait dans les veines de Lucien une sève
printanière qui réveillait en lui le milonguero. Des grognements
d’ours signalaient qu’El Pelo pointait le museau hors de sa tanière après
une longue hibernation. Brassé par les envolées des musiciens et le
balancement des corps chauds, l’air était chargé d’effluves et de
trépidations, aussi caressantes à ses narines qu’à ses oreilles. Le rythme
le prenait aux tripes et lui remontait par l’échine en suaves vibrations.
Sa queue fantôme battait la mesure sur ses cuisses. Il en avait le sang
tout bouillonnant et le poil hérissé. Un à un, ses muscles se déliaient et
s’accordaient entre eux comme les instruments d’un même orchestre.
Le moment était venu pour le milonguero de se lancer dans le bal.
Au premier regard croisé, il attrapa la danseuse par la main et
l’entraîna sur la piste.
C’était une septuagénaire à la toison rousse, qui sentait bon le miel et
le savon. Pas plus haute que trois pommes, elle avait le visage qui
arrivait au sternum de Lucien. Elle compensa aussitôt l’écart de taille
en adoptant une posture de reine. Teint de porcelaine, hanches
menues et muscles de grenouille, tout semblait indiquer qu’on risquait
malencontreusement de la casser. Il ne fallait pas s’y fier. Coiffée d’une
crinière de lionne, elle en avait la vigueur autant que la souplesse.
Tantôt ses pieds caressaient le sol avec la légèreté d’une brise, tantôt ils
le percutaient avec la précision d’un sniper. Son cavalier lui ouvrit les
bras pour qu’elle s’y installât à son gré. Elle exigea d’entrée un apilado
serré et se fondit si bien dans l’étreinte qu’il la sentit aussitôt palpiter
en lui. À l’écoute l’un de l’autre, ils furent d’abord sages puis
249
désinvoltes, et finalement langoureux ou transportés, selon les
humeurs qu’ils échangeaient aux détours de la musique. Le voyage fut
aussi bref qu’intense. La cortina les surprit en plein abandon et ils se
séparèrent avec respect.
Leur prestation au sein du bal avait été remarquée. Les commentaires
allaient bon train parmi les accoudés du bar. Certains vantaient
l’élégance de leurs gestes et d’autres la parfaite fusion du couple. Une
femme répétait à la cantonade : « Ils m’ont donné le frisson, ils m’ont
donné le frisson. Montrant son bras nu : Regarde, j’en ai encore la chair
de poule. » Il fallait se rendre à l’évidence, on venait d’assister à
quelque chose. Le talent de la lionne, on connaissait. On aimait bien la
regarder danser. On savait qu’à l’occasion, entre les bras d’un bon
milonguero, elle pouvait se sublimer et créer l’émotion. Encore fallait-il
la dompter. Un grand type filiforme racontait : « Elle a son caractère.
Si tu perds la connexion, tu te fais engueuler. Si tu ne gardes pas la
posture, tu te fais engueuler pareil. La dernière fois que j’ai dansé avec
elle, j’en ai pris pour mon grade. Comme j’avais son nez dans le
ventre, je ne pouvais m’empêcher de me baisser pour la rattraper. Elle
ne supporte pas ça. “Redresse-toi ! tu n’es pas là pour ramasser des
patates”, qu’elle me disait. Il faut rester droit. Pécaïre, c’est plus facile à
dire qu’à faire ! »
On lui répliqua que son cavalier, lui, il y arrivait bien. Il avait l’air un
peu rustique comme ça, mais une fois en piste, il avait de l’allure, et
même une sacrée allure. Et puis, il ne gênait personne : il aurait dansé
sur une pièce de monnaie. Il savait tenir son axe. Un gentleman avec
ça. La plupart du temps, il s’effaçait pour mettre la lionne en valeur et,
tout d’un coup, au détour d’un pivot, transporté par la musique, le
voilà qu’il l’emportait dans un tourbillon où l’on ne distinguait plus
l’un de l’autre. C’était superbe. Rien que d’y penser, on avait de
nouveau la chair de poule. Ce type était une révélation. On ne l’avait
jamais vu dans les parages, il sortait de nulle part. Il devait avoir conclu
un pacte avec le diable pour danser avec autant de classe.
254
Il va pleuvoir avant la fin de l’après-midi.
– Vous me laisserez le dossier ici, dit le père en indiquant la table de
chevet. Nous en reparlerons au bureau.
– C’est cela, mon prince. Et j’aimerais qu’aujourd’hui, on laisse
tomber la couche. La force de l’âme est dans le sphincter. Il est temps
de le remettre en activité. »
En revenant de la cuisine où il avait remis une cafetière en route et
préparé du pain grillé, Lucien fit un détour par sa chambre. Hélène se
prélassait encore voluptueusement dans les draps en gribouillant dans
son petit carnet. Il lui indiqua son intention d’avoir expédié le petit-
déjeuner avant l’arrivée de l’infirmière pour se rendre au village et faire
les courses.
À la bonne heure, il prenait finalement son rôle à cœur. Elle lui
confia avec malice qu’elle était impressionnée. De son côté, elle irait se
promener vers les étangs pour se remettre de ses émotions de la nuit.
Lorsqu’il redescendit dans les appartements du père, Lucien le trouva
dans la même posture en bord de lit. Bien qu’il fût encore en pantalon
de pyjama, la situation avait un peu évolué. Il avait le cou entouré
d’une cravate dont il tenait un pan à la main tandis que l’autre tombait
sur son torse nu. Faire le nœud avait dû lui poser un insurmontable
problème. Son regard s’était perdu à travers la fenêtre dans un ailleurs
incertain.
Une voix conseillait à Jacques de ne pas sortir en bateau aujourd’hui.
Le front nuageux laissait présager un grain. Le vieil homme avait
entendu une voile se déchirer et les bribes d’un poème lui étaient
revenues :
Salut à toi l’ami qui, frappant à la porte,
Espérait rencontrer le maître de céans.
Sur les eaux de l’étang, son voilier le transporte.
Il s’imagine ainsi courir les océans.
« La réunion est annulée, annonça le factotum. On va se mettre en
col roulé. »
Lucien déshabilla le vieil homme et l’emmena dans la salle de bain.
255
Celui-ci s’y laissa conduire docilement. Arrivé là, il resta bras ballants à
contempler les objets avec curiosité, comme s’ils étaient exposés pour
retracer le quotidien d’une civilisation passée. Son attention se fixa sur
une brosse à dents vers laquelle ses doigts avancèrent en tâtonnant
pour en saisir maladroitement le manche. Comme il entreprenait de se
peigner avec, Lucien la lui retira de la main. Exécuté sans
ménagement, le geste surprit le père qui se mit à trépigner. D’un poing
maigre et tremblant, il visa la tête de l’autre qui n’eut aucun mal à
l’esquiver.
Lucien lui immobilisa fermement le bras en le fixant d’un regard
désolé. Il sentait le vieux corps traversé de convulsions qui se
calmèrent progressivement au fur et à mesure qu’il relâchait son
étreinte. Il lui restitua l’objet en soupirant : « Très bien. Tu peux te
peigner avec si tu y tiens. Je n’y vois pas d’objections tant que tu
n’utilises pas de dentifrice. Laisse-moi t’aider à faire ta toilette. »
L’éclair de colère qui avait contracté le visage du patriarche n’avait
plus l’énergie d’antan. L’éclat dément de ses yeux s’était aussitôt éteint
pour se résorber en une lueur de soumission. Ne discernant aucune
ruse dans ce revirement, Lucien libéra le poignet du père en lui
expliquant d’un ton badin le déroulement des opérations :
« Pour gagner du temps, nous allons nous servir des ustensiles sans
les détourner de leur emploi. Chacun est étudié pour rendre un service
particulier ; c’est leur côté pratique. Regarde cette brosse à dents par
exemple : elle a un manche flexible et une petite tête garnie d’une
touffe de poils. On peut certes se gratter le cuir chevelu avec, mais elle
est plutôt conçue pour être glissée dans la bouche. C’est sa fonction
depuis son origine qui remonte à la nuit des temps. Dans des tombes
égyptiennes datant de 3 000 ans avant J.-C., on a découvert, parmi de
fabuleux bijoux, des tiges en bois de lentisque, dont une extrémité
mâchouillée retenait encore des résidus de fibre effilochée. La brosse à
dents était pour cette civilisation aussi précieuse que le sceptre d’un
pharaon. Ne penses-tu pas qu’un ustensile aussi vénérable mérite
qu’on lui rende hommage en l’utilisant matin et soir à bon escient ? »
Lucien posa la question avec l’emphase d’un chanteur d’opéra. Le
256
vieil homme considérait maintenant son fils sans la moindre animosité
et semblait au contraire gagné par son enjouement. Il se laissa guider
jusqu’à la baignoire avec un dandinement de comédie musicale. Peu
importait à Lucien que le procédé fût loufoque, du moment qu’il
fonctionnait. Il écarta le rideau en plastique comme pour faire entrer
un artiste en scène, puis il aida le père à enjamber le rebord. Il régla la
température de l’eau en poursuivant sur le mode lyrique : « Est-ce trop
froid, est-ce assez chaud ? Voici le savon solitaire et sec, qui à peine
humecté devient si suave au toucher. Voilà le gant galant, qui se
languit d’être délaissé. Frustré du plaisir d’être frotté, il garde un air
rêche auquel il ne faut pas se fier. Il suffit que le savon s’avance vers
lui en salivant pour qu’il perde aussitôt son air maussade. Enchanté
par les retrouvailles, le gant s’assouplit au fur et à mesure qu’on le
mouille. Manifestement, il consent désormais à être enfilé sans façon
puis manipulé sans vergogne. Son ravissement est complet lorsqu’il
glisse sur la peau en écumant de joie par tous les pores du tissu. À
force de frictions, il produit des grappes savonneuses qui flottent çà et
là en trajectoires erratiques, contrariées par les caprices de l’eau.
Vapeurs chaudes et pluie trépidante les ballotent sans ménagement
jusqu’à l’explosion : des bulles s’éparpillent et finissent par s’évanouir
en poussant un soupir irisé… »
Le vieil homme se laissa faire tout au long de la toilette. Concentré, il
fronçait les sourcils pour suivre la mélodie dont il reprenait, par
intermittences, certains passages en bégayant. Il n’opposa de résistance
qu’au moment délicat du rasage, alors Lucien préféra laisser tomber
l’opération pour cette fois-ci.
« Après tout, on ne va pas dîner chez la baronne. » Cette phrase
allait devenir le refrain par lequel il saluerait désormais le retour
récurrent de ses petites défaites.
Il habilla le vieux de pied en cap avant de l’entraîner dans la cuisine.
Sur la table, il trouva un mot de la main d’Hélène : « Je suis partie me
promener à l’Œil Doux. J’ai demandé à Pierre de m’y conduire avec
Bébert. C’est le nom qu’il donne à sa camionnette : c’est mignon,
non ? Il est enchanté de m’accompagner. Ne m’attends pas pour midi.
257
J’inviterai mon chevalier servant à manger quelque part. Tu sais que, le
pauvre, avec tout le mal qu’il se donne au jardin, il se contente d’un
sandwich en guise de casse-croute. Le frigo est plein de moisissures,
c’est infect. Il faudrait le nettoyer de fond en comble avant d’y déposer
des comestibles. Tchao tchao. »
258
entraînait une notification de redressement majorant de 10% le reste à
payer. On laissait au contribuable Jacques Bérenger le choix de
négocier, refuser, accepter la pénalité totalement ou en partie – c’était
vraiment comme il voulait – dans un nouveau délai qui, lui non plus,
n’avait pas été respecté. Suivait une autre lettre de relance rédigée avec
un tact qui n’échappa pas à Lucien. Ne relevant pas la moindre
désinvolture dans ce retard supplémentaire, elle se contentait d’en
prendre acte et appliquait derechef la pénalité de 10% au reste à payer
en laissant au contribuable Jacques Bérenger le choix de négocier, etc.,
jusqu’à un autre délai qui, lui encore, n’avait pas été respecté, et ainsi
de suite. Engraissée par la récurrence des 10%, la somme due
atteignait maintenant un montant astronomique. Malgré le crescendo,
c’était toujours le même terme de « retard » qui était utilisé par le
correspondant – « quel sang-froid ! » apprécia Lucien. De négligence
en négligence et notification après notification, l’histoire se poursuivait
imperturbablement. Elle aurait été sans fin s’il n’y avait eu un ultime
délai qu’il était encore temps de respecter, à moins de manquer
cruellement de considération pour l’institution fiscale. Un seul homme
aurait craqué, songea Lucien, les employés avaient dû se relayer pour
répondre à son père. À moins que la correspondance ne fût confiée à
un robot, qui sait ?
L’honneur des Bérenger était en jeu. C’était à lui, le fils cadet, de
poser la dernière poupée de cette histoire gigogne. Comme il se
demandait comment s’y prendre, il lut qu’il pouvait se rendre sur le
site des impôts et communiquer avec le personnel en faction derrière
la rubrique « ma messagerie sécurisée ».
En allumant l’ordinateur de son père, il entrevit immédiatement la
succession des portes auxquelles il allait se heurter. Chacune était
verrouillée par un identifiant ou un mot de passe, qui tous flottaient au
petit bonheur la chance dans la tête du vieil homme. À tout hasard,
Lucien lui demanda s’il s’en souvenait. Pour toute réponse, son père
lui montra du doigt quelque chose par la fenêtre. C’étaient des oiseaux
que le vent éparpillait dans le ciel. Ensuite, il grommela :
« Je ne parle pas aux écrans. Il y a des employés dans les bureaux.
259
Qu’ils se sortent les doigts du cul. Moi j’ai suffisamment payé…
depuis le temps que je cotise. »
Qu’à cela ne tienne ! Lucien rencontrerait en personne ces
fonctionnaires admirables qui avaient montré tant de patience. Il aurait
ainsi l’occasion d’expliquer la situation de vive voix et il n’en plaiderait
que mieux la cause paternelle.
Il remit cette démarche à un autre jour, ainsi que toutes celles
concernant la comptabilité en général. De toute façon, il ne voyait pas
encore avec quel argent il pourrait régler l’accumulation des impayés.
Bernard n’avait-il donc pas prévu un budget à cet effet ? La somme
qu’il lui allouait couvrirait à peine les dépenses quotidiennes.
Lucien fouilla dans des tiroirs de bureau où il finit par dénicher une
carte bancaire et un carnet de chèques. Il en fit signer plusieurs à son
père, par acquit de conscience, et constata que ses griffonnages
n’avaient pas la moindre ressemblance d’un chèque à l’autre. Bien que
le vieil homme eût mis dans l’exercice une application touchante et
une certaine originalité, le résultat heurterait à l’évidence la sensibilité
pointilleuse d’un banquier.
En feuilletant les souches des chèques détachés, Lucien put retracer
l’évolution de l’écriture de son père. Encore ferme il y a quelques
mois, elle était devenue peu à peu mal assurée jusqu’à tourner au
gribouillage. Entre autres dépenses, il y avait une somme de 500 euros
qui revenait toutes les deux semaines et qui était destinée à une
certaine Paulette. La calligraphie du prénom s’était progressivement
détériorée jusqu’au jour où le talon du chéquier n’avait plus rien
mentionné. À cette date, Jacques Bérenger n’avait sans doute plus été
en mesure de signer un document de sa main. À moins de remplir les
chèques à sa place, la mystérieuse Paulette avait dû rencontrer des
difficultés à les endosser. Lucien subodora qu’elle avait de grosses
lèvres rouges, avec lesquelles elle signait des cartes postales de Venise.
264
Poux de la reine, poux de la reine...
Le roi barbu qui s'avance,
Bu, qui s’avance, bu, qui s’avance…
Interloqué, le vieux arrêtait de maugréer. Un déclic se produisait
parfois dans sa tête. Il reprenait en chœur les couplets avec un sérieux
comique et son corps gagné par la bouffonnerie se mettait
miraculeusement en branle.
265
« Et maintenant qu’on a conquis l’Argentine, on peut se remettre à la
partie, non ? »
De voir les Bérenger se promener, bras dessus, bras dessous,
chantant à tue-tête, on ne tarda pas à les appeler la « doublette de
fadas ».
269
Chapitre 19
270
compter chaque pièce qu’il sortirait de la poche. Ce n’était pas la dèche
mais presque. Quel ennui de se remettre à calculer en permanence !
L’inconvénient de la pauvreté, ce n’était pas le manque d’argent mais
le peu qu’on avait : il fallait surveiller sans cesse la moindre dépense. Il
en avait perdu l’habitude à Saltaca grâce au succès de « Descarada
Luna », son cru fétiche.
Qu’à cela ne tienne, il saurait se discipliner. Cependant, aussitôt qu’il
eut franchi le seuil du Café des Étangs, il se mit à beugler : « Tournée
générale ! » et fut accueilli par une ovation.
Après l’apéritif, Zouzou installa les deux Bérenger à une table près de
la porte-fenêtre, avec vue sur la fontaine, un emplacement qui
deviendrait bientôt leur place habituelle. En guise de bienvenue, la
patronne leur offrit le premier repas. Elle prétendit que l’initiative
venait de Gérard qui, le matin même, au moment de livrer le poisson
en 404, avait désigné deux belles dorades et trois solettes en déclarant :
« Celles-ci, c’est cadeau. Tu les cuisineras au Pink Floyd s’il pointe le
bout de son nez avec son vieux. »
Zouzou cligna de l’œil : « Sacré Gérard ! On ne peut rien lui
refuser. »
283
Chapitre 20
284
s’enorgueillit la morale conjugale, plus par négligence que par défi. Il
déclara sa flamme à Luna sans précaution. Bien qu’Adolfo eût une
intelligence limitée, le nom du millésime avait un tel succès qu’il ne
tarda pas à lui mettre la puce à l’oreille. Il commença à se méfier et il
fallut alors ruser.
La caverne d’Ali Baba – ainsi nommée par Pierre – était le lieu idéal
pour tenir conseil. Lucien y conviait le jardinier et le pêcheur à des
conversations entre honnêtes hommes. La question économique fut
un jour abordée.
L’image du « vin dans le verre de l’ivrogne » ne convenait pas à
Gérard. Elle était trop brutale et par sa brutalité même détournait
l’attention de la nature véritable du problème.
Le vin ne « s’évaporait » pas, selon lui. Il diffusait dans l’organisme
des nutriments essentiels, tout comme les petits plats du Pink Floyd, à
condition de ne pas en abuser – Gérard eut un hoquet – pour
reprendre la formule consacrée. Par conséquent, la métaphore n’était
pas appropriée. Joignant le geste à la parole, il ponctua sa
démonstration d’une vigoureuse lampée.
Pierre prit la parole pour approuver. En comparaison avec la soupe
aux choux de mamoune – qui était sa référence Big Mac à lui –, les
repas chez Lucien étaient un délice, réalisé avec des ingrédients aussi
savoureux que bon marché. Il le remerciait infiniment de l’accueillir
aussi souvent à sa table.
Gérard l’interrompit aussitôt. On n’était pas là pour se perdre en
salamalecs. Si Pierre exprimait véritablement le fond de sa pensée,
pouvait-il expliquer pourquoi il déclinait de plus en plus souvent les
286
invitations à manger de Lucien ?
Le visage du jardinier s’empourpra jusqu’à l’élastique de sa casquette.
Il s’empêtra dans des explications confuses sur la nécessité, parfois, de
ne pas interrompre son activité pour déjeuner.
Ni même pour aller se promener sur le rivage de l’Œil Doux en
compagnie de Madame Bérenger ? ironisa le pêcheur. Une belle femme,
certes, qui était néanmoins l’épouse légitime du sieur Bérenger ! On
l’avait vue marcher sur la plage avec Pierre, main dans la main !
Jamais ! se défendait celui-ci, jamais « main dans la main ». Plutôt
côte à côte, en respectant une distance décente. Hélène n’acceptait pas
les familiarités.
Impitoyable, Gérard souligna qu’on en était quand même à
s’appeler par le prénom.
Pierre jura que ça n’allait pas plus loin que ça.
« Ne jure pas, magnac ! » grondait le pêcheur en se resservant un
verre. Peu importait la distance de sécurité entre Hélène et son
imprudent soupirant. Le couple était illégitime et le seul fait de se
promener ensemble dans un cadre romantique excitait l’imagination au
village. Les langues se déliaient. On faisait déjà gorges chaudes du fils
Bérenger, l’aîné, auquel on voyait des cornes pousser.
Gérard s’emballait. N’avait-il pas assez mis en garde le gamin
contre les risques qu’il courait ? Avait-il oublié l’histoire de la princesse
italienne qui, jadis, consuma le cœur de Pue-du-cul et puis ses ailes ?
Voulait-il subir le même sort que lui et s’écraser à terre d’avoir
poursuivi une chimère ? Combien de fois, sacrée tête de bois, faudrait-
il lui répéter ce principe d’airain : « Pas touche à la femme du
patron » ?
Le pêcheur se tourna brusquement vers Lucien.
« Et toi, Pink Floyd ! Tu ne dis rien ? »
L’interpelé sursauta, au risque de renverser son verre.
Il réfléchit longuement avant de parler. Il ne se sentait pas aussi à
l’aise que Gérard pour conseiller leur ami. Il était même embarrassé. Il
n’y a pas plus intime que le sentiment amoureux et les troubles qu’il
provoque. Que dictaient les convenances dans la situation où Hélène
287
et Pierre se retrouvaient ? Lucien l’ignorait. Il avait vécu trop
longtemps en exil pour mettre à jour ses idées là-dessus. Il
reconnaissait que la règle de ne pas toucher à la femme du patron
devait être considérée sérieusement même si, ni le pêcheur ni lui ne
l’avaient pas toujours respectée.
Gérard trouva que le Pink Floyd ne se mouillait pas assez. C’en
était même suspect. Il estimait que les anciens – il se désigna et pointa
Lucien du doigt – prenant conscience de leurs erreurs passées,
devaient en tirer un enseignement pour les générations futures.
Lucien rappela qu’Hélène avait le même âge que Pue-du-cul et
donc certainement autant de sagesse que lui. La situation était sous
contrôle si, comme il le pensait, c’était la belle-sœur qui avait fait le
premier pas vers Pierre et non le contraire. Certains caractères bien
trempés supportent mal qu’on repousse leurs avances. Hélène était de
cet acabit. En lui opposant un refus catégorique, leur ami courait plus
de risque à déclencher ses foudres que les ragots des villageois. Si, de
plus, il y avait des affinités entre eux, Pierre devait les cultiver avec
autant de soin que les légumes du potager ; et si c’étaient les prémisses
d’une irrésistible attirance mutuelle, la situation restait sous contrôle
bien qu’elle devînt plus épineuse. Sa belle-sœur avait les pieds sur
terre ; elle savait très bien protéger son intérêt conjugal. Le frère
Bernard, aussi ballot fût-il, avait fait le bon choix en la prenant pour
épouse. Elle s’entourerait de précautions pour vivre un amour
illégitime sans mettre en péril personne, à commencer par elle-même
et son mari. Le couple de notables qu’ils formaient était bien plus
exposé à la médisance sociale que Pierre. La belle-sœur était de loin la
plus clairvoyante de tous. Elle veillerait au grain. Si jamais Pierre et
elle, emportés par leurs sentiments, s’engageaient dans un adultère,
Lucien n’avait d’autre conseil à donner à son ami que de laisser faire.
Le sang-froid d’Hélène au service de sa passion serait la meilleure
garantie pour lui. On pouvait se fier à une telle femme : elle avait
d’incroyables ressources…
« … et un regard si pénétrant ! » s’enflamma Pierre.
Gérard soupira bruyamment, mais rien ne pouvait plus arrêter le
288
jeune homme désormais. Il donna libre cours à son besoin de se
confier.
Lorsqu’Hélène ôtait ses lunettes, ses yeux illuminaient sa personne
et le monde alentour. Son visage rayonnait d’un éclat qui emplissait
l’azur au point d’éclipser le soleil. Son être radieux faisait à Pierre
l’effet d’une étoile en provenance d’une galaxie lointaine. Les vents
s’inclinaient devant le moindre de ses mouvements. Même le cers, le
turbulent, sauvage et indomptable cers, ravalait ses rafales et, tombant
sous le charme, retenait sa respiration. Subjugués à leur tour, les
buissons épineux de la garrigue se métamorphosaient en pompons
inermes. La Nature entière faisait la révérence à l’une de ses créatures
les plus parfaites. Des gestes d’Hélène émanait un zéphyr qui écrêtait
les vagues en les caressant et apaisait la houle d’un souffle.
Reconnaissant sa reine, l’étang se transformait à son approche en
miroir exaltant la splendeur de son reflet. Lorsque ses jambes nues
fendaient l’onde, le cœur de Pierre se pulvérisait en écume dans son
sillage. Il n’y avait rien au-delà de ce corps de naïade aux courbes
sublimes. Son parfum, sa lumière et son ombre engloutissaient le
monde. Tout sur son passage, absolument tout, se résorbait en une
quintessence de délices.
Il se tut et le silence qui suivit vibrait encore de la présence
d’Hélène.
Les deux autres en restaient cois. Leur jeune ami venait de gagner
leur respect.
Il était capable de parler ainsi sans même avoir touché à son verre,
constata Gérard en lorgnant celui-ci. Il fut le premier à reprendre la
parole.
Certains problèmes s’avéraient insolubles. Il valait mieux qu’il se
concentre sur ceux qui relevaient de son expérience de courtier. Selon
lui, les difficultés économiques de Lucien ne provenaient pas de sa
manière de dépenser l’argent mais plutôt de la somme que lui allouait
son frère.
Elle était insuffisante en regard des besoins du père. Il ne s’agissait
pas simplement de le nourrir de façon convenable, il fallait aussi régler
289
les factures impayées qui s’étaient accumulées.
Le Pink Floyd avait tout intérêt à vérifier la situation bancaire du
vieux. Comptes de dépôts, plans d’épargne, assurances, portefeuilles
d’actions, obligations, placements offshore, évitement fiscal, légal ou
non : tout au long de sa grande vie bourgeoise, il avait dû se constituer
un confortable matelas financier. Le tuteur avait le droit et le
devoir d’en connaître l’épaisseur. À lui de s’informer sur les ressources
dont disposait le père Bérenger. Celui-ci jouissait à coup sûr d’une
rente qui aurait dû lui assurer un train de vie douillet.
Six cents euros de retraite pour vivre lorsqu’on avait été un
capitaine d’industrie ! La bonne blague ! fulminait Gérard.
Sans vouloir jeter la pierre à quiconque, il soupçonnait que, depuis
un certain temps, « on » gérait les comptes du vieux à sa place et en
dépit du bon sens.
290
instant décontenancé, Lucien répondit machinalement « Wa alaykum
assalam », comme le veut l’usage.
Le postier était un Peul qui répondait au nom de Seydou. Apercevant
la médaille militaire, il se mit aussitôt au garde-à-vous et le vieux
Bérenger lui rendit son salut en claquant des talons.
Venu de l’ancienne Haute-Volta, le père de Seydou avait été mobilisé
en Algérie durant la guerre, comme aspirant dans le corps des spahis.
C’était un être remarquable qui avait fait des études vétérinaires. On
l’avait affecté au régiment monté d’Oran pour soigner les chevaux. Il
était mort au Champ d’honneur, en 1961, au pied du Djebel Alouat.
Le postier sortit de son portefeuille une vieille photo qui représentait
le héros en burnous, décoré de la Médaille coloniale avec agrafe Sahara
et de l’Ordre du Nichan Iftikar. Le visage de Seydou rayonnait
d’admiration en la montrant.
Encore enfant au décès de son père, il avait été rapatrié d’Algérie par
l’Armée qui l’avait hébergé dans un camp de harkis jusqu’à sa majorité.
Marchant sur les traces paternelles, le jeune homme avait étudié la
médecine et réussi une spécialisation en chirurgie viscérale. Il avait
exercé quelque temps son art en clinique et se serait destiné à une belle
carrière si le Prophète n’en avait décidé autrement. Au cours d’une
opération, Seydou avait perdu un patient victime d’une péritonite.
Ébranlé par ce décès puis accablé par les reproches malveillants de
certains collègues, il avait renoncé à la profession et quitté la ville. Il
était venu s’installer au village où il avait commencé par élever un
troupeau de chèvres et de moutons dans la garrigue, avant d’élargir
son activité à la Maçonnerie-Peinture-Rénovation & Travaux-de-
Façade – il glissa sa carte à Lucien, en cas de besoin. Sur la
recommandation de Mama Zouzou qui était l’âme du village et qui
savait si bien cuisiner le yassa de mouton, le conseil municipal lui avait
demandé d’effectuer des vacations à la Poste pour éviter la fermeture
du guichet.
Comme tout le monde au village, Seydou déplorait la décision de
limiter à un jour par semaine l’ouverture du bureau : « Comment
assurer la continuité du service public dans ces conditions ? Les
291
vénérables concitoyens manquent de force spirituelle et de dextérité
pour se connecter à un ordinateur. En général, ils s’emberlificotent
dans la toile d’araignée que l’État tisse au fond des campagnes sous
prétexte de modernité. »
Il masqua ses lèvres d’une main en cornet tout en signifiant à Lucien
d’approcher l’oreille. Se penchant vers lui comme si la pièce était
truffée d’écouteurs, il chuchota : « En réalité, personne n’est dupe ; il
s’agit de camoufler une honteuse manœuvre d’abandon. On a déjà
connu ça, en Algérie. »
Il se redressa pour claironner en direction d’une caméra suspendue
au plafond : « Les vieilles personnes sont-elles des harkis pour que le
gouvernement les traite ainsi ? Mama Zouzou et moi-même avons
décidé de réagir. Je suis à votre service, Messieurs Bérenger. »
Lucien avait suivi le regard de Seydou. Découvrant l’œil de la caméra,
il ressentit un désagréable picotement sous le pansement de sa poignée
d’amour. D’un geste qui devenait habituel, il palpa la blessure à travers
le tissu, et demanda :
« Les élections municipales sont-elles prévues pour bientôt ? Je
reviens à peine d’Argentine et j’ai un peu perdu le fil…
– Dans trois mois à peine, M. Bérenger.
– Je saurai m’en souvenir et j’irai voter, maintenant que je réside ici.
Je suis venu régler quelques petits problèmes dans la comptabilité de
mon père.
– C’est exactement pour cela que je vous attendais. Je savais que
vous finiriez par vous manifester, Inch’Allah ! Les chèques refusés
commencent à s’accumuler en raison de la bêtise du robot central. Les
machines, si performantes pour calculer, se révèlent profondément
stupides lorsqu’elles sont confrontées à un problème humain. Elles
ont tout au plus l’intelligence du reclus qui les a programmées. C’est là
que j’interviens, avec toute ma bonne volonté. Je sais parfaitement
dans quel état de déréliction se trouve M. Jacques ; nous nous
connaissons bien, même si je doute que sa mémoire parvienne encore
à imprimer l’image du petit Peul, orphelin d’un spahi qui a versé son
sang pour la France. “Tous les nègres se ressemblent !”, c’est ce qu’il
292
m’a dit la dernière fois que j’ai voulu l’aider. »
Le visage de Seydou s’était assombri au-delà de sa pigmentation
naturelle. Il plantait son regard comme une sagaie dans les yeux du
père, qui avaient pris un ton laiteux en signe de profonde apathie. Sa
conscience s’était diluée dans l’éther ambiant et, en-dehors de la
station debout, il n’y avait pas de signe d’activité cérébrale. Lucien
s’empressa d’intervenir pour parer un sortilège de marabout : « Les
propos de mon père dépassent très vite sa pensée lorsqu’elle est
réduite à la taille d’une noisette. Ce sont, hélas, les symptômes de la
maladie. Il choisit mal ses mots et son esprit bat la campagne. J’en suis
désolé pour lui. Veuillez excuser l’offense qu’il a faite au digne fils de
spahi. Au nom des Bérenger, je rends hommage à votre dévouement
et à l’héroïsme de votre père. Je vous prie d’épargner le mien de vos
maléfices de brousse. La magie africaine n’aura pas prise sur un
vieillard dont l’esprit est glissant comme une savonnette.
– Il n’y a pas d’offense. Il m’arrive à moi-même de confondre entre
eux les faciès de toubabs. Le Prophète semble les avoir tous modelés
sur le même moule pour mieux tromper le nègre.
– Les blancs ne se livrent pas au cannibalisme, eux.
– Moi non plus ; du moins, jamais entre les repas. »
Les deux hommes se jaugèrent un instant du même regard de défi,
avant de partir ensemble d’un gigantesque éclat de rire. Seydou fut le
premier à se reprendre en s’essuyant les yeux : « Tu t’y connais en
sinankunya, mon frère. Je crois qu’on va bien s’entendre tous les deux,
Inch’Allah. Je ne sais plus quoi faire des chèques que M. Jacques signe à
tort et à travers. Son écriture est devenue illisible et les derniers ont été
remplis par une autre main que la sienne. Quant à son compte de
dépôts, il accuse un inquiétant découvert alors qu’il est amplement
approvisionné par le versement de sa retraite.
– Quelle en est la cause ? Mon père ne dépense pas plus de six cents
euros par mois pour ses besoins quotidiens, ainsi que le veut mon
frère Bernard. C’est très modeste !
– Tout d’abord, il y a les prélèvements automatiques pour les taxes,
les assurances et tout le toutim. Là encore, le montant de sa retraite
293
pourrait largement couvrir tous ces frais. L’essentiel du problème
provient d’un virement sur un compte dérivé, étrangement nommé
Smart home, Allah wahdah yaelam.
– Par la barbe du Prophète, quel est ce mystère ?
– M. Bernard s’est présenté au guichet il y a six mois pour créer le
virement sur ce compte. Il m’a expliqué que M. Jacques multipliait les
dépenses inconsidérées à cause de la maladie d’Alzheimer, Rahmah
Allah, et que, désormais, M. Bernard exercerait le rôle de tuteur car il
était de son devoir de veiller sur les intérêts du père. Béni soit le fils
aimant ! Avec Smart home, il a créé une épargne de précaution au cas où
l’état de M. Jacques se dégraderait au point de devoir le placer dans
une maison de retraite ; un établissement à la pointe comme il se doit.
C’est ainsi qu’il m’a parlé.
– Voici le jugement de tutelle. Il vient à peine d’être rendu. Mon
frère ne pouvait détenir ce document il y a six mois. Je m’étonne de
son zèle !
– M. Bernard était porteur d’une “dérogation anticipatoire” signée de
la main d’un juge et frappée du sceau du Tribunal d’instance. Tout
semblait en règle et il fallait “parer au plus pressé”, selon ses propres
termes.
– Louée soit la prévoyance de mon frère ! L’affaire a été réglée
comme il fallait.
– Allah wahlem ! Le bon M. Bernard a calculé l’argent de poche dont
M. Jacques avait besoin et il a retiré de son compte courant la somme
de six cents euros. Puis, il a mis en place ce qu’il appelle “un
mécanisme de régulation” qui repose sur le virement automatique en
direction de Smart home. En fait, c’est un siphon qui vidange le compte
courant dès qu’il est approvisionné, déduction faite de l’argent de
poche. Indirectement, le mécanisme de régulation a petit à petit
asséché toutes les réserves satellites de M. Jacques, qui sont reliées au
compte principal pour éviter un découvert. Ya Allah ! c’est
malheureusement ce qui a fini par arriver. L’argent coule dans la
citerne Smart home comme rivière vers l’océan et ton frère n’a pas
prévu de renverser le courant. Au contraire, il a mis en place un
294
prélèvement automatique vers un compte à lui. La raison est indiquée
en toutes lettres ici : Indemnités pour les frais avancés au profit de M. Jacques
Bérenger. “Il me coûte les yeux de la tête, le pauvre”, m’a confié M.
Bernard, au cas où j’aurais une objection. “Ma foi, je tiens juste le
guichet, lui ai-je répondu. C’est le juge des tutelles que ça regarde. Il
faudra voir avec lui lorsque vous aurez retrouvé vos yeux, M.
Bernard”. Depuis, ton frère m’envoie tous les mois l’autorisation du
greffier de réajuster à la hausse le détournement des avoirs de M.
Jacques vers son compte. Il semble avoir d’énormes frais pour exercer
sa mission de tuteur. Je n’en déduis rien d’autre. Je sais que M. Bernard
est la probité incarnée.
– Assurément, mon frère est un homme très occupé et aussi très
prudent. Il n’est pas du genre à enfreindre la loi. Le sens de
l’honnêteté, c’est de famille ! C’est par distraction qu’il ne s’est pas
rendu compte des défaillances de son système. Puisque le réservoir
Smart home draine tout, il suffirait de réduire la pression de la pompe
qui vide le compte de mon père pour rétablir sa situation financière.
– Cela suffirait, Inch’Allah. Je vois que mes explications ont été
suffisamment claires.
– Lumineuses, Seydou ! Je n’ai jamais été aussi bien conseillé dans
mes propres affaires à Saltaca. Il est vrai que, là-bas, tout se règle par
un clignement d’œil et une enveloppe appropriée. Quel contraste avec
La France ! C’est aussi le pays des hommes intègres ici ; comme au
Burkina, mon ami.
– Gloire à Sankara !
– Gloire à Sankara ! Nous allons immédiatement procéder aux
ajustements nécessaires.
– Mon cœur est soulagé. C’est précisément la raison pour laquelle je
t’attendais, mon frère. En faisant de toi le second tuteur de M. Jacques,
le jugement du Tribunal d’instance te donne le droit de réorganiser
tous ses comptes au mieux de ses intérêts.
– Je vais commencer par réduire le virement vers Smart home ; sans
toutefois le supprimer, histoire d’aider mon frère sans l’alarmer. Cela
épongera le découvert de mon père et je prélèverai de quoi régler ses
295
impayés.
– Tu es un homme avisé, Barak Allahou fik. Voici la liasse des
chèques refusés. Quand les porteurs se présenteront à toi, tu pourras
en émettre de nouveaux si tu le juges nécessaire. Ta signature fait foi.
Et voilà le code de la carte bancaire. Il te permettra de retirer de
l’argent au distributeur, pourvu qu’il soit utilisé dans l’intérêt de M.
Jacques.
– J’en userai avec discernement.
– Tabarak Allah ! »
299
Chapitre 21
300
éclore sur ses lèvres lorsqu’un muret retrouvait son aplomb ou des
fleurs ressuscitaient à la lumière du jour. La bouche et les yeux étaient
les fragments de son visage qui persistaient le plus longtemps. Ils
flottaient dans l’air bien après que le reste du corps s’était effacé, puis
ils finissaient par s’évanouir à leur tour.
Fasciné, Lucien restait à contempler jusqu’au bout l’apparition, sans
plus bouger d’un pouce, de peur qu’un mouvement ne dispersât
l’encens de ce qu’il voyait.
A ce moment-là, il oubliait presque les élancements que lui causait
Small Sister. La blessure n’arrivait pas à guérir. Une lymphe poisseuse
s’écoulait en permanence des lèvres. Collées à la gaze, celles-ci
palpitaient comme une bouche suffocante dès qu’on retirait la
compresse. Sur le conseil de Seydou, il changeait le pansement tous les
jours. Il triturait machinalement sa poignée d’amour avant d’y poser un
cataplasme, comme s’il avait pu extraire la puce à force d’irriter la
plaie. À cause de ce petit pois, il avait sans répit conscience qu’on
l’épiait et cette idée incrustée dans ses pensées l’empoisonnait plus
sûrement que le bout de métal dans sa chair.
Seuls parvenaient à le distraire, le renouveau du jardin ainsi que la
réussite d’autres projets. Le domaine du père Bérenger se révélait riche
en ressources qui ne demandaient qu’à être exploitées. Livré à l’esprit
entreprenant du fils et de ses compères, le terrain bruissait
quotidiennement d’activités nouvelles. Gérard et Pierre ne venaient
pas uniquement pour discuter philosophie en éclusant des bouteilles à
la cave. Chacun avait ouvert sur place son propre chantier tandis que
Lucien honorait son contrat de factotum en assurant l’intendance pour
tout le monde. Il trouvait que c’était la manière la plus plaisante de
supporter sa condamnation sans éveiller la méfiance de Small Sister.
302
Comme tous les marins du village, Gérard avait repéré les sorties de
La Belle Lili, à l’époque où Jacques Bérenger était encore capable de la
manœuvrer. C’était une magnifique bétoune, sans doute la plus belle des
embarcations traditionnelles à fond plat qui, jadis, sillonnaient les
étangs et que l’on ne voyait guère naviguer maintenant, en-dehors de
celles des derniers pêcheurs en activité.
Quel crève-cœur de savoir que La Belle Lili se délabrait sous une
bâche dans le hangar de l’embarcadère !
Ces bateaux en bois n’étaient pas faits pour stationner hors de l’eau.
Avec force gestes et mines dramatiques, Gérard avait brossé à Lucien
un tableau poignant de l’état dans lequel se trouvait la bétoune. Le
gréement moisissait, les voiles s’étiolaient de ne plus être gonflées par
le vent, les membrures se rétractaient de ne plus être roulées par la
houle, le vernis se craquelait et tombait en poussière, le jour passait par
des fentes à travers la coque et si le jour passait, l’eau s’engouffrerait à
la première mise à l’eau. Bref, un carénage minutieux s’imposait.
Le pêcheur n’en dormait plus de savoir La Belle Lili à l’abandon. Elle
lui était apparue en songe sous les traits des Dames du temps jadis,
dont Villon célébrait la beauté.
Ce fut d’abord Héloïse, radieuse en son corps dévoilé, jetant son
dévolu non pas sur Abélard mais sur lui, Gérard, le pauvre Gérard, qui
se retrouvait « chastré … et puis moyne » à la place de l’autre et pour
quel crime ? Pas celui d’avoir accueilli les faveurs de la belle avec la
ferveur qui se doit, que nenni ! Pour le crime inverse de les avoir
repoussées comme un malappris.
Vint ensuite Marguerite de Bourgogne, plus resplendissante qu’Eve
au paradis. De son adorable peton, elle écartait Buridan, qui lui baisait
d’amour les chevilles, et ordonnait qu’on le jetât « en un sac en Seine »,
désignant déjà de son royal index un nouvel amant. Qui était l’heureux
élu ? De nouveau lui, Gérard, ou plutôt Pue-du-cul le bien nommé, qui
s’escampait comme un voleur plutôt que de se montrer digne de
l’hommage. Aussitôt rattrapé par les gardes et fourré presto dans un
sac, il allait rejoindre l’infortuné Buridan au fond de la Seine tandis
qu’au-dessus de leur tête, La Belle Lili cinglait toutes voiles dehors vers
303
l’Océan.
Inutile d’être le père Freud pour interpréter un tel rêve. Réveillé en
sueur au cœur de la nuit, Gérard avait fiévreusement guetté les
premières lueurs de l’aube en composant la Ballade de La Belle Lili.
Aussitôt, il fit jaillir la guitare de sa housse pour en donner une
interprétation planante et psychédélique. C’était bouleversant !
Face à tant de véhémence, Lucien ne pouvait que s’incliner. Comme,
par ailleurs, les souvenirs de voile faisaient partie des vestiges les
moins délabrés dans la mémoire du père, il envisageait de l’emmener
faire un tour sur l’étang pour secouer son apathie. Il donna le feu vert
au pêcheur pour remettre La Belle Lili en état de naviguer. Les deux
copains, accompagnés du père, se rendirent à l’embarcadère pour
sortir le bateau du hangar, puis ils le remorquèrent jusqu’au domaine.
305
Fontvieille tirer les conclusions qui s’imposent.
Pour ma part, je constate que la conduite de Lucien du détenu est
exemplaire au-delà de toute attente et je suis persuadé pressens qu’il
est en bonne voie de rédemption. »
« Les humeurs du malade… le “Délice de l’étang”… la brise est
légère… une tempérance sexuelle… d’impressionnantes érections » !
Bernard Bérenger fronça les sourcils en lisant cette prose. Pour qui se
prenait ce petit policier ? Il lui envoya aussitôt un courriel cinglant :
« Contentez-vous d’observer les faits ! Vous n’êtes pas là pour vous
goberger au Café des Étangs, ni vous “féliciter” ou vous “inquiéter”
de l’activité sexuelle de mon frère, ni même “pressentir” quoi que ce
soit. Votre rapport révèle de votre part une empathie choquante pour
le cobaye prisonnier. C’est un individu retors qui cherche par tous les
moyens à tromper son monde, à commencer par vous. Gardez ça en
tête !
Par ailleurs, je viens de débloquer les fonds pour acheter un drone
qui sera l’instrument ailé de Small Sister. Il est équipé d’une caméra
exoscopique de génération γ. Le tout vous sera livré incessamment
avec les fiches techniques et le protocole de mise en œuvre. Vous
paramètrerez (i) la caméra pour retransmettre ses images sur votre
écran d’ordinateur et (ii) le drone pour localiser les puces des cibles L
et J. La consigne est de procéder au décollage si jamais le niveau
d’alerte vert est atteint. En cas de séparation des cibles, priorité est
donnée à la cible L. Le drone la rejoindra et survolera son champ
d’action pour visualiser les détails. Je mets en copie du message
Monsieur le Contrôleur général à qui j’adresse mes salutations
distinguées. »
306
tous les meubles de la maison, faisait partie de son héritage. Le fils
cadet ignorait s’il avait le droit d’en disposer.
Consulté à ce sujet, Seydou affirma que rien ne s’y opposait et même
au contraire.
« Le tuteur – Barak Allahou fih – a pour mission de gérer au mieux les
biens du malade. Retaper cette coquille de noix ne blesse pas son
intérêt.
– Ce n’est pas une coquille de noix, mécréant ! intervint Gérard, mais
le fils du Prophète a raison. Pense au plaisir qu’aura le vieux de
retrouver la sensation de naviguer. Si ça se trouve, il arrêtera de
débloquer après ça.
– N’invoque pas le Prophète à tort et à travers, païen ! dit Seydou.
– Évite de dire “le vieux débloque” en sa présence, dit Lucien. Il lui
arrive de capter qu’on parle de lui lorsque le réseau n’est pas
surchargé. »
À quelques pas de là, le père observait le conciliabule d’un œil atone.
312
Chapitre 22
313
plié par sa chute. Assis en tailleur à ses côtés, Lucien le contemplait en
suçant le sang à la plaie.
Agrippé à la canne, le vieil homme masquait son regard en pressant
la crosse contre une tempe. On aurait dit un gamin pris en faute, qui se
cache les yeux pour éviter la punition. Lorsqu’il s’arrêta de trembler, le
fils lui caressa doucement la tête et, s’approchant tout contre lui,
l’installa délicatement dans son giron. Le père se laissa faire puis, se
détendant peu à peu, il s’endormit, de profil contre le buste.
Tout en le berçant, Lucien réfléchissait à la manière d’éviter que
l’incident ne se reproduisît. Ce sagouin avait poussé à bout sa patience.
Pour avoir en permanence un œil sur lui, il fallait le traîner avec soi
quoiqu’on fît et pourtant, même ainsi, on n’avait pas l’esprit tranquille.
Le vieil homme était comme un enfant qui requiert sans cesse
l’attention de sa mère. Constamment, il avait besoin qu’on l’écoute et
qu’on s’intéresse à lui. Lorsque, de plus, il percevait un moment de
distraction chez l’autre, il ne le tolérait pas. Au moindre signe, il
entamait une guerre d’usure en répétant son antienne à satiété, jusqu’à
obtenir la sollicitude qui lui était due. C’était insupportable.
Il valait mieux céder tout de suite pour avoir la paix. Il ne servait à
rien d’ignorer son petit jeu ou même de le réprimander. L’une et
l’autre de ces stratégies ne faisaient qu’empirer les choses. Elles
provoquaient chez lui un sentiment de déréliction qui débouchait, soit
sur une crise d’angoisse, soit sur un accès de colère. Dans les deux cas,
l’agitation qui en résultait était extrêmement difficile à calmer. Il
tournait dans tous les sens en roulant des yeux hagards comme si,
coincé dans un labyrinthe qu’il était seul à voir, il cherchait en vain une
issue et se cognait contre le vide chaque fois qu’il s’engouffrait quelque
part. Au fur et à mesure que l’énervement montait, il titubait de plus
en plus dangereusement, tout en râlant et secouant les bras.
Pour éviter d’en arriver là, il fallait désamorcer le problème à la
source en détournant le vieil homme de sa litanie, tout comme il est
préférable d’aider une pointe de lecture à sauter la plage rayée d’un
vinyle plutôt que de la laisser tourner sans fin dans le même sillon au
risque de détraquer tout le disque.
314
La solution pour séparer temporairement la charge de garde-malade
d’une autre activité aurait été de laisser le père au Café des Étangs,
comme Lucien en avait pris l’habitude à chacune des sorties au village.
Tandis que celui-ci vaquait à ses occupations en toute tranquillité,
celui-là restait en bonne compagnie. Alcoolisme et grand âge faisaient
bon ménage. Certains habitués du lieu accusaient les mêmes signes de
sénilité que le père et personne dans la salle ne se formalisait de la
tournure bizarre des conversations. Il y avait là une atmosphère de
folie douce que Zouzou tempérait par son indéfectible bonne humeur.
Le hic était de ne pas alarmer Small Sister en s’éloignant trop du père.
Installer celui-ci au café pendant que Lucien travaillait au domaine était
une expérience risquée. Il ne savait pas à partir de quelle distance sur
l’écran de surveillance, la séparation des cibles J et L déclenchait
l’intervention de Magenta. Il ne tenait pas à voir débarquer le policier
au milieu des moutons et de tous les bouleversements en cours dans la
propriété. Celui-ci n’avait pas le tempérament bonhomme du gus
qu’on met dans sa poche en offrant un coup à boire. Contrairement à
ses homologues à Saltaca, Magenta semblait dépourvu de ce lien
organique entre le gosier et l’esprit, qui permet avec du bon vin
d’assouplir l’un en détendant l’autre et vice-versa. Même si on lui avait
restitué ses bouteilles, Lucien doutait que le nectar de Descarada Luna,
aussi sublime fût-il, pût accomplir le miracle de calmer le zèle du
commissaire. Celui-ci s’empresserait de relater par le menu les
transformations du domaine et le frère Bernard, aussitôt informé,
mettrait un coup d’arrêt à des rénovations qui, revalorisant la
propriété, s’opposaient à la réalisation du projet Smart home.
Lorsque Magenta s’était vanté des mérites de son programme, il avait
imprudemment montré au cobaye prisonnier comment Small Sister
transmettait la position des cibles L et J sur l’écran de l’ordinateur.
Lucien en avait aussitôt déduit que la puce avait une sœur jumelle
implantée quelque part dans le corps du père. Tout en savonnant la
peau parcheminée lors des séances de toilette, le fils avait recherché
sans résultat la trace d’une intervention chirurgicale.
315
Après mûre réflexion, il ne pensait plus que l’implant fût logé sous
l’épiderme du père. Sans connaître la jurisprudence en la matière,
Lucien estimait que l’acte était aussi répréhensible qu’un viol. Dans
son propre cas, l’intrusion de Small Sister semblait déjà flirter avec les
limites de la légalité, quoique la condamnation pénale, assortie du
prétexte de l’expérimentation médicale, fournît à un olibrius comme le
Dr Fontvieille les arguments de « l’intérêt public » et du « progrès de la
science ». L’exemple du Dr Mengele à Auschwitz et la surprenante
clémence dont il avait bénéficié pour ses « recherches » sur les sujets
humains n’auraient jamais fini d’encourager les vocations.
Toutefois, Jacques Bérenger, contrairement à son fils cadet, était un
citoyen sans casier judiciaire, qui, non content d’avoir accompli son
devoir militaire dans l’ancien département d’Algérie, avait ensuite
conquis l’auréole sans tache du notable français, avec toute la
quincaillerie honorifique qui bringuebalait en conséquence. Mazette !
Qui oserait toucher à un si glorieux corps sans le consentement de
l’intéressé ? Charcuter sa chair pour y insérer un mouchard devait
outrepasser les limites de ce qu’une société aussi évoluée que la
République française s’autorise à faire subir à un individu respectable.
Certes, le corps médical disposait maintenant de moyens plus
sophistiqués et non moins louches que le scalpel pour fracturer
l’intimité d’un échantillon humain. Elle s’était par exemple dotée,
depuis la Seconde Guerre mondiale, d’un codex avec lequel elle
triturait chimiquement les cerveaux endommagés sans blesser la chair.
Ainsi pourvue de doigts de fée, la Faculté pouvait repousser d’une
main outragée les pratiques barbares du régime nazi. Elle considérait le
cerveau comme une matière grise qui n’a ni la texture ni la noblesse de
la viande. Plus discret, plus raffiné et moins sanglant, le viol par voie
médicamenteuse était loin d’être aussi outrageant pour elle que celui
du bistouri. Il pouvait donc être commis en toute légalité.
En naviguant dans le monde d’internet avec l’ordinateur du père –
« lactate » était le mot de passe qui permit finalement de le
déverrouiller –, Lucien découvrit à quel point les pratiques intrusives
étaient devenues monnaie courante dans son pays natal. Ce n’était pas
316
encore le cas dans la région de Saltaca où le maillage virtuel du
territoire était encore lâche. En France, les épiciers et les prédicateurs
aux aguets sur la toile étaient passés maîtres dans l’art d’espionner le
gogo. Ils savaient en outre s’immiscer dans l’intimité de la cible avec
son assentiment. On ne pouvait donc pas parler de viol en
l’occurrence. C’était très habile. Pour s’inviter chez quelqu’un, il vaut
mieux opérer par les voies éthérées de l’esprit plutôt que se présenter à
lui avec un couteau chirurgical.
Lucien était un être infiniment attaché à son espace privée.
Continument, il veillait sur ses ressources intellectuelles et physiques.
Il y mettait tout à la fois une fierté qui oscillait entre humilité et orgueil
et un talent qui n’excluait ni la maladresse ni les coups de génie. Bref, il
était un être humain, ravi du magnifique et mystérieux cadeau d’être
lui-même. Ainsi imbu de sa propre dignité, il ne laissait quiconque
s’introduire chez lui sans qu’il n’eût au préalable essuyé ses pieds au
paillasson. Autant dire qu’il maudissait en permanence l’intrusion
forcée de Small Sister.
Comme il était inconcevable de faire subir la même avanie à
l’honorable Jacques Bérenger, le frère Bernard avait dû loger la puce
dans un accessoire que le père portait en permanence sur lui. C’est en
nettoyant la prothèse amovible qui remplaçait l’une de ses molaires
que Lucien détecta à l’aide d’un aimant le mouchard à l’intérieur de la
céramique.
Désormais, il garderait la dent dans sa poche chaque fois qu’il aurait
besoin de prendre ses distances avec la cible J. Certes, le trou dans la
bouche du père était un peu disgracieux lorsqu’il bâillait. Cependant,
l’inconvénient esthétique ne semblait pas l’incommoder et il était
largement compensé par l’avantage de laisser le brave Magenta dormir
sur ses deux oreilles.
319
poignants.
Après la dernière note, silence, fondu enchaîné, instant de profond
recueillement.
Ç’eût été désastreux s’il n’y avait eu la perspective radieuse du
programme Smart home.
Un sourire illuminait alors le visage de l’orateur. Il déboutonnait sa
veste, jetait quelques clins d’œil de connivence à la cantonade, puis il
prenait une posture avantageuse. Pouces coincés dans les bretelles, il
se mettait à arpenter l’estrade de long en large tandis qu’un film
diffusait les images de l’intérieur high-tech, virtuellement reconstitué,
des maisons de retraite. La future clientèle était invitée à faire le tour
du propriétaire.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Bernard était particulièrement content d’insérer cette citation à ce
moment de l’exposé. C’était le refrain d’un spot qui l’avait interpelé
alors qu’il naviguait au hasard sur internet. Le machin était bien foutu,
le choix des mots aussi : c’était sympathique et ça lui rappelait quelque
chose. Sur fond de violon, la ritournelle illustrait si bien son propos
qu’il y avait vu un signe du Destin.
Baudelaire ! Le nom du poète lui était revenu en tête à la longue. Il
s’était fait la réflexion que ces colifichets de la littérature française
seraient depuis longtemps tombés dans l’oubli si le marketing
publicitaire ne leur avait donné une seconde vie.
Venait alors l’instant sublime, à l’acmé du discours – le moment où
Bernard déployait en grand les ailes de son éloquence. Venait ce
moment longuement préparé et tellement attendu de présenter
l’option d’achat. Il la tendait à l’assistance comme le ruban d’un
paquet-cadeau sur lequel il suffisait de tirer pour que se révélât le bon
choix dans toute sa splendeur : « Pourquoi s’occuper soi-même du
parent sénile alors que Smart home s’en occupe pour vous ? » À moindres
coûts, pour des soins hautement qualifiés, dans un environnement hyper
sécurisé, grâce à la technologie Small Sister … Le martèlement des
320
mots était frappant. Suivait une description technique du petit bijou,
suffisamment détaillée pour épater les esprits affutés sans lasser le
reste de l’auditoire. Face à cette offre enchanteresse, la demande serait
subjuguée.
Bernard avait la vision d’un peuple aux cheveux d’argent en marche
vers Smart home. Il livrait cette vision à la foule, sa vision à lui, une
Vision avec un grand V comme Victoire, aujourd’hui, maintenant, oui,
il la révélait dans cette salle ; oui, oui, alléluia ! le moment était
historique. Poussée par des tuteurs soulagés, la clientèle se pressait
dans ses établissements hospitaliers. Comment résister ? Ils étaient si
bien équipés et si judicieusement répartis sur le territoire.
Sur l’écran, s’affichait simultanément le pavage d’une carte en
hexagones réguliers. On reconnaissait d’abord les contours de la
région. L’affluence était telle que le réseau Smart home s’étendait
inexorablement. Les cellules se déployaient jusqu’à recouvrir la France
entière. La demande ne cessait de croître. Les frontières s’ouvraient
sous la pression des petits polygones. Le cours de l’action Smart home
s’envolait sur une trajectoire exponentielle.
La dernière image représentait la planète comme une ruche ronde,
semblable à un nid d’abeille. C’était l’apothéose !
À la sortie de la conférence, il y avait une distribution de porte-clés
en résine contenant une reproduction de Small Sister, la puce dont
seraient bientôt pourvues toutes les personnes dépendantes à travers le
monde. Un artiste conceptuel bankable avait décoré le gadget du logo
SS, avec des lettres subtilement entrelacées pour éviter la confusion
avec le sigle de la Schutzstaffel de sinistre mémoire. Ce n’était qu’une
babiole, mais on se l’arrachait déjà.
323
joue en fermant les yeux, comme si les bordés avaient quelque chose à
lui raconter du glissement de l’eau et de l’abrasion du sel. De temps à
autres, il s’arrêtait pour gratter de l’ongle la rouille d’un clou, une algue
fossilisée, un coquillage incrusté, une scorie qu’il projetait au loin d’une
chiquenaude, non sans l’avoir portée à ses narines auparavant, tel un
vin dont il humerait le bouquet.
Il y avait juste assez d’espace pour se faufiler en position allongée
sous l’embarcation. Gérard pouvait rester là des heures entières sans
rien faire, couché sur le dos, serein, mains sous la nuque et jambes
écartées, la coque en suspension au-dessus de lui, immobile et
palpitant, amoureux peinard dont la poitrine se gonflait jusqu’à
toucher l’étrave. La Belle Lili semblait alors lui passer dessus pour
s’offrir à son étreinte d’homme, étroite et pourtant généreuse comme
la houle qui éclabousse la proue et l’enlace de ses bras spumescents. À
ce contact, le pêcheur était saisi d’une extase océane. Il y avait un
basculement de perspectives dans son union avec la barque.
L’impression grinçante d’être une babiole isolée, une petite chose
dérisoire et livrée à un sort contingent, se transformait en un
sentiment exaltant et diffus, celui d’être au cœur du monde, tout à la
fois huile divine qui se glisse entre les rouages et essence essentielle qui
s’insinue partout. En se liant l’un à l’autre, La Belle Lili et lui larguaient
les amarres pour se réinsérer dans l’harmonie de l’univers.
Plus d’une fois, Pierre, rentrant de sa promenade avec Hélène à l’Œil
Doux, avait tiré le pêcheur de sa rêverie. Il poussait une exclamation
affolée : « Tu es couillon ou quoi ? … Tu veux te faire écraser ? »
Le pêcheur le rabrouait : « Occupe-toi de tes fesses, magnac ! Je
souhaite que Madame Bérenger te fasse autant vibrer en te touchant
d’un doigt que La Belle Lili en me passant dessus. »
Sinon, c’était la chèvre qui, attirée par l’odeur du sel, réveillait Gérard
d’un coup de langue râpeuse sur le visage.
Après une minutieuse inspection, son diagnostic était tombé sans
appel. La Belle Lili était vraiment en piteux état. Toutes ces années,
qu’elle avait passées scandaleusement oubliée sous une bâche, l’avaient
sérieusement délabrée. Néanmoins, il savait quoi faire pour la remettre
324
à flot.
Il avait expliqué qu’il ne suffirait pas d’une simple opération de
calfatage. Il y avait de nombreuses pièces à changer, dont « certaines
varangues et rallonges qu’il faudrait apprêter à la dégauchisseuse et à la
plane ». Cette phrase sibylline avait grandement impressionné les trois
autres compères conviés à l’inauguration du chantier, ainsi que la
chèvre attachée d’un amour indéfectible à cet homme qui avait si bon
goût.
Le copain Pue-du-cul reçut carte blanche du Pink Floyd pour mener
le chantier à sa guise. Toutefois, sur le conseil de Seydou, Lucien
établit un contrat en bonne et due forme, entre le maître d’ouvrage
(lui-même) et le maître d’œuvre (Gérard), afin de définir le cahier des
charges du projet et entériner l’entente entre les parties, concernant les
coûts, les délais et le paiement des travaux.
334
Chapitre 24
335
Celui-ci était ravi que son ami entendît enfin raison et renonçât à son
tripotage barbare.
Lucien révélait un goût subit et plutôt candide pour la chirurgie. Il
posait de nombreuses questions, avec une prédilection marquée pour
l’opération de l’appendicite et la césarienne. Il ne se contentait pas de
considérations générales, il voulait des réponses précises.
Comment ouvrait-on un abdomen, avec quels types d’instruments et
de quelle manière ? Comment calculait-on la taille de l’incision en
fonction de la profondeur de pénétration ? Tranchait-on de la même
manière la peau que la graisse sous-cutanée ? Jusqu’où pouvait-on
s’enfoncer sans couper les muscles ? Quels étaient les risques de
toucher un organe vital ? etc.
Un tel emballement finit par mettre la puce à l’oreille de Seydou.
Tout en répondant patiemment, il insistait sur les précautions
sanitaires dont on entoure ce type d’intervention et le matériel de
pointe requis. Il mettait aussi en garde contre un amateurisme qui
serait fatal. Il rappelait qu’Allah prescrit l’excellence en toute chose. De
même qu’on ne confie qu’à des mains expertes le soin d’égorger le
mouton, on ne laisse pas n’importe qui charcuter, par exemple, une
poignée d’amour sur la table de la cuisine avec un couteau à gigot.
« Bien entendu, bien entendu ! » se défendait Lucien avec un sourire
enjôleur et un ton rassurant. Puis il restait là, un long moment sans
rien dire, la tête penchée, toujours souriant, plongeant son regard avec
acuité dans celui de son compagnon, comme s’il voulait s’instiller en
lui, amadouer son âme pour s’en emparer et lui insuffler sa volonté.
Seydou faisait face pour montrer qu’il ne se laissait pas impressionner
jusqu’au point où, troublé, il rompait l’échange en détournant les
yeux : « Ya Allah, n’y songe pas mon frère ! J’ai fait la promesse que je
ne me servirai plus de mes instruments. » Certes, il avait fait une
exception en excisant l’abcès à la hanche, mais le cas était urgent : il
fallait absolument stopper l’infection. C’était une intervention assez
superficielle, sans commune mesure avec l’intrusion qu’impliquait une
opération de l’appendicite.
Seydou était confiant. La plaie était redevenue saine et il n’y avait
336
plus aucune trace d’inflammation. Toutefois, il restait prudent. Il se
pouvait qu’un éclat de lame se fût logé au fond de la blessure lorsque
Lucien s’était taillé avec le « sécateur ». Le Peul utilisa ce terme à
dessein, sachant que son ami avait parlé de « faucille » en lui servant
son histoire. Comme celui-ci ne rectifia pas, il devint évident que
c’était une fable : Lucien préférait garder le secret sur la nature de cette
chose à l’intérieur.
Quoi qu’il en fût, il fallait rester vigilant. Si la chair ne s’accommodait
pas de la chose, il faudrait l’extraire au premier signe d’inflammation
et, pour cela, il faudrait se rendre à l’hôpital.
« Bien entendu, bien entendu ! » répéta Lucien avec cet air
énigmatique qui devenait agaçant.
Seydou lui confia la raison pour laquelle il avait renoncé à pratiquer la
chirurgie viscérale. À la suite d’une opération de la péritonite qui avait
mal tourné, le patient était décédé. Le Peul ne s’en était jamais remis, il
avait perdu toute confiance en lui. Voilà pourquoi il ne toucherait plus
jamais à ses instruments.
Pourtant, releva Lucien, il s’avérait que Seydou n’avait rien perdu de
sa dextérité. Grâce à son intervention, le détenu se préoccupa moins
de Small Sister bien que l’intruse fût toujours tapie au fond de lui. Il
parvenait même à l’oublier de temps à autre.
341
tracassait. Indéniablement, il y avait une erreur dans le traçage de la
marchandise.
Magenta était finalement sorti vainqueur de l’épreuve d’assemblage.
L’engin ressemblait approximativement à celui dont la photo ornait
l’emballage. Pour savoir s’il volait, le commissaire avait dû ruser avec le
protocole. Il prit pour prétexte un relevé de Small Sister signalant « des
difficultés de respiration et un épisode de tachycardie » sur la cible L.
Bien que le niveau d’alerte vert ne fût pas atteint, il déclencha une
opération d’essai pour voir si ça marchait.
Ça émit des crachotements au démarrage, puis, après quelques
cahotements au sol, ça décolla victorieusement. Le drone entamait une
trajectoire brimbalante dans les airs en s’appuyant tantôt du côté 猴,
tantôt du côté 虎.
Ô merveille technologique ! Grâce à la Chine, la France redevenait
une puissance de premier plan... pour le moins dans la surveillance
électronique par les airs.
Répondant au chant de sirène de Small Sister, aussi étouffé fût-il par
la chair de Lucien, l’engin fendait les airs en direction du domaine
Bérenger. Survolant les étangs, il croisa trois mouettes en goguette,
ivres de vent et d’azur salé.
« Quel drôle d’oiseau ! » s’exclamèrent-elles, en piquant du bec vers
le volatile. Il bourdonnait comme un insecte, il était dépourvu de
plumes et il restait pétrifié. Comment pouvait-il donc voler sans
remuer de temps à autre les ailes ? Il n’était pas très gracieux,
palsambleu !
Histoire de lui enseigner les secrets de leur art, les trois mouettes
rivalisèrent de virtuosité autour du drone, multipliant arabesques,
virevoltes et piqués. En dépit de leurs efforts, la machine restait
imperturbable. Ça n’était pas très drôle.
Avait-il avalé un poisson trop gros pour être à ce point coincé ?
Était-il monté si haut dans le ciel qu’il en était redescendu congelé ?
Ou bien, revenait-il de Bretagne où il avait été mazouté ? Hé, hé, hé !
Les mouettes n’en pouvaient plus de se gausser, provoquant le drone
342
de leurs cris et de leurs ricanements.
Finalement, la plus effrontée d’entre elles, fondant sur l’engin, lui
décocha un coup d’aile pour lui donner de l’entrain. Déstabilisé, il se
mit à tanguer et un courant d’air le fit se cabrer. Après un élégant
looping – enfin ! applaudirent les mouettes –, il tomba en vrilles et
s’abîma dans un marais salant.
Au crépuscule, on put voir se découper sur un fond de ciel incendié
par le sillage du soleil, la silhouette solitaire d’un homme en
imperméable, debout sur une barque, armé d’une longue gaffe, qui
touillait la vase en repêchant des écheveaux d’algues languides comme
des scalps.
343
Mon cher fils,
Ceci, malheureusement, est le dernier mot que je t’écris.
Je ne te l’enverrai pas à Saltaca. Je préfère que tu le trouves dans
l’enveloppe que j’ai laissée aux bons soins du notaire, avec un paquet qui
t’est aussi destiné. Il m’a assuré qu’on te remettra le tout lorsque tu
reviendras faire un tour à la maison.
C’est un grand soulagement pour moi de savoir que tu trouveras ces
petites choses, le jour venu. Je pars l’esprit tranquille.
Le paquet contient une aquarelle. Prends-en soin, car elle est très
fragile et précieuse aussi.
Tu dois te demander pourquoi, depuis quelque temps, je ne te donne
plus de mes nouvelles. La raison est que ma santé s’est sérieusement
dégradée et je ne voulais pas t’inquiéter. Je n’ai pas prévenu Cécile non
plus. Vous êtes tous les deux trop loin d’ici. Ça ne servirait à rien de
vous déranger.
Il y a six mois, j’ai été frappée par une leucémie aigüe qui depuis ne
me lâche plus. Les progrès de la maladie ont été fulgurants malgré mes
efforts pour la combattre et toute la science des médecins.
L’un en particulier est très gentil et compétent. Il s’occupe bien de moi
et je lui en suis reconnaissante. Il a essayé toutes sortes de médicaments
qui, les uns après les autres, ont échoué. Je vois bien qu’il en est désolé
mais ce n’est pas sa faute.
Cette maladie est comme un chiendent qu’on ne peut arracher. Petit à
petit, elle développe en moi ses rhizomes empoisonnés.
344
Au début, j’ai voulu l’ignorer. Cependant, le médecin m’a expliqué que
ce n’était pas comme cela qu’il fallait s’y prendre. Et puis, comme on
devait me transfuser du sang de plus en plus souvent, j’ai bien été forcée
de la reconnaître et de vivre avec.
Il a fallu finalement m’hospitaliser et voilà un mois que je suis là,
dans cette chambre.
Je sais que je suis arrivée au bout maintenant. Je n’ai plus la force de
lutter. Je ne supporte plus de me voir comme ça.
Hélène me rend visite tous les jours et cela me fait vraiment du bien.
C’est une très bonne personne, avec un noble caractère. Je suis heureuse
que Bernard ait épousé une femme aussi remarquable.
Lui, comme d’habitude, est très accaparé par ses responsabilités. C’est
la rançon d’être quelqu’un de brillant. Il ressemble beaucoup à Jacques.
Ils ont la même forme d’intelligence.
Jacques est passé une fois, au début, puis il n’est plus revenu. Je crois
qu’il a été effrayé de me voir dans cet état. Il faut dire que j’ai une
paralysie faciale. Du coup, mon visage est un peu tordu. Quand je me
regarde dans la glace, je dois reconnaître que je ne suis vraiment pas
jolie à voir !
Il faut pardonner à ton père. C’est au fond quelqu’un de très angoissé
derrière sa façade autoritaire. Les situations qu’il ne contrôle pas le
contrarient beaucoup et provoquent sa colère. L’odeur de mort et de
déchéance qui flotte dans cette chambre est trop perturbante pour lui.
Tous les deux, vous n’avez jamais pu vous entendre. Il y avait une
violence entre vous qui me dépassait. Je vous devinais comme deux
345
ennemis aux aguets, prêts à se sauter à la gorge au moindre prétexte.
L’atmosphère à la maison s’en ressentait.
J’ai fini par comprendre que c’est à cause de cette tension que tu as
pris tes cliques et tes claques le jour de ta majorité. Je ne m’y attendais
pas. Sur le moment, je me souviens en avoir éprouvé beaucoup de
tristesse et un peu de rancœur. Je trouvais que c’était une forme de
désertion de ta part. Puis, j’ai songé que du moment que tu trouverais
ton bonheur ailleurs, je serais heureuse aussi.
Pour empêcher que la famille se disloque, j’ai longtemps essayé de
vous raccommoder, ton père et toi. Je voulais éviter autant que possible
la dispersion, les malaises et les sujets de conflit. C’était la voie qui me
semblait la plus raisonnable. Je croyais que je parviendrais, par ma
seule volonté, à créer une harmonie familiale que je souhaite par-dessus
tout. Je nous voulais unis comme les cinq doigts de la main.
J’ai été bien présomptueuse ! Je constate avec tristesse que je n’y suis
pas arrivée.
Tu as construit une nouvelle vie à Saltaca. Tes lettres me montrent
que tu es heureux là-bas et que tu y es installé durablement. C’est bien
ainsi.
À chaque fois, leur lecture me procurait une grande joie. J’ai beaucoup
guetté le facteur. La seule vision d’un timbre d’Argentine me faisait
bondir le cœur. Parfois, je retardais d’un jour ou deux le moment d’ouvrir
l’enveloppe pour goûter au plaisir de l’attente et mieux savourer ce que
j’y trouverais. Tu as une si belle écriture !
Mon seul chagrin est de savoir que je ne te reverrai pas avant de
346
partir. J’aurais tellement aimé t’avoir pour moi une dernière fois, même
si c’est un peu égoïste. Je voudrais que tu sois là pour que nous parlions
ensemble, comme nous l’avions si souvent fait avant ton exil, et que tu
me serres encore dans tes bras.
Il est possible que le dernier courrier que tu as envoyé ne m’ait pas été
transmis par ton père. Un jour, il a reconnu ton écriture sur une
enveloppe que j’avais laissé traîner et ça l’a mis dans une rage folle.
Même après toutes ces années, ses sentiments envers toi ont finalement
peu changé. La moindre pensée de toi réveille toute son agressivité. C’est
bien malheureux qu’il soit ainsi, mais c’est comme ça. Il y a une fêlure
en lui qu’on ne peut rattraper.
J’espère que, de ton côté, tu es devenu plus raisonnable et que tes
sentiments à son égard ont évolué. Si jamais tu le revois, aborde le avec
le cœur apaisé. Peut-être qu’ainsi, vous réussirez à vous réconcilier. Cela
dépendra de toi. Il cherchera sans doute à te manipuler pour te faire
sortir de tes gonds. Je t’en prie, mon garçon, évite de t’y laisser prendre.
C’est en gardant ton sang-froid que tu l’aideras.
Je me rends compte que cette lettre n’est pas drôle. Elle va sûrement te
sembler maladroite dans son expression, mais je veux surtout que tu
saches combien je pense à toi. Je voudrais te savoir en paix avec toi-
même, à l’abri de ces réactions trop vives qui te font te précipiter sans
réfléchir dans des actions peu glorieuses. Même si tu les estimes
nécessaires à des satisfactions d’amour-propre, laisse tomber !
Pense d’abord à ton calme personnel.
Je te quitte pour partir dans l’au-delà. J’y suis résignée car je n’ai
347
plus assez d’entrain pour rester ici. Ce qui m’attend ne m’effraie pas.
Plutôt que dire « la mort », je préfère l’expression « au-delà ». Elle
signifie à la fois de l’autre côté et à un niveau plus élevé. Alors ce n’est
qu’un passage pour un ailleurs meilleur.
Je t’embrasse très fort.
Maman
348
pour peindre à l’aquarelle ? s’était demandé Lucien. Oui, avait-il
aussitôt songé, car il y avait l’eau de là. La stupidité de cette réflexion
réussit à l’amuser. Un sourire entrevu sur le visage d’Amélie finit par
lui rendre son sang-froid. Il s’exécuta. Aucun papier ne fut froissé ni la
corde coupée, rien ne fut endommagé d’une quelconque manière. Il
parvenait de nouveau à contrôler suffisamment ses gestes pour
s’appliquer.
Il commença par la lettre qu’il décolla à la vapeur d’eau. Il la lut, la
relut et la lut encore, tant et si bien qu’il finit par la connaître par cœur.
Lorsqu’il s’y plongeait, sa mémoire récitait les phrases avec l’intonation
d’Amélie en même temps que sa bouche les disait, de sorte que les
voix de la mère et du fils se mêlaient en un chœur murmurant. Il
confectionna une enveloppe en cuir pour contenir celle en papier qui
renfermait la lettre, de manière à garder celle-ci en permanence sur lui
sans l’abîmer. Lorsqu’il avait ce talisman sur la poitrine, le simple fait
de le toucher diffusait en lui une bonne et douce chaleur.
Quant au fin paquet de 58.5 sur 89 cm, il protégeait une aquarelle sur
papier. Elle représentait une scène de mer déchaînée, où le ciel était
partagé entre une tourmente violine d’un côté et une placidité bouton
d’or de l’autre, tandis qu’en-dessous, la houle se tordait en rouleaux
écumeux d’où jaillissaient des vagues verticales qui se fracassaient
contre le vent. C’était un spectacle saisissant ! La facture dénotait un
talent exceptionnel. Les couleurs éclaboussaient la figure et noyaient le
regard dans un tourbillon happant le spectateur. Était-il possible que la
mère de Lucien fût parvenue à une telle maîtrise de son pinceau ?
Il n’y avait pas de signature mais un simple numéro de téléphone au
verso avec une indication : « Galerie Tourneur ».
Si l’aquarelle était bien de la main d’Amélie, alors c’était l’unique
témoignage qui subsistait de sa peinture. De fait, après son décès, son
époux s’était empressé d’éliminer tous les souvenirs d’une activité
artistique – aquarelle, huile, crayon, elle avait tout essayé – qu’il
qualifiait de « lubie de barbouilleuse ». Elle distrayait sa femme de
s’intéresser à lui. Le résultat l’avait toujours horripilé et les « croutes »
étaient devenues envahissantes à force de s’accumuler. Bref, « tout ça
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ne valait pas un clou » pour le père Bérenger. Il avait tout détruit et, à
la place des œuvres de la défunte, il avait suspendu ses essais de
pyrogravure.
La vision des plaques en bois crevassées de brûlures ne manqua pas
d’exaspérer Lucien au début de sa détention. Peu à peu, il parvint à
ignorer cette exposition par un miracle de flegme reposant sur le
principe que « ça ne vaut pas le coup de s’énerver ».
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Chapitre 25
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d’être suffisant pour calmer son envie de danser. La milonga appelait
son milonguero. C’est une maîtresse exigeante qui, à juste titre, ne
supporte pas qu’on la délaisse.
Lucien retrouva l’adresse de la Menuiserie que lui avait laissée Roland.
Il songea d’abord à partir tout seul en laissant le père à la maison. Il
suffisait pour cela de retirer la prothèse où se trouvait le mouchard de
la cible J et de rejoindre la milonga avec la dent en poche. Small Sister
n’y verrait que du feu du moment qu’elle localiserait les deux Bérenger
au même endroit.
Cependant, abandonner le père sans surveillance et livré à lui-même
risquait de poser un problème. Il avait le sommeil de plus en plus
agité, si bien que Lucien avait dû installer des barrières à son lit pour
l’empêcher d’aller divaguer dans la maison. Une nuit, il avait été
réveillé par les hurlements du vieil homme qui secouait sa cage comme
un forcené. Même en rembourrant la clôture de traversins, il fallait
bien admettre que le système n’était pas au point.
Lucien avait donc annoncé : « Aujourd’hui, c’est la fête. Je te fais
beau pour aller danser. »
Restait l’inconvénient de l’éloignement. La Menuiserie était située en
périphérie de la ville, à une distance du domaine qui risquait d’alarmer
Magenta s’il suivait sur l’écran son programme favori du soir.
D’un autre côté, si l’expédition démarrait assez tard, le policier serait
sans doute déjà endormi, suggéra El Pelo. Faute de rebondissements, le
feuilleton de surveillance avait perdu son rythme trépidant du début et
s’enlisait depuis plusieurs semaines dans un scénario monocorde. Le
suspens était nul et le train-train des deux cibles était plus assommant
à regarder que l’eau s’écoulant d’un robinet. Magenta devait bâiller à
s’en décrocher les mâchoires. Ça valait le coup de tenter l’expédition,
insista le milonguero.
Lucien ne pouvait savoir que le commissaire passait cette soirée-là à
sonder les marais salants en quête du précieux drone.
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La cible J avait disparu ! Aussitôt Magenta évalua les répercussions
pour lui-même. S’il arrivait un accident au vieux fou, c’était la
catastrophe ! Le fils Bérenger ne lui pardonnerait pas une telle
défaillance dans l’opération Small Sister. Il en réfèrerait au
Divisionnaire. On accuserait le policier d’incompétence, voire de
sabotage. On le saquerait, on le marquerait au fer rouge pour le restant
de sa carrière. On l’affecterait aux archives, dans le réduit sans fenêtre
situé au sous-sol, à côté des toilettes qui fuyaient en permanence, là où
était reléguée la photocopieuse des années quatre-vingt. C’était une
antiquité bringuebalante qui devait sa survie à une succession de
restrictions budgétaires et qu’on avait calée sur une palette avec des
serpillières pour l’isoler de flaques méphitiques. Elle poussait des râles
d’agonie lorsqu’on l’approchait, suintait l’encre par toutes ses fentes et
balançait des flashs aveuglants dès qu’on lui ouvrait la gueule pour
enfourner un document au fond de son gosier. On l’appelait le
« moloch » au commissariat et il n’y avait pas pire punition que d’être
envoyé au moloch.
Magenta essayait de ne pas céder à la panique. Sur le terrain d’à-côté,
le djebel dressait ses pitons menaçants dans l’obscurité. Cette saloperie
de drone était hors d’usage. L’image du vieux lui apparut, gisant au
fond d’un canyon les deux jambes brisées. Il restait l’ordinateur à bord
de la voiture pour le localiser. Le commissaire se précipita vers son
unique chance de secours.
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d’impact. Après quelques tourbillons et rafales disparates, le vent
s’établit solidement en direction de la mer. De long cyprès isolés dans
la garrigue furent les premiers arbres à être pris d’un tremblement à la
cime comme si une poigne les secouait par les racines. Puis, les
branches d’olivier se mirent à trembler elles aussi en faisant sonner
leurs feuilles argentées. Le tremblement gagna la ramure des lauriers
qui poussèrent des gémissements vernissés. Tremblant à leur tour dans
les rayons épars du soleil, les ballons aériens de genêts crépitaient
d’éclats jaunes et les buissons de romarin s’avivaient de mauve. De
partout surgissaient des couleurs que le tremblement réveillait en se
propageant au reste de la végétation. Au fur et à mesure que le cers
trouvait son souffle, toutes les plantes cessèrent peu à peu de trembler
pour se balancer en un gracieux mouvement synchrone.
Gérard se félicita d’être rentré de sa tournée avant que le vent se lève.
Lorsque celui-ci venait du nord en dévalant les montagnes, il lui
arrivait de prendre tellement de vigueur qu’en passant sur les étangs il
repoussait la barque du pêcheur aux confins, là où les graus se
déversent à la mer. Il était alors inutile de lutter. Souvent, Gérard
n’avait pas eu d’autre choix que de s’échouer à l’abri d’une anse et de
rentrer à pied, les filets sur l’épaule.
Il fut interrompu dans sa contemplation automobile par le troupeau
de Seydou qui encombrait le passage. Dans un concert de cloches et
de bêlements, les chèvres et les moutons se bousculaient en gravissant
la pente d’un pas nonchalant. Attirées par la vision périphérique des
touffes d’herbe dans la garrigue, les plus gourmandes des bêtes
s’écartaient du chemin et le chien Sankara courait dans tous les sens en
aboyant après elles. On apercevait en contre-haut la silhouette toute
droite du Peul perché sur un rocher, qui surveillait les opérations sans
bouger. Repérant les animaux qui avaient échappé au chien, il poussait
de temps à autre un youyou précis comme une flèche qui, frappant sa
cible, suffisait à rabattre l’égaré vers le troupeau. De temps à autre, il
levait un sourcil vers le vol d’un rapace dans le ciel. Les plis de sa
gandoura claquaient au vent et flottaient autour de lui avec l’élégance
d’un drapeau. Géant filiforme, impassible et serein, il avait l’allure
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minérale d’un prince.
Gérard éprouva soudain une immense fierté de connaître un ami
pareil. Il le salua de la main et s’abstint de klaxonner, laissant plutôt le
flot des bêtes s’ouvrir de lui-même devant la camionnette. Comme
d’habitude, il trouva le Trafic de Pierre stationné devant le portail du
domaine. En prévision de la récolte du jour, le jardinier avait sorti des
claies de roseaux et des paniers vides qu’il avait laissés en vrac à
l’arrière du fourgon.
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Deux policiers restèrent en faction près du portail, tandis que quatre
autres partirent en éclaireurs dans l’allée avec un synchronisme parfait.
Ils étaient menés par celui qui s’affirmait décidemment comme le chef.
Lorsqu’ils passèrent en courant à hauteur de La Belle Lili, celui-ci se
détacha de la meute pour identifier les individus assis dans l’herbe à
l’abri du vent. D’un coup d’œil aguerri, il s’assura que l’objet de forme
suspecte, couché dans l’herbe à portée du binôme, n’avait pas le
potentiel d’une arme et présentait plutôt les caractéristiques d’un
instrument de musique que des connaissances artistiques et
nonobstant orthogonales à son activité professionnelle l’autorisaient à
appeler « guitare » avec la ferme conviction de ne pas se tromper.
Dévisageant ensuite Paulette et Gérard à travers la grille de son
heaume, il leur trouva un air à la fois candide et interloqué. Il déduisit
de leur posture alanguie qu’ils n’étaient ni sur leurs gardes ni aux
aguets et encore moins sur le point de fomenter un mauvais coup,
qu’on les avait plutôt dérangés en train d’effeuiller la marguerite et
qu’il n’y avait donc pas lieu de les considérer comme une menace pour
l’opération en cours. Par une gestuelle codifiée, le policier transmit sur
le champ toutes ces informations à ses collègues. Incidemment, elles
parvinrent à Magenta qui, surveillant de loin le terrain, leva un pouce
en l’air pour donner son approbation au cas où elle serait requise.
Les trois autres avaient suspendu leur progression pour se figer ici, là
et là, en des points stratégiques de l’allée où ils se tenaient impavides
sous l’armure et le doigt sur la gâchette. Déjà, leur supérieur immédiat
partait en reconnaissance le long du bateau en cale sèche. Celui-ci
branlait sur ses chandelles tandis que le cers faisait siffler en
permanence la futaie de pins et de cyprès qui encadrait l’aire de
carénage. Plutôt que de contourner la coque, le policier se glissa
soudain dessous en roulé-boulé pour rejaillir de l’autre bord, l’arme au
poing. Ayant reçu son premier rapport cinq sur cinq, le trio de
couverture restait sur le qui-vive, tenant le couple en respect avec le
canon des fusils prêts à cracher une mitraille de caoutchouc à la
moindre alerte.
Félin, souple et manœuvrier, le chef se redressa tel un guépard
386
rebondissant sur ses pattes après avoir percuté un buffle. Il adressa à
sa troupe de nouveaux signes auxquels Magenta s’abstînt de réagir ce
coup-ci. Puis, il rejoignit le couple galant auxquels il tourna
nonchalamment le dos et dont il négligea de relever les identités au
grand soulagement de Gérard qui, à défaut de papiers, avait l’excuse
toute prête qu’il n’en avait pas besoin pour caréner un bateau.
Appuyant la crosse de l’arme sur son flanc, le policier pointa le canon
en l’air pour signifier qu’il n’y avait aucun danger. Aussitôt, les
hommes imitèrent sa posture, buste droit et jambes écartées, trahissant
un relâchement de la pression par un imperceptible déhanchement du
harnachement.
Grâce à cet exercice magistralement orchestré, le périmètre pouvait
désormais être dit sécurisé et le chef nota mentalement qu’il qualifierait
de succès la phase 1 de l’opération « Petite Sœur » dans le rapport
subséquent qu’il rendrait au Divisionnaire.
De son côté, Gérard songea se lever pour aller prévenir Lucien et
décida finalement qu’il valait mieux ne pas perturber les manœuvres.
Les circonstances imposaient plutôt de retenir un éternuement et il lut
la même préoccupation dans un froncement de nez sur le visage ahuri
de Paulette.
Protégé sur ses avants comme sur ses arrières, Bernard Bérenger
franchit le seuil de son futur domaine au volant de sa voiture. Il
conduisait au pas comme il sied à l’honnête homme qui rentre chez lui
et savoure la beauté des choses qui lui appartiennent. C’étaient sur sa
gauche les arbres du verger qui agitaient amicalement leur feuillage
comme pour le saluer. Figuiers, abricotiers, amandiers, pêchers et
cerisiers, on identifiait les essences d’un simple coup d’œil aux troncs
nus car fraîchement émondés. Puis le regard était happé vers les
ramures judicieusement éclaircies, où se profilait une multitude de
petits fruits verts baignés de soleil. Malgré le mélange des espèces, il y
avait dans leur manière de se balancer au vent une harmonie qui emplit
aussitôt l’aîné des Bérenger d’une indicible nostalgie. L’agencement
originel du verger n’en était pas la seule cause. Les troncs étaient
387
parfaitement alignés sur cinq rangées, elles-mêmes séparées par des
allées de terre proprement sarclée et discrètement irriguées, où un
tendre et menu tapis invitait les pieds à se déchausser pour fouler
l’herbe de la plante nue.
« Ça n’était pas du tout ce qui était prévu ! »
L’esprit de Bernard se rebiffa soudain. Il y avait belle lurette que ce
verger n’avait plus cet aspect. Livré à la sauvagerie de la garrigue et
définitivement étouffé par un hallier, il avait même complètement
disparu. Une broussaille impénétrable et stérile, c’est ainsi que les
choses auraient dû se présenter. Où était donc passé le roncier de
naguère avec ses lianes griffues et son exaltation méchante ? Et les
artichauts de Chine, imbus de leur hideuse majesté ?
La vision retrouvée des arbres fruitiers blessait le fils aîné dans son
âme de propriétaire, en même temps qu’elle lui donnait une preuve
supplémentaire de la sournoiserie de son frère. Ce renégat ne
respectait pas les termes du contrat par lequel il devait racheter son
âme dévoyée. Il n’avait jamais été question d’arboriculture. Lucien
n’avait rien d’autre à faire que de servir le père conformément aux
clauses que Bernard avait arrachées à l’administration pour ne pas
accabler le cobaye prisonnier. Il lui devait une fière chandelle car il n’y
avait pas de peine plus cool vu la gravité des faits qui lui étaient
reprochés. Ce n’était quand même pas la mer à boire d’accompagner
un pauvre gâteux en fin de vie. Il était exclu que celui-ci eût
commandé à son factotum des travaux de jardinage. Le vieux fou n’en
avait jamais eu cure et, de toute façon, il n’aurait pas eu la lucidité de
prendre une initiative pareille. Il suffisait amplement de pourvoir à son
hygiène, de le nourrir et calmer ses mouvements d’humeur.
Quel besoin le frère cadet avait-il eu de faire du zèle ? Et qui parlait
de zèle ? Ça devait plutôt cacher une entourloupe à sa façon, du même
acabit que sa petite virée nocturne. Monsieur avait éprouvé le besoin
d’aller gambiller dans les jupes des filles. Comme si la dérive n’était pas
suffisante ainsi, il avait entraîné dans sa débauche le grabataire vêtu de
sa tenue d’officier de la guerre d’Algérie… Non mais quelle mouche
l’avait piqué ?
388
On avait de justesse échappé à l’entrefilet caustique dans une gazette
locale : « Bal à papa : la smala Bérenger à la reconquête des colonies ».
Le nom de famille livré à la risée publique, il n’aurait manqué plus que
ça ! Va-t’en lever des fonds avec les gens qui rient sous cape.
Sciemment ou non, Lucien devenait une menace pour le succès du
projet Smart home. Il ne pouvait donc pas se tenir tranquille. Il aurait dû
s’estimer heureux de purger sa peine ici, dans la maison familiale,
plutôt que d’aller moisir en prison. Fallait-il donc que cet âne gâchât
toujours ses chances ? Ne voyait-il pas la possibilité de rédemption
qu’on lui offrait ?
L’agacement de Bernard passa aussi vite qu’il lui était venu. Après
tout, la tournée des deux noctambules n’avait pas eu d’écho dans la
presse et la restauration du verger ne perturbait pas ses propres
desseins. De fait, les arbres étaient mentionnés dans l’acte notarié qui
servirait à évaluer le terrain. Qu’ils fussent ou non entretenus ne
renchérirait pas la part d’héritage qu’il devrait racheter à Cécile. Puis,
ils étaient jolis ainsi débroussaillés : ils égayaient le coin en attendant
l’arrivée des bulldozers. Peut-être qu’il garderait un arbre sur le terrain
si les plans de Smart home le permettaient, en souvenir de la mère, oui,
c’était une bonne idée.
Il pourrait même baptiser l’établissement « Amélie » !
Idées sur idées, l’homme d’affaires se félicita de l’effervescence de sa
pensée. Elle était toujours en alerte lorsqu’il s’agissait d’élargir le
champ de son entreprise. Vivifié par son ambition, son esprit devenait
un torrent bondissant à l’assaut de l’océan. Une telle énergie augurait
bien de sa réussite.
Comme l’ouvrage de son frère paraissait petit en comparaison de ses
projets à lui ! Un lopin rikiki de pruniers contre un réseau planétaire
d’établissements hospitaliers ! Le bruit de la binette contre le puissant
grondement d’une logistique mondiale ! Présomptueux comme il était,
Lucien avait dû s’imaginer qu’il pourrait rivaliser. Le pauvre, empêtré
dans son placenta, il était déjà en retard à la naissance.
Il fallait reconnaître que dès le départ, le frérot n’avait pas été gâté
par la nature avec ses appendices en trop. Plutôt que de l’accabler,
389
Bernard lui avait toujours apporté son soutien. Plein de tact, il veillait à
ne pas lui rappeler ses malformations congénitales par une parole
malencontreuse. Par charité, il le laissait se vanter en public d’être son
jumeau alors que l’appellation complète de « faux jumeau » tronquée
de l’épithète dépréciateur renversait la signification exacte de « copie
ratée ». Cette omission laissait affleurer l’équivoque que le frère cadet
pût partager avec l’aîné quelques-unes de ses éminentes qualités en
dépit de l’évidence qu’il n’en était rien. Dépourvu même de toute
ressemblance physique avec lui, Lucien n’était pas son simple jumeau
mais plutôt son jumeau simplet.
Tous les deux n’avaient jamais joué et ne joueraient jamais dans la
même cour bien qu’étant issus d’un même utérus. Ah, la maudite
cohabitation ! Il arrivait que son souvenir revînt encore hanter le
sommeil du frère aîné. C’était toujours le même cauchemar, celui du
fœtus d’à-côté en train de le narguer avec sa palme et sa queue tandis
que lui-même, empêché d’aller le corriger par une laisse ombilicale
trop courte, s’étranglait de rage en avalant de travers le liquide
amniotique.
Cependant magnanime une fois de plus, Bernard fut pris de pitié
d’imaginer la tête que ferait le petit frère en voyant débarquer les
engins excavateurs qui réduirait tous ses efforts à néant.
L’homme d’affaires avait un cœur où logeaient l’affection pour les
siens ainsi que le respect pour tout labeur, aussi dérisoire fût-il. Il
confirma en son for intérieur la décision de conserver un arbre sur le
terrain : ce serait l’arbre de la famille.
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Chapitre 28
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était aux petits soins pour son père et surtout d’une patience infinie.
Dieu sait que l’ami Jacques n’était pas commode ! Fontvieille était bien
placé pour connaître le bonhomme. Toutefois, ce Lucien avait un
passé dévoyé et des fêlures de caractère qui faisaient de lui un drôle de
loustic. Seule l’implantation de Small Sister dans son organisme
garantissait que le sujet se maintiendrait dans le droit chemin. En plus
de surveiller étroitement ses mécanismes les plus intimes, la puce
délivrait une masse inouïe de données sur le fonctionnement du
cobaye humain. Elles allaient permettre à la recherche médicale de
faire un bond gigantesque. Jusqu’à présent, l’expérimentation avait été
un succès, tant sur le plan policier que scientifique. Raison de plus
pour redoubler de vigilance et ne pas gâcher des résultats prometteurs.
Telle était la position rigoureuse de l’expert, dont les premiers articles
concernant le protocole Small Sister commençaient à être examinées
par de prestigieuses revues médicales.
Faisant une apparition mains dans les poches, Lucien rejoignit le père
et lui dit : « Labes, mon lieutenant. Il fait chaud, non ? Je vais te
chercher un verre de gazouze si tu en veux.
– Mektoub, je veux bien. Ti es un bon chaouch, toi. »
Se tournant vers Fontvieille, le fils expliqua :
« C’est du pataouète. Le père parle comme ça depuis peu. Les
expressions lui viennent facilement, ça semble l’apaiser. Étonnant,
non ? Elles sont enregistrées et archivées proprement dans un coin de
sa mémoire. En même temps, je me demandais d’où lui venait ce
langage puisqu’il n’y a pas de sang pied-noir dans la famille. En
fouillant dans ses papiers, je suis tombé sur des lettres qui m’ont
donné en partie la clé de l’énigme. Ça vous intéresse ?
– Ma foi, oui, mentit le praticien qui était prêt à toutes les
concessions pour embarquer au plus vite le patient dans l’ambulance.
– Je savais que votre esprit scientifique serait titillé. Après la guerre
d’Algérie, Jacques Bérenger a longuement entretenu une
correspondance avec un capitaine qu’il a connu là-bas. C’est lui le
pied-noir dans l’affaire. On retrouve dans ses lettres la plupart des
expressions que mon père utilise en ce moment. Vous pourrez le
vérifier en les lisant, elles constituent un document passionnant. Les
propos qui sortent de la bouche de votre patient ne lui appartiennent
400
pas vraiment. Ils font revivre ce personnage pittoresque avec qui le
lieutenant Bérenger s’est lié d’amitié dans les Aurès. Je ne sais pas s’il a
lui-même vécu les scènes que sa mémoire restitue, ni s’il y a assisté, ni
même s’il les a simplement lues. En tout cas, elles ont l’accent de la
réalité.
– C’est une théorie très intéressante, Lucien. En attendant de la
vérifier, il faut que j’emmène votre père à l’hôpital pour lui faire passer
un scanner. Avec le coup qu’il s’est pris sur la tête, j’ai le devoir d’être
prudent. Je le garderai quelques jours en examen et je vous rendrai
notre cher Jacques plus fringant que jamais. »
Lucien n’en crut pas un mot. L’attitude de Fontvieille était fuyante et
le ton de sa voix sonnait faux.
Deux infirmiers s’avancèrent pour encadrer le père qui semblait tout
d’un coup s’être absenté de lui-même. Son regard s’était éteint et sa
posture avait perdu toute consistance. Il s’était retiré dans le dédale
intime des souvenirs qui lui échappaient. Au risque de se perdre à
jamais, il trouvait plus de réconfort dans sa propre obscurité que dans
l’éclat de la réalité. Il laissait l’enveloppe atone de son corps à
disposition. Il ne subsistait plus de sa vitalité que le tremblement de
ses mains sur la crosse de sa canne.
Entre ses doigts osseux, Lucien vit des striures sur la surface polie du
bois de châtaignier. C’étaient des ornements que le père avait lui-
même pyrogravées : des velléités d’artiste somme toute touchantes. Le
fils eut le sentiment qu’il le voyait pour la dernière fois et que son rôle
de factotum s’arrêtait là.
Le vieil homme se livra aux mains des infirmiers qui l’entraînèrent
vers l’ambulance tandis que Bernard allait à leur rencontre. Il arrêta le
trio pour s’adresser à son père avec une jovialité forcée : « C’est moi,
papa. Tu me reconnais ! ... »
Celui-ci ne tourna pas la tête. Voilé d’un film opaque, son regard
flottait comme un poisson mort dans un aquarium.
« C’est moi : Bernard ! … ton fils Bernard… » insista-t-il.
Il n’eut pas plus de succès. Voilà qui était perturbant. Il n’avait pas
plus d’existence aux yeux de son père qu’une molécule d’air ambiant et
401
il signifiait moins qu’elle. C’était bien la peine de se donner tant de mal
pour un ingrat pareil.
« C’est bon, commanda l’aîné des Bérenger, vous pouvez
l’emmener. »
405
repousse l’échéance de vie autant que possible par déontologie. Tout
cela était rationnel. Bernard y trouvait son compte autant que la
société. C’était du win-win dans son langage. Inutile de parler de fleurs
et d’oiseaux avec lui. Les marchés ignorent ce genre de considérations.
Ils balbutient des prix et des facteurs d’escompte : c’était le seul
vocabulaire que comprenait son frère. Comme toujours, l’intérêt
financier l’emporterait.
Lucien se sentait démuni face à la mécanique implacable du profit. Il
ajouta sur un ton las : « Tu devrais en discuter avec le père. Il lui reste
encore des éclairs de lucidité. Jardin, bateau, maison, il est d’accord sur
toutes les rénovations, tu peux lui en parler. Il n’a jamais perdu de vue
tes intérêts. Il a beaucoup d’admiration pour ta réussite.
– J’en suis très touché, dit l’aîné, mais je ne tirerai aucun bénéfice
d’accroître la valeur du domaine. Qu’il reste dans son jus est la
meilleure chose à faire. Quant au bateau, je souhaite que ton copain en
déblaye le terrain d’ici une semaine. Tu le lui diras, sans vouloir te
commander. Je suis très chagriné par ton comportement, Lucien. Tu
trahis ma confiance alors que j’essaye de t’aider. Je ne parle pas de tes
initiatives agrestes qui ne figurent pas dans ton contrat de travail. Tu
n’imagines pas, mon vieux, les montagnes que j’ai dû remuer pour que
l’autorité accepte de commuer ta peine en un séjour agréable ici. Je
veux parler de ces gens que tu introduis à mon insu sur le domaine,
sans parler de tous ces moutons qui gambadent à droite et à gauche
comme s’ils étaient chez eux. Tu as l’air d’oublier que je suis nu-
propriétaire ici. J’ai le devoir sacré de protéger les lieux de toute
effraction. J’aurais pu arranger les choses en douceur si je n’avais été
contraint de me faire escorter par les forces de l’ordre à la suite du
cataclysme que tu as déclenché. Me voilà malheureusement réduit par
ta faute à la douloureuse extrémité de procéder à une évacuation manu
militari.
– Ne te donne pas cette peine, mon frère. Il me revient de réparer
mes erreurs. Je congédierai tout le monde. On n’entrera plus ici
comme dans un moulin, tu en as ma parole.
– À la bonne heure ! Tu as enfin compris les vertus de l’obéissance.
406
Magenta t’enverra un drone pour te rappeler cette promesse. Cela
évitera en outre d’encombrer la maison par la présence de ce ballot.
T’accommodes-tu bien de cette petite puce que nous avons dû
t’implanter ?
– À merveille ! Je m’y suis tellement habitué que je serais maintenant
désorienté qu’on me la retire.
– Il n’en est pas question. Le protocole ne le prévoit pas car
l’opération serait fatale pour toi.
– Tu m’en vois soulagé. Quand est-ce que le père reviendra à la
maison ?
– Aussitôt que Fontvieille aura terminé ses examens de routine. Je
constate avec satisfaction que vous êtes devenus inséparables, le père
et toi. Lorsque j’ai eu l’idée de vous réunir, je pressentais que ça vous
donnerait l’occasion de vous réconcilier. Une fois de plus, j’ai eu
raison. Je suis réconforté de voir que l’esprit de famille n’a jamais été
aussi fort que maintenant. C’est maman qui serait contente ! Je vais
pouvoir te laisser vaquer à tes occupations en toute sérénité. »
L’arrivée d’Hélène troubla un peu cette sérénité. Elle apparut seule,
le regard caché sous des lunettes noires et les bras chargés d’un
bouquet de pivoines. Elle attaqua frontalement avant que le mari n’eût
le temps d’ouvrir la bouche.
« Que fais-tu ici ? » s’étonna-t-elle brusquement. Elle avait attendu
ses essaimesses toute la matinée. Pendant ce temps, elle avait fait la
tournée de tous les fleuristes en ville sans trouver ce qu’elle cherchait.
Savait-il qu’il n’y avait plus une seule pivoine en magasin qui ne fût
importée de Hollande ? Que penser d’un pays qui n’est plus capable de
faire pousser ses propres fleurs en pleine saison ?
En désespoir de cause, elle avait dû venir ici car elle savait que le
jardinier cultivait des pivoines pour attirer les abeilles. Elle s’était
servie puisque c’était gratuit. Elle avait été enchantée de voir tous les
changements apportés au domaine. Depuis le temps qu’elle n’y avait
mis les pieds, il s’était sacrément embelli. Même la maison avait perdu
son odeur bizarre. Elle en félicita Bernard. Ôtant subitement ses
lunettes, elle dévoila un regard auquel on ne refusait rien.
407
« Ramène-moi chez nous avant que les fleurs ne fanent, veux-tu,
mon chéri? » commanda-t-elle à son époux.
408
Chapitre 29
409
concernant la cible J renseigneraient sur ses réactions au changement,
suite au transfert du domicile en milieu hospitalier. Dans quelle mesure
le nouvel environnement améliorerait-il le bien-être physique et
moral du patient ? Telle était la question scientifique posée, à laquelle
Bernard prédisait que Small Sister apporterait une réponse
déterminante.
Quant aux informations délivrées par la puce localisée en L, elles
seraient opportunément complétées par celles provenant du « matériel
nomade » qui lui était connecté. Il s’agissait bien entendu du drone qui
devait régulièrement survoler le domaine familial où le frère cadet
demeurerait en détention jusqu’aux travaux de « reconstruction du
site ». En sus de la caméra, il était prévu que l’engin serait désormais
doté de flotteurs permettant l’amerrissage.
Le sort de Lucien semblait définitivement réglé. Grâce au
déploiement d’un appareillage électronique aussi sophistiqué, sa
surveillance ne présentait plus aucune faille. C’était moins le cobaye
prisonnier qui se trouvait augmenté de capacités extraordinaires que
l’imparfait petit commissaire attaché à ses pas. La puissance
technologique transformait le grotesque Magenta en un implacable
cerbère. C’était l’essence de l’idéologie transhumaniste telle que la
concevait Bernard.
Celui-ci était grandement soulagé que son frère fût éloigné du père
après avoir joué son rôle de factotum. Il commençait à trop prendre
ses aises à la maison, outre qu’il était parvenu à jouir d’un incroyable
ascendant sur le patriarche. La méfiance était de mise avec Lucien, on
ne savait jamais quel coup fourré il manigançait. Sa meilleure place
serait en prison, ce qui était maintenant l’affaire de quelques semaines.
415
la retirer. Les chairs s’étaient ressoudées autour du mouchard, comme
si son corps avait fini par l’accepter. Il n’avait pas le choix : il lui fallait
se soumettre au sort qui lui était réservé.
Les accords de guitare devinrent grinçants. Un tel fatalisme agaçait
Gérard. Il croyait entendre le inch’Allah d’un dévot musulman. Ce
n’était pas dans le caractère de son copain d’enfance de renoncer à son
libre arbitre. Cette chose qu’on lui avait greffée sous prétexte de l’épier
était en train d’empoisonner son esprit. Elle portait atteinte à son
intégrité et sa dignité. Il y avait forcément quelque part des doigts
suffisamment habiles dans l’art de manier le scalpel pour s’en
débarrasser.
« Même les doigts les plus habiles mettraient ma vie en danger, dit
Lucien. C’est une responsabilité dont je ne peux accabler un autre.
J’entends ton empathie, mon ami. Crois-moi que j’y ai longuement
réfléchi : il n’y a pas d’alternative.
– Mektoub, dit Gérard. S’il n’y a pas d’alternative… J’aurais bien
essayé moi-même, si j’avais eu la dextérité d’un chirurgien plutôt que
ces mains faites pour gratter des cordes. Il ne reste plus qu’à cueillir les
roses d’aujourd’hui puisqu’il n’y en aura plus demain. Tout ce qui nous
entoure aura disparu. Le Pink Floyd ira moisir en prison, telle est la
Volonté Divine ; et nous, nous lui porterons des oranges, car nous ne
pouvons rien faire d’autre. Qui prétend s’insurger contre ce qui doit
arriver ? En vérité, nous sommes tous dans la main d’Allah et tous
nous nous envolons quand Il la secoue. C’est écrit dans la sourate du
“vent qui souffle”.
Sa guitare s’était mise à vibrer d’accents mélancoliques tandis qu’il
dévisageait Seydou avec provocation.
Celui-ci sortit de sa réserve pour traiter le chanteur de scorpion
sournois déguisé en hippie galeux. Il n’y avait pas de sourate qui
s’appelait le “vent qui souffle”; ce païen ne savait pas de quoi il parlait.
Jouer d’un instrument qui sent le poisson ne donnait pas le droit
d’invoquer le Coran ni le mektoub à tort et à travers. Dans la sourate
de « la vache », il était dit : « Allez à vos champs par où vous le voulez
».
416
Défiant narquoisement le regard de Gérard, le Peul demanda à
Lucien de lui servir un verre de la boisson interdite par le Prophète. Il
voulait honorer son ami en goûtant le jus du fruit pressé par ses mains.
Le pêcheur grogna en trinquant avec le berger à la santé des moutons
qu’il savait si suavement égorger. Lucien leur demanda d’arrêter sur le
champ leurs chamailleries qui gâchaient la tournure de la conversation
sans rien apporter sur le fond.
Ce ne fut pas la dernière palabre que les amis eurent à ce sujet. Le vin
et la musique aidant, ils trouvèrent le temps d’accorder plus
subtilement leurs points de vue d’un repas à l’autre.
Pierre souriait béatement. Il ne comprenait pas tout des propos
qu’échangeaient ses trois aînés. Il pressentait qu’un enjeu lui échappait,
mais peu lui importait. Il était heureux d’être en leur compagnie. Il
avait lâché tous ses chantiers de Candide pour se consacrer au potager
d’Amélie.
Outre que la terre était fertile, elle était riche en trésors
insoupçonnés. En retournant une rangée d’oignons, le jardinier avait
exhumé des fragments de céramique. C’est l’inconvénient de cultiver
des légumes sur l’emplacement d’un ancien oppidum élisyque : on ne
sait jamais sur quelle relique on va tomber. Il fit part de sa découverte
à Lucien et tous les deux troquèrent la bêche contre des cuillères et des
pinceaux à poils soyeux pour explorer le terrain. Ils parvinrent ainsi à
reconstituer une amphore à panse ventrue, surmontée d’un col
allongé, évasé en calice. La partie renflée était décorée d’une scène
représentant des personnages peints en rouge sur fond noir : près d’un
arbre autour duquel était enroulé un serpent monstrueux, se tenait un
colosse vêtu d’une simple peau de lion ; il empoignait un fruit
accroché à une branche tout en menaçant le reptile d’une massue,
tandis que trois nymphes affolées prenaient la fuite.
Les quatre compagnons tinrent conseil pour s’interroger sur le sens
de cette trouvaille. Pour Gérard, le serpent ne pouvait être que l’aîné
des Bérenger en train de s’accrocher à sa propriété et l’image indiquait
clairement le sort qu’il méritait : un bon coup de massue sur le crâne.
Quant aux trois nymphes en fuite, elles symbolisaient les espoirs qui
417
partaient en fumée.
Selon Lucien, la dépouille du lion flottant sur les épaules du colosse
le désignait comme étant Héraclès. La peinture devait raconter l’un des
douze Travaux qu’il avait effectués. Le héros symbolisait à lui tout seul
leurs efforts conjugués pour rendre de l’éclat au domaine.
Le destin en marche ne leur laissa pas le loisir de pousser plus loin
leurs investigations.
Pierre avait trouvé un trésor plus précieux encore : l’amour. Chaque
matin à l’aurore, il s’installait le cœur léger au volant de Bébert et
prenait la route de l’Œil Doux. Il partait rejoindre sa bien-aimée pour
une promenade sur la plage, qui durait jusqu’à l’heure de se rendre au
jardin d’Amélie, où invariablement elle insistait pour l’accompagner.
Là, leurs mains nues s’effleurèrent souvent avant de finir à l’improviste
par se trouver. Elle lui offrit son corps dans l’ombre épaisse et les
senteurs sucrées d’un figuier. Il s’émerveilla de la texture laiteuse de sa
chair.
Hélène ne repartait jamais sans avoir cueilli un bouquet dont le
parfum évoquait son bien-aimé dans l’attente du lendemain. Elle
emportait quelques herbes aussi, pour endormir paisiblement son
mari. S’il arrivait qu’auparavant celui-ci tapotât le coussin en prenant
l’air dégagé, elle se pliait avec tendresse au rite conjugal et honorait
avec amusement le sceptre qu’il lui tendait en songeant au corps
vigoureux de son amant. Par prudence, elle évitait de croiser son beau-
frère à la queue maléfique. En outre, elle prenait garde de se mettre à
couvert d’un arbre lorsqu’elle entendait le bourdonnement du drone.
On le repérait aisément dans le ciel, car il était annoncé par les cris de
trois mouettes qui, à chaque fois, revenaient l’escorter.
Bien que la caméra n’en recueillît aucune trace, les quatre compères
se retrouvèrent quotidiennement durant les semaines qui précédèrent
l’affaire dont le mystère alimente encore les conversations au village.
Dans cette période, Lucien continua de travailler au verger et réparer
la toiture de la maison comme si le domaine n’était pas condamné à
disparaître. Les arbres et la vigne chargés de fruits promettaient des
récoltes abondantes : c’était un objectif qui lui suffisait. L’activité en
418
plein air lui faisait oublier à quel point son périmètre de liberté était
drastiquement restreint. Il ne prêtait attention aux allées et venues du
drone au-dessus de sa tête que pour lui adresser de temps à autre un
petit signe de la main. Magenta l’interprèterait à sa guise au moment
d’en examiner le film.
Dans la situation précaire où se trouvait le détenu, chaque jour lui
semblait un sursis dont il fallait apprécier toute la saveur, comme
l’étreinte sublime d’un tango qui ne se reproduirait plus.
Le fantôme d’Amélie continuait à lui rendre visite. Elle approuvait
que son fils cadet fût apaisé. La tranquillité de l’âme qui règne dans
l’au-delà était pour elle la seule manière de résoudre les problèmes
qu’elle observait ici-bas.
422
Chapitre 30
Plus d’un mois s’était écoulé depuis que le père avait quitté le
domaine. Grâce aux soins vigilants de Seydou, Lucien s’était
complètement rétabli. Il se sentait un homme neuf. Non content de
reprendre le jardinage avec entrain, il entreprit de restaurer le toit de la
maison après avoir constaté que de nombreuses tuiles étaient cassées.
Alors qu’un matin il observait des oiseaux devant la maison, ceux-ci
se posèrent sur cinq fils électriques tendus entre deux poteaux, comme
s’ils voulaient former les notes d’une partition. S’amusant à fredonner
l’air qu’ils composaient, il s’aperçut que c’était le début de la cumparsita.
À n’en pas douter, les oiseaux connaissent la musique.
Cette coïncidence lui rappela la promesse qu’il avait faite à la
douanière. Comme il était évident qu’on ne lui accorderait pas la
permission de se rendre à la Menuiserie, il n’aurait probablement pas
l’occasion de danser un dernier tango avec cette charmante personne.
C’était mieux ainsi. Il n’en aurait eu que du regret avec ce qui
l’attendait. Il ne la reverrait jamais, comme il ne reverrait jamais
Saltaca, ni le bonheur qu’il avait laissé là-bas. C’était écrit.
Il arrive toutefois que ce qui est écrit serve de brouillon à ce qui peut
être réécrit.
Le ciel se couvrit d’épais nuages noirs tout au long de l’après-midi.
Cernant le soleil, ils laissaient passer la lumière par des trouées
incandescentes qui se refermaient progressivement. L’atmosphère se
fit suffocante au fur et à mesure que la pénombre s’étendait. L’air était
électrisé d’éclairs. Des bourrasques se mirent à souffler les arbres
comme des bougies. Avant de s’éteindre, leur feuillage retroussé
423
laissait voir des dessous argentés. Longtemps après avoir ruminé des
grondements, l’orage finit par éclater. Aussitôt, une pluie drue s’abattit
sur les collines. L’eau crépitant sur les rochers forma une nappe de
brume qui envahit la garrigue tandis que la terre gargouillait en se
ravinant de ruisseaux.
Mû par une intuition, Lucien s’équipa de pied en cap et descendit sur
le chemin que le déluge transformait en torrent. Au premier virage, il
tomba sur une automobile qui s’était immobilisée dans une fondrière
après avoir dérapé en travers de la route. Comme il agitait les bras
pour se faire reconnaître, un coup de vent lui arracha le parapluie des
mains.
Une forme remua dans l’habitacle et un chiffon essuya la vapeur sur
le pare-brise. Il vit apparaître le visage de Muriel qui souriait, puis sa
silhouette se profila à travers la rosée déposée sur le verre. Jambes
allongées sur le siège passager, elle était assise de biais à la place du
conducteur. Il estima que la robe dont elle était vêtue, quoique parfaite
pour danser le tango, était bien trop légère pour affronter l’averse.
Dressant la tête par-dessus le volant, elle approcha sa bouche de la
vitre et articula quelque chose qu’il ne comprit pas. Il fit néanmoins un
clin d’œil d’intelligence entre deux mèches ruisselantes et s’ébroua sous
la pluie qui tambourinait de plus belle. Il lui dit quelque chose qu’à son
tour elle ne comprit pas. Elle se mit alors à écrire avec l’index sur la
glace embuée. Comme les lettres se délitaient au fur et à mesure qu’elle
les traçait, il dut s’appuyer sur le capot pour les suivre du bout du nez
dans les éclaboussures. Étant donné le manque de visibilité, c’était de
toutes les positions la moins inconfortable pour lire. Tandis qu’il
déchiffrait : « Joli temps pour une cumparsita », Muriel pressa ses lèvres
posément sur le pare-brise en guise de signature. Pour manifester son
assentiment, Lucien appuya sa bouche à l’endroit précis où la pulpe
avait laissé en s’écrasant l’empreinte d’un fruit ouvert.
Déployant sa pèlerine, il lui fit signe de venir se réfugier contre lui
pour le suivre sur le chemin. Ils rejoignirent la maison sous des
trombes d’eau en pataugeant à contre-courant d’un flot de boue
impétueux.
424
Une fois qu’ils furent à l’abri, Lucien enveloppa Muriel dans une
immense serviette et l’installa devant un feu de cheminée. La jeune
femme grelottait tellement dans ses vêtements dégoulinants qu’elle se
laissa frictionner toute habillée sans se formaliser. Elle éprouva plus
que du réconfort à s’abandonner ingénument à la manipulation de
l’homme. Aussi épaisses qu’elles fussent, ses mains savaient palper un
corps avec égards. Glissant sans s’attarder sur le plaisir que suscitait la
chaleur irradiée, elles ravivaient au fond d’elle une émotion liée au
souvenir de sa mère. C’était la même douceur lorsque celle-ci essuyait
ses enfants après le bain. La sensation devint si forte qu’en fermant les
yeux, Muriel aurait pu l’entendre dire : « Te voilà propre comme un
sou neuf, ma chérie. »
Loin de soupçonner la résurgence qu’il provoquait, Lucien annonça
qu’il allait lui trouver des vêtements secs. Il avait atteint l’objectif
implicite de réchauffer ces formes féminines dont le galbe, perceptible
à l’œil nu quoiqu’atténué par la double épaisseur de la serviette et des
habits, s’était palpablement précisé au fur et à mesure qu’il en massait
les contours. Le mâle qu’il était n’aurait pu prolonger l’opération sans
trahir un émoi que stimulaient des découvertes toujours plus
charmantes. Aussi délectable fût-il, ce bourgeonnement n’en était pas
moins devenu envahissant. Il perturbait ses gestes sans nuire à leur
précision, au risque cependant de gâcher par une indécente ambiguïté
la candeur première qui les motivait.
Lorsqu’il lui tourna le dos, Muriel le fit virevolter en le retenant par le
bras. Avec le tact dont il venait de faire preuve et jugeant que l’étoffe
pouvait supporter une nouvelle imbibition, elle lui appliqua la serviette
sur le torse et remua les mains en sens giratoire dans l’intention
évidente de lui rendre la pareille. Inutile de préciser que dans
l’inversion des rôles, la règle tacite du « en tout bien tout honneur »
continuait à s’appliquer. Elle aussi savait palper un corps avec égards
lorsqu’elle en avait envie, en y apportant ce supplément de dextérité
qu’enseigne le métier de douanière.
Pouvait-on résister à une telle sollicitation sans passer pour un mufle
425
? Un tanguero digne de ce nom ne le peut pas. Il sait prendre l’initiative
aussi bien que l’accorder à sa partenaire. La jeune femme s’étant
obligeamment prêtée au jeu de l’homme, c’était à son tour de se laisser
faire.
Tandis que Muriel le frottait avec une délicatesse maternelle, il put à
loisir détailler une plastique dont il avait imaginé les courbes au
toucher. Celui-ci se précisait maintenant par transparence à travers la
robe et les sous-vêtements encore humides, qui adhéraient
impudiquement à sa chair. Ballotés par la course, giflés par la pluie,
caressés ensuite par la serviette et maintenant trépidants au rythme de
ses mains, les seins de Muriel conservaient de toute cette agitation une
turgescence qui en relevait benoîtement le museau. Les aréoles
circonscrites dans un renflement circulaire avaient cette couleur
violette et ce pédoncule allongé des figues mûres à point qui donnent
une irrépressible envie de croquer.
Lorsqu’elle s’accroupit pour lui sécher les jambes, les fesses de la
femme s’évasèrent sous la pellicule collante du tissu avec une
amplitude inégalée par l’homme dont l’étroitesse du postérieur ne
permettra jamais d’en exalter autant la rondeur. Lucien qui n’avait
jamais cessé de s’émerveiller de cette particularité de genre en fut
encore plus touché sur le coup. C’était la même posture qu’avait la
douanière la première fois qu’il l’avait rencontrée dans le train.
Penchée sur ses bagages avec un instrument qui clignotait tour à tour
vert et rouge il s’en souvenait, elle était alors vêtue du pantalon
règlementaire censé masculiniser l’apparence d’une fonctionnaire.
Malgré ce leurre, il lui avait sauté aux yeux qu’un déploiement de pulpe
aussi généreux ne pouvait être qu’un attribut féminin.
Non moins déterminant, un deuxième indice avait été la finesse de sa
nuque. Perceptible alors sous le chignon qui relevait sa coiffure, elle
l’était maintenant grâce à la serviette qui retenait ses cheveux. Offerte
en contre-plongée, la courbure de son cou n’avait rien perdu de son
élégance – pourquoi l’aurait-elle perdu ? se dit-il. Elle se trouvait cette
fois-ci mise en valeur par le dessin mouvant des épaules dont le
déploiement sinueux était entravé par les bretelles d’un soutien-gorge.
426
En un clin d’œil, Lucien repéra que le mécanisme était simple. Il
suffisait de deux doigts pour faire sauter l’agrafe située plus bas, sur
l’attache verticale entre les deux omoplates, et rendre à ce dos
l’harmonie de sa beauté nue.
Comme une évidence, il s’imposa alors à Lucien qu’il ne voulait pas
Muriel simplement comme partenaire pour danser. Il voulait cette
femme précisément, cette espiègle inconnue qui lui avait flanqué un
coup de pied à leur première rencontre et qui, par une pirouette du
destin, lui massait maintenant les mollets. Oui, c’est elle qu’il voulait.
Plus expressément, il la désirait, oh oui ! Avec une ferveur virile, il
désirait cette femelle-là. Il la désirait sur le champ, impérieusement,
toute affaire cessante, offerte à lui de son plein gré, sans négociation ni
compromis.
Après les semaines d’abstinence qu’il avait subies, excepté un
intermède fugace avec sa belle-sœur, on pouvait certes trouver le
phénomène banal. Néanmoins, plus qu’un crépitement abstrait des
sens, il s’agissait en l’occurrence d’une exaltation de l’âme, déclenchée
par une personne précise, de forme tangible, sans laquelle le désir
n’aurait pas été aussi sublime : ce n’était pas n’importe quelle femme,
c’était cette femme à nulle autre pareille qui le bouleversait.
429
lui décocha résolument un baiser.
Comme une évidence, il s’imposa alors qu’elle ne voulait pas Lucien
simplement comme partenaire pour danser. Elle voulait cet homme
précisément, cet inconnu traqué à qui elle avait décoché un coup de
pied à leur première rencontre et dont, par une pirouette du destin, elle
embrassait maintenant la queue. Oui, c’est lui qu’elle voulait. Plus
expressément, elle le désirait, oh oui ! Avec une ferveur femelle, elle
désirait ce mâle-là. Elle le désirait sur le champ, impérieusement, toute
affaire cessante, offert à elle de son plein gré, sans négociation ni
compromis.
Comme le pantalon n’était pas assez sec pour tomber de lui-même,
Muriel enroula l’élastique du caleçon autour de la ceinture pour
rabattre le tout jusqu’en bas des chevilles. Elle exécuta le geste avec
une précision qui exprimait sans détours son intention. Elle le fit avec
une habileté qui facilitait la réaction de Lucien. Un simple élan du pied
lui aurait suffi pour écarter les chiffons mouillés, mais il ne s’en
contenta pas et l’enjoliva d’un élégant voleo. Interprétant cette fioriture
comme un encouragement, Muriel se redressa pour lui enlever
nonchalamment le reste des vêtements.
Absorbé par le jeu des mains sur son corps, Lucien se laissa faire
sans barguigner ni trahir d’empressement, se bornant à exprimer son
approbation par de discrets déhanchements et quelques secousses
intervenant à point nommé. Figé dans un oblique garde-à-vous, son
phallus montrait une obéissance à une injonction qui le dépassait,
obéissance qu’on aurait pu trouver coupable de servilité si elle n’avait
été proportionnée au ravissement qui submergeait tous ses sens.
Lorsqu’il ne fut plus vêtu que du pansement qui lui ceignait la taille,
Muriel plongea son regard dans le sien en adoptant l’altière posture de
la milonguera émoustillée par l’appel du tango. C’est une convention qui,
au sein d’un bal, aurait signalé son envie de danser. Dans les
circonstances présentes où tous les deux n’entendaient d’autre
musique que celle unissant leurs âmes en silence, elle suggérait plutôt
une invitation à la déshabiller.
Bien que sur le qui-vive, El Pelo ne s’y trompa pas. S’abstenant
430
d’esquisser un abrazo qui pourtant le démangeait, il se tint effacé pour
permettre à Lucien de s’exécuter.
Ce fut une opération aussi délicieuse que de peler une pêche mûre.
Sous ses mains caressantes, le tissu se déplissait sans résister et les
vêtements encore humides se détachaient un à un avec un froissement
de baiser. Peu à peu, la peau de Muriel apparaissait, se révélant aussi
douce à voir qu’à toucher, tandis que les lignes de son corps
s’épuraient dans la clarté du jour. L’harmonie qui s’en dégageait était
exaltée par l’évidence ingénue d’un désir irradiant.
N’est-il pas aussi beau à contempler qu’à satisfaire le désir irradiant
d’une femme aimée ?
Bien sûr, elle n’était pas la première à gratifier Lucien de sa nudité en
prélude à un dépouillement plus intime encore. Cette fois-ci pourtant,
il fut particulièrement subjugué par la générosité de l’offrande qui lui
était faite. Il s’enjoignit plus que jamais de ne pas céder à une
précipitation pataude qui, sous le prétexte du rut, conduit l’homme
quatre-vingt-quinze fois sur cent à gâcher le sublime du moment. Au
comble de l’enchantement masculin où l’imminence se précise et la
rétention est un défi, il s’exclama : « Tu es ravissante ! »
Dès lors, ils consacrèrent le week-end à explorer sans ambages
diverses positions qui ménageaient la poignée d’amour de Lucien tout
en leur procurant une entière félicité. Aussi bien physique qu’idyllique,
leur entente put s’exprimer sur différents modes jusqu’au lundi matin.
Comme ils avaient du mal à se quitter, ils se promirent de se revoir au
plus vite. Avouant qu’il était détenu au domaine, Lucien invita Muriel à
venir le rejoindre quand elle le souhaitait. Il la prévint que ses allées et
venues seraient en permanence surveillées par la police, mais qu’en
dehors de cet inconvénient le lieu ne manquait pas d’attraits. Au fil des
visites que la jeune femme rendit au prisonnier, tous les deux apprirent
à suffisamment se connaître pour s’apprécier.
Lors d’une visite à Lucien, Muriel lui restitua l’aquarelle qu’il lui avait
confiée à la milonga de la Menuiserie. Elle lui apprit qu’elle n’avait pas
été exécutée par sa mère comme il le croyait, mais plus probablement
par le peintre anglais William Turner. La cote de l’œuvre sur le marché
de l’art était certainement très élevée.
La douanière avait eu l’idée d’appeler la galerie Tourneur au numéro
indiqué au verso de la peinture. La nouvelle gestionnaire s’était
immédiatement montrée très intéressée. Elle avait déjà entendu parler
du dossier sans en connaître le détail. Après avoir fouillé dans les
archives de la maison puis contacté Mme Tourneur, la fondatrice
maintenant retraitée, elle avait reconstitué le parcours de l’œuvre.
432
Quinze ans auparavant, Amélie Bérenger s’était présentée à la galerie
avec l’aquarelle qu’elle disait avoir dénichée dans une brocante de la
région. Plus exactement, elle avait acheté une vieille encyclopédie d’art
et c’est en la feuilletant qu’elle avait découvert la peinture insérée entre
deux pages à l’abri de la lumière. Les couleurs avaient conservé un
éclat exceptionnel. La facture était tellement éblouissante que Mme
Bérenger l’attribuait à un grand artiste, « l’égal d’un Turner » avait-elle
précisé. Elle souhaitait recueillir l’avis d’un spécialiste sur la question.
« Amélie avait l’œil et moi un sacré flair, avait raconté Mme Tourneur
à la jeune galeriste. J’ai aussitôt senti la découverte exceptionnelle, celle
qu’on espère chaque matin dans ce métier, ma petite, et que j’ai eu le
bonheur de vivre seulement deux ou trois fois dans ma carrière. Je fis
venir deux experts mondialement reconnus pour examiner cette
aquarelle, l’un de Paris et l’autre de Londres. Ça me coûtait bonbon à
l’époque mais j’avais l’intuition qu’il ne fallait pas se séparer du
spécimen s’il était bien l’œuvre d’un maître anglais comme le pensait
Amélie. Il s’avéra que toutes les deux nous avions raison. Après
examen sur place, les deux spécialistes que, fine mouche, j’avais pris la
précaution de convoquer séparément, reconnurent selon toute
vraisemblance la patte de William Turner. Le Français pensait que
c’était une peinture inachevée comme le maître aimait en réaliser à la
fin de sa vie, juste pour son plaisir. Il y avait selon lui de fortes
ressemblances dans les couleurs et le dessin avec des œuvres décrites
par le critique John Ruskin, qui sont actuellement conservées à la Tate
Britain et accessibles seulement aux professionnels. L’expert aurait
souhaité emporter l’aquarelle avec lui pour se livrer avec son équipe à
un travail plus minutieux d’authentification. Avant de partir, il me
conjura de rester discrète sur cette découverte et surtout de ne pas
faire voyager ce “trésor” en-dehors des frontières nationales. Bigre !
Voilà qui était plutôt encourageant. L’expert anglais fut encore plus
catégorique. L’aquarelle était le treizième sketch d’une série peinte par
Turner après 1840. L’œuvre était répertoriée dans l’Inventaire
Findberg 1909 sous le titre Roiling Waves Against the Wind. Pour lui,
c’était une “amazing discovery” parce que les historiens d’art
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considéraient cette pièce comme perdue. Elle avait été entreposée dans
une galerie du British Museum qui fut détruite lors du raid aérien du
10 mai 1941. Aucune œuvre d’art qui se trouvait là n’était censée avoir
survécu au bombardement… “except this precious, magnificent, little
jewel !” Il n’en croyait pas ses yeux, le gentleman. Il s’était même mis à
danser le twist sous mes yeux, puis il retrouva son flegme pour
annoncer : “Bien sûr, c’est propriété de l’État Britannique ; il faut
absolument le rendre”. Lui aussi voulait repartir avec l’aquarelle dans
ses bagages. Tu penses bien que j’ai refusé, ma petite, à lui comme à
l’autre. Ce fut le début d’un imbroglio diplomatico-culturel entre la
France et l’Angleterre. Les représentants de la Culture pour chacun
des pays s’arrogeaient le droit de classer l’œuvre dans le patrimoine
national avant même qu’elle ne fût authentifiée. Durant plusieurs
semaines, mon téléphone n’arrêta pas de sonner. On essayait de
m’amadouer des deux côtés avec des chiffres astronomiques. Des
commissaires-priseurs, de riches collectionneurs qui avaient eu vent de
l’affaire s’en mêlèrent. On me proposait des transactions secrètes de
gré à gré, voire d’organiser une vente aux enchères avec un gros
pourcentage pour moi-même et bien sûr pour Amélie en tant que
découvreuse de l’œuvre. On m’alléchait avec des estimations de la
valeur marchande qui montaient jusqu’à des dizaines de millions
d’euros. Tout cela restait fantaisiste tant qu’on n’avait pas la certitude
que l’aquarelle avait bien été peinte par Turner. La décision était entre
les mains d’Amélie. De son côté, elle voyait bien que cette affaire
partait en eau de boudin à cause du micmac administratif annoncé
entre la France et l’Angleterre. Elle refusa de pousser l’expertise plus
loin. “Une vieille femme comme moi n’a plus besoin de tout cet
argent. L’aquarelle est aussi bien dans mon atelier. À force de la
regarder, je finirai bien par m’en inspirer et tu pourras toujours venir la
contempler gratuitement”. Voilà ce qu’elle me disait, la pauvre chérie.
C’était une belle personne Amélie. Cette histoire avait scellé notre
amitié. Elle me manque beaucoup depuis sa disparition. Pour avoir la
paix, j’annonçai aux experts que la découvreuse dont j’avais préservé
l’anonymat avait disparu dans la nature avec l’objet de convoitise. Du
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coup, les choses se sont vite tassées. Elle souhaitait que l’affaire ne
s’ébruitât pas et surtout qu’elle ne parvînt pas aux oreilles de son mari.
Lui c’était un sale type imbu de sa personne et passablement détraqué.
Qu’elle me pardonne, ma libellule aimée, si jamais elle m’entend de là
où elle est. Elle n’acceptait pas que je parle mal du “patriarche”
comme l’appelaient ses proches. Il avait enfermé Amélie dans une
prison dorée, un vaste domaine juché en haut d’un village en bord
d’étangs, où il exerçait sa tyrannie. Les enfants s’étaient petit à petit
éclipsés, dont un, le fils cadet, le seul des trois qui ait mal tourné, était
parti à l’autre bout du monde pour se livrer à des voyouteries. Le père
voulait être l’unique sujet d’admiration, or plus personne ne
s’intéressait à lui depuis qu’il avait pris sa retraite. Privé du reflet
flatteur que lui renvoyait le miroir de ses responsabilités, dépouillé de
ses oripeaux professionnels, le mâle dominateur se retrouvait
pathétiquement nu et confronté à sa grande insignifiance. Il avait des
crises de violence incontrôlées. En-dehors de l’assistance médicale
qu’on lui prodiguait pour réguler ses humeurs, les seules visites à
domicile étaient pour Amélie. Cet imbécile-là, jaloux des amitiés qui
entouraient son épouse, s’entêtait à les dissuader en traitant les
visiteurs de haut ou en les indisposant par un comportement irascible.
Il avait toujours eu le nombril protubérant et, avec la vieillesse, la
tumeur ne dégonflait pas, bien au contraire. Moi il ne m’a jamais
impressionné avec son numéro au rabais de macho décati. J’avais
obtenu qu’il s’enfuît la queue entre les jambes chaque fois que
j’arrivais, en l’ayant traité une bonne fois pour toutes de petite tafiole,
injure infiniment crédible dans la bouche d’une lesbienne affranchie
comme moi, dont l’extrême beauté à un âge précoce a fait ramper plus
d’un homme à ses pieds. Amélie, qui était d’une délicatesse extrême,
s’abandonnait à une forme de mélancolie à la fin de sa vie. Bien que
son mari fût un être insupportable, elle lui restait attachée non par
devoir mais par quelque chose d’indicible. Elle avait pris conscience
que le bonhomme était dérangé sans pour autant cesser de l’aimer.
C’était une sainte à sa façon. Elle se distrayait du désagrément de sa
situation conjugale en se lançant à corps perdu dans des activités
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artistiques comme le jardinage ou la peinture. Grands dieux, quel
barbouillage ! Je ne lui cachais pas que ses toiles n’étaient ni faites ni à
faire. Je l’ai profondément aimée, mon papillon chéri. »
Lucien tomba des nues en écoutant le récit de Muriel. L’aquarelle que
lui avait léguée sa mère n’était pas de sa main à elle, mais de la patte
d’un étranger, Turner ou un autre, peu importait, c’était déconcertant ;
la toile perdait énormément de valeur à ses yeux. Même si le
prestigieux Turner pouvait être une consolation, il fallait bien se rendre
à l’évidence : il ne restait plus une seule peinture d’Amélie après la
destruction de son œuvre par son mari. Le cas était comparable à celui
de la civilisation élisyque dont les vestiges n’apparaissent plus qu’à
travers des vases peints par les Grecs. Pour Amélie, heureusement, il
subsistait encore son jardin.
Lucien aurait bien aimé rencontré en personne cette Mme Tourneur :
« Son témoignage me touche même s’il est partial. Il est très émouvant
en ce qui concerne ma mère et impitoyable à l’égard de mon père.
Dans ce qu’elle dit, il y a clairement de l’amour pour Amélie. Ça
n’autorise pas pour autant cette goudou à qualifier de “voyouteries”
mes activités en Argentine, ni même à traiter de “barbouillage” la
peinture de ma mère. »
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Chapitre 31
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rue. C’était un homme qui en imposait avec son costume impeccable
et sa rosette à la boutonnière, le genre à penser que la société a été
fabriquée pour lui et peuplée de gogos à son service. Imbu de sa
réussite, il en tirait une assurance qui lui donnait un certain charme.
De prime abord, il me la joua bonhomme pour obtenir un rabais
mais, avec moi, c’était à prendre ou à laisser. Plein aux as comme il
était, il méritait le tarif premium que je réserve aux clients VIP.
Comme j’explique à Marcel, il faut savoir maintenir la réputation de la
maison. Quand on entre dans l’agence, on ne fait pas appel à une
détective quelconque ; on met les pieds dans un club sélect qui sait
choyer ses membres.
Pour souhaiter la bienvenue à Bernard Bérenger, je le laissais lorgner
sur mes seins qui faisaient les beaux au creux de mon décolleté. C’était
le cadeau de la boutique.
Outre que le brave homme me proposait un travail digne d’intérêt,
l’acompte qu’il me versait rendait justice à ma virtuosité. Le contrat
stipulait que je devais reprendre un à un les éléments de l’affaire
Bérenger avec un scrupule qui, selon lui, avait manqué aux autorités
officielles. Il était indigné par la façon dont la police avait classé le
dossier après avoir expédié les recherches. Rien n’était résolu et les
conclusions auxquelles avait abouti le commissaire chargé de l’enquête
– un certain Magenta que je connaissais bien – lui semblaient erronées.
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« Autant chercher une aiguille dans une botte de foin », avait déclaré
Magenta mis sur la sellette.
Selon lui, Lucien Bérenger avait chargé l’embarcation de substances
explosives à dessein. La violente déflagration survenue avant
l’échouage le laissait supposer. C’était la dernière image fort
impressionnante prise par le drone avant que, déstabilisé par le souffle,
il ne fît la culbute dans les vagues. Attisé par le cers, le feu avait ensuite
littéralement dévoré la végétation de résineux desséchés par une
canicule précoce.
En fin de compte, l’incendie avait détruit le bateau et dispersé les
débris calcinés à plusieurs miles de l’île. Une équipe de plongeurs en
retrouva quelques-uns immergés au fond d’un tunnel sous la voie
ferrée et dans la vase d’un grau qui se jette à la mer.
Quant aux corps des Bérenger, à l’évidence, ils avaient été réduits en
cendres. Il n’en restait plus rien, à l’exception des deux puces que
Magenta se félicita d’avoir retrouvées. C’était lui qui les avait
programmées. On les avait immédiatement détectées parce que,
d’après lui, son système de surveillance était infaillible.
Les mouchards ne pouvaient être dissociés des corps dans lesquels
on les avaient implantés, à moins que ceux-ci ne fussent anéantis.
C’était précisément ce qui s’était passé. La présence de Smart home et de
Small Sister sur l’île était une preuve indiscutable que le père et le fils
Bérenger avaient bien péri là.
Magenta et moi, nous étions de la même promotion d’inspecteur.
Depuis que j’étais passée dans le privé, il nous arrivait d’échanger
quelques petits services « en off » et il m’était redevable de quelques
bons tuyaux. Il s’attendait à ce que le fils Bérenger ne se contentât pas
de ses conclusions et fît appel à un détective… une détective en
l’occurrence. L’ami Magenta trouvait amusant que ce fût moi. Il me
donna sa bénédiction en même temps que l’accès à toutes les pièces du
dossier.
Le commissaire considérait véritablement que toute la lumière avait
été faite par son enquête. Il savait que Lucien ne pourrait jamais lui
échapper. Le « petit flic » avait accompli sa mission avec succès, en
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dépit de l’acharnement qu’avait mis Bernard Bérenger à le dénigrer.
Le rapport de Magenta concluait au suicide du cobaye prisonnier,
doublé de l’assassinat du père. Il était clair que, désespéré à la fois par
sa propre détention et par l’état moribond du malade, Lucien Bérenger
avait décidé de les faire disparaître définitivement tous les deux. Sur sa
table de chevet, il avait laissé une enveloppe à expédier en Argentine,
contenant une lettre en forme de testament :
Ma chère fille,
C’est ici que s’arrête le cours de ma vie.
J’ai commis une erreur en retournant au pays natal. La société que j’ai
retrouvée a mal tourné en mon absence. L’État est devenu intrusif jusqu’à
la limite du tolérable. Il exerce son arbitraire en le masquant sous le faux-
semblant d’un paternalisme bienveillant. Prétendant dicter ce qui convient le
mieux à ton grand-père et moi, il nous condamne à un sort que nous ne
méritons pas. Privés tous les deux de notre libre arbitre, épiés dans nos recoins
les plus intimes et réduits à une condition dégradante, il ne nous reste que le
choix de partir en beauté. Je nous offre des funérailles dignes des plus grands
Vikings. Comme eux, notre âme s’envolera vers l’au-delà dans des volutes de
fumée.
Par cette lettre, je te lègue toutes mes vignes et le domaine de Saltaca.
Tu peux te reposer sur Luis pour organiser les prochaines vendanges. La
cuvée s’annonçait bonne et il sera un excellent mentor pour t’apprendre le
métier.
Ne lâche pas le tango, tu es en passe de devenir une admirable danseuse.
Je te serre contre moi et t’embrasse de tout mon cœur.
Ton papa qui t’aime.
Il y avait aussi un bristol sur lequel était écrit un poème :
Salut à toi la mort qui, frappant à la porte,
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Espérait rencontrer le maître des lieux.
Sur les eaux de l’étang, une barque l’emporte,
Et son âme embrasée s’envole vers les cieux.
C’étaient autant d’indices qui accréditaient les conclusions de
Magenta.
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que le cobaye prisonnier avait trouvé le moyen de se débarrasser de la
puce. L’ayant extrait de son organisme, il l’avait placée sur le père de
manière qu’après la désintégration de celui-ci, on la retrouvât à côté de
sa sœur jumelle. Son frère avait bien berné le commissaire.
Convaincu que celui-ci se fourvoyait depuis le début, mon client
avait essayé de faire pression en haut lieu pour orienter l’enquête
policière sur la piste du frère en cavale. Néanmoins, il avait perdu son
ascendant d’ordonnateur en arrêtant l’opération Small Sister. Magenta
avait obtenu carte blanche de sa hiérarchie pour mener les
investigations. C’était lui le patron maintenant. Il ne s’était pas privé de
le faire sentir au notable Bérenger qui le gratifia en retour d’un de ces
aphorismes dont il avait le secret : « À vouloir péter plus haut que son
cul, on manque vite d’oxygène ».
Ne pouvant plus compter sur la police, mon client s’était tourné vers
la presse pour faire entendre sa version des faits. Il trouva un écho
favorable auprès des journaux les plus avides d’offrir à leurs lecteurs
un feuilleton durable. Un criminel en fuite, c’était autrement plus
romanesque qu’un dépressif qui se suicide et ça promettait beaucoup
plus de rebondissements.
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Jacques Bérenger est un notable âgé atteint de la maladie d’Alzheimer. Placé
sous la tutelle de son fils Bernard, il a besoin d’une aide à domicile pour ses besoins
les plus élémentaires. Or, Bernard n’a pas le temps de s’occuper de lui. Il est
accaparé par un projet commercial visant à développer une chaîne de maisons de
retraite intelligentes. Ce sera un succès mondial, il en est sûr !
La réapparition de son frère jumeau Lucien tombe à point nommé pour régler
le problème de la tutelle.
Repris de justice exilé en Argentine, Lucien est appréhendé par la police à son
retour en France. Bernard joue de son influence pour éviter la prison à son frère et
obtient que la peine soit commuée en un travail d’intérêt général particulier : confiné
dans le domaine familial où habite le père Bérenger, le détenu doit assister le vieil
homme et servir de factotum au quotidien.
Une puce électronique implantée dans le corps de Lucien surveille ses
déplacements et collecte des informations sur son état biologique. C’est un mouchard
mais aussi un prototype expérimental destiné à être greffé sur les résidents des
maisons de retraite que Bernard cherche à promouvoir.
Les deux frères diffèrent par leur nature, leur expérience et leur conception de
la vie. L’un recherche la gloire dans la course au profit tandis que l’autre
s’émerveille de la beauté d’être au monde, sans l’encombrement d’une puce. Ils
s’affrontent sur l’accompagnement du père et l’avenir du domaine familial mais les
armes sont inégales…