FRANCE — LE DÉCONFINEMENT ANIMATION — RENCONTRE AVEC

VU PAR LA PRESSE ÉTRANGÈRE LE MAGICIEN HAYAO MIYAZAKI

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Grèce 5,20 € Italie 5,20 € Japon 850 ¥
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Andorre 5 € Autriche 5,40 €
No 1541 du 14 au 20 mai 2020

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Après la pandémie

CHANGER LES VILLES

Les métropoles sont les plus touchées

par le Covid-19. Comment les rendre
3’:HIKNLI=XUYZU]:?b@f@o@b@k";
M 03183 - 1541 - F: 4,50 E

à nouveau vivables ? Habitat, transports,

urbanisme… il faut tout repenser
 Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020 3

LES CHOIX
population, l’interconnexion
DE “COURRIER” facilitent la propagation du
CLAIRE CARRARD virus. En France, la région
parisienne a été classée en zone
Changer la ville rouge, et on voit bien que le
déconfinement y sera beaucoup
p.6 plus progressif qu’ailleurs.
Comment, dans des zones aussi
des parkings à Singapour,
mobilier urbain sans contact…
À plus long terme, les urbanistes
envisagent d’élargir les trottoirs,
de rendre les villes plus
horizontales, avec davantage
de maisons individuelles.
Les architectes, eux, devront
citadine qu’il faut repenser. de mortalité lié au coronavirus.
Le développement du télétravail En d’autres termes, la pollution
pourrait encore accroître les est un facteur aggravant
inégalités entre les quartiers les de la maladie. De cela aussi,
plus riches, “où les employés en
télétravail peuvent profiter d’une
il faudra tenir compte. Comme
il faudra réfléchir aux systèmes
off re abondante de restaurants, de gouvernance de ces
salles de gym…, et les quartiers mégalopoles. En Chine,

W
uhan, Milan, Paris,
Madrid, New York… les
grandes métropoles ont
été particulièrement touchées
par la pandémie de Covid-19.
Seront-elles durablement
transformées ? Comment vont-
elles s’adapter pour vivre avec
la menace du virus ? Dans
l’histoire, les épidémies ont
souvent laissé leur empreinte
sur les villes. Le choléra a ainsi
bouleversé le paysage urbain
à Londres, tout comme la peste
à Athènes, en 430 av. J.-C.,
“a profondément changé les lois
et l’identité même de la ville”, écrit
le Guardian. Qu’en sera-t-il
avec le Covid-19 ? C’est la
question que nous posons cette
semaine en une de Courrier
international. Dans les grandes
villes, la densité, la
circulation, les flux de
denses, peut-on concilier vie
quotidienne (travail, transports,
loisirs, sociabilité…) et
impératifs de distanciation sur
le long terme ? Les urbanistes
et tous ceux qui travaillent sur
les problématiques de la ville y
réfléchissent déjà. Ces dernières
semaines, la presse étrangère
s’est fait l’écho de projets
d’aménagements urbains liés
au coronavirus. Nous avons
réuni dans ce dossier une série
d’articles qui donnent une idée
de la façon dont les villes
pourraient (bientôt ?) redevenir
vivables. Ce ne sont que des
prémices, mais il y a des pistes
à creuser. Un peu partout,
des premières mesures ont
été annoncées : place aux vélos
à Milan, à New York, à Paris ;
à Vienne, un parc de la
distanciation sociale est
à l’étude ; fermes sur les toits
repenser l’intérieur même
de nos lieux d’habitation pour
les rendre compatibles avec
les nouvelles normes sanitaires.
Le confinement l’a montré :
dans les villes plus qu’ailleurs,
rester des jours coincé dans
des logements exigus, parfois à
plusieurs, devient vite intenable.
“On découvre le revers de vivre
dans un espace limité, écrit
la Süddeutsche Zeitung. Car
la ville n’est vivable – sans trop de
stress – que si les espaces de liberté
sont en nombre suffisant.” “Quel
sera l’héritage du Covid-19 ?
s’interroge le quotidien émirati
The National. Pour les
urbanistes, ce n’est pas le moment
de se demander ce qui va se passer,
mais plutôt ce que nous
souhaiterions voir se passer.” Le
problème, c’est que cette crise a
modifié nos habitudes de façon
si profonde que c’est toute la vie
moins bien lotis, où vivent les
catégories de travailleurs qui
ne peuvent pas rester chez eux”,
explique The National.
La méfiance envers
les transports en commun
pourrait aussi avoir de lourdes
conséquences. Le risque,
comme le prédit un journaliste
polonais, c’est d’assister au
retour en force de la voiture
individuelle et du chacun pour
soi, au détriment des services
publics. Et la voiture,
c’est la garantie de retrouver
des niveaux de pollution que le
confinement nous avait quelque pour améliorer la qualité de vie
peu fait oublier. Or une étude
de Harvard (encore non validée des plus complexes.
par un comité de lecture)
sur les États-Unis a conclu
qu’une légère augmentation
de l’exposition prolongée aux
particules fines entraîne une
forte augmentation du taux
l’utilisation des datas dans la
surveillance des citoyens s’est
encore accentuée avec
l’épidémie. Le problème se pose
aujourd’hui en Europe, et l’on
peut s’inquiéter des menaces
qui pourraient peser à terme
sur les libertés individuelles.
En 2050, l’ONU prévoit que
6,7 milliards de personnes
vivront dans les grands centres
urbains (soit 2,5 milliards
de plus qu’aujourd’hui,
qui viendraient s’ajouter
principalement en Asie et en
Afrique). L’équation à résoudre
dans les mégalopoles s’annonce
En couverture :
Dessin de Valero Doval/Ikon
Image, Royaume-Uni.
Homme à la baguette : dessin de
Côté paru dans Le Soleil, Québec.

Sommaire
FRANCE p.18 LES SOURCES
Le déconfinement Chaque semaine, les journalistes
de Courrier international
vu par la presse étrangère sélectionnent et traduisent des
articles tirés de plus de 1500 médias
Une zizanie finalement bien orchestrée pour le journaliste britannique John Lichfield sur The Local ;
CÔTÉ, QUÉBEC

du monde entier. Voici la liste

un déconfinement qui commence dans la méfiance et l’angoisse pour Radio-Canada. Plus optimiste, exhaustive des journaux, sites
la Süddeutsche Zeitung se demande si le plan français de déconfinement ne pourrait pas servir de modèle et blogs utilisés dans ce numéro :
à l’Europe avec ses zones rouges et vertes. Le quotidien allemand estime que cela pourrait amener
Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. Asahi
à la création d’un réseau de “zones vertes” dans l’UE pour aider le secteur touristique. Shimbun Tokyo, quotidien. Baodaozhe
(The Reporter) (twreporter.org) Taipei,
en ligne. The Christian Science Monitor
360° p.36-39 BRÉSIL p.24 Boston, hebdomadaire. Dziennik Gazeta
Prawna Varsovie, quotidien. Financial

Rencontre avec le magicien Jair Bolsonaro,

Times Londres, quotidien. G4Media
(g4media.ro) Bucarest, en ligne.
The Guardian Londres, quotidien. Jingji

Hayao Miyazaki le roi est nu Guancha Bao Pékin, hebdomadaire.

The Local (thelocal.fr), Stockholm, en
ligne. Mail & Guardian Johannesburg,
À 79 ans, le grand maître de l’animation japonaise refuse La démission de Sérgio Moro, son ministre hebdomadaire. La Nación Buenos Aires,
toujours de poser le crayon. Fin décembre, il a accordé emblématique de la Justice, a-t-elle porté quotidien. The National Abou Dhabi,
quotidien. The New York Times New
un entretien à l’Asahi Shimbun. Nous avons choisi le coup de grâce à sa présidence ? York, quotidien. El País Brasil São
de traduire pour vous cette parole rare. Le créateur Alors que les appels à sa destitution Paulo, quotidien. Piauí Rio de Janeiro,
des personnages de Totoro, Chihiro et Mononoké parle se multiplient, Jair Bolsonaro n’a pas mensuel. Süddeutsche Zeitung Munich,
quotidien. The Sunday Times Londres,
de ses projets, de l’évolution de son métier, du temps dit son dernier mot. Les analyses d’El País hebdomadaire. Undark (undark.org)
qui passe et de la nécessité de former la relève. Brasil et du magazine brésilien Piauí. Cambridge (Massachusetts), en ligne.
4. Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

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6-17. Changer la ville les reportages, les décryptages de la presse étrangère sur les répercussions ISSN no 1154-516X Imprimé en France/Printed in France
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93), Alexandre Lévy (Bulgarie), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède),
26. États-Unis. Les étrangère relaie aussi des nouvelles réjouissantes. Chaque jour, nous Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Joël Le Pavous (Hongrie), Romain Su (Pologne),
suprémacistes blancs en ordre tentons de dénicher ces pépites partout dans le monde. Si vous les
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Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Alda Engoian
de marche manquez, le week-end, on récapitule. Cette semaine : “Les Irlandais (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat
28. Hong Kong. Pékin sort lèvent des fonds pour aider les Amérindiens touchés par la pandémie”,
(chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Sabine Grandadam (chef de service,
Amérique latine, 16 97), Morgann Jezequel (Brésil), Martin Gauthier (Canada)
l’artillerie lourde “‘Girlfriend Reviews’, le couple de gamers le plus mignon de YouTube”…
Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin (Chine,
29. Inde. Des ressortissants 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Élisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong
en détresse enfi n rapatriés Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri

30. Afrique. Le continent Modern Love. “Après être devenue aveugle, (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe) Afrique Anna
Sylvestre-Treiner (chef de rubrique, 16 29), Sidy Yansané (Afrique de l’Ouest et
pourrait-il être épargné
il lui a fallu réapprendre à voir l’amour”
Afrique centrale), Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Économie,
16 47), Catherine Guichard (Économie, 16 04), Carole Lembezat (chef de rubrique,
par la pandémie ? Sciences et Signaux, 16 15), Magazine 360° Marie Bélœil (chef des informations, 17
31. Afrique du Sud. Les gangs Chaque semaine, la chronique phénomène du New York Times sur l’amour 32), Hugo Florent (16 74), Delphine Veaudor (16 76), Histoire Mélanie Liffschitz (16 96)

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Internationale, le média perdu la vue, a dû changer de regard sur son rapport aux autres.
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32. Sciences. Le confi nement “Un monde en colère” (anglais, allemand, portugais), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais),
Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois,
profite à la recherche Inégalités, urgence climatique, corruption, anglais), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol)
34. Économie. Et l’Europe patriarcat… Pendant des mois, sur toute la planète,
Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Isabelle Bryskier, Philippe
Czerepak, Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin Pôle visuel Sophie-Anne
s’est mise à aimer des peuples se sont soulevés pour réclamer Delhomme (responsable), Web design et animation Alexandre Errichiello (chef
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Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette Bernadette Dremière (chef
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de l’actualité les raisons de cette colère demeurent. Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Informatique Denis
Scudeller (16 84)
360° Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
36. Animation. Rencontre Téléchargez notre hors-série “Un monde en colère” au format PDF. fabrication, 45 35) Impression, brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes

avec le magicien Hayao Pour les modalités pratiques, rendez-vous p.35. Pour activer Ont participé à ce numéro Paul Blondé, Jean-Baptiste Bor, Léane Burtier, Cécile
Chemel, Anne-Françoise Cochet, Nicolas Coisplet, Emma Cypel, Maddalena
Miyazaki votre compte, p.23. Ce hors-série est également disponible à l’achat De Vio, Audrey Fisné, Astrid Mouget, Anne Romefort, Manon Talmant, Isabelle
40. Culture. Les mille vies sur nos applications iOS et Android.
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6. Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

à la une

changer la ville
Face au risque d’épidémie, les urbanistes vont devoir travailler sur les futurs
aménagements qui permettront aux citadins de réinventer leur vie dans des métropoles
particulièrement exposées aux virus. Comment concilier densification et nécessaire
séparation des habitants ? C’est toute la question : des modes de transport
à la généralisation du télétravail, du manque de balcons aux trottoirs élargis,
de l’utilisation (contestée) des données aux nouvelles solidarités, tour d’horizon
des réflexions en cours sur tout ce qui pourrait contribuer à rendre les villes
plus vivables et plus sûres d’un point de vue sanitaire.

Bienvenue dans
le laboratoire urbain
L’histoire le démontre, les épidémies ont laissé leur empreinte
sur les villes. La pandémie de Covid-19 ne devrait pas déroger
à la règle. Surveillance, distanciation sociale, réseaux d’entraide :
→ Dessin
le changement a déjà commencé. d’André da Loba,
Portugal.

—The Guardian Londres De la peste d’Athènes, en 430 avant J.-C., qui a

profondément changé les lois et l’identité même

D
ans l’esprit de beaucoup de gens, le quai
Victoria, qui longe la Tamise sur deux kilo-
mètres, incarne l’essence même de Londres.
Sur certaines des toutes premières cartes
postales envoyées en Grande-Bretagne, on
peut voir ses larges promenades et ses jar-
dins resplendissants. Le Metropolitan Board of
Works, qui a supervisé sa construction [1865-1870],
le présentait fièrement comme “un ouvrage d’ur-
banisme intelligent et intelligemment raffiné, comme
il sied à une ville marchande prospère”.
Or, ce quai, devenu indissociable de l’image
que nous avons de la ville, n’est ni plus ni moins
que le produit d’une pandémie. Sans une série
d’épidémies de choléra meurtrières dans le
monde au xixe siècle – dont une à Londres au
début des années 1850, qui a fait plus de 10
000 morts –, la nécessité d’un réseau d’assainis-
sement moderne n’aurait en effet jamais été mise
en évidence. Et le remarquable ouvrage d’art
[de l’ingénieur britannique] Joseph Bazalgette,
conçu pour évacuer les eaux usées de la ville
en aval, loin des réserves d’eau potable, n’au-
rait jamais vu le jour.
de la ville, à la “Mort noire” du Moyen Âge, qui a
chamboulé l’équilibre des classes dans les socié-
tés européennes, en passant par la vague récente
d’épidémies de fièvre Ebola en Afrique subsaha-
rienne, qui a mis en évidence l’interconnexion
croissante des villes hyper-mondialisées d’au-
jourd’hui, les crises sanitaires manquent rare-
ment de laisser leur empreinte sur les métropoles.
À l’heure où le monde continue de se battre
contre la propagation galopante du corona-
virus, confinant des millions de gens chez
eux et bouleversant notre manière de
parcourir nos villes, de les penser et
d’y travailler, certains se demandent
lesquels de ces accommodements
perdureront après la fin de la pan-
démie, et à quoi pourrait res-
sembler la vie d’après.
Une des questions les
plus pressantes auxquelles
les urbanistes vont se
être confrontés est
la contradiction
apparente entre
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
la densification – la tendance à la concentra-
tion, jugée indispensable pour réduire l’empreinte
écologique des villes – et la “désagrégation spa-
tiale”, c’est-à-dire la séparation des habitants,
qui est un des principaux outils utilisés à l’heure
actuelle pour lutter contre la transmission de la
maladie. “À l’heure actuelle, on réduit la densité
chaque fois qu’on le peut, pour une bonne raison”,
observe Richard Sennett, professeur d’urba-
nisme au Massachusetts Institute of Technology
(MIT) et conseiller de référence du programme
des Nations unies sur les villes et le changement
climatique. “Même si, dans l’ensemble, la densité
est une bonne chose : les villes denses consomment
moins d’énergie. Je pense qu’à terme nous allons voir
apparaître une contradiction entre les exigences
de santé publique et de préservation du climat.”
Pour Richard Sennett, nous reviendrons aux
habitations individuelles et à l’étalement urbain,
qui permettent aux gens de se rencontrer sans se
marcher dessus dans les restaurants, les bars et
les clubs – même si, au regard du prix astrono-
mique du foncier dans des grandes villes comme
New York ou Hong Kong, le succès d’un tel pro-
gramme reposera sans doute, aussi, sur la mise
en œuvre de réformes économiques d’envergure.
Ces dernières années, même si les villes conti-
nuent de se développer dans les pays du Sud sous
l’effet de l’exode rural, les villes du Nord prennent
la direction opposée, leurs habitants les plus
aisés profitant des outils de travail à distance
pour s’installer dans des villes de province ou à
la campagne, où le foncier est plus abordable et
la qualité de vie meilleure.
La “baisse du coût de la distance”, comme l’ap-
pelle Karen Harris, la directrice du service Macro
Trends du cabinet de conseil Bain, devrait s’ac-
centuer sous l’effet du coronavirus. De plus en
Pour Richard Sennett,
professeur d’urbanisme
au MIT, conseiller de l’ONU,
nous reviendrons aux
habitations individuelles
et à l’étalement urbain.
7
plus d’entreprises mettent en place des solutions
qui permettent à leurs employés de travailler de
chez eux, et les salariés commencent à s’y faire.
“Ce sont des habitudes qui ont de bonnes chances de
s’installer”, assure Karen Harris.
Les répercussions sur les grandes villes sont
potentiellement colossales. Si la proximité du
lieu de travail n’est plus un facteur déterminant
dans le choix du lieu de vie, par exemple, l’at-
trait de la banlieue diminue. Peut-être sommes-
nous en train de nous diriger vers un monde où
les centres-villes et les “nouveaux villages” recu-
lés prendraient de l’importance, pendant que les
banlieues traditionnelles péricliteraient.
Un autre effet possible du coronavirus est une
multiplication des infrastructures numériques
dans nos villes. La Corée du Sud, un des pays
les plus touchés par la maladie, est également
l’un de ceux qui affichent le plus faible taux de
mortalité, un exploit que l’on peut attribuer, en
partie, à une série d’innovations technologiques
– et notamment au traçage public (controversé)
des personnes infectées.
En Chine, les pouvoirs publics ont fait appel
à des entreprises technologiques comme Alibaba
et Tencent pour suivre la propagation du
Covid-19 et se servent du big data pour antici-
per l’émergence de foyers de transmission (lire
p.10). Si le gouvernement en conclut que les “villes
intelligentes” comme Shenzhen sont plus sûres
d’un point de vue sanitaire, on peut s’attendre
à une banalisation du traçage et de l’enregistre-
ment de nos faits et gestes en zone urbaine – et à
des débats houleux sur le pouvoir que ce type de
surveillance confère aux entreprises et aux États.
De fait, le risque d’un autoritarisme larvé – par
le biais de la normalisation, voire de la pérenni-
sation, des mesures d’urgence – devrait être au
cœur de nos préoccupations, prévient Richard
Sennett. “Si vous revenez en arrière et que vous
regardez les dispositions qui ont été prises pour
gérer les villes en période de crise, de la Révolution
française aux attentats du 11 septembre 2001 aux
États-Unis, vous vous apercevrez que bon nombre
d’entre elles ont mis des années, voire des siècles, à
disparaître”, poursuit-il.
Dans un contexte d’ethnonationalisme exa-
cerbé sur la scène mondiale, qui a vu la droite
populiste arriver au pouvoir dans quantité de
pays, du Brésil aux États-Unis, en passant par
l’Inde et la Hongrie, une des conséquences du
coronavirus pourrait être l’enracinement des
discours politiques exclusionnistes, appelant à
la création de nouvelles frontières autour des
zones urbaines – supervisées par des dirigeants
qui ont la capacité juridique et technologique (et
la volonté politique) de les ériger.
Par le passé, après des crises sanitaires de grande
ampleur, les communautés juives et d’autres
groupes mis au ban de la société, comme les vic-
times de la lèpre, ont été pris pour cible par la
population majoritaire. Les références de Donald
Trump au “virus chinois” laissent entrevoir que
cette pandémie pourrait à son tour entraîner ce
genre de stigmatisation sinistre.
Sur le terrain, les réactions au coronavirus ont
toutefois été très différentes d’une ville à l’autre
8. À LA UNE Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

dans le monde. Après des décennies d’éparpille-

ment, en particulier des jeunes urbains poussés
au nomadisme et précarisés par le coût exorbi-
tant des logements, la prolifération soudaine de → Dessin
groupes d’entraide – visant à organiser l’aide d’André da Loba,
locale au profit des plus vulnérables pendant le Portugal.
confinement – a rapproché les voisins par-delà les
tranches d’âges et les fractures démographiques.
Paradoxalement, la distanciation sociale a rappro-
ché certains d’entre nous plus que jamais. Reste
à savoir si ces groupes d’entraide survivront à la
fin du coronavirus au point d’avoir une incidence L’expression
significative sur la ville du futur. Cela dépendra,
en partie, des enseignements politiques que nous “RÉSILIENCE
saurons tirer de cette crise. URBAINE”
La vulnérabilité de beaucoup de citadins – Ouragans, inondations,
pas seulement en raison de la crise sanitaire, attentats, épidémies :
mais aussi de leur expérience de la ville au quo- le consultant Michael
tidien – apparaît au grand jour, comme les per- Berkowitz est un
sonnes âgées dans le besoin ou les travailleurs spécialiste des
catastrophes en tout
genre et “le gourou”
Paradoxalement, auquel les villes
la distanciation sociale peuvent s’adresser
a rapproché plus que jamais en cas de sinistre, écrit
le site CityLab.
certains d’entre nous. Ses missions reviennent
à développer
précaires ou indépendants qui n’ont pas de mate- et à renforcer ce qu’il
las financier sur lequel se reposer, et qui exercent appelle la “résilience
pourtant un travail dont nous dépendons tous.
Le fait de voir la société comme un collec-
tif plutôt que comme un agglomérat d’indivi-
urbaine” et qu’il définit
comme “l’aptitude
ou la capacité
Abou DhAbi Préfigure
dus cloisonnés pourrait conduire l’opinion à
réclamer davantage de mesures intervention-
nistes visant à protéger les citoyens – une ten-
qu’a une ville à survivre
et à rebondir après
un désastre, quel qu’il
lA cité De DemAin
dance à laquelle les gouvernements pourraient soit”. Les compétences
avoir du mal à résister, puisque la crise du coro- à mobiliser sont
navirus les a déjà poussés à renoncer à la pri- diverses : de bonnes
mauté du marché. infrastructures qui VU dEs émirAts ArAbEs UNis Plus décentralisées,
Les hôpitaux privés subissent d’ores et déjà des favorisent la mobilité,
pressions pour ouvrir leurs lits aux personnes des communautés plus souples, mais aussi plus inégalitaires ? The National a interrogé
dans le besoin, sans frais supplémentaires. À soudées où les voisins des urbanistes sur l’héritage que pourrait laisser le Covid-19.
Los Angeles, des sans-abri ont investi des loge- veillent les uns sur Leur verdict ? Les mégapoles émiraties vivraient déjà dans l’avenir.
ments vacants, avec le soutien de certains par- les autres, un tissu
lementaires. Cette tendance marquera-t-elle le économique varié
pas une fois la crise passée, ou bien l’intérêt de et un bon système
la collectivité continuera-t-il de primer sur celui de gouvernance. “Pour —The National Abou Dhabi de santé publique, la mise en place de logements
des entreprises – par exemple via un encadre- plus sains et meilleur marché ainsi que la création

ment plus strict des loyers ?
Nous n’avons pas la réponse à ce jour, mais
les nouvelles interconnexions inattendues qui
fleurissent dans nos villes sous l’effet de la pan-
démie offrent peut-être une raison d’être opti-
mistes. “On ne peut pas faire abstraction du facteur
humain, observe Karen Harris, et, en règle générale,
c’est tant mieux.” Pour Richard Sennett, il n’est pas
impossible que nous soyons en train d’assister à
un bouleversement des rapports sociaux urbains.
“Les citadins se découvrent certaines aspirations
dont ils n’avaient pas conscience jusque-là, analyse-
t-il, des aspirations à plus de contacts humains, à
tisser des liens avec des gens différents d’eux.” Reste
à savoir si cette évolution de la vie citadine sera
aussi durable que le réseau d’assainissement de
Joseph Bazalgette sous le quai Victoria.
—Jack Shenker
Publié le 26 mars
A
construire la résilience,
l’enjeu est de lier u cours de ces dernières semaines, nous
des objectifs différents”, avons tous exploré nos logements jusque
détaille Michael dans leurs moindres recoins. Alors que
Berkowitz. Par exemple, nous apercevons enfin le bout du tunnel
quand vous cherchez et que le monde tente de se remettre de la
à améliorer pandémie, une question se pose : à quoi
la gouvernance ressembleront désormais nos communautés ?
d’une ville, “comment Bien que nos structures soient toujours debout
stimulez-vous après cette crise mondiale et le traumatisme de
la confiance des l’isolement et des conséquences économiques
administrés, de façon de l’épidémie, il est toujours possible de recons-
que, en cas de crise, truire le monde.
ils écoutent et suivent L’histoire des épidémies – de la peste rava-
les conseils de leurs geant Athènes dans la Grèce antique à la grippe
élus ?”. espagnole après la Première Guerre mondiale –
nous montre que ces crises ont toujours été por-
teuses de bouleversements sociétaux. Elles ont
été à l’origine d’un rééquilibrage entre classes
sociales et ont permis l’émergence de politiques
de nouveaux parcs ou espaces publics.
Quel sera l’héritage du Covid-19 ? Pour les
urbanistes, ce n’est pas le moment de se deman-
der ce qui va se passer, mais plutôt de s’interro-
ger sur ce que nous souhaiterions voir se passer.
Des balcons plus grands, des rues aménagées
pour laisser plus de place aux piétons et aux
cyclistes, plus de coopération au sein des com-
munautés, la transformation de commerces en
résidences familiales : voici quelques-uns des
changements qui, d’après les spécialistes, pour-
raient se mettre en place dans les années à venir.
“La difficulté aujourd’hui est de ne pas penser
la résilience urbaine uniquement en fonction du
risque épidémique, car cela nous ferait aboutir
à de fausses solutions, explique Huda Shaka,
directrice associée du groupe britannique
Arup et membre du conseil d’administration
d’Emirates Green Building Council. La menace
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
pourrait être d’ordre économique ou climatique,
toutes sortes de choses.”
Cela ne signe en aucun cas la mort des métro-
poles. Si, à court terme, les spécialistes s’at-
tendent à observer un léger exode vers les
campagnes ou une plus grande préférence pour
les maisons particulières, le phénomène de
l’urbanisation devrait se poursuivre à l’échelle
mondiale. D’après les Nations unies, près de
2,5 milliards de personnes pourraient venir
s’ajouter aux populations des mégapoles asia-
tiques et africaines d’ici à 2050.
Pour tirer leur épingle du jeu en cette période
d’incertitude, les grands centres économiques
vont devoir rester flexibles. “Il faut toujours
donner plus de souplesse aux communautés, aux
gouvernements et aux systèmes de santé.”
“Infrastructures douces”. Shaka a pu constater
que dans son pays natal, la Jordanie, les réseaux
communautaires n’ont pas été en mesure de
relever le défi de la crise alimentaire et d’appro-
visionner les plus vulnérables en eau et en den-
rées alimentaires. Ce n’est pas l’armée qu’il faut
déployer auprès des communautés pour leur
livrer des colis alimentaires comme cela a été
fait en Jordanie, explique-t-elle. Le gouverne-
ment aurait dû pouvoir s’appuyer sur des réseaux
locaux “entièrement connectés et fonctionnels” pour
savoir “où se trouvaient les personnes les plus vulné-
rables, comment les contacter, ce dont elles avaient
besoin, afin de pouvoir les aider”. Cette pandémie
pourrait faire émerger de meilleurs réseaux, ce
que Shaka appelle des “infrastructures douces”.
Jens Aerts, urbaniste de New York et collabo-
rateur de l’Unicef et du Bureau de l’urbanisme de
Bruxelles, est du même avis. Il s’intéresse beau-
coup à l’idée de “santé urbaine”, qu’il s’agisse de
la manière de se préparer à une épidémie ou de
s’adapter à l’afflux d’équipements numériques
susceptibles de rendre les villes moins gour-
mandes en énergie.
“Nous ne pouvons pas retourner à la situation
‘normale’ d’avant”, explique-t-il. Il estime qu’il
n’est pas possible de réaménager les transports
publics des villes pour garantir les distances sani-
taires définies par l’Organisation mondiale de la
santé, qui préconise de maintenir 1,5 mètre d’es-
pace entre les gens. Il recommande de redessiner
les cartes des villes pour y faire une plus large
place aux piétons et aux cyclistes et proposer une
vision plus complète des environs.
Après cette expérience de distanciation sociale,
peut-être les gens auront-ils envie de “davan-
tage de grands balcons et d’espaces collectifs”, se
dit Aerts.
Pour Bill Fulton, directeur du Kinder Institute
for Urban Research à l’université Rice et ancien
maire de Ventura, en Californie, l’épidémie de
Covid-19 ne fera qu’accélérer des dynamiques
émergentes dans notre façon de travailler et de
nous rendre au bureau. Mais elle pourrait éga-
lement aggraver les inégalités sociales et éco-
nomiques. Maintenant que nous avons appris à
être productifs depuis la maison, la pratique du
télétravail et la demande en espaces de cowor-
“Nous ne pouvons pas
retourner à la situation
‘normale’ d’avant.” Il faut faire
plus de place aux cyclistes et
aux piétons.
Jens Aerts,
URBANISTE À NEW YORK
king vont exploser. Autrefois repaires pour mil-
léniaux bien dotés, les espaces de coworking
vont se déplacer des centres-villes vers la péri-
phérie pour accueillir un public plus âgé de tra-
vailleurs avec enfants, explique Fulton. “Mais
les gens qui ne peuvent pas travailler de chez eux
[…] doivent se rendre sur un lieu de travail spéci-
fique et ils sont généralement moins bien payés.”
De quoi créer un dangereux fossé entre les
quartiers les plus riches, où les employés en télé-
travail peuvent profiter d’une offre abondante
de restaurants, salles de gym et autres salons
consacrés à l’esthétique, et les “quartiers moins
bien lotis, où vivent les catégories de travailleurs qui
ne peuvent pas rester chez eux”. “Nous avons déjà
observé ce mouvement par le passé et il est tout à fait
possible que la tendance s’accélère”, reconnaît Fulton.
“La vie en ville pourrait bientôt ressembler à
ça : davantage d’anciens commerces reconvertis
en résidences familiales, plus de bars et de restau-
rants, plus de cafés et de services de soin à la per-
sonne (coiffeur, manucure, salle de sport, studio
de yoga) – et un bien meilleur contrôle du parking
sauvage pour faciliter l’accès d’un nombre crois-
sant de camions de livraison.”
Pour certains, cette vision de l’avenir semble
toutefois lointaine – voire complètement erronée.
“Nous sommes toujours en train d’éteindre l’incen-
die”, explique Reuben Abraham, directeur → 10
CHANGER LA VILLE. 9
Décryptage
La densité urbaine, coupable idéal
Les grands centres urbains Tandis que le City Journal note
sont davantage touchés par que “la vitesse de contamination
la pandémie mais permettent dans les régions rurales est
une réponse efficace en temps du même ordre que dans les villes
de crise. Plus que la densité de plus denses”, le New York
population, ce sont des gestions Times rappelle que “des zones
locales souvent défaillantes à la population aussi dense ou
qu’il faudra reconsidérer. plus dense que New York, comme
Singapour [qui a finalement
Les villes sont par définition déclaré le confinement le 7 avril],
“l’absence d’espace matériel ou Hong Kong, ont réussi
entre les gens”, comme à se contenter d’une politique
les décrit l’économiste de dépistage précoce et d’une
de Harvard Edward Glaeser. surveillance électronique”
“Leur succès dépend de ce des contaminés. Devant la forte
rapprochement physique qui est augmentation des populations
désormais dangereux pour notre urbaines – selon l’ONU,
santé”, ajoute The City Journal. 6,7 milliards de personnes
Mais, relève le trimestriel en 2050, contre 4,2 milliards
new-yorkais consacré en 2019 –, “la lutte contre
à l’urbanisme, “la densité les épidémies demande une bonne
de population ne serait pas gestion municipale couplée
un facteur déterminant de à une solide organisation sociale
la vulnérabilité d’une ville face qui protège les plus vulnérables”,
au Covid-19. La propagation des estime le City Journal. “La densité
épidémies dépend des problèmes est plus mortelle aux États-Unis
sanitaires déjà existants, de son en raison des ratés de la gestion
organisation sociale et de la locale […]. L’Amérique des villes
qualité de la gestion municipale.” n’a pas réussi à protéger les
“D’un point de vue pratique, populations sensibles à temps […];
la densité facilite de nombreuses les seules mesures possibles ont
choses utiles en cas de difficultés”, été des confinements draconiens
abonde le New York Times. qui ont aggravé la situation
“La densité permet de transporter budgétaire de nombreuses villes.
beaucoup de gens en même Le nombre très élevé de décès en
temps. Elle favorise des logements Amérique est la conséquence de la
moins chers. Elle crée des réaction trop lente des élus locaux,
environnements où les gens et de leurs politiques.” Pour penser
peuvent se déplacer à pied et l’avenir, plaide le New York Times,
où les enfants peuvent jouer. Elle il faudra réconcilier “les avantages
permet de mutualiser les risques. de la densité pour une société
La ville est une force pour les saine avec ses inconvénients
grands hôpitaux publics et, grâce en cas de pandémie. Que se
à elle, nos dispositifs de sécurité passera-t-il si nous perdons de vue
sont plus solides. Elle permet ses bénéfices – y compris actuels
de limiter les émissions polluantes.” – pour n’en voir que les dangers ?”
90 %
D’USAGERS EN MOINS 
dans le métro new-yorkais du 4 au 11 avril, par rapport à la même
semaine en 2019. L’avenir s’annonce difficile pour la Metropolitan
Transportation Authority, l’équivalent local de la RATP parisienne, déjà
minée par les dettes et le sous-investissement avant la crise. Épicentre
de l’épidémie de Covid-19 aux États-Unis, New York restera durablement
marqué par la crise, constate The New York Times. Le quotidien
égrène les indicatifs qui montrent “combien le coronavirus change
la ville” : explosion du nombre de chômeurs, baisse de la quantité
de déchets collectée, baisse de la consommation d’électricité le matin,
hausse des plaintes pour nuisances sonores, baisse de la pollution.
10. À LA UNE Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

9 ← exécutif de l’IDFC Institute, un groupe d’ur-

banistes installé à Bombay qui conseille le gou-
vernement indien dans sa gestion de l’épidémie.
Avec 1,3 milliard de personnes assignées à rési-
dence, l’Inde a organisé la plus grande opération → Dessin
de confinement de la planète. d’André da Loba,
“J’espère sincèrement que tout cela aboutira à Portugal.
une décentralisation du gouvernement. Certaines
villes, notamment les mégapoles, sont plus grandes
que des pays entiers. Il est insensé de supposer que
les besoins de Bombay puissent être soumis à l’ap-
probation de Delhi, de même qu’il est fou d’assujet-
tir les besoins de la ville de New York à l’autorité de
Washington, affirme Abraham. Si New York avait
pu organiser sa propre réponse à l’épidémie, sa réac-
tion aurait été beaucoup plus rapide et efficace. Nous
ne savons pas encore comment l’épidémie de Covid- dANs Nos
19 va changer notre façon de nous déplacer ou de
ArChiVEs
travailler, mais ce que l’on voit clairement, c’est que courrierinternational.com
les autorités de proximité sont précieuses dans de
pareilles circonstances.” depuis plusieurs
En fin de compte, à quoi pourrait ressembler la années, Courrier
ville du futur ? Cette ville gérée de manière indé- international
pendante où les avantages de la vie urbaine se a régulièrement publié
des articles sur
l’utilisation massive
“Ce qu’on voit clairement, des données en chine,
c’est que les autorités notamment en matière
de proximité sont précieuses de surveillance.
voici une sélections
dans de pareilles circonstances.” d’articles à retrouver
Reuben Abraham,
sur notre site :
À la tête d’un groupe d’urbanistes qui
“Comment le
conseillent le gouvernement indien
Xinjiang est devenu
le laboratoire
mêlent à ceux d’un réseau social solidaire de high-tech du
banlieue ; une ville où des parcs et des plages contrôle social”,
publiques ont été aménagés non loin de loge- une enquête du Wall
ments bon marché et accessibles grâce à des appli- Street Journal,
cations de partage de vélos, et où le télétravail et janvier 2018.
l’e-commerce sont en plein boom. “Dans le ventre
Honnêtement, cela ressemble un peu à cer- du Big Data en Chine”,

Utiliser les datas pour vivre

tains quartiers de Dubaï ou d’Abou Dhabi. Sauf une enquête
qu’avec une population par nature fluctuante, de Duanchuanmei
les Émirats arabes unis (EAU) – où près de (The Initium), mai 2018.

avec le virus
80 % des habitants sont issus de l’immigration – “L’échec du système
souffrent parfois d’un trop faible sentiment d’ap- de surveillance
partenance, précise Shaka. Et cela influe sur les chinois face
réseaux sociaux informels et essentiels qui per- au coronavirus”,
mettent aux communautés de prospérer, notam- Ming Pao, janvier 2020.
ment en cas de crise.
A lire aussi :
Notre réponse collective au Covid-19 pourrait
“3 millions VU dE ChiNE Depuis le début de l’épidémie, l’informatisation
changer tout cela. “La vaste majorité de mes com- des services publics et privés s’est accélérée. Ce mouvement des villes
de caméras surveillent
patriotes ont choisi de rester aux EAU pendant la
pandémie”, a déclaré l’ambassadeur américain
Shanghai”. revue intelligentes doit s’amplifier si nous voulons nous protéger
de presse, août 2019. durablement, estime ce journal économique chinois.
aux EAU la semaine dernière.
“En Chine,
L’émergence d’initiatives à l’échelle nationale
la reconnaissance
dans les secteurs du bénévolat et des services à
faciale s’invite
la communauté ainsi que l’instauration de mini-
dans les salles
mums garantis dans l’approvisionnement alimen- —Jingji Guancha Bao Pékin Cette crise sanitaire d’ampleur mondiale
de classe”. revue
taire et sanitaire de chaque résident pendant la se répand toujours à ce jour. Pour contrer son
de presse, septembre
pandémie contribuera à renforcer ce sentiment avancée, l’espèce humaine est en alerte, elle

D
2019.
d’appartenance, conclut Shaka. “Il est très facile ans la lutte contre l’épidémie, nous
de ne remarquer que les changements très tangibles”, sommes déjà passés par plusieurs modes :
dit-elle. Mais il se passe peut-être quelque chose d’abord, l’attaque en force, puis la guerre
de plus fondamental et essentiel aux EAU. de position. S’il faut désormais évoluer
—Kelsey Warner vers la guerre d’usure, qu’allons-nous
Publié le 27 avril faire, vous et moi ?
est confrontée à une grande épreuve.
Actuellement, les certificats de santé sous la
forme de QR codes [vérifiés à la montée dans
les trains et bus longue distance et à l’entrée
de nombreux bâtiments publics] et les ser-
vices dématérialisés sont déjà très utilisés
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
dans le contrôle et la prévention de l’épidé-
mie, à l’heure de la reprise du travail et de la
production. Il est peut-être temps d’en dres-
ser un petit bilan intermédiaire. Les mégadon-
nées (big data), l’informatique en nuage (cloud
computing), l’intelligence artificielle sont cen-
sées rendre nos villes plus “intelligentes” et
“embellir” nos vies. Alors, dans notre quoti-
dien de plus en plus numérique, quel usage en
avons-nous fait ?
L’expression “ville intelligente” est sur toutes
les lèvres depuis déjà un certain temps. Elle fait
partie intégrante de la communication urbaine;
c’est le grand slogan des sociétés Internet, et
elle fait des apparitions partout, depuis les rap-
Pour rendre une ville
intelligente, il faut abattre
les murailles entre les services
gouvernementaux et éliminer
les îlots informatiques isolés.
ports de travail gouvernementaux, jusque dans
les campagnes de promotion du capital-risque.
Plus de 500 grandes agglomérations de Chine
disent s’apprêter à rendre leurs villes “intel-
ligentes”. Cependant, et c’est désastreux, il
y a loin de la coupe aux lèvres. On a l’impres-
sion qu’il s’agit de paroles en l’air, et que les
gens ordinaires sont peu concernés.
Mais cette fois-ci, la situation est quelque
peu différente. Nous venons de traverser une
grande épreuve hors du commun, au cours de
laquelle plusieurs méthodes et concepts de la
“ville intelligente” ont été mis en pratique.
Depuis l’éclatement de l’épidémie [dont l’exis-
tence a été officialisée le 21 janvier], la plupart
des métropoles à l’exception de Wuhan ont pu
continuer à fonctionner normalement. Les pla-
teformes proposant des services pour la vie
quotidienne ou permettant une transmission
rapide de l’information ont vu leur développe-
ment exploser, les familles confinées les utili-
sant pour satisfaire bon nombre de besoins de
leur vie quotidienne.
L’obligation d’éviter les contacts a créé iné-
luctablement une forte demande pour des
échanges de nouvelles et des mises en rela-
tion. Ce n’est que grâce au commerce et au
paiement électroniques, ainsi qu’à la généra-
lisation d’Internet, que nous avons pu nous
adapter à notre nouvelle existence marquée
par le poids accru du numérique en temps
de coronavirus. Même les personnes âgées
peu habituées aux achats en ligne ont appris
à faire leurs courses sur le web. Malgré cela,
PARIS 89 FM
DANIEL DESESQUELLE
CARREFOUR DE L’EUROPE
DIMANCHE 18H10
au début de l’épidémie, nous avons connu une
phase de rodage.
Par exemple, pour retrouver les personnes
ayant été en contact proche avec un cas diagnos-
tiqué de Covid-19, les technologies n’étaient au
début pas au point. Autre exemple, la réparti-
tion des dons matériels faits au profit de Wuhan
n’a pas bien fonctionné dans un premier temps.
Mais nous avons ensuite appris de nos erreurs,
et grâce aux outils informatiques, nous avons
su procéder à une rapide répartition et éviter
des fautes commises précédemment dans la
distribution des fournitures médicales.
La responsabilité du contrôle de l’épidémie
fait peser une énorme pression sur les épaules
de nombreuses autorités locales. Pour éviter les
incidents et améliorer l’efficacité des mesures,
le recours à des outils informatiques est la
seule solution face à la nécessité de concilier à
la fois la reprise du travail et la prévention de
l’épidémie. Peu habitués au départ à ces outils
et peu conscients de leurs possibilités, nous
nous mettons à les utiliser volontiers en nous
montrant très coopératifs, et notre fonction-
nement social et économique tend à devenir
plus “intelligent”. L’épidémie nous a donné dans
ce domaine une occasion précieuse que, fort
heureusement, nous n’avons pas laissé passer.
Bons d’achat. Depuis longtemps, faire
entrer dans la vie du citoyen ordinaire cette
notion de “ville intelligente”, promue à coups
de présentations PowerPoint et de simula-
tions 3D époustouflantes, a toujours été le
souhait des professionnels concernés. Parmi
les difficultés rencontrées, les plus impor-
tantes ne sont pas d’ordre technologique
mais administratif.
En effet, pour rendre une ville intelligente, il
faut d’abord abattre les murailles informatiques
qui séparent les différents services gouverne-
mentaux et éliminer les îlots informatiques
isolés. C’est ainsi que les “hirondelles” du big
data ne s’attarderont plus seulement devant
le hall d’entrée des familles influentes, mais
entreront aussi dans les maisons des gens ordi-
naires [allusion à un célèbre poème de la dynas-
tie Tang], et seront un moyen de résoudre les
problèmes de gouvernance de la société.
Actuellement, de plus en plus de villes dis-
tribuent des bons d’achat sous forme déma-
térialisée pour relancer la consommation en
ville. Voilà un exemple typique d’application
du concept de “ville intelligente”.
Parvenir à collecter et analyser les données
issues de différents canaux pour favoriser de
bonnes prises de décisions fondées sur des
jugements exacts, telle est la vocation première
CHANGER LA VILLE. 11
du “City Brain”. Force est de constater que la
construction d’une “ville intelligente” ne se
résume pas à la mise en place d’outils infor-
matiques, mais qu’elle passe surtout par une
évolution des mentalités, pour un partage
spontané des données afin d’élever le niveau
de gestion des services publics et d’accroître
la capacité de la ville à réagir dans l’urgence.
“Faire davantage circuler les informations
pour économiser les pas du public” est une
formule souvent entendue qui prend tout son
sens en cette période d’épidémie.
Elle est également la réponse à la question
posée : si nous sommes obligés de cohabiter
durablement avec le virus, en lui livrant une
longue bataille, nous n’avons d’autre choix que
SOURCE de rendre nos villes “intelligentes”.
—Song Fuli
JINGJI GUANCHA Publié le 3 avril
BAO
Pékin
Hebdomadaire
380 000ex.
www.eeo.com.cn Tendance
Cet “Observateur
économique” se donne
pour but de suivre
Cabines sur bitume
l’actualité pour ●●● Les cabines de plage risquant
un lectorat doté de rester vides, c’est de cabines
d’un sens critique. de test du Covid-19 dont il devrait
Par sa volonté falloir se satisfaire cet été. Inspirés
de participer à la d’un dispositif imaginé en Corée du Sud,
réflexion des hommes ces stands permettent aux médecins
qui font le dynamisme de s’entretenir avec leurs patients
de l’économie chinoise, et de les examiner derrière une vitre
en proposant une ligne de protection, ainsi que de réaliser
éditoriale “critique les prélèvements sur écouvillon grâce
et rationnelle”, aux gants inclus dans la paroi qui
il se pose en concurrent dépassent de la cabine. Ces “drive-in
des journaux les plus pour piétons”, comme les surnomme
avancés du sud le magazine américain Fast Company,
de la Chine. Créé en devraient bientôt essaimer dans
avril 2001 au Shandong, nos paysages urbains. À New York,
il s’est, depuis, un cabinet d’architecture planche
implanté à Pékin, sur un prototype pliable en aluminium
où résident la plupart pouvant se déployer sous une tente
de ses auteurs. devant les hôpitaux les plus surchargés
en fonction des besoins. En Israël,
à Tel-Aviv, ou en Inde, à Bombay,
des organisations de santé proposent
également ces tests destinés aux
patients symptomatiques. À Bangkok,
près de 200 cabines téléphoniques
ont déjà été transformées en cabines
de test par la société thaïlandaise
des télécommunications, rapporte
le Bangkok Post.
La radio mondiale en français
et 13 autres langues
@CarrefourEuropet
12. À LA UNE Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

Les services pubLics

survivront-iLs à La crise ?
Désaffection pour les transports en commun et investissements
collectifs rendus inaccessibles aux usagers : la nouvelle normalité sera
marquée par une montée de l’égoïsme, avance ce journaliste polonais.

Dziennik Gazeta Prawna Varsovie – en réduisant les dessertes. Cela découragera

encore plus les passagers.

I
l est naturel qu’en période de crise les gens
se tournent vers l’État. Toutefois, j’émets
l’hypothèse qu’une fois passé le pic de l’épi-
démie, la tendance sera à l’exact opposé et
conduira à la privatisation de nouveaux sec-
teurs de l’économie tout en approfondissant
l’individualisation des conditions de vie. La
nouvelle normalité ne rappellera pas du tout
le socialisme, mais une dystopie dans laquelle
la solidarité aura laissé la place à la domina-
tion de l’intérêt personnel.
L’un des premiers services publics à avoir
ressenti l’effet destructeur de la fermeture
des économies a été celui des transports en
commun. Déjà avant la crise, ils n’étaient pas
en grande forme puisque selon l’Observatoire
des politiques urbaines IRMiR, plus de la moitié
des habitants des seize aires métropolitaines
polonaises n’ont accès à aucun arrêt de trans-
port public dans un rayon acceptable.
En raison de la fermeture de l’économie et
des limitations imposées à l’usage des trans-
ports, les villes sont passées aux horaires de
vacances pour réduire les pertes. À Cracovie,
où les recettes hebdomadaires des ventes de tic-
kets sont passées de 8 millions à 600 000 zlotys
[environ 130 000 euros], les bus et les tram-
ways ne circulent pratiquement plus qu’aux
heures de pointe. Si quelqu’un doit se déplacer
à un autre moment de la journée, il lui reste la
voiture individuelle, le taxi ou son propre vélo
– interdit pendant plusieurs semaines par le
gouvernement, l’usage des vélos en libre-ser-
vice a finalement été réautorisé le 6 mai.
Évidemment, avec le dégel de l’économie et
de la vie sociale, les transports en commun vont
progressivement retrouver un rythme normal.
Cependant, combien de personnes proprié-
taires d’une voiture vont de nouveau la laisser
au garage ? Il est difficile d’inciter les Polonais
à recourir au transport public, ils préfèrent
la voiture même quand ils doivent passer des
heures dans les bouchons. À cela s’ajoutera la
peur d’être contaminé par le coronavirus, qui
devrait se maintenir à un niveau plus ou moins
important jusqu’à l’année prochaine. Je fais donc
l’hypothèse que la fréquentation des transports
en commun va diminuer et que les municipali-
tés y réagiront comme elles le font d’habitude
Pour le plus grand bonheur de nombreux par-
tisans de l’instruction à domicile, le travail à dis-
tance touche aussi les écoles : enfin, les enfants
peuvent se former sous l’œil vigilant de leurs
parents qui, comme on le répète souvent en
Pologne, savent le mieux ce qui est bon pour
leurs petits chéris.
Le revers de la médaille est cependant l’ex-
trême croissance de l’inégalité des chances.
Premièrement, les différences en capital maté-
riel, ne serait-ce qu’en équipement informatique,
font que les enfants de foyers aisés bénéficient
de conditions bien plus confortables pour
apprendre. Deuxièmement, dans l’enseigne-
ment à distance, l’influence des parents et de
leur propre niveau de formation augmente.
Il n’est pas exclu que le rôle de l’enseignement
public diminue, alors qu’il s’agit du meilleur
Pourquoi prendre soin
des espaces communs comme
les piscines publiques et les parcs
si y accéder devient plus
difficile, voire impossible ?
instrument d’égalisation des chances que nous
connaissons. Cela conduirait à une explosion
des inégalités économiques. Si la crise sani-
taire devait se prolonger pendant des années, la
classe moyenne [en Pologne, le terme désigne
en réalité la classe aisée, qui a accès au mode de
consommation des classes moyennes des pays
plus développés] commencera à faire pression
pour réduire les dépenses consacrées à l’ensei-
gnement public car elle remplira elle-même
cette fonction. Les enfants de familles riches
s’en sortiront, mais pas ceux de familles plus
pauvres, même s’ils sont talentueux.
Avec le temps, de plus en plus de voix deman-
deront l’abandon de la politique de confine-
ment généralisé au profit de l’isolation des
seuls groupes dits “à risque”, comme les per-
sonnes atteintes de maladies chroniques et,
surtout, les seniors. Les signaux annonçant
un tel changement sont déjà visibles. Le confi-
nement forcé des personnes âgées limitera de
façon extrême leur présence dans la vie sociale
et fera disparaître de l’ordre du jour politique
des questions importantes pour elles comme
la revalorisation des retraites et le finance-
ment du système de santé.
S’il semble qu’on entende surtout pour le
moment des revendications étatiques, pro-
gressistes et sociales, selon moi, la “nouvelle
↑ Dessin normalité” à venir déclenchera très vite des pro-
d’André da Loba, cessus complètement opposés. Pourquoi prendre
Portugal. soin des espaces communs comme les piscines
publiques et les parcs si y accéder devient plus
difficile, voire impossible ?
Nous commencerons alors à miser davantage
sur des stratégies d’existence individuelles ou
familiales, car, en période d’isolement social,
notre niveau de vie dépend de notre propre
débrouillardise et de celle de nos proches.
L’explosion de l’individualisation et du fami-
liarisme sera aussi meurtrière pour la soli-
darité sociale que le coronavirus pour les
gens. La nouvelle réalité pandémique ne
sera probablement pas aussi spectaculaire
que les dystopies cyberpunks des livres de
William Gibson [auteur de Johnny Mnemonic
et du Neuromancien, qui a inspiré la trilogie
cinématographique Matrix], mais elle pourra
être presque aussi cauchemardesque.
—Piotr Wójcik
Publié le 24 avril
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
Tous à vélo !
La crise sanitaire donne
des arguments aux adversaires
de l’automobile. Comme Paris
ou Milan, de nombreuses villes
européennes misent sur
la bicyclette pour permettre
aux citadins de circuler sans risque.
A
u revoir les automobiles !” La formule est
du magazine américain Forbes, en fran-
çais dans le texte. C’est en ces termes
que le bimensuel a salué la décision,
annoncée le 29 avril par la mairie de
Paris, de réserver aux vélos la rue de
Rivoli, au cœur de la capitale. Une première
mesure qui a été suivie d’autres. Dans le cadre
du plan de déconfinement de la ville, ce sont en
tout 50 kilomètres de rues qui ont été trans-
formés en pistes cyclables. Depuis le 11 mai, le
Changer la Ville. 13
boulevard Saint-Michel ou le tunnel de l’Étoile,
entre autres, sont devenus le domaine de la
petite reine.
La tentation
De telles initiatives ne sont pas l’apanage de
la France. De par le monde, nombreuses sont
les municipalités qui voient le vélo comme le
En bref
LE MÉTRO,
de La campagne
parfait moyen de transport en ces temps de dis- QUELLE PHOBIE !
tanciation sociale imposée : moins anxiogène “Oserons-nous un jour
que le bus ou le métro, la bicyclette ne pollue reprendre le métro ?” Vu d’allemagne Beaucoup
pas, à l’inverse de la voiture – et ne provoque Cette question que de citadins, à Paris notamment,
pas de bouchons. “Dans certaines villes, l’évolu- lance le site UnHerd, pourraient choisir de déménager.
tion n’est que temporaire”, constate Condé Nast beaucoup de citadins
Traveler. Oakland, en Californie, “a réduit l’ac- se la posent alors
cès à 10 % de ses rues (120 kilomètres environ) que s’esquisse
aux seuls véhicules d’urgence, pour laisser plus le déconfinement. —Süddeutsche Zeitung Munich (extraits)
de place aux vélos et aux piétons”, rapporte le
I
“Jusqu’à ce qu’un
magazine de voyage. New York, quant à elle, a vaccin soit mis au point l devrait être inscrit au patrimoine natio-
aménagé 65 kilomètres de rues pour le mois de – dans un an ? Deux nal. L’embouteillage du vendredi soir et du
mai. Les trottoirs ont été élargis pour laisser ans ? –, ceux qui vont dimanche soir fait partie du rituel hebdoma-
davantage de place aux passants, et des pistes se déplacer vont daire des Parisiens depuis trois générations.
cyclables ont fait leur apparition. redouter les transports Jean-Luc Godard lui rendait déjà hommage en
De notre côté de l’Atlantique, où la pro- publics bondés. 1967 dans son film Week-end, sorte de gigan-
motion du vélo s’inscrit souvent dans une Et à juste titre, tesque concert de klaxons d’une heure et demie.
politique de long terme pour dissuader les reconnaît le site Sauf que l’heure de gloire de l’embouteillage aux
citadins de prendre le volant, ses effets s’an- londonien. À la date portes de Paris appartient peut-être au passé.
noncent plus durables. “Les villes européennes du 3 mai, plus Parmi les conséquences, durables ou tempo-
réduisent la place accordée aux voitures dans de 100 employés raires, de l’épidémie de coronavirus, on peut citer
l’après-coronavirus”, titre le site spécia- des transports étaient une inversion des déplacements entre les maisons
lisé CityLab. Comme d’autres publications, décédés du coronavirus de ville et les maisons de campagne. Les agences
aux États-Unis, 39 immobilières d’Île-de-France sont unanimes :
à Londres.” UnHerd depuis quelques semaines, la demande pour
Fin avril, Milan, l’une des villes propose plusieurs des maisons de campagne explose. Les clients
pistes aux ne recherchent pas des maisons de vacances à
les plus touchées par municipalités la mer ou à la montagne mais plutôt des vieilles
la pandémie, a transformé pour éviter que trop fermes, des gares désaffectées, des granges, des
35 kilomètres de routes d’habitants ne soient chapelles ou d’anciens monastères pour habi-
en voies piétonnes ou cyclables. tentés d’emprunter ter à la campagne, sans être trop loin de la ville.
leur voiture pour Agent immobilier, Patrice Besse dit recevoir près
se rassurer. Promouvoir de soixante appels par jour pour des maisons
il cite en exemple le cas de Milan, en Italie.
Cette ville, l’une des plus polluées d’Europe,
et aussi l’une des plus frappées par l’épidé-
mie de Covid-19, a lancé fin avril ce que le
la marche et le vélo,
décourager le recours
à la voiture, limiter
le nombre de taxis
de campagne, soit le double d’il y a deux mois.
Certaines négociations qui traînaient depuis
des mois ont abouti en quelques jours, confirme
un collègue. Deux millions de foyers – familles
quotidien britannique The Guardian présente et de VTC. Mais aussi ou personnes seules – déménagent en France
comme “l’un des plus ambitieux plans euro- “redonner confiance chaque année, parmi lesquels un dixième pour-
péens de réattribution de l’espace urbain”. La aux usagers” en rait choisir de s’installer durablement en dehors
mesure phare du programme Strade Aperte prenant les mesures de la ville, et notamment hors de la capitale.
(“Routes ouvertes”) est la transformation de de nettoyage Le rythme des déplacements hebdomadaires
35 kilomètres de routes en voies piétonnes nécessaires ne s’est pas seulement inversé. Dans la situation
ou cyclables au cours de l’été, pour accom- et en veillant à ce que d’exception que nous vivons aujourd’hui, un nou-
pagner la phase 2 du déconfinement et la suffisamment de bus veau mode de vie se dessine pour les classes pri-
montée en puissance espérée de l’économie. et de métros circulent vilégiées qui ont les moyens et le genre de métier
Des mesures analogues sont prises à Rome, pour que chacun leur permettant de travailler à distance. Les pré-
à Berlin, à Barcelone, à Budapest. “Seront-elles à bord puisse garder requis avant d’acheter une maison de campagne
maintenues une fois que la menace du coronavirus ses distances. Et si les concernent l’accès aux transports, la fiabilité de
aura diminué ? Ce n’est pas clair, mais elles sont très rames et les bus la connexion Internet et la proximité d’écoles et
significatives, analyse CityLab. Elles montrent que d’hôpitaux de qualité.
manquent, ne pas
le vent tourne. Avant que le Covid-19 ne se répande à craindre de faire appel Réduits à l’état de simples refuges, les appar-
la surface du globe, beaucoup de villes européennes à des opérateurs tements parisiens ne serviraient plus que deux
œuvraient déjà à réduire la place des voitures. Si privés tels qu’Uber ou trois jours par semaine pour le travail. Et
de tels changements aident aussi les villes à être et consorts, l’humoriste de la Belle Époque Alphonse Allais
opérationnelles après la levée du confinement, cela susceptibles de fournir verrait enfin sa plaisanterie devenir réalité : on
prouverait que ces politiques ne sont pas des lubies sans délai bus et construira les villes à la campagne. Paris se vide
d’urbanistes, mais un moyen durable et pratique de minibus. et le vide autrefois bucolique de la campagne se
construire un avenir post-pandémie qui soit vivable. remplit. En tant qu’outils naturels de régulation,
Et c’est un objectif que toutes les villes du monde les embouteillages avaient aussi du bon.
doivent atteindre.” —Joseph Hanimann
—Courrier international Publié le 28 avril
14. À LA UNE Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

Chez soi,
être mieux
L’architecture et l’agencement
de nos habitations sont un autre
facteur clé pour lutter contre
la propagation des épidémies.
Voici ce qui pourrait changer
dans nos maisons et appartements.

S
i Lloyd Alter devait construire une maison
maintenant, il veillerait à ajouter un équi-
pement inhabituel : un lavabo dans le ves-
tibule”, écrit CityLab. Interrogé par le
site spécialisé, Lloyd Alter, spécialiste de
l’histoire du design et ancien architecte
de profession, s’en explique : “L’entrée est une
zone de transition entre l’extérieur et l’intérieur,
où vous laissez vos affaires sales et où vous vous
lavez les mains avant de pénétrer dans la maison.”
De tels lavabos vont-ils se multiplier à l’en-
trée des logements, tout comme les distribu-
teurs de gel hydroalcoolique à la porte des
édifices publics et des magasins ? Il est trop
tôt pour le dire. Mais alors que la pandémie de
Covid-19 a mis la planète à l’arrêt et qu’on nous
promet une multiplication des épidémies sur
les décennies à venir, architectes et designers
imaginent déjà comment vont devoir évoluer
l’agencement et l’aménagement de nos habi-
tations. Une première piste de réflexion porte
sur la qualité de l’air dans nos logis. Des filtres
plus performants et une meilleure aération
seront nécessaires pour limiter notre exposi-
tion aux maladies infectieuses, écrit le maga-
zine Fast Company. Les lampes germicides à
rayons ultraviolets pourraient se généraliser.
“Dans l’avenir, la technologie devrait nous aider
davantage. Des capteurs seront développés, qui
permettront en temps réel de détecter des virus
sur des surfaces. Ils pourront être utilisés pour
avertir les occupants ou pour déclencher des puri-
ficateurs d’air.”
Sur le site Dezeen, l’architecte ukrai-
nien Sergey Makhno assure quant à lui que
les maisons, même petites, devront être privi-
légiées par rapport aux gratte-ciel, pour limiter
les contacts en cas de nouvelles quarantaines.
Il imagine des habitations autosuffisantes en
eau et en énergie, davantage compartimentées
(finis les espaces multi-usages genre lofts) –
et dotées d’un bureau en bonne et due forme
pour accompagner l’essor du télétravail.
Tous ceux qui ont été confinés dans des stu-
dios ou des logements exigus accueilleront avec
soulagement ces propositions, pour certaines
inspirées par le mouvement survivaliste. Elles
→ Dessin
d’André da Loba,
Portugal.
“Dans l’avenir, des capteurs
seront développés, qui
permettront en temps réel
de détecter les virus sur
les surfaces.”
Le magazine Fast Company
ne sont toutefois pas compatibles avec tous les
budgets et vont à l’encontre des efforts actuels,
sur fond de pression démographique et d’ex-
plosion urbaine, pour limiter l’étalement cita-
din. Mais des adaptations seront nécessaires.
À une échelle plus modeste, CityLab s’in-
terroge sur l’évolution de nos salles de bains. Cri du cœur
Depuis le XIXe siècle, le soin apporté à l’hy-
giène, conjugué à la peur des épidémies, a
beaucoup fait évoluer leur design, tout autant
Jamais sans mon balcon
que la généralisation de l’électricité et de l’eau ●●● Linda Poon, journaliste à CityLab, parle d’expérience
courante. Elles sont devenues toujours plus lorsqu’elle avertit les architectes qu’ils ne pourront désormais
blanches, toujours plus épurées et fonction- plus dessiner d’immeubles sans balcons. La jeune Américaine
nelles. Quelles innovations seront introduites a passé le confinement dans un appartement au quatrième étage,
dans les années qui viennent ? Le site spécia- avec la fenêtre de son salon pour seule ouverture sur la verdure.
lisé envisage entre autres la multiplication des Elle avoue comprendre tout à fait ceux qui, “logés dans
salles d’eau dans les maisons et appartements des habitats peu lumineux, jurent désormais sur les réseaux
(à chaque chambre la sienne, idéal pour limi- sociaux que plus jamais ils n’habiteront dans un appartement
ter les échanges de germes), et le retour des sans balcon”. Elle l’assure : “Les balcons sont le symbole
bidets. En cas de pénurie de papier toilette, de nouvelles formes de liberté : celle de se confiner sans se sentir
ceux-ci seraient très utiles. pris au piège, et celle de profiter de l’air frais sans craindre
—Courrier international de respirer un air contaminé.”
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
FACE À LA PANDÉMIE,
L’INNOVATION S’IMPOSE
De Minneapolis à Singapour ou encore Amsterdam, quelques
projets en cours ou à l’étude pour faciliter la vie des citadins.
Traverser
sans presser
●●● Appelés “beg buttons” en anglais,
les boutons-poussoirs pour demander
l’arrêt des voitures aux passages
cloutés ont été désactivés par
certaines villes, dont Minneapolis
aux États-Unis, Calgary au Canada
ou Prague en République tchèque.
La circulation programmée et alternée
a été mise en place à ces intersections,
là où il fallait auparavant
impérativement appuyer pour espérer
traverser. L’objectif, indique l’édition
tchèque du magazine Forbes, éviter
à des dizaines de doigts de toucher
le même bouton pour éviter d’attraper
ou de transmettre le virus. Mais aussi
pour redonner la priorité aux piétons,
qui n’auront plus à “supplier” (beg)
pour traverser la route. Les piétons
d’abord, les voitures après.
Mon garage
est une ferme
●●● Des fermes urbaines sur les toits
des parkings des immeubles à loyers
modérés : c’est l’une des pistes
explorées depuis le début du mois
par Singapour pour accroître
la production agricole locale, rapporte
le Strait Times. L’approvisionnement
alimentaire est un problème de longue
date dans la cité-État, qui importe
90 % de ce qu’elle consomme.
Des programmes étaient déjà lancés
pour diminuer cette dépendance.
Ils ont dû être accélérés face aux
risques de pénurie causés par
la pandémie. Un fonds de 30 millions
de dollars singapouriens (19 millions
d’euros) a été débloqué en avril,
rapporte le quotidien de Singapour.
Il doit aider les agriculteurs locaux,
sur les six à vingt-quatre prochains
mois, à optimiser leur production
en œufs et en légumes grâce
aux nouvelles technologies. Il doit
aussi financer l’identification
et la conversion de lieux en nouveaux
espaces cultivables au cœur de la ville.
Hauts,
les hôpitaux
●●● Tous les ans, le site d’architecture
américain eVolo organise un concours
qui récompense les projets de gratte-
ciel les plus innovants. Très attendu,
le palmarès 2020 a été dévoilé
le 20 avril. Signe des temps, c’est
le projet de tour-hôpital des designers
chinois D Lee, Gavin Shen, Weiyuan Xu
et Xinhao Yuan qui a été primé cette
année parmi les 473 propositions
reçues. Epidemic Babel est une
construction en kit qui peut être érigée
en moins de cinq jours pour faire face
à l’urgence d’une épidémie. Une
structure en acier, légère et facilement
transportable, sert de charpente
sur laquelle viennent se fixer
des modules préconstruits que l’équipe
soignante choisit en fonction
de ses besoins. Selon ses concepteurs,
le dispositif serait moins cher et plus
rapide à construire que les hôpitaux
préfabriqués actuellement déployés
en Chine.
Vert  de la Britannique Kate Raworth, traduit
solitaire
●●● Chris Precht, un architecte
de Salzbourg, a imaginé un espace vert
taillé sur mesure pour limiter les risques
de contamination et permettre
les déambulations en période
de confinement. Conçu à l’origine pour
un terrain vague de la ville de Vienne,
mais transposable ailleurs, son projet
baptisé “Parc de la distance” (en français
dans le texte) “entraîne les visiteurs
comme dans un labyrinthe, dans
une promenade solitaire le long
de chemins parallèles, séparés par
des haies”, décrit Fast Company. Un seul
visiteur par couloir, pour un parcours
estimé à vingt minutes par personne. 
Que les promeneurs décident de jouer
le jeu de l’immersion dans la nature
ou préfèrent jeter un œil par-dessus
la haie, une chose est sûre : “Ils gardent
en permanence une distance de sécurité
entre eux”, précise le magazine américain.
Des bureaux
sans contact
●●● Conçus avant l’épidémie,
ils préfigurent ce que pourrait être
l’architecture post-coronavirus.
À Chardja, aux Émirats arabes unis,
viennent de sortir de terre des bureaux
“sans contact” futuristes, dessinés
par le cabinet Zaha Hadid Architects.
Dans ce bâtiment construit en bordure
du désert pour l’entreprise de gestion
des déchets Bee’ah, “les employés
n’auront que rarement besoin de
toucher quelque chose pour se déplacer,
explique The Guardian. Les portes
s’ouvriront grâce à des détecteurs
de mouvement et à la reconnaissance
faciale”, et tout le reste pourra être
commandé depuis son smartphone :
les ascenseurs, les stores, l’éclairage,
la ventilation, même la machine à café.
L’architecte Arjun Kaicker estime que
la distanciation sociale conduira
également à dessiner “des couloirs
et des portes plus larges”, “beaucoup
plus d’escaliers” et des tables de bureau
plus grandes.
Le donut
salvateur
●●● Pour sortir les villes de la crise
provoquée par le coronavirus,
“la magie ne marche pas, mais
peut-être qu’un donut fera son effet”,
s’amuse Quartz. Début avril,
la municipalité d’Amsterdam a annoncé
qu’elle s’inspirerait, pour son plan
de relance économique, d’un ouvrage
en français sous le titre La Théorie
du donut. L’économie de demain en 7
principes (éd. Plon). Le cercle intérieur
du donut rassemble les besoins
CHANGER LA VILLE. 15
individuels listés comme fondamentaux
par les Nations unies (accès à l’eau
potable, à l’éducation, à la santé…).
Le cercle extérieur figure les contraintes
écologiques. L’objectif est de mitonner
la pâte à beignets qui lie au mieux
ces exigences. Amsterdam compte ainsi
miser sur “la réduction des déchets
et le recyclage”, pour évoluer vers
une économie circulaire d’ici à 2050,
détaille Dutch News. Plus de
200 projets sont à l’étude. L’un d’entre
eux, mené avec les professionnels
du bâtiment et les boutiques
de seconde main, consisterait
à “collecter la peinture au latex non
utilisée et à la conditionner pour
la revente”, écrit le site.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Un air de dystopie postapocalyptique
dans la cité des Anges, une sérénité
retrouvée à Venise, un turbulent silence
dans la capitale libanaise : pour Camille
Ammoun, en ces temps de confinement,
les villes, vidées de leurs habitants,
sont vidées de leur sens.
En complément de ce dossier, retrouvez
sur notre site le très bel hommage
aux villes de l’écrivain libanais publié
dans l’Orient-Le Jour : “Los Angeles,
Venise, Beyrouth : l’âme des villes
au temps du coronavirus”.
← Dessin
d’André da Loba,
paru dans
therumpus.net,
Portugal.
16. À LA UNE
Rendre la cité vivable
Le coronavirus frappe plus durement les villes que les campagnes.
Il transforme en handicaps ce qui faisait leur attrait et leur réussite.
Peut-on imposer la distanciation sociale sans tuer la vie citadine ?
s’interroge ce quotidien allemand.
—Süddeutsche Zeitung Munich
A
vant l’arrivée du coronavirus, quand
on parlait des avantages de la vie en
ville, on faisait référence à la densité,
à la proximité. Le concept englobait
tout ce qui faisait l’attrait des villes
jusqu’à aujourd’hui : les rencontres et les
échanges qu’elles permettent, le poids écono-
mique qu’elles concentrent en leur sein, l’offre
de loisirs – cinémas, théâtres, musées, zoos…
Les entreprises surfaient sur ce dynamisme
et l’alimentaient à leur tour. Le monde s’ur-
banisait à une cadence inédite dans l’histoire,
chacun y voyant une promesse de réussite. La
promesse de la ville, c’était le rapprochement
des gens et les possibilités qui en découlaient.
C’est fini. La proximité des autres est deve-
nue dangereuse. Pour certains, elle est même
mortelle.
Si le coronavirus ne fait aucune différence
entre les villes et les campagnes, il frappe bien
plus durement les villes. Ce n’est pas lié uni-
quement à la taille des métropoles, qui aug-
mente le risque de contamination et fait des
villes les épicentres de la pandémie. Cela tient
surtout à ce qui fait la ville, à son essence. La
ville est conçue pour l’interconnexion, pour la
circulation du plus grand nombre possible de
personnes, de biens et de services, si possible
24 heures sur 24.
C’est la recette de son succès, et ce depuis
qu’elle existe. Voilà plus de cinq mille ans,
Uruk, la première mégapole du monde, dans
le sud de la Mésopotamie, où cohabitaient
25 000 personnes dans un espace restreint,
fonctionnait sur le même principe que New
York aujourd’hui. Car les villes ont toujours été
d’abord et avant tout des centres de négoce.
Toutes les mégapoles d’aujourd’hui ont été, au
départ, des plaques tournantes des échanges
économiques. La plupart ont été bâties autour
d’un port, toujours avec la promesse d’optimi-
ser les affaires. Cela n’a pas échappé au pou-
voir politique, qui s’est positionné bien en vue
au cœur de chaque métropole. La vie publique,
c’était le cœur battant de la ville.
On a beaucoup écrit [durant les premières
semaines de l’épidémie] sur l’impression irréelle
qui émane des villes désertées. Le New York
Times a montré ces métropoles vidées de leurs
habitants dans un photoreportage, de Londres
à New York, en passant par São Paulo, Delhi,
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
Bangkok et Munich, écrivant : “Ces clichés
exhalent le romantisme des ruines.” Ça peut sem-
bler exagéré, mais, en réalité, ce vide irréel,
aussi beau puisse-t-il paraître sur le moment
– bien avant le coronavirus déjà, les photo-
graphes d’architecture effaçaient les passants
de leurs clichés pour révéler les bâtiments dans
toute leur pureté –, est le signe de leur déclin.
Car ce vide détruit ce qui faisait tourner les
villes jusque-là, en premier lieu leur économie.
Le petit commerce et la restauration vivent des
passants. Voilà ce qui semble des années-lumière,
l’actuelle architecte-conseil de la ville de Munich,
Elisabeth Merk, a surnommé “les rez-de-chaussée
de la mort” les petits commerces qui ont pignon
sur rue, parce qu’il faut énormément de passage
pour qu’un troquet, une librairie ou une bou-
tique de mode enfant puisse tourner. Face à la
flambée des loyers dans les villes, c’était un exer-
cice de haute voltige que d’essayer de surnager
financièrement, même avant l’arrivée du virus.
Aujourd’hui, beaucoup ignorent s’ils pourront
relever le rideau après le confinement, nonobs-
tant toutes les promesses d’aides financières.
L’innovation aussi marque le pas. C’est en
effet dans les endroits qui brassent beaucoup
de monde, où différentes couches sociales se
télescopent, se parlent, nouent des contacts,
“Une ville fonctionne
à la manière d’une étoile
dans sa façon d’attirer
les gens à elle et d’accélerer
les interactions.”
Luis Bettencourt,
urBAnIStE Au SAntA fE InStItutE
que naissent les inventions. Si la ville rend les
gens créatifs, c’est surtout parce qu’elle leur
offre la proximité géographique nécessaire. Luis
Bettencourt, urbaniste au Santa Fe Institute [au
Nouveau-Mexique, aux États-Unis], a comparé
cette faculté des villes aux processus à l’œuvre
dans l’univers : “Une ville fonctionne à la manière
d’une étoile. Sa façon d’attirer les gens à elle et d’ac-
célérer les interactions sociales et la création est com-
parable à celle dont les étoiles attirent les masses et
brûlent d’un éclat toujours plus ardent à mesure
qu’elles grossissent.”
Cette énergie se retrouve aussi dans les arts.
Bien sûr, il s’est toujours trouvé des peintres,
Singapour
Un chien robot
des musiciens, des architectes ou des écrivains
pour fuir à la campagne en quête de créativité.
Mais, dans l’ensemble, la culture, c’est l’affaire
patroUilleUr des villes. Pas seulement parce qu’elle y trouve
Il doit être “une sorte une scène, mais aussi en raison de l’inspiration
d’ambassadeur des que les métropoles apportent aux artistes. Les
distances de sécurité” villes nous apprennent également à supporter
dans le contexte de l’autre. Dans un plaidoyer pour la ville ouverte,
l’épidémie de Covid-19, le sociologue américain Richard Sennett écrit
explique The Straits que les enfants qui grandissent en ville ont plus
Times : depuis le 8 mai, de chances de devenir démocrates. Pourquoi ?
un chien robot nommé “Parce qu’ils font l’expérience physique de l’autre”,
Spot “patrouille” dans explique-t-il dans une interview. Parce que, dès
le parc de Bishan-Ang la maternelle, ils croisent différentes croyances
Mo Kio, à Singapour, et nationalités. Parce qu’ils doivent apprendre
pour “rappeler sur l’aire de jeux à partager la balançoire et le
toboggan, et constatent dans la cour de récréa-
aux gens les mesures
de distanciation tion qu’il existe d’autres cultures et d’autres
sociale”. Dans une vidéo milieux sociaux que le leur.
mise en ligne par
le journal, on peut voir Diversité. Le terme “social” recouvre “la
l’appareil de couleur capacité à vivre dans le même endroit que des gens
jaune avancer sur totalement différents de soi”, poursuit Richard
quatre pattes, d’une Sennett. Avant le coronavirus, la moindre pro-
démarche un brin menade dans une ville digne de ce nom en appor-
mécanique. Et diffuser tait l’illustration, que l’on flâne dans le quartier
un message de Glockenbach à Munich, de Friedrichshain à
préenregistré Berlin ou de Brooklyn à New York. En matière
à l’adresse des visiteurs de goût vestimentaire, d’orientation sexuelle
du parc, leur enjoignant ou d’activité professionnelle, il y a souvent un
d’une voix féminine de monde entre deux passants qui partagent le
respecter une certaine même code postal.
distance entre eux À l’heure où l’espace public [s’est transformé]
“pour [leur] sécurité en zone interdite et où les rubans de signa-
et celle de ceux qui [les] lisation [ont été tendus] autour des anciens
entourent”. Le robot lieux de rendez-vous, on découvre le revers
a été déployé dans de vivre dans un espace limité. Car la ville
le cadre d’un “essai n’est vivable – sans trop de stress – que si les
pilote”. Il est “équipé espaces de liberté sont en nombre suffisant :
de caméras” qui doivent quand l’aire de jeux peut remplacer la salle de
“aider” l’exécutif de jeux, le parc le jardin privatif et le restaurant
la cité-État “à estimer la table de la salle à manger, pour recevoir des
le nombre de visiteurs amis. Les citadins disposent, en moyenne, de
dans les parcs”. Et n’est beaucoup moins de mètres carrés pour vivre
pas censé collecter des que les campagnards. Ce qui passe ici pour
données personnelles. un luxe inouï – avoir sa propre maison avec
“Comme [le chien jardin – est la norme à la campagne.
robot] est contrôlé L’occupation favorite de nombreux citadins
à distance”, poursuit en ce moment – sortir la poubelle et faire du
The Straits Times, rangement – tient aussi au fait qu’ils n’ont
la surveillance du parc guère de place, et surtout aucune à perdre. La
“nécessite moins vie à l’étroit, qui serait à vrai dire recomman-
de personnel, ce qui dée d’un point de vue écologique, puisqu’elle
contribue à réduire consomme moins d’espace, est aujourd’hui
les contacts physiques devenue synonyme de danger. Les petits appar-
entre les employés […] tements ont vite des allures de cellules quand
et les visiteurs du parc. on se retrouve en quarantaine à la maison, et
Cela permet de réduire qu’on n’a pas le droit de sortir.
leur risque d’exposition En période d’épidémie, la densité de popu-
au coronavirus.” lation a toujours été le point noir de la ville.
L’étroitesse des ruelles, la promiscuité et les
problèmes d’assainissement ont fait des villes,
au Moyen Âge, des foyers de maladies et d’épi-
démies. Avec l’industrialisation et l’afflux crois-
sant de travailleurs dans les métropoles, le
problème s’est encore aggravé. Les centres-
villes aux ruelles tortueuses faisaient horreur
aux urbanistes modernes, qui promettaient
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
aux habitants une vie meilleure, car plus hygié-
nique. Et les mesures qu’ils ont proposées pour
ce faire étaient radicales.
À Paris, par exemple, à la fin du xixe siècle,
Georges Haussmann a fait raser des rues entières
et 40 000 habitations au total pour faire d’une
ville crasseuse rongée par le choléra une capi-
tale moderne. Dans les années 1920, les archi-
tectes du Nouveau Francfort ont célébré l’air
et la lumière en lieu et place des rues confi-
nées de la vieille ville et proposé d’étaler de
nouveaux ensembles immobiliers à la cam-
pagne. Beaucoup de projets de l’époque, des-
tinés à assainir la ville, ont disparu dans les
tiroirs pendant la Seconde Guerre mondiale – ↑ Dessin
pour être ensuite mis en œuvre tambour bat- d’André da Loba,
tant, autour de la voiture. Portugal.
Épidémiologiquement parlant, ça ressemble
peut-être à la ville idéale. Pas de promiscuité
dans l’espace public et des rues où chacun peut
se déplacer à bonne distance des autres, dans sa
petite voiture. Seulement voilà, ce n’est ni éco-
logique, ni social, ni économique. Le moment
serait donc venu pour les architectes d’entrer
en scène : il s’agit d’évacuer la peur de la pro-
miscuité sans détruire la ville une nouvelle fois.
—Laura Weissmüller
Publié le 30 mars
CHANGER LA VILLE. 17
la fin des
mégalopoles
La pandémie pourrait accélérer
le basculement de population vers
la périphérie ou vers des villes
plus modestes, selon Joel Kotkin,
chercheur en urbanisme.
A
utrefois considérée comme un idéal gran-
diose, la mégapole en tant que mode de vie
perd de plus en plus de son attrait”, écrit
Joel Kotkin, chercheur en urbanisme
à l’université Chapman d’Orange, en
Californie, dans le magazine en ligne
australien Quillette. Selon lui, la propagation
du Covid-19 dans les grandes villes nous rap-
pelle que, de Constantinople ravagée par la
peste dans l’Antiquité à Los Angeles frappée
par le typhus aujourd’hui, les villes connaissent
depuis toujours des problèmes de salubrité.
Et alors que la cherté de l’immobilier et les
“troubles sociaux croissants” rendent déjà depuis
plusieurs années les mégapoles moins attrac-
tives, cette pandémie pourrait leur porter le
coup de grâce. “Aux États-Unis, depuis 2010, la
croissance démographique s’est pour l’essentiel
produite dans la périphérie urbaine et les villes
de dimensions plus modestes”, remarque l’urba-
niste, qui note que “la hausse de l’immigration
de travailleurs qualifiés est aujourd’hui deux à
trois fois supérieure à Salt Lake City, Pittsburgh
et Cincinnati que dans les environs de New York,
Los Angeles ou Washington”.
Ce changement est principalement lié aux
progrès technologiques, qui permettent aux
entreprises de se décentraliser et aux salariés
de télétravailler. Joel Kotkin estime que, “dans
le futur, les villes ne seront peut-être pas définies
comme des lieux physiques”, mais comme des
réseaux virtuels interconnectés. Il imagine
alors que les villes deviendront “plus plates et
moins denses. Plutôt que la Cité radieuse à super
densité du Corbusier, les villes se rapprocheront
davantage de la notion de la Broadacre City, de
l’architecte américain Frank Lloyd Wright – des
maisons et des jardins qui s’étendent à perte de
vue dans le paysage.”
Cet étalement urbain, s’il est critiqué par cer-
tains pour son coût écologique, aurait l’avan-
tage de rendre “l’immobilier beaucoup moins
cher. Il serait possible de configurer des espaces
de vie plus grands à partir du travail à domicile,
ce qui renouerait avec le capitalisme axé sur la
famille du début de l’époque moderne, affirme
l’urbaniste. Nous pourrions profiter de cette
crise pour développer un nouveau modèle écono-
mique et social, plus humain, associant l’aspect
cosmopolite à un meilleur mode de vie, plus sûr.”
—Courrier international
18.
d’un
continent
à l’a ut r e.
fra nce
Déconfinement.
Une zizanie bien
orchestrée
Pour ce journaliste britannique,
on peut toujours reprocher
au gouvernement français
quelques loupés dans la gestion
de la crise sanitaire, mais finalement,
le bilan est plutôt satisfaisant.
—The Local (extraits)
Stockholm
E
n français, il existe un
mot bien pratique, que
l’on croise souvent dans
les albums d’Astérix : la ziza-
nie*, qui définit un désaccord ou
une dispute générale, une que-
relle où tout le monde s’enguir-
lande. Il n’est pas étonnant que
les Français aient inventé ce mot.
En France, le travail d’équipe n’est
pas un réflexe naturel. Pas plus
que l’union nationale.
Pourtant, la France était entrée
dans le confinement lié au Covid-
19 avec un calme relatif. C’est le
retour progressif à une vie normale
tel qu’il est proposé par le gouver-
nement à compter du 11 mai qui
a “semé la zizanie*” – autrement
dit, qui a incité tout le monde à
se mettre à crier en même temps,
faisant passer des inquiétudes
compréhensibles ou des calculs
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
Europe ......... 20
Moyen-Orient... 22
Amériques...... 24
Asie ........... 28
Afrique ........ 30
politiques mesquins avant l’in-
térêt général en temps de crise.
La faute en revient en partie
au gouvernement d’Emmanuel
Macron et Édouard Philippe. Sa
campagne de communication,
plutôt adéquate au début de l’épi-
démie, patauge depuis quelques
jours. Or, les partis d’opposition,
de l’extrême droite au centre droit
et à la gauche, ont une tendance
à jouer les mouches du coche en
s’improvisant épidémiologistes,
↙ Dessin de Côté paru
dans Le Soleil, Québec.
ce qui a quelque chose de profon- de la population, mais c’est fini.
dément déplaisant. [Dans un récent sondage], 65 %
Sans parler de l’attitude dépri- des personnes interrogées disent
mante de certains salariés du douter que le gouvernement
métro et des chemins de fer et de puisse permettre au pays de sortir
certains enseignants (pas tous, efficacement de la crise du Covid-
certes), qui, récalcitrants, mena- 19. Dans le même temps, il est évi-
cent de ne pas reprendre leurs dent que le confinement suscite
postes [à partir du 11 mai]. Où une lassitude croissante. Routes
serait la France si les médecins, et rues recommencent à bruire
le personnel soignant et des mai- d’activité. Les gens craignent de
sons de retraite, les employés des quitter le sanctuaire de leur foyer.
entrepôts et des supermarchés, Mais ils tiennent aussi à reprendre
les éboueurs, les chauffeurs rou- le cours de leur vie.
tiers – et ces enseignants qui n’ont L’économie française a été placée
jamais cessé de faire en coma artificiel pen-
cours – avaient refusé dant [huit] semaines.
de prendre le risque de Une situation qui ne
sortir de chez eux ces saurait perdurer, sous
deux derniers mois ? peine de détruire des
La chambre haute du dizaines de milliers
Parlement, le Sénat, qui OPINION d’emplois et de para-
s’était montré hostile au lyser le pays pendant
confinement du 17 mars, a voté de des années. Beaucoup d’enfants,
justesse contre l’assouplissement souvent ceux qui ont des diffi-
progressif de ce même confi- cultés en classe, ne se sont pas
nement à partir du 11 mai. Ou connectés aux cours en ligne, qui,
plutôt, la majorité du principal en dehors de cela, ont connu un
parti au Sénat, les Républicains franc succès.
(LR), de centre droit, n’a pas su Dans son discours au Sénat,
exprimer son opinion sur la ques- le Premier ministre Édouard
tion la plus importante à laquelle Philippe a évoqué sans détour
est confrontée la nation. Ils se et en détail ces risques concur-
sont abstenus. Quel courage* ! rents et ces choix dangereux. De
Même si cela s’est joué à peu de mon point de vue, bien qu’il soit
chose, ce sont les votes du centre fréquemment l’objet des raille-
gauche et de l’extrême gauche ries des commentateurs fran-
çais, Philippe a été un
modèle de calme et
de bon sens pendant
qui ont abouti au rejet du projet la crise du Covid-19.
du gouvernement, qui prévoit de Impressionnants, les résultats
mettre en place un déconfinement du gouvernement français ? Non,
à deux vitesses en divisant le pays pas dans tous les domaines. Il a
entre les départements “verts” fait preuve d’une lenteur coupable
(où l’épidémie reste faible) et quand il s’est agi de comprendre
“rouges” (où le virus est actif). à quel point il était important de
Sur le plan pratique, ce vote a un procéder à des tests. Il y a quelques
effet pour ainsi dire nul. Le débat semaines, il ne s’est pas montré
sénatorial était purement sym- des plus francs quant à la pénu-
bolique. Le projet avait déjà été rie de masques – un problème
approuvé par la chambre basse, aujourd’hui réglé.
l’Assemblée nationale. Son effet, Mais prenons également en
s’il est également symbolique, a compte ses succès (ce dont
été plus grave. Le refus du Sénat semblent absolument inca-
a accru le sentiment grandissant pables les politiciens de l’oppo-
de confusion et de défiance vis- sition et une grande partie des
à-vis du gouvernement français, médias du pays). La France devrait
un sentiment selon moi injusti- atteindre un total définitif d’en-
fié et dangereux. viron 40 000 morts (soit à peu
Au début, Macron et Philippe ont près autant que les victimes d’une
pu compter sur un large soutien grande épidémie de grippe en
1969). Sans le confinement, on
Édouard Philippe aurait pu recenser 60 000 morts
de plus. Le système hospitalier
a été un modèle français a tremblé, mais il n’a
de calme et de bon jamais été submergé. Les chiffres
sens pendant la crise. des décès liés au Covid, annoncés
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020 FRANCE. 19

↙ Dessin de Côté paru

dans Le Soleil, Québec.

chaque soir, sont aussi exhaus-

tifs et honnêtes que possible, à Un modèle Pa r is-Dauphine, et Ba r y
Pradelski, professeur d’éco-
tout, le pays doit être divisé en
zones qui ont un sens écono-

en juger par les statistiques offi-
cielles sur “l’ensemble des décès”.
Le programme d’aide économique
aux entreprises et aux personnes,
mis en œuvre à la mi-mars, est le
plus généreux au monde.
Sur le moment, rares sont les
commentateurs et les politiciens
de gauche qui ont salué cette réac-
tion. Et maintenant, certains,
apparemment, considèrent que
ces mesures font partie des “acquis
sociaux*”, et qu’elles devraient
être maintenues indéfiniment.
La mortalité est importante en
France, comparée à l’Allemagne,
ou au Portugal et à la Hongrie, et
elle obsède les médias et l’opposi-
tion, ce qui peut se comprendre.
C’est vrai, les plans de “décon-
finement*” du gouvernement sont
complexes et ils prêtent à confu-
sion. Mais le virus aussi. Espérons
que Philippe et Macron aient éla-
boré leur projet avec à peu près
autant d’efficacité que celle dont
ils ont fait preuve depuis la mi-
mars, non sans quelques hésita-
tions et échecs au départ.
S’ils se sont trompés, bien des
voix se feront entendre pour le
leur reprocher. Si la France rede-
pour l’Europe ?
nomie au CNRS à Grenoble,
relate la Süddeutsche Zeitung.
Ce “système qui distingue les
différentes zones affectées pour-
Avec des zones rouges et d’autres vertes, le plan rait montrer le chemin à suivre
de déconfinement français pourrait inspirer d’autres pour l’Europe”, juge le quoti-
pays de l’UE, évoque ce quotidien allemand, dien allemand.
Leur “idée de départ était
qui a interviewé les instigateurs du projet. simple : une région est divisée
en zones. Lorsque le virus est
sous contrôle, la zone est mar-
quée en vert, alors que dans les
zones rouges le risque d’infec-
tion reste élevé. Dans les zones
vertes, les restrictions peuvent
être assouplies, dans les zones
rouges, elles pe rsi ste nt. […]
Prog ressivement, de plus en
plus de zones devraient deve-
nir vertes, permettant une plus
grande liberté de mouvement.”
“L’avantage de cette approche
est qu’au moins dans certaines
zones la vie peut se dérouler sans
aucune restriction”, explique la
Süddeutsche Zeitung et que l’on
prend en compte les “conditions
locales pour adapter les mesures
de lutte contre le coronavirus”.
En somme, un modèle pour la
stratégie actuelle de déconfi-
nement en France.
mique et qui sont socialement
acceptables.”
Pour l’Allemagne, les Länder
(les États fédérés) seraient
une option de zonage év i-
dente, d’après Pradelski, mais
“il serait encore mieux de s’ap-
puyer sur les arrondissements”,
Les deux chercheurs
proposent de créer
un réseau entre
les zones vertes
de chaque pays.
plus petits. Cela permettrait
de mieux prendre en considé-
ration la situation locale même
si, depuis l’accord conclu cette
semaine, Angela Merkel a un
peu plus passé la main aux
dirigeants des Länder pour le
déconfinement.
Les deux chercheurs vont
encore plus loin. Ils proposent
de créer un réseau entre les
zones vertes de chaque pays
permettant ainsi des voyages
d’un État à un autre pour aider
le secteur touristique pendant
la crise. Certes, reconnaît Brady

vient lentement elle-même, sans
une seconde vague épidémique,
c’est à eux qu’en reviendra l’im-
mense mérite. En seront-ils remer-
ciés pour autant ? Sûrement pas.
—John Lichfield
Publié le 5 mai
* En français dans le texte.
L
e jeudi 7 mai, le gouverne-
ment français a présenté
sa carte du déconfine-
ment, avec des départements
de couleur verte et des dépar-
tements en rouge. Des zones
où la situation virale est plus
tendue que d’autres, nécessitant
le maintien de certaines res-
trictions, comme la fermeture
des parcs, jardins et collèges.
Cette carte s’appuie sur une
idée conçue il y a quelques
semaines par deux économistes,
Miquel Oliu Barton, professeur
de mathématiques à l’université
Nuance toutefois, la propo-
sition des deux économistes
s’appuyait sur “de plus petites
zones, de 5 000 à 100 000 habi-
tants chacune”. Mais l’idée prin-
cipale est que la définition des
zones soit “politiquement réali-
sable”, explique au journal alle-
mand Bary Pradelski. “Après
Pradelski, “des organismes de
contrôle seraient nécessaires” pour
vérifier la situation virale de
chaque zone, mais cela pourrait
profiter aux différentes régions.
Les deux économistes ont d’ail-
leurs signé une tribune dans
El Mundo à ce sujet.
—Courrier international

La méfiance et l’angoisse règnent

● Dès le 11 mai, “les Français [entre-
prennent] un lent retour à la vie nor-
male”, note Radio-Canada. Si “certains
entrevoient ce moment avec impatience”,
pour d’autres, il s’agit davantage d’un
“mélange d’angoisse et de méfiance”.
Certes, “l’urgence sanitaire semble
avoir reculé au même rythme que les
admissions aux soins intensifs”. Il n’em-
pêche que, “pour bien des Français,
l’angoisse demeure liée à leur santé.
C’est une crainte d’être contaminé, de
tomber malade. De mourir peut-être,
attaqué par un ennemi invisible, très
contagieux.”
D’ailleurs, “le signe de ces angoisses se
retrouve un peu partout”, ajoute le
média canadien. Dans les sondages
d’une part, car si l’exécutif avait
bénéficié d’un rebond de parisienne, ne va pas se poser concerne les transports”. Dans
confiance en début de Vu du renvoyer ses deu x la région parisienne, “avec cinq mil-
crise, celle-ci “s’est rapi-
Canada enfants en cours : “J’ai lions d’usagers quotidiens, les trans-
dement érodée”. Il faut étudié le protocole de ports risquent de devenir un gigantesque
dire que “les incohérences et les revi- retour à l’école […], et ça me paraît incubateur à virus”. Et ce malgré les
rements dans la politique française sur délirant.” dispositions exceptionnelles prises,
le port du masque” n’ont pas aidé. Du côté des élus locaux, nombreux comme l’obligation du port du masque
Une autre décision alimente la sont ceux qui s’opposent également à ou encore des plages horaires réser-
méfiance, il s’agit de la reprise des cette réouverture, indique Radio- vées aux personnes se rendant au tra-
écoles. “Pour bien des Français, la déci- Canada. Une tribune a été signée par vail. Le retour de la voiture “fait
sion des élus répond donc d’abord à un plus de 300 édiles franciliens et “cer- craindre d’immenses embouteillages”
impératif économique : permettre aux tains ont carrément décidé de ne pas également, ajoute le titre québécois.
parents de retourner au travail. Peu rouvrir les écoles sur leur territoire”. Bref, conclut Radio-Canada, en plus
importe si cela met les enfants et leurs Mais au ministère de l’Éducation, on d’en décourager plus d’un à retourner
parents en danger.” Par conséquent, “ne cache pas que cette ‘rentrée’ vise dans l’espace public, la méfiance et la
“parents et syndicats du monde scolaire surtout les parents qui n’auront pas crainte pourraient aussi “influencer
ont vite fait connaître leurs craintes et d’autre choix que d’envoyer leurs enfants le délicat exercice de déconfinement
leurs doutes”. Interrogée par le quoti- à l’école”. Enfin, note encore Le Devoir, dans lequel s’embarque le pays”.
dien Le Devoir, une mère de famille “l’autre grand problème qui risque de —Courrier international
20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

↙ Dessin de Ale+Ale,

europe
Italie.

—The Sunday Times que la situation ne pousse les plus de 800 000 livres par an
(extraits) Londres gangs à adopter un modèle de [915 000 euros], les enjeux sont

A
livraison plus localisé, et qu’ils énormes, et la piétaille de ces
vec une assurance et une se mettent à pratiquer le porte-à- organisations est depuis long-
éloquence qui dépassent porte, ce qui pourrait déclencher temps contrôlée par la violence,
de loin ses 15 ans, Michaeldes affrontements sans merci au besoin par les armes.
nous explique les subtilités de pour les marchés et le territoire. Une réalité que Michael décrit
son modèle commercial lucra- Jack ie S ebi re, com m is - froidement : “Ça te change sur-
tif. Si, à la naissance, les dés de saire adjointe de la police du le-champ. Tu te retrouves dans
la vie lui avaient été plus favo- Bedfordshire, responsable des des situations où il va falloir se
rables, il compterait sans doute questions de violence grave au battre, au lieu de rester paralysé.
aujourd’hui parmi les meilleurs sein du NPCC, le National Police
élèves de son lycée, en route pour Chiefs’ Council [Conseil natio- “N’importe qui peut
Oxford ou Cambridge. nal des chefs de la police, orga-
En l’occurrence, assis dans un nisation de coordination des se laisser persuader
café miteux du nord de Londres, forces de l’ordre britanniques], par quelqu’un avec
il se lamente sur le fait qu’il a déjàprévient que “l’orage approche” à qui il a grandi.”
fréquenté quatre établissements cause du coronavirus. “Le succès Michael, 15 ans,
différents, dont deux écoles des county lines réside dans leur Dealer
spécialisées pour les enfants à adaptabilité. Elles réagissent tou-
problèmes. Aujourd’hui exclu jours aux conditions du marché, et T’es jeune. T’es un petit soldat. Les
définitivement, il participe de ce n’est pas la pandémie actuelle chefs des gangs, ils vont te cogner,
temps à autre à l’une des filières qui va en venir à bout.” te claquer, te prendre les P. Faut se
de trafic de drogue surnommées défendre, faut se battre. Au final,
les “county lines” [littéralement, Offres spéciales. Les interve- ça vaut vraiment le coup, parce
les “limites du comté”]. La cel- nants expérimentés du réseau que tu commences à voir arriver
lule avec laquelle il opère brasse conquièrent généralement leur de l’argent, comme il faut, des mil-
environ 1 million de livres par territoire en prenant le contrôle liers chaque semaine. Qui est-ce qui
an, assure-t-il. de la propriété immobilière d’un n’en voudrait pas ? On veut être
“Les county lines, ça peut tenter adulte vulnérable (le plus souvent comme ces gens qui ont des beaux
n’importe qui. C’est quand on voit un toxicomane, ou quelqu’un qui costumes, une belle cravate, des
l’argent, c’est là que ça se passe, le a des besoins particuliers), dans chouettes pompes. C’est le respect
changement, raconte-t-il. Ce n’est le cadre d’un processus dit “du qu’on veut.”
pas lié à un type de personne donné. coucou”. Puis les dealers pro- Quelle que soit la formule
N’importe qui peut se laisser per- posent des offres spéciales et de ces recrutements, le sys-
suader par quelqu’un qu’il connaît, prennent les commandes de leurs tème fonctionne. Selon les
avec qui il a grandi. Ça peut être clients avec des lignes spéciales analyses de la National Crime
un ami d’enfance qui va me dire sur leurs portables. En propo- Agency, on recenserait actuel-

Royaume-Uni.
combien de ‘P’ [d’argent] je pour- sant des offres alléchantes et des lement au Royaume-Uni plus
rais me faire. Tout le monde croit échantillons gratuits en échange de 2 000 numéros de téléphone
que c’est facile, genre, ‘je récupère des coordonnées de nouveaux individuels qui serviraient à ces

Les ados dealers

le paquet et je le dépose’.” clients, ils peuvent rapidement réseaux. Les 43 services de police
Une source fiable m’a permis étendre leur réseau. territoriaux en Angleterre et au
d’entrer en contact avec Michael, Sebire prédit que le corona- pays de Galles signalent tous
et il a accepté de me faire décou- virus risque de pousser davan- l’existence de county lines.

des campagnes
Dans les grandes villes, des jeunes sont enrôlés
par des réseaux de trafic de drogue puis envoyés
en milieu rural vendre la marchandise, souvent
en train. Un phénomène qui risque de s’accentuer
avec la fermeture des écoles liée au confinement.
vrir le monde souterrain, obscur tage d’usagers à se procurer de Michael décrit le lent processus
et dangereux des county lines. la drogue auprès de dealers des grâce auquel les réseaux prennent
On dit de ceux qui travaillent rues, car l’épidémie perturbe les les jeunes au piège : “Ils vont pas
pour ces réseaux qu’ils sont sources d’approvisionnement t’envoyer quelque part tout de suite.
“partis à la campagne” ou “OT” des produits qu’ils consomment Ils vont te montrer, lentement.
[“out there”, “là-bas”]. d’habitude – comme Ils vont te montrer la bouffe [la
Dans ce système, des la méthadone, déli- drogue], la zone [le territoire],
gangs de trafiquants vrée sur ordonnance. à qui ils sont dédiés [contrôlés
de drogue urbains Ce qui aura des réper- par certains dealers]. Ils vont te
envoient des jeunes REpORTAgE cussions sur les gangs donner l’impression que t’es ‘leur
et d’autres “mules” des county lines, au gars’, puis, quand la confiance com-
vulnérables dans les petites villes point de provoquer une guerre mence à s’établir, ils vont t’envoyer
et les villages. Les gangs ont pour s’emparer de davantage de dans un endroit comme Ipswich,
recours à la violence pour s’assu- territoire dans l’arrière-pays. avec l’équivalent de 50 000 livres
rer le contrôle du marché local, “Leurs activités vont se multiplier de drogue.”
puis les mules servent à l’appro- dès que l’on sera sorti de cette pan- “Ils te donnent le sac, et ils te
visionner. Les drogues qui cir- démie”, avertit-elle. disent : ‘Si tu vois la police, les
culent le plus sont l’héroïne, la Au Royaume-Uni, plus de regarde pas, te comporte pas
cocaïne et le crack. 10 000 enfants et adolescents comme un parano, fais preuve
Si la pandémie de Covid-19 et âgés de 11 à 17  ans seraient de respect.’ Les deux ou trois
le confinement ont interrompu impliqués dans les opérations premières fois, ils te donnent de
certaines des opérations des des county lines. Un seul réseau quoi te payer le billet de train, le
county lines, la police redoute représentant un bénéfice de temps que la confiance s’établisse.
 Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
Quand t’arrives à destination, il
y a quelqu’un qui t’attend, et tu
l’appelles. La personne à l’autre
bout, elle va pas te dire poliment :
‘Mettons-nous au travail.’ C’est
plutôt : ‘Yo ! Viens là !’ Et puis
ils t’embarquent à l’arrière d’une
voiture. Ça te fout la trouille. Tu
sais pas où ils t’emmènent, tu sais
pas où c’est, mais ça va être une
baraque abandonnée [une fumerie
de crack]. Et là, on te dit : ‘Attends
là.’ Et ils te prennent le sac et tu
peux te retrouver à attendre deux,
trois, quatre heures.”
“Faut pas leur demander ce qu’ils
font. Ils partent chercher l’argent.
Toi, t’attends qu’ils reviennent
avec. Ils sont capables de sortir des
couteaux et de te dire : ‘Alors, je te
découpe ?’ Il y en a qui se mettent
à pleurer, mais c’est la pire chose à
faire. Si tu commences à pleurer,
ils vont te faire poireauter encore
plus. Après, c’est retour à l’arrière
de la camionnette, et on te largue
à la gare avec l’argent dans ton
sac à dos.”
Jeunes vulnérables. Des
jeunes du nord de Londres ont
ainsi été déposés dans l’appar-
tement d’un toxico de 56 ans à
Bodmin, en Cornouailles, depuis
lequel ils vendaient de l’héroïne
et du crack livrés dans le comté à
l’aide de voitures de location. En
septembre 2019, sept membres du
gang ont été inculpés pour avoir
dirigé un réseau qui exploitait
des jeunes vulnérables, utilisés
comme des mules pour fournir
des drogues de classe A à près
d’une centaine de clients dans
des petites villes de Cornouailles.
Un des jeunes exploités, âgé
de 16 ans, a déclaré à la police
qu’il avait contracté une dette
100 km
PAYS DE
SOURCE : MAIRIE DE LONDRES - ASSEMBLÉE DE LONDRES (AOÛT 2019)
GALLES
Cardiff
CORNOUAILLES & DEVON
Plymouth
Bodmin
Comtés touchés par les réseaux londoniens
des “county lines” (nombre de jeunes impliqués)
Le découpage est celui
des juridictions de la police
britannique, basé sur celui
des comtés.
EUROPE. 21
10 000
d’espoir dans un monde sinon Le nombre des
déprimant. Il est entré dans un
réseau à 16 ans et a rapidement
victimes potentielles
progressé pour devenir membre de l’esclavage
JEUNES BRITANNIQUES seraient impliqués dans les county d’une équipe de quatre hommes moderne a plus
lines, écrit la journaliste Sharon Hendry. Et malgré le confinement, qui vendaient de la drogue à que doublé en un an.
les réseaux continuent d’envoyer ces “mules” aux quatre coins Londres. Aujourd’hui, à 21 ans,
du Royaume-Uni. La réduction de 94 % du trafic ferroviaire il suit une formation dans un de défendre les victimes de l’es-
et l’obligation de présenter un motif de sortie valable “permet grand cabinet comptable, grâce clavage moderne contraintes
de repérer plus aisément les adolescents. Si on a un jeune au soutien d’une organisation de commettre certains délits
de 15 ans à Bournemouth, sur la côte sud, alors qu’il vient caritative. du fait de l’exploitation dont
de Londres, il y a de grandes chances qu’il soit lié aux county “Les jeunes ont besoin qu’on leur elles étaient l’objet, comme de
lines”, explique Gareth Williams, de la police des transports donne une chance. Personne ne vendre de la drogue. Le nombre
britanniques, dans le Guardian. vient au monde en ayant envie de de jeunes Britanniques identi-
vendre de la drogue. Tout ce com- fiés comme des victimes poten-
portement est acquis, dit-il. Il faut tielles de l’esclavage moderne a
de 55 livres pour avoir acheté de gens sans pitié qui les contrôle juste que les gens nous écoutent, plus que doublé en un an.
de la drogue au gang, et qu’on ne va pas disparaître, déplore- qu’ils fassent preuve d’amour à Alors, de quel avenir rêve
lui avait assuré qu’il pourrait la t-elle. J’ai été extrêmement sou- notre égard. Les gangs off rent fra- Michael ? Avant le Covid-19, il
rembourser en dealant. Il s’était lagée quand le gouvernement a ternité et amitié, mais tout ça est était en voie de réinsertion avec
dit qu’on le mettrait au travail pris la décision de ne pas fermer bâti sur du sable, parce que dès l’aide d’un programme d’encadre-
près de chez lui, dans le nord de les écoles [pour les jeunes vulné- que quelque chose se passe mal, ment intensif, mais il reconnaît
Londres, mais il s’est retrouvé à rables], mais il faut que les jeunes y c’est chacun pour soi. La réalité, qu’il est difficile de renoncer aux
400 kilomètres de là, à Bodmin, viennent. Selon les premières infor- c’est que vendre des drogues dures, county lines. “Tu peux pas t’ar-
loin de sa famille, de ses amis et mations dont nous disposons, 80 % c’est vendre la mort. Il y a des over- rêter. C’est long, comme proces-
de son environnement habituel. ou plus des jeunes vulnérables ne doses tout le temps. On m’a donné sus. Aujourd’hui, on m’apprend
Les jeunes garçons représen- se rendraient pas dans les établis- cette deuxième chance, et je n’en la gestion, et ça me pousse à me
tent actuellement 91 % des agents sements qui leur sont réservés.” reviens pas, mais ce n’est pas facile demander comment être quelqu’un
des county lines. La police estime Gerry Robinson est doulou- de s’adapter à un monde où on de bien. Ça m’ouvre des possibi-
cependant que les jeunes filles reusement consciente du fait que obtient souvent le respect grâce à lités, ça me montre mon poten-
sont peut-être sous-représen- certains de ses élèves marchent des choses comme la classe et l’édu- tiel. Je ne gagne plus des milliers
tées dans les chiff res officiels sur la corde raide, sans la routine cation, et non par la violence.” comme avant, mais je ne suis pas
en tant que délinquantes et vic- Existe-t-il un moyen de en prison non plus, et je découvre
times d’exploitation. Selon les s’extirper de ce cauchemar ? que je peux être un bon travailleur,
estimations du Commissariat à
“Personne ne vient Shaun Sawyer, chef de la police que je peux avoir une famille bien.
l’enfance d’Angleterre, au moins au monde en du Devon et de Cornouailles, Je vais m’en sortir, c’est risqué,
27 000 jeunes auraient été entraî- ayant envie de pense que nous devrions chan- mais ça en vaut la peine.”
nés dans les activités des gangs vendre de la drogue.” ger d’attitude vis-à-vis des jeunes —Sharon Hendry
ces dernières années en Grande- Tyrone, 21 ans, impliqués dans les county lines. Publié le 19 avril
Bretagne. Anne Longfield, la ANCIEN DEALER Responsable des questions d’es-
commissaire, craint que ce clavage moderne et de trafic
nombre n’augmente avec l’ag- de leur établissement scolaire d’êtres humains dans le cadre
gravation de la pandémie. “Si normal. Directrice également du NPCC, il ajoute : “Autrefois, SOURCE
le modèle commercial des county chargée de la protection de on considérait que les jeunes filles
lines devient plus local, j’ai peur l’enfance du collège et du lycée prises au piège de réseaux d’exploi- THE SUNDAY TIMES
que des centaines de jeunes ne s’af- Woodside de Haringey, dans le tation sexuelle avaient fait de mau- Londres, Royaume-Uni
frontent pour s’imposer. Le groupe nord de Londres, elle sait que vais choix dans la vie. Pour ce qui Hebdomadaire, 772 509 ex.
beaucoup de ses 1 200 élèves, est des county lines, on court le thesundaytimes.co.uk
âgés de 11 à 16 ans, vivent dans risque, en tant que société, de faire Fondé en 1822, il a fusionné
BEDFORDSHIRE la misère et sont aussi plus sus- la même erreur, surtout en ce qui avec The Times en 1967.
NORFOLK
ceptibles d’être racolés par les concerne les garçons.” L’enfant chéri de Rupert
county lines. Les nouvelles lois peuvent Murdoch est aujourd’hui
ANGLETERRE “La semaine dernière, on m’a jouer un rôle, avance Tim l’un des meilleurs journaux
signalé trois jeunes qui ont fugué Champion, chargé de la protec- de qualité du dimanche,
ESSEX – privés du garde-fou de l’école –, tion de l’enfance pour le Centre en tout cas le plus lu.
ainsi que plusieurs cas de violences national de coordination de la Comme les éditions
domestiques. Les problèmes de loge- lutte contre les county lines. Ces dominicales des grands
ment et de pauvreté sont encore réseaux de trafics de drogue, quotidiens britanniques,
E
HIR
plus aigus, nous avons dû mettre déclare-t-il, “représentent un défi The Sunday Times est composé
PS
M SUSSEX
HA en place notre propre banque ali- socio-économique que la répres- de nombreux suppléments :
Londres mentaire. Nous avons un garçon, sion ne suffira pas à relever. On ne Entreprise, Maison, Argent,
en seconde, qui est impliqué dans peut pas s’en sortir en arrêtant à Revue. Moins centré
les county lines en ce moment”, tour de bras. D’où la modification sur l’actualité à chaud
explique-t-elle. dans le recours à la loi sur l’escla- que sa version quotidienne,
Tyrone en fait partie lui aussi, vage moderne.” Il fait référence il accorde une grande place
De 282 à 416 De 91 à 154 De 6 à 37
mais depuis peu. Toutefois, son à la section 45 de la loi de 2017, aux enquêtes de fond
De 155 à 281 De 38 à 90 De 1 à 5
histoire laisse entrevoir une lueur qui prévoit l’obligation légale et à des articles plus légers.
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Israël-Palestine.
Une entraide
née de la crise
Face à la pandémie, les Palestiniens de la Ville
sainte et le maire israélien, Moshe Leon, un
fervent nationaliste de droite, sont parvenus
à coopérer, se réjouit Ha’Aretz.
—Ha’Aretz (extraits)
Tel-Aviv
L
a veille du Jour de l’in-
dépendance [29 avril],
le maire de Jérusalem,
Moshe Leon, a demandé à l’armée
de l’air israélienne de changer le
cours de son survol des hôpitaux
en hommage aux équipes médi-
cales pour inclure également
l’hôpital Saint-Joseph de Sheikh
Jarrah, le seul hôpital [palesti-
nien] de Jérusalem-Est à disposer
d’une aile pour le coronavirus.
L’armée de l’air a donné suite
à la demande de Leon et, après
avoir survolé les centres médicaux
[israéliens] Hadassah et Sha’arei
Tzedek de Jérusalem, l’aviation a
continué vers l’est. “Ce fut un évé-
nement historique et émouvant, sym-
bolisant l’unité dans la bataille contre
le coronavirus”, a déclaré Leon.
Même dans les jours où l’inso-
lite devient la norme, un survol
militaire israélien en hommage
aux membres du personnel médi-
cal d’un hôpital palestinien est
un événement à retenir.
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
“Pour la première fois, nous
sommes reconnus, ce qui nous
permet d’être fiers de ce que nous
faisons”, a déclaré le directeur
général de Saint-Joseph, Jamil
Koussa, ajoutant avec un sou-
rire ironique qu’il souhaitait “que
le coronavirus revienne chaque
année”.
Deux jours plus tard, un autre
événement extraordinaire s’est
produit à Jérusalem-Est. Des
soldats de la Défense civile, en
uniformes mais non armés, ont
distribué des colis de nourriture
dans le quartier [palestinien]
d’Abu Tor. Moshe Leon, accom-
pagné d’un seul agent de sécu-
rité, était également présent. “Pas
une seule personne à Jérusalem-Est
n’aura faim”, a déclaré le maire.
Lune de miel. Il semble donc que
la crise du coronavirus ait conduit
la municipalité [israélienne] de
Jérusalem et les habitants [pales-
tiniens] de Jérusalem-Est à vivre
une lune de miel. Des militants
palestiniens et le maire lui-même
font état d’une coopération effi-
cace, les représentants des deux
parties se réunissant plusieurs
fois par semaine.
La société civile palestinienne
est l’un des éléments qui ont
permis à cette lune de miel d’exis-
ter. Tous ceux qui sont impliqués
dans cette coopération inhabi-
tuelle entre autorités israéliennes
de Jérusalem et Palestiniens de
Jérusalem-Est conviennent que
cela ne se serait pas produit si les
militants de Jérusalem-Est ne
s’étaient pas organisés de manière
remarquable.
Des comités ont été créés pour
faire respecter le confinement,
tout en aidant les personnes dans
le besoin et en veillant à ce que
les patients atteints de corona-
virus entrent en quarantaine.
En outre, des dizaines de
petites ONG palestiniennes ont
créé l’Assemblée de Jérusalem
pour combattre le coronavirus,
qui fournit des informations sur
le virus et coordonne l’assistance
dans les quartiers de Jérusalem-
Est. Les travaux de l’Assemblée
ont abouti à l’ouverture d’un
hôtel réservé aux patients atteints
de coronavirus en quarantaine,
financé par des hommes d’af-
faires palestiniens.
La Défense civile israélienne
s’est rapidement impliquée en
transférant directement à l’hô-
tel les personnes qui devaient
entrer en isolement après avoir
atterri à l’aéroport internatio-
nal Ben Gourion. Cela a néces-
sité une coopération étroite et
complexe avec un ministère de
la Santé [israélien] peu familier
de ce type d’initiative.
Leon a également joué un rôle
clé dans ces récents développe-
ments. Ce n’est pas la première
fois que Leon – un fervent natio-
naliste de droite qui dirige une
coalition ultraorthodoxe et ultra-
nationaliste au conseil muni-
cipal de Jérusalem – surprend
agréablement les habitants de
Jérusalem-Est. Sa décision de
geler les démolitions de mai-
sons à Isawiyah [quartier pales-
tinien] afin d’y promouvoir à la
place un plan directeur urbain a
ainsi été saluée.
Les militants palestiniens
attribuent la conduite de Leon
précisément à son affiliation
incontestable à la droite natio-
naliste. Contrairement à son pré-
décesseur, Nir Barkat [droite],
il n’est pas obligé de justifier
chaque action à Jérusalem-Est
comme une décision politique
destinée à y renforcer la souve-
raineté israélienne.
“Leon traite les gens
sur un pied d’égalité,
j’espère que cela
continuera.”
Daoud Siyam,
travailleur social
Selon Aviv Tatarsky, chercheur
pour l’organisation israélienne
de gauche Ir Amim, “Leon est un
pragmatique, pas un homme de
grands discours visionnaires. En ce
qui concerne le coronavirus, Leon
fait ce qui doit être fait, et c’est la clé
de sa réussite”, ajoute-t-il.
Ces dernières semaines, Leon
a reçu le plus grand compliment
que les vétérans palestiniens
de Jérusalem-Est auraient pu
lui faire : le comparer au légen-
daire maire [travailliste] de la
ville, Teddy Kollek, en poste de
1965 à 1993 et dont beaucoup
de Palestiniens se souviennent
comme du dernier maire de
Jérusalem à s’être jamais soucié
de leur sort.
“Nous sommes à l’aube d’une nou-
velle ère”, estime Daoud Siyam,
un travailleur social du quartier
[palestinien] de Silwan. “Leon
traite les gens sur un pied d’éga-
lité. J’espère que cela continuera
↙ Dessin d’Ajubel paru
dans El Mundo, Madrid.
après la fin de la crise du corona-
virus”, ajoute Siyam.
Pour Hani Gheith, le direc-
teur du centre communautaire
[des quartiers palestiniens] de
Silwan, Abu Tor et Ras Al-Amud,
“certaines personnes sont en colère
contre notre coopération avec la
municipalité, mais elles devraient
savoir que notre objectif est d’aider
les gens, ce que nous ne pouvions pas
faire par le passé. Cela ne veut pas
dire que nous ne restons pas avant
tout des Palestiniens. Mais pour le
moment, nous devons compter sur
l’establishment israélien.”
Pauvreté. Il faut noter qu’Hani
Gheith est un ancien membre du
Tanzim, la faction armée du mou-
vement palestinien Fatah, et le
cousin d’Adnan Gheith, gouver-
neur de l’Autorité palestinienne
pour Jérusalem, arrêté neuf fois
en 2019 pour des activités illé-
gales présumées dans la capitale.
Les militants palestiniens
se demandent si cette évolu-
tion positive s’étendra au trai-
tement du problème majeur de
Jérusalem-Est, comme le manque
de plans directeurs urbains et
de permis de construire, ainsi
que la pauvreté galopante atten-
due après le pic de la crise du
coronavirus. “Pour que le traite-
ment du coronavirus conduise la
municipalité à s’engager davantage
pour le bien-être des habitants de
Jérusalem-Est, cela nécessiterait
un véritable changement de poli-
tique, comme en matière de pla-
nification et de construction dans
les quartiers palestiniens, déclare
Tatarsky. Certains membres de l’es-
tablishment israélien s’opposeront
à un tel changement de politique,
et même parmi les Palestiniens, il
y aura des gens qui penseront que
cela se fait au détriment de leur
identité nationale.”
Le docteur Hagai Agmon-Snir,
directeur général du Centre inter-
culturel de Jérusalem, qui aide
à établir des relations entre les
autorités israéliennes et la société
civile palestinienne, estime que
“l’avantage de la crise du coronavi-
rus est qu’elle n’est pas liée au conflit
israélo-palestinien. Jadis perçue
comme un agrégat de clans et d’or-
ganisations palestiniennes enne-
mies, Jérusalem-Est ouvre la porte à
une nouvelle perspective : une société
civile palestinienne est en train de
s’y constituer progressivement.”
—Nir Hasson
Publié le 3 mai
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de patience. Vous pouvez les joindre à l’adresse suivante : abo@courrierinternational.com
—Claire Carrard
Directrice de la rédaction
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

↘ Jair Bolsonaro. Dessin

amériques
de Cau Gomez, Brésil.

Brésil. plus de capitaux privés. Et il avait

choisi pour porte-drapeau l’éco-
nomiste de l’école de Chicago,

Bolsonaro,
l’ultralibéral Paulo Guedes, afin
d’inverser la politique économique
désastreuse de Dilma Rousseff,

le roi est nu
qui avait mis 14 millions de tra-
vailleurs à la rue.
Cet étendard a perdu ses cou-
leurs et la presse dit ouvertement
qu’après le départ du ministre
La démission de son emblématique ministre vedette Moro, celui de la star éco-
de la Justice Sérgio Moro, sa caution politique, nomique Guedes est imminent.
fragilise le président brésilien. De plus en plus Guedes aurait perdu la confiance
du président, qui veut modifier la
isolé, il pourrait être forcé de quitter le pouvoir. stratégie économique du pays au
profit de mesures populistes plus
à même de l’aider à être réélu.
Lorsque Bolsonaro a répondu
aux accusations de Moro, entouré
—El País Brasil São Paulo de quitter le gouvernement et de de tous ses ministres, le seul à s’af-

L
e président d’extrême
droite Jair Bolsonaro
continue de croiser le fer
avec son ancien ministre [démis-
sionnaire depuis le 24 avril] de
la Justice, Sérgio Moro. Ce der-
nier l’a accusé d’ingérence dans
les activités de la police fédérale,
notamment afin d’obtenir des
informations sur les enquêtes
de corruption visant sa famille.
Il est encore trop tôt pour savoir
quelles seront les conséquences
juridiques de telles accusations,
mais ce qui est clair, c’est que le
roi est nu. Et les trois étendards
porter des accusations si graves
contre lui que la Cour suprême
s’en est saisie.
Deuxième étendard brandi lors
de sa campagne : la promesse
de mettre un terme aux anciens
usages de la vie politique brési-
lienne qui consistaient à passer
avec les députés des accords
indignes d’une république, en
leur offrant des postes et des avan-
tages pour leur faire approuver les
projets du gouvernement.
Bolsonaro avait juré de se débar-
rasser de ce style de gouverne-
ment dépassé et de gouverner
“en écoutant davantage le peuple”
ficher sans costume et cravate,
en manches de chemise et avec
un masque de protection contre
le coronavirus, était le ministre
de l’Économie. Avec ce masque,
Guedes marquait symbolique-
ment son opposition au président.
Bolsonaro minimise en effet la
pandémie et continue de prendre
les gens dans ses bras dans les
rues tout en exigeant que tout
revienne à la normale alors que le
nombre de décès [plus de 10 000
au 10 mai] se multiplie déjà à un
rythme plus rapide qu’en Espagne.
Dépouillé des trois étendards
qui lui ont donné la victoire, le pré-

Pris à son propre piège

qu’il avait brandis pendant sa
campagne électorale, le menant
à la victoire en 2018, sont désor-
mais à terre.
Candidat à la présidentielle [en
2018], Bolsonaro avait juré de com-
battre la corruption qui gangrenait
la vie politique et faisait honte au
pays. Il avait ensuite accepté que le
champion de cette lutte contre la
corruption, le juge star de l’opéra-
tion Lava Jato de l’époque, Sérgio
que les députés et les sénateurs.
Cette promesse, qui lui a valu
de nombreuses voix aux élec-
tions, même chez les Brésiliens qui
Le président
reprend les méthodes
scandaleuses mais
éprouvées de
ses prédécesseurs.
sident apparaît de plus en plus nu
et isolé. Il lui reste ses généraux qui
officient comme ministres, mais
on ignore encore quelle sera leur
réaction face aux graves accusa- Jair Bolsonaro s’est tiré une balle dans le pied
tions de Moro. Vont-ils le dépouil- en acceptant de se séparer de Sérgio Moro,
ler davantage de ses attributs ou son allié devenu son principal rival. La peur a été
chercher à couvrir sa nudité en lui
accordant un vote de confiance ? plus forte que la raison, estime cet éditorialiste.
Les prochains jours seront déci-
sifs et l’on attend de voir si une
fois de plus, l’intérim de la pré- —Piauí Rio de Janeiro par le cabinet Arquimedes, dans

Moro, entre dans son gouverne-
ment en tant que super-ministre
de la Justice. Il marquait ainsi sa
première victoire.
L’étendard a pris l’eau lorsque
des scandales de corruption ont
éclaté au sein de sa propre famille.
Aujourd’hui, Bolsonaro, malmené
dans sa présidence, trouve refuge
auprès des anciens membres du
Congrès qui sont également impli-
qués dans des scandales de cor-
ruption afin qu’ils le sauvent d’une
éventuelle procédure de destitu-
tion à son encontre.
Sous cette menace, il vient
de perdre sa meilleure épée, le
ministre de la Justice, qui a décidé
n’appréciaient pas ses méthodes
militaires totalitaires mais en
avaient assez des élites déconnec-
tées du peuple, n’a pas été tenue.
Bolsonaro essaie en effet de former
une majorité qu’il n’a jamais eue
au Congrès et sans laquelle il a
constaté qu’il était impossible de
gouverner. Et pour cela, il reprend
les méthodes scandaleuses mais
éprouvées de ses prédécesseurs.
Le dernier étendard tient encore
en place mais pour combien de
temps ? Bolsonaro avait promis
la mise en œuvre d’une politique
néolibérale, avec moins de Brasilia
[siège du gouvernement fédéral]
et plus de Brésil, moins d’État et
sidence sera assuré par le vice-
président, le général Hamilton
Mourão. Le dernier mot revient
désormais au Congrès et à la Cour
suprême, les deux institutions qui
peuvent s’impliquer dans la des-
titution d’un président.
Le moment ne pourrait être plus
critique pour le Brésil puisque le
coronavirus, en plus de faire tou-
jours plus de victimes chaque
jour, entraîne une grave crise éco-
nomique avec des millions de
Brésiliens privés de revenus. Et
qui voient revenir les années de
faim et de misère.
—Juan Arias
Publié le 25 avril
E
n poussant le ministre de
la Justice Sérgio Moro à la
démission, Jair Bolsonaro
vient de tourner le dos à la moitié
de ses soutiens politiques, de four-
nir au Congrès des munitions qu’il
pourra utiliser contre lui pour la
procédure d’impeachment qui
semble de plus en plus probable
et, par-dessus le marché, de ren-
forcer Moro lui-même, son plus
redoutable adversaire à la pro-
chaine présidentielle. Pourquoi
se tirer ainsi trois balles dans le
pied ? Et pourquoi aujourd’hui ?
Avant les hypothèses, revenons
aux faits. Selon l’analyse réalisée
cette arène politique qu’est
Twitter, Bolsonaro s’est retrouvé
isolé comme on l’a rarement vu.
Des 44 % de mentions favorables
qu’il recevait la veille, le prési-
dent est tombé à 18 % le vendredi
[24 avril, le jour de la démission
de Moro]. Et si le cabinet spécia-
liste des réseaux se contente d’ex-
traire les tweets mentionnant à la
fois Moro et Bolsonaro, la décu-
lottée est plus sévère encore :
90 % sont favorables au ministre
sortant, contre 10 % au président.
Bolsonaro vient ainsi de perdre
les Brésiliens attachés au Lava
Jato [la vaste opération contre
la corruption lancée en 2014,
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
conduite par Sérgio Moro, alors
juge en charge des investiga-
tions]. Ce sont eux qui en 2018
avaient rendu son élection pos-
sible, en reportant sur le candi-
dat du PSL [Bolsonaro] toute
leur volonté de défaire le PT [la
gauche de Lula]. Ils s’étaient ral-
liés à sa candidature après son
agression au couteau [le 6 sep-
tembre 2018] dans le Minas
Gerais, qui l’avait fait disparaître
du débat politique, c’est-à-dire
une fois qu’il avait cessé d’em-
barrasser tous ceux qui, tentés
de voter pour lui, n’étaient rete-
nus que par la honte. Sans eux,
Bolsonaro revient aujourd’hui
à sa cote de popularité d’avant
cette agression.
Et le président continue de
s’aliéner de plus en plus ces lava-
jatistas à mesure que son entou-
rage haineux concentre sur les
réseaux sociaux ses feux sur le
magistrat héros de la grande opé-
ration “mains propres” du Brésil
contemporain. Moro a quitté le
gouvernement en emportant
En annonçant qu’il
se mettait “à la
disposition du pays”,
Moro a endossé le
costume du candidat.
une belle collection de mes-
sages WhatsApp compromet-
tants pour le président, mais ce
n’est pas tout. L’ancien juge va
prendre à Bolsonaro ces sym-
pathisants anti-PT qui auraient
aimé apprécier sa présidence sans
parvenir à se trouver de bonne
excuse. En annon-
çant qu’il cher-
chait un emploi
et se mettait “à
la disposition du
pays”, Moro a
endossé le cos-
tume du candi-
dat et comblé
ce vide d’em-
blée. Il a déjà
sa légende, et
même son colis-
tier. Le parti Podemos
et l’ancien ministre de
la Santé Mandetta se
sont empressés de le
rejoindre.
Il faut qu’il y ait une
raison grave et urgente
pour que Bolsonaro sorte
son épée pour la pointer
contre son propre ventre
politique. Ce hara-kiri prési-
dentiel n’est pas un hasard. Et
si cette auto-agression au cou-
teau a une cause, elle doit aussi
avoir des conséquences espé-
rées. Personne ne réunit un tel
aéropage de généraux dans un
palais sans que le mot “straté-
gie” ne résonne des centaines
de fois. Les militaires planifient
des batailles, sélectionnent des
cibles, recensent leurs troupes,
même en l’absence d’ennemis.
Sur les réseaux, l’hypothèse
la plus en vogue pour expli-
quer la décision du prési-
dent de limoger le directeur
général de la police fédérale
et de déclencher des crises
politiques en série, c’est la
peur. Le président a peur que
les enquêtes de la police fédérale
ne mettent bientôt en cause 01
[son fi ls Flávio]. Cependant la
principale explication ne peut
être la “rachadinha” de Flávio
Bolsonaro [système d’emploi
fictif comme assistant parlemen-
taire et/ou de détournement de
fonds, dont il est notamment
accusé]. L’enquête qui dérange
le plus le président est celle qui
porte sur le financement de cam-
pagnes de diffamation en ligne
par des hommes d’affaires de son
entourage, qui pourrait remon-
ter jusqu’à 02 [son fils Carlos],
voire jusqu’à 00 en personne
[Jair Bolsonaro lui-même].
Dans cette hypothèse, tourner
le dos à Sérgio Moro, à la cam-
pagne anticorruption du Lava
Jato et à ses partisans serait le
prix politique (exorbitant) à payer
pour maintenir la bride sur le cou
à la police fédérale et faire en
sorte que la famille Zéro conserve
sa liberté de mouvement.
Mais le scénario tourne mal :
Bolsonaro ne s’est pas seulement
créé un nouvel adversaire élec-
toral, il en a fait un ennemi. Un
ennemi convaincu qui, quand il
en a besoin, est maître dans l’art
de recueillir des preuves.
L’ingérence de Bolsonaro
dans le travail de la police fédé-
rale, si elle est avérée, est un
délit sur lequel le Congrès sera
dans l’obligation d’enquêter. S’il
veut y échapper, le président va
devoir distribuer les faveurs à
ses nouveaux vieux amis, des
gens condamnés et emprison-
nés dans l’affaire du mensalão [un
scandale de corruption de par-
lementaires, révélé en 2005]. Le
président n’a plus qu’une seule
échappatoire, celle qu’il appelle
lui-même la politique de la pati-
faria – la fripouillerie.
—José Roberto de Toledo
Publié le 24 avril
Vers une destitution ?
Une trentaine de demandes pour entamer
une procédure d’impeachment contre
Jair Bolsonaro ont été envoyées au Congrès
mais n’ont pas encore été débattues. L’opinion
publique brésilienne, elle, reste très divisée.
U
ne fois de plus, le chef
de l’État brésilien, Jair
Bolsonaro, est venu en
personne saluer les manifes-
tants rassembl és dimanche 3 mai
devant le palais présidentiel pour
protester contre le Congrès et la
Cour suprême (STF) et récla-
mer une intervention militaire.
À distance de la foule, le leader
d’extrême droite a lancé : “Nous
voulons une véritable indépen-
dance des trois
pouvoirs […].
Nous n’allons
plus admettre
d’interférence.”
Ces propos font allusion à la
décision de la Cour suprême,
plus haute juridiction du pays,
de suspendre la nomination
d’un proche de Jair Bolsonaro
à la tête de la police fédérale.
Le limogeage du chef de ce “FBI
brésilien” par le président avait
provoqué la démission de son
ministre de la Justice, Sérgio
Moro, le 24 avril.
Devant la presse, ce dernier
avait alors accusé le président
d’avoir tenté d’interférer dans des
enquêtes policières. Ses décla-
rations ont également conduit
la Cour suprême à ouvrir une
enquête. S’ils sont avérés, les
faits pourraient donner lieu
à une procédure de desti-
tution à l’encontre du chef
de l’État. Celle-ci viendrait
alors s’ajouter aux quelque
trente demandes de desti-
tution déjà présentées au
Congrès depuis le début du
mandat de Jair Bolsonaro (jan-
vier 2019), dont plusieurs après
le soutien de ce dernier aux
manifestations antidémocra-
tiques du 15 mars. Sa nouvelle
← Sérgio Moro.
Dessin de
Cau Gomez,
Brésil.
AMÉRIQUES. 25
participation à ce type d’événe-
ments, le 3 mai, pourrait ouvrir
une demande supplémentaire.
Pour être effective, une telle
procédure doit être approuvée par
les deux tiers des parlementaires.
Mais ce vote ne peut se tenir que
si le président de la Chambre des
députés, Rodrigo Maia, donne
d’abord suite aux demandes.
Pour l’heure, il ne s’est pas pro-
noncé. “Certains leaders politiques
demandent de
la pat ie nce,
Revue comme si [Jair
de presse B o l s o n a r o]
était juste une
personne aux mauvaises manières.
Non. Il a de mauvaises inten-
tions”, estime une éditorialiste
d’O Globo.
Pour “protéger la démocratie
brésilienne de ce piège dans lequel le
pays se trouve”, il “n’y a pas d’autre
voie que celle de l’impeachment”,
estime l’auteure, avant d’ajou-
ter : “Ni le [pouvoir] judiciaire
ni le Congrès ne peuvent avoir
peur […]. L’idée que ‘ce n’est pas le
moment’ est très confortable pour
tous ceux qui veulent s’aff ranchir
de leurs responsabilités.”
Un a u t r e é d i t o r i a l i s t e
d’O Globo explique cette absence
de “débat au Congrès sur l’in-
terruption du mandat” de Jair
Bolsonaro par le “match nul”
au sein de l’opinion publique :
selon un sondage publié le
28 avril, 45 % des Brésiliens sont
en faveur de la destitution du
président, mais 48 % rejettent
cette option.
Le rapprochement de Jair
Bolsonaro avec des partis cen-
tristes, qui représentent plus
d’un tiers de la chambre basse et
cette “vieille politique” honnie
par le président, observe un poli-
tologue dans Jornal do Brasil,
a par ailleurs “donné un certain
souffl e au gouvernement”, éloi-
gnant pour l’instant le risque
de l’ouverture d’une procédure
de destitution.
—Courrier international
26. AMÉRIQUES
ÉtAtS-UnIS
Les suprémacistes
blancs en ordre
de marche
Extrémistes, néonazis et “accélérationnistes”
profitent de l’épidémie de Covid-19
pour faire circuler leur idéologie et recruter
de nouveaux membres.
—The New York Times
(extraits) New York
L
es suprémacistes blancs
veulent faire de la pan-
démie due au nouveau
coronavirus un puissant outil de
recrutement. Ils espèrent gagner
des adeptes, tant sur Internet que
dans les capitales des États, et
profiter de cette crise sanitaire
pour donner le plus grand reten-
tissement à leurs idées racistes
et antigouvernementales.
Même si les manifestations
anticonfinement qui ont eu lieu
dans tout le pays ont attiré des
gens de tout horizon, on a pu
Pendant
le confinement,
la consultation de
sites d’extrême droite
a fait un bond.
remarquer parmi eux des extré-
mistes dont les pancartes affi-
chaient des symboles antisémites
et anti-immigrés, ainsi que des
messages codés visant à galva-
niser leurs fidèles.
En général, avril est un mois
chargé pour les suprémacistes
blancs. Il y a l’anniversaire de
Hitler, dont ils parviennent à
faire une fête. Ils commémorent
aussi l’attentat d’Oklahoma City,
l’attaque au fourgon piégé qui a
fait 168 morts il y a vingt-cinq
ans dans la capitale de l’Okla-
homa – un jalon qui est pour
eux l’occasion de trouver de nou-
velles recrues. Mais ce mois-ci,
un événement est venu éclipser
ces sinistres réjouissances : le
coronavirus et les perturbations
qu’il a entraînées dans la société
sont devenus un cri de rallie-
ment pour ces extrémistes.
Transformant la crise du
Covid-19 pour qu’elle cadre avec
leur idéologie, ils diffusent de
fausses informations sur la trans-
mission du virus et qualifient
les mesures de confinement de
“loi martiale médicale” — pre-
mière étape vers l’avènement d’un
État totalitaire qu’ils annoncent
depuis longtemps.
“Ils n’ont pas leurs pareils
pour détourner la pandémie
à leur profit”, assure Devin
Burghart, directeur de l’Ins-
titut de recherche et d’éduca-
tion sur les droits de l’homme,
un centre de recherche sur les
mouvements d’extrême droite
établi à Seattle. Burghart étudie
depuis longtemps les nationa-
listes blancs.
On ne sait pas encore si ces
mouvements ont réussi à recru-
ter plus de militants, mais une
chose est sûre : la consultation
de sites extrémistes a fait un
bond pendant le confinement.
Plusieurs épisodes de violence
ont été attribués à des supréma-
cistes ou des militants antigou-
vernementaux rendus furieux
par la pandémie.
Dans le New Jersey, le bureau
local de la Sécurité intérieure
et de la Préparation [aux situa-
tions d’urgence] a déclaré
en mars que des
suprémacistes
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
blancs avaient encouragé leurs
adeptes à agresser des membres
de minorités ethniques et des
immigrés, afin de répandre la
peur. “Nous avons constaté que
des mouvements extrémistes natio-
naux profitaient de la pandémie
pour faire de la désinformation”, en
qualifiant notamment le corona-
virus de canular, de conspiration
juive ou de maladie répandue par
des immigrés non blancs, sou-
ligne Jared M. Maples, le direc-
teur du bureau.
Le mois dernier, le ministère
de la Sécurité intérieure a pré-
venu les forces de l’ordre dans
tout le pays que des extrémistes
violents se mobilisaient pour
réagir aux mesures de confine-
ment, selon un haut gradé de la
police et un fonctionnaire du
Congrès. Une note du minis-
tère, datée du 23 avril, constate
les récentes arrestations d’indivi-
dus ayant menacé des fonction-
naires qui faisaient appliquer les
mesures liées au Covid-19.
Les organisations extré-
mistes essaient souvent d’ex-
ploiter les crises pour arriver à
leurs fins. Toute une nébuleuse
d’extrême droite a ainsi flairé
l’aubaine avec le coronavirus.
“Ils y voient l’occasion de rameu-
ter des adeptes”, assure Megan
Squire, professeur à l’université
Elon (Caroline du Nord), qui suit
les échanges sur les sites et les
forums extrémistes.
Ces idées extrémistes ont
le champ libre sur Facebook,
Twitter et YouTube, tandis que
les exilés des réseaux sociaux
grand public migrent vers des
espaces moins surveillés comme
Telegram, Reddit, 4chan ou des
sites de jeux vidéo.
Un sous-groupe, celui des
“accélérationnistes”, vit constam-
ment dans l’attente d’une deu-
xième guerre de Sécession qui
renverserait l’État fédéral. La
pandémie est devenue, pour eux,
le dernier en date d’une longue
série de déclencheurs possibles.
Les spécialistes observent un
Des adolescents
qui s’ennuient
pourraient tomber
sous l’emprise de
ces discours haineux.
regain d’intérêt pour cette nou-
velle guerre raciale, ainsi qu’une
prolifération de conseils pour la
préparer. Il est à craindre que
des adolescents influençables,
qui s’ennuient et passent des
heures en ligne, ne tombent sous
l’emprise de ce genre de discours
haineux.
Après que le président Trump
a tweeté qu’il mettait fin à l’im-
migration en raison de la pan-
démie, l’attitude des tenants du
white power a oscillé entre la joie
et un optimisme prudent. Quand
il s’est avéré qu’il ne s’agissait
que d’une mesure temporaire,
certains se sont tout de même
réjouis qu’une de leurs idées soit
désormais largement acceptée,
alors que d’autres ont exprimé
leur déception en ligne.
Ces derniers mois, plusieurs
tentatives d’attaque ont été attri-
buées à des individus qui parti-
cipaient à de telles discussions.
Timothy R. Wilson, 36 ans, un
extrémiste suspecté d’avoir pré-
paré une attaque contre un
hôpital du Missouri, a été
tué lors d’un
↙ Dessin de Kountouris
paru dans Efimerida Ton
Syntakton, Athènes.
échange de tirs avec des agents
du FBI, à la fin de mars. Un com-
muniqué émanant de ce service
précisait que l’homme “obéissait
à des motivations raciales, reli-
gieuses et antigouvernementales”.
Les autorités fédérales tirent
prétexte de la pandémie “pour
détruire notre peuple”, avait ainsi
écrit Wilson sur un forum fré-
quenté par des groupuscules
néonazis, explique le docteur
Squire. Wilson affirmait éga-
lement que les juifs s’étaient
“emparés du pouvoir”.
Un homme de l’Arkansas,
Aaron Swenson, 36 ans, a utilisé
un pseudonyme pour “liker” plus
d’une dizaine de pages Facebook
appelant à une deuxième guerre
de Sécession. Il s’est ensuite
connecté sur Facebook Live,
le 12 avril, pour annoncer qu’il
allait tendre une embuscade
à un policier et l’exécuter. Il a
été arrêté à Texarkana (Texas).
Swenson, toujours en prison
[et faisant l’objet d’une demande
de libération sous caution pour
un montant de 85 000 dollars],
a été accusé d’avoir lancé des
menaces terroristes, d’avoir
tenté d’échapper à une arres-
tation et d’avoir détenu une
arme illégalement. Il a l’inten-
tion de plaider non coupable,
selon Rick Shumaker, l’avocat
de la défense judiciaire de Bowie
County (Texas). La date de son
procès n’a pas encore été fixée.
Plus étrange, le coronavirus
a incité au moins un supréma-
ciste blanc à jouer les épidémio-
logistes amateurs. Auparavant,
Tom Kawczynski appelait à
transformer la région de la
Nouvelle-A ngleterre [dans
le nord-est du pays] en une
monarchie dirigée par des
Blancs. Après l’apparition de
la pandémie, il s’est érigé en
spécialiste du virus, lançant le
podcast “Coronavirus Central”,
devenu l’un des plus populaires
parmi ceux proposés sur la pla-
teforme d’Apple.
Mais les anciennes idées de
Kawczynski n’ont pas entière-
ment disparu. Au début d’avril,
tandis que les cas de Covid-19
se multipliaient à New York et
dans les environs, il a fait valoir
sur Twitter que la Nouvelle-
Angleterre devrait œuvrer “de
manière indépendante pour sa
survie”.
—Neil MacFarquhar
Publié le 3 mai
 CO1

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de donner des instructions sur le sort des données après décès.
 28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Hong Kong. Pékin sort
l’artillerie lourde
Arrestations massives dans le camp des démocrates et réinterprétation
du principe “Un pays, deux systèmes”: comme en 2003, au moment du Sras,
la Chine profite de la pandémie pour asseoir son autorité sur Hong Kong.
CAGLE CARTOONS
—Baodaozhe
(The Reporter) Taipei
L
e 18 avril dernier, de bon
matin, la police hongkon-
gaise a fait irruption chez
Jimmy Lai Chee-ying, le fondateur
du groupe de presse Next Digital
[éditeur notamment du très popu-
laire et indépendant Apple Daily],
pour procéder à son arrestation.
Quatorze autres personnalités du
clan démocrate à Hong Kong ont
subi le même sort.
Parmi eux, le cas qui a retenu le
plus l’attention est celui de Martin
Lee Chu-ming, 81 ans, surnommé
respectueusement “le Père de la
démocratie” par les Hongkongais.
C’était la première fois en plus de
cinquante ans de militantisme
en faveur de la démocratie que
cet éminent avocat, défenseur
de nombreuses personnalités du
camp démocrate, était interpellé.
Cette vague d’arrestations est
motivée par la participation illé-
gale des personnes interpellées
à des rassemblements non auto-
risés contre le projet de loi d’ex-
tradition l’an dernier. [Ce texte a
provoqué l’ire des Hongkongais,
qui y voient un affaiblissement
du pouvoir judiciaire du territoire
face à Pékin.]
Date historique. Contrairement
aux contestataires hongkongais
plus jeunes, plutôt jusqu’au-bou-
tistes, ces figures du clan démo-
crate sont pour la plupart des
partisans d’une réunification
démocratique qui demandent
seulement à Pékin de tenir ses
engagements en accordant une
véritable autonomie étendue à
Hong Kong selon le principe “Un
pays, deux systèmes”. Ces événe-
ments montrent qu’il n’y a quasi-
ment plus de place pour la ligne
modérée, que ce soit au sein de la
société hongkongaise ou à Pékin.
Il faut donc voir dans cette
vague d’interpellations un sym-
bole. Voici ce qu’a tweeté à ce
propos Tim Culpan, écrivain et
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
chroniqueur de Bloomberg, rési-
dant depuis longtemps à Taïwan :
“Selon moi, le 18 avril 2020 res-
tera une date historique, celle du
jour où la Chine a renoncé à pré-
tendre vouloir ‘réunifier pacifique-
ment Taïwan’. La façon dont Pékin
traite Hong Kong ne peut être dis-
sociée de celle dont elle compte trai-
ter Taïwan.” En fait, les nouvelles
qui se succédaient laissaient pré-
sager une répression imminente.
Le 13 avril, les deux Bureaux de
Hong Kong (le Bureau des affaires
de Hong Kong et Macao, organe de
l’administration chinoise chargé
des liens avec les deux villes, et le
Bureau de liaison avec la Chine)
avaient accusé violemment le
député du Parti civique [démo-
crate] Dennis Kwok de faire de
Ces événements
montrent qu’il
n’y a presque plus
de place pour
la ligne modérée.
↙ Sur la chaussure : “Autoritarisme chinois”.
Dessin de Monte Wolverton, États-Unis.
“l’obstruction parlementaire” pour
retarder l’élection du président de
la commission des lois [du LegCo,
l’assemblée législative], estimant
qu’il violait ainsi son serment par-
lementaire. Le 14 avril, des hauts
magistrats confiaient à l’agence de
presse Reuters leur inquiétude de
voir l’indépendance judiciaire de
Hong Kong menacée par la ten-
tative de Pékin de peser sur leur
droit de statuer en dernier ressort.
Brèche dangereuse. Le fait le
plus marquant a eu lieu le 15 avril.
Ce jour-là, Luo Huining, le nouveau
responsable du Bureau de liaison
avec la Chine, en poste depuis jan-
vier, a rouvert le dossier brûlant
de la mise en œuvre de l’article 23
de la Loi fondamentale. Cet article
stipule que les autorités doivent
introduire une loi sur la sécurité
nationale avec pour objectif d’in-
terdire les actes de trahison, séces-
sion, sédition et subversion sur le
sol hongkongais. [Cet article est
controversé car considéré comme
portant atteinte à la liberté d’ex-
pression à Hong Kong et au prin-
cipe “Un pays, deux systèmes”.]
Luo Huining a souligné que, depuis
sa rétrocession à la Chine en 1997,
Hong Kong constitue une brèche
dangereuse pour la sécurité natio-
nale de la Chine, en permettant
l’intrusion de forces étrangères.
Pour y remédier au plus vite, il a
indiqué qu’il fallait prendre des
dispositions.
Le 18 avril, dans la soirée, après
la grande vague d’arrestations,
les deux Bureaux ont par ailleurs
tenu à rappeler que Pékin leur
avait conféré la mission de s’oc-
cuper des affaires hongkongaises.
Ils avaient à ce titre le droit de
les superviser au nom du gou-
vernement central, et ce sans se
soumettre à l’article 22 de la Loi
fondamentale qui stipule pour-
tant que “aucun département du
gouvernement central ne peut inter-
férer dans les affaires de la Région
administrative spéciale de Hong
Kong”. Cette nouvelle interpréta-
tion de l’article 22 [qui garantit à
Hong Kong l’indépendance de son
système] par les deux Bureaux a
soulevé un tollé dans la société
hongkongaise.
Pékin ne voudrait-il pas profiter
de ce que la communauté interna-
tionale sont accaparés par la lutte
contre l’épidémie pour se dépêcher
de mettre à exécution ce projet,
avant les élections législatives en
septembre à Hong Kong ?
En fait, la nomination en début
d’année de Luo Huining, qui n’a
jamais géré de dossiers en rap-
port avec Hong Kong et Macao,
qui connaît mal la sphère poli-
tique et les milieux d’affaires
hongkongais, et qui a plutôt l’âge
de prendre sa retraite, avait déjà
été interprétée par de nombreux
observateurs comme le signe qu’il
aurait pour mission de mettre en
place l’article 23. De plus, ces der-
niers jours, le très controversé
représentant du clan constructif
[pro-Pékin], Junius Ho, a plaidé
à maintes reprises pour l’applica-
tion de l’article 23 ; avec le groupe
Alliance 23 fondé par plusieurs
organisations pro-Pékin, il a lancé
une pétition en ligne en faveur
de cette mesure, en prétendant
qu’elle aurait recueilli 1 million
de signatures.
La Chine cherche
à introduire une loi
qui interdirait les
actes de sécession sur
le sol hongkongais.
Rappelons-nous ! La dernière
fois que Pékin a tenté de faire
passer l’article 23, c’était égale-
ment en pleine épidémie, en 2003,
alors que la crise sanitaire du Sras
venait d’éclater à Hong Kong. Plus
de 500 000 manifestants avaient
défilé dans les rues pour protes-
ter contre une telle décision, qui
avait finalement été suspendue.
Mais, dix-sept ans plus tard, les
circonstances sont tout autres.
Peu après l’arrivée au pouvoir de
Xi Jinping, en 2012, a éclaté en 2014
le “mouvement des parapluies”,
qui a incarné durant soixante-dix-
neuf jours le combat pour le suf-
frage universel du clan démocrate
hongkongais. L’an dernier, le mou-
vement contre le projet de loi d’ex-
tradition vers la Chine a secoué le
territoire pendant plus de six mois,
avec des manifestations qui ont
fait descendre dans la rue jusqu’à
2 millions de personnes; même la
situation politique à Taïwan en
a été profondément influencée.
Cette année, Hong Kong est de plus
confronté à une pandémie d’une
ampleur inédite depuis cent ans.
Les tensions à la fois intérieures
et extérieures qui s’exercent sur
le territoire sont bien supérieures
à celles de 2003.
Mais la détresse de Hong Kong
est désormais moins visible du
monde extérieur. Le mouvement
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020 ASIE. 29

de protestation contre le projet de
loi sur l’extradition, qui a démarré
en juin dernier, est allé crescendo
jusqu’à la mi-novembre, avec les
universités de Hong Kong (HKU)
et polytechnique (PolyU), théâtres
de véritables batailles rangées. À
la suite de ces événements, le clan
démocrate a remporté une victoire
écrasante avec 80 % des suffrages
lors des élections pour les conseils
de district le 24 novembre. Il a alors
mis en sourdine le combat qu’il
menait depuis plus de six mois.
Un pays, deux
systèmes
●●● Le 1er juillet 1997,
Hong Kong devient une
région administrative
spéciale de la Chine (RAS)
au terme de cent
cinquante ans
d’occupation britannique.
La couronne britannique
avait obtenu ce territoire
INDE
Des ressortissants revenir” avant que les derniers vols soient
autorisés à atterrir en Inde, le 22 mars, pré-
en détresse cise The Hindu. On trouve en outre parmi
eux des étudiants et un grand nombre d’ou-
enfin rapatriés vriers du BTP et d’employés de maison
“ayant perdu leur emploi en raison de l’arrêt
Des avions d’Air India de l’activité dans leur pays d’accueil”.
et des navires de guerre ont Priorité est donnée à ceux qui ont “des
raisons impérieuses de revenir” : les expa-
entamé l’évacuation d’une triés dont le visa a expiré, ceux qui risquent
partie de la diaspora indienne. l’expulsion, ceux dont les familles sont
confrontées à une situation d’urgence, ceux
qui ont perdu leur logement, ceux qui ren-
contrent des problèmes de santé… Tous

Du fait de la diminution des scènes
sanglantes et héroïques d’oppo-
sition courageuse, et des ravages
de l’épidémie dans tous les pays,
qui, trop débordés, n’ont plus le
temps de s’intéresser à la situation
des autres, l’attention médiatique
dont faisait l’objet Hong Kong a
nettement reculé. Nul doute que
les gouvernements hongkongais
et de Pékin ont pris cet élément
en ligne de compte.
Voilà donc que la promesse faite
dans les années 1980 d’accorder à
Hong Kong “un haut degré d’auto-
nomie selon le principe : ‘Un pays,
deux systèmes’” fait l’objet d’une
nouvelle interprétation quarante
ans après ! Cela n’a rien d’éton-
nant pour ceux qui connaissent
bien l’histoire du Parti commu-
niste chinois. Le PCC a toujours
su réajuster merveilleusement
et rapidement sa ligne au gré de
l’évolution de la situation. Une fois
qu’il tient bien en main les rênes
du pouvoir, il peut tout à son gré
interpréter ensuite les choses dans
un sens favorable à ses propres
intérêts. Il importe peu au gouver-
nement chinois, poussé par une
logique de rapport de forces, que
les Hongkongais s’éloignent de
plus en plus de lui… Signe d’une
volonté de tout écraser.
durant les guerres de
l’opium contre la Chine
entre 1841 et 1898, avec
obligation de le rétrocéder
au terme de 99 ans. Alors
que la Chine continentale
devient communiste
en 1949, Hong Kong
s’est développé
économiquement, attirant
les investisseurs. Les
libertés individuelles
fondamentales s’y exercent
tout comme dans un
système démocratique.
En 1982, les négociations
entre la Chine
et la Grande-Bretagne
démarrent pour établir
les conditions
de la rétrocession. Les
Britanniques demandent
que les libertés
fondamentales
d’expression, d’opinion,
de presse soient garanties
pendant une période de
cinquante ans. Ce que
Pékin accepte en forgeant
le principe “un pays,
deux systèmes”. En 1989,
les manifestations
de soutien au mouvement
pro démocratique de
Tian’anmen rassemblent
I
ls seraient entre 500 000 et 1 mil-
lion à avoir demandé leur retour au
pays. Jeudi 7 mai, l’Inde a commencé
à rapatrier ses ressortis-
sants bloqués à l’étranger
à cause de la pandémie
de coronavirus. Cette
opération d’évacuation
exceptionnelle, annoncée trois jours plus
tôt par le gouvernement Modi, a démarré
“avec l’arrivée en Inde de deux premiers vols
en provenance des Émirats arabes unis”, rap-
porte The Wire. “Les autorités ont prévu
d’affréter 64 vols Air India pour faire revenir
14 000 expatriés de 13 pays en une semaine”,
après quoi les rapatriements s’effectueront
à un rythme soutenu.
L’objectif est d’extirper 190 000 per-
sonnes de pays où les conditions de
logement, de mise en quarantaine et d’hos-
pitalisation ne sont pas satisfaisantes. En
tête, les Émirats, l’Arabie Saoudite, le Qatar,
le Koweït, Oman et Bahrein. La diaspora
indienne dans le monde est évaluée à 28 mil-
lions de personnes, dont 8 à 9 millions au
Moyen-Orient. Parmi eux, “des voyageurs
d’affaires et des touristes qui n’ont pas pu
doivent “prendre en charge le coût de leur
voyage retour” et tous sont “placés en qua-
rantaine obligatoire” à leur arrivée.
La logistique de l’opération est extrême-
ment complexe en raison
de la fermeture de l’es-
revue pace aérien, comme l’a
de presse été celle qui a permis à
“60 000 étrangers” pré-
sents en Inde au moment du confinement
de rentrer chez eux.
Les conséquences économiques de ce
retour historique vont être énormes. Comme
le rappelle Scroll, la diaspora indienne
envoie chaque année en Inde l’équiva-
lent de 69 milliards de dollars de revenus,
“dont la moitié depuis le Moyen-Orient”. Le
site d’information a interrogé plusieurs de
ces expatriés.
Dans l’immédiat, ces derniers disent
avoir besoin “d’une aide financière pour
rester à flot, d’un assouplissement du paiement
de leurs échéances de loyer et d’emprunts, et
d’un accès aux soins bon marché”. Seul “un
quart des personnes interrogées”, ceux qui
ont perdu leur travail ou qui sont malades,
souhaitent rentrer chez eux.
—Courrier international

DEMAIN,
—Lin Yiting de nombreux Hongkongais.
Publié le 22 avril Depuis 1997, Pékin tente

UN MONDE
de remettre en cause
l’autonomie de la région

SourCE
Baodaozhe
(The reporTer)
Taipei, Taïwan
twreporter.org
Créé en 2015, ce webzine
publie des enquêtes et des
reportages de qualité sur le
monde chinois et asiatique,
mais aussi sur le reste du
monde. C’est un organisme
à but non lucratif soutenu
par une fondation taïwanaise.
MEILLEUR ?
administrative spéciale.
En juin 2019, un projet
de loi d’extradition vers
la Chine, abandonné depuis,
a poussé des millions de INTÉGREZ NOS FORMATIONS
Hongkongais dans les rues
pendant des mois...
DE BAC À BAC+5
Jusqu’à la pandémie Humanitaire & solidarité internationale
de Covid-19 ! Mais Développement alternatif à l’international
la protestation reprend : www.ecole3a.edu Économie sociale & solidaire
le 10 mai, des  manifestants
Finance responsable
antigouvermentaux
ont investi une dizaine CAMPUS LYON • PARIS Responsabilité sociétale des entreprises
RENNES • TOULOUSE
de centres commerciaux.
30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Pandémie .
Le continent
pourrait-il être
épargné ?
Beaucoup prédisaient une catastrophe
avec l’arrivée du Covid-19 en Afrique, mais
pour l’instant, le continent est peu touché.
Reste à identifier les causes de ce répit.
—Financial Times Londres
D
epuis que le premier cas
de Covid-19 en Afrique a
été confirmé le 14 février,
avec un ressortissant chinois dia-
gnostiqué positif en Égypte, l’épi-
démie s’est propagée sur presque
tout le continent. Pour Bill Gates,
le fondateur de Microsoft, dont la
fondation s’intéresse de très près
à la pandémie, dans une région
où les bidonvilles sont surpeu-
plés et les systèmes de santé, pré-
caires, la maladie pourrait coûter
la vie à 10 millions d’Africains,
un chiff re impensable.
Pourtant, plus de deux mois
plus tard, certains osent à mots
couverts se montrer plus opti-
mistes. Peut-être – toutes précau-
tions gardées – que le continent
pourrait être épargné par les
pires aspects de la pandémie.
“Je ne comprends pas”, lance
Kennedy Odede, un militant
associatif. Sur 400 personnes
testées au hasard dans l’immense
bidonville de Kibera à Nairobi
[mi-avril], seules trois étaient
positives. “Pour moi, c’est une
bonne nouvelle.”
[Fin avril,] l’Afrique comptait
officiellement quelque 32 000 cas
et moins de 1 400 morts du
Covid-19, alors que plus de 3 mil-
lions de cas ont été détectés
dans le monde. Compte tenu
de la capacité limitée de dépis-
tage du continent, il est possible
que l’ampleur de l’épidémie soit
sous-estimée même si Odede,
comme d’autres, pense qu’il y
a peu de preuves de l’existence
de foyers passés sous silence.
À première vue, ce continent de
1,2 milliard de personnes a donc
enregistré moins de décès dus
au Covid-19 que les États-Unis
en une seule journée. “Les gens
commencent à pousser un soupir
de soulagement, bien qu’il soit trop
tôt pour se dire que nous l’avons
échappé belle”, soutient Murithi
Mutiga, un analyste du groupe
de réflexion Crisis Group basé
à Nairobi.
L’Afrique
n’a connu qu’un
seul cas de Sras
lors de l’épidémie
de 2002-2003.
Pou r John Nkeng asong,
directeur du Centre africain de
contrôle et de prévention des
maladies, il ne faut tirer aucune
conclusion définitive. Il n’y a pas
de preuves tangibles que des fac-
teurs spécifiques à l’Afrique –
une population plus jeune, un
climat plus chaud, ou la vacci-
nation à grande échelle contre
la tuberculose – aient un impact
sur la propagation de la maladie.
“Je me garderai bien de dire que
la transmission se fait plus lente-
ment”, a-t-il déclaré, ajoutant
que les cas confirmés ont aug-
menté de plus de 40 % [sur la
dernière semaine d’avril]. Ces
chiff res peuvent indiquer que
l’Afrique sera simplement tou-
chée plus tardivement, et que la
pandémie ne commence à s’ac-
célérer que maintenant.
Selon Paul Hunter, professeur
de médecine à l’université d’East
Anglia, les autorités ont raison
d’être prudentes. Néanmoins,
dit-il, il y a des raisons de penser
que le virus pourrait être moins
mortel en Afrique où les mala-
dies qui se transmettent par
microgouttelettes, comme la
grippe, ont tendance à se pro-
pager plus lentement. Le conti-
nent n’a connu qu’un seul cas
de syndrome respiratoire aigu
sévère (Sras) lors de l’épidémie
de 2002-2003, avec une infec-
tion au Cap. La plus faible pro-
pagation de ce genre d’infection,
poursuit-il, pourrait être impu-
table à une moindre densité de
population, à l’effet des rayons
UV ou à un climat qui fait que
les gens passent plus de temps
à l’extérieur.
Jeunesse. Dans le cas du coro-
navirus, la jeunesse de la popula-
tion africaine pourrait également
contribuer à expliquer ce faible
taux de mortalité. L’âge médian
en Afrique est de 19,4 ans, contre
40 ans en Europe et 38 ans aux
États-Unis. “Il y a eu si peu de cas
graves chez les moins de 20 ans en
Occident que, lorsque vous avez une
population dont l’âge médian est
de 19 ans, le risque d’un nombre
élevé de décès est considérable-
ment réduit.”
Pour voir si le nombre de décès
dus aux coronavirus est sous-
estimé, il suffit de regarder les
statistiques de la mortalité et voir
si le nombre de décès dépasse
celui enregistré en temps normal.
En Afrique du Sud, les décès sur-
venus jusqu’au 14 avril étaient
“globalement dans les limites de
ce qu’on pouvait prévoir”, selon
le Conseil de la recherche médi-
cale du pays, ce qui suggère que
les décès imputables sans qu’on
le sache au coronavirus sont peu
nombreux.
Selon Trudie Lang, direc-
trice du Global Health Network
au dépar tement de méde-
cine Nuffield de l’université
d’Oxford, il serait erroné – et
La Tanzanie, mauvaise élève
●●● “Si la plupart des pays
africains ont réagi
rapidement face à l’arrivée
de la pandémie, certains
suscitent l’inquiétude.
Et tout en haut de la liste,
il y a la Tanzanie”, écrit
l’hebdomadaire panafricain
The Continent. Autoritaire
et loufoque, le président
tanzanien John Magufuli
ne fait plus rire ses
concitoyens. Alors
que 480 cas de malades
du Covid-19 ont été recensés
début mai, John Magufuli
a mis en doute la réalité
de ces chiffres. “Il y a
quelque chose qui ne tourne
pas rond”, a-t-il déclaré,
rapporte le journal
tanzanien The Citizen,
assurant que des
échantillons testés positifs
ne provenaient pas
d’humains mais avaient
été prélevés sur “une
chèvre, un oiseau et une
no 1541 du 14 au 20 mai 2020
← Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
potentiellement dangereux –
de tirer des conclusions hâtives.
Toutefois, selon elle, il est pos-
sible que le virus se propage “dif-
féremment” en Afrique, y compris
avec des cas plus asymptoma-
tiques. Il est également pos-
sible que les personnes atteintes
de maladies chroniques telles
que la tuberculose réagissent
différemment au Covid-19,
et soient plus résistantes, en
raison d’une réponse immuni-
taire déjà présente, et non plus
vulnérables, comme on le sup-
pose habituellement.
“Il est vraiment important de
parvenir à des conclusions fon-
dées sur des preuves tangibles”,
insiste le professeur Lang, ajou-
tant qu’il est vital de mener des
recherches sur l’évolution de la
maladie afin d’aider les gouver-
nements à mettre en œuvre les
stratégies adéquates. En tout état
de cause, ajoute-t-elle, tant que les
spécialistes ne savaient pas exac-
tement comment se comportait le
virus, les gouvernements ont eu
raison de se montrer prudents :
“Nous devons continuer à prendre
des mesures et à faire des tests.”
—David Pilling
Publié le 28 avril
papaye”. “Certains jouent
à un jeu dangereux”,
a-t-il tonné, accusant
“les impérialistes” d’avoir
orchestré un sabotage.
John Magufuli refuse
d’imposer un confinement,
ne serait-ce que partiel,
dans les grandes villes
du pays. Mettant en garde
contre le port de masques
qui pourraient être “infectés
par le coronavirus”,
ce fervent évangélique a
encouragé ses concitoyens
à se rendre à l’église.
“Le virus satanique”
ne peut y entrer, assure-t-il.
“La situation n’est pas aussi
mauvaise que veulent le faire
croire les peureux”, a affirmé
John Magufuli. Pourtant,
souligne The Continent,
lui-même n’a quasiment
pas été vu en public depuis
l’arrivée de la pandémie. 
Il est reclus dans son petit
village de Chato.
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
AFRIQUE DU SUD
Les gangs ne
connaissent pas la crise
Le confinement a fait taire les armes à feu
dans ce pays qui est habituellement l’un des
plus violents au monde. Mais les gangs ne sont
pas au repos pour autant : leur business explose.
—Mail & Guardian
Johannesburg
U
n paquet d’une célèbre
marque de cigarettes
coûte désormais
60 rands [2,90 euros, contre
presque deux fois moins habituel-
lement]. Une bouteille d’alcool
qui se vend d’ordinaire 170 rands
[8,20 euros] atteint aujourd’hui
400 rands [19,30  euros]. Le
marché noir prospère.
Au Cap, l’économie clan-
destine qui sert de pilier au
monde du crime ne connaît
pas le confinement, contrai-
rement au reste de la ville et
du pays. Si les fusillades entre
gangs n’ont jamais été aussi peu
nombreuses, l’économie de la
pègre, elle, tourne à plein régime
[le 27 mars, l’Afrique du Sud a
mis en place l’un des confine-
ments les plus stricts au monde
où la vente d’alcool et de tabac
est interdite].
D’après un des chefs des
Mongrels [“les Bâtards”], un
gang de Steenberg, en banlieue
du Cap, qui se fait surnommer
Toufieq, cette trêve est une consé-
quence directe du confinement
dû au Covid-19. Il y a moins de
gens dans les rues et peu d’inte-
raction entre gangs rivaux. “Ici,
c’est la paix totale. Personne ne tire.
C’est probablement à cause du coro-
navirus. Les gens prennent ça au
sérieux. Moi aussi. Je me lave les
mains, je porte un masque. Et puis,
il y a beaucoup plus de patrouilles de
police en ce moment”, explique-t-il.
Mais en dépit du confinement,
il ne chôme pas. Le commerce
clandestin reste actif. “C’est
comme ça. Les gens sont obligés
de faire ce qu’ils peuvent pour sur-
vivre. Ces temps-ci, vous ne trou-
verez pas beaucoup d’alcool en
vente dans le coin, tout s’est déjà
vendu. Mais les cigarettes, oui. Et
d’autres drogues, bien sûr.”
Cet homme n’en dit pas plus
sur le type de drogues qui cir-
culent. Mais dans des communes
comme Steenberg, le Mandrax et
le Tik [sédatif et méthamphéta-
mine, prisés dans le pays] sont
courants. Même les gens qui ne
consomment pas de substances
aussi dures et illicites se tournent
vers des “négociants” et les gangs
pour se procurer leur dose de
nicotine et d’alcool. “C’est difficile
“Les vieux viennent
pour leurs cigarettes
et leur piquette.”
Toufieq,
Chef de gang
↙ Dessin de Martirena,
Cuba.
d’arrêter. Les vieilles, les vieux, ils
viennent tous nous voir pour leurs
cigarettes et leur piquette. Toute
cette histoire de confinement, ça
ne simplifie la vie à personne, mais
les gens sont prêts à payer. Ils ont
soif”, ajoute Toufieq.
L’angoisse et le stress engen-
drés par une pandémie mon-
diale suffisent cependant à
avoir raison du moral même
des membres des gangs les plus
endurcis. Toufieq, par exemple,
redoute de contracter le virus,
car cela mettrait fin à ses acti-
vités, et il n’aurait plus d’argent
pour nourrir sa famille. “Tout
ça, ça m’inquiète quand même un
peu. C’est que j’ai une fille. Toute
cette affaire avec le corona, ça me
fait penser à elle. En ce moment,
ma vie, j’ai l’impression qu’elle ne
mène nulle part.”
Silence. Dans des zones connues
pour être des foyers de vio-
lence entre gangs, il règne un
silence remarquable. Non loin de
Lavender Hill [un autre quartier
du Cap], Mark Nicholson gère
une association qui distribue
des vivres pendant l’épidémie,
et il nourrit des centaines d’en-
fants chaque jour. D’ordinaire,
il est conseillé d’éviter le ter-
rain vague où il est occupé à
tendre des assiettes pleines, car
les gangs rivaux tirent au jugé
dans cet espace dégagé. Mais
là, les enfants, à deux mètres
les uns des autres pour appli-
quer les règles de distanciation
sociale, mangent en paix.
“En ce moment, il n’y a pas de
fusillade. Ça fait à peu près un mois
que la trêve dure. Et ça m’aide,
déclare Nicholson. Maintenant,
ici, il y a souvent des opérations
de police. Ils débarquent réguliè-
rement chez des dealers notoires.
Et ils fouillent plus dans la zone
pour veiller à ce que les gens res-
pectent bien le confinement.”
Pour Eldred De Klerk, ana-
lyste spécialiste de la question
des gangs, il fallait s’attendre
à ce que les bandes déposent
les armes et se concentrent sur
leurs affaires. C’était une ques-
tion stratégique. Les gangs ne
tiennent pas à perdre leurs
hommes à cause d’une pandé-
mie. Leur principale ressource,
ce sont leurs membres. “Les gangs
sont engagés dans des conflits sur de
multiples fronts – entre eux, avec
les forces de l’ordre, avec les autori-
tés locales. Tout le monde cherche à
leur faire la peau et vous ajoutez à
ça le coronavirus… Ils sont comme
n’importe quelle entreprise qui va
se demander : ‘Comment garan-
tir la sécurité de nos membres
et protéger nos activités ?’”, pré-
cise De Klerk.
La police de la province du Cap-
Occidental et l’unité antigang
se sont refusées officiellement
à tout commentaire, assurant
qu’elles préfèrent concentrer
leurs efforts sur le respect des
consignes de confinement. Mais
dans les commissariats situés
dans les fiefs des gangs, des poli-
ciers nous ont affirmé qu’on leur
avait ordonné de se focaliser sur
les appels à l’aide pour les pro-
blèmes d’aide alimentaire et la
petite délinquance.
Car le crime organisé n’est
pas le seul à profiter de la soif
de la population. Une famille
de la côte ouest du Cap qui a
accepté de nous parler sous cou-
vert d’anonymat reconnaît s’être
mise à vendre de l’alcool depuis
chez elle. Elle ne fait pas ouver-
“Il n’y a pas
de fusillade. La trêve
dure depuis un mois.”
Mark Nicholson,
gérant d’une assoCiation
tement de publicité, se conten-
tant d’envoyer des messages par
WhatsApp à ses connaissances,
des gens du quartier en qui elle a
confiance. “Nous vendons du Jack
Daniel’s Old N° 7, du Wellington
VO, du Bell’s, du Captain Morgan
Spiced Gold, de l’amarula et de la
tequila Olmeca”, dit le message.
Selon un membre de la famille,
ce commerce est un moyen de
s’en sortir, plutôt que de s’enri-
chir. Le confinement a eu des
répercussions terribles sur la
population. Les gens en sont
venus à prendre des mesures
radicales face à l’incertitude de
leur situation financière. Un
autre membre de la famille nous
confie : “Mon père est à la retraite,
ma mère ne sait pas si ses clients
la paieront à la fin du mois. Alors,
on fait ce qu’il faut. Ma mère est du
genre à tout acheter en gros. Que
ce soit la lessive, le lait ou l’alcool.
On aura de quoi manger jusqu’à
la fin du confinement. Mais il fal-
lait bien qu’on trouve une solution
pour payer le loyer.”
—Lester Kiewit
Publié le 23 avril
AFRIQUE. 31
AlgéRIE
Radio Corona
Internationale,
le média qui
fait du bien
Cette radio “de la fin
du monde” veut divertir
les confinés et “garder vif
le feu de la contestation”
dans le pays.
U
n prog ramme mag ni-
fique” vous attend sur les
ondes de Radio Corona
Internationale (RCI), promet
l’équipe du média. Ou plus exac-
tement, sur la Toile. Diffusée
sur Facebook et Soundcloud,
cette radio algérienne pas
comme les autres est la der-
nière-née des médias maghré-
bins. Surnommée la “radio de
la fin du monde”, elle est née le
23 mars, en pleine pandémie de
Covid-19, alors que l’Algérie se
confinait. Son nom pourrait
effrayer, reconnaît Maghreb Info.
Et pourtant, cette webradio a
pour objectif de faire sourire.
Elle offre aux auditeurs un espace
pour lutter contre la morosité
mais également pour “garder vif
le feu de la contestation”.
Le Hirak, le grand mouvement
de protestation qui a conduit à
la chute d’Abdelaziz Bouteflika,
a été contraint de suspendre
ses marches à cause de la pan-
démie. Mais le régime est tou-
jours contesté et les manifestants
ne veulent pas baisser la garde.
Radio Corona Internationale
s’inspire des radios pirates.
Depuis les États-Unis, où il est
installé, le journaliste Abdallah
Benadouda “se plaît à réaliser
ces émissions ‘dirigées par notre
état d’âme profond : la liberté’.
On parle du virus, mais aussi de
tout ce qui se passait avant la crise
sanitaire. Une façon de s’adresser
aux contestataires, mais également
au pouvoir.” Autour de lui, une
bande de chroniqueurs. Quel
programme pour les prochains
jours ? “On rigolera bien sûr, on
écoutera de la bonne musique et on
aura mille pensées pour nos sœurs
et nos frères otages dans les pri-
sons du régime.”
—Courrier international
32�
tra n s-
versales�
sciences
Le confinement
profite
à la recherche
Science participative. Alors qu’une
partie de la population mondiale
est confinée, les projets faisant appel
au public pour analyser des données
attirent une foule de participants.
Ils font progresser la connaissance
sur le Covid-19. Mais pas seulement.
—Undark Cambridge
(Massachusetts)
A
vril est le mois des sciences
participatives. En temps
normal, n’importe quelle
personne curieuse, de la mater-
nelle à la retraite, pourrait sortir
pour glaner des données et, par
le pouvoir des foules, partici-
per aux progrès de la science.
Si la pandémie de Covid-19 a
gelé nombre des initiatives exis-
tantes, il existe en ligne une foule
de projets en manque de scien-
tifiques citoyens et une multi-
tude d’informations à récolter.
Laura Trouille, vice-directrice
des sciences citoyennes au pla-
nétarium Alder de Chicago et
cogérante de Zooniverse, une
plateforme Internet réunissant
près de 2 millions de scienti-
fiques citoyens, estime que tout
le monde, “peu importe sa for-
mation, son expérience ou ses
compétences, peut être d’une aide
précieuse aux projets en ligne de
science collaborative”.
Pendant le confinement, les
projets scientifiques en ligne
attirent de plus en plus de monde.
Si la production participative de
savoirs n’est pas sans défauts, elle
reste une aubaine pour nombre
de chercheurs qui, autrement,
Économie ���� 34
devraient éplucher d’impor-
tantes quantités de données au
lieu de se concentrer sur leur
recherche à proprement parler.
Certains, par ailleurs, mettent
la science citoyenne au service
de la lutte contre le coronavirus,
rassemblant des données récol-
tées par le public pour trouver
des solutions à cette crise sani-
taire mondiale. Leur message est
le suivant : tout le monde peut
donner un coup de main.
Sauvages. “C’est de la recherche
au sens propre”, assure Meredith
Palmer, éco-éthologue à l’uni-
versité de Princeton, qui dirige
plusieurs projets en ligne dont
les participants ont pour tâche
d’identifier des animaux sau-
vages sur des images de camé-
ras de surveillance. “Ce sont des
données authentiques que les par-
ticipants sont les premiers à exa-
miner”, insiste-t-elle.
La plupart de ces projets
mettent à profit le pouvoir des
foules pour traiter des quantités
de données qui seraient autrement
insurmontables. Ainsi, une tâche
qui occuperait une équipe de cher-
cheurs pendant des semaines,
voire des mois, peut être menée
à bien par un grand nombre d’in-
ternautes bien plus efficacement :
par exemple, étudier des millions
de clichés de ciel nocturne ou
repérer les structures microsco-
piques sur des centaines de mil-
liers d’images de cellules. On dit
alors que le public débloque les
données pour les scientifiques.
Le site Zooniverse rassemble
plus de 100 projets actifs en
astronomie, biologie, médecine
et même histoire. Par exemple,
Planet Hunters (“Chasseurs de
planètes”) consiste à repérer
des exoplanètes en cherchant
des creux dans leur courbe de
luminosité. Dans Chimp & See
(“Singe, je te vois”), l’objectif
est de décrire l’activité de chim-
panzés filmés dans la nature. Et
dans Anti-slavery Manuscripts
(“Des manuscrits contre l’escla-
vage”), les internautes doivent
retranscrire la correspondance
d’abolitionnistes américains, ori-
ginellement en écriture cursive.
“Nous nous efforçons de décou-
per des tâches complexes en micro-
tâches accessibles à tous”, explique
Pietro Michelucci, directeur du
Human Computation Institute
(HCI, Institut du traitement
humain des données), l’organi-
sation à but non lucratif derrière
Stall Catchers. Ce jeu à but scien-
tifique permet aux participants
de soutenir la recherche sur la
maladie d’Alzheimer. Certes, l’ob-
servation d’un seul élément par
un seul amateur peut ne pas être
exacte, mais les chercheurs com-
pilent un grand nombre d’obser-
vations du même élément. Puis,
grâce à un algorithme élaboré
sur le principe de sagesse de la
foule, ils parviennent à tirer de
ces données des résultats aussi
justes, sinon meilleurs, que ceux
d’un expert. “Le processus consiste
Cela représente
quarante-huit ans
de recherche
à plein temps.
à accumuler les observations jusqu’à
ce qu’il en émerge un consensus”,
explique Laura Trouille, ajoutant
que même l’absence d’un clair
consensus peut servir à identi-
fier des données marginales ou
étranges.
Une fois que les données sont
débloquées, les chercheurs n’ont
plus qu’à les exploiter.
Ces dernières semaines, les pro-
jets accessibles sur Zooniverse
et d’autres plateformes comme
SciStarter ont vu leur activité
augmenter. C’est le résultat du
confinement d’une partie de la
population mondiale pour lutter
contre la pandémie de Covid-19.
Au cours de la deuxième semaine
d’avril seulement, ce sont plus
de 200 000 internautes qui ont
apporté au moins 5 millions d’ob-
servations sur tout Zooniverse.
Selon Laura Trouille, cela repré-
sente quarante-huit ans de
recherche à plein temps. Elle
constate aussi que, avec la ferme-
ture des écoles, parents et ensei-
gnants se tournent de plus en plus
vers la science citoyenne pour per-
mettre aux enfants de poursuivre
leur éducation scientifique. De
plus, les projets sont accessibles
par navigateur et, dans certains
cas, par une application smart-
phone. Meredith Palmer, direc-
trice du projet de classification
de clichés de la faune africaine
Snapshot Safari, a vu le nombre
de participations quotidiennes
exploser, passant de 25 000 à
200 000 au début de l’établis-
sement de mesures de confine-
ment dans le monde. À présent,
Snapshot Safari enregistre une
activité de trois à cinq fois plus
importante qu’avant la pandémie.
Selon Laura Trouille, cela
permet aux chercheurs, eux aussi
enfermés chez eux, d’avoir plus
rapidement accès à des données
débloquées et donc de se mettre
au travail. Chercheurs et citoyens

disposent aussi de plus de temps
pour échanger sur ces données et
avancer des idées ou des obser-
vations. “C’est une communauté
accueillante et bienveillante qui
rassemble des passionnés du monde
entier”, se réjouit-elle.
Démence. Mais les projets sur
Zooniverse ne sont pas les seuls à
attirer de plus en plus de scienti-
fiques amateurs. Stall Catchers, le
jeu vidéo sur Alzheimer, a connu
un pic de fréquentation au cours
des dernières semaines, rapporte
Pietro Michelucci. Les joueurs
doivent identifier des vaisseaux
sanguins obstrués à partir de
captures vidéo du système vas-
culaire cérébral de souris. Leurs
observations contribuent à la
recherche sur le lien entre le
débit sanguin et le développe-
ment de la maladie d’Alzheimer.
“Nous analysons ces données au
rythme auquel les laboratoires nous
les font parvenir, explique Pietro
Michelucci. Je pense que nous
pourrions aller plus vite encore,
et nous étudions la possibilité d’or-
ganiser des événements à destina-
tion des enfants en particulier.” Si
le nombre de participants conti-
nue d’augmenter, le jeu pourrait
s’étendre à d’autres maladies
neurodégénératives. L’équipe
ikon images
de Michelucci travaille égale-
ment à un projet participatif
visant à combattre le Covid-19
en améliorant notre connais-
sance des risques de contagion
à un endroit et à un moment
donnés. “Je crois que c’est une
occasion à saisir, étant donné l’in-
frastructure technique et sociale
dont nous disposons”, témoigne
le directeur du HCI.
Ce projet rejoindra la longue
liste d’initiatives de science
citoyenne ou open source en
lien avec la pandémie. Flu Near
You (“La grippe près de chez
vous”), une carte interactive
développée par l’organisation
Ending Pandemics et l’hôpital
pour enfants de Boston, s’est
déclinée en une nouvelle ver-
sion spéciale coronavirus, Covid
Near You. Celle-ci rassemble les
données partagées par le public
afin de repérer des foyers épi-
démiques. Il existe aussi un jeu
intitulé Foldit (“Pliez-la”), créé
“C’est une
communauté
bienveillante
de passionnés
du monde entier.”
Laura Trouille,
CogéranTe de ZoonIverSe
il y a plus de dix ans par des
chercheurs de l’université de
Washington, et qui demande
aux joueurs de résoudre des
puzzles, formant ainsi des pro-
téines qui pourraient se révéler
efficaces contre le Covid-19. La
plateforme Kaggle, dédiée aux
sciences des données, organise
quant à elle un concours ouvert
à tous consistant à traiter un
corpus d’études scientifiques
sur le Covid-19, qui compte à
ce jour plus de 50 000 articles.
Et, Zooniverse aussi a lancé un
appel à projets portant sur le
Covid-19.
Pister les lions. La science
citoyenne apporte de nouvelles
possibilités aux chercheurs dont
le travail a été interrompu par
la pandémie. “Il faut voir le bon
côté des choses, avance Meredith
Palmer, contrainte de suspendre
son enquête de terrain en Afrique
sur l’équilibre proie-prédateur. Les
données ne manquent pas. Le nerf de
la guerre, c’est de réussir à les trai-
ter. En m’y aidant, le grand public
peut me faire gagner quatre mois
que j’aurais dû passer à pister des
lions, cet été. À la place, je pourrai
passer ce temps à analyser ces don-
nées, à chercher des tendances, ou
encore à échanger avec les conser-
vateurs des réserves et les gens sur
le terrain.”
Elle ajoute que le moment est
particulièrement bien choisi pour
débloquer les données de son
autre projet, Snapshot Grumeti,
qui permet d’étudier des clichés
de la faune du parc national de
Grumeti, en Tanzanie. La réserve
vient de réaccueillir neuf rhino-
céros noirs d’Afrique du Sud, et
la chercheuse espère identifier les
potentielles répercussions de leur
présence sur l’écosystème. “Il y
a beaucoup de données fascinantes
qui ne demandent qu’à être exami-
nées”, assure-t-elle.
À l’Institut Francis Crick de
Londres, la plupart des projets de
ce laboratoire de recherche bio-
médicale ont été suspendus au
profit de l’étude du Covid-19 et
de [l’évaluation de tests de] dépis-
tage de nouveaux cas. Par ailleurs,
au cours des dernières semaines,
la page Internet Etch a Cell a vu
sa fréquentation doubler, raconte
le responsable de ce projet parti-
cipatif, Martin Jones. Cet essor
permettra aux biologistes de clas-
sifier plus efficacement la grande
quantité d’imagerie cellulaire dont
transversales.
dispose l’institut. Comme l’ex-
plique Martin Jones, une simple
cellule peut générer des téraoc-
tets de données, soit l’équivalent
de plusieurs millions de selfies.
Quand une foule entière tra-
vaille sur Etch a Cell, une tâche
qui nécessiterait des semaines de
travail par les chercheurs peut
être réalisée en un après-midi.
À l’aide de leur souris d’ordina-
teur ou de leurs doigts, les par-
ticipants repassent les contours
des noyaux et mitochondries des
cellules qu’ils parviennent à iden-
tifier sur des images prises au
microscope électronique – un
procédé nommé “segmentation”.
À partir des contours récoltés sur
des milliers de coupes transver-
sales d’une même cellule, il est
ensuite possible de modéliser
en trois dimensions la structure
interne de cette cellule, à l’image
“Le regard humain
excelle à repérer
ce qui est inhabituel.”
Laura Trouille,
CogéranTe de ZoonIverSe
d’une imprimante 3D qui repro-
duit un objet couche par couche.
Puis, ces modélisations sont uti-
lisées par les chercheurs pour
tester les effets de différentes
maladies sur la structure cellu-
laire. “Nous connaissons encore
mal ce qu’est une forme normale de
noyau ou de membrane cellulaire,
tout simplement parce qu’il est très
difficile de mener des études à cette
échelle”, explique Martin Jones.
En plus d’accélérer les pro-
grès de la recherche, la science
citoyenne contribue à l’amélio-
ration des algorithmes qui, à leur
tour, optimisent la participation
du public. Selon Martin Jones,
“au début, la principale difficulté
est d’atteindre un standard de qua-
lité par rapport au travail des cher-
cheurs et des participants. Mais en
principe, une fois que l’on a établi
cette référence, l’algorithme peut
la répliquer.”
D’après Laura Trouille, ces der-
nières années ont vu l’essor des
projets de science collaborative
qui, comme Etch a Cell, com-
binent les bienfaits de l’intuition
humaine à l’efficacité de l’intelli-
gence artificielle, en particulier
grâce à l’apprentissage automa-
tique (ou machine learning). Il ne
faut cependant pas y voir le début
de l’obsolescence de l’humanité,
33
← Illustration de Nick Lowndes,
Royaume-Uni.
car si les algorithmes commencent
à rattraper leur retard sur cer-
taines tâches complexes, comme
l’analyse d’images, ils passent sou-
vent à côté de détails qui seraient
évidents pour nous. “Le regard
humain excelle à repérer ce qui est
inhabituel, étrange”, note la cogé-
rante de Zooniverse.
E l le r a c onte l’e x e mple
d’Hanny van Arkel, une ensei-
gnante d’école primaire qui, en
contribuant au projet Galaxy Zoo
sur Zooniverse, a repéré un “objet
vert et brillant” à proximité d’une
galaxie. “Il s’est avéré qu’il s’agis-
sait d’un trou noir supermassif,
s’enthousiasme Laura Trouille.
Un ordinateur ne s’y serait jamais
intéressé : le seul moyen de repérer
ce genre d’irrégularités, c’est d’avoir
plusieurs humains à l’affût.”
Et même si la prochaine grande
découverte n’est pas forcément
pour demain, les responsables
de ces laboratoires en ligne
invitent tout le monde à parti-
ciper. La science citoyenne est
une excellente activité pour s’oc-
cuper pendant le confinement,
et elle permet d’apprendre des
choses tout en venant en aide
aux chercheurs.
“Si vos proches commencent à
vous taper sur le système, donnez-
leur quelque chose à chercher sur
Internet”, recommande Meredith
Palmer.
—James Dinneen
Publié le 17 avril
source
Undark
Cambridge (Massachusetts)
undark.org
Créé en 2016, ce magazine
en ligne à but non lucratif
et éditorialement indépendant
explore les rapports entre
sciences et société. Il est financé
par la Fondation John S. et
James L. Knight, par
l’intermédiaire de son programme
de bourses de journalisme
scientifique au Massachusetts
Institute of Technology (MIT).
Undark s’efforce de ne pas
présenter une vision scientiste
des sujets qu’il aborde et
s’adresse à un large public.
“Undark n’entend pas faire de
la ‘communication scientifique’
et autres euphémismes du genre,
mais proposer un véritable
traitement journalistique des
sciences”, précise le magazine.
 COMMANDEZ 34. Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

DÈS MAINTENANT
éConomie
Atlas des inégalités
Les richesses, Et l’Europe s’est les asperges dans les champs ? Le
fait que les autorités de ces pays

mise à aimer les

les ressources, se soient officiellement mobili-
les libertés sées pour ouvrir les frontières
sont mal partagées. aux Roumains malgré les risques
36 cartes et infographies
pour mieux comprendre
ces fractures mondiales.
travailleurs roumains prouve à quel point le bon fonc-
tionnement de certains secteurs
de l’économie ou de la société
dépend de leur présence. Tout sim-
Emploi. Longtemps, les Roumains n’ont pas plement, ces pays ne peuvent plus
8,50 € • Format : 230 mm x 297 mm
Frais de port • 76 pages eu bonne presse en Occident. Mais l’heure de la se débrouiller sans eux.
offerts revanche a sonné, car l’Ouest a désormais besoin de Le plus souvent, il s’agit de main-
d’œuvre peu qualifiée, du per-
l’Est. Pas de quoi être fiers, tempère le site G4Media. sonnel soignant, des femmes de
ménage, des ouvriers agricoles
La France saisonniers. L’Italie, l’Espagne,
des invisibles la France, la Belgique, la Grande-
Bretagne se retrouvent elles aussi
La presse étrangère dépendantes des Européens de
est allée à la rencontre l’Est, en particulier des Roumains
des Français oubliés. et des Bulgares.
Reportage au cœur Quand l’épidémie de Covid-19
des petites villes, s’est déclarée, les Britanniques
des banlieues, ont cru pouvoir remplacer les
des campagnes. Roumains et les Bulgares par de la
• Format : 230 mm x 297 mm main-d’œuvre locale, avec les sala-
• 76 pages 8,50 € riés congédiés sur fond de crise.
Frais de port
Au début, 35 000 Britanniques se
offerts
sont inscrits pour les places dis-
ponibles dans l’agriculture, mais
seuls 20 % de ceux qui ont postulé
BON DE COMMANDE sont allés jusqu’au bout du pro-
cessus de validation de l’emploi,
À retourner accompagné de votre règlement à : et 9 % ont été vraiment employés,
Courrier international - Service VPC - A2100 - 62066 Arras Cedex 9
Les gens doivent
manger, les fermes
Atlas des inégalités 8,50 € x .... exemplaire(s) = €
doivent vendre,
La France des invisibles 8,50 € x .... exemplaire(s) = €
l’argent doit circuler.
Frais de port offerts 0€
Total = €
soit environ 3 000 personnes. Les
Britanniques ne veulent plus tra-
vailler dans l’agriculture ou occu-
Mes coordonnées : VCO20BA1541
per des emplois non qualifiés,
□ Monsieur □ Madame même pendant une crise majeure.
NOM .... ............................. ............. Cela vaut aussi pour les autres
Occidentaux. D’où la pression qui
PRÉNOM ... ....................... ...... ..............
pèse sur leurs gouvernements, qui
ADRESSE ............................... ............. font tout pour que les produits agri-
CP VILLE ............................. coles (asperges, salades, fraises et
autres fruits) ne pourrissent pas
Je règle par chèque à l’ordre de Courrier international dans les champs. Les gens doivent
—G4Media (extraits) donc négocié avec Budapest le manger, les fermes doivent vendre,
Bucarest droit, pour ces salariés, de traver- l’argent doit circuler.

F
Pour tout autre moyen de paiement, téléphonez au service Clients
https://boutique.courrierinternational.com ser la Hongrie, et avec Bucarest le L’Europe devient donc le théâtre
au 03-21-13-04-31 (du lundi au vendredi, de 9 h à 18 h) in avril, l’Autriche a droit de quitter leur pays malgré d’une véritable compétition pour
annoncé être parvenue la quarantaine et la fermeture des l’importation rapide de travail-
Offre valable dans la limite des stocks disponibles en France métropolitaine jusqu’au 30/06/2020
*Réception chez vous environ trois semaines après la prise en compte de votre commande.
à un compromis avec la frontières roumaines. leurs. Les gouvernements passent
RCS Paris 344 761 861 000 48.En retournant ce formulaire, vous acceptez que Courrier international, Roumanie et la Hongrie, afin que Le gouvernement autrichien outre aux restrictions imposées à
responsable de traitement, utilise vos données personnelles pour les besoins de votre commande, de
la relation Client et d’actions marketing sur ses produits et services. Pour connaître les modalités de les aides-soignants roumains n’est pas le premier à demander leurs propres citoyens, ignorent les
traitement de vos données ainsi que les droits dont vous disposez (accès, rectification, effacement,
opposition, portabilité, limitation des traitements, sort des données après décès), consultez notre
puissent rejoindre l’Autriche à des dérogations aux restrictions critiques de ceux qui les accusent
politique de confidentialité à l’adresse https://www.courrierinternational.com/page/donnees- bord d’un train spécial. De source de déplacement et aux règles de de mettre la santé de tous en péril
personnelles ou écrivez à notre Délégué à la protection des données - 80, bd Auguste-Blanqui – 75707
Paris cedex 13. officielle autrichienne, sur les confinement. Que dire en effet afin de sauver quelques entre-
Vous acceptez que vos données de contact soient partagées par Courrier International avec
sa sélection de partenaires français afin de recevoir des informations sur leurs actions et/ou
33 000 personnes qui ont besoin de de l’Allemagne qui, elle aussi, est prises et exploitations agricoles,
leurs offres de produits et services. Si vous ne souhaitez pas recevoir de propositions de ces soins 24 heures sur 24 en Autriche, intervenue auprès des autorités et ils ne ménagent pas leurs efforts
sociétés, merci de cocher la case ci-contre. □
la moitié est prise en charge par roumaines afin qu’elles permettent pour faire venir une main-d’œuvre
du personnel roumain. Vienne a aux saisonniers de venir récolter bon marché. Les saisonniers,
Courrier international
par exemple, sont payés 9 euros
l’heure, dont sont généralement
déduits le gîte et le couvert.
[Le journal allemand] Deutsche
Welle a calculé ce qui reste à un
de ces employés à la fin de son
contrat : “L’année dernière, Ioan
a travaillé pour la première fois
en Allemagne, dans une exploita-
tion qui cultive des asperges près
de Münster. Au bout de trois mois
de travail intensif, dix heures par
jour sans pause, il est rentré chez lui
avec moins de 1 850 euros en poche.
Environ 2 000 euros avaient été rete-
nus sur son salaire pour l’héberge-
ment, la nourriture, les articles de
première nécessité.” Quoi qu’il en
soit, cette somme reste considé-
rable pour des travailleurs sans
aucune qualification, et elle peut
leur permettre de vivre pendant
tout le reste de l’année au pays.
Mais qui sont ces travailleurs ?
Comment la Roumanie est-elle
devenue le principal exportateur
de main-d’œuvre d’Europe ?
Tout d’abord, ces personnes non
qualifiées sont la preuve criante du
désastre qu’est le système d’éduca-
tion roumain. La destruction des
écoles professionnelles et de l’en-
seignement technique a laissé au
bord de la route des hordes de gens
sans métier. L’analphabétisme a
progressé de façon exponentielle.
Par ailleurs, la corruption des
gouvernements des dernières
décennies, l’incompétence de
certains maires et l’incapacité à
obtenir des fonds européens ont
contribué à accroître la misère en
milieu rural. Même l’agriculture
de subsistance n’est plus rentable
face aux petits prix pratiqués dans
les grandes surfaces.
Dérive. C’est dans tous ces vil-
lages à la dérive que les agences de
recrutement ont trouvé une main-
d’œuvre brute. Ainsi a commencé
le commerce des gens, orchestré
aujourd’hui par des dirigeants
désespérés de ne trouver personne
pour se charger des travaux dont
leurs concitoyens ne veulent plus
entendre parler. Le commerce de
la main-d’œuvre a pris son essor,
une main-d’œuvre si bon marché
que, même en la faisant venir à
ses frais en charter, l’employeur
s’y retrouve.
L’État roumain a accepté ces
dérogations, avec tous les risques
que cela implique quant à la propa-
gation du virus d’un pays à l’autre,
car il est conscient qu’il n’a rien à
offrir à ces gens et que les tensions
↙ Dessin de Pudles
paru dans The Guardian,
Londres. À lire
Découvrez notre
et les problèmes de la société s’ag-
graveraient s’il tentait de les obli-
ger à rester à cause de la pandémie.
Il n’y a pas de quoi être fier de
cette situation, au contraire. Elle
est l’expression de notre échec.
nouveau hors-série
Certes, ces migrants envoient chez
eux l’argent qu’ils gagnent mais,
s’ils avaient des qualifications, ils
pourraient produire de la valeur
ajoutée en Roumanie, leur contri-
bution au développement du pays
serait énorme.
Ces travailleurs sont aussi la
raison pour laquelle les Allemands,
les Britanniques et les Autrichiens
considèrent avec moins de mépris
les Européens de l’Est. Ceux dont
En Roumanie,
l’analphabétisme
a progressé de façon
exponentielle.
ils se plaignaient étaient origi-
naires de Tandarei, Teliu, Sacele ou
Ferentari [villes, villages et quar-
tier bucarestois où la population
rom est plus importante qu’ailleurs
en Roumanie], moins intéressés
“Un monde en colère”
par le travail et les soins aux per-
sonnes âgées. Dans la presse, on
les a vus souvent ; aujourd’hui, on
voit surtout les autres, qui viennent
pour travailler.
L’Occident riche admet enfin Inégalités, urgence climatique,
qu’il est dépendant de la main-
d’œuvre de l’Est pauvre, et nous
corruption, patriarcat… Pendant des
exportons de manière discrète,
sans trop de scrupules, la mar-
mois, sur toute la planète, des peuples
chandise la plus recherchée en ces se sont soulevés pour réclamer
temps de crise : ces salariés sans
aucune qualification qui sont le des changements rapides. Si la crise
résultat de notre échec en tant
que société. du coronavirus semble avoir figé
—Dan Tapalaga
Publié le 23 avril le monde, nul doute que les raisons
de cette colère demeurent.
SourCe
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G4Media
Bucarest, Roumanie (voir p. 23 pour activer votre compte). 
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Créé en mars 2018 par Rendez-vous sur la page https://boutique.
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aux fonds obtenus via son
Association Group 4 Media iOS et Android pour ceux qui ne sont pas abonnés
Freedom & Democracy, qui vise à nos hors-séries.
à améliorer le système
démocratique en Roumanie.
360
36. Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

Magazine
Les mille vies du Cid Campeador • Culture ...... 40
À l’école de la parité avec Harry Potter • Voyage 42
Covid-19 : “Je t’aime” veut parfois
dire “adieu” • Mode de vie ..................... 43

À 79 ans, le grand maître

de l’animation japonaise
refuse toujours de poser
le crayon. Très rare
dans les médias,
il a accordé un entretien
à l’Asahi Shimbun.
Le créateur des
personnages de Totoro,
Chihiro et Mononoké
parle de ses projets
en cours, de l’évolution
de son métier, du temps
qui passe et de
la nécessité de former
la relève.

Photo12/7e Art/hAkuhodo
Préambule
Cette interview d’Hayao Miyazaki a été publiée dans la
presse japonaise en décembre dernier. Elle n’avait pas
encore été traduite en français. Nous vous la proposons
cette semaine car, en ces temps de crise sanitaire, l’occa-
sion de passer quelques minutes en compagnie d’Hayao
Miyazaki nous a semblé être un plaisir aussi rare que pré-
cieux. Le cofondateur du mythique Studio Ghibli a deux
actualités cette année. Il travaille sur son prochain film,
Kimi-tachi wa dô ikiru ka (littéralement : “Comment vivez-
vous ?”), dont la sortie, plusieurs fois repoussée, ne devrait
© hiroji kubotA/MAgnuM Photos

pas survenir avant 2021. Ensuite, il est le maître d’œuvre

de l’exposition Dessins à la main, inspirations, idées, qui est
à l’affiche du musée Ghibli, le musée de l’animation qu’il
a créé près de Tokyo. En textes et en images, il y raconte
l’histoire et le fonctionnement du lieu, ainsi que son pro-
cessus de création. Cette rétrospective a été momenta-
nément fermée à cause de l’épidémie de Covid-19, mais
aniMaTiOn elle reste à l’affiche jusqu’en mai 2021.
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020 360o. 37

SourCe
AsAhi shimbun mondiale, le “Journal
↙ Hayao Miyazaki exécute ↓ Nausicaä de la vallée Tokyo, Japon du Soleil-Levant” est une véritable
pratiquement tout du vent, le film de 1984, Quotidien institution. Il emploie trois mille
son travail à la main. est un conte puissamment asahi.com journalistes et appartient au groupe
Tokyo, 2013. Photo Hiroji écologiste. Photo12/7e Art/ Fondé en 1879, chantre du pacifisme Asahi, qui est présent dans tous
Kubota/Magnum Hakuhodo nippon depuis la Seconde Guerre les secteurs des médias.

Rencontre avec le magicien

Hayao Miyazaki
 38. 360o Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020

—Asahi Shimbun, Tokyo
E riko Chiba : Lors de l’inauguration du musée Ghibli
[en 2001], vous aviez déclaré dans une interview :
“Maintenant que le musée a ouvert, je ne pourrai pas
profiter de mes vieux jours !” C’est bien le cas, non ?
haYao MiYazaki : Oui, mais c’est plutôt parce que j’ai dit
vouloir travailler [sur un nouveau film]. Alors que j’avais
annoncé mon départ à la retraite à plusieurs reprises.
L’équipe en place au Studio Ghibli n’était pas assez nom-
breuse pour faire ce film. Il y a plusieurs années [en 2014,
après une des multiples annonces de départ à la retraite
de Miyazaki], le département de production du studio a
été fermé. Nous avons donc décidé de recruter 11 jeunes
pour les former, mais il n’a pas été facile de les sélectionner
sur plus de 2 000 candidatures ! Vu la manière dont ces
jeunes se donnent aujourd’hui à leur travail et les efforts de
leurs aînés pour les former, on peut dire que ça a marché.
Depuis que le studio a décidé [en avril 2019] de changer
ses conditions de travail, nous sommes tenus de quitter
le bureau à 8 heures du soir.
Au début, j’ai résisté, mais comme tout le monde suivait la
consigne, je me retrouvais seul à fumer et, au bout d’une
heure, je n’en pouvais plus. (Rires.) Alors moi aussi, j’ai fini
par rentrer à 20 heures. Le problème, c’était que j’arrivais
toujours assez tard au bureau, si bien que c’était moi qui
travaillais le moins dans l’équipe. Comme le studio est
fermé le week-end, j’ai donc décidé de travailler le samedi
après-midi pour compenser.
Récemment, je suis allé au studio un dimanche car j’étais
pris la veille. Les effets se sont fait sentir dès le lundi.
Je ne peux plus travailler toute une semaine d’affilée,
Documentaire
Dans l’atelier Du maître
Hayao Miyazaki a fini par
ressembler avec le temps à un
personnage de ses propres films :
un grand-père bourru mais
espiègle, peu sociable mais génial
dans son domaine, que
l’on retrouve sous les traits
du mécanicien pirate du Château
dans le ciel (1986) ou du vieux
Kamaji dans Le Voyage de Chihiro
(2001). Le parallèle avec la fiction
est tentant lorsqu’on voit
le cinéaste fumer cigarette
Monkey Punch all rights reserved, tMs all rights reserved
sans me reposer un seul jour. Même sans la réforme, je
ne voudrais plus travailler jusqu’à minuit. En ce sens,
la décision de nous faire rentrer à 20 heures n’est pas
mauvaise. Au moins, tout le monde part en même temps.
Plus personne ne traîne au bureau. L’ambiance est telle
que tous les employés partent d’eux-mêmes aux alentours
de 20 heures.
D’ailleurs, depuis la mise en place de la réforme, tout le
monde a meilleure mine. En ne travaillant pas le week-
end, on peut retourner travailler le lundi de bon cœur.
C’est en formant une équipe après une longue pause
que vous avez ressenti le changement, non ?
Oui. Comme je leur fais confiance, je leur transmets les
tâches qui étaient de mon ressort. Et je le fais sans aucune
crainte. La façon de dessiner des plis de vêtements, par
exemple, est plus moderne que ce que je faisais auparavant.
C’est très intéressant, ça apporte du nouveau.
Est-ce un changement d’esprit de votre part qui est à
l’origine de cette transmission ?
Je suis obligé de partager mes tâches. Je ne le fais pas par
envie. Si j’avais laissé tous les documents sur mon bureau,
ils n’auraient fait que s’accumuler. Il fallait agir. Et puis ce
changement m’a permis de faire des découvertes. Avant de
partir pour l’au-delà, je préfère observer diverses choses
plutôt que d’en apprendre de nouvelles. (Rires.)
D’où vous viennent votre passion et votre motivation ?
De ma maladresse. J’ai toujours été maladroit et j’agis sur des
coups de tête. Je ne me souviens plus du nombre d’années
qu’il m’a fallu pour faire la version manga de Nausicaä de
relations avec son fils Goro
Miyazaki, réalisateur lui aussi”,
relève le site américain.
Les relations en question sont
pour le moins tendues, le père
n’ayant jamais vu d’un très bon œil
le film d’animation de son fils aîné,
intitulé Les Contes de Terremer
(2006). Il est vrai qu’on y assiste
dès les premières minutes
à un violent parricide. Mais Hayao
reproche surtout à son fils
un manque de créativité
et de s’être trop inscrit dans
la vallée du vent [série de livres publiés entre 1982 et 1994,
traduite en français chez Glénat], mais c’est parce que je
suis étourdi. Pendant toute la durée de la production, j’ai
été déprimé ; je n’arrêtais pas de soupirer. (Rires.) Quand
je prends une décision, je suis persuadé de réussir. Mais
je me rends compte très vite que je n’avais pas réfléchi
aux conséquences.
Votre prochain film a-t-il été lui aussi décidé sur un
coup de tête ?
Absolument ! (Rires.)
D’où vous viennent vos idées ? Comment germent-elles
dans votre esprit ? Dans une précédente interview,
vous avez déclaré que c’était au collège que vous aviez
découvert Kimi-tachi wa dô ikiru ka [“Comment vivez-
vous ?” inédit en français], le roman de Genzaburo
Yoshino, publié en 1937, que vous avez décidé d’adapter.
Quand on me demande quel est l’ouvrage qui m’a le plus
marqué dans ma jeunesse, c’est celui qui me revient
avec le plus d’éclat. Les livres sont des rencontres pré-
destinées ; certains continuent à rayonner longtemps
après. Quand j’ai lu Kimi-tachi wa dô ikiru ka [l’ouvrage,
un grand classique de la littérature japonaise, raconte
l’histoire d’un adolescent de quinze ans qui apprend à
penser par lui-même, guidé par son oncle], je me suis dit
que je ne pourrais jamais vivre comme son protagoniste,
mais j’ai été très ému.
L’exposition comporte des croquis du musée. Selon
quels concepts avez-vous créé ce lieu ?
J’ai voulu adopter une démarche propre au musée : faire des
films exclusifs, organiser des expositions sur des thèmes
spécifiques. Il fallait abandonner l’idée que, puisqu’on était
un studio d’animation, on devait tirer profit de nos per-
sonnages. Si le lieu lui-même manquait d’attrait, le musée
ne ferait pas long feu. Si on avait exposé des œuvres d’art
classiques, dont la valeur est déjà reconnue, on aurait pu
se contenter de faire des expositions. Mais ce n’est pas le
cas, car l’animation est une sous-culture. Notre priorité
est de faire plaisir aux visiteurs, c’est pourquoi nous avons
investi beaucoup d’efforts dans le projet.
Je ne sais pas ce qu’il en est pour le public, mais nous,
on en parle comme d’un musée, car, à nos yeux, c’en est
un. Ce n’est pas l’Espace Totoro, ni l’Espace Ghibli. Et le
programme n’est pas décidé par le Studio Ghibli. Le succès
que l’établissement connaît depuis vingt ans est le fruit des
efforts de nombreuses équipes. Un nombre considérable de
visiteurs en sont devenus fans et reviennent régulièrement,
mais il ne faut pas baisser la garde et négliger le service.
Si nous ne voulons pas que les clients du café repartent

sur cigarette et boire tant de café
au cours du premier des quatre
épisodes de 10 ans avec Hayao
Miyazaki. Le documentaire,
diffusé une première fois par
la NHK en 2019, est disponible
gratuitement sur le site de
la chaîne japonaise depuis le début
d’avril dans plusieurs langues
(et avec sous-titres en français),
s’enthousiasme IndieWire.
On y découvre notamment la
genèse du long-métrage de 2008,
Ponyo sur la falaise. Le plus
impressionnant est de voir
Miyazaki travailler exclusivement
↑ Croquis d’étude pour
Le Château de Cagliostro.
à la main, feuille après feuille,
et toujours commencer par
les images avant de s’intéresser
au scénario, aux personnages
ou, en dernier lieu, aux dialogues.
“Le documentaire dévoile
également des facettes de la vie
privée de Miyazaki, ses réflexions
sur le vieillissement, ainsi que ses
la lignée de son propre travail.
Enfin, on voit aussi se dessiner
le rapport à la technologie d’un
artiste qui s’est longtemps refusé
à utiliser tout outil numérique.
Ce qui explique par ailleurs,
selon le producteur historique
du studio Ghibli, Toshio Suzuki,
la surprenante décision d’Hayao
Miyazaki d’accorder les droits
de diffusion de ses œuvres
à des plateformes comme Netflix
ou HBO Max. Une jolie prise
pour Netflix, qui profite aussi
des droits de diffusions de dix
autres films Ghibli.
déçus, il faut poursuivre ces efforts.
Dans la présentation des expositions, il est écrit que
le musée doit être “un lieu de divertissement”.
Je ne pense pas que les visiteurs se rendent dans ce genre
d’endroit pour apprendre quelque chose. S’ils ne se diver-
tissent pas, cela n’a aucun intérêt. Il faut qu’ils puissent se
changer les idées ; pour moi, c’est la raison d’être du musée.
La position de producteur d’œuvres d’animation
diffère-t-elle de celle d’organisateur d’expositions ?
Non. Simplement, pour produire une œuvre d’anima-
tion, il faut énormément de patience. De la patience, de
l’endurance et de la persévérance. En comparaison, le
cycle du musée est plus court. Il y a des moments où l’on
est si épuisé qu’on a la tête qui tourne, mais cela ne dure
pas très longtemps.
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
↑ Des croquis d’étude pour Le Château de Cagliostro, le premier long-métrage de Miyazaki.
Monkey Punch all right reserved, TMS all right reserved
Parmi les phrases que vous avez écrites à l’occasion
de l’inauguration, en 2005, de l’exposition consacrée
à Heidi, fille des Alpes [une série d’animation sortie
en 1972, très novatrice en son temps, et à laquelle
Miyazaki a collaboré], il y en a une qui m’a particu-
lièrement marquée : “L’animation devrait avoir des
possibilités plus vastes et plus riches. Si Heidi, fille des
Alpes a vu le jour, c’est grâce à l’association d’artistes
qui partageaient cette idée.”
C’est toujours comme ça. [À l’époque, dans les années
1970, les œuvres d’animation] étaient vraiment médiocres.
C’était n’importe quoi. Même si beaucoup d’œuvres qui
nous inspirent aujourd’hui de la nostalgie sont restées,
on trouvait alors que le niveau était assez faible. Tout ce
qu’on voulait, c’était produire des œuvres qui ne désho-
norent pas la profession.
Que pensez-vous des possibilités de l’animation
aujourd’hui ?
Tout dépend des talents qui vont émerger. Est-ce qu’ils
vont être mis au service du profit ? Toutes les œuvres ou
presque qui relèvent de cette catégorie sont sans intérêt,
mais, dans le lot, il peut y avoir de véritables joyaux. Le
fait de pouvoir ou non collaborer à ces chefs-d’œuvre est
une question de chance.
Il y a des artistes doués qui n’ont pas de chance. En col-
laborant à des projets médiocres, ils finissent par perdre
leur talent. S’ils travaillent avec acharnement, en s’y
consacrant corps et âme, ils peuvent arriver à quelque
chose. Mais il y a des limites…
Dix courts-métrages ont été réalisés spécialement
pour le cinéma du musée Ghibli.
Oui, nous lui avons accordé cette exclusivité. Quand
on réalise un court-métrage, la question est de savoir
quelle histoire raconter. Le livre pour enfants des sœurs
Rieko Nakagawa et Yuriko Omura, Iya Iya En [“L’École
maternelle : non, non !” publié en 1962 et resté inédit
en français], a été publié à l’époque où j’étais étudiant
et il m’a laissé une impression inoubliable. C’est un
livre qui traduit magnifiquement les sentiments des
enfants. Comme on ne pouvait pas adapter l’œuvre
entière, je me suis inspiré de l’épisode où ils jouent à
la chasse à la baleine.
Pour moi, un livre et un film ne doivent pas entrer en
concurrence, car je ne veux pas avoir à décider lequel
est le meilleur. Les œuvres tributaires de leurs person-
nages sont elles aussi risquées, étant donné que ces
derniers peuvent être populaires un jour et tomber dans
l’oubli le lendemain. C’est pourquoi, quand je réalise
un film ou que je crée un personnage, je m’efforce de
ne pas altérer la motivation première. Peu importe que
l’opération ne soit pas lucrative. L’essentiel est que les
gens viennent au musée, qu’ils découvrent qu’on peut
aussi y voir des films et qu’ils jugent leur visite plus
intéressante que prévu.
Pour le court-métrage Boro la petite chenille, j’ai com-
mencé par utiliser des images de synthèse, mais je me
suis aperçu que c’était mieux au crayon, et j’ai fini par
devoir tout dessiner à la main. Après avoir esquissé le
mouvement, j’ai utilisé le numérique pour animer les
images. C’était très intéressant.
J’en suis arrivé à la conclusion qu’il y a des animateurs
sympathiques aussi bien chez les partisans du numérique
que chez ceux qui dessinent à la main. Le numérique
permet de faire des choses dont on était incapables
avant. Ou alors il fallait user beaucoup de crayons pour
y parvenir. Il n’est pas forcément indispensable de des-
siner des lumières transmises intenses. On peut bâtir
un monde dans lequel les enfants peuvent s’immerger
360o. 39
Bio express
HAYAO MIYAZAKI EN 7 DATES
5 janvier 1941 — Naissance à Tokyo.
Avril 1963 — Il débute comme dessinateur au studio
Toei, travaille sur plusieurs films et séries, et rencontre
sa future épouse, Akemi Ota, également animatrice.
1971-1974 — Il quitte Toei et accompagne son grand
compère Isao Takahata (Le Tombeau des lucioles)
dans plusieurs aventures dont Heidi, fille des Alpes.
Il publie quelques mangas en parallèle.
1979 — Il réalise son premier long-métrage,
Le Château de Cagliostro, librement inspiré
des aventures d’Arsène Lupin.
1985 — Il fonde le Studio Ghibli avec Isao Takahata
grâce au succès de Nausicaä de la vallée du vent,dont
les équipes rejoignent la nouvelle entreprise. En 1988,
Ghibli rencontre un franc succès avec Mon voisin
Totoro. Le personnage principal devient sa mascotte.
1997 — Sortie de Princesse Mononoké. Après avoir
multiplié les succès, et avec ce film adoré des fans
du monde entier, Hayao Miyazaki se met en retrait.
Le Voyage de Chihiro, alors présenté comme son
dernier film, triomphe en 2001 et marque un tournant
de décentralisation et de style au sein du studio.
2013 — Il annonce officiellement son départ à la
retraite, après trois longs-métrages supplémentaires
(Le Château ambulant, Ponyo sur la falaise et Le vent
se lève). En 2016, annonce d’un nouveau projet
sur lequel il travaille encore aujourd’hui.
même si chaque image n’est pas éblouissante. Depuis
que les progrès de la technologie permettent de capturer
la lumière créée de manière analogique, nos équipes de
tournage peuvent réaliser beaucoup de choses, dès lors
qu’elles ont le matériel adéquat. Il n’est pas nécessaire
de leur demander de créer telle ou telle lumière, il suffit
de leur fournir les équipements.
Il ne faut pas mettre en opposition le dessin numérique
et le dessin à la main. Auparavant, le chef opérateur était
aussi photographe, mais désormais ce travail est réalisé
numériquement. La frontière entre les deux est floue et
elle le restera. L’option numérique ne doit être retenue
que quand le dessin à la main n’est pas envisageable.
Dans l’exposition en cours, on peut lire : “Les visiteurs
comprendront que la création est un drôle de processus,
douloureux et passionnant, dans lequel on surmonte
les problèmes par des tâtonnements, des intuitions et
des idées.” Cela signifie-t-il qu’on a aussi tendance à
s’ennuyer au travail ?
Je n’y ai jamais réfléchi. Si l’on s’ennuie, c’est que l’on fait
un travail ennuyeux. Il suffit donc de créer quelque chose
d’intéressant. Mais c’est dur de ne pas pouvoir dessiner
comme on le souhaiterait : on peut être affligé, dégoûté,
énervé, en colère contre soi-même ou contre l’entourage
qui se moque de vous. (Rires.) Ce sont les aléas du travail.
L’organisation d’un musée est une tâche modeste, mais
elle permet d’observer tout ce qui s’y passe. Les variations
parfois brutales de fréquentation, la difficulté à recruter
de bons éléments, les résultats en dents de scie… Il faut
beaucoup de patience et de persévérance pour surmonter
l’énervement. Mais tous les efforts sont faits pour permettre
au musée de perdurer.
—Propos recueillis par Eriko Chiba
Publié le 25 décembre 2019
40. 360o
culture.
—La Nación (extraits) Buenos Aires
L
es jongleurs chantent encore sa gloire.
On produit en son honneur des
séries télévisées, des partitions pour
instruments électroniques et des romans
qui se lisent sur des tablettes numériques.
Ce héros médiéval immortel, un homme
pourtant fait de chair et d’os, s’est converti
en légende. Aujourd’hui encore, on étudie
ses exploits dans des salles de classe où, il
y a plusieurs siècles, ses ennemis profes-
saient une autre religion. L’écho de l’épo-
pée du Cid – Rodrigo Díaz de Vivar, de son
vrai nom – ne s’est jamais éteint. De nos
jours, d’autres retentissements, de nou-
velles manières de se le remémorer per-
mettent de franchir d’autres obstacles
géographiques et culturels.
Fin 2019, l’écrivain Arturo Pérez-Reverte,
ancien correspondant de guerre, a publié
une œuvre de fiction sur le stratège castillan
qu’il a intitulée Sidi. Un relato de frontera
(Alfaguara) [“Sidi : un récit de frontière”,
non traduit en français]. S’il est relative-
ment simple d’énumérer, de quantifier et de
placer sur une ligne du temps les multiples
victoires remportées par le personnage,
chacune d’elle comporte son lot d’incer-
titudes, de sueur, d’attente et d’anxiété.
C’est précisément ce qui est raconté dans
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
↙ En 1961, Anthony Mann filme sa version du Cid,
avec Charlton Heston dans le rôle-titre. Sophia Loren joue
Chimène. Photo AKG-Images/WHA
[au centre de la chanson de geste qui porte
son nom autour du xiie siècle, narrant la
bataille de Roncevaux dans les Pyrénées,
trois siècles plus tôt]. Sa vie a suscité une
grande fascination (et parfois un grand
mépris) chez les historiens et poètes ayant
vécu à la même époque. Rodrigo Díaz est né
dans le village de Vivar, au nord de Burgos,
aux alentours de 1043. C’était un infan-
çon, c’est-à-dire un noble de basse classe.
Ferdinand Ier, roi de León et de Castille, l’a
élevé aux côtés de son fils, l’infant Sanche,
qui l’a fait chevalier et l’a emmené com-
battre les Maures à Saragosse. Après la
mort du monarque, son fils aîné, Sanche II,
est couronné roi de Castille. Il fait de son
ami Rodrigo Díaz son lieutenant, soit le
premier officier de la Cour. Ce dernier est
ainsi appelé à diriger les troupes en vue de
l’expansion de la Castille, ou la Reconquista,
ce qui lui permettra, en fin de compte, de
récupérer Valence.
Un double exil. “Il y avait quatre catégo-
ries d’hommes à la guerre : ceux qui ne res-
sentaient pas la peur ; ceux qui la ressentaient,
mais qui évitaient de le montrer ; ceux qui
montraient qu’ils avaient peur, mais qui fai-
saient tout de même leur devoir ; et les lâches.
Seuls ceux qui appartenaient aux trois pre-
mières catégories avaient leur place dans les
armées”, écrit Pérez-Reverte dans Sidi. Cid,
Sid ou Sidi signifie “seigneur” en arabe.
C’était le traitement que l’on réservait à
ces militaires, et en particulier à ce héros,
qui, au fil du temps, a gagné le surnom de
Les mille vies
Campeador, ou “vainqueur de batailles”,
en raison du grand nombre de victoires
qu’il a accumulées. Ruy, son autre nom,
est une variante de Rodrigo. Même après
du Cid Campeador
son exil (en réalité, il a été condamné à
deux reprises à l’exil, en 1081 et en 1089,
mais le Cantar de mio Cid [“Poème du Cid”,
1140-1157] aborde les deux événements
comme s’il s’agissait d’un seul), Rodrigo
Díaz reste fidèle au roi Alphonse VI et conti-
nue de lui envoyer une part du butin après
chacun de ses triomphes.
Sa légende a traversé les siècles. Si l’on sait peu “Le Cid est le héros qui représente la gran-
deur de l’Espagne : il donne un nom au peuple
de choses sur le véritable Rodrigo Díaz de Vivar, espagnol et à toutes les terres espagnoles,
la figure littéraire du Cid est un puissant mythe celles qu’il conquière et qui seront de nou-
veau unifiées sous les Rois Catholiques avec
fondateur de l’Espagne, sans cesse réinterprété. la constitution de l’empire hispano-améri-
cain”, écrit Ramón Menéndez Pidal qui, en
1911, a publié une édition critique du Cantar
de mio Cid qui a fait l’objet de nombreux
le roman : la préparation au combat et le chaque époque, le réinterpréter selon son éloges. C’est à Per Abbat, un copiste, qu’on
dépassement de soi d’un homme contraint propre système de valeurs, ses idéaux et ses attribue le manuscrit qui est aujourd’hui
à l’exil. Le Cid aura aussi sa série télévi- préférences, y compris ses préférences esthé- conservé à la Bibliothèque nationale d’Es-
sée, avec Jaime Lorente (La Casa de Papel tiques”, explique le professeur d’université pagne. On ignore cependant qui est l’au-
[où il incarne Denver]) dans le Alberto Montaner Frutos, une teur original du poème. D’après Menéndez
rôle principal. La production, à LiTTéraTure référence incontournable pour Pidal, plusieurs poètes anonymes ont, au
laquelle Amazon Prime travaille dans le tout ce qui touche au personnage du Cid fil des siècles, contribué à faire connaître
plus grand secret, s’adressera à un public et à la littérature hispanique médiévale. le héros en mêlant mythes et vérités à la
mondial. “Le Cid est un héros qui peut être Un élément crucial distingue ce person- trame de sa vie. On sait que le Cid a réel-
constamment réinventé. C’est un personnage nage historique d’autres héros ayant leur lement existé, car on connaît sa signa-
suffisamment riche pour que l’on puisse, à propre épopée, comme Achille ou Roland ture. Les chroniqueurs ont écrit sur ses
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
prouesses alors qu’il était en vie et en ont
fait une légende après sa mort.
Audaces fortuna juvat, “la fortune sourit
aux audacieux”, résume M. Montaner
Frutos. “La capacité du Cid à survivre à des
circonstances extrêmes et le fait qu’il n’était
pas un roi ont attiré l’attention des gens de
son époque. Il avait la possibilité de mobi-
liser un royaume et de conquérir des terri-
toires musulmans. Cela explique un peu la
fascination que suscite aujourd’hui le per-
sonnage. Sa persévérance face à l’adversité,
sa loyauté et le fait qu’il n’a pas renié ceux-là
mêmes qui l’ont trahi ont fait de lui un héros”,
explique l’expert.
Outre son autorité naturelle et son
charisme, cet homme à qui “personne n’a
jamais fait de cadeau sur le champ de bataille”,
comme l’écrit M. Montaner Frutos, était
doté d’autres qualités qui lui conféraient
une aura particulière. L’un des mythes qui
retiennent l’attention raconte le triomphe
qu’il aurait obtenu après sa mort, alors
qu’on rapatriait sa dépouille de Valence à
Burgos. Son pouvoir et son aura auraient
ainsi permis aux Castillans d’obtenir une
autre victoire contre les Maures. Cet épi-
sode est rapporté dans le film Le Cid (1961),
réalisé par Anthony Mann, avec Charlton
Heston dans le rôle principal.
Selon plusieurs historiens, l’épisode de
Sainte-Gadée serait aussi un mythe. On y
raconte comment le héros, qui soupçonnait
Alphonse VI d’avoir comploté pour assas-
siner son prédécesseur, le roi Sanche II,
oblige le nouveau monarque à jurer devant
toute la cour castillane qu’il n’a rien à voir
avec cette affaire.
“Le Cid est un personnage
suffisamment riche pour
que l’on puisse à chaque
époque le réinterpréter.”
Alberto Montaner Frutos,
MÉDiÉvistE
Le Cantar de mio Cid est une chanson de
geste, un poème lyrique exaltant le passé
glorieux d’un héros d’une époque révo-
lue. Il s’agit du premier long texte litté-
raire des lettres castillanes conservé à ce
jour. D’après l’érudit Rafael Lapesa [1908-
2001, membre de l’Académie royale espa-
gnole], qui a donné une conférence sur le
sujet en 1987, il existe d’autres textes courts
antérieurs au célèbre poème ; mais ils sont
mozarabes [c’est-à-dire écrits par la mino-
rité chrétienne du royaume d’Al-Andalus],
ils ont été rédigés dans un dialecte autre que
le castillan (l’aragonais, par exemple) ou
ils n’appartiennent pas au genre littéraire.
Charisme. La chanson de geste – une
composition destinée à être chantée – ser-
vait parfois aussi de moyen de propagande
pour effrayer les ennemis. Le Cantar de mio
Cid commence par l’exil de Rodrigo Díaz
de Vivar, mais un autre texte intitulé Las
Mocedades de Rodrigo, qui date du milieu
du xive siècle, raconte la jeunesse du héros.
Contrairement aux chroniques contem-
poraines, le célèbre poème ne prétend
pas rendre compte de façon rigoureuse
de la vie du héros, elle-même remplie
de contrastes : il relate plutôt des événe-
ments qui ne se sont pas réellement pro-
duits, comme l’emprunt forcé contracté
auprès des commerçants juifs Raquel
et Vidas – un stratagème indispensable
pour financer l’exil et payer les soldats –
ou comme l’affront de Corpes. Ce dernier
épisode, dans lequel on raconte comment
les infants de Carrión ont fait injure aux
filles du Cid [ces deux princes du nord de
l’Espagne sont présentés comme les époux
des filles du héros], n’a pas réellement eu
lieu. Mais on peut supposer que le récit de
la vengeance exercée contre ces hommes
sots et peureux visait à amuser les lecteurs
et le public d’une autre époque.
Si la version d’Hollywood (1961), avec
Sophia Loren dans le rôle de Chimène, a
été encensée par Martin Scorsese, les spé-
cialistes de l’époque médiévale ne par-
tageaient pas son enthousiasme. Pierre
Corneille a par ailleurs écrit une pièce de
théâtre homonyme [1637]. Dans Sidi, la plus
récente version de l’histoire du Cid, les dou-
leurs aux reins ne sont que l’un des mul-
tiples maux dont souffrent les soldats du
héros. Le gentilhomme, toujours dépeint
de manière idéalisée, est cette fois repré-
senté comme un être humain, tout comme
les hommes qu’il dirige. On peut presque
sentir l’odeur de sueur, de fumée et de sang
qu’ils dégagent. Le créateur de la saga du
capitaine Alatriste [héros fictif du début du
xviie siècle], habile pour décrire la vie quo-
tidienne des siècles passés, narre en détail
les combats menés pendant la Reconquista.
Il décrit avec minutie la faim, mais aussi
les repas pris sur les chemins castillans, la
soif, les blessures – et la façon de les soi-
gner et d’éviter qu’elles s’infectent.
↓ Illustration extraite de Heroes and Heroines
d’Eleanor et Herbert Farjeon (1933, inédit en français).
Photo The Stapleton Collection/Bridgeman Images
En bref
Séparer l’homme de l’art
Quand les personnages historiques
deviennent des héros nationaux,
cela passe par une mise en récit
où la réalité compte moins que
la fiction. C’est tout aussi vrai
de Jeanne d’Arc (1412-1431)
en France, instrumentalisée par
des courants idéologiques différents
– l’historien Michel Winock distingue
une appropriation par la droite
nationaliste comme celle qui aurait
expulsé les étrangers anglais,
une récupération de l’Église comme
sainte martyre après avoir donné
son accord pour la brûler et
la représentation de gauche
comme fille du peuple devenue
l’égale d’un roi –, que du Cid en
Espagne. Le médiéviste David
Porrinas, enseignant à l’université
d’Estrémadure soupire d’ailleurs
de voir que le Cantar del Mio Cid  s’intéressait au Cid de la littérature
a longtemps été considéré comme
une source authentique. Dans
une interview accordée au journal
L’histoire que raconte Pérez-Reverte parle
de leadership et de dépassement de soi.
L’écrivain brosse le portrait d’un homme
patient qui défie le pouvoir, un infançon
qui, parti en exil avec 42 soldats (rejoints
par d’autres, attirés eux aussi par la pers-
pective de recevoir une solde, mais surtout
par le charisme du chef), réussira à redes-
siner la carte d’un territoire auparavant
occupé par une autre civilisation. “Il y a
beaucoup de Ruy Díaz dans la tradition espa-
gnole… Celui-ci est le mien”, indique l’auteur
au début du roman. Comme dans le Cantar
de mio Cid, l’histoire commence par l’exil
du héros. On évoque brièvement l’épisode
du serment de Sainte-Gadée, quand, juste
avant son couronnement, Alphonse VI est
contraint par le Cid de jurer sur la Bible,
devant le peuple, qu’il n’a pas assassiné
son frère, le monarque auquel il succède.
Le nouveau roi, qui n’a pas apprécié d’être
mis au pied du mur, décide de condamner
le Cid à l’exil. Ce dernier devient alors un
hors-la-loi (ou foraxit, un terme que l’on
pourrait traduire littéralement par “celui
qui sort à l’extérieur”).
Les Maures n’étaient pas les seuls adver-
saires du Cid. “Le Cid était un ennemi de sa
patrie, un profanateur d’églises, un homme
cruel et un parjure ; c’était un mercenaire,
une sorte de condottiere du XIe siècle qui avait
soif de gloire et de fortune”, écrit l’universi-
taire Antonio Ballesteros Beretta en 1930
dans La España del Cid [non traduit en fran-
çais], offrant un aperçu des interprétations
360o. 41
conservateur ABC, le chercheur
explique la démarche de son livre
El Cid. Historia y mito de un señor
de la guerra (fin 2019, non traduit
en français) : aller jusqu’au bout de
la séparation entre l’homme et son
mythe. Ce qui implique de renoncer
à de nombreuses certitudes : les
noms de ses filles, de son cheval,
et même de ses épées ne sont pas
attestés dans des textes non
romancés. Plus tenace encore, son
image de champion de la chrétienté,
exacerbée par le fascisme :
“Les idéologies mettent en valeur
ce qui leur convient, et occultent
ce qui leur convient moins. Ce que
ne dit pas le Cantar, c’est que
la majorité des combattants que
commandait le Cid étaient des
musulmans. […] Franco, lui,
[…] : il s’identifiait à Rodrigo car
c’est un personnage vénéré, et
il espérait que cela rejaillisse sur lui.”
négatives de la vie du héros proposées par
certains auteurs et historiens.
Une autre bataille que doit livrer le Cid
concerne l’utilisation politique que l’on fait
de sa personne et les idéologies anachro-
niques qu’on lui a attribuées par le passé
(pendant le franquisme, par exemple) et
qu’on continue parfois de lui prêter. Ainsi,
récemment, Santiago Abascal, le chef du
parti d’extrême droite Vox, a fait l’éloge
du héros castillan dans son discours de
fin de campagne.
“Si on s’en tient à la lettre, on peut suppo-
ser que le Cid d’aujourd’hui aurait un profil
complètement réactionnaire. Mais le tableau
change quand on s’intéresse à l’attitude du
Cid historique et du Cid épique par rapport
aux comportements de son époque. Il avait un
système de valeurs et témoignait d’une pensée
sociale évoluée face à l’immobilisme de l’aristo-
cratie foncière de l’intérieur. Les gens qui par-
taient combattre à la frontière étaient ceux
qui croyaient qu’il valait mieux se distinguer
par son mérite plutôt que par sa naissance”,
précise M. Montaner Frutos.
“Celui qui à une heure bonne a ceint l’épée”,
“l’homme de la noble barbe” ou le Cid, tout
simplement, continue de conquérir des
territoires et de tenir bien haut l’étendard
de sa renommée. Le visage de ses ennemis
n’est plus le même qu’à l’époque, mais son
épopée et son mythe sont plus puissants
que tous ses adversaires réunis.
—Laura Ventura
Publié le 19 janvier
 360o
sports.
—The Christian Science Monitor
Boston
I avec Harry Potter
l arrive que les changements de men-
talités viennent de là où on ne les
attend pas – comme du fait de gam-
bader sur un terrain avec un manche à balai
entre les jambes. En Ouganda, le sport pré-
féré de Harry Potter permet à des jeunes
filles de jouer sur un pied d’égalité avec
les hommes.
Au village de John Ssentamu, il n’y a pas
d’école de Poudlard ni de maison Gryffondor,
et encore moins de Harry Potter. Mais, à
Busubi, village verdoyant d’un petit mil-
lier d’âmes, il y a le sport des sorciers, le
quidditch.
Tout a commencé en 2013, dans un car
qui serpentait sur les petites routes entre
Masaka, une ville située à l’ouest du lac
Victoria, et la capitale ougandaise, Kampala.
John Ssentamu, enseignant de son état,
a vu que son voisin avait un exemplaire
de Harry Potter à l’école des sorciers, de
J.K. Rowling, et lui a demandé s’il pou-
vait le lire.
Discipline mixte. Ce qui a retenu son
intérêt, ce ne sont pas les sorts aux noms
imprononçables ni le mystère du “garçon
qui a survécu”. C’est le quidditch, le sport
fictif qui se joue sur des manches à balai
volants –, et le fait que c’est un sport mixte.
Enseignant à l’époque, John Ssentamu
était bien placé pour savoir que les parents
voyaient dans la scolarisation des filles une
perte de temps – elles allaient se retrou-
ver enceintes ou se marier, prétendaient-
ils. Aux yeux de certains, la femme n’était
pas l’égale de l’homme, tout simplement. Et
John se demandait si le quidditch ne pour-
rait pas y faire quelque chose. Quand il est
revenu au village, il a demandé à quelques
À l’école de la parité
Un petit village ougandais a découvert le quidditch,
le sport préféré de l’apprenti sorcier. Sa pratique a tracé
la voie de l’émancipation des filles.
élèves de visionner des vidéos avec lui sur
Internet. Ils se sont aperçus alors que le
quidditch avait quitté les pages de Harry
Potter pour devenir une véritable disci-
pline – mais qu’elle n’était pas encore arri-
vée en Afrique.
Il se souvient que les enfants étaient
ébahis par ce jeu, surtout les filles, qui
n’avaient jamais vu d’équipes mixtes. “Elles
se disaient : ‘C’est possible ? Les filles ont
le droit de jouer sur le même terrain que
les garçons ?’”, raconte John Ssentamu,
qui se souvient de leur réticence initiale
avec un rire proche du gloussement. “Je
leur ai dit que le moment était venu de faire
bouger les mentalités. On va avoir du quid-
ditch pour tous.”
En Ouganda, les femmes et les jeunes
filles restent victimes de discriminations et
de violences sexuelles. Un tiers des femmes
seulement possède des terres, par exemple,
et une sur quatre indique que son premier
rapport sexuel était non consenti.
“C’est notre faute si l’homme est placé au-
dessus de la femme”, explique John Ssentamu
au centre de formation professionnelle de
Busubi, dont il a pris la direction. “Au quid-
ditch, on a le même entraînement. Si on fait
cinq parties, on en fait cinq, garçon ou fille.”
Dans les livres de J.K. Rowling, deux
équipes de sept joueurs s’affrontent sur un
terrain dont les buts sont des cerceaux. Ils
jouent avec quatre balles : deux cognards,
un souafle et, surtout, un vif d’or. Filant
comme des flèches sur des balais volants,
les joueurs tentent de lancer les souafles
dans les cerceaux tout en se frappant à
coups de cognards, pendant que les attra-
peurs tentent frénétiquement de captu-
rer le vif d’or.
Dans la vie réelle, bien sûr, les règles sont
un peu différentes – surtout du fait de l’ab-
sence de balais volants (au lieu de quoi, les
équipes courent avec des bâtons entre les
jambes). Mais ça n’a pas entamé leur inté-
rêt pour le quidditch.
Goreth Nakkazi a eu vent de son exis-
tence grâce aux bruits qui couraient au
village. Après avoir assisté à quelques ren-
contres entre élèves, elle s’est dit qu’elle ne
“Maintenant, si mon mari
doit rester avec le bébé
quand je vais m’entraîner,
il le fait.”
Goreth Nakkazi,
MeMbre de l’Équipe senior
← Près de 200 personnes
pratiqueraient le quidditch en
Ouganda. Photo Katumba Badru
voulait pas rester simple spectatrice. Elle
voulait en être. “Je n’avais jamais vu des gar-
çons et des filles être sur le même terrain, et
cette façon de jouer avec un manche à balai
entre les jambes m’hypnotisait”, dit-elle. Mais,
au-delà de la surprise, le quidditch venait
confirmer ses convictions en matière d’éga-
lité. Lorsqu’elles étaient enfants, ses sœurs
et elle se sentaient mises à l’écart, pen-
dant que leurs frères étaient mis en avant.
Puis, peu de temps après avoir épousé son
mari, celui-ci a reçu des pressions d’autres
hommes pour qu’il se remarie.
Refus de visas. “Ils lui ont dit qu’un
homme devait avoir au minimum deux
femmes, parce que les femmes sont faibles
et simples d’esprit. Quand on en a beaucoup,
on additionne leurs cerveaux, et ça fait un
homme. Ça m’a profondément blessée, ajoute-
t-elle. Je passe mon temps à essayer d’expli-
quer aux hommes que c’est faux.” Et elle ne
se contente pas de le leur dire. Elle aime le
leur montrer – et c’est pour cette raison, en
partie, que le quidditch a piqué sa curiosité.
À l’époque, le sport n’était ouvert qu’aux
élèves. Mais, l’intérêt allant croissant, John
Ssentamu a fait savoir qu’il allait monter
une équipe senior. Goreth y joue depuis
deux ans, maintenant. “Au quidditch, on est
traité sur un pied d’égalité, on ne prend pas
les filles de haut”, se félicite-t-elle.
Et son mari ? “Je lui prouve que je suis
même meilleure que certains hommes. Du
coup, maintenant, il est de mon côté, il me
soutient dans tout ce que je fais”, assure-t-
elle. Aujourd’hui, ils ont trois enfants. “S’il
doit rester avec le bébé quand je vais m’entraî-
ner, il le fait.”
À l’initiative de John Ssentamu, le quid-
ditch a fait des émules dans trois autres
localités du pays, où il est pratiqué par
quelque 200 joueurs, élèves et enseignants
confondus. Cela dit, l’équipe n’a pas de
matériel officiel.
Quand ils ont commencé, les cerceaux
étaient de simples trous creusés dans le sol,
jusqu’à ce qu’ils en fabriquent sur place.
Par deux fois, l’équipe a été invitée à la
Coupe du monde de quidditch à l’étran-
ger, mais John Ssentamu explique qu’on
leur a refusé les visas.
Il tire sa force des retombées du quid-
ditch sur la population locale : les livres
de Harry Potter proposés par les biblio-
thèques de la région, les spectateurs qui
viennent les voir jouer et une nouvelle
école primaire, montée avec l’aide d’autres
équipes de quidditch. Mais la plus belle
victoire de John Ssentamu, c’est peut-
être d’avoir fait évoluer les points de vue
sur l’égalité des sexes – y compris le sien.
“L’égalité, pour moi, ça veut dire qu’on est
tous des êtres humains, dit-il. Il faut se dire
qu’on est tous des êtres humains, sans poser
d’autres questions.”
—Caleb Okereke
Publié le 16 mars
Courrier international — no 1541 du 14 au 20 mai 2020
mode de vie.
Covid-19 : “Je t’aime”
veut parfois dire “adieu”
Séparé de sa famille, ce médecin de l’État du Washington
recense les malheurs et les bonheurs de cette période.
Un épisode de la chronique “Modern love”, à retrouver chaque
semaine en exclusivité, traduite en français, sur notre site.
—The New York Times (extraits)
Boston
J
e t’aime.” C’est ce que j’ai dit à ma
femme avant d’ajouter dans un mur-
mure : “Au revoir.”
Il était 6 heures du matin et je me levais
pour aller au travail. Je ne pouvais en dire
plus, faute de quoi elle aurait eu du mal à
se rendormir. Elle avait déjà été réveillée
plusieurs fois dans la nuit par nos deux fils,
âgés de 4 ans et 13 mois. L’aîné était recro-
quevillé sur un oreiller à côté de notre lit.
“Je t’aime”, m’a-t-elle répondu en se retour-
nant. J’aurais tant voulu caresser ses che-
veux et sa peau, l’embrasser. À contrecœur,
je me suis empressé de quitter la pièce, ne
sachant pas quand je la reverrai.
Près de trois semaines s’étaient déjà écou-
lées depuis que l’hôpital où je suis interne,
à Kirkland dans l’État du Washington, avait
diagnostiqué quelques cas de contamination
par le nouveau coronavirus et observé les
premiers patients succomber aux ravages
du Covid-19. Cette région du nord-ouest
des États-Unis était devenue l’épicentre
de l’épidémie nationale. À l’heure où j’écris
ces lignes [à la fin du mois de mars], je n’ai
plus été dans la même pièce que ma femme
et mes enfants depuis ce morne matin.
Nous avions supposé que j’avais côtoyé
des patients contaminés avant l’annonce des
premiers cas avérés – et nous avions raison.
Ma femme et les enfants s’installeraient
chez un de nos frères et sœurs, et je conti-
nuerais à dormir chez nous entre mes gardes.
360o. 43
↙ Dessin de Brian Reia paru dans
The New York Times, états-Unis.
Nous savions tous deux que chaque jour-
née de plus à l’hôpital renforçait le risque
de contamination. Il en va ainsi quand on
soigne des patients souffrant d’un virus qui
se propage dans l’air et qui survit pendant
des jours sur les surfaces. Chaque garde,
chaque patient augmente la probabilité
sur notre site
qu’un soignant soit contaminé. courrierinternational.com
En bonne santé après une première
période de quarantaine, j’ai supplié ma “Modern Love” est la chronique
femme de rentrer chez nous avec les enfants. phénomène du New York Times.
Depuis leur départ, j’avais mis au point un Depuis quinze ans, elle raconte
rituel : j’enlevais ma tenue de travail à l’hô- les différents liens qui nous unissent
pital, puis j’enlevais mes vêtements nor- les uns aux autres. Des histoires
maux dehors, dans le froid, avant d’entrer d’amour souvent, mais aussi
dans la maison, puis j’allais immédiatement d’amitié, de famille ou de
prendre une douche chaude. D’ordinaire, ce rédemption. En exclusivité,
protocole aurait semblé inutile, alambiqué Courrier International vous propose
et compulsif. C’était désormais la norme. tous les dimanches, traduit
Nous avons préparé leur retour à la en français, l’un de ces fameux
maison, mais notre fils de 4 ans avait de morceaux de vie.
la fièvre et de la toux, et il était épuisé.
D’habitude si dynamique, il a passé deux
jours au lit à frissonner. vers l’unité de soins intensifs pour y être
En l’absence de test permettant de confir- branché à un respirateur, car son état se
mer qu’il souffrait du nouveau corona- détériore à vue d’œil. Cette déclaration
virus, il valait mieux le supposer. Nous d’amour est peut-être les derniers mots
avons alors craint que j’attrape la maladie qu’ils échangeront.
par mes proches et que je manque deux Quand le patient disparaît au bout du
semaines de travail au moment même où couloir, pas une infirmière, pas un réani-
j’étais indispensable. mateur, pas un médecin – cachés derrière
Aujourd’hui, après chaque garde de douze leurs blouses, masques et lunettes de pro-
heures, voire plus, je dois me contenter de tection – n’a les yeux secs. Tous ont fait leur
leur faire coucou sur mon ordinateur por- maximum pour l’aider.
table et je leur répète que je les aime au À mesure que les unités de soins inten-
moment d’aller dormir. La qualité de l’image sifs aux États-Unis vont manquer de lits,
est exceptionnelle, j’en viendrais presque de matériel et de personnel, les mots
à croire qu’ils sont avec moi. “je t’aime” – choisis en lieu et place
Cet outil permettant la com- témoignage d’un “adieu” – vont se multiplier.
munication simultanée nous nargue par- C’est ce que je fais moi-même. “Je vous
fois – on nous rappelle ainsi qu’il n’a pas été aime”, c’est ce que je dis à mes parents après
possible de détecter la propagation invisible leur avoir demandé de sortir le moins pos-
d’un virus au sein de nombreuses collec- sible. Je les préviens qu’ils ne nous verront
tivités. Cet outil nous nargue, car malgré pas, ni moi ni leurs petits-enfants, pendant
nos prouesses technologiques, nos moyens des semaines, voire des mois. Ma mère et
en matière de dépistage restent terrible- mon père ont survécu aux champs de la
ment insuffisants. En l’absence de moyens mort cambodgiens et ils ont réussi à émi-
financiers et logistiques pour réaliser des grer aux États-Unis. Ils ont eu la chance
tests, les membres des familles et les amis de construire une vie ici. Mais, à leur âge
doivent rester éloignés. avancé, je ne suis pas persuadé qu’ils sur-
Au temps du coronavirus, dire “je t’aime” vivraient à la pandémie.
préfigure la solitude ou le deuil. Ce ne sont Faire ses adieux en déclarant son amour
pas les mots que l’on prononce avant de participe aussi de la lutte contre ce virus.
s’enlacer ou de s’embrasser. Actuellement, préserver une distance phy-
“Je t’aime”, dit une de mes collègues à sique est le seul moyen de protéger nos
son nouveau-né quand elle apprend qu’elle proches les plus vulnérables. Les appels
a le Covid-19 et qu’elle doit se confiner à vidéo nous aident à combler ce fossé, même
la maison. s’ils restent insatisfaisants.
“Je vous aime”, dit un ami urgentiste à Surmonter l’épidémie ne sera pas de tout
sa famille avant que ses collègues ne l’in- repos, et le pire reste à venir. Mais je suis
tubent et fassent tout leur possible pour le convaincu que dire “au revoir” momenta-
tirer d’affaire – les émotions se bousculent nément – et garder nos distances – est le
et brisent l’aura d’invincibilité qui est sou- meilleur moyen pour moi de survivre et de
vent le propre des soignants. retrouver une époque où je pouvais sans
“Je t’aime”, dit le mari à sa femme, tous crainte serrer ma femme et mes enfants
deux atteints du coronavirus et hospitalisés dans mes bras. Ce jour-là, “je t’aime” signi-
dans des chambres voisines. Leurs regards fiera à nouveau “bonjour”. —
se croisent au moment où il est transféré Publié le 27 mars
H Entreprise RCS Nanterre 414842062

AFFICHE CRÉÉE PAR ROMAIN BOÉ X MAALAVIDAA

PHOTOGRAPHE ET DIGITAL ARTIST ÉMERGENTS

L ’ A B U S DL ’’ AA BLUCS O DO’ AL L CE OS OTL DE SA TN DG AENRG EE UR EX U XP OP OU URR LL AA SSAAN NT ÉT . É À. CÀO NCSOO NM SM OE RM MA VEERC MA OV DE ÉCR AMT IOODN É. R A T I O N .